Francisco Franco
Francisco Franco Bahamonde[2] ([fÉŸanËΞisko ËfÉŸaĆko ÎČaaËmonde][3]), nĂ© le Ă Ferrol et mort le Ă Madrid, est un militaire et homme d'Ătat espagnol, qui instaura en Espagne, puis dirigea pendant prĂšs de 40 ans, de 1936 Ă 1975, un rĂ©gime dictatorial nommĂ© Ătat espagnol.
Francisco Franco | ||
Francisco Franco en 1964. | ||
Fonctions | ||
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Chef de l'Ătat espagnol | ||
â (39 ans, 1 mois et 19 jours) |
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PrĂ©sident du gouvernement | Lui-mĂȘme Luis Carrero Blanco Torcuato FernĂĄndez-Miranda (intĂ©rim) Carlos Arias Navarro |
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Prédécesseur | Manuel Azaña (Président de la République, indirectement[1]) | |
Successeur | Alejandro RodrĂguez de ValcĂĄrcel (prĂ©sident du Conseil de rĂ©gence) Juan Carlos Ier (roi d'Espagne) |
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Président du gouvernement d'Espagne | ||
â (35 ans, 4 mois et 9 jours) |
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Chef de l'Ătat | Lui-mĂȘme | |
PrĂ©dĂ©cesseur | Francisco GĂłmez-Jordana Sousa (prĂ©sident de la Junte technique de lâĂtat en zone soulevĂ©e) JosĂ© Miaja (prĂ©sident du Conseil national de DĂ©fense en zone rĂ©publicaine) |
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Successeur | Luis Carrero Blanco | |
Biographie | ||
Nom de naissance | Francisco Paulino Hermenegildo TeĂłdulo Franco y Bahamonde |
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Surnom | Le « Caudillo » | |
Date de naissance | ||
Lieu de naissance | Ferrol (Espagne) | |
Date de décÚs | ||
Lieu de décÚs | Madrid (Espagne) | |
SĂ©pulture | Valle de los CaĂdos (1975-2019) CimetiĂšre de Mingorrubio (depuis 2019) |
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Nationalité | Espagnole | |
Fratrie | NicolĂĄs Franco RamĂłn Franco |
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Conjoint | Carmen Polo | |
Enfants | Carmen Franco y Polo | |
Religion | Catholicisme | |
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PrĂ©sidents du gouvernement d'Espagne Chef de l'Ătat espagnol |
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Issu dâune famille dâofficiers de marine, Franco intĂ©gra lâAcadĂ©mie dâinfanterie de TolĂšde puis fut versĂ© en 1912 dans les troupes du Maroc oĂč, en participant Ă la guerre du Rif, il manifesta des qualitĂ©s de meneur dâhommes et de tacticien et forma les unitĂ©s de la LĂ©gion espagnole nouvellement crĂ©Ă©e. Promu gĂ©nĂ©ral de brigade Ă lâĂąge de 34 ans, au lendemain du dĂ©barquement d'Al Hoceima, il fut affectĂ© ensuite Ă Madrid puis nommĂ© directeur de la nouvelle AcadĂ©mie militaire de Saragosse. AprĂšs la proclamation de la rĂ©publique en 1931, il fut nommĂ© chef dâĂ©tat-major en 1933 et Ă ce titre dirigea la rĂ©pression de la RĂ©volution asturienne de 1934.
Le 17 juillet 1936, Franco, relĂ©guĂ© aux Ăźles Canaries par le gouvernement du Front populaire, se rallia Ă la derniĂšre minute, Ă la suite du meurtre de JosĂ© Calvo Sotelo, Ă la conspiration militaire en vue de rĂ©aliser un coup dâĂtat. Celui-ci, qui eut lieu le , Ă©choua mais marqua le dĂ©but de la Guerre civile espagnole. Ă la tĂȘte des troupes dâĂ©lite marocaines, le gĂ©nĂ©ral Franco rĂ©ussit Ă briser le blocus rĂ©publicain du dĂ©troit de Gibraltar et avec lâaide allemande et italienne, dĂ©barqua en Andalousie, dâoĂč allait dĂ©buter sa conquĂȘte de lâEspagne. La Junte de dĂ©fense nationale, comitĂ© collĂ©gial hĂ©tĂ©roclite des diffĂ©rents chefs militaires de la zone nationaliste, le nomma au poste de gĂ©nĂ©ralissime des armĂ©es, câest-Ă -dire de commandant suprĂȘme militaire et politique, en principe pour la seule durĂ©e de la guerre civile. BĂ©nĂ©ficiant de lâappui des dictatures fascistes et de la passivitĂ© des dĂ©mocraties, l'armĂ©e nationaliste remporta la victoire, proclamĂ©e fin aprĂšs la chute de Barcelone et celle de Madrid. Le bilan est lourd (entre 100 000 et 200 000 morts) et la rĂ©pression s'abattit sur les vaincus (270 000 prisonniers, 400 000 Ă 500 000 exilĂ©s).
DĂšs , le gĂ©nĂ©ral Franco avait intĂ©grĂ© la Phalange espagnole et les carlistes dans son armĂ©e, et neutralisĂ© les courants disparates, parfois adverses, qui le soutenaient, en les corsetant dans un mouvement unique. Ă partir de 1939, celui qu'on appelle le Caudillo, le gĂ©nĂ©ralissime ou le chef de l'Ătat, instaure une dictature militaire et autoritaire, corporatiste, sans doctrine claire, si ce nâest un ordre moral et catholique, marquĂ© par lâhostilitĂ© au communisme et aux « forces judĂ©o-maçonniques », et soutenu par l'Ăglise catholique. Bien que d'abord soutenu par les rĂ©gimes fascistes et nazis, Franco louvoie durant la Seconde Guerre mondiale, maintenant la neutralitĂ© officielle de lâEspagne, tout en soutenant les puissances de l'Axe, notamment en consentant Ă lâenvoi de la division Azul pour combattre sur le front de l'Est. La victoire alliĂ©e acquise, le gĂ©nĂ©ral Franco Ă©carta les Ă©lĂ©ments les plus compromis avec les vaincus, tels que son beau-frĂšre Serrano SĂșñer et la Phalange, et mit en avant les soutiens catholiques et monarchistes de son rĂ©gime. Lâostracisme international de lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre fut vite tempĂ©rĂ© par la Guerre froide tandis que la position stratĂ©gique de lâEspagne assurera finalement au gĂ©nĂ©ral Franco la survie de son rĂ©gime avec l'appui de lâArgentine, des Ătats-Unis et du Royaume-Uni. Ă lâintĂ©rieur, le Caudillo jouait sur les factions rivales pour maintenir son pouvoir et fit de l'Espagne de nouveau une monarchie dont il Ă©tait le rĂ©gent, prenant notamment en charge l'Ă©ducation de Juan Carlos, fils de Don Juan, prĂ©tendant au trĂŽne d'Espagne. Ses gouvernements successifs seront des exercices dâĂ©quilibriste, rĂ©sultats dâun savant dosage entre les diffĂ©rentes « familles » du Movimiento Nacional.
AprĂšs que le systĂšme autarcique, qui proscrivait les investissements Ă©trangers et les importations, eut provoquĂ© de graves pĂ©nuries, accompagnĂ©es de corruption et de marchĂ© noir, Franco consentit vers la fin de la dĂ©cennie 1950 Ă confier le gouvernement aux technocrates membres de l'Opus Dei qui mirent en Ćuvre, avec l'aide Ă©conomique des Ătats-Unis (concrĂ©tisĂ©e lors de la visite du prĂ©sident Eisenhower Ă Madrid en 1959) la libĂ©ralisation de lâĂ©conomie espagnole, au rythme de plans « de stabilisation et de dĂ©veloppement », avec pour rĂ©sultat un rapide redressement Ă©conomique et une croissance hors norme dans la dĂ©cennie 1960.
En 1969, Franco dĂ©signa officiellement Juan Carlos comme son successeur. Les derniĂšres annĂ©es de la dictature sont notamment marquĂ©es par lâirruption de nouvelles revendications (ouvriĂšres, Ă©tudiantes, rĂ©gionalistes notamment basques et catalanes), des attentats (qui coĂ»tent la vie au premier ministre Carrero Blanco), la prise de distance de lâĂglise aprĂšs Vatican II et par la rĂ©pression contre les opposants.
Franco meurt le , aprĂšs une longue agonie ponctuĂ©e par de multiples hospitalisations et opĂ©rations Ă rĂ©pĂ©tition. Juan Carlos de Bourbon, acceptant les principes du Mouvement national, est alors proclamĂ© roi. EnterrĂ© sur dĂ©cision du nouveau Roi Ă Valle de los CaĂdos, la dĂ©pouille de Franco a Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©e en au cimetiĂšre de Mingorrubio, oĂč est enterrĂ©e son Ă©pouse, sur dĂ©cision du gouvernement de Pedro SĂĄnchez dans le cadre de l'Ă©limination des symboles du franquisme et pour Ă©viter les actes d'exaltation de ses partisans.
Enfance et formation militaire
Naissance et milieu
Francisco Franco vint au monde le 4 dĂ©cembre 1892 dans le centre historique de Ferrol, dans la province de La Corogne[4]. Ferrol et ses environs sont peut-ĂȘtre une des clefs pour saisir la figure de Franco[5]. Petite ville endormie qui ne comptait au dĂ©but du XXe siĂšcle que quelque 20 000 habitants[6], Ferrol hĂ©bergeait alors la plus grande base navale du pays, en plus dâimportants chantiers navals[7]. Dans la paroisse castrense (=de lâarmĂ©e), exemple accompli dâendogamie sociale[8], les militaires gradĂ©s constituaient une caste privilĂ©giĂ©e et isolĂ©e, et leurs enfants, dont les Franco, vivaient dans un milieu clos, presque Ă©tranger au reste du monde, et peuplĂ© exclusivement dâofficiers, gĂ©nĂ©ralement de la marine[9] - [10].
La perte de Cuba Ă la suite de la guerre hispano-amĂ©ricaine de 1898 permet dâexpliquer en partie les rudimentaires idĂ©es politiques de Franco[11]. Ferrol plus particuliĂšrement, dont toute lâactivitĂ© Ă©tait axĂ©e sur lâenvoi de troupes et le commerce avec les colonies dâoutre-Atlantique, fut lâune des villes les plus frappĂ©es par cette dĂ©faite. Aussi l'enfance de Franco se passa-t-elle dans une ville dĂ©chue, parmi des militaires retraitĂ©s ou invalides, rĂ©duits Ă lâindigence, oĂč les communautĂ©s professionnelles sâĂ©taient repliĂ©es sur elles-mĂȘmes, enfermĂ©es dans une sorte de rancĆur rĂ©ciproque[12]. La dĂ©faite signa ainsi le divorce entre sociĂ©tĂ© militaire et la sociĂ©tĂ© civile[13] ; dans les milieux militaires et dans une partie de la population, la rĂ©sistance dont avait fait preuve une flotte pourtant obsolĂšte et mal Ă©quipĂ©e Ă©tait considĂ©rĂ©e comme le rĂ©sultat de lâhĂ©roĂŻsme de quelques militaires qui avaient tout sacrifiĂ© Ă la patrie, et la dĂ©faite comme la consĂ©quence de lâattitude irresponsable de quelques politiciens corrompus qui avaient dĂ©laissĂ© les forces armĂ©es[14] - [15]. La rĂ©flexion postĂ©rieure de Franco sur le dĂ©sastre de 1898 le fera se rallier aux thĂšses du rĂ©gĂ©nĂ©rationnisme, idĂ©ologie qui postulait la nĂ©cessitĂ© de rĂ©formes profondes et le rejet du systĂšme hĂ©ritĂ© de la Restauration[16].
Ascendances et famille
Francisco Franco est le fils dâune lignĂ©e de six gĂ©nĂ©rations de marins, dont quatre nĂ©s Ă Ferrol mĂȘme, au sein dâune communautĂ© qui ne concevait lâexistence des hommes que comme une vie au service du drapeau, dans la flotte de guerre de prĂ©fĂ©rence[17].
AprĂšs sa mort, des rumeurs ont circulĂ© Ă propos de supposĂ©es origines juives de la famille Franco, bien quâaucune preuve concrĂšte ne soit jamais venue corroborer une telle hypothĂšse. Une quarantaine dâannĂ©es aprĂšs la naissance de Franco, Hitler chargea Reinhard Heydrich de mener des investigations pour essayer dâĂ©lucider la question, mais sans rĂ©sultat[18]. Du reste, aucun document ne laisse entrevoir de la part de Franco une quelconque prĂ©occupation Ă lâĂ©gard de ses origines[19].
Parents
Durant son enfance, le jeune Franco Ă©tait confrontĂ© Ă deux modĂšles contradictoires, celui de son pĂšre, libre-penseur faisant fi des conventions, dĂ©libĂ©rĂ©ment impie et ostensiblement fĂȘtard et coureur de femmes, et celui de sa mĂšre, parangon de courage, de gĂ©nĂ©rositĂ© et de piĂ©tĂ©[19]. Le pĂšre, NicolĂĄs Franco y Salgado-AraĂșjo (1855-1942), Ă©tait capitaine dans la marine, et parvint Ă la fin de sa carriĂšre au grade d'intendant-gĂ©nĂ©ral de la marine, ce qui Ă©quivaut Ă peu prĂšs au grade de vice-amiral ou de gĂ©nĂ©ral de brigade et reprĂ©sentait en lâespĂšce une fonction purement administrative, mais qui semble avoir Ă©tĂ© de tradition dans la famille[20] - [21]. Ayant Ă©tĂ© affectĂ© Ă Cuba et dans les Philippines, il avait adoptĂ© les habitudes de lâofficier des colonies : libertinage, jeux de casino, ripailles et beuveries nocturnes[20]. Pendant quâil Ă©tait en poste Ă Manille, ĂągĂ© alors de 32 ans, il avait engrossĂ© ConcepciĂłn Puey, ĂągĂ©e de 14 ans, fille dâun officier de lâarmĂ©e de terre[22] - [23] - [24] - [25]. Ă Ferrol, il sâadapta difficilement Ă lâatmosphĂšre bien-pensante de la Restauration[19] - [23], et passait des journĂ©es Ă boire, Ă jouer et Ă palabrer, et avait coutume de rentrer tard, souvent Ă©mĂ©chĂ© et toujours mal lunĂ©[26]. Il se comportait de façon autoritaire, Ă la limite de la violence, nâadmettant pas la contradiction, et les quatre enfants â Francisco dans une mesure moindre, Ă©tant donnĂ© son caractĂšre introverti et effacĂ© â souffraient de ces rudes maniĂšres[27]. Il avait coutume de convier ses fils et quelques-uns de ses neveux Ă des promenades dans la ville, le port, et les environs pendant quâil les entretenait de gĂ©ographie, dâhistoire, de la vie marine et de sujets scientifiques[22] - [28].
Le pĂšre allait gagner tous les titres Ă lâhostilitĂ© de son fils Francisco : sans jamais aller jusquâĂ un engagement politique ou idĂ©ologique affirmĂ©, il se montrait volontiers anticlĂ©rical, Ă©tait rĂ©solument hostile Ă la guerre du Maroc, avait affirmĂ© Ă Madrid ses convictions libĂ©rales, et estimait que lâexpulsion des Juifs par les Rois catholiques Ă©tait une injustice et un malheur pour lâEspagne[29] - [30]. Politiquement classĂ© comme libĂ©ral de gauche, le pĂšre se dĂ©clara dâemblĂ©e hostile au Mouvement national, et mĂȘme aprĂšs que son fils est devenu dictateur, demeura trĂšs critique Ă son encontre tant en public quâen privĂ©. Il nâavait pas su reconnaĂźtre le gĂ©nie de son deuxiĂšme fils et ne lui avait jamais exprimĂ© le moindre sentiment dâadmiration[31] - [32].
LâatmosphĂšre confinĂ©e de Ferrol et le malaise du couple le conduisirent sans doute Ă solliciter, ou Ă accepter, une affectation Ă Cadix en 1907, puis une mutation Ă Madrid, en principe pour deux ans. Cependant NicolĂĄs ne reviendra jamais, sâĂ©tant mis en mĂ©nage avec une jeune femme, Agustina Aldana, institutrice de son Ă©tat, qui Ă©tait lâantithĂšse de son Ă©pouse, et avec qui il vĂ©cut jusquâĂ la mort de celle-ci en 1942[26]. Cet abandon du foyer conjugal fut Ă lâorigine du conflit entre NicolĂĄs et son fils Francisco et de la rupture dĂ©finitive du dialogue entre le pĂšre et le fils[33]. Les frĂšres de Francisco, devenus adultes, pour qui le pĂšre avait toujours eu une prĂ©dilection, visitaient leur pĂšre de temps Ă autre, mais rien nâindique que Francisco Franco lâait jamais fait. Francisco Ă©tait celui qui Ă©tait le plus fortement attachĂ© Ă leur mĂšre, et les traits de caractĂšre qui se manifesteront ultĂ©rieurement â son dĂ©sintĂ©rĂȘt pour les relations amoureuses, son puritanisme, son moralisme et sa religiositĂ©, sa rĂ©pugnance Ă lâalcool et aux festins â faisaient de lui une antithĂšse de son pĂšre et lâidentifiait pleinement Ă sa mĂšre[34].
Au contraire du pĂšre, la mĂšre de Franco, MarĂa del Pilar Bahamonde y Pardo de Andrade (1865-1934)[35], issue dâune famille ayant elle aussi une tradition de service dans la marine, Ă©tait extrĂȘmement religieuse et trĂšs respectueuse des us et coutumes de la bourgeoisie dâune petite ville de province. Presque aussitĂŽt aprĂšs les noces, les conjoints ne se faisaient dĂ©jĂ plus dâillusions sur leur affinitĂ© de couple et NicolĂĄs ne tarda pas Ă reprendre ses habitudes dâofficier des colonies[36], tandis que Pilar, rĂ©signĂ©e et dĂ©bonnaire, Ă©pouse digne et admirable, de dix ans plus jeune que son mari, qui vivait et sâhabillait avec une grande austĂ©ritĂ©[37] et nâavait jamais un mot de reproche[38], se rĂ©fugia dans la religion et dans lâĂ©ducation de ses quatre enfants, leur inculquant les vertus de lâeffort et de la tĂ©nacitĂ© pour progresser dans la vie et monter socialement, et les exhortant Ă la priĂšre[39]. Franco, plus quâaucun de ses frĂšres, sâidentifia Ă sa mĂšre, de qui il apprit le stoĂŻcisme, la modĂ©ration, la maĂźtrise de soi, la solidaritĂ© familiale et le respect pour le catholicisme et pour les valeurs traditionnelles[40], encore que, comme le souligne BartolomĂ© Bennassar, il nâait pas adoptĂ© ses qualitĂ©s premiĂšres quâĂ©taient la charitĂ©, le souci des autres, et le pardon des injures et des offenses[41].
Fratrie et clan
La fratrie gardera une importance notable pour Franco, qui conservera toujours le sens du clan, câest-Ă -dire de la famille, Ă©largie Ă quelques amis dâenfance. Les Franco Bahamonde ne se confondaient pas au type courant de Ferrol et de leur milieu social[42], la famille comprenant en effet :
- Nicolås Franco (1891-1977) : son frÚre aßné. Ingénieur naval, il devint le principal conseiller de Franco au début de la guerre civile. Il termina sa carriÚre comme ambassadeur à Lisbonne puis comme homme d'affaires[43] - [44] - [45].
- MarĂa del Pilar Franco (1894-1989) : sa sĆur. Membre de la Phalange espagnole, elle ne joua cependant aucun rĂŽle politique. Ses deux livres de souvenirs ont Ă©tĂ© des livres Ă succĂšs[46] - [47].
- RamĂłn Franco (1896-1938) : son frĂšre cadet. Aviateur cĂ©lĂšbre et populaire, de convictions rĂ©publicaines, il n'en rallia pas moins son frĂšre aĂźnĂ© aprĂšs le coup d'Ătat de . Il pĂ©rit le dans un accident d'hydravion[43] - [48].
Dans la parentĂšle est Ă signaler encore plusieurs cousins orphelins, enfants dâun frĂšre du pĂšre, desquels le pĂšre de Franco accepta dâassumer la tutelle, en particulier Francisco Franco Salgado-AraĂșjo, dit PacĂłn, nĂ© en juillet 1890[49] - [8], avec qui Franco partagea les mĂȘmes jeux, les mĂȘmes loisirs, les mĂȘmes Ă©tudes, les mĂȘmes Ă©coles et acadĂ©mies, qui fut Ă ses cĂŽtĂ©s au Maroc, puis Ă Oviedo, et qui pendant la Guerre civile devint le secrĂ©taire, ensuite le chef de la maison militaire de Franco, et aussi son confident[50], Luis Carrero Blanco.
En dehors du cercle familial, le clan Franco comprenait :
- Camilo Alonso Vega, qui, entrĂ© Ă lâacadĂ©mie de TolĂšde en mĂȘme temps que Franco, retrouva celui-ci au Maroc, puis rejoignit en 1917 Franco et PacĂłn Ă Oviedo. Pendant la Guerre civile, il commanda lâune des unitĂ©s de choc de lâarmĂ©e nationaliste, et devint par la suite directeur de la Garde civile, ministre de lâIntĂ©rieur de 1947 Ă 1959, et capitaine gĂ©nĂ©ral[51].
- Juan Antonio Suanzes, fils du directeur du collĂšge de la marine Ă Ferrol, qui sera fait par Franco ministre de lâIndustrie et du Commerce, puis directeur de lâInstitut national de l'industrie (INI)[52].
- Pedro Nieto AntĂșnez, Ferrolan, officier de marine, qui nâappartenait pas au cercle des amis dâenfance et dâadolescence, mais devint le compagnon prĂ©fĂ©rĂ© du Caudillo lors de ses parties de pĂȘche. AprĂšs lâassassinat de Luis Carrero Blanco, Franco voulut lui confier le poste de chef de gouvernement, mais le clan du Pardo et le Bunker y firent obstacle[53].
- Ricardo de la Puente Bahamonde, cousin germain, qui ayant refusĂ© en de rallier le Mouvement et de livrer lâaĂ©rodrome de TĂ©touan fut jugĂ© en conseil de guerre et exĂ©cutĂ© sans que Franco ne tente de le sauver[54].
Franco ne renouvellera guĂšre son environnement social et nâĂ©largira ce milieu initial quâĂ quelques compagnons dâarmes rencontrĂ©s au Maroc ou Ă un collaborateur occasionnel[26].
Scolarité
Enfant, puis encore Ă lâAcadĂ©mie de TolĂšde, Franco fut la cible des railleries des autres enfants en raison de sa petite taille (1,64 m Ă lâacadĂ©mie de TolĂšde[55], finalement 1,67 m[56]) et de sa voix zĂ©zĂ©yante et haut perchĂ©e[28]. Constamment, on le dĂ©signait par quelque diminutif : dans son enfance, on le surnommait Cerillito (diminutif de cerillo, chandelle)[57], puis, Ă lâAcadĂ©mie, Franquito (± Francillon)[58], lieutenant Franquito, ComandantĂn (Ă Oviedo)[59], etc. Dans ses Memorias, Manuel Azaña se laissa aller lui aussi Ă lâappeler Franquito[60].
MalgrĂ© lâinsuffisance des ressources de la famille, les trois frĂšres reçurent la meilleure instruction privĂ©e alors disponible Ă Ferrol[61], celle dispensĂ©e par le collĂšge du SacrĂ©-CĆur[8], oĂč Francisco ne se distingua pas par des qualitĂ©s exceptionnelles, ne faisant montre de quelque talent quâen dessin et en mathĂ©matiques, et manifestant aussi quelque aptitude Ă certaines tĂąches manuelles[61]. Ses professeurs ne perçurent aucun signe prĂ©monitoire ; le directeur de lâĂ©cole, interrogĂ© vers 1930, brossa le portrait suivant : « un travailleur infatigable, dâun caractĂšre trĂšs Ă©quilibrĂ©, qui dessinait bien », mais au total, « un enfant trĂšs ordinaire ». Il nâĂ©tait ni studieux, ni dissipĂ©. Il nâĂ©choua Ă aucun des examens correspondant aux deux premiĂšres annĂ©es du bachillerato[62]. Selon le tĂ©moignage dâun de ses camarades de collĂšge, « il Ă©tait toujours le premier Ă arriver et se plaçait Ă lâavant, seul. Il esquivait les autres ». On percevait chez les trois frĂšres Franco, mais Ă un degrĂ© plus Ă©levĂ© chez Francisco, une ambition dĂ©mesurĂ©e, qui Ă©tait encouragĂ©e par lâentourage familial[63].
Ă Ferrol
Lorsquâil eut atteint ses 12 ans, Franco fut inscrit â ainsi que son frĂšre NicolĂĄs auparavant et que son cousin PacĂłn au mĂȘme moment que lui â Ă lâĂ©cole navale prĂ©paratoire de Ferrol, dirigĂ©e par un capitaine de corvette, dans lâespoir dâentrer plus tard dans la marine[64]. Ces centres de prĂ©paration Ă lâacadĂ©mie navale dispensaient un enseignement de bien meilleure qualitĂ©, parce quâil existait, observa Franco lui-mĂȘme, « plusieurs acadĂ©mies, avec un nombre dâĂ©lĂšves limitĂ©, dirigĂ©es par des officiers de marine ou des militaires. [âŠ] Parmi elles, je choisis celle qui Ă©tait dirigĂ©e par un capitaine de corvette, don Saturnino Suanzes » (pĂšre de Juan Antonio Suanzes, son aĂźnĂ© dâun an et condisciple, futur directeur de lâInstitut national de l'industrie)[65] - [28]. Les cours de cet Ă©tablissement se donnaient Ă bord de la frĂ©gate Asturias, dans la rade de Ferrol. PacĂłn note que son cousin Ă©tait le plus jeune de tous les Ă©lĂšves, et quâil se distinguait surtout en mathĂ©matiques et par son excellente mĂ©moire[66].
Mais alors mĂȘme quâil attendait la convocation au concours dâentrĂ©e, au , survint lâannonce inopinĂ©e de la fermeture de lâAcadĂ©mie navale de Ferrol[67] - [68]. AprĂšs la dĂ©faite Ă Cuba, le commandement de la marine se retrouva avec un excĂ©dent dâofficiers et limita aussitĂŽt lâaccĂšs Ă lâAcadĂ©mie[69]. FermĂ© en 1901, lâĂ©tablissement avait rouvert ses portes en 1903, puis les avait fermĂ©es de nouveau en 1907[70] - [68]. Ă Francisco, lâAcadĂ©mie dâinfanterie de TolĂšde tiendra lieu de substitut, tandis que son frĂšre RamĂłn, nĂ© en 1896, fera carriĂšre dans lâaviation[71] - [72].
Ă lâAcadĂ©mie de TolĂšde
Quittant pour la premiĂšre fois sa Galice natale, Francisco Franco entreprit fin juin 1907 en compagnie de son pĂšre le voyage de TolĂšde pour participer au concours dâentrĂ©e Ă lâAcadĂ©mie. Il dĂ©couvrit alors une tout autre Espagne et conservera un souvenir prĂ©cis de ce voyage initiatique qui lui donna une premiĂšre et rapide vision de lâEspagne, en lâoccurrence de la Castille aride et dĂ©peuplĂ©e[73] - [69].
Franco, lâun des plus jeunes de sa promotion, passa les Ă©preuves du concours « avec beaucoup de facilitĂ© » ; il est vrai que ces Ă©preuves Ă©taient dâun niveau Ă©lĂ©mentaire. Quoique la promotion cette annĂ©e-lĂ ait Ă©tĂ© nombreuse (382 futurs cadets), un millier dâautres avaient Ă©tĂ© ajournĂ©s, et parmi eux son cousin PacĂłn, pourtant son aĂźnĂ© de deux ans, qui ne devait pouvoir entrer Ă lâacadĂ©mie que lâannĂ©e suivante[74] - [68]. Depuis cet instant, lâarmĂ©e Ă©tait devenue la vĂ©ritable famille de Franco, dâautant que sa famille biologique se dĂ©litait, car câest en cette mĂȘme annĂ©e 1907 que son pĂšre abandonna le foyer conjugal[75].
NĂ©anmoins, Franco se souviendra avec amertume de son incorporation dans lâAcadĂ©mie, ayant Ă©tĂ© en effet la cible des bizutages (novatadas), auxquels Ă cette Ă©poque-lĂ nul ne pouvait se dĂ©rober : « Triste accueil qui nous Ă©tait offert, nous qui venions plein de dĂ©sir de nous incorporer dans la grande famille militaire »[76]. Le jeune Franco se souviendra des bizutages comme dâun « vĂ©ritable calvaire » et critiquera lâabsence de discipline interne et lâirresponsabilitĂ© des directeurs de lâacadĂ©mie Ă mĂ©langer des cadets dâĂąges si diffĂ©rents, Ă telle enseigne que Franco interdira formellement les bizutages aprĂšs quâil a Ă©tĂ© nommĂ© en 1928 premier directeur de la nouvelle AcadĂ©mie gĂ©nĂ©rale militaire de Saragosse[77] - [78] - [79] et quâil assigna Ă chacun des nouveaux candidats un mentor personnel choisi parmi les cadets plus ĂągĂ©s[78]. Son apparence puĂ©rile, son manque de prestance physique, son cĂŽtĂ© appliquĂ© et introverti, et sa voix aigrelette lâavaient dĂ©signĂ© comme lâune des victimes prĂ©fĂ©rĂ©es des anciens. Une brimade quâon lui fit subir Ă deux reprises consista Ă cacher ses livres sous un lit. La premiĂšre fois Franco fut sanctionnĂ© pour cela ; la rĂ©cidive dĂ©clencha sa fureur et câest alors quâil aurait lancĂ© un chandelier Ă la tĂȘte de ses persĂ©cuteurs. Il se serait ensuivi une rixe et la convocation du jeune cadet chez le directeur. Franco expliqua alors quâil considĂ©rait cette brimade comme une offense Ă sa dignitĂ© personnelle, mais assuma la responsabilitĂ© de la rixe et tut les noms des provocateurs, de sorte quâil nây eut pas de sanction contre dâautres Ă©lĂšves, ce qui lui valut lâestime de ses camarades[80] - [81] - [82].
Franco sera plus tard assez critique au sujet de lâenseignement qui lui fut dispensĂ© et longtemps aprĂšs nâĂ©pargnera pas certains de ses anciens maĂźtres[83]. Cet enseignement sâappuyait en premier lieu sur la mĂ©morisation, et comme Franco possĂ©dait une bonne mĂ©moire, il nâeut pas grand peine Ă rĂ©ussir ses examens, encore que ses notes ne fussent pas exceptionnelles[84].
Lâenseignement prĂ©dominant provenait de vieux manuels militaires français et allemands dĂ©jĂ obsolĂštes. Le RĂšglement provisoire pour lâinstruction tactique publiĂ© par lâAcadĂ©mie de TolĂšde en 1908 et qui fut la bible de la gĂ©nĂ©ration de Franco considĂ©rait encore comme Ă©vidente la supĂ©rioritĂ© de lâinfanterie sur les autres armes, alors que toutes les autres armĂ©es dâEurope Ă©taient alors trĂšs attentives au dĂ©veloppement de lâartillerie et des appuis logistiques[84] - [85] - [86]. LâarmĂ©e espagnole, fort faible en armements et Ă©quipements, nâĂ©tait pas prĂ©parĂ©e pour opĂ©rer au mĂȘme niveau que les meilleures armĂ©es contemporaines[84], et la campagne de Melilla, lancĂ©e deux ans aprĂšs lâentrĂ©e de Franco Ă lâAcadĂ©mie militaire, accentua encore le sentiment gĂ©nĂ©ral dâinadĂ©quation de lâenseignement aux combats que nĂ©cessitait la dĂ©fense des derniers territoires coloniaux[87].
Il semble que Franco ait manifestĂ© dĂšs cette Ă©poque une dilection pour la topographie et les techniques de fortification[84] et quâil aimait lâhistoire, dĂ©plorant le dĂ©sintĂ©rĂȘt des cadres de lâAcadĂ©mie pour le passĂ© illustre de TolĂšde[88]. RĂ©guliĂšrement, de longues randonnĂ©es Ă©taient effectuĂ©es, oĂč les cadets quittaient la ville Ă cheval et en musique, puis Ă©taient logĂ©s pour la nuit dans les modestes foyers de paysans, « oĂč nous commencions Ă connaĂźtre de prĂšs les grandes vertus et la noblesse du peuple espagnol ». En 1910, le pĂ©riple de fin dâĂ©tudes conduisit les cadets en 5 jours de TolĂšde Ă Escorial[89].
En , la cĂ©rĂ©monie solennelle de remise des brevets aux 312 cadets eut lieu dans le patio de lâAlcazar. Francisco Franco se classait au 251e rang sur les 312 de sa promotion[90] - [91] - [92]. Le fait que sa note finale se situait dans la catĂ©gorie plus faible nâĂ©tait pas la consĂ©quence de mauvaises notes, mais de ceci que les critĂšres du classement tenaient davantage compte de lâĂąge, de lâenvergure et de la prestance physique[93]. On peut remarquer du reste que le major de sa promotion, DarĂo Gazapo ValdĂ©s, nâĂ©tait que lieutenant-colonel en 1936, au moment du coup dâĂtat, auquel il participa Ă Melilla, tandis que le numĂ©ro deux de la promotion nâĂ©tait, lui, que commandant dâinfanterie Ă Saragosse[94]. Dans la mĂȘme promotion, on relĂšve les noms de Juan YagĂŒe, qui deviendra lâun de ses appuis les plus fermes de Franco lors de sa conquĂȘte du pouvoir en 1936, et de Lisardo Doval Bravo, futur gĂ©nĂ©ral de la Garde civile et exĂ©cuteur de basses Ćuvres pour le compte de Franco. AgustĂn Muñoz Grandes, autre futur collaborateur, faisait partie de la promotion suivante[95]. Aussi plusieurs de ceux qui tiendront les premiers rĂŽles sous le long rĂšgne de Franco avaient-ils Ă©tĂ© les compagnons de ses jeunes annĂ©es[96].
Avant la PremiĂšre Guerre mondiale, la seule expĂ©rience de combat pour les jeunes officiers europĂ©ens Ă©taient les conflits coloniaux, et, dans le cas de lâEspagne, le Maroc Ă©tait le seul champ de bataille oĂč acquĂ©rir renommĂ©e et gloire, et une promotion rapide pour mĂ©rites de guerre[97] - [93]. Comme tous ceux de sa promotion, Franco avait donc dâabord demandĂ© une affectation au Maroc, mais une disposition lĂ©gislative rĂ©cente interdisait dâenvoyer lĂ -bas les sous-lieutenants frais Ă©moulus. Pour beaucoup, ce ne sera que partie remise, car le Rif sera un tombeau pour nombre dâhommes de la 14e promotion : selon les calculs de Bennassar, 36, soit environ 12 %, seront tuĂ©s au Maroc, et Rafael Casas de la Vega avance mĂȘme le chiffre de 44[98].
CarriĂšre militaire en Afrique
Prélude : premiÚre affectation à Ferrol (1910-1912)
AprĂšs que sa requĂȘte dâune affectation en Afrique a Ă©tĂ© rejetĂ©e, car contraire Ă la loi en vigueur, Franco sollicita et obtint dâĂȘtre versĂ© comme sous-lieutenant au 8e rĂ©giment dâinfanterie dâEl Ferrol, pour ĂȘtre prĂšs de sa famille[99]. Franco passa donc deux annĂ©es dans sa ville natale, oĂč son amitiĂ© se resserra avec son cousin PacĂłn et avec Camilo Alonso Vega[87].
Ayant pris son service le , il ressentit trĂšs vite la monotonie de la vie de garnison, laquelle n'offrait pas la moindre chance de parvenir Ă quelque rĂ©putation[100], mĂȘme si certes ses supĂ©rieurs Ă Ferrol sâĂ©taient avisĂ©s que Franco manifestait une capacitĂ© inhabituelle Ă lâinstruction et au commandement[101], et se montrait ponctuel et strict dans lâexĂ©cution de ses obligations professionnelles[100]. Surtout, Franco dĂ©couvrit quâil avait grand plaisir Ă commander les hommes, et exigeait dâeux un comportement irrĂ©prochable[102], tout en sâefforçant de ne pas commettre dâinjustices. Aussi, en , au terme de sa premiĂšre annĂ©e, fut-il nommĂ© instructeur spĂ©cial des nouveaux caporaux[101].
Par ailleurs, il faisait montre dâune piĂ©tĂ© inhabituelle[87] : trĂšs proche de sa mĂšre, il la suivait dans ses exercices pieux, sâinscrivant notamment dans le groupe qui pratiquait lâadoration nocturne du SacrĂ©-CĆur[100].
En 1911, Franco, Alonso Vega et PacĂłn sollicitĂšrent une nouvelle fois leur envoi au Maroc, en faisant appuyer leur demande par toutes les recommandations possibles ; lâappui le plus important vint de lâancien directeur de lâAcadĂ©mie de TolĂšde, le colonel JosĂ© Villalba Riquelme, Ă qui lâon venait de confier le commandement du 68e rĂ©giment dâinfanterie stationnĂ© Ă Melilla, et qui obtint, aprĂšs amendement de la loi, que les trois jeunes officiers soient versĂ©s dans son rĂ©giment[103] - [101].
Mise en contexte
La question du Maroc avait Ă©tĂ© rĂ©glĂ©e le par la confĂ©rence internationale dâAlgĂ©siras. LâEspagne se vit attribuer le Rif, zone peuplĂ©e de tribus berbĂšres hostiles Ă toute pĂ©nĂ©tration Ă©trangĂšre[104]. En , le sultan du Maroc accepta officiellement lâinstauration dâun protectorat français sur tout le pays, et en novembre, Paris et Madrid scellĂšrent lâaccord formel qui cĂ©dait Ă lâEspagne une certaine « zone dâinfluence », grande dâĂ peine 5 % du territoire, qui fut proclamĂ©e telle en , un an aprĂšs lâarrivĂ©e de Franco en Afrique. En rĂ©alitĂ©, le plan sâinscrivait dans la politique coloniale française qui recherchait la collaboration de lâEspagne pour contenir les Britanniques et faire Ă©chec Ă toute tentative de pĂ©nĂ©tration de lâAllemagne[105] - [106]. Les Espagnols avaient le sentiment de nâavoir reçu que des miettes du gĂąteau marocain, et lâarmĂ©e espagnole, y compris Franco, en conçut une frustration certaine[107]. Franco se vit donc entraĂźnĂ© dans un conflit oĂč sâentremĂȘlaient les intĂ©rĂȘts de lâEspagne, de la France et du Royaume-Uni, principalement, et dans lequel lâEspagne sâengagea avec tĂ©mĂ©ritĂ©, sous la pression dâune part dâune armĂ©e dĂ©sireuse de se dĂ©dommager des rĂ©centes dĂ©faites subies dans les colonies dâoutre-mer, dâautre part dâune oligarchie financiĂšre ayant des intĂ©rĂȘts, essentiellement miniers, dans le Maghreb[108]. Dans la PĂ©ninsule, la guerre dâAfrique eut pour effet dâĂ©largir encore la fracture entre armĂ©e et sociĂ©tĂ© civile : dâun cĂŽtĂ©, devant le pacifisme croissant de lâopinion publique, beaucoup dâofficiers se voyaient confirmĂ©s dans leur opinion que lâEspagne ne pouvait pas ĂȘtre gouvernĂ©e par des civils[109], de lâautre, lâarmĂ©e Ă©tait rejetĂ©e par les classes populaires, qui lui imputaient des milliers de morts, souvent des jeunes gens de familles humbles nâayant pas Ă©tĂ© en mesure de sâacquitter de la « cote » (cuota) pour les exempter de service militaire[110].
En 1909, les Rifains attaquĂšrent les ouvriers qui construisaient la voie ferrĂ©e unissant Melilla aux mines de fer dont lâexploitation Ă©tait imminente. LâEspagne envoya des renforts, mais elle contrĂŽlait mal le terrain et manquait dâune base logistique, ce qui entraĂźna le dĂ©sastre de Barranco del Lobo de . La rĂ©action espagnole qui sâensuivit permit dâĂ©tendre lâoccupation de la zone cĂŽtiĂšre du cap de lâEau Ă la pointe Negri. Mais Ă partir de , le chef de la rĂ©sistance rifaine El Mizzian reprit ses opĂ©rations de guĂ©rilla, causant de lourdes pertes Ă lâarmĂ©e espagnole[111] En , le prĂ©sident du Conseil JosĂ© Canalejas prit prĂ©texte dâune agression kabyle sur les bords du fleuve Kert pour donner mission Ă un corps de troupes dâĂ©largir les frontiĂšres de la zone espagnole, nouvelle campagne contre laquelle la population espagnole protesta par lâinsurrection de lâ[112].
Arrivée à Melilla
Le , Franco dĂ©barqua Ă Melilla et fut versĂ© dans le rĂ©giment dâAfrique que commandait JosĂ© Villalba Riquelme. Franco vint rejoindre une armĂ©e dĂ©plorablement organisĂ©e et dirigĂ©e, dont lâĂ©quipement Ă©tait dĂ©ficient et surannĂ©, les troupes dĂ©motivĂ©es et le corps dâofficiers peu compĂ©tent, ces derniers, pour la plupart mĂ©diocres et pour bon nombre dâentre eux corrompus, se contentant de rĂ©pĂ©ter les tactiques qui avaient dĂ©jĂ Ă©chouĂ© dans les guerres coloniales antĂ©rieures. Les troupes Ă©taient affligĂ©es de maladies par suite de carences et dâune hygiĂšne dĂ©faillante[113] - [106] - [114]. Melilla Ă©tait alors une ville de bazars, de tripots, de lupanars, et la plaque tournante de tous les trafics, y compris la vente clandestine dâarmes, dâĂ©quipements ou de denrĂ©es alimentaires aux insurgĂ©s kabyles, et le dĂ©tournement par certains officiers dâintendance dâune partie des sommes allouĂ©es pour la nourriture des soldats, tous trafics dans lesquels Franco certes se gardait de tremper[106] - [115] - [116]. ConfrontĂ© aux turpitudes du milieu et Ă la duretĂ© des rapports entre les hommes, Franco se forgea jour aprĂšs jour une carapace de froideur, dâimpassibilitĂ©, dâindiffĂ©rence Ă la douleur et de maĂźtrise de soi[117].
Ses premiers engagements en Afrique furent des opĂ©rations routiniĂšres, consistant notamment Ă entretenir le contact entre plusieurs fortins ou Ă assurer la protection des mines de Bni Bou Ifrour[118], mais pour Franco et ses compagnons dâarmes, qui apprirent dâemblĂ©e les rudiments de la guerre au Maroc[119] et vĂ©curent avec la mĂȘme emphase cet univers colonial, tout cela prenait des allures dâĂ©popĂ©e[105].
Franco, de par son engagement au Maroc, fut amenĂ© Ă rallier la caste dite africaniste, nĂ©e au-dedans dâune autre caste, la caste militaire. En Afrique, des milliers de soldats et des centaines dâofficiers avaient dĂ©jĂ pĂ©ri ; câĂ©tait une affectation risquĂ©e, mais câen Ă©tait aussi une oĂč la politique dâavancement pour mĂ©rites de guerre permettait de mener une carriĂšre militaire rapide[114]. La frĂ©quence des combats et les trĂšs lourdes pertes espagnoles infligĂ©es par les Rifains rĂ©voltĂ©s rendaient nĂ©cessaires un renouvellement constant des cadres et la mise Ă contribution des jeunes officiers[116].
AffectĂ© Ă son rĂ©giment en qualitĂ© dâadjoint (agregado), il gagna le le campement de Tifasor, poste avancĂ© proche de la vallĂ©e du fleuve Kert rendue peu sĂ»re par les Ćuvres du redoutable El Mizzian[120]. Le , Ă la suite dâune attaque contre une patrouille de police indigĂšne, une contre-attaque fut dĂ©cidĂ©e obligeant les Rifains Ă abandonner leurs positions et Ă se retirer sur lâautre rive du Kert. Câest alors que Franco reçut le baptĂȘme du feu, lorsque la petite colonne de reconnaissance dont il avait le commandement devint la cible de tirs nourris de la part des rebelles[120] - [119]. Quatre jours plus tard, le rĂ©giment de Franco prit part Ă une opĂ©ration de plus grande envergure destinĂ©e Ă consolider la rive droite du Kert et impliquant un bon millier dâhommes. Les troupes espagnoles, aucunement prĂ©parĂ©es Ă la guerre de guĂ©rilla et ne disposant mĂȘme pas de cartes, tombĂšrent dans des embuscades, avec dâimportantes pertes[121] - [120].
Le , Franco faisait partie de la force de soutien commandĂ©e par Riquelme qui devait empĂȘcher les rebelles de prĂȘter main-forte aux hommes dâEl Mizzian retranchĂ©s dans le village dâAl-Lal-Kaddour. Les Espagnols parvinrent Ă cerner les rebelles, et El Mizzian, pourtant rĂ©putĂ© invulnĂ©rable, fut tuĂ© sur son cheval et sa troupe dĂ©truite. Les RĂ©guliers indigĂšnes, qui constituaient lâavant-garde, avaient tenu le rĂŽle principal ; impressionnĂ© par la promotion au grade de capitaine de deux lieutenants de cette unitĂ©, tous deux blessĂ©s, Franco prit la rĂ©solution de solliciter en une place de lieutenant dans les forces rĂ©guliĂšres indigĂšnes[122]. Le de cette mĂȘme annĂ©e, Franco fut promu lieutenant en premier, alors quâil nâavait que 19 ans, unique fois du reste oĂč il monta en grade par le seul effet de lâanciennetĂ©[123], et reçut le sa premiĂšre dĂ©coration militaire[124].
Officier dans les RĂ©guliers
Ă sa demande, Franco fut donc affectĂ© le au rĂ©giment des Forces rĂ©guliĂšres indigĂšnes, unitĂ© de choc de lâarmĂ©e espagnole, crĂ©Ă©e de fraĂźche date sur le modĂšle français par le gĂ©nĂ©ral DĂĄmaso Berenguer. Les mercenaires maures qui composaient ce corps encore expĂ©rimental avaient dĂ©jĂ acquis, par leur bravoure, leur efficacitĂ© et leur endurance, une grande renommĂ©e et se voyaient confier rĂ©guliĂšrement les tĂąches les plus dangereuses[125] - [126] - [127]. Seuls les meilleurs officiers Ă©taient choisis pour commander les RĂ©guliers. Franco possĂ©dait les principales qualitĂ©s â vaillance, sĂ©rĂ©nitĂ©, luciditĂ© sous la pression, et aptitude au commandement â et avait, par ses actions en 1912, dĂ©montrĂ© savoir garder la tĂȘte froide et mener ses hommes sous le feu ennemi[128]. Certes, il nây avait pas lieu pour lui de dĂ©velopper une stratĂ©gie pointue ni des tactiques de guerre trĂšs Ă©laborĂ©es, compĂ©tences qui nâĂ©taient guĂšre utiles dans sa trajectoire militaire du moment[129]. Le commandement espagnol prit l'habitude d'engager les nouvelles troupes indigĂšnes dans des colonnes diffĂ©rentes, afin dâen tirer le meilleur profit, ce qui aura pour effet une prĂ©sence continuelle au feu des officiers qui commandaient ces troupes, dont Franco[130].
Franco rejoignit le poste de Sebt, proche de Nador, dans lâextrĂ©mitĂ© orientale du protectorat, oĂč se trouvaient stationnĂ©es les seules forces indigĂšnes que possĂ©dait alors lâarmĂ©e espagnole, et oĂč, parmi ses supĂ©rieurs hiĂ©rarchiques, figuraient DĂĄmaso Berenguer, Emilio Mola et JosĂ© Sanjurjo[131] - [127].
Durant trois ans, le lieutenant Franco va servir constamment en premiĂšre ligne et participer Ă bon nombre dâopĂ©rations, la plupart sans grande ampleur mais souvent pĂ©rilleuses. Pendant le seul mois de , Franco, en permanence sur la brĂšche, participa Ă quatre opĂ©rations importantes[132]. Prouvant quâil savait oĂč concentrer le feu pendant le combat et quâil avait le talent de garantir le ravitaillement, Franco attira lâattention de ses supĂ©rieurs. Ses hommes de troupe indigĂšnes le respectaient pour sa bravoure et pour lâapplication honnĂȘte quâil faisait du rĂšglement militaire[133]. Puriste des rĂšgles, il instaura une discipline de fer, et fut implacable face Ă lâinsubordination, mais vivait personnellement sous le mĂȘme code que ses hommes[134]. Certain jour, il rĂ©unit le peloton dâexĂ©cution aprĂšs quâun lĂ©gionnaire a refusĂ© de manger et lancĂ© le repas sur un officier ; il donna ordre de le fusiller et fit dĂ©filer le bataillon devant le cadavre[135] - [136].
Pour sĂ©curiser TĂ©touan, les Espagnols avaient Ă©tabli une ligne de fortins entre TĂ©touan, RĂo MartĂn et LauciĂ©n. LâopĂ©ration du , qui avait pour but de renforcer la position au sud de RĂo MartĂn, tourna au drame quand une des compagnies subit lâattaque dâun dĂ©tachement rebelle. Le capitaine Ăngel Izarduy pĂ©rit dans lâattaque, et pour rĂ©cupĂ©rer le corps, une compagnie fut dĂ©pĂȘchĂ©e, quâune section de la 1re compagnie de RĂ©guliers, sous les ordres de Franco, devait couvrir de son feu. Franco sâacquitta parfaitement de cette mission, et le communiquĂ© sur cette opĂ©ration signala expressĂ©ment le rĂŽle et le nom de Franco[137], qui se vit le dĂ©cerner la croix de lâOrdre du mĂ©rite militaire de premiĂšre classe en rĂ©compense de sa victoire dans ce combat[138]. Franco prit part Ă plusieurs actions dans le courant de lâannĂ©e 1914, et Ă©tait devenu en 18 mois un officier Ă part entiĂšre et avait acquis une compĂ©tence remarquable dans lâefficacitĂ© du feu, mais aussi dans la mise en place de supports logistiques, au sein dâune armĂ©e qui nĂ©gligeait totalement cet aspect[139] - [129]. DĂšs cette Ă©poque, il fit preuve dâun caractĂšre imperturbable et hermĂ©tique, quâon lui connaĂźtra ensuite durant toute sa vie[140]. Dans les combats, il se distinguait par sa tĂ©mĂ©ritĂ© et sa combativitĂ©, montrait de lâenthousiasme pour les charges Ă la baĂŻonnette destinĂ©es Ă dĂ©moraliser lâennemi[141], et prenait sur lui de grands risques en dirigeant les avancĂ©es de son unitĂ©. En outre, les unitĂ©s sous son commandement excellant par leur discipline et leur mouvement ordonnĂ©, il sâacquit une rĂ©putation dâofficier mĂ©ticuleux et bien prĂ©parĂ©, intĂ©ressĂ© par la logistique, attentif Ă Ă©tablir des cartes et Ă garantir la sĂ©curitĂ© du campement[142], douĂ© de capacitĂ© tactique[138], pour qui le respect de la discipline Ă©tait un absolu[143]. Sur le champ de bataille, Franco ne reculait jamais et conduisait ses hommes Ă la victoire quoi quâil en coĂ»te, parce quâil savait que la dĂ©faite ou la retraite les fera dĂ©serter ou se retourner contre lui[144].
En , il joua un rĂŽle notable dans lâopĂ©ration contre Beni Hosman, au sud de TĂ©touan, oĂč il sâagissait dâassurer la protection de douars attaquĂ©s et rançonnĂ©s par les rebelles de Ben Karrich. Le communiquĂ© rĂ©serva une mention spĂ©ciale au lieutenant Franco, dont les qualitĂ©s furent reconnues par ses chefs. En , Ă lâĂąge de 23 ans, il fut Ă©levĂ© au grade de capitaine pour « mĂ©rites de guerre », ce qui faisait de lui le plus jeune capitaine de lâarmĂ©e espagnole[145] - [138].
Ă la fin de lâannĂ©e 1915, Franco, enveloppĂ© dâun halo dâinvulnĂ©rabilitĂ©, jouissait dâune rĂ©putation exceptionnelle parmi les Rifains qui, le voyant dĂ©daigner toute prĂ©caution et marcher Ă la tĂȘte de ses hommes sans tourner la tĂȘte, le croyaient dĂ©tenteur de la barakah[146] - [147]. Ă la fin de lâannĂ©e 1915, sur les 42 gradĂ©s qui s'Ă©taient portĂ©s volontaires pour servir dans les forces rĂ©guliĂšres indigĂšnes de Melilla en 1911 et 1912, seuls sept Ă©taient encore indemnes, dont Franco[143] - [148] - [145] - [149]. Sans doute cette expĂ©rience fut-elle Ă lâorigine de son providentialisme, câest-Ă -dire de sa conviction non seulement que tout Ă©tait entre les mains de Dieu, mais aussi quâil avait Ă©tĂ© Ă©lu par la divinitĂ© pour accomplir un dessein spĂ©cial[150].
GrĂące Ă un accord avec le chef rebelle El RaĂŻssouni[151], une paix quasi-totale rĂ©gna dans la partie occidentale du protectorat Ă partir dâ et jusquâen avril de lâannĂ©e suivante[151] - [152].
Blessure Ă El Bioutz et convalescence Ă Ferrol
En , le gĂ©nĂ©ral Berenguer confia Ă Franco lâorganisation dâune nouvelle compagnie, puis le , Franco sâĂ©tant sâacquittĂ© avec grande diligence de cette mission, lui en donna le commandement[153].
Au printemps de 1916, le calme relatif prit fin avec la rĂ©bellion de la puissante tribu dâAnjra, position partiellement fortifiĂ©e sise sur la colline El Bioutz, dans le nord-ouest du Protectorat, entre Ceuta et Tanger[134]. LâopĂ©ration contre Anjra, la plus vaste jamais lancĂ©e par les autoritĂ©s espagnoles, consista Ă faire avancer trois colonnes vers un mĂȘme point et mettait en jeu des forces dâune importance exceptionnelle ; le corps se rapportant directement Ă Franco comportait Ă lui seul un effectif de prĂšs de 10 000 hommes espagnols, en plus des RĂ©guliers[154] - [134]. Les insurgĂ©s disposaient dâune puissance de feu plus grande que dâordinaire, y compris plusieurs mitrailleuses. Les troupes espagnoles se retrouvĂšrent bientĂŽt devant Anjra et le tabor (=bataillon) dont faisait partie Franco reçut lâordre dâattaquer, ce qu'il fit avec dĂ©termination[134]. Dans le combat pour enlever cette position, les deux premiĂšres compagnies furent dĂ©capitĂ©es aussitĂŽt, et le commandant du tabor de Franco fut tuĂ©. PrĂȘchant lâexemple, Franco se saisit du fusil dâun des soldats tuĂ©s Ă ses cĂŽtĂ©s, quand il fut atteint Ă son tour dâune balle Ă lâabdomen[155], laquelle traversa le ventre, frĂŽla le foie, et ressortit dans le dos, provoquant une forte hĂ©morragie. JugĂ© intransportable, Franco fut emmenĂ© Ă lâinfirmerie de campagne, et transfĂ©rĂ© Ă lâhĂŽpital militaire de Ceuta seulement seize jours plus tard[156] - [157].
Le communiquĂ© du tabor prĂ©cisa quâil sâĂ©tait distinguĂ© par « son incomparable courage, les dons de commandement et lâĂ©nergie quâil avait dĂ©ployĂ©e dans ce combat »[156] - [157], et un tĂ©lĂ©gramme du Ă©manant du ministĂšre de la Guerre faisait parvenir au capitaine Franco les fĂ©licitations du gouvernement et des deux Chambres[158]. GrĂące Ă lâavis favorable du gĂ©nĂ©ral Berenguer, Franco fut nommĂ© le commandant, faisant de lui le commandant le plus jeune dâEspagne[159].
Ă lâhĂŽpital de Ceuta, il reçut la visite de ses parents, qui avaient sur-le-champ effectuĂ© le voyage et se retrouvaient rĂ©unis pour la premiĂšre et derniĂšre fois depuis leur sĂ©paration de 1907. Le , Franco put sâembarquer Ă Ceuta pour Ferrol, oĂč il alla passer deux mois de permission[160] - [157]. Il rĂ©intĂ©gra son corps de RĂ©guliers Ă TĂ©touan le pour y prendre le commandement dâune compagnie, mais nâexerça que trĂšs briĂšvement cette fonction, car, en lâabsence de poste vacant, il quitta le Maroc Ă la fin de , pour se voir affectĂ© comme commandant dâinfanterie au 3e rĂ©giment du Prince, en garnison Ă Oviedo[161] - [145].
Vie de garnison
Pendant les trois annĂ©es oĂč Franco Ă©tait en poste Ă Oviedo, une opposition commença Ă se faire jour au sein des forces armĂ©es espagnoles entre pĂ©ninsulaires et africanistes. Les premiers, fort critiques quant Ă la profusion des dĂ©corations, des rĂ©compenses en mĂ©tallique et des montĂ©es en grade au bĂ©nĂ©fice des camarades faisant du service en Afrique du Nord, considĂ©raient abusifs les avancements pour mĂ©rites de guerre et sâĂ©taient regroupĂ©s dans les dĂ©nommĂ©es Juntas Militares de Defensa, association illĂ©gale[162] apparue lors de la crise de 1917 pour exiger la rĂ©novation de la vie politique, mais aussi, dans une mesure croissante, pour canaliser leurs revendications catĂ©gorielles, en vue du maintien des privilĂšges du corps dâofficiers et de lâapplication dâune Ă©chelle dâavancement indiciaire rĂ©gie strictement par lâanciennetĂ©[163] - [164]. Les seconds, parmi lesquels Franco, jugeaient nĂ©cessaires ces avancements pour rĂ©compenser le travail risquĂ© des officiers en Afrique qui Ă©voluaient dans la « meilleure Ă©cole pratique, pour ne pas dire la seule, de notre armĂ©e »[165].
Ă la caserne dâOviedo, il Ă©tait sensiblement plus jeune que beaucoup dâofficiers au grade pourtant infĂ©rieur au sien, et seule une poignĂ©e dâanciens combattants de la campagne de Cuba pouvaient rivaliser avec lui sur le plan de lâexpĂ©rience de combat[166]. Beaucoup dâentre eux, membres des Juntes de dĂ©fense, estimaient que ses promotions avaient Ă©tĂ© trop rapides et quâun grade de commandant Ă 24 ans Ă©tait excessif. Sa jeunesse lui valut le surnom de ComandantĂn[164] - [167].
Sa principale responsabilitĂ© Ă Oviedo Ă©tait, en plus de la routine dâune garnison de province, de superviser la formation des officiers de rĂ©serve[168] ; mais en vĂ©ritĂ©, il nâavait pas grand-chose Ă faire. Son cousin PacĂłn et Camilo Alonso Vega le rejoignirent au bout dâune annĂ©e[169]. Les officiers de rĂ©serve dont il assurait lâinstruction, souvent issus des classes de notables, lui servirent dâintroducteurs dans les tertulias (salons) de la bonne sociĂ©tĂ©, oĂč il eut lâoccasion de nouer quelques relations avec les personnages en vue de la sociĂ©tĂ© civile et de la vie culturelle, tels que le jeune professeur de littĂ©rature de lâuniversitĂ© d'Oviedo, Pedro Sainz RodrĂguez, qui devait devenir pour un bref laps de temps entre 1938 et 1939 ministre de lâĂducation du premier gouvernement Franco[170] - [171].
Entrée en scÚne de Carmen Polo
Franco souhaitait contracter un bon mariage apte Ă faire pendant Ă sa carriĂšre militaire. Sans ĂȘtre un chasseur de dot, il visait spĂ©cifiquement les jeunes filles de bonne famille et de haute condition sociale, câest-Ă -dire une dame convenable, Ă lâimage de sa mĂšre[172].
Câest en 1917, Ă lâoccasion dâune romerĂa estivale (fĂȘte populaire traditionnelle) que Franco rencontra sa future Ă©pouse Carmen Polo, qui, trĂšs religieuse, dâallure distinguĂ©e, appartenait Ă une famille de vieille noblesse asturienne et venait dâavoir seize ans. Son pĂšre vivait de la rente fonciĂšre dans une confortable aisance, mais professait des idĂ©es libĂ©rales[173]. Les Polo rĂ©sisteront longtemps avant de donner leur accord Ă la liaison naissante, qualifiant le commandant Franco dâ« aventurier », de « torero », de « chasseur de dot ». Pour Franco, ce mariage impliquait une promotion sociale et un environnement familial porteur, lui permettant de gommer le dĂ©classement que lui avait fait subir son pĂšre[159].
GrĂšves de 1917 dans les Asturies
Franco fut tĂ©moin de la grĂšve gĂ©nĂ©rale du 10 aoĂ»t 1917. Le mĂ©contentement provoquĂ© par la chertĂ© de la vie avait coalisĂ© les deux grandes centrales syndicales, lâUGT socialiste et la CNT anarchiste, qui avaient signĂ© un manifeste commun rĂ©clamant « des changements fondamentaux du systĂšme » et la convocation dâune assemblĂ©e constituante. Lâarrestation des signataires dĂ©clencha des grĂšves dans tous les secteurs dâactivitĂ© et dans plusieurs grandes villes dâEspagne, dont Oviedo. Dans les Asturies, oĂč le syndicat UGC comptait un grand nombre dâadhĂ©rents, les mineurs rĂ©ussirent Ă prolonger les troubles pendant prĂšs de vingt jours[174]. Quoique la grĂšve ait Ă©tĂ© dâabord non violente, le gouverneur militaire Ricardo Burguete proclama lâĂ©tat de siĂšge, menaça les grĂ©vistes de les traiter comme des « bĂȘtes sauvages », et envoya lâarmĂ©e et la Garde civile dans les zones miniĂšres[175].
Franco, se trouvant par hasard dans les Asturies, fut chargĂ© de mener la rĂ©pression et prit la tĂȘte dâune colonne dĂ©pĂȘchĂ©e dans le bassin houiller. Si quelques biographes tiennent que la rĂ©pression exercĂ©e par Franco fut particuliĂšrement brutale, il apparaĂźt toutefois que, aussi rude fĂ»t-elle, elle ne devait pas lâavoir Ă©tĂ© davantage que celle exercĂ©e dans les autres rĂ©gions Ă©tant donnĂ© que les documents de lâĂ©poque ne la singularisent pas par rapport aux actions rĂ©pressives conduites ailleurs[176]. Mieux, il ne semble pas mĂȘme que cette troupe ait exercĂ© une quelconque rĂ©pression militaire : la feuille de service de Franco ne fait mention Ă cette date dâaucune « opĂ©ration de guerre ». Le Caudillo lui-mĂȘme assura plus tard quâil ne se commettait dans le secteur visitĂ© par lui aucune action rĂ©prĂ©hensible, ce qui apparaĂźt crĂ©dible, attendu que sa colonne revint Ă Oviedo trois jours avant le dĂ©but de la phase violente de la grĂšve le , qui allait susciter de la part de Burguete une rĂ©pression trĂšs dure et mĂȘme sanglante, avec 2 000 arrestations, 80 morts et des centaines de blessĂ©s[176] - [177] - [178]. NĂ©anmoins, certains ont voulu y voir les premiers signes dâune brutalitĂ© qui va se donner libre cours lors de la Guerre civile ; dâautres au contraire lui prĂȘtent une prise de conscience de la difficile situation ouvriĂšre[176].
Mais, ainsi que lâobserve Bennassar, si horrifiĂ© quâil fĂ»t par les Ă©pouvantables conditions de travail des ouvriers, il nâen avait pas conclu pour autant que la grĂšve Ă©tait lĂ©gitime[177] et exprima sa conviction de la nĂ©cessitĂ© de maintenir lâordre et les hiĂ©rarchies en dĂ©pit de lâinjustice sociale[167] ; dâautre part, par souci de carriĂšre, Franco se garda bien du moindre Ă©cart, dâautant plus que ses intĂ©rĂȘts de carriĂšre se trouvaient coĂŻncider avec ses orientations politiques[179]. Les attaches sentimentales de Franco le rapprochaient dâune caste de possĂ©dants profondĂ©ment hostile aux mouvements populaires susceptibles de la menacer directement. Franco rĂ©prima donc la rĂ©volte des mineurs dâAsturies en officier convaincu et disciplinĂ©[180]. Peu aprĂšs, Franco fut une nouvelle fois envoyĂ© dans le bassin houiller, cette fois en qualitĂ© de juge et dans le cadre de lâĂ©tat de guerre, pour juger des dĂ©lits de violation de lâordre public, et prononça des peines de prison Ă lâencontre de plusieurs grĂ©vistes, sans prendre en considĂ©ration lâorigine des violences[181] - [177].
Seconde période en Afrique : la Légion (1920-1926)
Franco rencontra le commandant JosĂ© MillĂĄn-Astray lors dâun stage de tir en 1919 et le frĂ©quenta assidĂ»ment par la suite. Ce personnage haut en couleur, qui venait de sĂ©journer en France et en AlgĂ©rie pour y Ă©tudier la LĂ©gion Ă©trangĂšre, exerça une grande influence sur Franco et jouera plus tard un rĂŽle dĂ©terminant dans sa trajectoire professionnelle[182] - [183]. En 1920, son projet de LĂ©gion espagnole fut enfin approuvĂ© par le gouvernement espagnol[184], qui y voyait le meilleur moyen de faire la guerre en Afrique sans y envoyer de recrues espagnoles[185]. La LĂ©gion se distinguait par sa discipline de fer, la brutalitĂ© des chĂątiments infligĂ©s Ă la troupe et, sur le champ de bataille, par sa fonction de troupe de choc ; en contrepartie, en guise de soupape dâĂ©chappement, les abus commis par des lĂ©gionnaires contre la population civile Ă©taient traitĂ©s avec indulgence, et le haut commandement tolĂ©rait les nombreuses irrĂ©gularitĂ©s, tels que les charivaris quotidiens ou la prostitution dans les casernes[186]. La LĂ©gion se signalait aussi par les brutalitĂ©s commises Ă lâencontre de lâennemi vaincu ; les sĂ©vices physiques et la dĂ©capitation de prisonniers suivie de lâexhibition des tĂȘtes coupĂ©es comme trophĂ©es Ă©taient rĂ©guliĂšrement pratiquĂ©s[187].
Compte tenu que MillĂĄn-Astray manquait de dons dâorganisateur, il fut rapidement dĂ©cidĂ© que Franco, connu pour son habiletĂ© Ă dresser, organiser et discipliner les troupes, serait son collaborateur[184]. Le , Franco fut nommĂ© chef de son premier bataillon (bandera), et le , les premiers lĂ©gionnaires, au nombre de deux centaines, arrivĂšrent Ă Ceuta. Le mĂȘme soir, les lĂ©gionnaires terrorisaient la ville ; une prostituĂ©e et un chef de la garde furent assassinĂ©s, et les Ă©chauffourĂ©es subsĂ©quentes feront deux morts de plus[188].
En peu de temps, la LĂ©gion (ou Tercio) acquit la renommĂ©e dâĂȘtre lâunitĂ© de combat la plus endurante et la mieux prĂ©parĂ©e de toute lâarmĂ©e espagnole[184]. Franco imposa Ă ses hommes une discipline implacable, les soumettant Ă un entraĂźnement intensif afin de rompre les corps Ă lâeffort, Ă la faim et Ă la soif, et leur forgeant un moral indestructible. Il sut se faire Ă la fois craindre, respecter et mĂȘme aimer des lĂ©gionnaires, parce quâil connaissait chacun dâeux et sâefforçait dâĂȘtre juste. Au combat, il se montrait impitoyable, appliquant sans Ă©tats dâĂąme la loi du talion, autorisant les lĂ©gionnaires Ă mutiler les Marocains qui tombaient entre leurs mains. Il laissait ses hommes piller les douars, poursuivre et violer les femmes, donnait lâordre dâincendier les villages, et de ne jamais faire de prisonniers[189]. Franco raconte dans Diario de una bandera :
« Ă midi, jâobtins lâautorisation du gĂ©nĂ©ral dâaller punir les villages Ă partir desquels lâennemi nous harcĂšle. Ă notre droite, le terrain descend de maniĂšre accidentĂ©e jusquâĂ la plage, en bas on trouve une large bande de petits douars. Tandis quâune section, ouvrant le feu sur les maisons, protĂšge la manĆuvre, une autre se glisse par un raccourci et, encerclant les villages, exĂ©cute les habitants Ă lâarme blanche. Les flammes sâĂ©lĂšvent des toits des maisons, les lĂ©gionnaires poursuivent les habitants[190]. »
- José Millån-Astray et Franco.
- Franco dirigeant le tir des hommes de la 1re bandera durant la guerre du Rif (1921).
- LĂ©gionnaires espagnols exhibant des tĂȘtes de Marocains capturĂ©s et dĂ©capitĂ©s (vers 1922).
- Franco dans un fortin Ă Tizi Azza (1923).
Le dĂ©sastre dâAnoual (1921)
LâEspagne rĂ©solut dâoccuper intĂ©gralement son protectorat et dĂ©signa pour commander Ă Melilla le gĂ©nĂ©ral de division Manuel FernĂĄndez Silvestre[191]. Pour contrĂŽler le territoire, un dispositif consistant en un rĂ©seau de fortins interconnectĂ©s fut mis en place. Dans la partie occidentale, Berenguer dĂ©ployait ses troupes en consolidant ses positions Ă mesure quâil avançait, au contraire des postes dâavant-garde de Silvestre, laissĂ©s sans appui ni protection[192] - [193] ; Silvestre sâenhardit Ă ouvrir la route entre Melilla et Al HoceĂŻma (Alhucemas en espagnol). Entre-temps, lâindigence matĂ©rielle et technique de lâarmĂ©e sâĂ©tait aggravĂ©e encore, et les hommes de troupe, sans instruction militaire, Ă©taient totalement dĂ©motivĂ©s. En face en revanche, la capacitĂ© de rĂ©sistance des Kabyles sâĂ©tait multipliĂ©e sous la direction dâAbdelkrim[192].
Les attaques rifaines commencĂšrent le , plus violentes que jamais auparavant, et le , les positions espagnoles les plus avancĂ©es se mirent Ă tomber comme des dominos, forçant les Espagnols Ă reculer de plus de 150 kilomĂštres la limite de la zone sous leur domination, jusquâĂ Melilla. Dans la perspective de combats trĂšs durs, le commandement espagnol avait mis ses espoirs dans les Regulares et dans la police indigĂšne, mais la quasi-totalitĂ© des effectifs indigĂšnes de la zone orientale dĂ©serta[194] et passa dans le camp dâAbdelkrim. Le , une colonne fut prise en embuscade entre Anoual et Igueriben ; les renforts envoyĂ©s depuis Anoual arrivĂšrent trop tard et ne purent empĂȘcher un premier carnage. BientĂŽt, la place dâAnoual elle-mĂȘme fut assiĂšgĂ©e ; la retraite, trop tardive, dĂ©gĂ©nĂ©ra en dĂ©bandade. Plus de 14 000 hommes furent massacrĂ©s avec sauvagerie. Les Espagnols, assiĂ©gĂ©s Ă Al Aroui, finirent par se rendre le , mais seront exterminĂ©s Ă leur tour[195].
Une des premiĂšres rĂ©actions du haut commandement fut de transfĂ©rer une partie de la LĂ©gion vers la zone orientale alors en situation critique. Franco, qui se trouvait Ă la tĂȘte de sa bandera dans la rĂ©gion de Larache, fut rĂ©clamĂ© dâurgence en renfort pour dĂ©fendre Melilla sous le commandement de MillĂĄn-Astray. Le bataillon de Franco dut dâabord parcourir 50 km Ă marche forcĂ©e pour atteindre TĂ©touan, et plusieurs hommes moururent dâĂ©puisement en cours de route ; ensuite, tous les hommes furent transportĂ©s jusquâĂ Melilla, pour empĂȘcher la ville dâĂȘtre envahie et mise Ă sac[196]. Une fois assurĂ©e la dĂ©fense de la ville, les unitĂ©s de la LĂ©gion passĂšrent Ă une contre-offensive limitĂ©e le . Le jour mĂȘme, MillĂĄn-Astray, blessĂ© au combat, cĂ©da Ă Franco le commandement, ce qui lui permit dâentrer victorieux dans Nador Ă la tĂȘte de la LĂ©gion[196] - [197]. Franco participa Ă la reconquĂȘte du territoire jusquâen , avec la prise de Driouch. Il fut dĂ©corĂ© de la mĂ©daille militaire et proposĂ© au grade de lieutenant-colonel[196].
Entre-temps, ces dĂ©sastres avaient embrasĂ© la PĂ©ninsule et donnĂ© lieu Ă une fureur vengeresse dirigĂ©e tour Ă tour contre les troupes dâAbdelkrim, contre les militaires incapables, et contre la monarchie[198]. En mĂȘme temps, des comptes Ă©taient demandĂ©s aux officiers jugĂ©s responsables, par leur impĂ©ritie, du dĂ©sastre. Franco Ă©tait persuadĂ© que la franc-maçonnerie, force extraordinairement occulte et dominante, Ă©tait derriĂšre ces critiques contre lâarmĂ©e, quâil considĂ©rait immĂ©ritĂ©es. Ă l'inverse, la LĂ©gion vit son aurĂ©ole grandir[199], et Franco se trouva de nouveau au centre dâun Ă©vĂ©nement de grand retentissement, grĂące auquel il rehaussa son propre prestige et devint un hĂ©ros aux yeux de lâopinion publique[200].
Lors de ses diffĂ©rentes permissions, quâil mit Ă profit pour se rendre Ă Oviedo et rendre visite Ă sa future femme, Franco Ă©tait accueilli en hĂ©ros et invitĂ© Ă des banquets et aux mondanitĂ©s de lâaristocratie locale[201]. Pour la premiĂšre fois, la presse sâintĂ©ressait Ă lui : le , le journal ABC faisait sa couverture avec la photo de lâ« As de la LĂ©gion »[198], et en 1923, Alphonse XIII lui dĂ©cerna une dĂ©coration en mĂȘme temps que la distinction rare de « gentilhomme de la chambre ». Ă Oviedo, le pĂšre de Carmen Polo avait fini par consentir au mariage de sa fille, dont la date fut fixĂ©e Ă juin 1922[201]. Cette mĂȘme annĂ©e, Franco publia un livre intitulĂ© Diario de una Bandera, dans lequel il narre les Ă©vĂ©nements vĂ©cus par lui Ă cette Ă©poque en Afrique[202].
MillĂĄn-Astray, Ă la suite de quelques dĂ©clarations oĂč il rĂ©agissait avec dĂ©sinvolture Ă la dĂ©signation dâune commission dâenquĂȘte chargĂ©e de cerner les responsabilitĂ©s des dĂ©boires en Afrique â la dĂ©nommĂ©e commission Picasso, du nom du gĂ©nĂ©ral Juan Picasso GonzĂĄlez, auteur du rapport final et grand-oncle du peintre Pablo Picasso â, fut destituĂ© comme commandant de la LĂ©gion, et remplacĂ© Ă son poste par le lieutenant-colonel Valenzuela, jusque-lĂ Ă la tĂȘte dâune des banderas. Franco, dĂ©pitĂ© de ne pas sâĂȘtre vu offrir le poste de chef de la LĂ©gion, au motif quâil nâavait pas le grade requis, sollicita sa mutation vers la PĂ©ninsule, et fut Ă nouveau versĂ© dans le rĂ©giment du Prince Ă Oviedo[200] - [201]. Mais aprĂšs que Valenzuela a Ă©tĂ© tuĂ© au combat le , Franco, successeur logique, fut dĂ©signĂ©, une fois Ă©levĂ© au rang de lieutenant-colonel avec effet rĂ©troactif le , commandant en chef de la LĂ©gion, ce qui impliquait son dĂ©part immĂ©diat pour lâAfrique et lâajournement de son mariage[200] - [203]. Franco reprit donc le chemin du Maroc et y restera encore cinq mois, se vouant Ă rĂ©former la LĂ©gion, avec des normes de conduite plus exigeantes, en particulier pour les officiers. Le , il retourna Ă Oviedo, oĂč ses Ă©pousailles furent cĂ©lĂ©brĂ©es le , vĂ©ritable Ă©vĂ©nement mondain[204] - [205] oĂč, avec lâaval du Roi[205], Francisco Franco et Carmen Polo purent faire le leur entrĂ©e dans lâĂ©glise San Juan el Real dâOviedo sous dais royal. Ă lâoccasion de la cĂ©rĂ©monie, un journal de Madrid publia un article intitulĂ© « Les Noces dâun hĂ©roĂŻque caudillo », appellation que Franco se voyait alors attribuer pour la premiĂšre fois[206] - [207].
Le , un coup dâĂtat inaugurait la dictature de Primo de Rivera, envers laquelle Franco se montra circonspect, car il Ă©tait notoire que Primo Ă©tait favorable Ă ce que lâEspagne se retire du Maroc[208]. Primo de Rivera confia Ă Franco la direction de la Revista de tropas coloniales, dont le premier numĂ©ro parut en . Franco y exposera sa conception de la guerre, selon laquelle il convenait dâĂ©liminer lâadversaire, la nĂ©gociation ou la politique ne pouvant selon lui avoir dâautre effet que de prolonger inutilement les affrontements[209].
Ajustement de la politique marocaine et redéploiement militaire
Primo de Rivera sâĂ©tait toujours opposĂ© Ă la politique espagnole au Maroc et prĂ©conisait depuis 1909 lâabandon de ce Rif ingouvernable[210] ; Franco au contraire estimait que la prĂ©sence espagnole au Maroc faisait partie de la mission historique de lâEspagne[211] et considĂ©rait la conservation du protectorat comme un objectif fondamental[212]. Jugeant que lâEspagne pratiquait au Maroc une politique erronĂ©e, faite de demi-mesures, trĂšs coĂ»teuse en hommes et Ă©quipements, il prĂ©conisait une opĂ©ration de grande envergure propre Ă Ă©tablir un protectorat solide et Ă en finir avec Abdelkrim[213]. Si Franco reconnaissait certes la nĂ©cessitĂ© dâun repli militaire momentanĂ©, ce ne pouvait ĂȘtre que dans le but de lancer ensuite une offensive dĂ©finitive visant Ă occuper tout le Rif et Ă Ă©craser pour de bon lâinsurrection[214].
Primo de Rivera aspirait Ă mettre fin aux opĂ©rations au Maroc, de prĂ©fĂ©rence par la nĂ©gociation, mais lâintransigeance dâAbdelkrim empĂȘchait la signature de la paix souhaitĂ©e[215]. Abdelkrim, surmontant la dĂ©sunion tribale, sâĂ©tait proclamĂ© Ă©mir, installa une sorte de gouvernement et commença dĂ©but 1924 Ă se rendre maĂźtre de la partie centrale du protectorat, pour ensuite pĂ©nĂ©trer dans la partie occidentale[216]. Ces mouvements provoquĂšrent le revirement de Primo de Rivera, qui dĂ©cida alors de mener Ă outrance le combat contre Abdelkrim, confortĂ© dans cette rĂ©solution par la perspective dâune collaboration avec la France et par sa conviction quâAbdelkrim incarnait une offensive islamo-bolchevique[217].
Primo de Rivera mit alors en Ćuvre une importante rĂ©organisation du dispositif militaire, consistant Ă maintenir dans lâest, en prĂ©vision dâune ultĂ©rieure contre-offensive espagnole, une ligne dâoccupation limitĂ©e, concomitamment Ă une retraite plus vaste dans lâouest, au prix de dĂ©garnir les multiples positions isolĂ©es dans l'arriĂšre-pays. Les opĂ©rations commencĂšrent en , et Franco et ses lĂ©gionnaires furent chargĂ©s de protĂ©ger les retraites successives de quelque 400 positions mineures, et surtout de mener Ă bien lâopĂ©ration la plus complexe et la plus pĂ©rilleuse, la retirada vers TĂ©touan de la ville de Chefchaouen, qui fut pour Franco une expĂ©rience triste et amĂšre. Ses troupes, exposĂ©es aux attaques et aux embuscades continuelles des hommes dâAbdelkrim, accomplirent ces opĂ©rations avec tĂ©nacitĂ© et compĂ©tence, sans dĂ©sordre ni panique[218] - [213] - [219]. Le , la bonne marche de la manĆuvre lui apporta une nouvelle promotion, au grade de colonel[220] - [218] - [219].
Abdelkrim, encouragĂ© alors Ă se livrer Ă de nouvelles attaques, commit lâerreur de lancer des raids sur les positions françaises, forgeant de la sorte contre lui une collaboration franco-espagnole[221] - [222]. Les deux puissances europĂ©ennes signĂšrent en un pacte de coopĂ©ration militaire pour Ă©craser une bonne fois la rĂ©bellion rifaine[221] - [223]. Franco assista Ă lâentrevue entre PĂ©tain et Primo de Rivera, oĂč finalement le plan espagnol fut retenu, celui-lĂ mĂȘme que Franco avait dĂ©fendu devant le roi et Primo de Rivera, et Ă lâĂ©laboration duquel il avait pris part[222]. Il fut convenu quâune armĂ©e française de 160 000 hommes ferait mouvement depuis le sud, tandis quâun corps expĂ©ditionnaire espagnol attaquerait les rebelles depuis le nord. LâopĂ©ration clef serait lâinvasion amphibie de la baie dâAl HoceĂŻma, au cĆur de la zone insurgĂ©e[223] - [224].
Guerre franco-espagnole du Rif et dĂ©barquement dâAl HoceĂŻma (1925)
Dans le cadre de lâopĂ©ration, Franco, avec la LĂ©gion, les RĂ©guliers de TĂ©touan, et les harkas de Muñoz Grandes, Ă©tait chargĂ© dâarriver par mer le , puis de pousser lâoffensive sur les montagnes cĂŽtiĂšres[225]. Le plan avait de meilleures chances de succĂšs car il bĂ©nĂ©ficiait du soutien logistique de la flotte française pendant le dĂ©barquement et de lâoffensive terrestre des troupes françaises par le sud[222]. Ă la tĂȘte de la force dâattaque initiale, Franco sâillustra une fois de plus par sa dĂ©termination : au mĂ©pris du commandement naval, qui avait donnĂ© ordre de se retirer, il insista Ă poursuivre lâopĂ©ration malgrĂ© les mauvaises conditions de la mer. Comme les pĂ©niches de dĂ©barquement nâarrivaient pas Ă franchir les bancs de sable, il sauta avec ses hommes dans lâeau, continua Ă pied, et ne tarda pas Ă Ă©tablir une tĂȘte de pont sur la terre ferme[224] - [225] - [222] - [223]. Ses troupes eurent dâabord Ă repousser diverses attaques, puis lâavancĂ©e dĂ©finitive commença le , avec Franco menant lâune des cinq colonnes[226] - [227]. Ainsi, par une avancĂ©e progressive et constante, le cĆur de lâinsurrection rifaine fut atteint, pendant que dans le mĂȘme temps, les forces françaises progressaient dans le sud, piĂ©geant Abdelkrim entre deux feux. La campagne se poursuivit pendant sept mois, jusquâĂ la reddition du chef rifain en [227] - [228].
Franco fut le seul chef Ă recevoir une mention spĂ©ciale dans le rapport officiel Ă©tabli par son gĂ©nĂ©ral de brigade[227]. Sa bravoure et son efficacitĂ© lui valurent dâĂȘtre citĂ© Ă lâordre de la nation. Promu gĂ©nĂ©ral de brigade le , Ă lâĂąge de 33 ans, il devint le plus jeune gĂ©nĂ©ral dâEspagne et de toutes les armĂ©es dâEurope et la figure la plus connue de lâarmĂ©e espagnole[228] - [226] - [229], et sera choisi pour accompagner le roi et la reine au cours de leur voyage officiel en Afrique en 1927[226]. La France aussi lui rendra hommage en lui dĂ©cernant la LĂ©gion dâhonneur en [225] - [226].
Pour Franco, la lutte en Afrique, plus particuliĂšrement le dĂ©barquement dâAl HoceĂŻma, fut une expĂ©rience quâil devait par la suite se rappeler avec nostalgie et qui deviendra son sujet de conversation favori pour le restant de sa vie[229]. Plus tard, Ă Madrid, puis Ă Saragosse, en 1928, il rĂ©digea ses RĂ©flexions politiques, oĂč il esquissait un projet de dĂ©veloppement du Protectorat qui tienne compte des rĂ©alitĂ©s indigĂšnes, soulignant lâintĂ©rĂȘt de crĂ©er des fermes modĂšles, insistant sur les distributions de semences de cĂ©rĂ©ales, sur lâamĂ©lioration des races de bĂ©tail, sur lâopportunitĂ© dâun crĂ©dit Ă bon marchĂ©, sur le soin Ă apporter dans le choix des administrateurs militaires, etc.[230]
Le jour oĂč fut annoncĂ©e lâascension de Francisco Franco au grade de gĂ©nĂ©ral, son succĂšs fut Ă©clipsĂ© par la spectaculaire couverture donnĂ©e par la presse nationale Ă son frĂšre cadet RamĂłn, lui aussi accueilli en hĂ©ros, comme le premier pilote espagnol ayant traversĂ© lâAtlantique, Ă bord de lâhydravion Plus Ultra[230]. Ă cette Ă©poque, Franco se montrait beaucoup plus extraverti, parlait volontiers, racontait des anecdotes, faisant mĂȘme preuve dâhumour, assez loin du cynisme froid quâil affichera plus tard[231].
- Le colonel Franco avec les généraux Primo de Rivera et Sanjurjo aux alentours d'Al Hoceïma, 1925.
- MillĂĄn-Astray et Franco durant la campagne rifaine, 1925.
- Francisco et RamĂłn Franco au Maroc, 1925.
Dictatures de Primo de Rivera et de DĂĄmaso Berenguer
SĂ©jour Ă Madrid (1926-1927)
Durant sa pĂ©riode en Afrique, Franco sâĂ©tait joint aux africanistes, qui sâĂ©taient constituĂ©s en un groupe trĂšs soudĂ©, gardaient continuellement le contact entre eux, se soutenaient les uns les autres face aux officiers pĂ©ninsulaires (ou junteros, membres des Juntas de Defensa), et conspireront contre la RĂ©publique dĂšs ses dĂ©buts. JosĂ© Sanjurjo, Emilio Mola, Luis Orgaz, Manuel Goded, Juan YagĂŒe, JosĂ© Enrique Varela et Franco lui-mĂȘme Ă©taient de notables africanistes et les principaux promoteurs du coup dâĂtat de juillet 1936. Conscient dĂšs cette Ă©poque de sa destinĂ©e privilĂ©giĂ©e, Franco consigna dans ses Apuntes : « Depuis que jâavais Ă©tĂ© fait gĂ©nĂ©ral Ă 33 ans, on mâavait placĂ© sur la voie de grandes responsabilitĂ©s pour le futur »[232].
NommĂ© Ă Madrid, il avait pris ses quartiers avec sa femme sur lâavenue Paseo de la Castellana, dans les beaux quartiers de la capitale. Ses deux annĂ©es Ă Madrid furent une pĂ©riode dâintense vie sociale, encore que limitĂ©e par son salaire de gĂ©nĂ©ral de brigade, qui nâĂ©tait pas trĂšs Ă©levĂ©. Le couple Franco menait une vie agrĂ©able, allait volontiers au thĂ©Ăątre et surtout au cinĂ©ma, le seul art que Franco goĂ»tait intensĂ©ment[233] - [224]. Mais mĂȘme Ă Madrid, son cercle dâamis le plus proche se composait des anciens camarades du Maroc, tels que MillĂĄn-Astray, Varela, Orgaz et Mola. De mĂȘme, il intĂ©gra son cousin PacĂłn dans son Ă©tat-major au titre dâassistant militaire personnel, amorce de la longue pĂ©riode oĂč PacĂłn demeura Ă ce poste[234]. Si lors dâun entretien il dĂ©clara que son auteur favori Ă©tait alors lâĂ©crivain excentrique RamĂłn MarĂa del Valle-InclĂĄn, ce fut pour prĂ©ciser tout aussitĂŽt que ses lectures et recherches lâinclinaient surtout vers lâhistoire et lâĂ©conomie. Il se constitua une bibliothĂšque personnelle, qui allait ĂȘtre dĂ©truite par des groupes rĂ©volutionnaires lors de la mise Ă sac de son appartement madrilĂšne en 1936[235].
Il eut soin dans le mĂȘme temps dâentretenir sa rĂ©putation de technicien compĂ©tent, grĂące Ă la Revista de tropas coloniales quâil continuait Ă diriger et oĂč il accueillait les spĂ©cialistes de lâhistoire coloniale espagnole. Dans la seule annĂ©e 1927, la revue consacra Ă MillĂĄn-Astray deux articles avec photos. Franco y manifestait une dĂ©votion naturelle pour lâautoritĂ©, comme en tĂ©moigne le numĂ©ro de mai, presque entiĂšrement occupĂ© par un hommage au roi et Ă Miguel Primo de Rivera, avec un Ă©ditorial de sa main[233]. Si Franco sâĂ©tait engagĂ© aux cĂŽtĂ©s de Primo de Rivera, ce nâĂ©tait pas par affinitĂ© pour le dictateur en lui-mĂȘme, mais parce quâun systĂšme autoritaire avait sa prĂ©fĂ©rence Ă un rĂ©gime parlementaire. Pour lâheure toutefois, il sâen tenait strictement Ă son statut de militaire professionnel, Ă lâĂ©cart de la politique[236].
Les gĂ©nĂ©raux opposĂ©s Ă Primo de Rivera ne lâĂ©taient pas tant par attachement au systĂšme constitutionnel quâen raison des efforts du dictateur pour rĂ©former les forces armĂ©es, en particulier pour remĂ©dier Ă lâhypertrophie du corps dâofficiers. Il se proposait de former une armĂ©e plus rĂ©duite, moins onĂ©reuse et plus professionnelle. Un autre problĂšme Ă©tait la persistante opposition, dĂ©jĂ signalĂ©e, entre junteros et africanistes[237], qui avait en partie, selon les conclusions auxquelles Ă©tait parvenu Primo de Rivera, leur origine dans le fait quâexistaient depuis 1893 quatre acadĂ©mies militaires sĂ©parĂ©es. Jugeant que les revers subis au Maroc Ă©taient dus en partie au manque de coordination et aux rivalitĂ©s entre les diffĂ©rentes armes, il pensait quâil fallait Ă la fois amĂ©liorer la formation des officiers et les rapports entre les diffĂ©rentes acadĂ©mies militaires, afin dâhomogĂ©nĂ©iser lâarmĂ©e et de lutter contre un esprit de corps trop marquĂ©. Il crut donc opportun de faire renaĂźtre en fĂ©vrier 1927 lâAcadĂ©mie gĂ©nĂ©rale militaire, qui avait existĂ© de 1882 Ă 1892, oĂč les futurs officiers se verraient dispenser une instruction de base commune, sans prĂ©judice dâune formation spĂ©cialisĂ©e ultĂ©rieure sĂ©parĂ©e, en fonction des besoins des diffĂ©rents corps techniques. Il estima enfin que Franco Ă©tait lâhomme idoine Ă diriger ladite AcadĂ©mie ; il Ă©tait non seulement un officier expĂ©rimentĂ© dans le combat, mais encore un professionnel dâune grande dignitĂ© et rigueur, capable dâinculquer aux cadets lâesprit patriotique tout en amĂ©liorant la discipline et les compĂ©tences professionnelles[238] - [239] - [240].
Directeur de lâAcadĂ©mie gĂ©nĂ©rale militaire (1927-1931)
En , Franco fut chargĂ© par Primo de Rivera de diriger la commission qui devait mettre en chantier le nouvel Ă©tablissement dâenseignement militaire. Franco se voua corps et Ăąme Ă sa tĂąche et suivit de prĂšs les travaux de construction. Il visita Saint-Cyr, alors dirigĂ© par Philippe PĂ©tain, puis effectua plusieurs dĂ©placements en Allemagne pour y examiner diffĂ©rentes acadĂ©mies militaires[241] - [242]. Pendant son sĂ©jour Ă Dresde, il fut vivement impressionnĂ© par la culture militaire allemande et par ses traditions. Lâorientation de base de lâAcadĂ©mie sera au diapason des cultures militaires française et allemande, fidĂšle en cela Ă la tradition espagnole depuis le XVIIIe siĂšcle[243].
En , Franco dĂ©mĂ©nagea Ă Saragosse pour assumer ses nouvelles fonctions et fut rejoint par sa famille deux mois plus tard, puis par Felipe et Zita, frĂšre et sĆur de sa femme[244]. Le , Franco fut nommĂ© premier directeur de lâAcadĂ©mie de Saragosse, ce qui reprĂ©sentait un succĂšs personnel, mais aussi une victoire des africanistes[245]. Le premier cursus de la nouvelle AcadĂ©mie fut inaugurĂ© Ă lâ. La sĂ©lection des aspirants Ă©tait sĂ©vĂšre, et Franco avait imposĂ© un concours dâentrĂ©e ardu et instituĂ© lâanonymat des copies. Il disposa que pour ĂȘtre admissibles les cadets devaient avoir entre 17 et 22 ans ; sur les 785 aspirants, 215 seulement furent agrĂ©Ă©s lors de la premiĂšre promotion[246] - [247]. Lâinstitution attachait une grande importance Ă la formation morale et psychologique et inscrivait les cadets dans un cadre de formation propice Ă renforcer la discipline, le patriotisme, lâesprit de service et de sacrifice, le courage physique extrĂȘme, et la loyautĂ© aux institutions Ă©tablies, dont la monarchie[247]. Il sâagissait donc autant de lâapprentissage des armes que de la formation civique et morale dâ« hommes dâĂ©lite » ; cette formation, que cristallisait le fameux « DĂ©calogue du cadet », visait Ă Ă©tendre, dans la discipline et le sacrifice, lâesprit de corps Ă toute lâarmĂ©e, et proscrivait tout ce qui pouvait nuire Ă la constitution de cet esprit, notamment les bizutages. Le sport tenait une place accrue : de longues marches en montagne et Ă skis Ă©taient prĂ©vues que souvent Franco dirigera lui-mĂȘme. Lâenseignement des vingt professeurs Ă©tait soumis Ă une coordination et Ă un contrĂŽle permanents. Le projet politique nâest pas absent, puisquâĂ©taient prĂ©vues aussi, Ă lâintention des aspirants, de bonnes lectures, telles que la Revue anticommuniste internationale, Ă laquelle lâAcadĂ©mie sâĂ©tait abonnĂ©e et dont Franco Ă©tait un fidĂšle lecteur[241] - [248] - [249]. On remarque que la religion ne figure pas dans le susdit dĂ©calogue[250].
La formation technique en revanche nâĂ©tait pas un objectif prioritaire. Les candidats se destinant Ă une place dans les corps spĂ©cialisĂ©s disposaient dâautres lieux oĂč suivre une formation spĂ©cialisĂ©e ; lâAcadĂ©mie elle-mĂȘme manquait dâinstallations permettant de prĂ©parer complĂštement ses Ă©lĂšves dans la thĂ©orie et la pratique militaires[247]. LâAcadĂ©mie privilĂ©giait la formation pratique avant lâapprentissage thĂ©orique. Franco, proscrivant les manuels officiels, exigea des instructeurs de se centrer sur lâexpĂ©rience et sur les exercices pratiques. On sâexerçait certes au maniement des armes, mais, Ă lâinverse des armĂ©es europĂ©ennes les plus avancĂ©es, qui se focalisaient sur le dĂ©veloppement des chars et des blindĂ©s, Franco penchait pour la cavalerie, dont il supervisait souvent les exercices personnellement[251]. Le plan dâĂ©tudes fut Ă©laborĂ© principalement par le colonel Miguel Campins, ami personnel de Franco et compagnon dâAl HoceĂŻma[252] - [247], lâun des militaires les plus instruits de lâarmĂ©e, que Franco avait choisi au poste de sous-directeur, et dans une large mesure grĂące Ă qui la formation donnĂ©e Ă Saragosse Ă©tait dâune qualitĂ© nettement supĂ©rieure Ă celle des acadĂ©mies antĂ©rieures[246]. Dans le choix des enseignants, Franco privilĂ©gia ceux qui sâĂ©taient Ă©levĂ©s dans le rang pour mĂ©rites au combat et qui avaient une compĂ©tence spĂ©ciale dans le domaine technique, en consĂ©quence de quoi les officiers de la mouvance africaniste prĂ©dominaient dans lâAcadĂ©mie[253] - [249]. Il semble du reste que les cadets aient conservĂ© un bon souvenir de leur directeur et lui aient accordĂ© leur confiance, tĂ©moin le fait quâau moment du dĂ©clenchement de la Guerre civile, plus de 90 % des 720 officiers formĂ©s Ă lâAcadĂ©mie rejoindront le camp franquiste, proportion nettement plus Ă©levĂ©e que pour lâarmĂ©e dans son ensemble[248] - [251].
Ă Saragosse, la nouvelle AcadĂ©mie avait acquis un grand prestige et les Franco jouissaient dâune vie sociale comme jamais auparavant[243]. Ils faisaient dĂ©sormais partie de lâestablishment local et Franco, devenu notable de province, sacrifia Ă ses obligations mondaines, rencontrant volontiers au casino militaire lâĂ©lite intellectuelle locale[250]. Une rue de Saragosse fut nommĂ©e Ă son nom en [253] - [243]. Câest Ă cette Ă©poque aussi que fit irruption dans sa vie un personnage qui y jouera un grand rĂŽle dans les annĂ©es Ă venir, RamĂłn Serrano SĂșñer, originaire de CarthagĂšne, le jeune homme le plus cotĂ© de la ville, rĂ©putĂ© naguĂšre le meilleur Ă©tudiant en droit dâEspagne, brillant avocat passionnĂ© de politique, qui pendant ses Ă©tudes Ă Madrid sâĂ©tait liĂ© dâamitiĂ© avec JosĂ© Antonio Primo de Rivera, et qui Ă©pousa la sĆur cadette de la femme de Franco, Zita Polo. Le futur cuñadĂsimo â formation plaisante sur cuñado, âbeau-frĂšreâ â exerça dĂšs les premiĂšres annĂ©es de leur rencontre une influence dĂ©terminante sur la rĂ©flexion politique de Franco[254] - [255] - [256].
Franco commença Ă manifester un grand intĂ©rĂȘt pour la politique. Sous lâinfluence du Bulletin de lâEntente internationale contre la TroisiĂšme Internationale, Ă©ditĂ© Ă GenĂšve, auquel Primo de Rivera lui avait offert un abonnement en 1927, Franco avait ajoutĂ© le communisme Ă la franc-maçonnerie comme deuxiĂšme danger de subversion menaçant lâEspagne et le monde occidental. Mais Franco sâintĂ©ressait alors plus Ă lâĂ©conomie quâĂ la politique et aimait Ă se proclamer « calĂ© » dans ce domaine[257].
Son fantasque frĂšre RamĂłn, qui se piquait dâĂ©crire, publia trois brefs rĂ©cits autobiographiques, et se passionnait aussi pour le monde de lâart, avec une prĂ©dilection pour lâavant-garde, en net contraste avec les goĂ»ts traditionnels de son frĂšre. Il se fit franc-maçon, au moment mĂȘme oĂč Franco concevait une rĂ©pulsion radicale contre la franc-maçonnerie[258]. RamĂłn se livra Ă la subversion politique et, quand eut Ă©clatĂ© le la rĂ©bellion militaire rĂ©publicaine, RamĂłn, en compagnie dâun petit groupe de conspirateurs, sâempara dâun petit aĂ©rodrome prĂšs de Madrid, puis survola le Palais royal en Ă©parpillant des tracts qui proclamaient la rĂ©publique, avant de quitter prĂ©cipitamment les lieux[259]. AprĂšs lâĂ©chec de cette tentative de coup de force, et aprĂšs quâil a Ă©tĂ© accusĂ© en de prĂ©paration dâexplosifs et de dĂ©tention illĂ©gale dâarmes[260], RamĂłn dut choisir lâexil Ă Lisbonne, oĂč il se retrouva sans moyens et adressa Ă son frĂšre une demande dâaide. Franco rĂ©agit par lâenvoi dâune somme de 2 000 pesetas, câest-Ă -dire tout ce quâil avait pu rĂ©unir en si peu de temps[259], mais en accompagnant son envoi dâune missive, certes affectueuse, mais chargĂ©e aussi de remontrances, pour ramener son frĂšre dans le « droit chemin »[261]. Il y posait notamment que « lâĂ©volution raisonnĂ©e des idĂ©es et des peuples, se dĂ©mocratisant dans les limites de la loi, constitue le vĂ©ritable progrĂšs de la patrie, et toute rĂ©volution extrĂ©miste et violente lâentraĂźnera vers les tyrannies les plus odieuses ». Ceci tend Ă montrer que Franco nâĂ©tait pas du tout contraire aux rĂ©formes dĂ©mocratiques, moyennant quâelles fussent lĂ©gales et ordonnĂ©es, Ă©tablies de prĂ©fĂ©rence sous le rĂ©gime de la monarchie. Le modĂšle de rĂ©bellion militaire du XIXe siĂšcle lui paraissait irrĂ©vocablement dĂ©passĂ©[262]. Il apparaĂźt aussi de cette lettre que Franco tendait Ă sĂ©parer ses positions politiques et les impĂ©ratifs de la solidaritĂ© familiale, manifestant en cette occasion, comme le note AndrĂ©e Bachoud, « un autre trait de sa personnalitĂ© : un esprit de clan qui lâemporte sur la conviction idĂ©ologique. Son expĂ©rience au Maroc lui a appris Ă prĂ©fĂ©rer les fidĂ©litĂ©s personnelles aux communautĂ©s dâidĂ©es, toujours rĂ©visables »[263].
Sous la dictature de DĂĄmaso Berenguer
Franco regretta la dĂ©mission de Primo de Rivera, devenu de plus en plus impopulaire et privĂ© de lâappui du roi Alphonse XIII et de la plupart des hauts gradĂ©s de lâarmĂ©e, et jugeait les Espagnols bien ingrats dâoublier les rĂ©ussites du dictateur, tout en se gardant dâexprimer ses sentiments en public[264].
La Dictablanda qui sâensuivit â jeu de mots sur dictadura, et pouvant se traduire par dictamolle â fut marquĂ©e par le soulĂšvement de Jaca de , Ă©pisode pendant lequel Franco se tint publiquement du cĂŽtĂ© du rĂ©gime. RĂ©sidant Ă Saragosse, et donc trĂšs proche du thĂ©Ăątre des Ă©vĂ©nements, il mit, sans en attendre lâordre, ses cadets en colonne de marche pour aller barrer la route qui va de Huesca Ă Saragosse. Il sâempressa ensuite de proposer ses services au roi et siĂ©gea au tribunal militaire chargĂ© de juger les insurgĂ©s[265].
Entre-temps, une coalition rĂ©publicaine avait Ă©tĂ© crĂ©Ă©e regroupant des rĂ©publicains convaincus issus des partis de gauche et du centre, des autonomistes catalans et basques, et des dĂ©mocrates issus de cercles monarchistes déçus par la dictature de Primo de Rivera[266]. En 1931, Alphonse XIII, devant le mĂ©contentement quâil ne parvenait plus Ă contenir, se rĂ©signa Ă remplacer DĂĄmaso Berenguer par le vieil amiral « apolitique » Aznar, qui organisa une consultation locale de routine, les Ă©lections municipales du , dont les rĂ©sultats mirent en Ă©vidence lâantimonarchisme majoritaire de la population espagnole. Toutes les grandes villes et la quasi-totalitĂ© des capitales de province furent emportĂ©es par un raz-de-marĂ©e rĂ©publicain, et un dĂ©ferlement de manifestants proclama la rĂ©publique le [267] - [268].
Ă Saragosse, Franco Ă©tait atterrĂ©, sâĂ©tant en effet imaginĂ© que la majoritĂ© de la population continuait dâappuyer la couronne. Il fut seul, aux dires de Serrano Suñer, Ă envisager la possibilitĂ© dâarmer ses cadets et de les lancer sur Madrid en dĂ©fense du roi[267], mais lorsquâil fit part de son intention Ă MillĂĄn-Astray, celui-ci partagea avec lui une confidence de Sanjurjo, selon qui cette option ne recueillerait pas dâappuis suffisants, et quâen particulier elle nâavait pas le soutien de la Garde civile ; cela lui fera renoncer[269].
Par la suite, Franco reprocha Ă Berenguer de nâavoir pas proclamĂ© lâĂ©tat dâurgence qui aurait sauvĂ© la monarchie, et prĂ©tendra Ă©galement que « la monarchie nâavait pas Ă©tĂ© rejetĂ©e par le peuple espagnol »[267]. Il considĂ©rait que la prise du pouvoir par les rĂ©publicains Ă©tait une usurpation, une sorte de « pronunciamiento pacifique », perpĂ©trĂ© en lâabsence de toute opposition organisĂ©e[269], Alphonse XIII p. ex. nâayant rien entrepris pour sâopposer Ă la prise de pouvoir par les rĂ©publicains, de sorte que la lĂ©gitimitĂ© passa au nouveau rĂ©gime par lâeffet de son renoncement[270]. Dâautre part, Franco admettait dans sa correspondance privĂ©e que les institutions Ă©taient appelĂ©es Ă changer avec les temps nouveaux, ce qui dâun certain point de vue serait regrettable, mais en mĂȘme temps comprĂ©hensible, et mĂȘme, si le nouveau rĂ©gime se rĂ©vĂ©lait juste et honnĂȘte, acceptable[271].
Sous la RĂ©publique
DĂ©but , lâEspagne se trouvait en situation insurrectionnelle, et en fut convoquĂ©e une assemblĂ©e constituante, chargĂ©e de doter le pays dâune constitution moderne[272].
Sous la DeuxiÚme République espagnole, la carriÚre de Franco connaßtra une trajectoire fort différente selon les trois phases politiques qui se sont succédé pendant cette période, à savoir : la phase biennale libérale de gauche (1931-1933) ; la phase biennale de contre-réforme centriste et de droite (1933-1935) ; et le régime quasi révolutionnaire du Front populaire à partir de [270].
Fermeture de lâAcadĂ©mie de Saragosse et phase dâostracisme
Franco ne chercha pas Ă gagner les faveurs du nouveau gouvernement et ne craignait pas dâexprimer sa fidĂ©litĂ© au rĂ©gime antĂ©rieur, cultivant ainsi une image dâhomme de convictions[273]. Il se montrait disposĂ© Ă se ranger au nouvel ordre Ă©tabli et se maintiendra dans une position de professionnalisme apolitique disciplinĂ©, sans Ă©gard pour ses sentiments personnels, jusquâĂ quatre jours avant le dĂ©but de la Guerre civile[274].
En juillet, Manuel Azaña, le nouveau ministre de la Guerre, se proposa de mener une rĂ©forme des armĂ©es visant notamment Ă rĂ©duire les dĂ©penses militaires. LâarmĂ©e espagnole Ă©tait un objectif primordial du rĂ©formisme rĂ©publicain, et Azaña Ă©tait rĂ©solu Ă la rĂ©organiser de fond en comble, et surtout Ă crĂ©er un nouveau cadre institutionnel et politique propre Ă remettre lâarmĂ©e Ă sa place. Une de ses prĂ©occupations majeures Ă©tait lâhypertrophie du corps des officiers ; au moyen dâune politique gĂ©nĂ©reuse de dĂ©parts Ă la retraite volontaires, avec « parachute dorĂ© » sous la forme dâune pension quasi complĂšte, dâavantages fiscaux et en nature, le nombre des officiers tomba en un peu plus dâun an de 22 000 Ă moins de 12 400[275] - [276] - [277] - [274]. Franco pour sa part soutenait, tant dans ses conversations privĂ©es que dans sa correspondance, quâil Ă©tait de la responsabilitĂ© des officiers patriotes de rester en fonction, et de sauvegarder ainsi autant que possible lâesprit et les valeurs de lâarmĂ©e[278]. Lâobjectif dâAzaña Ă©tait aussi de dĂ©mocratiser et de rĂ©publicaniser le corps des officiers, de rĂ©voquer les projets-vedettes de Primo de Rivera, et de favoriser les factions plus libĂ©rales, au dĂ©triment des africanistes[274].
Dâautre part, Azaña procĂ©da Ă une rĂ©vision du systĂšme des promotions, avec vĂ©rification de la lĂ©gitimitĂ© de celles qui avaient Ă©tĂ© accordĂ©es dans les annĂ©es antĂ©rieures, ce qui ne manqua pas de provoquer de lâaigreur, notamment chez Franco, qui vit le sa promotion au grade de colonel confirmĂ©e, mais invalidĂ© son titre de gĂ©nĂ©ral de brigade[279] - [277] - [280]. Avec ces dispositions, le ministre Azaña entendait assurer des perspectives de promotion aux officiers du rang, plus favorables au rĂ©gime par dĂ©finition[276].
Dans la mĂȘme logique dâĂ©conomie et dâefficacitĂ©, les six acadĂ©mies militaires existantes furent rĂ©duites Ă trois ; une nouvelle fut crĂ©Ă©e, destinĂ©e Ă la force aĂ©rienne. LâAcadĂ©mie militaire de Saragosse, sacrifiĂ©e, fut fermĂ©e en , sous prĂ©texte que lâĂ©tablissement cultivait un esprit de caste Ă©triquĂ©, auquel il y avait lieu de substituer une formation plus technique[280]. Franco exprime publiquement son mĂ©contentement quand il prit congĂ© de la derniĂšre promotion de cadets. Dans son discours dâadieu le , devant les cadets, il se positionna ouvertement contre la rĂ©forme, insistant aussi sur lâimportance de maintenir la discipline, y compris et surtout quand la pensĂ©e et le cĆur entrent en contradiction avec les ordres reçus dâune « autoritĂ© supĂ©rieure plongĂ©e dans lâerreur ». Il insinua que « lâimmoralitĂ© et lâinjustice » caractĂ©risaient les officiers qui aujourdâhui servaient dans le ministĂšre de la Guerre et conclut par un « Vive lâEspagne », au lieu du « Vive la rĂ©publique ! » de rigueur[281] - [282].
Azaña ensuite lui adressera un avertissement discret, lui exprimant son « dĂ©plaisir » (disgusto) et joignant une note dĂ©favorable Ă son Ă©tat de service[283]. Une fois fermĂ©e lâAcadĂ©mie de Saragosse, Franco se retrouva mis en disponibilitĂ© forcĂ©e pendant les huit mois suivants. Ă lâ circulaient de fortes rumeurs de coup dâĂtat, oĂč Ă©taient citĂ©s les noms des gĂ©nĂ©raux Emilio Barrera et Luis Orgaz et de Franco lui-mĂȘme ; Azaña nota dans son journal que Franco Ă©tait « le seul quâil faille craindre » et quâil Ă©tait « le plus dangereux des gĂ©nĂ©raux »[283], ce pourquoi il fut pendant un temps constamment surveillĂ© par trois policiers, alors quâil sâabstenait (si lâon en croit ses papiers personnels) de toute dĂ©claration ou attitude hostile au gouvernement[284]. Azaña nâeut garde dâĂ©largir le fossĂ© quâil venait de creuser entre les militaires et lui-mĂȘme, et sâattacha Ă poursuivre sa ligne politique consistant Ă intĂ©grer lâarmĂ©e Ă la normalitĂ© rĂ©publicaine et Ă placer des officiers sĂ»rs aux commandes. Ainsi RamĂłn Franco, qui avait donnĂ© de nombreux gages Ă la cause rĂ©publicaine, fut-il nommĂ© directeur de lâaĂ©ronautique[276].
Tout indique que Franco admettait le rĂ©gime rĂ©publicain comme permanent, voire lĂ©gitime, encore quâil eĂ»t voulu le voir Ă©voluer dans une direction plus conservatrice. Il nota dans ses Apuntes :
« Notre souhait doit ĂȘtre que la rĂ©publique soit victorieuse, [âŠ] en la servant sans rĂ©serves, et si par malheur cela ne peut ĂȘtre, que cela ne soit pas Ă cause de nous[285]. »
En , figurant comme tĂ©moin devant la Commission des responsabilitĂ©s chargĂ©e dâexaminer les peines de mort prononcĂ©es contre les officiers qui avaient participĂ© au soulĂšvement de Jaca en 1930, il affirma sa conviction quâ« ayant reçu en dĂ©pĂŽt sacrĂ© les armes de la Nation et les vies des citoyens, il serait criminel en tous temps et dans toute situation que nous, qui sommes revĂȘtus de lâuniforme militaire, puissions les brandir contre la Nation ou contre lâĂtat qui nous les octroie »[286]. Pourtant, lâinstauration de la rĂ©publique marqua le dĂ©but de la politisation de Franco, qui depuis lors prenait en compte les facteurs politiques dans chacune de ses dĂ©cisions importantes[287].
La fratrie Franco pourrait passer pour un Ă©chantillonnage des diverses rĂ©actions suscitĂ©es par les rĂ©formes rĂ©publicaines. NicolĂĄs, professionnel compĂ©tent, joyeux et expansif, resta dans lâattentisme, essayant de mener ses affaires au mieux ; quoique gagnant bien sa vie Ă Valence, il dĂ©missionna pour revenir dans la marine comme professeur Ă lâĂ©cole navale de Madrid[288] - [285]. RamĂłn devint une sorte de vedette par ses positions politiques outranciĂšres ; ainsi, il militait en faveur dâune FĂ©dĂ©ration des rĂ©publiques ibĂ©riques et se prĂ©senta comme candidat en Andalousie sur la liste rĂ©publicaine rĂ©volutionnaire, dont le programme prĂ©voyait lâautonomie rĂ©gionale, la disparition des latifundia, avec redistribution de la terre aux paysans, la participation des ouvriers aux bĂ©nĂ©fices de lâentreprise, la libertĂ© religieuse etc. Il connut des succĂšs Ă©lectoraux, reprĂ©senta Barcelone au Parlement, mais finit par se dĂ©considĂ©rer[289] - [287]. Les contentieux entre Franco et son frĂšre RamĂłn finissaient toujours par ĂȘtre surmontĂ©s par le souci de mĂ©nager leur mĂšre que tous deux vĂ©nĂ©raient, et par cette disposition de caractĂšre de Francisco qui lui faisait privilĂ©gier son appartenance Ă sa famille et Ă son clan sur ses convictions politiques[290] Ă ses convictions politiques.
Affectation Ă La Corogne et Sanjurjade
Franco passa retirĂ© dans les Asturies, dans la maison familiale de sa femme, ses huit mois sans affectation[287]. Cet intervalle dâostracisme prit fin lorsque son attitude dâabstention politique lui eut permis de retrouver finalement du service le comme chef de la XVe brigade dâInfanterie de Galice, Ă La Corogne, ce qui valait claire reconnaissance de sa personne de la part dâAzaña[291]. Il semble que celui-ci ait conclu que le nouveau rĂ©gime Ă©tait consolidĂ© et que Franco, en dĂ©pit de ses points de vue conservateurs, Ă©tait un professionnel fiable quâil nây avait pas lieu de marginaliser[292].
Cette nouvelle affectation nâĂ©tait pas plus exigeante que celle Ă Madrid, et les annĂ©es 1931-1933 seront les derniĂšres dâune vie dĂ©tendue, non accablĂ©e par les responsabilitĂ©s[293]. Il allait donc goĂ»ter la vie paisible dâun notable en Galice, disposant de temps libre Ă consacrer Ă ceux quâil aimait, dont sa mĂšre, Ă qui il rendait souvent visite. Il prit pour aide de camp son cousin PacĂłn[284].
Le eut lieu la seule tentative de rĂ©bellion militaire survenue sous la rĂ©publique avant la Guerre civile. Lâopinion relativement favorable de beaucoup dâofficiers vis-Ă -vis du nouveau rĂ©gime avait changĂ© considĂ©rablement vers la fin de lâannĂ©e 1931, mais sans quâil y eĂ»t dĂ©jĂ une dissidence organisĂ©e[293]. JosĂ© Sanjurjo dĂ©cida dâagir avant que lâautonomie ne fĂ»t accordĂ©e Ă la Catalogne. Le coup de force, mal planifiĂ©, avait reçu lâappui principalement de monarchistes, et aussi de rĂ©publicains conservateurs. Sanjurjo affirma par la suite que le but nâĂ©tait pas la restauration, mais la formation dâun gouvernement rĂ©publicain plus conservateur qui soumettrait Ă plĂ©biscite un projet de changement de rĂ©gime[294]. Franco eut pendant toute la prĂ©paration du complot de frĂ©quents contacts avec lui, mais semble, comme presque tous les hauts gradĂ©s en active, avoir pris dâemblĂ©e ses distances[295]. Ainsi, en , quatre semaines avant la Sanjurjada, Sanjurjo eut Ă Madrid un entretien secret avec Franco pour lui demander son appui Ă son pronunciamiento ; Franco ne le lui apporta pas, mais resta tellement ambigu, que Sanjurjo a pu ĂȘtre amenĂ© Ă penser quâil pourrait compter sur lui, une fois le coup dâĂtat enclenchĂ©[296]. Pourtant, au moment du pronunciamiento, Franco se trouvait Ă son poste Ă La Corogne, assurant le commandement de la place, et ne se joignit pas aux rebelles. Le coup dâĂtat ayant avortĂ©, Sanjurjo fut traduit devant le conseil de guerre et pria Franco de le dĂ©fendre, mais celui-ci, bien que conscient que la peine pour rĂ©bellion serait probablement la mort, dĂ©clina et lui rĂ©pondit : « Je pourrais, en effet, vous dĂ©fendre, mais sans espoir. Je pense en justice que vous Ă©tant soulevĂ© et ayant Ă©chouĂ©, vous avez acquis le droit de mourir »[294] - [297]. De toute façon, rĂ©ticent Ă se lancer dans des aventures incertaines, Franco Ă aucun moment nâavait adhĂ©rĂ© ni Ă©prouvĂ© de sympathie pour ce putsch[295] et prĂ©fĂ©rait se tenir Ă lâĂ©cart de lâagitation politique du moment[298], mais nâen continuera pas moins Ă visiter rĂ©guliĂšrement Sanjurjo dans sa prison[299].
Préfet militaire aux Baléares
En , aprĂšs que Franco a passĂ© une annĂ©e Ă La Corogne, Azaña, pour rĂ©compenser sa loyautĂ© et en quĂȘte peut-ĂȘtre dâappuis face aux violences populaires, ou rassurĂ© par sa discrĂ©tion, le nomma en commandant de la rĂ©gion militaire des BalĂ©ares[298]. Cette nouvelle affectation ayant valeur de promotion, puisquâil sâagissait dâun poste qui revenait normalement Ă un gĂ©nĂ©ral de division, cette mutation pourrait en effet sâinscrire dans les efforts dâAzaña pour attirer Franco dans lâorbite rĂ©publicaine, en le rĂ©compensant pour sa passivitĂ© durant la Sanjurjada[300]. Il est vrai que lâattitude de Franco, qui ne sâĂ©tait engagĂ© dans aucun des multiples mouvements antiparlementaires de droite qui avaient Ă©mergĂ© au cours des deux derniĂšres annĂ©es en Espagne, pouvait apparaĂźtre rassurant au gouvernement[301]. Toutefois Azaña consigna dans son journal quâil Ă©tait prĂ©fĂ©rable de garder Franco Ă©loignĂ© de Madrid, oĂč « il sera plus Ă lâĂ©cart des tentations »[302] - [303] - [304].
Franco, qui pour sa part jugeait que sa mutation Ă©quivalait Ă une mise Ă lâĂ©cart[277], se voua cependant tout entier Ă sa nouvelle fonction. LâItalie fasciste ayant manifestĂ© un intĂ©rĂȘt stratĂ©gique pour les BalĂ©ares, il apparaissait nĂ©cessaire de renforcer les dĂ©fenses de lâarchipel. LâarmĂ©e espagnole nâĂ©tait pas spĂ©cialement prĂ©parĂ©e dans lâart de la dĂ©fense cĂŽtiĂšre, de sorte que Franco se tourna vers la France et sollicita lâattachĂ© militaire en poste Ă Paris de lui transmettre de la bibliographie technique Ă ce sujet. LâattachĂ© confia la mission Ă deux jeunes officiers qui suivaient alors les cours de lâĂcole de guerre, le lieutenant-colonel Antonio Barroso et le lieutenant de vaisseau Luis Carrero Blanco, qui formulĂšrent une sĂ©rie de propositions. Ă la mi-mai, Franco envoya Ă Azaña un plan dĂ©taillĂ© dâamĂ©lioration des dĂ©fenses insulaires, qui fut approuvĂ© par le gouvernement, mais mis en Ćuvre en partie seulement[304].
MalgrĂ© les incertitudes, les premiĂšres annĂ©es rĂ©publicaines ne furent pas une pĂ©riode de forte tension pour les Franco. Ils faisaient souvent le voyage de Madrid, oĂč ils avaient fait acquisition dâun appartement et oĂč ils frĂ©quentaient les thĂ©Ăątres, les cinĂ©mas etc.[305] Aux BalĂ©ares, Franco noua des relations notamment avec un personnage redoutable pour la rĂ©publique, lâhomme le plus riche dâEspagne, le financier Juan March, qui depuis 1931 essayait de protĂ©ger sa fortune contre les mesures de justice sociale du rĂ©gime rĂ©publicain[306] - [301]. Câest probablement durant son sĂ©jour Ă Majorque que Franco se convertit sans le dire Ă lâaction politique, mĂȘme s'il prĂ©tendra encore longtemps ne pas sây adonner[307].
Lisant alors beaucoup, Franco Ă©tait prĂ©occupĂ© par la rĂ©volution communiste et par le Comintern, mais sa principale idĂ©e fixe dans ces annĂ©es-lĂ Ă©tait que le monde occidental Ă©tait rongĂ© de lâintĂ©rieur par une conspiration de la gauche libĂ©rale, organisĂ©e par la franc-maçonnerie, dâautant plus insidieuse que les francs-maçons nâĂ©taient pas des prolĂ©taires rĂ©volutionnaires, mais en majoritĂ© des bourgeois rangĂ©s et respectables. Il croyait que bourgeoisie et franc-maçonnerie s'Ă©taient alliĂ©es aux grandes entreprises et au capital financier, entitĂ©s qui, ignorant la moralitĂ© et la loyautĂ© politique, nâavaient dâautre objectif que dâamasser des richesses au prix de la ruine du peuple et au dĂ©triment du bien-ĂȘtre Ă©conomique gĂ©nĂ©ral. Le monde Ă©tait selon lui menacĂ© par trois internationales : le Comintern, la franc-maçonnerie et le capitalisme financier international, qui tantĂŽt se combattaient, tantĂŽt collaboraient et se soutenaient lâune lâautre pour saper la solidaritĂ© sociale et la civilisation chrĂ©tienne[308]. La franc-maçonnerie restait la principale bĂȘte noire de Franco, et lâobsession anti-maçonnique lui tenait lieu de grille de lecture capable de rendre compte de toute attaque contre son systĂšme de valeurs[307].
Franco ne se sentait aucune affinitĂ© avec lâextrĂȘme droite. MalgrĂ© la crĂ©ation de la Phalange en 1933, le fascisme mussolinien, sâil exerçait un profond attrait sur une partie de la jeunesse espagnole, continuait dâĂȘtre faible en Espagne et Franco ne lui manifestait aucun intĂ©rĂȘt, le fascisme restant fort Ă©loignĂ© de ses orientations profondes[301] - [309].
Franco commença Ă manifester ouvertement ses prĂ©fĂ©rences partisanes. En 1933, il fut tentĂ© dâĂȘtre candidat pour la CEDA, mais son beau-frĂšre lui ayant fait remarquer quâun gĂ©nĂ©ral pouvait ĂȘtre plus utile quâun dĂ©putĂ© dans les circonstances prĂ©sentes, il sâĂ©tait bornĂ© Ă voter ostensiblement pour ce parti. Il demeurait intimement monarchiste et catholique ; son mariage lâavait rapprochĂ© dâune sociĂ©tĂ© de possĂ©dants, qui pensait et sentait Ă droite, mais face aux propositions politiques du moment, il manifestait dans ses choix un certain Ă©clectisme. Plus tard, il tiendra Ă affirmer dâabord sa dette envers VĂctor Pradera, exposant de la droite traditionaliste[310].
Biennat conservateur (novembre 1933-février 1936)
Par suite de la dĂ©sunion de la gauche et Ă la faveur du systĂšme Ă©lectoral, la CEDA, coalition de droite dirigĂ©e par JosĂ© MarĂa Gil-Robles, remporta les Ă©lections gĂ©nĂ©rales du et du [311]. AprĂšs sa victoire, la CEDA, qui dans son ensemble nâĂ©tait nullement tentĂ©e par le fascisme[312], sâattela Ă annuler les rĂ©formes qui avaient timidement Ă©tĂ© engagĂ©es par le gouvernement socialiste sortant. Les patrons et propriĂ©taires terriens mirent Ă profit cette victoire pour abaisser les salaires, licencier des ouvriers (en particulier les syndicalistes), dĂ©loger les mĂ©tayers de leurs terres, et augmenter le montant des fermages[313]. ParallĂšlement, au sein de la formation socialiste, les modĂ©rĂ©s furent supplantĂ©s par des membres plus radicaux ; JuliĂĄn Besteiro se vit ainsi marginalisĂ©, pendant que Francisco Largo Caballero et Indalecio Prieto accaparaient tout le pouvoir de dĂ©cision[314]. Lâaggravation de la crise Ă©conomique, la rĂ©vocation des rĂ©formes et les proclamations radicales des dirigeants de gauche dĂ©terminaient une atmosphĂšre dâinsurrection populaire. Dans les endroits oĂč les anarchistes Ă©taient majoritaires, les grĂšves et les affrontements entre travailleurs et forces de lâordre se succĂ©daient Ă une cadence rapide. Ă Saragosse, il fallut lâintervention de lâarmĂ©e pour Ă©touffer une amorce dâinsurrection, avec levĂ©e de barricades et occupation de bĂątiments publics. Comme la majeure partie de la droite espagnole, Franco voyait dans les mouvements rĂ©volutionnaires en Espagne les Ă©quivalents fonctionnels du communisme soviĂ©tique[315].
Promotions
Jusquâen , malgrĂ© ce retournement de tendance, Franco se tenait toujours Ă lâĂ©cart de la politique, Ă©tant alors tout Ă son chagrin de la mort de sa mĂšre, survenue le [311] (le faire-part de dĂ©cĂšs ne portait dâailleurs aucune mention de son ancien mari)[316]. Il rencontra en juin le nouveau ministre de la Guerre, Diego Hidalgo y DurĂĄn, qui dĂ©sirait faire connaissance avec son gĂ©nĂ©ral le plus cĂ©lĂšbre et qui semble avoir Ă©tĂ© trĂšs impressionnĂ© par la rigueur et par la minutie avec lesquelles Franco accomplissait ses fonctions, ainsi que par la discipline quâil imposait Ă ses hommes. Fin , aprĂšs la constitution du gouvernement Lerroux, le ministre de tutelle Ă©leva Franco, avec effet immĂ©diat, au grade de gĂ©nĂ©ral de division, en mĂȘme temps quâil rĂ©intĂ©gra Mola dans lâarmĂ©e, quâil commua la peine dâemprisonnement de Sanjurjo en exil au Portugal, et qu'il sâentourait de plus en plus dâĂ©lĂ©ments durs de lâarmĂ©e[311] - [306] - [317].
Insurrection révolutionnaire d'octobre 1934
Le fut formĂ© un nouvel exĂ©cutif, prĂ©sidĂ© cette fois encore par Lerroux, et auquel viendront se joindre trois autres membres de la CEDA. Lâattitude revanchiste du gouvernement Lerroux prĂ©cĂ©dent avait accentuĂ© le mĂ©contentement populaire et incitĂ© la gauche rĂ©volutionnaire Ă rĂ©agir. En outre, la gauche, inquiĂšte de la montĂ©e des dictatures fascistes en Europe, amalgamait la CEDA Ă des positions fascistes[318] - [319]. Ă lâannonce, le , de la constitution du nouveau gouvernement Lerroux, lâUGT, les communistes et les nationalistes catalans et basques â auxquels la CNT anarchiste dĂ©daigna de sâassocier, sauf dans les Asturies â organisĂšrent le , Ă lâeffet de renverser le nouveau gouvernement, une insurrection impromptue, qui dĂ©gĂ©nĂ©ra bientĂŽt en rĂ©volution[320]. Cette derniĂšre fut effective dans plusieurs secteurs du pays comme la Catalogne, le Pays basque et, principalement, les Asturies. Si dans dâautres zones, le mouvement fut rĂ©primĂ© avec une relative facilitĂ© par les comandancias militaires locales, il nâen fut pas de mĂȘme dans les Asturies oĂč les mineurs libertaires sâunirent Ă leurs collĂšgues socialistes, communistes et para-trotskistes. DisciplinĂ©s, munis dâexplosifs et dâarmes saisies dans les arsenaux, les rĂ©volutionnaires constituĂšrent une force de 30 000 Ă 70 000 hommes, qui rĂ©ussit Ă se rendre maĂźtre de la plus grande partie de la rĂ©gion, Ă prendre dâassaut la Fabrique d'armes de Trubia, Ă occuper les bĂątiments publics â Ă lâexception de la garnison dâOviedo et du centre de commandement de la Garde civile de Sama de Langreo â et Ă couper la route Ă la colonne du gĂ©nĂ©ral Carlos Bosch Bosch, qui sâĂ©tait Ă©lancĂ©e au dĂ©part de LeĂłn[321] - [322]. Les rĂ©volutionnaires tuĂšrent de sang froid entre 50 et 100 civils, principalement des prĂȘtres et des gardes civils, dont plusieurs adolescents du sĂ©minaire, incendiĂšrent des Ă©glises et mirent Ă sac des Ă©difices publics[323]. En outre, ils pillĂšrent plusieurs banques et mirent la main sur 15 millions de pesetas, butin jamais rĂ©cupĂ©rĂ©[324].
Pour le gouvernement, il nây eut dâautre recours que lâarmĂ©e. Hidalgo DurĂĄn fit appel aux officiers les plus sĂ»rs, et dĂ©cida que Franco, sans doute en raison de sa connaissance des Asturies et de son inflexibilitĂ©, resterait Ă ses cĂŽtĂ©s, avec la mission officieuse de mener la contre-offensive et la rĂ©pression. Hidalgo voulut dâabord envoyer Franco directement dans les Asturies, mais AlcalĂĄ-Zamora lui fit comprendre que la personne au commandement devait ĂȘtre un officier libĂ©ral sâidentifiant totalement Ă la rĂ©publique. Aussi le chef des opĂ©rations sur le terrain allait ĂȘtre le gĂ©nĂ©ral Eduardo LĂłpez de Ochoa, rĂ©publicain sincĂšre et franc-maçon notoire[325] - [326]. Conscient de son incompĂ©tence militaire et subjuguĂ© par Franco, Hidalgo lâinstalla donc dans son propre bureau comme assesseur technique[325]. Si donc Franco dirigea les opĂ©rations seulement Ă titre de conseiller direct du ministre de la Guerre, il disposait dâune capacitĂ© dâinitiative et de pouvoirs considĂ©rables rendus possibles par sa proximitĂ© avec le ministre. Franco planifia et coordonna les opĂ©rations militaires dans tout le pays et eut mĂȘme lâautorisation dâuser de certaines facultĂ©s relevant de la compĂ©tence du ministĂšre de lâIntĂ©rieur[327] - [328] - [329]. Pendant dix jours, assistĂ© par son cousin PacĂłn et par deux officiers de marine de sa confiance, Franco nâallait pas quitter le ministĂšre de la Guerre, dormant la nuit sur le divan du bureau quâil occupait, tandis que la loi martiale Ă©tait dĂ©crĂ©tĂ©e dans toute lâEspagne[327] - [330] - [329]. Pour lui, lâinsurrection faisait partie dâune vaste conspiration rĂ©volutionnaire fomentĂ©e par Moscou[329]. JosĂ© Antonio Primo de Rivera prit contact avec Franco en avril 1931 pour le conjurer sur un ton pathĂ©tique de dĂ©fendre lâunitĂ© de lâEspagne et son indĂ©pendance contre le coup dâĂtat rĂ©volutionnaire. Franco cependant ne tint pas trop compte des alarmes de lâextrĂȘme droite et ne rĂ©pondit pas Ă la missive de JosĂ© Antonio[331].
Pour vaincre la trĂšs vive rĂ©sistance des mineurs, il fallut le pilonnage dâOviedo par air et par mer et lâenvoi des troupes coloniales[327]. La composante clef des forces de rĂ©pression Ă©tait en effet un corps expĂ©ditionnaire de deux bataillons du Tercio et deux tabores marocains, en plus dâautres unitĂ©s du Protectorat, formant ensemble une troupe de 18 000 soldats, dĂ©pĂȘchĂ©e par bateau Ă GijĂłn[324]. Le chef de cette troupe, le lieutenant-colonel LĂłpez Bravo, ayant manifestĂ© sa rĂ©pugnance Ă tirer sur des compatriotes, avait Ă©tĂ© dĂ©barquĂ© Ă La Corogne, sur ordre de Franco, et remplacĂ© par Juan YagĂŒe, son vieux compagnon dâAfrique, alors en permission[325], dont les troupes sâemployĂšrent Ă expulser dâOviedo les rĂ©volutionnaires, puis Ă les rĂ©duire aux secteurs houillers des environs[324]. Cette idĂ©e de transfĂ©rer les unitĂ©s dâĂ©lite du Maroc vers les Asturies et de les envoyer contre les insurgĂ©s venait sans doute de Franco[327], cependant un tel transfert nâĂ©tait pas inĂ©dit, Azaña l'ayant dĂ©jĂ ordonnĂ© par deux fois dans le passĂ© rĂ©cent. Cette dĂ©cision fut dĂ©terminante, attendu que les unitĂ©s rĂ©guliĂšres de lâarmĂ©e espagnole se composaient dâappelĂ©s du contingent, dont beaucoup Ă©taient de gauche, et quâelles avaient une capacitĂ© de combat limitĂ©e[326]. Tout officier soupçonnĂ© de tiĂ©deur fut remplacĂ©[327], tel que son cousin le commandant Ricardo de la Puente Bahamonde, officier de la force aĂ©rienne, dâidĂ©es libĂ©rales, qui avait la charge dâune petite base aĂ©rienne prĂšs de LeĂłn et avait laissĂ© transparaĂźtre quelque sympathie pour les insurgĂ©s, et que Franco destitua sur-le-champ de son commandement[332] - [324].
La rĂ©pression fut impitoyable, et dans le processus de « reconquĂȘte » de la province, les troupes de rĂ©pression, avec lâaccord de leurs chefs, se livrĂšrent sans retenue au massacre et au pillage[327]. Sans doute y eut-il de nombreuses exĂ©cutions sommaires, encore quâon ait pu identifier quâune seule victime rĂ©elle[324]. Certes, les mineurs du bassin des Asturies avaient pillĂ© et tuĂ© des religieux et des gardes civils, mais les troupes marocaines, selon les termes dâAndrĂ©e Bachoud, « rendront les coups au centuple », avec plus dâun millier de tuĂ©s et un grand nombre de viols ; « avec la pratique quâil avait de ces troupes, Franco ne pouvait ĂȘtre surpris par ce dĂ©chaĂźnement assassin, et lâavait-il sans doute voulu pour donner une terrible exemplaritĂ© au chĂątiment, sans le moindre Ă©tat dâĂąme. CâĂ©tait pour lui la seule riposte possible au danger couru par la civilisation occidentale. » Comme il le dĂ©clara le , la guerre avait commencĂ© :
« Cette guerre est une guerre de frontiÚres et les frontiÚres sont le socialisme, le communisme et toutes ces formes qui attaquent la civilisation pour la remplacer par la barbarie[333]. »
Franco, requis par Hidalgo de rester dans le ministĂšre pour aider Ă coordonner la pacification subsĂ©quente, demeura Ă Madrid jusquâen . LĂłpez de Ochoa nĂ©gocia, comme le souhaitait AlcalĂĄ Zamora, un cessez-le-feu par lequel les rĂ©volutionnaires, avec Ă leur tĂȘte notamment Belarmino TomĂĄs, remettaient les armes en Ă©change de la promesse que les troupes de YagĂŒe nâentreraient pas dans le bassin minier[324]. Les engagements pris par LĂłpez Ochoa semblent nâavoir pas Ă©tĂ© parfaitement respectĂ©s par Hidalgo, câest-Ă -dire par Franco, sous prĂ©texte que les mineurs nâavaient pas eux-mĂȘmes exĂ©cutĂ© toutes les clauses de lâaccord[334].
La rĂ©pression politique Ă froid qui suivit sera marquĂ©e par la mĂȘme dĂ©mesure, et la responsabilitĂ© du nettoyage appartenait lĂ encore au gĂ©nĂ©ral Franco ; son homme de main fut le commandant de la Garde civile, Lisardo Doval, ancien condisciple de Franco Ă lâAcadĂ©mie de TolĂšde, qui avait dĂ©jĂ sĂ©vi dans les Asturies en 1917, et qui sâactiva Ă rĂ©primer avec un zĂšle sadique, torturant et exĂ©cutant ses prisonniers[335] - [336]. NommĂ© le Ă la tĂȘte dâune juridiction spĂ©ciale jouissant de lâautonomie administrative, Doval eut sous sa coupe de 15 Ă 20 mille prisonniers politiques, sur lesquels il se livra dans un couvent dâOviedo Ă des interrogatoires musclĂ©s assortis de tortures, Ă telle enseigne que le gouverneur des Asturies demanda et obtint sa destitution fin dĂ©cembre[337]. Bien quâon ait essayĂ© de minimiser la responsabilitĂ© de Franco dans ces pratiques, les documents dâarchives ne laissent aucun doute sur ses intentions ni sur sa pleine adhĂ©sion aux mĂ©thodes de Doval, quâil fĂ©licita « affectueusement pour lâimportant service quâil vient de rendre », ce qui tend Ă attester que Franco nâa guĂšre changĂ© de convictions ni de mĂ©thodes[335]. En particulier, un tĂ©lĂ©gramme de fĂ©licitations de Franco adressĂ© Ă Doval datĂ© du a Ă©tĂ© retrouvĂ©[338], qui dĂ©note, selon BartolomĂ© Bennassar, que Franco, « persuadĂ© de combattre dans les Asturies contre la rĂ©volution, sur un front oĂč les ennemis Ă©taient le socialisme, le communisme et la barbarie, dĂ©couvrant aux Asturies lâaction du Komintern, Ă©tait prĂȘt Ă utiliser tous les moyens, sans le moindre scrupule de conscience, ne voulant mĂȘme plus se souvenir des dures conditions de vie des prolĂ©taires asturiens, pourtant connues de lui. IndiffĂ©rent Ă la mort des autres, il nâest pas Ă proprement parler cruel, mais Ă 42 ans, il est insensible, et dĂ©jĂ tendu vers le pouvoir »[339].
Lâinsurrection et sa rĂ©pression, causant plus de 1 500 morts, ouvrit une fracture dĂ©finitive entre la droite et la gauche[322]. Guy Hermet note que
« les morts tombĂ©s de part et dâautre alimentĂšrent la haine et la rancĆur dans les deux camps. Lâaffaire des Asturies dessine le tournant central de la Seconde RĂ©publique, en traçant dĂ©jĂ le clivage qui va sĂ©parer les deux camps antagonistes de la Guerre civile. Ă partir de ce moment, la classe ouvriĂšre et la gauche nâavaient pas seulement basculĂ© dans une opposition vengeresse Ă la rĂ©publique conservatrice nĂ©e des Ă©lections de 1933 ; elles avaient Ă©galement cessĂ© de concevoir la dĂ©mocratie comme un rĂ©gime de compromis et dâalternance au pouvoir de courants idĂ©ologiques distincts, et nâacceptaient plus dâautre issue que celle dâun gouvernement rĂ©volutionnaire irrĂ©versible. [âŠ] Sur leur aile gauche, les anarchistes Ă©taient devenus tout disposĂ©s Ă une collaboration suivie avec les communistes et mĂȘme Ă lâĂ©tablissement de certains liens organiques avec eux ; en bref, ils songeaient Ă promouvoir une version espagnole de la rĂ©volution d'Octobre[340]. »
Pourtant, aucune des organisations politiques impliquĂ©es dans lâinsurrection ne fut mise hors la loi, encore que dans certaines provinces les sections socialistes aient dĂ» fermer. Des centaines de dirigeants passĂšrent en jugement sous la loi martiale et plusieurs sentences de mort furent prononcĂ©es, notamment Ă lâencontre de militaires dĂ©serteurs qui avaient rejoint les rĂ©volutionnaires, mais finalement, seules deux personnes furent exĂ©cutĂ©es, dont lâune sâĂ©tait rendue coupable de multiples assassinats. Si la CEDA glissa vers une ligne dure, AlcalĂĄ Zamora, conformĂ©ment Ă son objectif de « recentrer la RĂ©publique », estimait quâil fallait se rĂ©concilier avec la gauche plutĂŽt que de la rĂ©primer et insista pour que toutes les peines de mort fussent commuĂ©es. Franco, bien qu'horrifiĂ© par la politique dâapaisement du prĂ©sident, campa sur sa ligne ordonnanciste de discipline stricte[341].
Le , pendant les ultimes affrontements dans les Asturies, le gĂ©nĂ©ral Manuel Goded dâune part, qui avait Ă©tĂ© dâabord un fervent libĂ©ral, puis, déçu par le gouvernement du bienio liberal, un opposant Ă celui-ci, et le gĂ©nĂ©ral JoaquĂn Fanjul dâautre part, suggĂ©rĂšrent Ă Gil-Robles et Ă Franco que le moment Ă©tait venu pour la droite de sâemparer du pouvoir. Franco refusa catĂ©goriquement, indiquant que si quelquâun devait Ă©voquer devant lui une intervention militaire, il couperait court Ă la conversation immĂ©diatement. De mĂȘme, il dĂ©conseilla un autre plan, consistant Ă tirer Sanjurjo de son exil lisboĂšte pour accomplir en Espagne un pronunciamiento militaire[342].
Lerroux rĂ©compensa Franco pour la part dĂ©cisive quâil avait prise dans le rĂ©tablissement de lâordre, en lui attribuant la grand-croix du MĂ©rite militaire et en le nommant le commandant en chef des troupes au Maroc, ce dont Franco fut enchantĂ©. Toute une partie de lâopinion et de la presse de droite considĂ©rait quâil Ă©tait le sauveur de la patrie, ABC saluant mĂȘme le dĂ©part pour le Maroc du « jeune Caudillo »[335] - [343] - [344] - [345]. Trois mois seulement aprĂšs avoir pris ses fonctions en Afrique, et au lendemain dâune nouvelle crise politique ayant entraĂźnĂ© un nouveau remaniement ministĂ©riel, oĂč Gil-Robles entra dans le gouvernement comme ministre de la Guerre, Franco sâen retourna en Espagne Ă la suite de sa nomination comme chef dâĂ©tat-major central de lâarmĂ©e de terre, charge du plus haut prestige quâil remplira jusquâĂ la victoire du Front populaire en [346].
Chef dâĂ©tat-major
Franco, nommĂ© le Ă la tĂȘte de lâĂ©tat-major et adhĂ©rant totalement aux objectifs fixĂ©s par le nouveau gouvernement Lerroux, Ćuvra Ă mettre en place un verrouillage contre-rĂ©volutionnaire, câest-Ă -dire Ă revenir sur les mesures prises antĂ©rieurement par Azaña et Ă protĂ©ger lâarmĂ©e contre les militaires suspects de sympathie envers la rĂ©publique[347] - [344]. Veillant Ă attribuer les postes de commande Ă des hommes sĂ»rs, il fit en sorte que ceux qui avaient Ă©tĂ© Ă©cartĂ©s sous le gouvernement dâAzaña retrouvent places et grades : ainsi, le gĂ©nĂ©ral Mola prit le commandement des forces du Maroc, et Varela fut promu gĂ©nĂ©ral[348] - [349]. Toutefois, le conservatisme nâĂ©tait pas son seul critĂšre, et des hauts gradĂ©s connus pour ĂȘtre des francs-maçons p. ex. purent garder leur poste, voire eurent de lâavancement, moyennant quâils aient fait la dĂ©monstration de leur compĂ©tence professionnelle et de leur fiabilitĂ©, ce qui dĂ©note quâen 1935 la phobie anti-maçonnique de Franco nâĂ©tait pas absolue. La force aĂ©rienne, quâAzaña avait placĂ©e directement sous lâautoritĂ© du prĂ©sident de la rĂ©publique, fut rĂ©intĂ©grĂ©e dans lâarmĂ©e, et nombre dâautres changements furent dĂ©cidĂ©s dans divers domaines[350].
Franco crĂ©a au sein de lâĂ©tat-major une section de contre-espionnage chargĂ© de surveiller les mouvements rĂ©volutionnaires et, en particulier, la subversion au sein des forces armĂ©es, partant du constat que 25 % des nouvelles recrues Ă©taient des militants dâorganisations de gauche. En 1934-1935 fut fondĂ©e, sur une idĂ©e de hauts gradĂ©s parmi les plus conservateurs, une association semi-secrĂšte dâofficiers appelĂ©e Union militaire espagnole (UME), sorte de variante conservatrice des anciennes juntas militares, destinĂ©e Ă sauvegarder les intĂ©rĂȘts professionnels des officiers et Ă rehausser leur autoritĂ©[351]. TrĂšs hostile Ă la rĂ©publique, lâUME augmentait rĂ©guliĂšrement ses effectifs, et les officiers trublions qui lâavaient fondĂ©e se virent rejoints par des gĂ©nĂ©raux de grand renom : Sanjurjo, Fanjul, Mola, Barrera par exemple. Franco lui-mĂȘme, sans en ĂȘtre membre dĂ©clarĂ©, entretenait des relations avec cette association par le truchement de lâun des officiers de son Ă©quipe, le colonel ValentĂn Galarza Morante[318] - [351].
La collaboration entre Franco et Gil-Robles fut abruptement interrompue Ă la mi-, lorsque, Ă la suite de lâaffaire Straperlo, qui avait portĂ© au grand jour la corruption du gouvernement minoritaire Lerroux, celui-ci fut renversĂ© au parlement et quâAlcalĂĄ-Zamora eut exigĂ© sa dĂ©mission. Pendant la crise de pouvoir qui sâensuivit, Fanjul, qui souhaitait voir lâarmĂ©e intervenir, consulta Franco et dâautres officiers de haut rang. La rĂ©ponse du chef dâĂ©tat-major fut catĂ©gorique : les militaires Ă©taient politiquement divisĂ©s et commettraient une grave erreur sâils dĂ©cidaient dâintervenir ; il nây avait pas de danger imminent de rĂ©volution subversive ; une crise ordinaire comme celle en cours ne nĂ©cessitait pas dâintervention militaire, qui ne se justifierait que sâil y avait une crise dâampleur nationale menaçant de dĂ©boucher sur un dĂ©litement total ou un coup dâĂtat imminent par des rĂ©volutionnaires[352]. Selon certains auteurs cependant, Franco aurait Ă©tĂ© acquis Ă lâidĂ©e dâun pronunciamiento dĂšs lors quâil aurait eu la certitude de rĂ©ussir[353].
Ălections gĂ©nĂ©rales de 1936
Une partie de la droite, notamment la CEDA et certaines factions au sein de lâarmĂ©e, se mirent Ă conspirer dans le but dâempĂȘcher la nouvelle consultation Ă©lectorale ou dâen annuler les effets par un coup dâĂtat. Des Ă©missaires de Calvo Sotelo, des gĂ©nĂ©raux acquis Ă lâidĂ©e dâun soulĂšvement, des monarchistes, et y compris JosĂ© Antonio Primo de Rivera, pressĂšrent Franco, dont lâadhĂ©sion apparaissait indispensable, de rallier ce putsch et de concourir Ă sa prĂ©paration. Mais ils se heurtĂšrent sinon Ă un refus, du moins Ă une rĂ©ponse ambiguĂ« ; Franco, peu enclin par tempĂ©rament Ă se dĂ©cider sans avoir la certitude de lâemporter, considĂ©rait le moment mal choisi et craignait que lâĂ©chec ne soit probable et ses consĂ©quences trĂšs graves pour lâavenir de lâEspagne[354] - [355].
En , les rumeurs insistantes sur la prĂ©paration dâun putsch militaire et sur la supposĂ©e participation de Franco Ă celui-ci vinrent Ă la connaissance du prĂ©sident du Conseil provisoire Manuel Portela, qui envoya Vicente Santiago Hodsson demander un entretien avec Franco ; celui-ci, Ă ce moment toujours chef dâĂ©tat-major, se montra une nouvelle fois Ă©vasif, lui dĂ©clarant quâil ne conspirerait pas tant que nâexisterait pas un « danger communiste en Espagne »[356].
Les Ă©lections du 16 fĂ©vrier 1936 furent remportĂ©es par le Front populaire. DĂ©daignant les partis centristes, les Ă©lecteurs sâĂ©taient polarisĂ©s entre les deux coalitions ennemies de droite et de gauche ; selon Guy Hermet, « les Espagnols nâavaient pas le souci primordial de la prĂ©servation des institutions rĂ©publicaines, et Ă©taient plus prĂ©occupĂ©s de solder les rancĆurs accumulĂ©es depuis 1931 »[357]. Franco aussi bien que Gil-Robles travaillĂšrent alors inlassablement, de maniĂšre coordonnĂ©e, Ă faire rĂ©voquer la dĂ©cision des urnes. Le , Ă trois heures et quart du matin, aussitĂŽt les rĂ©sultats connus, Gil-Robles se rendit au ministĂšre de lâIntĂ©rieur et, sâentretenant avec Portela, tenta de le convaincre de suspendre les garanties constitutionnelles et de dĂ©crĂ©ter la loi martiale. Il y parvint si bien que Portela consentit Ă proclamer lâĂ©tat dâalerte et tĂ©lĂ©phona Ă AlcalĂĄ Zamora pour solliciter lâautorisation dâimposer la loi martiale[358]. ParallĂšlement, Franco, cette mĂȘme nuit, appela au tĂ©lĂ©phone le gĂ©nĂ©ral Pozas, inspecteur gĂ©nĂ©ral de la Garde civile, pour tenter de faire proclamer lâĂ©tat de guerre afin de contenir des dĂ©sordres prĂ©visibles, mais son interlocuteur se montra opposĂ© Ă lâinitiative. Ensuite, il fit pression sur le ministre de la Guerre, le gĂ©nĂ©ral Molero, puis sur Portela pour faire proclamer la loi martiale et obliger Pozas Ă dĂ©ployer la Garde civile dans la rue[354].
Le lendemain, le gouvernement, rĂ©uni pour dĂ©battre de la proclamation de la loi martiale, proclama lâĂ©tat dâalerte pendant huit jours et habilita Portela Ă dĂ©crĂ©ter la loi martiale quand il le jugerait opportun. Franco, mettant Ă profit la connaissance quâil avait, en qualitĂ© de chef dâĂ©tat-major, des pouvoirs accordĂ©s Ă Portela, envoya des ordres aux diffĂ©rentes rĂ©gions militaires. Saragosse, Valence, Alicante et Oviedo proclamĂšrent lâĂ©tat de guerre, tandis que dâautres capitaineries se montraient indĂ©cises. Câest principalement parce que la Garde civile refusa de sâassocier au coup de force que celui-ci avorta. Devant lâĂ©chec, lorsque Franco vit enfin le chef de gouvernement dans la soirĂ©e, il joua habilement sur les deux plans. Dans les termes les plus courtois, Franco dit Ă Portela que, face au pĂ©ril que constituait un possible gouvernement de Front populaire, il lui offrait son appui et celui de lâarmĂ©e sâil se rĂ©solvait Ă rester au pouvoir[359]. Il ne voulait agir contre la lĂ©galitĂ© rĂ©publicaine quâen dernier recours. Quelques semaines aprĂšs la victoire du Front populaire, il adressa Ă Gil-Robles une lettre oĂč il martela une nouvelle fois sa dĂ©termination ainsi que son refus de sâassocier Ă un coup de force illĂ©gal[354].
Front populaire
Au lendemain des Ă©lections, Manuel Azaña fut nommĂ© prĂ©sident du Conseil. Si Azaña connaissait lâexistence du complot, sâil Ă©tait bien au courant de lâatmosphĂšre de conspiration qui existait dans la droite et dans quelques fractions de lâarmĂ©e, il nâen savait ni les dĂ©tails, ni exactement qui Ă©taient les conspirateurs, et nâattachait du reste pas grande importance Ă cette effervescence putschiste et tendait Ă la minimiser. Parmi les rares dispositions quâil prit pour y faire face, lâune consista Ă procĂ©der, dĂšs son troisiĂšme jour au pouvoir, Ă dâimportants changements dans la hiĂ©rarchie militaire afin dâĂ©loigner des centres du pouvoir les officiers supĂ©rieurs conservateurs et ceux des gĂ©nĂ©raux quâil considĂ©rait les plus enclins au pronunciamiento : le gĂ©nĂ©ral Mola, sur qui Azaña cependant croyait pouvoir encore compter, fut destituĂ© du commandement de lâarmĂ©e dâAfrique et expĂ©diĂ© Ă Pampelune, en Navarre, province Ă©cartĂ©e ; le gĂ©nĂ©ral Goded fut mutĂ© dans les Ăźles BalĂ©ares ; et Franco, quelques jours aprĂšs les Ă©lections, le , fut suspendu de ses fonctions de chef dâĂ©tat-major et nommĂ© en Ă©change commandant gĂ©nĂ©ral dans les Ăles Canaries[360] - [361] - [362].
Franco, trĂšs dĂ©pitĂ© par cette mutation, quâil interprĂ©ta comme un bannissement[363], eut un entretien avec Azaña et lui exposa quâune fonction adĂ©quate Ă Madrid lui permettrait de mieux servir le gouvernement en lâaidant Ă prĂ©server la stabilitĂ© de lâarmĂ©e, voire Ă Ă©viter des conspirations militaires. Franco devait maintenir cette attitude pendant encore un certain temps, en accord avec ses principes professionnels[364]. Il songea un moment Ă solliciter sa mise en disponibilitĂ©, en attendant que la situation se clarifie, et Ă voyager Ă lâĂ©tranger pendant une saison, pour Ă©chapper aux menaces des rĂ©volutionnaires qui exigeaient son incarcĂ©ration. Mais il finit par conclure que, dâune maniĂšre ou dâune autre, le service actif lui permettrait de se rendre plus utile[365].
Les Ă©lections avaient Ă©tĂ© invalidĂ©es dans les provinces de Grenade et de Cuenca. Comme il fallait refaire les Ă©lections dans ces deux circonscriptions, une coalition de droite envisageait de participer au scrutin partiel prĂ©vu pour le . Franco, pressĂ© par son beau-frĂšre, soit attirĂ© par lâaction politique soit voulant acquĂ©rir lâimmunitĂ© parlementaire, ou encore cherchant Ă se rapprocher de Madrid, demanda au prĂ©sident de la CEDA de figurer sur la liste de la coalition conservatrice, Ă titre dâ« indĂ©pendant ». Avec lâaccord de Gil-Robles et celui de la direction de la CEDA, celle-ci proposa Ă Franco sur les listes de Cuenca une place qui devait lui garantir de sortir Ă©lu. JosĂ© Antonio Primo de Rivera, figurant sur cette mĂȘme liste, fit opposition, car il considĂ©rait Franco comme insidieux, calculateur et peu fiable. Serrano Suñer fit le voyage aux Canaries, chargĂ©, supposĂ©ment, de convaincre Franco de se retirer ; le rĂ©sultat de ce dĂ©placement fut que Franco rĂ©tracta sa candidature[366] - [367]. Franco et JosĂ© Antonio nâavaient jamais Ă©tĂ© en trĂšs bons rapports, en particulier depuis que Franco avait fait capoter un projet putschiste imaginĂ© par le dirigeant phalangiste, en [368], et le refus de Primo de Rivera de partager avec Franco la mĂȘme liste Ă Cuenca sera la cause chez ce dernier dâun ressentiment envers le jeune politicien[369]. La fracture Ă©tait consommĂ©e entre la droite traditionnelle, Ă laquelle Franco se sentait appartenir, et le nĂ©ofascisme que la Phalange voulait instaurer en Espagne[370].
Conspiration
Dans les rumeurs de coup dâĂtat, qui avaient Ă©tĂ© incessantes dĂšs les dĂ©buts de la RĂ©publique, le nom de Franco Ă©tait revenu frĂ©quemment, nonobstant le soin quâil mettait Ă Ă©viter de verser dans la politique[371]. De fait, Franco avait Ă©tĂ© sollicitĂ© Ă participer Ă ces conspirations, mais se montrait toujours vellĂ©itaire et ambigu[372]. Les conjurĂ©s, qui avaient besoin de la participation de Franco, car celle-ci reprĂ©sentait lâassurance de lâintervention des troupes marocaines, Ă©lĂ©ment dĂ©cisif, et de lâadhĂ©sion de nombreux officiers, sâexaspĂ©raient des hĂ©sitations et rĂ©ticences de Franco, en particulier Sanjurjo, qui traita Franco de « coucou »[373]. En , lâindĂ©cision, les atermoiements et minauderies de Franco faisaient tellement enrager Emilio Mola et le groupe de conspirateurs de Pampelune quâils lâappelĂšrent en privĂ© « miss Islas Canarias 1936 »[374] - [375].
AprĂšs la victoire du Front populaire, ces menĂ©es conspiratrices, en se coagulant, commencĂšrent Ă prendre corps et Ă gagner en vigueur. Dans les premiers jours, le meneur en fut le gĂ©nĂ©ral Manuel Goded, rĂ©cemment mutĂ© aux BalĂ©ares. Son ancien poste Ă Madrid Ă©tait occupĂ© par le gĂ©nĂ©ral Ăngel RodrĂguez del Barrio, qui rĂ©unissait pĂ©riodiquement Ă Madrid un petit groupe de hauts gradĂ©s militaires, dont quelques-uns dĂ©jĂ Ă la retraite[376]. Ă cinq mois du putsch, aucun projet ne semble encore vraiment au point. Les efforts pour faire proclamer la loi martiale et annuler les Ă©lections ayant Ă©chouĂ©, les conspirateurs multipliaient les rĂ©unions oĂč Franco, informĂ© en permanence, Ă©tait Ă chaque fois invitĂ©[360]. Le , un jour avant de partir pour Tenerife, Franco assista Ă une rĂ©union avec des gĂ©nĂ©raux conservateurs dans le logis du courtier en bourse JosĂ© Delgado, dirigeant de la CEDA et ami de Gil-Robles. Sây trouvaient rassemblĂ©s entre autres les gĂ©nĂ©raux Mola, Fanjul, Varela et Orgaz, ainsi que le colonel ValentĂn Galarza, chef de lâUnion militaire espagnole[377]. Toutes les personnes prĂ©sentes sâentendirent pour former un comitĂ© ayant pour objectif de diriger lâ« organisation et la prĂ©paration dâun mouvement militaire qui Ă©vite la ruine et le dĂ©membrement de la patrie » et qui « sâenclencherait seulement au cas oĂč les circonstances le rendraient absolument nĂ©cessaire ». Le mouvement ne devait avoir aucune Ă©tiquette politique dĂ©terminĂ©e ; rien nâĂ©tait fixĂ© dâavance quant Ă la restauration ou non de la monarchie ni quant Ă lâadoption des positions des partis de droite ; la nature du rĂ©gime Ă Ă©tablir serait dĂ©cidĂ©e en temps voulu. Il fut arrĂȘtĂ© que le coup dâĂtat serait dirigĂ© par Sanjurjo, chef rebelle le plus ancien, Ă dĂ©faut dâĂȘtre le plus apte Ă diriger une insurrection militaire[376]. Franco, sans prendre aucun engagement ferme, sâĂ©tait bornĂ© Ă indiquer que tout pronunciamiento devrait ĂȘtre exempt de toute Ă©tiquette dĂ©terminĂ©e[377]. Ă ce moment-lĂ encore, il continuait Ă estimer quâil Ă©tait trop tĂŽt pour entreprendre avec quelque chance de rĂ©ussite une action contre le gouvernement, mais ne refusait pas le principe de sa participation en cas de nĂ©cessitĂ© absolue[360].
La famille Franco arriva aux Canaries le , puis sâembarqua pour Tenerife, oĂč un accueil peu aimable attendait Franco : les syndicats de gauche avaient dĂ©crĂ©tĂ© un jour de grĂšve gĂ©nĂ©rale pour protester contre sa venue dans lâĂźle et une manifestation lâaccueillit par des quolibets. Un corps de garde fut mis sur pied, qui, confiĂ© au cousin PacĂłn, escortait Franco et sa famille dans presque tous leurs dĂ©placements[360] - [378]. Il apparaĂźt certain que Franco Ă©tait surveillĂ©, son tĂ©lĂ©phone mis sur table dâĂ©coute et son courrier interceptĂ©, raison pour laquelle des messagers constituaient la seule maniĂšre pour lui de communiquer avec ses collĂšgues de la mĂ©tropole[379]. Franco gardait le contact avec Mola et Ă©tait mis au courant des progrĂšs de la conspiration par des communications secrĂštes[380].
En mĂ©tropole, les prĂ©paratifs du soulĂšvement suivaient leur cours sans lui. Les inimitiĂ©s personnelles prĂ©dominaient et paralysaient la concertation. Par exemple, Franco nâaimait pas le vieux gĂ©nĂ©ral Cabanellas, pressenti comme chef de la conspiration, car il Ă©tait franc-maçon[360]. Franco ne fut ni lâinspirateur, ni lâorganisateur du complot, ce rĂŽle ayant Ă©tĂ© tenu par Mola, surnommĂ© pour cela « le Directeur »[381]. Lâattitude circonspecte de Franco ne laissait de tarauder les officiers les plus engagĂ©s et les principaux conspirateurs se lassaient dĂ©jĂ de ce quâils appelaient sa « coquetterie ». Pourtant, Mola et dâautres conspirateurs nâenvisagĂšrent Ă aucun moment de se passer de Franco, rĂ©putĂ© indispensable au succĂšs du pronunciamiento, en raison du prestige dont il jouissait auprĂšs de la droite espagnole et dans lâarmĂ©e[360] - [380]. Contrairement Ă ce quâil affirmera plus tard, Franco ne faisait donc pas partie de la conspiration dĂšs mars, refusant pendant de longues semaines encore Ă sâengager, proclamant que le moment nâĂ©tait pas encore venu pour mener une action draconienne et irrĂ©vocable et que la situation pouvait encore se rĂ©soudre en Espagne[380]. En outre, il ne se faisait pas dâillusion sur lâissue dâune rĂ©bellion armĂ©e, quâil voyait comme une entreprise dĂ©sespĂ©rĂ©e avec une forte probabilitĂ© dâĂ©chec[380] ; jamais il nâavait imaginĂ© que le mouvement obtiendrait un succĂšs facile, et il Ă©tait persuadĂ© que lâaffaire serait longue[373]. Ce nâĂ©taient donc pas en premier lieu les scrupules qui tourmentaient Franco ; il jugeait seulement lâentreprise trop hasardeuse[382].
En avril, devant la vague de violences, de dĂ©sordres et de violations gĂ©nĂ©ralisĂ©es de la loi, une poignĂ©e de dĂ©cideurs militaires, pour la plupart Ă la retraite, se rĂ©unirent Ă Madrid. Donnant Ă leur groupe le nom de « junta de generales » (comitĂ© de gĂ©nĂ©raux), ils en confiĂšrent la direction Ă Mola. Celui-ci, Ă lâinstar dâautres officiers, Ă©tait obsĂ©dĂ© par le pĂ©ril communiste, terme utilisĂ© habituellement pour dĂ©signer la gauche rĂ©volutionnaire. Fin mai, Sanjurjo accepta dâassumer le rĂŽle dirigeant, jusque-lĂ confiĂ© Ă Mola, en vue de lâorganisation du soulĂšvement Ă venir. La rĂ©volte serait dĂ©clenchĂ©e au nom de la rĂ©publique, viserait Ă restaurer la loi et lâordre, et son unique mot dâordre serait « Vive lâEspagne ! ». AprĂšs mise sous tutelle de la gauche, le pays serait dans un premier temps gouvernĂ© par un directoire militaire, qui organiserait auprĂšs dâun Ă©lectorat prĂ©alablement expurgĂ© un plĂ©biscite sur le mode de gouvernement â rĂ©publique ou monarchie. La lĂ©gislation dâavant serait respectĂ©e, la propriĂ©tĂ© privĂ©e prĂ©servĂ©e, et lâĂglise et lâĂtat resteraient sĂ©parĂ©s[383]. Franco pour sa part, quoique monarchiste de formation et de tradition, se souciait assez peu du statut juridique de lâĂtat, et eĂ»t Ă©tĂ© disposĂ© Ă servir une rĂ©publique conservatrice et bourgeoise, dĂšs lors quâelle garantirait le maintien de lâordre public, la hiĂ©rarchie sociale, le rĂŽle de lâĂglise et la place de lâarmĂ©e dans la nation. Pour lâheure, Franco restait sur la rĂ©serve et Ă©ludait les propositions des conspirateurs ou les Ă©cartait fermement, au motif que le projet Ă©tait prĂ©maturĂ©, mal prĂ©parĂ©, que les esprits nâĂ©taient pas mĂ»rs etc.[366]
Dans un communiquĂ© du , Mola prĂ©cisa les stratĂ©gies pour lâinsurrection dans les diffĂ©rentes rĂ©gions militaires. Ă ce moment-lĂ encore, Franco se montra indĂ©cis. Le , un Ă©missaire des conspirateurs arriva aux Canaries pour sâassurer de sa participation et pour lâinciter Ă renoncer à « tant de prudence ». Le colonel YagĂŒe dit Ă Serrano Suñer que « la mesquine circonspection de Franco et son refus de courir des risques » le dĂ©sespĂ©rait[384]. Devant lâenthousiasme du gĂ©nĂ©ral Orgaz, Franco lui fit remarquer : « Tu te trompes vraiment, cela va ĂȘtre Ă©normĂ©ment difficile et trĂšs sanglant. Nous ne pouvons pas compter sur toute lâarmĂ©e, lâintervention de la Garde civile est considĂ©rĂ©e comme douteuse et beaucoup dâofficiers se mettront du cĂŽtĂ© de lâautoritĂ© constitutionnelle, quelques-uns parce que câest plus commode, dâautres, en raison de leurs convictions. Il ne faut pas oublier que le soldat qui se rebelle contre lâautoritĂ© constitutionnelle ne peut plus jamais se dĂ©dire ni se rendre, car il sera fusillĂ© sans autre forme de procĂšs »[385]. LâhypothĂšse de Franco concernant la loyautĂ© de lâarmĂ©e vis-Ă -vis de la RĂ©publique Ă ce moment-lĂ a pu ĂȘtre confirmĂ©e par des calculs faits par Mola Ă la mĂȘme date, selon lesquels pas plus de 12 % des officiers de lâarmĂ©e de terre auraient eu lâintention de se joindre au soulĂšvement[386].
Les plans de Mola se compliquaient de plus en plus et lâinsurrection ne se concevait dĂ©jĂ plus comme un coup dâĂtat, mais comme une insurrection militaire suivie dâune guerre civile minimale, dâune durĂ©e de quelques semaines, avec mise Ă contribution de quelques colonnes de troupes rebelles envoyĂ©es depuis les provinces et convergeant sur la capitale. En juin, Mola Ă©tait arrivĂ© Ă la conclusion que les garnisons de la PĂ©ninsule ne pouvaient pas Ă elles seules exĂ©cuter toute lâopĂ©ration et que lâinsurrection ne pouvait rĂ©ussir quâĂ condition de transfĂ©rer du Maroc la majeure partie des unitĂ©s dâĂ©lite, ce que Franco lui-mĂȘme avait toujours considĂ©rĂ© indispensable[386]. Franco se vit offrir le commandement de ces forces, et fin juin, paraissait vouloir participer. Pour le transporter rapidement des Canaries vers le Maroc espagnol, on conçut alors le plan de louer un avion privĂ©[387].
Au cours de ces mĂȘmes mois, la situation sociale nâavait cessĂ© de sâaggraver. Il y eut une flambĂ©e du chĂŽmage et les difficultĂ©s Ă mettre en Ćuvre les rĂ©formes du nouveau gouvernement frustraient les attentes quâavait fait naĂźtre la victoire du Front populaire. Les affrontements de rue se multipliaient et le gouvernement se rĂ©vĂ©la incapable de maintenir lâordre public. La Phalange pour sa part sâappliquait Ă crĂ©er un climat de terreur. Phalangistes et anarchistes pratiquaient lâ« action directe », et une fureur assassine, Ă laquelle lâĂ©poque ajoutait Ă prĂ©sent une dimension suicidaire, sâemparait des anarchistes et des paysans pauvres[388] - [389], pendant que socialistes et communistes, dĂ©liĂ©s de la responsabilitĂ© gouvernementale, pratiquaient une surenchĂšre dĂ©magogique[390]. La situation Ă©tait marquĂ©e par de multiples violations de la loi, attaques de la propriĂ©tĂ© privĂ©e, violences politiques, vagues de grĂšve massives, dont beaucoup Ă©taient violentes et destructrices, occupations illĂ©gales Ă grande Ă©chelle de terres dans le sud, vagues dâincendies volontaires, nombreuses destructions de la propriĂ©tĂ© privĂ©e, fermetures arbitraires dâĂ©coles catholiques, mises Ă sac dâĂ©glises et de biens ecclĂ©siastiques dans certaines zones, par la gĂ©nĂ©ralisation de la censure, par des milliers dâarrestations arbitraires, par lâimpunitĂ© pour les actions criminelles du Front populaire, par la manipulation et politisation de la justice, par la dissolution arbitraire des organisations de droite, par la coercition et les menaces lors des Ă©lections Ă Cuenca et Grenade, par une recrudescence notable de la violence politique, se soldant par un bilan de plus de 300 morts. En outre, le gouvernement dĂ©crĂ©ta, en lâabsence dâĂ©lections, la prise de contrĂŽle de nombre de gouvernements locaux ou de province dans une bonne partie du pays. Il rĂ©gnait un climat prĂ©rĂ©volutionnaire dâanarchie, de non droit et de violence croissante[391]. La haine et la peur de lâadversaire prirent possession des esprits tant Ă gauche quâĂ droite. Lâinaction du gouvernement face Ă la violence et le catastrophisme de la presse et des dirigeants de droite alimentaient la panique des classes moyennes et supĂ©rieures devant la menace communiste[392]. En rĂ©alitĂ©, la rĂ©publique Ă©tait morte dĂšs , la gauche ayant montrĂ© alors son mĂ©pris pour la lĂ©galitĂ© constitutionnelle, et la droite sa soif dâune rĂ©pression impitoyable[393]. DĂšs avant les Ă©lections de , ces partis avaient proclamĂ© quâils ne se conformeraient pas au verdict des urnes sâil leur Ă©tait dĂ©favorable[394].
De crainte de transformer sans nĂ©cessitĂ© lâarmĂ©e en ennemi, le gouvernement suspendit provisoirement les purges dans le haut commandement, se rappelant que dans les quatre annĂ©es prĂ©cĂ©dentes sâĂ©taient produites quatre insurrections rĂ©volutionnaires et que, si un nouveau soulĂšvement devait survenir, seule lâarmĂ©e serait Ă mĂȘme de le neutraliser. Dâautre part, ne doutant pas que toutes les rĂ©formes dĂ©cisives avaient Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es dans les forces armĂ©es, le gouvernement crut pouvoir dĂ©sormais considĂ©rer lâarmĂ©e comme un tigre de papier, incapable de jouer un rĂŽle politique dâenvergure, et sâimaginait ĂȘtre Ă lâabri dâune rĂ©bellion militaire[387]. Les rumeurs de la conspiration durent parvenir aux oreilles du gouvernement, mais celui-ci, comme en ce qui concernait la violence, tendait constamment Ă minimiser les dangers menaçant la rĂ©publique et sâabstenait de faire preuve enfin de la fermetĂ© nĂ©cessaire[395]. Sây ajoutait que certains secteurs de la gauche, y compris la faction modĂ©rĂ©e dâIndalecio Prieto, affirmaient depuis des mois la nĂ©cessitĂ© dâune guerre civile, et depuis quelques semaines, le mouvement socialiste de Largo Caballero tentait de prĂ©cipiter une rĂ©bellion militaire[396]. Socialistes et anarchistes croyaient quâune victoire dĂ©cisive nâĂ©tait possible aux travailleurs que par le moyen dâune insurrection armĂ©e, qui ne pourrait se concrĂ©tiser que sous la forme dâune rĂ©sistance Ă une contre-rĂ©volution militaire[397] ; tous Ă©taient convaincus quâils rĂ©ussiraient Ă Ă©craser une telle contre-rĂ©volution par une grĂšve gĂ©nĂ©rale, laquelle, dans la foulĂ©e, les porterait au pouvoir[396]. Le gouvernement de Casares Quiroga sâattendait Ă une rĂ©volte militaire Ă tout moment depuis le , voire lâappelait de ses vĆux, persuadĂ© quâil Ă©chouerait comme la sanjurjade de 1932, et montrait donc peu de zĂšle Ă la prĂ©venir, car il escomptait que cela lui permettrait de « nettoyer » lâarmĂ©e et de renforcer ainsi la position du gouvernement[396]. Azaña Ă©crira que le soulĂšvement militaire Ă©tait une « conjoncture favorable » que lâon pouvait « mettre Ă profit pour trancher les nĆuds que les procĂ©dures normales du temps de paix nâavaient pas permis de dĂ©nouer et pour rĂ©soudre radicalement certaines questions que la rĂ©publique gardait en suspens »[398].
Franco, feignant la correction vis-Ă -vis du gouvernement, eut lâobligeance de mettre Azaña en garde contre le malaise et le mĂ©contentement au sein de lâarmĂ©e[399]. Il envoya le en ce sens une lettre Ă Casares Quiroga, y affirmant que les officiers et sous-officiers nâĂ©taient pas hostiles Ă la RĂ©publique, et sâoffrant Ă remĂ©dier Ă cette situation[381] ; il y pressait le gouvernement de se laisser conseiller par des gĂ©nĂ©raux qui, « exempts de passions politiques », se souciaient des inquiĂ©tudes et prĂ©occupations de leurs subordonnĂ©s face aux graves problĂšmes de la Patrie[400]. Cette lettre, trĂšs diversement interprĂ©tĂ©e, que Casares Quiroga du reste laissa sans rĂ©ponse, Ă©tait selon Paul Preston « un chef-dâĆuvre dâambiguĂŻtĂ©. Il y Ă©tait insinuĂ© clairement que si Casares cĂ©dait le commandement Ă Franco, il pourrait dĂ©jouer les conspirations. Dans cette phase, Franco aurait assurĂ©ment prĂ©fĂ©rĂ© ce quâil considĂ©rait, lui, comme rĂ©tablir lâordre, avec lâapprobation lĂ©gale du gouvernement, au lieu de tout risquer dans un coup dâĂtat »[401].
Fin , les prĂ©paratifs du pronunciamiento Ă©taient presque terminĂ©s, et il restait seulement Ă conclure un accord avec les carlistes et Ă sâassurer de la participation de Franco. YagĂŒe et Francisco Herrera, ami personnel de Gil-Robles, furent missionnĂ©s de convaincre Franco de venir les rejoindre, et probablement Franco avait-il, vers la fin juin, donnĂ© quelques gages, car le , Herrera arriva Ă Pampelune afin dâobtenir lâaval de Mola au projet de louer un avion pour transporter Franco des Canaries vers le Maroc. Lâengagement de Franco nâimpliquait pour lui Ă ce moment-lĂ quâun rĂŽle de second plan parmi les conspirateurs : aprĂšs le soulĂšvement, Sanjurjo deviendrait chef de lâĂtat, Mola occuperait une haute fonction politique, de mĂȘme que les civils Calvo Sotelo et Primo de Rivera, Fanjul serait capitaine gĂ©nĂ©ral de Madrid, et Goded de Barcelone ; Ă Franco, on rĂ©servait la charge de Haut Commissaire du Maroc[402].
Le , Mola donna son agrĂ©ment au plan de location dâun avion, pour lequel le financier Juan March, installĂ© Ă Biarritz, Ă©mit un chĂšque en blanc le . Lâavion, un Dragon Rapide, fut pris en location Ă Londres et dĂ©colla le , pilotĂ© par le Britannique William Henry Bebb, qui dĂšs le se tint prĂȘt Ă Casablanca, attendant le jour du pronunciamiento. Mais Franco, toujours dubitatif, envoya le lendemain Ă Mola un communiquĂ© chiffrĂ© faisant Ă©tat dâune « gĂ©ographie peu Ă©tendue » â ce qui signifiait en clair quâil ne sâengageait pas dans le projet â, par lequel donc il faisait part de son dĂ©sistement, au motif que le moment du pronunciamiento, qui ne pouvait sâappuyer sur un nombre de soutiens suffisant[403], nâĂ©tait pas venu encore et quâil nây Ă©tait pas prĂȘt. Ce message, que lâon fit suivre Ă Madrid, parvint Ă Mola le 13 tard dans la soirĂ©e et provoqua, outre la colĂšre de Mola, aussi une grande consternation, car des messages avaient dĂ©jĂ Ă©tĂ© envoyĂ©s aux militaires du Maroc leur enjoignant de commencer la rĂ©bellion le 18. En rĂ©action, Mola modifia certaines instructions, et ordonna que, dĂšs lâinsurrection dĂ©clenchĂ©e, le gĂ©nĂ©ral Sanjurjo sâenvole du Portugal vers le Maroc pour y prendre le commandement des forces du Protectorat[391] - [403].
Dans la nuit du 12 au , JosĂ© Calvo Sotelo, pour certains historiens le cerveau civil de la conspiration, fut assassinĂ© Ă Madrid par des membres de la Garde d'assaut (fidĂšle Ă la rĂ©publique). Quelques heures auparavant, leur commandant, le lieutenant Castillo, qui avait griĂšvement blessĂ© un militant de droite, avait Ă©tĂ© tuĂ© par balles Ă Madrid. AussitĂŽt, des gardes dâassaut se rendirent au ministĂšre de lâIntĂ©rieur exigeant lâautorisation de mettre en dĂ©tention une sĂ©rie de dirigeants conservateurs, dont Gil-Robles et Calvo Sotelo, alors que ceux-ci, en leur qualitĂ© de dĂ©putĂ©s, jouissaient de lâimmunitĂ© parlementaire. Ce nonobstant, le ministre de lâIntĂ©rieur leur donna, en violation de la loi, un mandat dâarrĂȘt en bonne et due forme. Gil-Robles se trouvait alors ĂȘtre absent de Madrid, mais Calvo Sotelo fut apprĂ©hendĂ© illĂ©galement par un escadron hĂ©tĂ©roclite de gardes dâassaut, de policiers hors service et de divers activistes socialistes et communistes, puis assassinĂ© en reprĂ©sailles de lâassassinat de Castillo, et abandonnĂ© Ă lâentrĂ©e du cimetiĂšre de lâEst[404] - [373] - [405].
Le gouvernement sâabstint toutefois de prendre les mesures qui sâimposaient, et les auteurs du meurtre soit plongĂšrent dans la semi-clandestinitĂ©, soit se pavanaient avec arrogance. La seule rĂ©action du gouvernement fut dâarrĂȘter deux cents militants de droite, sans rien entreprendre pour protĂ©ger les modĂ©rĂ©s et les conservateurs[396]. La nouvelle de cet assassinat provoqua lâindignation gĂ©nĂ©rale, et des fractions de la droite, se montrant particuliĂšrement actives, appelĂšrent Ă la rĂ©bellion militaire comme unique moyen de rĂ©tablir lâordre. De nombreux indĂ©cis se joignirent alors Ă la conspiration, et dans lâaprĂšs-midi, Indalecio Prieto rendit visite Ă Casares Quiroga pour lui demander au nom des socialistes et des communistes de distribuer des armes aux travailleurs face Ă la menace de pronunciamiento, ce que Casares refusa[406].
Le , Mola reçut un nouveau message de Franco lui communiquant sa dĂ©cision de se joindre Ă la conspiration. Lâhistorien Alberto Reig Tapia note : « Il est Ă©vident que le , le gĂ©nĂ©ral Franco ne se distingua pas par son esprit rebelle ou par sa rĂ©solution, circonstance que ses hagiographes se sont mis en devoir de passer dĂ»ment sous silence. [âŠ] Si Franco se souleva, ce nâĂ©tait pas parce que la situation Ă©tait devenue insupportable, mais parce quâil comprit quâil nây avait plus dâalternative »[406]. En 1960, Franco affirma dans un discours que sans cet assassinat, qui dĂ©cida beaucoup dâhĂ©sitants, le soulĂšvement nâaurait jamais reçu lâappui nĂ©cessaire des militaires[396]. En particulier, la capacitĂ© des tueurs politiques Ă agir sous le couvert de lâĂtat dissipa les scrupules des derniers indĂ©cis[404]. La situation limite, toujours Ă©voquĂ©e par Franco comme seul Ă©lĂ©ment pouvant justifier une rĂ©volte armĂ©e, avait fini par se produire. Ă ce moment, il Ă©tait mĂȘme moins dangereux de se rebeller que de ne pas se rebeller. Il communiqua Ă Mola son engagement total dans la cause et pressait les autres de dĂ©clencher le soulĂšvement au plus tĂŽt. Il donna des instructions Ă son cousin PacĂłn pour quâil prenne un passage pour sa femme et sa fille sur un navire allemand en partance pour Le Havre, de façon Ă les Ă©carter du danger[407].
Coup dâĂtat
Le , lâavion affrĂ©tĂ© Ă Londres se posa Ă Gando, sur la Grande Canarie[408]. AprĂšs lâatterrissage, Franco devait, sans Ă©veiller les soupçons dâun gouvernement en alerte, quitter sa rĂ©sidence de Tenerife et se rendre sur lâĂźle voisine pour prendre place dans lâavion. TrĂšs opportunĂ©ment, Ă deux jours de la date du soulĂšvement, le commandant militaire de la Grande Canarie, le gĂ©nĂ©ral Balmes, pĂ©rit dâun coup de feu (accidentel ou non) dans lâabdomen[409] - [410] - [404] - [411], ce qui permit Ă Franco de se saisir du prĂ©texte dâassister aux funĂ©railles pour prendre le bateau en compagnie de sa femme, de sa fille, de PacĂłn et dâautres officiers de sa confiance, et de se transporter Ă la Grande Canarie, oĂč il arriva Ă Las Palmas le lendemain . Franco assista Ă lâenterrement, puis procĂ©da aux derniers prĂ©paratifs du soulĂšvement, qui devait avoir lieu le [412].
Au Maroc, de crainte que le complot ne soit dĂ©couvert, et sur la foi de rumeurs portant que les conspirateurs allaient ĂȘtre interpellĂ©s, les lĂ©gionnaires et les tabors indigĂšnes avaient avancĂ© leur mouvement dâune journĂ©e, sans attendre Franco[413], et câest donc dĂšs lâaprĂšs-midi du que le soulĂšvement fut dĂ©clenchĂ© en Afrique. Le Ă quatre heures du matin, on vint rĂ©veiller Franco pour lui communiquer que les garnisons de Ceuta, de Melilla et de TĂ©touan sâĂ©taient soulevĂ©es avec succĂšs. Dans la mĂȘme matinĂ©e, Franco, aprĂšs avoir embarquĂ© son Ă©pouse et sa fille Ă destination de la France, monta vers deux heures de lâaprĂšs-midi Ă bord du Dragon Rapide, qui lâemporta au Maroc[414].
Le Dragon Rapide fit escale Ă Agadir et Ă Casablanca, oĂč Franco partagea la mĂȘme chambre que lâavocat et journaliste Luis BolĂn. Ce dernier rapporte que dans leur chambre commune Franco se rĂ©pandit en paroles, Ă©voquant tour Ă tour la liquidation de lâEmpire, les erreurs de la RĂ©publique, lâambition dâune Espagne plus grande et plus juste ; manifestement, Franco Ă©tait animĂ© par le besoin de sauver la patrie[415]. Le jour suivant, , de grand matin, lâavion sâenvola pour TĂ©touan, capitale du Protectorat et siĂšge du commandement de lâarmĂ©e dâAfrique[414], oĂč, arrivĂ© Ă 7 h 30 du matin, Franco fut reçu avec enthousiasme par les insurgĂ©s et oĂč il parcourut les rues envahies de gens clamant « Vive lâEspagne ! Vive Franco ! ». Il rĂ©digea un discours, diffusĂ© ensuite par les radios locales, dans lequel il prĂ©sentait comme assurĂ©e la victoire du coup dâĂtat (« lâEspagne a Ă©tĂ© sauvĂ©e ») et terminait en disant : « Foi aveugle, ne jamais douter, Ă©nergie ferme, sans atermoiements, parce que la Patrie lâexige. Le mouvement entraĂźne tout sur son passage et il nâest point de force humaine qui puisse le contenir »[416]. Il Ă©tait escomptĂ© que la nouvelle que Franco assumait la direction de lâinsurrection en Afrique entraĂźnerait, dans la mĂ©tropole, les officiers indĂ©cis Ă se joindre au pronunciamiento et remonterait considĂ©rablement le moral des rebelles[417].
Le Protectorat tomba intĂ©gralement sous la domination des insurgĂ©s entre les 17 et . Dans la soirĂ©e du 18, les rebelles entreprirent de se rendre maĂźtres de SĂ©ville, ce qui fit comprendre Ă Casares Quiroga que tous ses calculs avaient Ă©tĂ© faux. Vers dix heures du soir, le gouvernement Casares dĂ©missionna en bloc[418]. Manuel Azaña, enclin Ă tenter dâabord de trouver une solution de compromis, convainquit vers minuit Diego MartĂnez Barrio, chef du plus modĂ©rĂ© des partis du Front populaire, de former, en excluant la CEDA du cĂŽtĂ© droit et les communistes du cĂŽtĂ© gauche, un gouvernement centriste propice Ă la conclusion dâun accord avec les insurgĂ©s. Le vers quatre heures du matin, croyant quâil serait encore possible dâĂ©viter la guerre civile, MartĂnez Barrio prit contact avec les commandants militaires rĂ©gionaux, dont la plupart ne sâĂ©taient pas encore soulevĂ©s en armes, pour les requĂ©rir de ne pas rompre le rang et leur promettre un nouveau gouvernement de conciliation entre la droite et la gauche ; en vue de celui-ci, il proposait un accord large, offrant notamment de cĂ©der dâimportants ministĂšres, comme celui de lâIntĂ©rieur et de la Guerre, Ă des militaires. Les entretiens tĂ©lĂ©phoniques de MartĂnez Barrio rĂ©ussirent Ă faire avorter lâinsurrection militaire Ă Valence et Ă Malaga, mais Ă©chouĂšrent Ă convaincre la plupart des principaux hauts commandants rebelles[419] - [420]. En particulier, MartĂnez Barrio prit langue avec Mola, lequel Ă©carta tout possibilitĂ© de rĂ©conciliation et rĂ©pliqua quâil Ă©tait dĂ©jĂ trop tard, attendu que les insurgĂ©s avaient jurĂ© de ne plus faire marche arriĂšre une fois la rĂ©bellion lancĂ©e, et quâil Ă©tait sur le point de dĂ©crĂ©ter la loi martiale Ă Pampelune et dâengager les garnisons du Nord dans le soulĂšvement[421].
Vers sept heures du matin le lendemain, une vaste et violente manifestation se mit en marche rĂ©unissant les caballĂ©ristes, les communistes, et mĂȘme lâaile la plus radicale du parti dâAzaña. Peu aprĂšs, MartĂnez Barrio, Ă©puisĂ©, remit sa dĂ©mission[422].
Le gouvernement avait calculĂ©, Ă tort, que la plus grande partie de lâarmĂ©e resterait loyale Ă la rĂ©publique et que la rĂ©bellion serait donc facile Ă Ă©craser. Le , il apparut que lâinsurrection sâĂ©tait Ă©tendue Ă toutes les casernes du Nord, et rien ne permettait dâaffirmer que les troupes restĂ©es loyales seraient suffisantes en effectifs pour la neutraliser. Azaña dĂ©signa un nouveau cabinet ministĂ©riel, avec Ă sa tĂȘte JosĂ© Giral. Celui-ci dĂ©cida de ne pas sâappuyer seulement sur les unitĂ©s loyales de lâarmĂ©e et sur les forces de sĂ©curitĂ©, mais annonça bientĂŽt quâil se proposait dâ« armer le peuple » et de dissoudre les unitĂ©s militaires rebelles. En rĂ©alitĂ©, il arma uniquement les mouvements rĂ©volutionnaires organisĂ©s, dĂ©cision propre Ă garantir une guerre civile Ă grande Ă©chelle[423].
Guerre civile
Ătat de situation au lendemain du coup dâĂtat
Quand Franco arriva Ă TĂ©touan le matin du , lâinsurrection sâĂ©tait dĂ©jĂ Ă©tendue Ă la plupart des garnisons du nord de lâEspagne. Quelques unitĂ©s ne se rebellĂšrent pas avant les 20 et , et dâautres ne rejoindront jamais le soulĂšvement. Les insurgĂ©s sâĂ©taient emparĂ©s dâun peu plus du tiers de lâEspagne, et il apparaissait exclu de prendre dans l'immĂ©diat le contrĂŽle du reste du territoire[424]. Au Maroc, Franco pouvait sâappuyer sur une armĂ©e de terre insurgĂ©e et dâores et dĂ©jĂ victorieuse, et Mola, fort du soutien des miliciens carlistes, nâavait rencontrĂ© aucune rĂ©sistance en Navarre. De mĂȘme, Burgos, Salamanque, Zamora, SĂ©govie et Ăvila sâĂ©taient soulevĂ©s sans rencontrer dâopposition. Valladolid tomba Ă son tour aprĂšs quâa Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© par des gĂ©nĂ©raux rebelles le chef de la VIIe rĂ©gion militaire, le gĂ©nĂ©ral Molero, et Ă©crasĂ©e la rĂ©sistance des cheminots socialistes. En Andalousie, Cadix tomba le lendemain du soulĂšvement grĂące Ă lâarrivĂ©e de forces venues dâAfrique ; et SĂ©ville, Cordoue et Grenade firent allĂ©geance au camp des insurgĂ©s, une fois Ă©crasĂ©e, de façon sanglante, la rĂ©sistance ouvriĂšre.
Ainsi, au lendemain du coup dâĂtat, une zone nationaliste, faite de territoires disjoints, faisait face Ă une Espagne rĂ©publicaine, Ă peine entamĂ©e par les empiĂštements rebelles. Les deux tiers du territoire espagnol Ă©taient restĂ©s du cĂŽtĂ© du gouvernement, avec les provinces les plus importantes par leur population et par leur Ă©conomie, la Catalogne, le Levant, lâessentiel de lâAndalousie, lâEstrĂ©madure, le Pays basque, la presque totalitĂ© de la rĂ©gion des Asturies Ă lâexception dâOviedo, toute la rĂ©gion de Madrid, la quasi-totalitĂ© des grandes villesâ Madrid, Barcelone, Valence, Bilbao, Malaga, oĂč le soulĂšvement Ă©choua et oĂč les ouvriers avaient marchĂ© contre leurs autoritĂ©s hĂ©sitantes, sâĂ©taient emparĂ©s des armes et avaient repoussĂ© les insurgĂ©s â, et les principaux centres de production industrielle et de ressources financiĂšres[425] - [426] - [427]. Les miliciens de Madrid, aprĂšs avoir Ă©touffĂ© le soulĂšvement dans la capitale, firent mouvement sur TolĂšde pour lui faire Ă©chec dans cette ville Ă©galement.
LâarmĂ©e, avec ses quelque 130 000 soldats cantonnĂ©s dans la mĂ©tropole, et la Garde civile, force de 30 000 hommes environ, Ă©taient divisĂ©es presque Ă parts Ă©gales entre insurgĂ©s et Ă©lĂ©ments restĂ©s fidĂšles Ă la RĂ©publique. Cet apparent Ă©quilibre cependant penchait au bĂ©nĂ©fice des insurgĂ©s, compte tenu de lâarmĂ©e dâAfrique, parfaitement Ă©quipĂ©e et seule partie de lâarmĂ©e espagnole Ă avoir Ă©tĂ© trempĂ©e sur le champ de bataille[428] - [429]. CâĂ©tait surtout une rĂ©bellion des officiers du cadre moyen, des rangs intermĂ©diaires, et des plus jeunes. Sur les 11 hauts commandants les plus importants, seuls trois, dont Franco, ralliĂšrent la rĂ©bellion, de mĂȘme que ne lâavaient fait que 6 des 24 gĂ©nĂ©raux de division en service actif, dont Franco encore (le dernier gĂ©nĂ©ral de division Ă sâunir Ă la conspiration), Goded, Queipo de Llano et Cabanellas, et seulement 1 sur les 7 hauts commandants de la Garde civile, mais ce pourcentage tendait Ă sâĂ©lever considĂ©rablement au fur et Ă mesure quâon descendait dans la hiĂ©rarchie. Plus de la moitiĂ© des officiers dâactive se trouvaient dans la zone rĂ©publicaine, encore que beaucoup aient essayĂ© de passer de lâautre cĂŽtĂ©. Dans la marine et dans les forces aĂ©riennes, la situation Ă©tait beaucoup moins favorable pour les rebelles, la gauche gardant le contrĂŽle sur prĂšs des deux tiers des vaisseaux de guerre et de la majoritĂ© des pilotes militaires, avec le gros des avions[426] - [430]. Une rĂ©bellion sâĂ©tait produite, sous lâune ou lâautre forme, dans 44 des 51 garnisons de lâarmĂ©e espagnole[431] - [426], pour la plupart par le fait dâofficiers affiliĂ©s Ă lâUnion militaire espagnole[432]. LâĂ©lĂ©ment clef capable dâexpliquer la rĂ©ussite ou lâĂ©chec du soulĂšvement dans les diffĂ©rentes zones est la position adoptĂ©e par la Garde civile et la Garde d'assaut : lĂ oĂč ces corps Ă©taient restĂ©s aux cĂŽtĂ©s de la RĂ©publique, le soulĂšvement Ă©chouait[433].
MĂȘme au Maroc, la situation des nationalistes Ă©tait difficile : la rĂ©publique bĂ©nĂ©ficiait du concours des sous-officiers de la marine, qui empĂȘchaient les troupes insurgĂ©es de traverser le dĂ©troit et de dĂ©barquer en Espagne. Sans la lenteur de rĂ©action du gouvernement, renĂąclant Ă distribuer des armes au peuple, comme le rĂ©clamaient les syndicats, la vigueur de la rĂ©action populaire aurait pu en faire un Ă©chec total[425]. Le gouvernement, par son indĂ©cision face au soulĂšvement, se vit bientĂŽt dĂ©bordĂ© par le spontanĂ©isme rĂ©volutionnaire des anarchistes et des socialistes, qui sans dĂ©lai affrontĂšrent les insurgĂ©s. Cette rĂ©action rĂ©solue, qui surprit les putschistes, fera avorter le coup dâĂtat, y compris dans des zones oĂč ceux-ci avaient escomptĂ© sa rĂ©ussite. Ce fut le cas notamment de Barcelone, oĂč officiait le gĂ©nĂ©ral Goded, et qui Ă©tait lâun des bastions de la conspiration. Lâeffet paradoxal du soulĂšvement fut que dans les zones oĂč le putsch avait Ă©chouĂ©, une rĂ©volution sociale Ă©clata, câest-Ă -dire quâeut lieu ce que justement cherchaient Ă Ă©viter les rebelles par leur soulĂšvement[434]. Mais en mĂȘme temps, les forces populaires se montraient suspicieuses envers les chefs militaires restĂ©s fidĂšles, compromettant ainsi les chances du gouvernement dâen finir rapidement avec la rĂ©bellion avant que lâarmĂ©e du Maroc ne parvienne Ă franchir le dĂ©troit de Gibraltar[426].
Les rapports entre Franco et Queipo de Llano Ă©taient empreints dâune rancĆur mutuelle, Queipo dĂ©testant Franco comme individu, et Franco se mĂ©fiant de Queipo en raison de sa prĂ©coce adhĂ©sion Ă la RĂ©publique[435]. De fait, câest Franco qui sera finalement prĂ©fĂ©rĂ© comme dirigeant, Queipo de Llano et Mola, anciens rĂ©publicains, suscitant de vives rĂ©serves chez ceux qui finançaient le coup dâĂtat, Ă savoir le banquier Juan March et Juan Ignacio Luca de Tena, le trĂšs riche directeur du journal monarchiste ABC, qui faisaient office dâintermĂ©diaires entre monarchistes et milieux financiers et Ćuvraient au rĂ©tablissement de la royautĂ©. Selon AndrĂ©e Bachoud, « les conservateurs, et mĂȘme les Allemands, prĂ©fĂ©raient Ă tout autre dirigeant ce petit gĂ©nĂ©ral silencieux qui, catholique et notoirement monarchiste, connaissait tout le monde et ne semblait avoir partie liĂ©e avec personne »[436]. De plus, Franco, malgrĂ© sa rĂ©serve, exerçait un trĂšs fort ascendant sur ses camarades[437].
Bien que le putsch eĂ»t en partie Ă©chouĂ©, les gĂ©nĂ©raux insurgĂ©s se montraient optimistes, certains, comme Orgaz, croyant que la victoire du coup dâĂtat nâĂ©tait quâune question dâheures, ou tout au plus de quelques jours. Mola pensait, aprĂšs lâĂ©chec Ă Madrid, que la victoire serait retardĂ©e de plusieurs semaines, câest-Ă -dire le temps nĂ©cessaire pour accomplir une opĂ©ration oĂč Madrid serait prise en tenaille par les forces du Nord et par les troupes dâAfrique venant du sud. Franco Ă©tait lâun des gĂ©nĂ©raux les plus proches de la rĂ©alitĂ© ; mais mĂȘme ainsi, il Ă©tait dâun optimisme excessif en conjecturant que la consolidation ne serait pas obtenue avant septembre[438].
Le , Franco accorda un entretien au journaliste amĂ©ricain Jay Allen, oĂč il dĂ©clara : « Je sauverai lâEspagne du marxisme Ă nâimporte quel prix » ; et, Ă la question du mĂȘme journaliste : « Cela signifie-t-il quâil faudra tuer la moitiĂ© de lâEspagne ? », il rĂ©pliqua : « Je rĂ©pĂšte : quel quâen soit le prix »[439]. Le journal ABC de SĂ©ville, ce mĂȘme mois dâaoĂ»t, reproduisait la proclamation suivante de Franco : « Ceci est un mouvement national, espagnol et rĂ©publicain qui sauvera lâEspagne du chaos dans lequel on cherche Ă la plonger. Ce nâest pas le mouvement de dĂ©fense de certaines personnes dĂ©terminĂ©es ; au contraire, il a plus particuliĂšrement en vue le bien-ĂȘtre des classes ouvriĂšres et des humbles »[440].
Le , il fit hisser Ă SĂ©ville le vieux drapeau de la monarchie proscrit par la RĂ©publique[441], alors que le soulĂšvement avait Ă©tĂ© dĂ©clenchĂ© sous la devise « Sauver la rĂ©publique » et dans le but premier de restaurer la loi et lâordre. Les commandants de rĂ©gion Ă©taient quasi unanimes sur ces prĂ©alables et promettaient que toute la lĂ©gislation sociale « valide » de la RĂ©publique (ce qui signifiait essentiellement les rĂšglements pris antĂ©rieurement au ) serait respectĂ©e, de mĂȘme que le programme politique originel de Mola stipulait un respect absolu envers lâĂglise catholique, mais aussi le maintien de la sĂ©paration de lâĂglise et de lâĂtat[442]. BientĂŽt, les insurgĂ©s se dĂ©signĂšrent eux-mĂȘmes par « nationaux » (nacionales, mais ils seront couramment appelĂ©s nationalistes dans la presse Ă©trangĂšre), affirmant par lĂ leur patriotisme et leur respect de la tradition et de la religion, et sâassurant ainsi rapidement du soutien populaire, en particulier dans une bonne partie des classes moyennes, ainsi que dans la population catholique en gĂ©nĂ©ral[443]. Les insurgĂ©s percevaient dans la guerre civile un affrontement entre « lâEspagne vĂ©ritable » et lâ« anti-Espagne », entre « les forces de la lumiĂšre » et les « forces des tĂ©nĂšbres »[444], et nommeront « Croisade » le soulĂšvement et la guerre civile subsĂ©quente[445].
Le dĂ©clenchement de la guerre permit de donner libre cours aux haines qui avaient couvĂ© pendant de longues annĂ©es. Dans la zone rĂ©publicaine, les rĂ©volutionnaires sâattelĂšrent Ă assassiner tous ceux quâils identifiaient comme ennemis. En particulier, curĂ©s et moines furent persĂ©cutĂ©s, et dans les grandes villes se gĂ©nĂ©ralisaient les promenades (paseos), euphĂ©misme pour dĂ©signer les exĂ©cutions extrajudiciaires. Dans la zone rebelle, la haine se conjuguait Ă des considĂ©rations de stratĂ©gie ; YagĂŒe, aprĂšs avoir pris Badajoz et procĂ©dĂ© dans la foulĂ©e Ă une rĂ©pression fĂ©roce, qui avait coĂ»tĂ© la vie Ă des milliers de personnes, fit devant un journaliste le commentaire suivant : « Naturellement que nous les avons tuĂ©s, quâest-ce que vous supposez ? Que jâallais emmener 4 000 prisonniers rouges dans ma colonne, alors quâil me fallait avancer contre la montre ? Ou que jâallais les laisser en arriĂšre-garde pour que Badajoz redevienne rouge ? »[446] - [note 1]. DĂšs le premier jour, la haine Ă©tait palpable dans les proclamations des insurgĂ©s. Queipo de Llano, le jour mĂȘme du coup dâĂtat, dĂ©clara sur Radio Sevilla : « Les Maures couperont la tĂȘte aux communistes et violeront leurs femmes. Les canailles qui auront encore la prĂ©tention de rĂ©sister seront abattues comme des chiens »[447].
Aussi le dĂ©but de lâinsurrection entraĂźna-t-il le dĂ©but des jugements et exĂ©cutions sommaires. Quelques jours avant le soulĂšvement, Mola avait dĂ©jĂ donnĂ© ses instructions : « Il faut avertir les timides et les hĂ©sitants que celui qui nâest pas avec nous est contre nous, et quâil sera traitĂ© comme ennemi. Pour les camarades qui ne sont pas camarades, le mouvement victorieux sera inexorable »[448]. Les gĂ©nĂ©raux Batet, Campins, Romerales, Salcedo, Caridad Pita, NĂșñez de Prado, ainsi que le contre-amiral Azarola et dâautres furent fusillĂ©s pour ne pas avoir ralliĂ© le soulĂšvement. Dans la zone rĂ©publicaine, les gĂ©nĂ©raux Goded, FernĂĄndez Burriel, Fanjul, GarcĂa-Aldave, Milans del Bosch et Patxot furent exĂ©cutĂ©s pour sâĂȘtre soulevĂ©s contre lâĂtat[449] - [450]. Quand Franco arriva Ă TĂ©touan, son cousin germain Ricardo de la Puente Bahamonde, commandant de lâaĂ©rodrome, devait ĂȘtre fusillĂ© pour sâĂȘtre tenu aux cĂŽtĂ©s de la RĂ©publique et pour avoir sabotĂ© les appareils sous sa garde ; Franco, feignant dâĂȘtre malade, cĂ©da le commandement afin quâun autre que lui pĂ»t signer lâordre dâexĂ©cution[415] - [451].
Franco à Tétouan face au blocus naval républicain
Entre-temps, Franco Ă©prouvait des difficultĂ©s Ă transfĂ©rer ses troupes vers la PĂ©ninsule, car la flotte de guerre, dont la quasi-totalitĂ© des vaisseaux opĂ©rationnels demeura fidĂšle au gouvernement de Madrid, empĂȘchait, au moins jusquâau , tout mouvement depuis le Maroc[436] - [452] et permit au gouvernement de bloquer et de bombarder le littoral du Protectorat. Le seul moyen de transporter des troupes vers lâautre rive du dĂ©troit passait par les airs, mais Franco ne disposait que de sept petits avions surannĂ©s, quâil avait dĂ©jĂ utilisĂ©s pour faire passer Ă SĂ©ville quelques dizaines de lĂ©gionnaires afin de prĂȘter main-forte Ă Queipo de Llano, qui avait emportĂ© la ville sur un coup dâaudace. Cependant, il lui Ă©tait indispensable de pouvoir se reposer sur une force aĂ©rienne plus puissante, donc sur lâappui Ă©tranger, ce pour quoi Franco sâadressa aussitĂŽt Ă lâItalie et Ă lâAllemagne[453] - [454]. Certes, dĂšs avant son arrivĂ©e Ă TĂ©touan, lâon avait rĂ©ussi Ă transporter par mer plusieurs centaines dâhommes vers Cadix â facteur dĂ©cisif pour la prise de la ville â et vers Algesiras ; bientĂŽt cependant, les Ă©quipages des navires s'Ă©taient mutinĂ©s et le transport de troupes dut ĂȘtre limitĂ© Ă ce que permettaient les petites felouques marocaines. D'autre part, le gĂ©nĂ©ral KindelĂĄn, fondateur de lâaviation espagnole et participant du soulĂšvement, avait proposĂ© Ă Franco de transporter ses troupes par les airs et avait mis sur pied un pont aĂ©rien, qui toutefois n'avait pas suffi encore Ă transporter les plus de 30 000 hommes des troupes africaines[455] - [428].
Se retrouvant donc pour lâheure bloquĂ© Ă TĂ©touan avec ses troupes, et en attendant les moyens matĂ©riels de gagner la PĂ©ninsule, Franco se voua au travail de propagande, notamment par voie de radio, moyen quâil utilisera abondamment tout au long de sa vie. Ses premiers discours dĂ©notent des orientations politiques encore vagues, oĂč lâarmĂ©e, « creuset des aspirations populaires », Ă©tait investie dâun rĂŽle capital. Il y promettait que le Mouvement veillerait « au bien-ĂȘtre des classes ouvriĂšres et modestes, et Ă celui de la classe moyenne sacrifiĂ©e »[456]. Sa dĂ©claration Ă la radio de TĂ©touan du se terminait par un « Vive lâEspagne et la RĂ©publique ! », attestant que les rebelles se gardaient alors, dâun commun accord, de prendre quelque position que ce soit sur la nature juridique du rĂ©gime quâils entendaient Ă©tablir[457]. Les rĂ©fĂ©rences religieuses Ă©taient Ă©galement absentes ou presque[458].
Lâune des premiĂšres actions de Franco aprĂšs son arrivĂ©e Ă TĂ©touan fut donc de demander lâaide internationale. Par le Dragon Rapide, il dĂ©pĂȘcha Luis BolĂn dâabord Ă Lisbonne, pour informer Sanjurjo, puis en Italie, pour sâassurer de lâappui de ce pays et nĂ©gocier lâacquisition dâavions de combat[459]. Le , le marquis de Luca de Tena et le mĂȘme BolĂn eurent une entrevue avec Mussolini Ă Rome. Peu de jours plus tard, le , le premier escadron de bombardiers italiens Pipistrello arriva en Espagne[460].
Franco dĂ©cida de demander aussi lâaide de lâAllemagne et dĂ©pĂȘcha des Ă©missaires, qui finirent par obtenir une entrevue avec Hitler[436] - [461], laquelle eut lieu Ă Bayreuth le et rĂ©unissait Hitler, Goering, et deux reprĂ©sentants nazis au Maroc, porteurs dâune lettre de Franco, qui exposait la situation au , faisait le point des maigres ressources disponibles, et demandait une aide technique, essentiellement du matĂ©riel dâaviation, payable dans un dĂ©lai non prĂ©cisĂ©. Dans les trois heures, aprĂšs que les rĂ©ticences allemandes, provoquĂ©es par lâimpĂ©cuniositĂ© des rebelles espagnols, se soient dissipĂ©es aprĂšs lâinvocation de la lutte commune contre le pĂ©ril communiste, Hitler dĂ©cida de doubler, sous lâĂ©tiquette dâopĂ©ration Feu magique (Unternehmen Zauberfeuer, par rĂ©fĂ©rence Ă Wagner), son aide en expĂ©diant vingt avions au lieu des dix sollicitĂ©s (avions du modĂšle Junkers Ju-52/3m), Ă crĂ©dit il est vrai. Cet appui, au demeurant fort modeste, donnera le coup dâenvoi Ă lâinternationalisation de la guerre dâEspagne[462] - [463] - [464] - [465]. Lâaide fut acheminĂ©e secrĂštement par le biais de deux entreprises privĂ©es crĂ©Ă©es tout exprĂšs Ă cette fin. C'est donc par le truchement de Franco et Ă son initiative que lâaide allemande et italienne parvint au camp nationaliste[466] - [467] - [468].
Ă la fin de la premiĂšre semaine dâaoĂ»t, Franco avait pu prendre rĂ©ception de quinze avions Juncker 52, six vieux chasseurs Henschel, neuf bombardiers S.81 italiens et douze chasseurs FIAT CR.32, et dâautres armes et Ă©quipements[469], en partie payĂ©s par le banquier Juan March[453]. Un pont aĂ©rien put alors ĂȘtre organisĂ© entre le Maroc et lâEspagne, permettant de transporter 300 hommes chaque jour. ParallĂšlement, lâaviation pilonna la flotte rĂ©publicaine qui contrĂŽlait le dĂ©troit de Gibraltar[470]. La capacitĂ© de transport continuant dâĂȘtre insuffisante, Franco, qui avait attendu le moment opportun pour pouvoir transporter les troupes par mer, prit la dĂ©cision en ce sens le , dĂšs quâune couverture aĂ©rienne satisfaisante eut Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e. Ă cette date, pendant que la force aĂ©rienne italienne neutralisait la rĂ©sistance de la marine rĂ©publicaine, Franco rĂ©ussit Ă transfĂ©rer 8 000 soldats et divers Ă©quipements par le dĂ©nommĂ© Convoi de la victoire, malgrĂ© le blocus de la flotte rĂ©publicaine et les rĂ©ticences de ses collaborateurs[471] - [453]. Le lendemain, lâAllemagne se joignit Ă la couverture aĂ©rienne italienne en envoyant six chasseurs Heinkel He 51 et 95 pilotes et mĂ©caniciens volontaires de la Luftwaffe. Ă partir de ce jour, les rebelles recevront de façon rĂ©guliĂšre des armements et des munitions de la part de Hitler et de Mussolini[472]. Les navires de transport rebelles traversaient Ă prĂ©sent le dĂ©troit de Gibraltar Ă intervalles rĂ©guliers et le transport aĂ©rien gagna lui aussi en ampleur. Dans les trois mois suivants, 868 vols transporteront prĂšs de 14 000 hommes, 44 piĂšces dâartillerie et 500 tonnes dâĂ©quipement, opĂ©ration militaire innovante qui contribua Ă rehausser le prestige de Franco[473]. Vers la fin de septembre, le blocus Ă©tait complĂštement rompu, et 21 000 hommes et 350 tonnes de matĂ©riel avaient Ă©tĂ© transportĂ©s par la seule voie aĂ©rienne[474] - [475]. Franco sâĂ©tait sans doute avisĂ© que les Ă©quipages des vaisseaux rĂ©publicains avaient refusĂ© dâobĂ©ir Ă leurs officiers et les avaient massacrĂ©s ; la flotte rĂ©publicaine, dĂ©sorganisĂ©e, ne serait donc pas capable de sâopposer au transbordement de ses troupes. Selon Bennassar, « ce ne sont donc pas les avions italiens et allemands qui ont pour lâessentiel permis la traversĂ©e du dĂ©troit ; ils ont Ă©tĂ© utiles, sans plus »[457].
Le survint un Ă©vĂ©nement crucial pour la future accession de Franco au poste de chef dâĂtat. Ă Estoril, lâavion qui devait transporter Sanjurjo Ă Pampelune, trop lourdement chargĂ© (Sanjurjo ayant en effet embarquĂ© une forte malle renfermant uniformes et mĂ©dailles dans la perspective de son entrĂ©e solennelle dans Madrid), sâĂ©crasa peu aprĂšs le dĂ©collage. Sanjurjo, qui aurait dĂ» diriger le coup dâĂtat, pĂ©rit carbonisĂ©[476] - [477] - [382]. Paradoxalement, sa mort fut un coup de chance pour le Mouvement national, vu quâelle laissa la voie libre deux mois plus tard Ă un commandant en chef plus jeune et plus capable. Il est douteux que Sanjurjo eĂ»t possĂ©dĂ© la capacitĂ© nĂ©cessaire pour remporter la victoire dans une Guerre civile longue, cruelle et complexe[478].
Depuis la mort de Sanjurjo, le morcellement de la zone nationaliste avait fait Ă©merger trois chefs : Queipo de Llano sur le front andalou, Mola Ă Pampelune, et Franco Ă TĂ©touan. Mola avait crĂ©Ă© le le ComitĂ© de dĂ©fense nationale (Junta de Defensa Nacional), composĂ© de lui-mĂȘme et des sept commandants principaux de la zone nationaliste du nord, et prĂ©sidĂ© en thĂ©orie par le vieux gĂ©nĂ©ral Miguel Cabanellas, ancien dĂ©putĂ© du Parti radical, centriste et franc-maçon, que son anciennetĂ© dĂ©signait Ă la prĂ©sidence, mais dans les faits par le gĂ©nĂ©ral DĂĄvila[462]. Franco ne faisait pas partie de la Junta, mais le 25, celle-ci reconnut son rĂŽle fondamental et le nomma gĂ©nĂ©ral en chef de lâarmĂ©e du Maroc et du Sud de lâEspagne, câest-Ă -dire commandant du contingent le plus important de lâarmĂ©e nationaliste[478]. Queipo de Llano, Franco et Mola se concertaient, tout en disposant chacun dâune certaine autonomie[462]. DĂšs le dĂ©but, Franco avait agi comme un chef de premier plan du Mouvement, et nullement en subordonnĂ© rĂ©gional, adressant des ordres aux commandants du sud et dĂ©pĂȘchant ses reprĂ©sentants directement Ă Rome et Ă Berlin[478].
Stabilisation des positions nationalistes en Andalousie et marche sur Madrid
Le franchissement du dĂ©troit de Gibraltar par les troupes africaines fut cause dâun certain dĂ©couragement dans la zone rĂ©publicaine, oĂč lâon avait gardĂ© le souvenir de la brutale action rĂ©pressive de ces troupes lors de la rĂ©volution des Asturies en . Ce transfert de troupes, difficile gageure que Franco avait su soutenir avec brio, lui avait permis de consolider les positions rebelles dans le sud de lâEspagne[479], ce qui Ă©tait un succĂšs tant sur le plan diplomatique que militaire[470].
Le , Franco sâenvola pour SĂ©ville et installa son quartier-gĂ©nĂ©ral dans le luxueux Palais de Yanduri mis Ă sa disposition. De lĂ , il entreprit avec Queipo de Llano la conquĂȘte du territoire andalou, ainsi que celle de lâEstrĂ©madure. Ses objectifs Ă©taient dâopĂ©rer la jonction avec la zone nord contrĂŽlĂ©e par Mola, puis de sâemparer de la capitale[480]. DĂšs que la situation dans lâouest de lâAndalousie eut Ă©tĂ© suffisamment stabilisĂ©e, on put organiser dâabord deux premiĂšres colonnes dâassaut, fortes chacune de 2000 Ă 2500 hommes, puis une troisiĂšme colonne, de quelque 15 000 hommes. Ces colonnes, composĂ©es de lĂ©gionnaires et de troupes indigĂšnes et placĂ©es sous le commandement de Juan YagĂŒe, alors lieutenant-colonel, se mirent en marche le Ă travers lâEstrĂ©madure en direction du nord et de Madrid et parvinrent Ă avancer de 80 kilomĂštres dans les premiers jours[479] - [475]. La dĂ©fense de Madrid accaparait une grande partie des forces rĂ©publicaines ; les milices que rencontraient sur la route de Madrid les troupes aguerries de Franco nâĂ©taient pas de taille Ă leur rĂ©sister[480]. GrĂące Ă la supĂ©rioritĂ© aĂ©rienne que leur apportaient les aviations italienne et allemande, les troupes rebelles prirent Ă peu de frais nombre de villages et de villes situĂ©es sur le chemin de SĂ©ville Ă Badajoz. Les miliciens de gauche et tous ceux suspectĂ©s de sympathiser avec le Front populaire furent vouĂ©s Ă une extermination systĂ©matique. Ă Almendralejo, un millier de prisonniers, dont une centaine de femmes, furent fusillĂ©s[479]. En une semaine Ă peine, la colonne rebelle progressa de 200 kilomĂštres ; la rapide avancĂ©e des troupes du Maroc faisait merveille en rase campagne face Ă des milices mal commandĂ©es, indisciplinĂ©es et sans expĂ©rience[481].
Sur le front nord en revanche, aprĂšs une semaine de combats, lâavance de Mola vers Madrid sâĂ©tait enlisĂ©e. Ses troupes et milices de volontaires, dĂ©passĂ©es en nombre par lâadversaire, manquaient de munitions. Mola en vint mĂȘme Ă envisager une retraite sur une position dĂ©fensive le long du fleuve Duero. Franco insista quâil ne se retire pas, ni ne cĂšde la moindre parcelle de territoire, lâun de ses principes de base tout au long du conflit. Mola rĂ©ussit Ă garder sa position, mais ne put pousser plus avant[469].
Le , les trois colonnes de YagĂŒe sâemparĂšrent de MĂ©rida, puis, le , entraient Ă Badajoz pour dĂ©gager la frontiĂšre avec le Portugal ami[458]. Dans la ville, le combat ne dura que 36 heures, au terme desquelles la plupart des combattants de la ville, au nombre de prĂšs de 2000, furent fusillĂ©s sur la Plaza de Toros par les troupes maures. Ce carnage, qui sera appelĂ© le massacre de Badajoz, jeta le discrĂ©dit davantage sur Franco, responsable de lâensemble des opĂ©rations, que sur YagĂŒe, son exĂ©cutant[480] - [458] - [475]. Il sâagissait, en accord avec la stratĂ©gie de Franco, de dĂ©truire physiquement lâennemi rĂ©publicain, de sang-froid[482]. Ce type dâexactions allait se rĂ©pĂ©ter tout au long du conflit, et lâĂ©tat de guerre sera proclamĂ© dans chaque ville conquise. Du reste, la rĂ©probation internationale laissait Franco de marbre[480]. Paul Preston note que la terreur que rĂ©pandait lâavancĂ©e des Maures et des lĂ©gionnaires fut une des meilleures armes des nationalistes lors de leur marche sur Madrid. Ătant donnĂ© la discipline de fer avec laquelle Franco dirigeait les opĂ©rations militaires, il est peu probable, estime Preston, que lâusage de la terreur eĂ»t Ă©tĂ© en lâespĂšce un simple Ă -cĂŽtĂ© spontanĂ© de la guerre, passĂ© inaperçu de Franco[479]. Selon AndrĂ©e Bachoud :
« La marche victorieuse de ses hommes sĂšme la terreur. Les mĂ©thodes du chef militaire nâont pas changĂ© depuis la guerre du Maroc ou la rĂ©pression des Asturies. VolontĂ© dĂ©libĂ©rĂ©e dâun chef de marquer les esprits, et la volontĂ© dĂ©jĂ exprimĂ©e lors des premiĂšres campagnes marocaines que la nĂ©gociation ou le pardon donnent Ă lâennemi une chance de refaire ses forces et de reprendre lâavantage. Ce type de raisonnement nâappartient pas aux seules troupes de Franco : la violence sâexerce partout avec la mĂȘme frĂ©nĂ©sie, jamais rĂ©primĂ©e ni condamnĂ©e dans ces bataillons dirigĂ©s par des officiers qui nâont dâautre expĂ©rience que la guerre en Afrique. Les guerres coloniales leur ont enseignĂ© la primautĂ© de la loi du plus fort sur le respect des hommes. Ils ne changeront pas de mĂ©thodes sur le territoire national. [âŠ] Il est certain que le commandement unique nâexiste pas encore et quâil est difficile dâimposer un comportement Ă des hommes placĂ©s sous commandements multiples ; il est non moins certain quâaucun responsable militaire ne se prĂ©occupe de donner des consignes de modĂ©ration ; les massacres font partie dâun ordre des choses acceptĂ© et jamais regrettĂ©[483]. »
Les difficultĂ©s quâavait Ă©prouvĂ©es YagĂŒe pour sâemparer de Badajoz incitĂšrent lâItalie et lâAllemagne Ă amplifier leur aide Ă Franco. Mussolini dĂ©pĂȘcha une armĂ©e de volontaires, le Corpo Truppe Volontarie (CTV), composĂ©e de quelque 2 000 Italiens et intĂ©gralement motorisĂ©e, et Hitler un escadron de professionnels de la Luftwaffe (la 2JG/88), avec environ 24 avions.
Par la discipline des troupes, face Ă lâabsence dâunitĂ© de commandement dans le camp rĂ©publicain, les rebelles des deux zones, nord et sud, rĂ©ussirent Ă opĂ©rer leur jonction dĂ©but septembre. La situation initiale avait donc Ă©tĂ© renversĂ©e ; au mois dâoctobre, lâouest de lâEspagne, Ă lâexception des zones cĂŽtiĂšres du Nord, formait un territoire dâun seul tenant sous domination nationaliste. De plus en plus, Franco se comportait comme le chef en titre de lâinsurrection. Il rĂ©tablit lâusage du drapeau bicolore sang et or sans requĂ©rir le consentement de ses pairs. Il dĂ©tourna Ă son bĂ©nĂ©fice la sympathie de lâimmense cohorte monarchiste et traditionaliste, tout en marquant ses distances vis-Ă -vis des gesticulations fascistes[484] - [485]. Le seul Ă jouir dâune reconnaissance internationale, il Ă©tait le destinataire de lâaide Ă©trangĂšre et le chef des forces de combat dĂ©cisives. Si Mola acceptait en gĂ©nĂ©ral ses initiatives, ses relations avec Queipo de Llano dans le sud restaient plus tendues[475].
Le , Franco transfĂ©ra son quartier-gĂ©nĂ©ral vers le palais des Golfines de Arriba Ă CĂĄceres[486] - [487], oĂč il crĂ©a un embryon de gouvernement, ce que nâavaient fait ni Mola ni Queipo de Llano[488]. En faisaient partie : son frĂšre NicolĂĄs, secrĂ©taire politique brouillon, chargĂ© des questions politiques ; JosĂ© Sangroniz, assistant pour les affaires extĂ©rieures ; MartĂnez Fuset, conseiller juridique, chargĂ© de la justice militaire ; et MillĂĄn-Astray, chef de la propagande. Il avait Ă ses cĂŽtĂ©s lâinĂ©vitable PacĂłn, quelques vieux compagnons dâAfrique, KindelĂĄn, chargĂ© de lâaĂ©ronautique, et Luis BolĂn, responsable de la propagande. Juan March, qui faisait figure de trait-dâunion entre Franco et le monde des entreprises, jouait Ă©galement un rĂŽle de premier plan. Viendront bientĂŽt le rejoindre Serrano Suñer et son frĂšre RamĂłn, qui ne tardera pas Ă renier ses convictions antĂ©rieures. Franco avait ainsi reconstituĂ© autour de lui son univers familier[489] - [488] - [490].
Le , les troupes de Franco sâemparĂšrent de Talavera de la Reina. La fĂ©rocitĂ© des troupes maures Ă Badajoz Ă©tant arrivĂ©e Ă la connaissance du public, une partie de la population sâenfuit de la ville, de mĂȘme quâune partie des miliciens rĂ©publicains avant mĂȘme de prĂ©senter bataille. Le , les colonnes arrivĂšrent Ă Maqueda, Ă quelque 80 km de Madrid.
Ă ce moment, Franco Ă©tait dĂ©jĂ passĂ© au-dessus des autres chefs nationalistes, y compris Mola, tandis que Cabanellas, le prĂ©sident de la Junta, nâĂ©tait guĂšre plus quâun symbole dans la structure politique et militaire. En mĂȘme temps, les commandants nationalistes des diffĂ©rentes zones avaient gardĂ© une considĂ©rable autonomie[491]. Franco avait renforcĂ© ses rapports avec Rome et Berlin, rĂ©ceptionnant tous les approvisionnements italiens et une bonne part de ceux allemands, pour ensuite les redistribuer aux unitĂ©s du Nord. Les trois gouvernements amis qui soutenaient les militaires â Italie, Allemagne, Portugal â le considĂ©raient comme le chef principal. Le , il sâenvola pour la premiĂšre fois Ă Burgos, siĂšge de la Junta, pour planifier et coordonner la campagne militaire avec le gĂ©nĂ©ral du Nord, Mola, qui se montra ouvert et coopĂ©ratif[487].
Entre-temps, dans le Protectorat, les lieutenants de Franco avaient conclu une entente avec les chefs indigĂšnes, ce qui permit au camp nationaliste de faire du Maroc un copieux rĂ©servoir de volontaires musulmans, dont lâeffectif devait atteindre les 60 ou 70 mille hommes[492].
Levée du siÚge de l'alcazar de TolÚde
Ă Maqueda, presque aux portes de Madrid, Franco dĂ©via une partie de ses troupes vers TolĂšde pour y dĂ©sencercler lâAlcazar, assiĂ©gĂ© par les rĂ©publicains. Cette dĂ©cision controversĂ©e, qui laissa aux rĂ©publicains le loisir de renforcer les dĂ©fenses de Madrid, lui vaudra un grand succĂšs personnel de propagande. LâAlcazar Ă©tait un foyer de rĂ©sistance nationaliste oĂč dans les premiers jours du soulĂšvement un millier de gardes civils et de phalangistes Ă©taient allĂ©s se retrancher avec femmes et enfants, et dâoĂč ils opposaient Ă leurs assaillants une rĂ©sistance dĂ©sespĂ©rĂ©e. AprĂšs les avoir libĂ©rĂ©s le , les partisans de Franco sâappliquĂšrent Ă transfigurer cette opĂ©ration en lĂ©gende, confortant encore la position de Franco parmi les chefs rebelles. Sa photo le montrant aux cĂŽtĂ©s de JosĂ© MoscardĂł et de Varela occupĂ© Ă parcourir les ruines de lâAlcazar, et fort Ă©mu tandis quâil serrait les survivants dans ses bras, fera le tour du monde et lui servira Ă se faire reconnaĂźtre comme le chef de lâinsurrection militaire[493] - [494].
Le choix stratĂ©gique de donner la prioritĂ© aux assiĂ©gĂ©s de lâAcadĂ©mie militaire de TolĂšde au dĂ©triment de Madrid a Ă©tĂ© critiquĂ©e, mais Franco Ă©tait pleinement conscient du retard que causerait cette dĂ©cision[495]. Il voulut profiter de lâeffet quâaurait sur son prestige le sauvetage de lâAlcazar, Ă un moment oĂč Ă©tait dĂ©battue lâopportunitĂ© dâune direction militaire unique et oĂč les gĂ©nĂ©raux nationalistes devaient prendre une dĂ©cision dĂ©finitive sur lâunification du commandement militaire, et par extension, sur la nature du pouvoir politique qui allait ĂȘtre instaurĂ© dans la zone nationaliste, pouvoir politique dont Franco aspirait Ă devenir le dĂ©positaire[496] - [497] ; la raison politique lui avait dictĂ© de dĂ©livrer les hĂ©ros assiĂ©gĂ©s de TolĂšde et dâapparaĂźtre de la sorte comme leur libĂ©rateur[477]. En outre, la ville, longtemps capitale impĂ©riale de lâEspagne, Ă©tait sur le plan symbolique un enjeu essentiel. Dâautres auteurs y ont perçu la manifestation du machiavĂ©lisme de Franco et la dĂ©cision mĂ»rement rĂ©flĂ©chie de prolonger la guerre pour avoir le temps dâasseoir dĂ©finitivement son pouvoir[498] : la prise de Madrid aurait Ă©tĂ© trop prĂ©coce et nâaurait pas permis dâĂ©craser totalement lâadversaire ; pour atteindre cet objectif, il fallait que la guerre durĂąt[499]. Si donc Franco sâattachait bien Ă organiser la victoire de son camp, il allait le faire sans hĂąte excessive, car il lui fallait laisser mĂ»rir son prestige et asseoir son pouvoir[500]. La prise de Madrid fin septembre eĂ»t sans doute signifiĂ© la fin de la guerre, rendant dĂšs lors inutile de crĂ©er un commandement unique ; le Directoire des gĂ©nĂ©raux aurait sans doute dĂ» sans tarder rĂ©soudre le problĂšme de la nature de lâĂtat, avant que Franco eĂ»t obtenu la position privilĂ©giĂ©e quâil souhaitait[501].
Dâautres auteurs dĂ©montent lâargument selon lequel Franco aurait commis une erreur opĂ©rationnelle trĂšs grave en retardant dâune semaine la marche sur Madrid. Certes, au dĂ©but dâoctobre, Madrid nâavait pas de dĂ©fenses fortes et aurait pu ĂȘtre prise facilement, avant que la situation militaire ne change une semaine aprĂšs, quand les armes et les spĂ©cialistes militaires soviĂ©tiques Ă©taient entrĂ©s en action en nombre significatif[502]. Cependant, il apparaĂźt douteux quâune avancĂ©e rĂ©solue sur Madrid dĂšs septembre, avec les flancs peu protĂ©gĂ©s, avec une logistique faible, et en dĂ©daignant totalement les autres fronts, aurait permis Ă Franco de sâemparer rapidement de la capitale et de mettre ainsi un point final Ă la Guerre civile. En pratique, il Ă©tait improbable que Franco adopte une stratĂ©gie aussi audacieuse, car elle allait Ă lâencontre de ses principes et de ses habitudes[503]. Le retard dâun mois ne sâexplique pas uniquement par la libĂ©ration de lâalcazar, mais aussi, et principalement, par les ressources limitĂ©es des nationalistes ; Ă la fin de septembre, Franco, qui devait affecter des renforts Ă dâautres fronts qui menaçaient de succomber, ne pouvait pas sâappuyer sur une concentration de troupes suffisante. Au surplus, lâĂ©lection de Franco par la Junta de Defensa nâĂ©tait en rĂ©alitĂ© nullement conditionnĂ©e par la libĂ©ration de lâalcazar[504]. Enfin, en donnant, au dĂ©triment de lâassaut contre Madrid, la prioritĂ© Ă la conquĂȘte de la zone rĂ©publicaine nord, enclavĂ©e, qui possĂ©dait la majeure partie de lâindustrie lourde, les mines de charbon et de fer, une population qualifiĂ©e et la principale industrie dâarmement, Franco faisait basculer lâĂ©quilibre des forces en sa faveur[505].
Comité de défense nationale
Avec la mort accidentelle de Sanjurjo, le soulĂšvement se trouva dĂ©capitĂ©, et les Ă©checs de Goded Ă Barcelone et de Fanjul Ă Madrid avaient laissĂ© le gĂ©nĂ©ral Mola sans compĂ©titeurs dans la course au statut de chef de lâinsurrection[506] - [382]. Le , Mola crĂ©a une Junta de Defensa Nacional composĂ©e de sept membres et dirigĂ©e par Miguel Cabanellas, et dans laquelle Franco ne figurait pas encore. Ce nâest que le que Franco fut admis dans la Junta, câest-Ă -dire au moment oĂč les premiĂšres unitĂ©s dâAfrique avaient franchi le dĂ©troit de Gibraltar et oĂč Franco avait nouĂ© des relations privilĂ©giĂ©es avec lâItalie et avec lâAllemagne. Dans les nĂ©gociations pour obtenir lâaide italienne, câest Franco qui avait pris lâinitiative et qui les avait menĂ©es Ă bonne fin. Mussolini et son ministre des Affaires extĂ©rieures Ciano avaient une indĂ©niable prĂ©fĂ©rence pour Franco, au dĂ©triment de Mola. En Allemagne Ă©galement, câest avec Franco que se multipliaient les contacts, Franco ayant la chance de bĂ©nĂ©ficier de lâappui de nazis actifs rĂ©sidant au Maroc[507]. Le , dans une conversation tĂ©lĂ©phonique, Mola et Franco sâĂ©taient accordĂ©s quâil nâĂ©tait pas efficace de doublonner les efforts pour obtenir de lâaide internationale, et Mola avait depuis lors cĂ©dĂ© Ă Franco le soin dâentretenir les relations avec ceux qui dĂ©jĂ Ă©taient leurs alliĂ©s et, par lĂ mĂȘme, la supervision des fournitures de matĂ©riel[508].
La composition de la Junta de defensa reflĂ©tait la division des insurgĂ©s. Elle comprenait quatre officiers opportunistes ou mal dĂ©finis politiquement, les gĂ©nĂ©raux Mola et DĂĄvila, et les colonels Montaner et Moreno. Elle comptait deux monarchistes dans sa composition initiale, avec Saliquet et Ponte. Le gĂ©nĂ©ral Cabanellas dĂ©plaisait Ă lâextrĂȘme droite en raison de son rĂ©publicanisme et de son appartenance Ă la franc-maçonnerie. La division se compliqua encore par la suite, dâabord par lâinclusion de Franco le , puis par celle des gĂ©nĂ©raux Queipo de Llano (rĂ©publicain) et dâOrgaz (monarchiste) le [509]. Dans ce contexte de discorde, il apparut vite que la Junte Ă©tait incapable de donner sa cohĂ©rence Ă une coalition aussi disparate, moins encore de crĂ©er un Ătat nouveau face Ă lâappareil rĂ©publicain. Ce ComitĂ©, oĂč les dirigeants militaires de la rĂ©bellion, Ă lâexclusion de tout civil, dĂ©cidaient sur un pied dâĂ©galitĂ©, ne dĂ©tenait pas lâautoritĂ© suffisante pour mettre fin Ă lâindĂ©pendance de fait dont jouissaient ses membres, gĂ©ographiquement dispersĂ©s et se comportant chacun comme le maĂźtre absolu de leur territoire respectif conquis par les armes. Le , faute dâaccord vĂ©ritable, ils sâĂ©taient rĂ©signĂ©s Ă confier la prĂ©sidence Ă leur doyen dâĂąge, le gĂ©nĂ©ral Cabanellas[510].
Franco bĂ©nĂ©ficiait comme Goded dâune popularitĂ© supĂ©rieure Ă celle de ses collĂšgues, et bien que sa candidature fĂ»t dĂ©fendue par ses camarades monarchistes, induits en erreur sur ses intentions, Franco nâĂ©tait liĂ© Ă aucun clan et se posait comme lâhomme de la sagesse et du juste milieu. Sâil ne figurait pas vraiment comme lâun des membres fondateurs de la conjuration[511], il avait sauvĂ© ses collĂšgues dâun enlisement qui aurait pu leur ĂȘtre fatal, et apparaissait bien placĂ© pour sâimposer ensuite comme leur arbitre providentiel[512]. Ă partir de septembre (câest-Ă -dire passĂ© seulement deux mois), il figurait dĂ©jĂ comme le plus solide des candidats pour diriger le soulĂšvement. Le , Franco prit une initiative dont il est permis de dĂ©duire quâil envisageait dĂ©jĂ cette Ă©ventualitĂ© et qui probablement contribua Ă consolider davantage encore sa position : sans sâĂȘtre concertĂ© avec Mola, Franco adopta, lors dâune cĂ©rĂ©monie publique solennelle cĂ©lĂ©brĂ©e Ă SĂ©ville, le drapeau rouge et or, de sorte quâultĂ©rieurement, la Junta, Ă qui Franco avait forcĂ© la main par cette initiative, ne put quâentĂ©riner officiellement cette banniĂšre[513]. Par cette initiative, Franco sâassura le soutien des monarchistes, alors que deux semaines seulement auparavant, Mola avait crĂ»ment Ă©conduit Jean de Bourbon, lâhĂ©ritier de la couronne, quand celui-ci voulut se joindre au soulĂšvement[514]. Franco pouvait compter Ă ce moment sur un groupe de militaires â nommĂ©ment KindelĂĄn, NicolĂĄs Franco, Orgaz, YagĂŒe et MillĂĄn-Astray â disposĂ©s Ă manĆuvrer pour lâĂ©lever au poste de commandant en chef et de chef de lâĂtat[515].
Le fut constituĂ© le premier gouvernement unifiĂ© du Front populaire, prĂ©sidĂ© par le socialiste Francisco Largo Caballero, dont vinrent faire partie deux mois plus tard quatre reprĂ©sentants anarcho-syndicalistes. Vers la mi-septembre, ce gouvernement entreprit de mettre sur pied une nouvelle armĂ©e rĂ©publicaine, centralisĂ©e et disciplinĂ©e. Les premiĂšres armes soviĂ©tiques arrivĂšrent dĂ©but octobre, en mĂȘme temps quâun groupe nombreux de conseillers militaires soviĂ©tiques, des centaines dâaviateurs et de conducteurs de char, rejoints bientĂŽt par les brigades internationales[516].
Instauration dâun commandement unique (septembre 1936)
Le , la Junta tint Ă Burgos une rĂ©union oĂč le problĂšme du commandement unique fut abordĂ©. Cette initiative Ă©manait non pas tellement de Franco, mais plutĂŽt des gĂ©nĂ©raux monarchistes KindelĂĄn et Orgaz, qui estimaient quâun commandement unique Ă©tait essentiel pour remporter la victoire et visaient lâobjectif de faire Ă©voluer le rĂ©gime militaire vers la monarchie. Franco avait lâappui de ses conseillers les plus proches, et Italiens et Allemands voyaient Franco comme lâhomme clef du camp nationaliste[517]. La question prenait une importance sans cesse croissante Ă mesure que les colonnes de Franco sâapprochaient des environs de Madrid. Les frictions que Franco nâavait pu Ă©viter avec Queipo de Llano dans le sud, et les quelques dĂ©saccords entre Mola et YagĂŒe, chef des colonnes dâassaut contre Madrid au centre, avaient rendu de plus en plus patente la nĂ©cessitĂ© dâun commandant en chef. KindelĂĄn avait donc pressĂ© Franco de solliciter une rĂ©union de toute la Junta pour y soumettre la proposition dâunitĂ© de commandement[518]. Le , en rĂ©union secrĂšte Ă Salamanque, la Junta prĂ©para en premier lieu un projet de dĂ©cret prĂ©cisant les modalitĂ©s dâun commandement politique et militaire unifiĂ©. Ce texte, dont la rĂ©daction fut confiĂ©e Ă JosĂ© de Yanguas MessĂa, professeur de droit international, prĂ©voyait la dissolution de la Junta de Defensa, la mise en place dâun commandement unique pour tous les corps dâarmĂ©e, confiĂ© Ă un generalĂsimo, « chef du gouvernement de lâĂtat pendant toute la durĂ©e de la guerre », exerçant son autoritĂ© sur « toutes les activitĂ©s nationales politiques, Ă©conomiques, sociales, culturelles »[519]. La rĂ©union dĂ©cisive fut fixĂ©e au , dans un petit bĂątiment en bois aux environs de Salamanque, oĂč avait Ă©tĂ© improvisĂ©e une petite piste dâatterrissage, vu que la plupart des participants devaient arriver en avion[520]. Lors de cette rĂ©union, convoquĂ©e par Franco Ă la date convenue, et qui fut tendue, KindelĂĄn, de façon rĂ©pĂ©tĂ©e et avec le soutien dâOrgaz, insista que le problĂšme du commandement unique fĂ»t traitĂ©. Ouverte Ă 11 heures du matin, la rĂ©union fut suspendue Ă midi, et Ă sa reprise Ă 4 heures de lâaprĂšs-midi, KindelĂĄn insista encore : « Si dans un dĂ©lai de huit jours, un gĂ©nĂ©ral en chef [GeneralĂsimo] nâa pas Ă©tĂ© nommĂ©, moi je mâen vais »[521]. AprĂšs que KindelĂĄn a proposĂ© le nom de Franco, celui-ci, qui apparaissait comme le moins compromis par des engagements politiques antĂ©rieurs, qui avait remportĂ© le plus de succĂšs militaires[519], et qui pouvait compter sur lâappui y compris de Mola, fut dĂ©signĂ© GeneralĂsimo, câest-Ă -dire chef suprĂȘme des armĂ©es. Il nâeut pas le soutien de Cabanellas, qui prĂ©conisait une direction collĂ©giale et remit en mĂ©moire les hĂ©sitations quâavait eues Franco jusquâau dernier moment avant de se dĂ©cider Ă rejoindre le soulĂšvement. La rĂ©union sâacheva par lâengagement des participants Ă garder la dĂ©cision secrĂšte jusquâĂ ce que le gĂ©nĂ©ral Cabanellas lâait rendue officielle par voie de dĂ©cret[494] - [522] ; cependant, les jours sâĂ©coulaient sans que le prĂ©sident de la Junta en ait fait lâannonce officielle[523].
Câest aussi ce mĂȘme jour que Franco, retardant la marche sur Madrid, dĂ©cida de dĂ©vier ses troupes vers TolĂšde pour libĂ©rer lâAlcazar[524]. Le , lâAlcĂĄzar Ă©tait libĂ©rĂ© et une manifestation dâhommage Ă Franco eut lieu Ă CĂĄceres[501]. Le lendemain se tint Ă Salamanque une nouvelle rĂ©union de la Junta, oĂč devait se dĂ©cider de quels pouvoirs serait investi le commandant unique et oĂč KindelĂĄn apporta tout prĂ©parĂ© un brouillon du dĂ©cret, que lui et NicolĂĄs avaient rĂ©digĂ© la veille, et aux termes duquel Franco Ă©tait nommĂ© commandant suprĂȘme des forces armĂ©es (GeneralĂsimo) avec des attributions incluant les pouvoirs de « chef de lâĂtat », et ce « aussi longtemps que durerait la guerre »[525]. Devant les rĂ©ticences des autres membres de la Junta Ă lâidĂ©e de rĂ©unir en une seule personne le commandement militaire et le pouvoir politique, KindelĂĄn proposa une pause pour dĂ©jeuner ; au cours de celle-ci, lui et YagĂŒe faisaient pression sur les autres membres du conseil pour leur faire soutenir la proposition. Ă la reprise de la rĂ©union, la proposition fut acceptĂ©e par tous, hormis Cabanellas, et sous rĂ©serve par Mola ; ensuite, le conseil fut chargĂ© de rĂ©diger le dĂ©cret dĂ©finitif[526]. Au sortir de la rĂ©union, Franco dĂ©clara que « ceci est le moment le plus important de ma vie »[527].
Le dĂ©cret, rĂ©digĂ© par Yanguas MessĂa, portait en son premier alinĂ©a quâ« en exĂ©cution de lâaccord conclu par la Junta de Defensa Nacional Ă©tait nommĂ© chef de gouvernement de lâĂtat espagnol Son Ăminence monsieur le gĂ©nĂ©ral de Division don Francisco Franco Bahamonde, qui assumera tous les Pouvoirs du nouvel Ătat »[528]. Si dans la proposition de KindelĂĄn il Ă©tait prĂ©supposĂ© que cette nomination ne vaudrait que pour la durĂ©e de la guerre, cette restriction nâavait pas Ă©tĂ© retenue dans le dĂ©cret finalement adoptĂ©. RamĂłn Garriga, qui plus tard allait faire partie du service de presse franquiste Ă Burgos, affirma que Franco lut sur le projet de dĂ©cret la mention de ce quâil serait chef du gouvernement de lâĂtat espagnol seulement Ă titre provisoire « aussi longtemps que durerait la guerre » et quâil la biffa avant de le soumettre pour signature Ă Cabanellas[529].
Le dĂ©cret que Cabanellas publia finalement le proclamait Franco « chef du gouvernement de lâĂtat espagnol », donc sans la clause sur la limitation de ses pouvoirs Ă la durĂ©e de la guerre. GrĂące Ă cette omission, Franco allait sâarroger un pouvoir illimitĂ© dans sa portĂ©e aussi bien que dans sa durĂ©e. Le dĂ©cret dĂ©militarisa aussi le pouvoir, crĂ©ant en effet un ComitĂ© technique dont les membres Ă©taient pour la plupart des civils de second plan appelĂ©s Ă jouer le rĂŽle de ministres[500]. Dans lâidĂ©e de Mola, ces mesures Ă©taient des mesures dâurgence destinĂ©es Ă sâappliquer seulement pendant la durĂ©e de la guerre, aprĂšs quoi lâon en reviendrait au plan originel, Ă savoir un processus politique comprenant un plĂ©biscite national, soumis Ă des contrĂŽles minutieux, qui dĂ©terminerait le futur rĂ©gime de lâEspagne. Les membres de la Junta nâenvisageaient pas lâinstauration dâune dictature politique permanente exercĂ©e par un seul homme[530] - [531]. Symptomatiquement, Franco, nonobstant quâil eĂ»t Ă©tĂ© nommĂ© seulement « chef du gouvernement », se mit Ă se dĂ©signer lui-mĂȘme sous le titre de « chef de lâĂtat ». Le lendemain, les mĂ©dias franquistes publiaient la nouvelle quâil avait Ă©tĂ© investi « chef dâĂtat », et ce mĂȘme jour, Franco signa son premier ordre par la mention « chef dâĂtat »[532] - [519].
Investiture comme GeneralĂsimo et amorce dâinstitutionalisation du rĂ©gime
Lâinvestiture de Franco comme chef dâĂtat eut lieu le Ă Burgos, et fut cĂ©lĂ©brĂ©e en grande pompe, en prĂ©sence de reprĂ©sentants de lâAllemagne, de lâItalie et du Portugal[533] - [534] - [535]. Le GeneralĂsimo dĂ©clara Ă cette occasion : « Messieurs les gĂ©nĂ©raux et chefs de la Junta, vous pouvez ĂȘtre fiers, vous avez reçu une Espagne brisĂ©e et vous me remettez une Espagne unie dans un idĂ©al unanime et grandiose. La victoire est de notre cĂŽtĂ© »[536] ; et encore : « Ma main sera ferme, mon poignet ne tremblera pas, et je tĂącherai dâĂ©lever lâEspagne Ă la place qui lui revient eu Ă©gard Ă son Histoire et Ă la place quâelle a occupĂ©e dans les temps passĂ©s »[537]. Si, dans cette allocution, il esquissa un rĂ©gime mal identifiĂ© assez proche des rĂ©gimes totalitaires existants et laissa clairement entendre quâil ne songeait pas Ă un mandat limitĂ©, ce nâest que dans le cours de la guerre civile que son ambition de dictateur Ă vie apparaĂźtra au grand jour, Franco rĂ©vĂ©lant alors des appĂ©tits politiques pour la plupart insoupçonnĂ©s[538].
La Junta de Defensa Nacional fut dissoute, et Ă sa place fut crĂ©Ă©e une Junta TĂ©cnica del Estado (littĂ©r. ComitĂ© technique de lâĂtat), de type administratif, sans aucune autoritĂ© politique ou militaire, prĂ©sidĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Fidel DĂĄvila, fiable suiveur de Franco et officier administratif par excellence. Mola fut dĂ©signĂ© commandant en chef de lâarmĂ©e du Nord, et Queipo de celle du Sud, tandis que Cabanellas Ă©tait relĂ©guĂ© au rang dâinspecteur de lâarmĂ©e ; câest lĂ le premier exemple de ce qui deviendra une pratique habituelle de son rĂ©gime : offrir une promotion Ă des postes honorifiques Ă des figures en vue mais non dĂ©sirĂ©es afin de les mettre Ă lâĂ©cart. Le ComitĂ© technique se composait de sept commissions chargĂ©es des diffĂ©rentes branches de lâadministration de lâĂtat, avec chacune son prĂ©sident. Il crĂ©a Ă©galement un secrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral du chef de lâĂtat, oĂč il plaça son frĂšre NicolĂĄs, ainsi quâun secrĂ©tariat aux Relations internationales, avec SangrĂłniz Ă sa tĂȘte, et un ministĂšre du Gouvernement gĂ©nĂ©ral (avec les attributions dâun ministĂšre de lâIntĂ©rieur et de la SĂ©curitĂ©), confiĂ© Ă un autre gĂ©nĂ©ral. Trois des prĂ©sidences de commission revinrent Ă des monarchistes[539] - [540] - [541]. La Junta tĂ©cnica, bien quâimprovisĂ©e et arbitraire, se montra capable de mobiliser les ressources Ă©conomiques et humaines de la zone nationale, obtenant que la production Ă©conomique dĂ©passe bientĂŽt celle de la zone rĂ©publicaine. La production alimentaire fut satisfaisante, lâexportation de minĂ©raux se maintint, et peu aprĂšs la conquĂȘte du Nord en 1937, la production de charbon et dâacier se rĂ©tablit. Le nouvel Ătat mobilisa efficacement les ressources financiĂšres, les banques continuaient Ă ĂȘtre rentables, et la peseta de la zone nationaliste resta stable, avec un peu plus de 10 % dâinflation par an, pendant que dans la zone rĂ©publicaine, lâinflation et les dĂ©valuations Ă©taient entrĂ©es dans une spirale non maĂźtrisĂ©e[542].
Affiche de propagande franquiste, vers 1939-1940.
Le gĂ©nĂ©ral Franco sitĂŽt autonommĂ© chef de lâĂtat, un culte Ă sa personnalitĂ© fut mis en place, en mĂȘme temps quâĂ©tait lancĂ©e une campagne de propagande de style fasciste[543], oĂč la zone insurgĂ©e fut submergĂ©e dâaffiches Ă son effigie et oĂč les journaux devaient porter en chapeau le slogan : « Una Patria, un Estado, un Caudillo », dĂ©marquĂ© du « Ein Volk, ein Reich, ein FĂŒhrer » dâAdolf Hitler[544]. Franco sâadjugea lâĂ©pithĂšte de Caudillo, titre mĂ©diĂ©val signifiant « chef guerrier », plus particuliĂšrement « chef de guĂ©rilla », utilisĂ© pour la premiĂšre fois en 1923 et pour lequel il eut une dilection dĂšs le dĂ©but, car sâenracinant dans le passĂ© mĂ©diĂ©val de lâEspagne et de la Reconquista, et relevant dâune tradition Ă©pique, de la geste nationale et catholique. PrĂ©cisĂ©ment, un caudillo est un personnage charismatique, un don de la Providence Ă un peuple, un messie investi dâune mission rĂ©demptrice, ce dont lâEspagne, pervertie par le marxisme, lâanarchisme, et la franc-maçonnerie avait besoin[545] - [546]. Il devint ainsi lâobjet dâune adulation orchestrĂ©e par une presse de plus en plus disciplinĂ©e et mise au pas, adulation qui dĂ©passa bientĂŽt celle de toute autre figure vivante de lâhistoire dâEspagne[538]. Ă son passage, lors de ses discours et dans les rassemblements publics, on lâacclamait par « Franco!, Franco!, Franco! », et ses supposĂ©es vertus Ă©taient abondamment vantĂ©es : intelligence, volontĂ©, justice, austĂ©ritĂ©... Ses premiers hagiographes apparurent qui le qualifiaient notamment de « croisĂ© dâOccident, prince des ArmĂ©es »[547]. Ses expressions, citations, paroles et discours Ă©taient repris en chĆur dans tous les mĂ©dias, et depuis lors aussi, lâune de ses obsessions sera dâavoir la haute main sur ces mĂ©dias[548]. Dâautre part, le , lâĂ©vĂȘque de Salamanque, Enrique PlĂĄ y Deniel, publia une lettre pastorale intitulĂ©e Las dos ciudades (littĂ©r. les Deux CitĂ©s) â en allusion Ă la CitĂ© de Dieu de saint Augustin â, dans laquelle le soulĂšvement Ă©tait pour la premiĂšre fois qualifiĂ© de « croisade »[531] - [548] (quoique sur ce point, le clergĂ© eĂ»t Ă©tĂ© devancĂ© par les chefs carlistes, qui en avaient inaugurĂ© lâusage[549]). Tout un cĂ©rĂ©monial quasi religieux accompagnait son personnage, et Franco se prĂȘtait Ă cette reprĂ©sentation, par conviction ou par calcul[550]. Le , il alla sâinstaller Ă Salamanque et, acceptant lâoffre de lâĂ©vĂȘque PlĂĄ y Deniel, prit ses quartiers dans le Palais Ă©piscopal, amalgamant ainsi, comme il devait en prendre lâhabitude, les fonctions avec les lieux symboliques[551] â toutefois pour un sĂ©jour quâil escomptait de courte durĂ©e, jusquâĂ son dĂ©mĂ©nagement proche et dĂ©finitif pour la capitale[552].
Depuis cette Ă©poque Ă©galement, sa ferveur religieuse sâĂ©tait intensifiĂ©e, et il assistait quotidiennement, aux premiĂšres heures du jour, Ă la messe dans la chapelle de sa rĂ©sidence officielle ; certains aprĂšs-midis, il rĂ©citait le rosaire aux cĂŽtĂ©s de son Ă©pouse ; et enfin, Ă partir de cette Ă©poque, il allait disposer dâun confesseur personnel[553]. Il nây a pas le moindre doute sur son catholicisme, mĂȘme si celui-ci nâavait eu quâune expression publique limitĂ©e quand il Ă©tait jeune officier. La Guerre civile le porta Ă une pratique religieuse intensive, non sans rapport avec le sens dâun destin providentiel quâil commençait Ă dĂ©velopper[554]. Le concept de religion devait ĂȘtre, par-dessus celui de nation, le principal support moral du Mouvement national ; son nouvel Ătat devait ĂȘtre confessionnel[555]. La dimension dâun combat pour la chrĂ©tientĂ© â de « croisade » â ne cessera de le servir. AndrĂ©e Bachoud explique :
« [Son message] apportait la garantie dâune identitĂ© que beaucoup dâEspagnols craignaient de perdre. Certes, il utilise dans les premiers temps une phrasĂ©ologie nĂ©ofasciste accommodĂ©e Ă la maniĂšre espagnole, mais câest dans la restitution dâun rituel ancien que la plupart de ses fidĂšles se reconnaissent. [âŠ] Ses discours montrent quâil est naturellement de plain-pied dans la syntaxe dâune droite archaĂŻque, crĂ©ative et symbolique, en adĂ©quation avec lâimaginaire politique dâun ensemble sociologique dĂ©calĂ© par rapport Ă ce quâon peut appeler la « modernitĂ© » du moment. Sa conformitĂ© avec une grande partie de son environnement est lâune des clefs de sa rĂ©ussite, et les tĂ©moignages de soutien le confortent sans doute dans lâidĂ©e quâil est dĂ©signĂ© pour remplir une mission supĂ©rieure[556]. »
Aussi, tous les Espagnols menacĂ©s par la rĂ©volution du Front populaire, depuis les aristocrates monarchistes jusquâaux gens des classes moyennes et aux petits agriculteurs catholiques des provinces du Nord, sâagglutinĂšrent-ils autour de Franco comme leur chef, dans une lutte dĂ©sespĂ©rĂ©e pour la survie. Les nationalistes mirent en marche une vaste contre-rĂ©volution de droite sâincarnant dans un nĂ©o-traditionalisme culturel et spirituel inĂ©dit. Les Ă©coles et les bibliothĂšques furent expurgĂ©es non seulement du radicalisme de gauche, mais aussi de presque toutes les influences libĂ©rales, et la tradition espagnole fut consacrĂ©e comme boussole dâune nation dont on disait quâelle avait perdu le nord pour avoir suivi les principes de la rĂ©volution française et du libĂ©ralisme[557].
Sâil concĂ©dait une considĂ©rable autonomie Ă ses subordonnĂ©s, il exerça dĂšs le dĂ©but un pouvoir personnel plein et une autoritĂ© ferme sur tous les commandants militaires, Ă tel point que quelques-uns de ceux qui avaient votĂ© pour lui sâĂ©tonnĂšrent de ses maniĂšres distantes et impersonnelles et de lâextension de son autoritĂ©. LâactivitĂ© politique de groupes et partis cessa dâexister dans la zone nationale ; toutes les organisations de gauche furent interdites sous la loi martiale dĂšs le dĂ©but du conflit, et Gil-Robles ordonna dans une lettre datĂ©e du , soit une semaine aprĂšs la prise de pouvoir de Franco, Ă tous les membres de la CEDA et Ă ses miliciens de se soumettre complĂštement au commandement militaire. Seuls les phalangistes et les carlistes gardĂšrent leur autonomie vis-Ă -vis de la nouvelle autoritĂ©, mais lorsque les carlistes tentĂšrent en dĂ©cembre dâouvrir leur propre Ă©cole dâofficiers indĂ©pendante, Franco la fit immĂ©diatement fermer et expĂ©dia le dirigeant carliste, Manuel Fal Conde, en exil. Dâautre part, si les phalangistes Ă©taient autorisĂ©s pendant un temps Ă avoir deux Ă©coles de formation militaire, Franco eut soin dâunifier toutes les milices sous un mĂȘme commandement rĂ©gulier[558] - [559]. Aux quelques chefs militaires qui lui avaient demandĂ© de presser Franco Ă adopter un systĂšme plus collĂ©gial de gouvernement, Mola rĂ©pondit que pour lui le principal Ă©tait de gagner la guerre et quâĂ un tel moment, il fallait se garder de compromettre lâunitĂ©[560].
Ă Salamanque, Franco avait un homme de main, Lorenzo MartĂnez Fuset, qui avait pour mission dâanĂ©antir tout ce qui Ă©tait susceptible de nuire Ă lâordre franquiste, Ă savoir francs-maçons, libĂ©raux, anarchistes, rĂ©publicains, socialistes ou communistes, et obtint par ce procĂ©dĂ© un fort nombre de ralliements Ă la Phalange et dâenrĂŽlements. Franco, note AndrĂ©e Bachoud, « se complaisait dans le rĂŽle de patriarche apparemment bonhomme, pratiquant constamment la justice distributive, mais quâil combinait Ă la rĂ©alitĂ© dâune action rĂ©pressive impitoyable »[551].
Franco envoya des tĂ©lĂ©grammes Ă Hitler et Ă Rudolf Hess pour leur faire part, sur un ton cordial, de son investiture. Hitler lui rĂ©pondit par lâentremise du diplomate allemand Du Moulin-Eckart, qui dans un entretien avec Franco le lui offrit lâappui de lâAllemagne, mais diffĂ©ra la reconnaissance du gouvernement rebelle jusquâĂ la prĂ©visible prise de Madrid. Du Moulin informa les autoritĂ©s de Berlin de la disposition dâesprit de Franco : « LâamabilitĂ© avec laquelle Franco a exprimĂ© sa vĂ©nĂ©ration pour le FĂŒhrer et Chancelier, sa sympathie pour lâAllemagne, et la rĂ©ception dĂ©licate et chaleureuse qui mâa Ă©tĂ© faite ne permettent pas le moindre doute quant Ă la sincĂ©ritĂ© de son attitude envers nous »[561].
RamĂłn, restĂ© en contact rĂ©gulier avec NicolĂĄs, avait dĂ©cidĂ© Ă la mi-, deux semaines avant que son frĂšre ne devienne gĂ©nĂ©ralissime, de rompre avec la zone rĂ©publicaine. Lorsque RamĂłn se prĂ©senta le Ă Salamanque, Franco lui pardonna tous ses pĂ©chĂ©s politiques dâantan, et afin de le protĂ©ger dâune possible rĂ©torsion, le rĂ©intĂ©gra au sein du groupe familial et ordonna un procĂšs judiciaire en procĂ©dure accĂ©lĂ©rĂ©e, dâoĂč RamĂłn sortit innocentĂ© le [562] - [563]. Ă la fin du mois, Franco le fit lieutenant-colonel et le nomma chef de lâimportante base aĂ©rienne de Majorque. Le , KindelĂĄn, qui nâen avait pas Ă©tĂ© informĂ©, adressa Ă Franco la lettre sans doute la plus courroucĂ©e quâil reçût jamais dâun subordonnĂ©. RamĂłn, se mettant au service de la cause des insurgĂ©s, gagna le respect de ses collĂšgues par son engagement et sa compĂ©tence professionnelle, et surtout par son exemple, en dirigeant personnellement nombre dâactions[563] et en accomplissant 51 missions de bombardement sur les villes rĂ©publicaines de Valence, dâAlicante et de Barcelone. Il pĂ©rit dans un accident dâavion le [562].
La position de Franco se consolida encore, aprĂšs que JosĂ© Antonio Primo de Rivera a Ă©tĂ© exĂ©cutĂ© par les rĂ©publicains Ă Alicante le , ce qui fit passer la Phalange dans lâorbite de Franco[564]. Câest Ă cette Ă©poque aussi que Franco mit sur pied une flamboyante Garde maure pour sa protection personnelle[565].
Affermissement de lâautoritĂ© de Franco et crĂ©ation dâun parti unique (avril 1937)
Dans les premiers mois de son pouvoir, Franco se concentra sur les affaires militaires et sur les relations diplomatiques. Les activitĂ©s politiques Ă©taient interdites et toutes les forces de droite appuyaient le nouveau rĂ©gime. Seule la Phalange continuait Ă faire du prosĂ©lytisme, en prenant soin toutefois de pas interfĂ©rer avec lâadministration militaire[566]. Ă partir dâ, Franco sâappliqua Ă consolider sa position politique, avec lâaide prĂ©cieuse de RamĂłn Serrano SĂșñer, arrivĂ© Ă Salamanque le . Serrano Suñer, homme politique expĂ©rimentĂ© et habile, bien mieux Ă mĂȘme que Franco et son frĂšre NicolĂĄs de rĂ©soudre les problĂšmes posĂ©s par la construction dâun nouvel Ătat et par lâunification des forces disparates, hĂ©tĂ©rogĂšnes, parfois adverses, qui soutenaient Franco, ne tarda pas Ă remplacer NicolĂĄs comme conseiller politique de Franco[567] - [568], et tĂącha de donner Ă lâEspagne nationaliste lâapparence dâun Ătat organisĂ© en sâinspirant du systĂšme mussolinien[569]. En 1937, Franco sâefforça surtout Ă annihiler le pouvoir quasi autonome que certains de ses collĂšgues militaires exerçaient toujours dans diffĂ©rentes rĂ©gions, spĂ©cialement Ă SĂ©ville et en Andalousie, soumis depuis des mois au bon vouloir de Queipo de Llano. Il lui fallait aussi discipliner et intĂ©grer dans lâarmĂ©e les milices des organisations dâextrĂȘme droite et des carlistes. Câest seulement aprĂšs avoir menĂ© Ă bien ces opĂ©rations internes que Franco put conduire son action gouvernementale, en particulier par la promulgation, le , dâune loi organique qui mettait fin aux fonctions de la Junte technique, en la rĂ©organisant en un gouvernement composĂ© de dĂ©partements ministĂ©riels classiques[570].
Le deuxiĂšme grand coup politique de Franco fut dâimposer un parti unique et de commettre, selon le mot de Guy Hermet, un « coup dâĂtat dans le coup dâĂtat ». La coalition anti-rĂ©publicaine englobait un ensemble dâaspirations trĂšs diverses et parfois antagonistes : monarchistes (escomptant la restauration de la dynastie des Bourbons), la CEDA (Ă cette date encore mouvement rĂ©publicain de droite), et la Phalange (parti dominant, avec ses 240 000 militants en 1937)[571]. La plupart considĂ©raient les fonctions de Franco comme un intĂ©rim, au mieux comme une rĂ©gence, en attendant la fin de la guerre[572].
Franco tenta dans un premier temps de fonder, en sâappuyant sur la CEDA, un parti politique Ă lâimage de celui crĂ©Ă© par le dictateur Primo de Rivera[573], mais les rĂ©ticences de certains phalangistes et carlistes, dont les mouvements avaient acquis une puissance considĂ©rable depuis le soulĂšvement, le feront renoncer et changer de stratĂ©gie. De façon gĂ©nĂ©rale, la Phalange se dĂ©marquait sensiblement de la pensĂ©e rĂ©actionnaire qui dominait lâEspagne nationale, spĂ©cialement en matiĂšre religieuse, de nombreux phalangistes professant une franche hostilitĂ© Ă lâencontre du catholicisme Ă©tabli, comme aussi vis-Ă -vis des militaires de style classique[574]. Pourtant, sâavisant que la logique des circonstances imposait dâaller vers une grande et nouvelle organisation politique, les phalangistes commencĂšrent en fĂ©vrier 1937 Ă nĂ©gocier les conditions dâune possible fusion avec les carlistes. Ceux-ci toutefois Ă©taient des catholiques ultra-traditionalistes et trĂšs sceptiques envers le fascisme, et un accord de fusion acceptable ne put ĂȘtre trouvĂ©[575].
Affiche de propagande dépeignant les silhouettes de trois hommes exécutant le salut fasciste devant le symbole de la Phalange.
Serrano Suñer lui proposa de crĂ©er une sorte dâĂ©quivalent institutionalisĂ© du fascisme italien, mais plus enracinĂ© dans le catholicisme que ne lâĂ©tait lâidĂ©ologie italienne. Cela impliquait de fonder un parti politique dâĂtat basĂ© sur la Phalange comme force principale, car, dâaprĂšs Serrano Suñer, le « carlisme souffrait dâune certaine inactualitĂ© politique ; Ă lâinverse, une bonne part de sa doctrine Ă©tait comprise dans la pensĂ©e de la Phalange, et celle-ci avait le contenu social et rĂ©volutionnaire devant permettre Ă lâEspagne nationaliste dâabsorber idĂ©ologiquement lâEspagne rouge, ce qui est notre grande ambition et notre grand devoir »[576]. Pour mettre en place ce systĂšme nĂ©ofasciste, Serrano Suñer sâattela donc Ă mettre de lâordre dans le magma dâaspirations contradictoires quâĂ©tait le camp nationaliste, en lâenfermant dans un parti unique placĂ© sous la houlette de Franco, ce qui devait permettre de crĂ©er un Ătat « vĂ©ritablement neuf », diffĂ©rent des constructions antĂ©rieures, tout en mĂ©nageant les Ă©quilibres partisans, sans accorder de primautĂ© dâinfluence Ă un seul des soutiens Ă la cause nationaliste[577] - [578].
Quant Ă JosĂ© Antonio Primo de Rivera, il se trouvait incarcĂ©rĂ© dans la prison provinciale dâAlicante. Il ne fallait certes pas sâattendre Ă ce que Franco fĂ»t particuliĂšrement enthousiaste Ă lâidĂ©e de la libĂ©ration de JosĂ© Antonio, susceptible de devenir un rival politique, mais il ne pouvait non plus rejeter les requĂȘtes des phalangistes. Il mit Ă leur disposition des moyens et une quantitĂ© considĂ©rable dâargent pour tenter de suborner les geĂŽliers rĂ©publicains[579] - [580]. Paul Preston formule lâhypothĂšse que Franco retarda volontairement les dĂ©marches entreprises par les comtes de Mayalde et de Romanones auprĂšs de LĂ©on Blum pour obtenir la grĂące de JosĂ© Antonio, et observe que lâexĂ©cution de JosĂ© Antonio en servait Franco, qui avait le plus grand intĂ©rĂȘt Ă utiliser la Phalange comme instrument politique, mais quâil eĂ»t Ă©tĂ© incapable, en prĂ©sence de son chef, de manipuler Ă sa guise[581] - [566].
NĂ©anmoins, le seul obstacle rĂ©el Ă la formation dâun tel parti unique Ă la dĂ©votion de Franco demeurait la Phalange[574]. Celle-ci sâĂ©tait certes Ă©normĂ©ment accrue, mais apparaissait vulnĂ©rable, car ses principaux dirigeants avaient pĂ©ri assassinĂ©s sous les coups de la rĂ©pression de gauche, et ses chefs survivants, y compris le nouveau dirigeant Manuel Hedilla, manquaient de prestige, de talent, dâidĂ©es claires et de capacitĂ©s de direction, et de surcroĂźt Ă©taient divisĂ©s en petits groupements[575]. Avec lâaide de son frĂšre NicolĂĄs et du commandant Doval, il se rendit maĂźtre en dix jours de la Phalange : dâabord, en tĂ©lĂ©guidant Hedilla contre le groupe Aznar-DĂĄvila-GarcerĂĄn qui accusait Hedilla de sâĂȘtre vendu Ă Franco, puis en relĂ©guant Hedilla vainqueur dans un poste subalterne ; celui-ci, sâĂ©tant rebellĂ© le , fut arrĂȘtĂ© le 25 Ă la suite dâune manipulation orchestrĂ©e par Doval et ses services, jugĂ© par un tribunal militaire ad hoc pour conspiration et tentative de meurtre sur Franco, et condamnĂ© Ă mort le 29, puis certes graciĂ© Ă lâintervention de lâambassadeur dâAllemagne et sous la pression de Serrano Suñer, mais dĂ©moli politiquement ; et simultanĂ©ment, le clan Primo de Rivera, trĂšs rĂ©ticent Ă lâidĂ©e dâune subordination de la Phalange Ă Franco, fut marginalisĂ©[582] - [583] - [584].
Propagande célébrant l'union des phalangistes et des carlistes en un parti unique.
Illustration publiée dans Flecha, revue pour la jeunesse, .
Le dĂ©cret dâunification politique, auquel Serrano Suñer mit la derniĂšre main et qui fut rendu public Ă la radio le , Ă©tablissait un parti unique dĂ©nommĂ© Falange Española Tradicionalista y de las Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista, en abrĂ©gĂ© FET y de las JONS. Traditionalistes ou carlistes, phalangistes et autres nĂ©ofascistes formaient dĂ©sormais un tout sous le strict contrĂŽle du chef du gouvernement[577] - [585]. Il restait au Caudillo, qui avait dĂ©jĂ ornĂ© son pouvoir dâune certaine lĂ©gitimitĂ© internationale et dotĂ© dâune efficacitĂ© administrative convenable, Ă parer son rĂ©gime dâune lĂ©gitimitĂ© bĂątie sur une assise idĂ©ologique taillĂ©e Ă sa propre mesure ; la solution se prĂ©senta, selon Guy Hermet, sous les espĂšces dâun parti unique « sans doctrine claire, ramassis de tendances contradictoires sâannulant les unes les autres, assez impuissant pour rassurer les catholiques, mais suffisamment enrobĂ© de verbiage totalitaire pour plaire aux jeunes extrĂ©mistes de droite aussi bien quâaux protecteurs allemands et italiens de lâĂtat national »[586]. Si certes le nouveau parti officiel, seul autorisĂ©, et lâĂtat adoptĂšrent pour leur crĂ©do les 26 points de la doctrine fasciste de la Phalange, Franco souligna que cela nâĂ©tait pas un programme dĂ©finitif, absolu et immuable, mais restait sujet Ă modification dans le futur. La nouvelle structure nâĂ©cartait pas une Ă©ventuelle restauration monarchique. Toutes les autres organisations politiques furent dissoutes, et lâon escomptait que leurs membres se joindraient aux FET y de las JONS, placĂ©s sous la direction de Franco, qui se nomma chef national. Lâorganisation aurait un secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral, un ComitĂ© politique comme instance exĂ©cutive, et un Conseil national plus large, dont Franco, avec lâaide de Serrano Suñer, choisit les 50 membres, selon un dosage subtil des diverses tendances[587] - [588] - [589].
Ainsi, Ă lâinverse de ce qui sâĂ©tait produit dans lâItalie fasciste ou lâAllemagne nazie, souligne Guy Hermet, « le parti unique espagnol devint lâappendice subalterne de lâĂtat dictatorial au lieu de le rĂ©gir en maĂźtre. Le rĂ©gime franquiste nâa jamais Ă©tĂ© totalitaire dans la pratique »[590] ; en effet, « si le Caudillo juge opportun de flatter ses alliĂ©s allemands et italiens en appuyant son pouvoir sur un parti de style fasciste, il est au fond de lui-mĂȘme hostile aux vellĂ©itĂ©s pseudo-rĂ©volutionnaires des phalangistes. De plus, la bonne sociĂ©tĂ© trouvait la Phalange vulgaire et populaire, et nâaurait pas admis que la dictature en fasse la seule structure dâencadrement offerte aux Espagnols »[591]. Le parti unique serait donc semi-fasciste, non une simple imitation du parti italien ou dâun autre modĂšle Ă©tranger. Bien que Franco ait dĂ©clarĂ© vouloir instituer un « Ătat totalitaire », le modĂšle quâil invoquait Ă©tait toutefois la structure politique des Rois catholiques du XVe siĂšcle, ce qui atteste que ce que Franco avait Ă lâesprit nâĂ©tait pas un systĂšme de contrĂŽle absolu sur toutes les institutions, câest-Ă -dire un vĂ©ritable totalitarisme, mais un Ătat militaire et autoritaire qui dominerait toutes les sphĂšres publiques mais permettrait un semi-pluralisme limitĂ© et traditionaliste[592]. Si par la crĂ©ation dâun parti unique et la subsĂ©quente confiscation de toute parole doctrinale, Franco se retrouva dans une position de chef dâĂtat Ă©gale en pouvoir Ă celle du FĂŒhrer ou du Duce, disposant pareillement de milices combattantes, toute cette opĂ©ration sâĂ©tait accomplie moyennant une Ă©dulcoration du discours fasciste, amendĂ© par une injection de conservatisme et de clĂ©ricalisme traditionnel[593]. La fonction de la nouvelle FET Ă©tait, selon ses propres paroles, dâincorporer « la grande masse des non-affiliĂ©s », en vue de quoi toute rigiditĂ© doctrinale devenait prĂ©judiciable. De mĂȘme, un mois aprĂšs lâunification politique, il lui faudra convaincre les Ă©vĂȘques catholiques que la FET ne propagerait pas dâ« idĂ©es nazies », leur principal sujet dâinquiĂ©tude[594].
Lors de la cĂ©rĂ©monie de signature du DĂ©cret dâunification, Franco prononça son cĂ©lĂšbre Discours de la reconstruction nationale, dans lequel il informa la population sur la forme de gouvernement quâil se proposait dâinstaurer Ă lâissue de la guerre. Cette allocution sera reprise de multiples fois pendant de longues annĂ©es par les mĂ©dias de propagande de la dictature.
« Un Ătat totalitaire harmonisera en Espagne le fonctionnement de toutes les capacitĂ©s et Ă©nergies du pays, au sein duquel et dans lâUnitĂ© nationale, le travail â jugĂ© ĂȘtre parmi tous les devoirs celui auquel il est le moins licite de se soustraire â sera lâunique exposant de la volontĂ© populaire. Et grĂące Ă lui, le ressentir authentique du peuple espagnol pourra se manifester Ă travers ces organes naturels qui, au mĂȘme titre que la famille, la commune, lâassociation et la corporation, feront se cristalliser en rĂ©alitĂ©s notre idĂ©al suprĂȘme. »
â Francisco Franco[595]
Lâunification ne fut bien accueillie ni chez les phalangistes, ni chez les carlistes, mais vu la situation extraordinaire que reprĂ©sentait la guerre civile totale, lâimmense majoritĂ© accepta nĂ©anmoins de se voir imposer lâautoritĂ© de Franco, abstraction faite de Hedilla et dâun petit groupe de phalangistes influents, qui se permirent de manifester leurs rĂ©serves. Les hauts gradĂ©s de lâarmĂ©e, dont fort peu Ă©taient phalangistes, et qui se considĂ©raient comme les dĂ©positaires du vĂ©ritable esprit du Mouvement national, nâĂ©taient pas davantage satisfaits de cette rĂ©forme, mais Ă©taient absorbĂ©s par leurs tĂąches guerriĂšres[596]. Nul dans le camp national ne sâenhardit Ă exprimer ses rĂ©ticences, de crainte de compromettre la dynamique de la victoire ; aussi la prolongation de la guerre servait-elle les plans de Franco[597].
Lâaction de Franco dans la premiĂšre annĂ©e de son pouvoir donna Ă voir lâautocrate dont personne jusque-lĂ nâavait soupçonnĂ© lâexistence. CâĂ©tait en effet Ă Salamanque et en famille que les dĂ©cisions de gouvernement et de politique Ă©trangĂšre se prenaient. Des formes juridiques furent donnĂ©es aux exĂ©cutions sommaires, aux emprisonnements, aux licenciements de fonctionnaires suspects etc. Ă Salamanque, le gouvernement mit aussi sur pied une officine de culture et de propagande destinĂ©e Ă faire contrepoids Ă lâengagement des intellectuels occidentaux en faveur de la RĂ©publique, tentative qui se solda par un Ă©chec[598].
Franco Ă©carta lâhĂ©ritier de la couronne espagnole, mais tout en ayant soin de ne pas offenser les monarchistes qui le soutenaient : lorsque Jean de Bourbon voulut derechef rejoindre le mouvement le en prenant un commandement dans la marine, il le retint diplomatiquement Ă la frontiĂšre, allĂ©guant quâil valait mieux pour lâhĂ©ritier du trĂŽne de ne pas prendre parti dans la guerre et quâil nâĂ©tait pas souhaitable de lui faire courir des risques. Plus tard, il justifia ainsi son attitude : « il me faut dâabord crĂ©er la nation ; câest ensuite que nous dĂ©ciderons si câest une bonne idĂ©e de nommer un roi »[599] - [587] - [491] ; câĂ©tait donner tout Ă la fois de vagues gages sur une future restauration de la monarchie et ĂŽter toute occasion au prince dâacquĂ©rir quelque reconnaissance de la nation[600].
En 1937, Franco Ă©tait chef absolu de lâĂtat dont il dĂ©finissait toutes les structures de fonctionnement, et maĂźtrisait tous les rouages de la vie politique. Il avait instaurĂ© un rituel qui institutionalisait et sacralisait son autoritĂ© ; le , date anniversaire du soulĂšvement contre la rĂ©publique, et le , date oĂč il fut fait Caudillo, furent dĂ©crĂ©tĂ©s fĂȘtes nationales[601]. Moins dâun an aprĂšs le dĂ©but de la Guerre civile, le systĂšme franquiste Ă©tait donc en place sous la forme dâun totalitarisme spĂ©cifique enracinĂ© dans la tradition et la religion et censĂ© traduire les aspirations de lâimmense majoritĂ© des gens de son camp[602]. Il y eut des tentatives dâamener Franco Ă adopter une variante du modĂšle politique italien, et des conseils lui furent prodiguĂ©s en ce sens, mais cela aboutit seulement Ă affirmer que le rĂ©gime espagnol avait une singularitĂ© nationale et que ce serait une erreur de le contraindre[603].
Entre-temps, Franco avait pris ses quartiers Ă Burgos, dans le Palais de la Isla[604], bientĂŽt suivi de Serrano Suñer et dâautres proches parents de Carmen Polo. La famille Franco adopta un mode de vie provincial, et les visiteurs Ă©taient frappĂ©s par le style « pension de famille » qui caractĂ©risait ce regroupement tribal. Dans les cĂ©rĂ©monies officielles, le provincialisme du rĂ©gime Ă©tait plus patent encore, avec ses rituels de messes, de fĂȘtes, de discours boursouflĂ©s[605].
Entre 1937 et 1938, la Guerre civile entra dans une phase de guerre d'usure, oĂč les forces nationalistes gagnaient progressivement du terrain. Le , le gĂ©nĂ©ral Mola, peut-ĂȘtre le seul rival politique dans le haut commandement capable de contrebalancer lâinfluence du Caudillo, pĂ©rit dans un accident dâavion, ce qui renforça encore la position de Franco comme dirigeant indiscutable du Mouvement. Aux dires du gĂ©nĂ©ral allemand Wilhelm Faupel, ambassadeur dâAllemagne Ă Salamanque, « sans aucun doute, le GeneralĂsimo se sent soulagĂ© par la mort du gĂ©nĂ©ral Mola »[606] - [607], mais les collaborateurs de Mola ne purent trouver de preuve que sa mort fut autre chose quâun fatal accident. Le commandement dans le Nord passera alors au gĂ©nĂ©ral DĂĄvila, homme devenu absolument loyal Ă Franco[505]. Hitler commenta : « la vĂ©ritable tragĂ©die pour lâEspagne fut la mort de Mola ; câĂ©tait lui lâauthentique cerveau, le vĂ©ritable chef. Franco est arrivĂ© au sommet comme Ponce Pilate dans le Credo »[608].
Caution de lâĂglise
Le Caudillo sut obtenir le soutien inconditionnel de lâĂglise espagnole et vaincre les rĂ©ticences initiales du Vatican, jusquâĂ obtenir aussi lâappui de celui-ci. Franco sâenorgueillissait dâavoir reçu un tĂ©lĂ©gramme du pape le jour de la victoire[609]. Au vu du sentiment catholique croissant des dirigeants et de la population de la zone nationaliste, Franco, par conviction ou par stratĂ©gie, fut portĂ© Ă chercher en prioritĂ© lâappui de Pie XI et surtout celui du cardinal Pacelli, alors cardinal secrĂ©taire d'Ătat, qui dĂ©finissait la politique extĂ©rieure du Saint-SiĂšge[610].
Pourtant, au dĂ©part, lâĂglise redoutait une dĂ©rive Ă lâallemande, mais la masse du clergĂ© espagnol avait dâemblĂ©e apportĂ© sa caution morale aux militaires insurgĂ©s, puis les Ă©vĂȘques avaient donnĂ© leur aval Ă lâentreprise de sacralisation de la lutte en faisant de celle-ci une « croisade »[590]. Le , Franco et lâarchevĂȘque Isidro GomĂĄ conclurent un accord en six points qui garantissait la totale libertĂ© pour toutes les activitĂ©s du clergĂ© et convinrent dâĂ©viter toute interfĂ©rence rĂ©ciproque dans les sphĂšres de lâĂglise et de lâĂtat. Les anciennes subventions publiques ne furent pas restaurĂ©es immĂ©diatement, mais nombre de mesures furent prises tendant Ă faire appliquer les prĂ©ceptes catholiques dans la culture et lâenseignement, et toute future lĂ©gislation espagnole devait ĂȘtre compatible avec la doctrine catholique[611]. Franco rĂ©tablit lâĂglise dans ses prĂ©rogatives dâavant la RĂ©publique et sâengagea Ă reconstruire les Ă©difices religieux dĂ©truits[597]. La seule note anti-clĂ©ricale provenait de la faction la plus radicale de la Phalange[612].
Finalement, son rĂ©gime reçut la sanction de lâĂglise par voie dâune lettre pastorale collective intitulĂ©e Aux Ă©vĂȘques du monde entier, rĂ©digĂ©e par le cardinal GomĂĄ, signĂ©e par tous les Ă©vĂȘques hormis cinq (et abstraction faite de ceux assassinĂ©s dans la zone rĂ©publicaine), et publiĂ©e avec lâapprobation du Vatican le [613]. Le document, oĂč la position des prĂ©lats de lâĂglise espagnole Ă©tait exposĂ©e en dĂ©tail, reconnaissait la lĂ©gitimitĂ© du combat des nationalistes, tout en se rĂ©servant dâapprouver la forme spĂ©cifique prise par le rĂ©gime franquiste[611]. Sâil compromettait lâĂglise dâEspagne pour des dĂ©cennies, ce texte agit aussi comme rĂ©vĂ©lateur des clivages que la sacralisation de la Guerre civile avait commencĂ© Ă susciter chez les catholiques, puisquâen effet, certains Ă©vĂȘques sâĂ©taient abstenus de la signer, et quelques Ă©lĂ©ments indiquent que Pie XI ne lâapprĂ©ciait guĂšre[614]. Significativement aussi, le premier gouvernement rĂ©gulier prĂ©para la Charte du travail sans consulter lâĂ©piscopat, et un dĂ©cret du de la mĂȘme annĂ©e imposa lâunification syndicale qui frappa aussi les syndicats catholiques[615].
Le , le cardinal GomĂĄ publia une lettre pastorale oĂč il assimilait la cause nationaliste Ă la dĂ©fense du catholicisme contre le communisme et la franc-maçonnerie, puis entreprit une tournĂ©e en Europe pour en persuader le monde catholique[610]. Pie XII envoya alors sa bĂ©nĂ©diction apostolique Ă Franco, avalisant la totale identification personnelle de Franco avec lâĂglise[616], et confirma le cardinal GomĂĄ dans ses fonctions de reprĂ©sentant officiel du Saint-SiĂšge. Cette caution du pape ouvrait, entre fascismes et communismes, une troisiĂšme voie, celle de la dĂ©fense des valeurs de lâOccident et de la chrĂ©tientĂ©, et valut Ă Franco des appuis parmi les catholiques des dĂ©mocraties occidentales. Mais plus gĂ©nĂ©ralement, relĂšve AndrĂ©e Bachoud, en favorisant ostensiblement les trois grandes religions rĂ©vĂ©lĂ©es, Franco sâinscrivait Ă contre-courant des idĂ©ologies dominantes, mais encore, « son attitude vis-Ă -vis des juifs du Maroc, lâaide fournie pendant la guerre Ă des juifs sĂ©farades puis lâeffort accompli en direction du monde arabe et de lâislam montrent le souci de sâancrer dans un espace anhistorique et dâaffirmer la permanence dâune spiritualitĂ© religieuse qui rendent contingentes et banales toutes les positions politiques »[617].
LâĂglise accorda Ă Franco le privilĂšge dâentrer et de sortir des Ă©glises sous un dais, comme un personnage dâessence sacrĂ©e[618]. AprĂšs la chute de Malaga le , Franco sâadjugea la main droite de sainte ThĂ©rĂšse, relique qui devait ensuite lâaccompagner toute sa vie[619] - [556] - [620].
Offensive avortée contre Madrid
Franco sâĂ©tant vouĂ© tout entier Ă renforcer sa position de pouvoir pendant les deux semaines qui suivirent sa nomination, ses troupes durent attendre jusquâau avant dâĂȘtre suffisamment prĂ©parĂ©es pour lâoffensive contre la capitale. Le , les premiĂšres armes soviĂ©tiques avaient commencĂ© Ă parvenir dans le port de CarthagĂšne : 108 bombardiers, 50 chars dâassaut, et 20 vĂ©hicules blindĂ©s, qui prirent le chemin de Madrid, mettant briĂšvement lâarmĂ©e de la RĂ©publique Ă Ă©galitĂ© avec les forces franquistes. DĂšs lors, un nouveau type de guerre allait se pratiquer : auparavant, les troupes dâAfrique avaient progressĂ© en affrontant des miliciens mal Ă©quipĂ©s et une armĂ©e dont certaines composantes nâavaient que peu dâexpĂ©rience militaire â soit un type de guerre assez semblable aux guerres coloniales, dont Franco, la LĂ©gion et les troupes rĂ©guliĂšres indigĂšnes avaient une longue pratique. AprĂšs lâacheminement de lâarmement soviĂ©tique et la prĂ©sence de troupes italiennes et allemandes, câest dâune guerre de fronts quâil sâagissait dĂ©sormais, oĂč cet armement jouait un rĂŽle de premier plan. Il semble que Franco, restĂ© bloquĂ© dans le monde stratĂ©gique de la Grande Guerre, nâait pas su sâadapter Ă cette nouvelle donne[621]. Le , lâarmĂ©e franquiste se trouvait devant Madrid, prĂȘte pour lâassaut final. Le mĂȘme jour, le gouvernement de la RĂ©publique quitta prĂ©cipitamment la capitale pour Valence, et dans le camp franquiste, lâon prophĂ©tisait que ce ne serait quâune question dâheures avant que les troupes ne se prĂ©sentent Ă la Puerta del Sol, centre emblĂ©matique de la ville.
En rĂ©alitĂ©, la fatigue commençait Ă se faire sentir dans les colonnes nationalistes, ainsi que la nĂ©cessitĂ© dâun meilleur armement et de rĂ©serves. La pĂ©nurie de munitions ne put ĂȘtre rĂ©solue avant octobre. Dâautre part, le renseignement militaire de Franco laissant Ă dĂ©sirer, il est probable quâil nâĂ©tait au courant ni du fait que le camp rĂ©publicain mettait sur pied des brigades dâinfanterie dans le cadre dâune nouvelle armĂ©e rĂ©guliĂšre, ni de lâarrivĂ©e imminente sur le front de Madrid dâune quantitĂ© considĂ©rable dâarmes modernes soviĂ©tiques, avec des spĂ©cialistes pour les manier. Franco opta pour lâitinĂ©raire le plus direct, depuis le sud-ouest, alors que quelques-uns de ses commandants, dont Juan YagĂŒe, auraient prĂ©fĂ©rĂ© se diriger dâabord vers le nord ou le nord-ouest, pour attaquer ensuite la capitale au dĂ©part des montagnes[622].
Le dĂ©buta la bataille de Madrid, oĂč lâarmĂ©e franquiste commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Varela affronta un conglomĂ©rat hĂ©tĂ©rogĂšne de combattants placĂ© sous le commandement du lieutenant-colonel Vicente Rojo Lluch. Bien que lâarmĂ©e franquiste rĂ©ussĂźt Ă franchir le rĂo Manzanares et Ă sâemparer de plusieurs quartiers pĂ©riphĂ©riques, elle sera finalement repoussĂ©e, dans des combats au corps Ă corps, principalement dans la CitĂ© universitaire. Le , aprĂšs plusieurs tentatives par lâouest et malgrĂ© lâappui Ă partir du des avions allemands de la lĂ©gion Condor, Franco dut ordonner lâarrĂȘt de lâoffensive et reconnaĂźtre lâĂ©chec[623]. GrĂące Ă la rĂ©sistance de Madrid, la RĂ©publique pourra contenir lâavancĂ©e franquiste pendant plus de deux ans. La dĂ©fense de Madrid fut la premiĂšre, et de fait, lâunique victoire de lâarmĂ©e populaire, et laissa entrevoir que la Guerre civile se transformerait en une longue guerre dâusure, sabordant le plan des nationalistes dâarracher une victoire relativement rapide[624].
Franco sâĂ©tait trop vantĂ© dâun triomphe imminent pour que lâon puisse admettre la thĂšse dâune dĂ©faite calculĂ©e. Il reste que cette dĂ©faite le servira finalement, dâune part sur le plan militaire, puisque ses alliĂ©s italiens et allemands ne pouvaient seulement envisager la dĂ©route dâun camp pour lequel ils sâĂ©taient impliquĂ©s, les Allemands se rĂ©signant alors Ă envoyer du matĂ©riel supplĂ©mentaire et les Italiens Ă signer un accord de coopĂ©ration militaire, et dâautre part sur le plan politique, puisque cette dĂ©faite favorisa la mise en place dâun appareil dâĂtat qui en cas de victoire immĂ©diate eĂ»t Ă©tĂ© inenvisageable, et donnait Ă Franco le temps de couper court Ă toute vellĂ©itĂ© dâopposition politique et de procĂ©der Ă une Ă©puration ; enfin, milices carlistes et phalangistes, rĂ©fractaires Ă la mainmise franquiste, furent contraintes de fusionner[625].
Cette dĂ©faite devant Madrid entraĂźna aussi lâinternationalisation dĂ©finitive du conflit[626]. Les Allemands sâinquiĂ©taient de la maniĂšre dont Ă©taient menĂ©es les opĂ©rations militaires, dâautant que le Caudillo se souciait peu de les consulter et assurait pratiquement seul la direction politique et militaire de sa zone, en sâappuyant sur quelques conseillers sĂ»rs[627]. Surtout, il s'Ă©vertuait Ă crĂ©er des structures et des alliances propres Ă le protĂ©ger dâune ingĂ©rence excessive dans les affaires de lâĂtat espagnol par les puissances Ă©trangĂšres et par les partis politiques qui soutenaient le rĂ©gime[628]. Vers la fin octobre, lâAllemagne dĂ©pĂȘcha lâamiral Wilhelm Canaris et le gĂ©nĂ©ral Hugo Sperrle Ă Salamanque pour dĂ©terminer les raisons des difficultĂ©s que Franco rencontrait dans ses tentatives de conquĂ©rir Madrid. Le rĂ©sultat en fut que le ministre allemand de la Guerre missionna Sperrle de faire comprendre « Ă©nergiquement » Ă Franco que ses tactiques de combat, « routiniĂšres et vellĂ©itaires », empĂȘchaient de tirer parti de la supĂ©rioritĂ© aĂ©rienne et terrestre quâil dĂ©tenait, ce qui risquait de compromettre les positions conquises[626].
Ă partir de ce moment, lâAllemagne amplifia son aide militaire sous la condition, acceptĂ©e par Franco, que les forces allemandes soient sous le commandement dâofficiers allemands. DĂ©but novembre, la lĂ©gion Condor se trouvait dĂ©jĂ en Espagne, sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Sperrle. Une de ses premiĂšres missions, pendant le siĂšge de Madrid, consista Ă bombarder massivement les quartiers populaires, les Allemands souhaitant Ă©valuer la terreur que produisaient ces bombardements sur la population[629], et elle joua aussi un rĂŽle dans le bombardement de Guernica, oĂč, agissant de façon indĂ©pendante vis-Ă -vis de lâĂ©tat-major de Franco, les Allemands avaient sĂ©lectionnĂ© cette cible totalement sans protection, afin dâĂ©prouver lĂ encore leur capacitĂ© de dĂ©moralisation[630]. Dâautres troupes allemandes, Ă©quipĂ©es de chars, de vĂ©hicules de combat et de bombardiers, arrivĂšrent Ă SĂ©ville, et le , des unitĂ©s composĂ©es de 6 000 hommes, dâavions, dâartillerie et de vĂ©hicules blindĂ©s furent dĂ©barquĂ©s Ă Cadix. Mussolini, qui intensifia lui aussi son appui, imputait Ă Franco lâĂ©chec des derniĂšres opĂ©rations et, le , nomma unilatĂ©ralement le gĂ©nĂ©ral Mario Roatta commandant en chef de toutes les forces armĂ©es italiennes opĂ©rant en Espagne et de celles qui pourraient venir leur prĂȘter main-forte Ă lâavenir[631].
ManĆuvres diplomatiques et internationalisation du conflit
Durant cette pĂ©riode, Franco tĂąchait surtout de transformer en reconnaissance officielle lâattentisme des autres nations, tentant en particulier dâobtenir la qualification de belligĂ©rante pour la zone nationaliste, ce qui aurait ipso facto pour consĂ©quence juridique sa reconnaissance comme Ătat[552]. DĂšs le , Hitler et Mussolini reconnurent le nouveau rĂ©gime de Franco comme le seul gouvernement lĂ©gitime de lâEspagne. Dix jours aprĂšs, Franco signa un traitĂ© secret avec Mussolini, par lequel les deux parties se promettaient appui mutuel, conseil et amitiĂ©, chacune sâengageant Ă ne jamais permettre quâune portion de son territoire soit utilisĂ©e par une tierce puissance contre lâautre. Ce traitĂ© marqua le dĂ©but dâun soutien italien qui ne cessera de croĂźtre ensuite, nonobstant que Franco nâait sollicitĂ© que des armes et des forces aĂ©riennes et se soit irritĂ© de voir arriver un nombre grandissant de troupes dâinfanterie de qualitĂ© douteuse. Hitler se tint en marge, car, Ă lâinverse de lâItalie, il nâavait pas dâintĂ©rĂȘts ni dâambitions concrĂštes dans la rĂ©gion. Fin 1936, Hitler commenta que pour lâAllemagne lâaspect le plus utile de la guerre dâEspagne Ă©tait que, grĂące Ă celle-ci, lâattention des autres puissances Ă©tait dĂ©tournĂ©e des activitĂ©s allemandes en Europe centrale, et quâil Ă©tait donc souhaitable que le conflit se prolonge, pourvu quâĂ la fin Franco sorte vainqueur[632].
La RĂ©publique pour sa part avait perdu ses appuis extĂ©rieurs naturels, qui sâinquiĂ©taient de sa dĂ©faillante autoritĂ© face Ă des combattants rĂ©volutionnaires fanatiques sous lâemprise dâune folie meurtriĂšre[534]. La position des dĂ©mocraties europĂ©ennes, fixĂ©e dĂšs lâ, consistait Ă Ă©viter de prendre le moindre risque[633], Ă temporiser et Ă laisser les Espagnols rĂ©gler leurs diffĂ©rends entre eux, au motif que lâexpĂ©rience de Primo de Rivera avait montrĂ© que le fascisme prenait mal dans ce pays[634]. En France, des groupes militants au sein des forces armĂ©es et dâune partie des classes moyennes Ă©taient rĂ©solus Ă sâopposer par la force Ă tout soutien aux « rouges ». Les rĂ©publicains, ainsi abandonnĂ©s des dĂ©mocraties, Ă©taient rĂ©duits Ă sâen remettre Ă lâappui et Ă la tutelle des SoviĂ©tiques, ce qui jouait en faveur de Franco, qui, en Ă©voquant la constitution dâun front conservateur, sut exploiter lâattitude du Royaume-Uni et de la droite dure française et sâĂ©rigea en architecte dâun ensemble gĂ©ographique anti-communiste et chrĂ©tien[635]. DĂšs lors, quand la France de LĂ©on Blum proposa, sous la pression de la Grande-Bretagne, de signer entre les Ătats un pacte de non-intervention dans le conflit espagnol, la plupart des dĂ©mocraties concernĂ©es sây ralliĂšrent avec soulagement. Franco pouvait donc compter sur lâengagement des pays amis et sur la passivitĂ© de ses ennemis[634].
DĂšs lâannĂ©e suivante, les affaires prenaient le pas sur les motivations humanitaires. La Grande-Bretagne sera la premiĂšre Ă faire preuve de « rĂ©alisme » politique, signant le avec le gouvernement de Burgos un accord commercial qui lui garantissait la fourniture de 20 % de la production de pyrite espagnole. AprĂšs la chute de Bilbao le , puis celle de Santander le , la conviction sâĂ©tait ancrĂ©e chez les Britanniques que la victoire de Franco Ă©tait imminente. Londres dĂšs lors adopta une politique de soutien discret sâaccompagnant de la reconnaissance progressive de Franco[636], dans la conviction quâun secours aux rĂ©publicains ne ferait que prolonger la guerre et aboutirait Ă sâaliĂ©ner Franco, le futur maĂźtre de lâEspagne. De plus, Mussolini envisageait de constituer avec lâEspagne un front mĂ©diterranĂ©en qui laissait espĂ©rer aux Anglais un isolement de lâAllemagne. Franco tirait ainsi parti des inquiĂ©tudes et des stratĂ©gies de chacun de sorte Ă pousser son propre avantage[637].
Outre sur lâAllemagne et lâItalie, Franco put aussi sâappuyer sur le Saint-SiĂšge. La lettre collective des Ă©vĂȘques, publiĂ©e le et suivie de la reconnaissance du rĂ©gime par le pape, eut un retentissement international et, sans convaincre tous les catholiques Ă lâextĂ©rieur, contribua Ă instiller le doute dans leur esprit et Ă entamer leur bienveillance envers les rĂ©publicains espagnols[638] - [639].
Franco Ćuvrait en mĂȘme temps Ă la reconnaissance de son gouvernement par lâAngleterre et par la France, dont il escomptait le changement de gouvernement : « les partis de droite sont en Ă©troit contact avec moi, PĂ©tain est notre ami, mon ami et mon maĂźtre vĂ©nĂ©rĂ© », dĂ©clara-t-il[640]. Ă partir de , sâingĂ©niant Ă jouer lâĂ©quilibre des forces, il proposait le renvoi dans leurs pays respectifs de tous les volontaires Ă©trangers et requĂ©rait la neutralitĂ© des pays les moins engagĂ©s, France et Grande-Bretagne, au prĂ©texte que cela lui permettrait de venir aisĂ©ment Ă bout de ses adversaires, et peut-ĂȘtre aussi de sâaffranchir de certaines alliances quâil avait contractĂ©es[641] ; Franco joua ainsi sur la peur de la France dâavoir un alliĂ© de lâAllemagne sur son flanc sud. Il multipliait donc les manifestations dâapaisement Ă lâintention des dĂ©mocraties, pendant que le cardinal Pacelli assurait que Franco Ă©tait favorable au retrait des volontaires Ă©trangers, hostile Ă lâinfiltration hitlĂ©rienne en Espagne, et attachĂ© Ă lâindĂ©pendance de son pays[642].
AprĂšs que lâAngleterre a envoyĂ© Ă Burgos un reprĂ©sentant officiel, et que le duc dâAlbe a Ă©tĂ© accrĂ©ditĂ© en retour, la collaboration du Royaume-Uni avec Franco Ă©taient devenus indĂ©niables. « Franco », Ă©crit AndrĂ©e Bachoud, « tire les fils dâun ensemble quâĂ lâĂ©vidence il sent bien, dosant habilement, sur les plans national et international, les satisfactions quâil accorde aux uns et aux autres. Il a une vision globale des diffĂ©rents plans dâinteraction, ajoutĂ©e Ă une science des intentions profondes de ses interlocuteurs et des limites quâils ne passeront pas. Il a plusieurs porte-parole auxquels il laisse une certaine marge dâexpression et qui ont pour fonction principale de satisfaire lâattente de leurs interlocuteurs. » Dans le camp adverse en revanche, les rĂ©publicains continuaient dâĂȘtre pĂ©nalisĂ©s par les rĂ©ticences que soulevait la prĂ©sence Ă leurs cĂŽtĂ©s des SoviĂ©tiques[643].
La vente de charbon Ă la Grande-Bretagne fut suivie le dâun dĂ©cret annulant toutes les concessions miniĂšres faites aux Ă©trangers avant 1936, ce qui redonnait Ă Franco la maĂźtrise de ce secteur capital et lui permit dâencaisser des devises indispensables Ă la guerre, tout en Ă©largissant le champ de ses relations internationales[644].
Critiques italiennes et allemandes
Franco nâavait pas hĂąte de conformer son nouveau rĂ©gime aux normes du fascisme et avait des rapports tendus avec lâambassadeur dâAllemagne Wilhelm Faupel, qui lâexaspĂ©rait par son « intĂ©rĂȘt excessif et souvent importun » pour les affaires espagnoles. LâintĂ©rĂȘt de lâAllemagne et de lâItalie Ă©tait alors de forcer les nationalistes espagnols Ă sâengager Ă leurs cĂŽtĂ©s, et ce en contribuant le plus ostensiblement possible Ă leur victoire et en sâimpliquant donc toujours davantage dans la Guerre civile[645]. La guerre durait au-delĂ de toute logique militaire et lâincertitude sur lâissue des combats incitait lâItalie et lâAllemagne Ă rehausser leur engagement, au mĂ©pris des conventions du ComitĂ© de non-intervention. Franco dans le mĂȘme temps cherchait Ă se faire passer aux yeux des dĂ©mocraties pour lâapĂŽtre dâune rĂ©conciliation qui finirait par Ă©carter ces deux alliĂ©s[646].
Sur le plan militaire, Mussolini et les commandants italiens et allemands critiquaient Franco pour la lenteur de ses opĂ©rations, mais le Caudillo ne pouvait agir diffĂ©remment attendu que son organisation militaire nâeut jamais lâefficacitĂ© nĂ©cessaire pour agir avec plus de rapiditĂ© et dâagilitĂ©. Dâailleurs, dans la Guerre civile espagnole, il nây avait pas que lâadversaire sur le champ de bataille, mais Ă©galement une considĂ©rable population ennemie. Franco ne pouvait donc se borner Ă frapper lâennemi sur un front unique, et devait procĂ©der pas Ă pas, mĂ©thodiquement, et consolider chaque avancĂ©e, province par province[647]. La stratĂ©gie italienne visant Ă forcer une victoire rapide se heurta donc Ă celle de Franco qui privilĂ©giait une avancĂ©e lente et une occupation systĂ©matique du territoire, accompagnĂ©e dâun nettoyage nĂ©cessaire et dâune trĂšs bonne consolidation des positions acquises, plutĂŽt quâune rapide dĂ©faite des armĂ©es ennemies qui laisserait le pays infectĂ© dâadversaires[648]. Le gĂ©nĂ©ral allemand Wilhelm Faupel commenta que « la formation et lâexpĂ©rience militaire de Franco ne le rendaient pas apte Ă la direction des opĂ©rations dans leur ampleur actuelle »[649] ; et le gĂ©nĂ©ral italien Mario Roatta indiqua dans un tĂ©lĂ©gramme Ă Mussolini que « lâĂ©tat-major franquiste Ă©tait incapable dâorganiser une opĂ©ration adaptĂ©e Ă une guerre Ă grande Ă©chelle »[650]. En privĂ©, les Italiens, non seulement accablaient de leurs sarcasmes le gĂ©nĂ©ral Franco sur le plan militaire, mais encore dĂ©nonçaient lâintensitĂ©, Ă leurs yeux inhumaine et injustifiĂ©e, de la rĂ©pression en zone nationale[651]. Selon Paul Preston, « juger Franco sur sa capacitĂ© Ă Ă©laborer une stratĂ©gie Ă©lĂ©gante et incisive, câest se tromper de sujet. Il obtint la victoire dans la guerre civile dâune maniĂšre et dans un dĂ©lai voulu et prĂ©fĂ©rĂ© par lui. Plus encore, il obtint par cette victoire ce Ă quoi il aspirait le plus : le pouvoir politique afin de refaire lâEspagne Ă sa propre image, sans ĂȘtre entravĂ© par ses ennemis Ă gauche et ses rivaux Ă droite »[652].
Plus tard, en , Franco sera obligĂ© dâaccepter un Ă©tat-major conjoint germano-italien et dâadmettre dans son propre Ă©tat-major dix officiers italiens et allemands, ainsi que dâadopter les stratĂ©gies militaires Ă©laborĂ©es Ă son intention par les gĂ©nĂ©raux italiens principalement[653]. Franco accepta de mauvaise grĂące toutes ces injonctions. Devant les exigences du lieutenant-colonel italien Emilio Faldella, il dĂ©clara :
« Tout compte fait, on a envoyĂ© ici des troupes italiennes sans demander mon autorisation. Dâabord, ils mâont dit que des compagnies de volontaires viendraient pour sâincorporer dans les bataillons espagnols. Ensuite, ils mâont demandĂ© quâils puissent former pour leur propre compte des bataillons indĂ©pendants, et jây ai consenti. Puis sont arrivĂ©s des officiers de haut rang et des gĂ©nĂ©raux pour les commander, et pour finir, des unitĂ©s dĂ©jĂ constituĂ©es ont commencĂ© Ă arriver. Maintenant vous voulez mâobliger Ă permettre quâils luttent ensemble sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Roatta, alors que mes plans Ă©taient trĂšs diffĂ©rents[654]. »
Aux critiques allemandes et italiennes sâajoutĂšrent celles de gĂ©nĂ©raux espagnols trĂšs proches de lui, dont KindelĂĄn[655]. Les uns et les autres sâaccordaient Ă considĂ©rer que Franco, dans les moments cruciaux, prenait les dĂ©cisions avec lenteur, par excĂšs de prudence ; tous sâaccordaient Ă©galement Ă critiquer sa tendance Ă dĂ©tourner des troupes des objectifs stratĂ©giques importants. Le gĂ©nĂ©ral Sanjurjo avait dĂ©jĂ dĂ©clarĂ© quelques annĂ©es auparavant quâ« il est loin dâĂȘtre un NapolĂ©on »[656].
Poursuite de la guerre et avancées nationalistes
Dans les six premiers mois, Franco tenta de maintenir son avantage en sâappuyant sur les meilleures unitĂ©s de son armĂ©e, les Regulares et la LĂ©gion, soit quelque 20 000 hommes. Comme les rĂ©publicains, les nationalistes mobilisĂšrent des contingents de miliciens, surtout phalangistes et carlistes, et le incorporĂšrent dans leurs rangs tous les appelĂ©s du contingent de 1933 Ă 1935 ; en outre, de nouveaux programmes de formation dâofficiers furent mis en place[657].
AprĂšs sâĂȘtre rendus maĂźtres de tel territoire, les troupes franquistes exerçaient une dure rĂ©pression, dont mĂȘme les alliĂ©s allemands et italiens sâoffusquaient. Ă la suite des protestations, les assassinats indiscriminĂ©s furent troquĂ©s pour des exĂ©cutions sommaires aprĂšs passage en conseil de guerre, ce qui ne faisait guĂšre de diffĂ©rence[658]. Serrano SĂșñer et Dionisio Ridruejo ont Ă©tabli ultĂ©rieurement que le Caudillo sâarrangeait pour que les requĂȘtes en grĂące concernant ces sentences de mort ne lui parviennent quâaprĂšs quâelles avaient Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©es[659]. Ă lâinverse, Franco cĂ©da aux instances du cardinal GomĂĄ pour que cessent les exĂ©cutions de prĂȘtres catholiques engagĂ©s dans le nationalisme basque[660].
Entre mars et eurent lieu successivement la bataille de Guadalajara et le bombardement de Guernica. La premiĂšre fut une initiative du Corpo Truppe Volontarie (CTV) italien, menĂ©e dans le but de soulager le front de Madrid par une attaque contre Guadalajara, mais qui se solda par une dĂ©faite dĂ©sastreuse[661]. Franco autorisa lâopĂ©ration, en promettant de se joindre Ă lâoffensive, mais â par vengeance contre lâarrogance italienne lors de la conquĂȘte de Malaga â ajourna ensuite son aide aux volontaires italiens, qui durent battre en retraite aprĂšs avoir souffert de fortes pertes[662]. Cet Ă©chec aida Franco Ă sâaffranchir de la tutelle Ă©trangĂšre, tandis que le CTV, rĂ©duit et rĂ©formĂ©, cessa dâagir comme un corps dâarmĂ©e Ă©tranger autonome et passa Ă sâintĂ©grer sous le commandement gĂ©nĂ©ral de Franco[607] - [603].
Le bombardement de Guernica, destinĂ© Ă dĂ©moraliser lâennemi, fut exĂ©cutĂ© en par la lĂ©gion Condor allemande sous les ordres du colonel Wolfram von Richthofen et sâinscrivait dans le cadre de lâoffensive contre le Pays basque ; lâopĂ©ration se solda par la destruction de la ville de Guernica et par un bilan de 1 645 victimes civiles[663]. Lâattaque contre une population sans dĂ©fense causa un scandale international, et sera immortalisĂ© par Pablo Picasso dans son tableau Guernica[664]. Cette action, en mĂȘme temps quâelle sapa lâhonneur de lâarmĂ©e allemande, porta aussi atteinte Ă la cause du camp nationaliste[665]. Franco lui-mĂȘme nâavait pas eu prĂ©alablement connaissance de lâattaque, vu que les dĂ©tails des opĂ©rations quotidiennes de la campagne du Nord ne parvenaient pas nĂ©cessairement Ă son quartier-gĂ©nĂ©ral, quoiquâon ait dĂ» en ĂȘtre informĂ© dans celui de Mola et de KindelĂĄn[666] - [667]. Mais au lieu de reconnaĂźtre les faits, les autoritĂ©s nationalistes Ă©ludĂšrent la question, voire niĂšrent que le bombardement ait eu lieu, affirmant que les incendies qui avaient dĂ©truit la plus grande partie de la ville avaient Ă©tĂ© allumĂ©s par les anarchistes lors de leur retraite (comme cela sâĂ©tait produit Ă IrĂșn en )[667]. Alors que Hitler insistait auprĂšs de Franco pour quâil disculpe la lĂ©gion Condor, Franco ordonna Ă KindelĂĄn de faire parvenir au commandant Richthofen le message suivant :
« Sur indication du GĂ©nĂ©ralissime, je fais part Ă Votre Excellence quâaucune localitĂ© ouverte et sans troupes ou industries militaires ne devra plus ĂȘtre bombardĂ©e sans ordre exprĂšs du GĂ©nĂ©ralissime ou du gĂ©nĂ©ral en chef de la force aĂ©rienne. Sont naturellement exceptĂ©s les objectifs tactiques immĂ©diats du champ de bataille[668]. »
Le , lâarmĂ©e nationaliste entra dans Bilbao, sans guĂšre se voir opposer de rĂ©sistance, et put ainsi mettre la main sur la puissante industrie basque et renforcer ses approvisionnements militaires[669]. Franco transfĂ©ra alors son quartier-gĂ©nĂ©ral Ă Burgos. Le , les forces franquistes se rendirent maĂźtre de Santander, et ce mĂȘme jour lâarmĂ©e basque, qui sâĂ©tait retirĂ©e en Cantabrie, se rendit aux troupes italiennes, sous la promesse de ne pas subir de reprĂ©sailles ; ce nonobstant, et alors que les nationalistes basques Ă©taient en gĂ©nĂ©ral dâidĂ©ologie conservatrice et catholique, Franco obligea le gĂ©nĂ©ral italien Ettore Bastico Ă lui remettre les prisonniers, qui furent ensuite condamnĂ©s Ă mort. Cette duplicitĂ© et cruautĂ© de Franco horrifiĂšrent les Italiens[670] - [671].
AprĂšs la conquĂȘte de la Biscaye et de la Cantabrie, les nationalistes envahirent les Asturies et, le , prirent GijĂłn et AvilĂ©s. Lors de cette phase, lâaviation franquiste largua un mĂ©lange de bombes incendiaires et de carburant, prĂ©figuration du futur napalm[672]. Le , Franco fit envoyer un bataillon de la LĂ©gion Ă©trangĂšre et de RĂ©guliers pour libĂ©rer Oviedo encerclĂ© par les rĂ©publicains[552]. Ă cette occasion, Franco Ă©dicta une instruction par laquelle il donnait Ă voir ce qui sera sa ligne stratĂ©gique et tactique tout au long de la guerre : nul front secondaire ne devra jamais ĂȘtre abandonnĂ©[673]. La conquĂȘte des Asturies, longue et lente, opĂ©ration caractĂ©ristique de Franco, lui permit de remporter une victoire absolue au prix de trĂšs peu de pertes et fut suivie dâune forte rĂ©pression. Bien que le rigoureux systĂšme de tribunaux militaires que Franco avait instituĂ© au dĂ©but de cette annĂ©e 1937 ait rĂ©duit le nombre dâexĂ©cutions massives, il y eut nĂ©anmoins dans les Asturies au minimum 2 000 exĂ©cutions, câest-Ă -dire proportionnellement beaucoup plus quâau lendemain de la conquĂȘte du Pays basque et de Santander[674].
GrĂące aux victoires dans le Nord, obtenues en grande partie grĂące Ă lâaviation allemande, Franco put paradoxalement sâaffranchir de la tutelle hitlĂ©rienne, car il avait pu mettre la main sur le charbon des grands bassins miniers de la rĂ©gion et pouvait Ă prĂ©sent le vendre aux Anglais trĂšs demandeurs et commencer ainsi Ă renouer des relations avec eux[675].
Premier gouvernement (janvier 1938)
Le , Franco composa son premier gouvernement rĂ©gulier, destinĂ© Ă remplacer la Junte technique[676]. Franco avait pris soin dây faire siĂ©ger les diffĂ©rentes composantes de la coalition nationaliste, les onze ministĂšres se rĂ©partissant en effet entre quatre militaires, trois phalangistes, deux monarchistes, un traditionaliste et un technicien[677]. NicolĂĄs Franco fut envoyĂ© comme ambassadeur au Portugal et SangrĂłniz comme ministre Ă Caracas. Serrano Suñer, qui avait aussi sous sa coupe la presse et la propagande, y jouit dâune autoritĂ© dĂ©passant de loin ses fonctions de ministre de lâIntĂ©rieur et de secrĂ©taire du Conseil des ministres. Le poste de vice-prĂ©sident et de ministre des Affaires extĂ©rieures fut attribuĂ© au gĂ©nĂ©ral Ă la retraite Francisco GĂłmez-Jordana, ancien membre du directoire militaire de Primo de Rivera et fervent monarchiste. Pour le reste du gouvernement, Franco avait procĂ©dĂ© avec le sens du dosage politique quâil allait manifester tout au long de sa carriĂšre, et avec le souci de rĂ©compenser de vieilles fidĂ©litĂ©s ; ainsi plaça-t-il un carliste, le comte de Rodezno, au ministĂšre de la Justice et dĂ©signa-t-il son vieil ami de toujours, Juan Antonio Suanzes, au ministĂšre de lâIndustrie et du Commerce. Parmi les autres membres du cabinet ministĂ©riel, on note encore : Fidel DĂĄvila, ministre de la DĂ©fense nationale ; le gĂ©nĂ©ral Severiano MartĂnez Anido, responsable de lâOrdre public ; le monarchiste Pedro Sainz RodrĂguez, Ă lâĂducation ; et le phalangiste Raimundo FernĂĄndez Cuesta, titulaire du portefeuille de lâAgriculture, en sus de ses fonctions de secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la FET y de las JONS[678] - [679] - [680] - [681]. Aussi lâĂ©quipe ministĂ©rielle, qui prit ses fonctions le , figure-t-elle comme le premier exemple de la politique dâĂ©quilibre de Franco, rĂ©sultat dâun savant dosage entre les « diffĂ©rentes familles politiques » du Mouvement national, oĂč une reprĂ©sentation Ă©tait octroyĂ©e Ă chacune, en fonction de lâindice dâinfluence du moment[679] - [612].
Une nouvelle loi administrative, relative Ă la structure du gouvernement, stipulait quâ« au chef de lâĂtat revient le pouvoir suprĂȘme dâĂ©dicter des normes juridiques de caractĂšre gĂ©nĂ©ral » ; Ă©tait dĂ©finie Ă©galement la fonction du Premier ministre, qui « devait ĂȘtre unie Ă celle du chef de lâĂtat »[612]. Le , Ă lâoccasion du deuxiĂšme anniversaire du soulĂšvement, et Ă lâinitiative du nouveau cabinet, Franco fut nommĂ© Capitaine gĂ©nĂ©ral de lâarmĂ©e et de la marine, grade anciennement rĂ©servĂ© au roi, et Ă partir de ce moment, il lui arrivera de revĂȘtir parfois lâuniforme dâamiral[682] - [612].
Franco connut peu de problÚmes politiques pendant les deux derniÚres années de la Guerre civile et put de façon générale esquiver les conflits, en invoquant la nécessité de mettre la politique entre parenthÚses et de se concentrer sur les affaires militaires[683].
Mise en chantier des bases institutionnelles du régime : la Charte du travail
Le , le nouveau gouvernement promulgua une façon de constitution intitulĂ©e Fuero del Trabajo (littĂ©r. For du travail), inspirĂ©e de la Charte du travail italienne ; rĂ©digĂ© dans un austĂšre style militaire et religieux, le nouveau statut, qui devait garantir aux Espagnols « la Patrie, le pain et la justice »[684], comprenait des dispositions juridiques garantissant le droit de chacun au travail, instaurant lâassurance vieillesse et lâassurance maladie, et Ă©tablissant le principe des allocations familiales. Ce texte, inspirĂ© Ă la fois par la Phalange, phagocytĂ©e par Franco et dont le dernier trait distinctif restait la revendication sociale, et par le catholicisme social issu de lâencyclique Rerum novarum[685], sâapparentait en consĂ©quence, par le style et le contenu des dispositions adoptĂ©es, aux rĂ©gimes fascistes ambiants, mais comportait surtout une originalitĂ© de conception par ses liens avec la tradition catholique, qui vaudront Ă ce systĂšme la dĂ©nomination de national-catholicisme, et aussi par lâinfluence dâun corporatisme hĂ©ritĂ© dâune droite archaĂŻque et du catholicisme social[686].
La Charte Ă©tait destinĂ©e dâabord Ă protĂ©ger la famille, ensemble organique que lâĂtat « reconnaĂźt comme cellule primaire naturelle et comme fondement de la sociĂ©tĂ© », et dĂšs lors sous la responsabilitĂ© directe de lâĂtat. Lâaffirmation du droit Ă lâemploi concernait surtout lâhomme espagnol, quâil protĂ©geait contre le licenciement ; la femme et lâenfant jouissaient dâune protection spĂ©ciale, notamment en ceci que le travail de nuit leur Ă©tait interdit. Quant Ă la femme mariĂ©e, elle « est libĂ©rĂ©e de lâatelier et de lâusine », donc consignĂ©e au foyer. Le chef dâentreprise et lâouvrier devaient se mettre au service de la patrie. La Charte limitait les droits du patron aussi bien que ceux de lâouvrier ; le premier sera responsable devant lâĂtat et devra affecter une partie de ses bĂ©nĂ©fices Ă lâamĂ©lioration du bien-ĂȘtre de ses employĂ©s ; en contrepartie, la grĂšve Ă©tait sĂ©vĂšrement sanctionnĂ©e. Un dirigisme Ă©tait instaurĂ© contraire Ă lâĂ©conomie de marchĂ© et au droit Ă la contestation sociale. LâĂtat, tout en affirmant le droit Ă la propriĂ©tĂ© privĂ©e, se rĂ©servait le pouvoir de se substituer au patron si celui-ci manquait dâinitiative ou si les intĂ©rĂȘts nationaux le commandaient. La Charte instaurait le syndicat vertical, « constituĂ© par lâintĂ©gration de tous les Ă©lĂ©ments qui consacrent leur activitĂ© Ă lâexĂ©cution dâun service dĂ©terminĂ© ou dans une branche de la production, sous la direction de lâĂtat », rendant ainsi sans objet la dĂ©fense des intĂ©rĂȘts catĂ©goriels[687] ; ce syndicalisme vertical, systĂšme oĂč sections patronales et ouvriĂšres Ă©taient donc regroupĂ©es dans un mĂȘme syndicat, offrait une certaine sĂ©curitĂ© de lâemploi puisque ni la libertĂ© de licenciement ni la libre disposition par le patronat des bĂ©nĂ©fices de lâentreprise nâĂ©taient admises[688]. Ce premier texte, amendĂ© et modernisĂ©, demeurera en vigueur jusquâĂ la mort de Franco[689].
DerniĂšres phases de la guerre
Fin 1937, Franco, au grand dam de quelques membres de son Ă©quipe et des commandants de la lĂ©gion Condor, reporta puis annula son projet de libĂ©ration de Madrid, et, dĂ©daignant un tĂ©lĂ©gramme de Mussolini qui le priait de prendre des mesures dĂ©cisives pour mettre un terme Ă la guerre, ordonna Ă ses forces de reprendre la ville peu importante de Teruel, qui venait de tomber aux mains des rĂ©publicains. Franco nâavait nulle intention de permettre que les rĂ©publicains sâemparent de la seule province que les nationalistes avaient conquise dĂšs les premiers jours du conflit[690].
Dans la phase finale de la guerre, Franco commit plusieurs erreurs stratĂ©giques[691] : le , la ville de LĂ©rida tomba, ce qui laissait la voie libre vers Barcelone, qui Ă©tait alors, aprĂšs la capitale, le principal bastion rĂ©publicain ; pourtant, Ă lâencontre de lâavis de YagĂŒe, qui avait pĂ©nĂ©trĂ© avec son corps dâarmĂ©e dans lâouest de la Catalogne et priait Franco de pouvoir continuer dâavancer pour occuper dĂ©finitivement toute la rĂ©gion, Franco, dĂ©clinant ce triomphe facile, dĂ©cida de pousser vers Valence[692], selon une trajectoire plus ardue, vers le sud-est, Ă travers un terrain montagneux, le long dâune route cĂŽtiĂšre Ă©troite, ce qui eut pour effet de prolonger le conflit de plusieurs mois. Lâon ne sâexplique pas de façon concluante cette dĂ©cision, mais il a Ă©tĂ© argumentĂ© depuis lors que Franco se promettait un supplĂ©ment de devises par lâexportation dâagrumes de Valence (la rĂ©gion valencienne en effet produisait des excĂ©dents alimentaires, au contraire de la Catalogne, qui hĂ©bergeait une population dense en Ă©tat dâinanition). En outre, la conquĂȘte de Valence, pouvant porter un coup fatal Ă la rĂ©sistance dans la zone centrale, laisserait Madrid isolĂ©e[693]. Entre-temps, lâarmĂ©e rĂ©publicaine renforçait et fortifiait notablement lâĂ©troit front au nord de Valence, crĂ©ant la position dĂ©fensive la plus forte depuis la bataille de Madrid. Le , KindelĂĄn envoya Ă Franco une note dans laquelle il suggĂ©rait que, devant la lenteur de lâavancĂ©e et la hausse des pertes, lâopĂ©ration en cours soit annulĂ©e en faveur dâune offensive immĂ©diate sur la Catalogne, qui disposait Ă peine de moyens de dĂ©fense. Franco toutefois refusa dâadmettre que lâattaque de Valence pĂ»t ĂȘtre une erreur et sâobstina. Les nationalistes sâapprochĂšrent peu Ă peu de Valence au prix de nombreuses pertes, et la guerre ralentit considĂ©rablement entre mai et [694].
En juillet dĂ©buta la bataille de l'Ăbre, affrontement sanglant de quatre mois, qui se solda par environ 21 500 morts[695] ; malgrĂ© lâimportance stratĂ©gique limitĂ©e de cette bataille, Franco suspendit la campagne de Valence et mit tous ses efforts Ă anĂ©antir les forces rĂ©publicaines sur ce front[696]. Ses initiatives militaires ne semblaient pas toujours heureuses Ă ses partenaires, qui continuaient Ă mettre en question ses aptitudes Ă la stratĂ©gie militaire ou mĂȘme Ă la gestion politique[697]. Son attitude enragea notamment Mussolini, qui dĂ©clara que « soit lâhomme ne sait pas comment faire la guerre, soit il ne le veut pas. Les rouges sont combatifs, Franco non »[698]. Les commandants de la lĂ©gion Condor ne comprenaient pas la lenteur des progressions et critiquaient le manque dâinnovation de Franco, qui parfois entamait le moral des combattants allemands. Wilhelm Faupel dĂ©clara Ă propos de Franco que « ses connaissances personnelles et son expĂ©rience militaire ne sont pas appropriĂ©es pour diriger des opĂ©rations de lâampleur actuelle », et le gĂ©nĂ©ral Hugo Sperrle considĂ©rait que « Franco nâest de toute Ă©vidence pas le type de dirigeant capable de faire face Ă des responsabilitĂ©s aussi importantes. Selon les normes allemandes, il manque dâexpĂ©rience militaire. Ătant donnĂ© quâil fut fait gĂ©nĂ©ral trĂšs jeune lors de la guerre du Rif, il nâa jamais commandĂ© de grandes unitĂ©s militaires et, par consĂ©quent, nâest pas meilleur quâun chef de bataillon »[694]. Galeazzo Ciano pour sa part nota : « Franco nâa pas de vision de synthĂšse de la guerre. Ses opĂ©rations sont celles dâun magnifique commandant de bataillon »[699].
Pendant trois jours, en , sur ordre exprĂšs de Mussolini, les avions italiens basĂ©s Ă Majorque bombardĂšrent Barcelone, causant la mort de prĂšs dâun millier de personnes et en blessant 3000, presque toutes civiles. Franco, qui nâen avait pas Ă©tĂ© informĂ© initialement, fut selon quelques historiens (mais en cette matiĂšre, les documents sont contradictoires) dâabord furieux parce que Mussolini ne lâavait pas consultĂ©, puis chagrinĂ© parce que Pie XI, dans sa protestation, sermonna aussi le camp nationaliste espagnol, au lieu de centrer sa critique sur le dictateur italien. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, et abstraction faite de plusieurs raids aĂ©riens sur Madrid en , les bombardements de Franco se limitaient Ă des objectifs militaires et de ravitaillement. Ă noter que le frĂšre RamĂłn Franco participa Ă ce raid[700] - [701].
Quand il apprit, le , la mort de son frĂšre RamĂłn, il ne manifesta aucune espĂšce dâĂ©motion[702]. En dĂ©cembre, Franco visita la Galice, oĂč les autoritĂ©s de La Corogne lui avaient fait cadeau du manoir Pazo de MeirĂĄs, aprĂšs une souscription populaire[703] - [704].
La chambre de commerce franco-espagnole fondĂ©e en put en quelques mois faire Ă©tat de lâadhĂ©sion de prĂšs de 400 sociĂ©tĂ©s françaises dĂ©sireuses de voir conduire une politique commerciale plus rĂ©aliste, tandis que Franco affichait une hostilitĂ© vis-Ă -vis de la France en raison de lâaide apportĂ©e aux rĂ©publicains[705]. Dâautre part, Franco sâappliquait Ă se donner une image de neutralitĂ© et Ă faire croire Ă la France quâil Ă©tait un rempart tant contre la frĂ©nĂ©sie nazie de la Phalange que contre lâintĂ©grisme des carlistes[706].
La tension rĂ©gnant dans la pĂ©riode allant de lâAnschluss aux accords de Munich fit redouter Ă Franco la survenue dâune conflagration internationale qui lui aurait fait perdre sa supĂ©rioritĂ© sur ses adversaires rĂ©publicains, en arrachant ceux-ci Ă leur isolement, puisquâen cas de conflit, le gouvernement NegrĂn aurait aussitĂŽt choisi le camp des dĂ©mocraties occidentales et aurait placĂ© inĂ©vitablement lâEspagne franquiste dans le camp de lâAxe, de façon Ă internationaliser rĂ©ellement la guerre dâEspagne, seule et derniĂšre chance de lâEspagne rouge[707] ; cependant, la nouvelle de lâaccord Hitler-Chamberlain-Daladier, signĂ© le , dĂ©sespĂ©ra NegrĂn et mit fin aux angoisses du Caudillo[697]. Le retard de la guerre mondiale laissa Ă Franco le temps dâachever sa victoire, tandis que la dĂ©claration de guerre de la France et de lâAngleterre au dĂ©but de lui donna le loisir de garder une neutralitĂ© fructueuse[708] - [709].
En 1939, les derniers rĂ©duits rĂ©publicains tombĂšrent, et le , Franco Ă©mit son dernier communiquĂ© de guerre : « aujourdâhui, lâarmĂ©e rouge captive dĂ©sormais et dĂ©sarmĂ©e, les troupes nationales ont atteint leurs ultimes objectifs militaires. La guerre est terminĂ©e »[710]. Au dĂ©but de 1939, ll ne restait plus dâespoir aux rĂ©publicains que dans une reddition honorable. Mais les mĂ©diations, y compris celle du pape, pour arriver Ă une paix nĂ©gociĂ©e, se heurtĂšrent Ă lâintransigeance de Franco, car celui-ci, portĂ© par la conviction quâil luttait contre le mal, missionnĂ© par la Providence ou par Dieu, voulait pousser sa victoire jusquâĂ lâĂ©radication du mal. MĂ©thodiquement, Franco reprit une par une les parcelles de territoire tenues par les rĂ©publicains, insensible Ă toute tentative de compromis[711].
Les historiens se sont interrogĂ©s dans quelle mesure Franco a contribuĂ© Ă la victoire de son camp. Franco nâĂ©tait pas un gĂ©nie de la stratĂ©gie ni de la tactique opĂ©rationnelle, mais il Ă©tait un gĂ©nĂ©ral mĂ©thodique, organisĂ© et efficace. Chaque opĂ©ration quâil accomplissait Ă©tait bien prĂ©parĂ©e du point de vue logistique, et aucune de ses attaques ne dĂ©boucha sur une retraite. Il sut maintenir une administration civile efficace et un front intĂ©rieur propice Ă prĂ©server le moral des troupes, Ă mobiliser la population et Ă stimuler la production Ă©conomique Ă un niveau supĂ©rieur Ă celui du camp adverse. Enfin, son action diplomatique lui fit obtenir la neutralitĂ© de la Grande-Bretagne, garantit que la France ne prĂȘte quâun appui limitĂ© Ă la rĂ©publique, et lui assura de la part de lâItalie et de lâAllemagne un flux dâapprovisionnement quasi ininterrompu[712].
Le dĂ©sir des dĂ©mocraties de maintenir lâEspagne dans la neutralitĂ© permit Ă Franco de garder la mainmise sur la situation. Franco imposa Ă la France des conditions draconiennes prĂ©alablement Ă toute reprise des Ă©changes, dont la restitution des biens dont les « rouges » sâĂ©taient saisis ainsi que de lâor dĂ©posĂ© Ă la Banque de France et des armes et des biens saisis Ă la frontiĂšre sur des rĂ©fugiĂ©s rĂ©publicains[713]. Le gouvernement français crut pouvoir « capter » le Caudillo en lui envoyant, au titre dâambassadeur, le Français le plus prestigieux Ă ses yeux, le marĂ©chal PĂ©tain, du reste sans grand profit[714].
La dictature franquiste
LâaprĂšs-guerre civile : la repression et les « annĂ©es de la faim »
Le , on cĂ©lĂ©bra Ă Madrid le dĂ©filĂ© de la Victoire, oĂč 120 000 soldats paradĂšrent devant Franco et oĂč la plus prestigieuse des dĂ©corations militaires espagnoles, Ă savoir la croix laurĂ©e de lâordre de Saint-Ferdinand, qui avait Ă©tĂ© refusĂ©e Ă Franco en 1916, lui fut dĂ©cernĂ©e par le gĂ©nĂ©ral JosĂ© Enrique Varela « pour la direction et lâexĂ©cution de la campagne de libĂ©ration »[715] - [716]. Franco avait pensĂ© avec soin les moindres dĂ©tails des festivitĂ©s. La tribune monumentale en forme dâarc de triomphe, dressĂ©e sur la principale avenue madrilĂšne, le paseo de la Castellana, rebaptisĂ©e avenida del GeneralĂsimo Franco, portait en lettres gĂ©antes, sous le mot « victoria », son nom six fois rĂ©pĂ©tĂ©, et que scandait la multitude : « Franco, Franco, Franco ! »[715]. Selon le communiquĂ© de presse, « lâentrĂ©e du gĂ©nĂ©ral Franco dans Madrid suivra le mĂȘme rituel que celui observĂ© lorsqu'Alfonso VI, accompagnĂ© par le Cid, sâempara de TolĂšde au Moyen Ăge »[717]. La cĂ©lĂ©bration se prolongea le lendemain par une nouvelle cĂ©rĂ©monie, cette fois Ă caractĂšre religieux, cĂ©lĂ©brĂ©e dans lâĂ©glise Sainte-Barbe de Madrid. Franco pĂ©nĂ©tra dans lâĂ©glise sous un dais, honneur rĂ©servĂ© au Saint Sacrement et au couple royal. La solennitĂ© centrale, oĂč Franco dĂ©posa lâĂ©pĂ©e de la Victoire aux pieds du Grand Christ de LĂ©pante, que lâon avait fait venir ex profeso de la cathĂ©drale de Barcelone, paraissait recrĂ©er une cĂ©rĂ©monie guerriĂšre mĂ©diĂ©vale[718].
RĂ©pression
Pendant la Guerre civile, le nombre dâexĂ©cutions politiques dĂ©passait celui des morts sur le champ de bataille. Les commandants italiens, horrifiĂ©s, refusaient de remettre les prisonniers Ă leurs alliĂ©s espagnols, protestaient contre le degrĂ© de rĂ©pression indiscriminĂ©e et menaçaient de se retirer de la guerre. AprĂšs la prise de Malaga en , oĂč les nationalistes avaient perpĂ©trĂ© une rĂ©pression massive et provoquĂ© un bain de sang avec, selon les estimations, entre 3 000 et 4 000 exĂ©cutions[719] â mais il est vrai que le responsable direct des tueries dâAndalousie, dont celle de Malaga, fut Gonzalo Queipo de Llano[720] â, Franco rĂ©agit en Ă©largissant et en rĂ©glementant le rĂŽle des tribunaux militaires dans toute la zone nationaliste ; il interdit aux autres instances et aux autres forces de procĂ©der Ă des exĂ©cutions, et crĂ©a Ă Malaga cinq nouveaux tribunaux militaires. Le , il communiqua Ă lâambassadeur dâItalie quâil avait donnĂ© des ordres stricts tendant Ă mettre fin Ă toutes les exĂ©cutions de prisonniers (cela aussi dans le but d'encourager les dĂ©sertions dans les rangs rĂ©publicains), et tendant Ă ce que les sentences de mort soient limitĂ©es aux dirigeants de gauche et aux auteurs de crimes violents, et, mĂȘme en ce cas, Ă ce que la moitiĂ© des peines de mort soient commuĂ©es. Vers la fin mars, Franco annonça quâil avait relevĂ© de leurs fonctions deux juges de Malaga dont la façon de procĂ©der avait Ă©tĂ© inappropriĂ©e et sĂ©vĂšre Ă lâexcĂšs, et il sâassura que les sentences de mort prononcĂ©es par les tribunaux fussent dâabord ratifiĂ©es par lui-mĂȘme en dernier ressort, avant dâĂȘtre mises Ă exĂ©cution. Pourtant, les cas seront rares oĂč Franco accĂ©da aux demandes de clĂ©mence pour des personnes condamnĂ©es dans la zone nationale, quoiquâil ait graciĂ© un certain nombre dâanarchistes. La rĂ©pression restera officiellement aux mains des tribunaux militaires pendant de nombreuses annĂ©es, et lâEspagne vivra sous la loi martiale durant toute une dĂ©cennie, jusquâĂ sa levĂ©e en [720] - [721]. Lâun des problĂšmes les plus dĂ©licats quâeut Ă affronter Franco pendant ses premiĂšres semaines comme chef dâĂtat fut la plainte du primat dâEspagne, le cardinal GomĂĄ, contre le procĂšs sommaire et lâexĂ©cution de 14 prĂȘtres militants nationalistes basques ; Franco donna immĂ©diatement lâordre de ne plus exĂ©cuter de curĂ©s nationalistes basques[719].
Bartolomé Bennassar relÚve que Franco a
« fĂ©licitĂ© YagĂŒe aprĂšs la tuerie de Badajoz et nâa jamais dĂ©savouĂ© les exĂ©cutions sauf celle des treize prĂȘtres basques aprĂšs une protestation de la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique. Il a recrutĂ© Lisardo Doval pour les services spĂ©ciaux et nommĂ© un psychopathe tel que JoaquĂn del Moral directeur gĂ©nĂ©ral des prisons. Il a laissĂ© exĂ©cuter plusieurs de ses anciens compagnons, Ă commencer par son cousin Ricardo de La Puente Bahamonde et nâa pas fait lâimpossible pour sauver Miguel Campins, son plus prĂ©cieux collaborateur de Saragosse, dont Queipo de Llano avait dĂ©cidĂ© la mort, et sâest vengĂ© mesquinement en refusant Ă celui-ci la grĂące du gĂ©nĂ©ral Batet. De son cĂŽtĂ©, Mola avait donnĂ© des instructions explicites dans le but de « propager une atmosphĂšre de terreur » et Queipo de Llano multipliait les appels au meurtre sur Radio Sevilla. Les Ă©pisodes tragiques de Badajoz et de Malaga ne sont donc en aucune façon des horreurs isolĂ©es. MĂȘme dans les zones oĂč le Mouvement lâemporta sans coup fĂ©rir et sans combats, bon nombre de « mal-pensants » furent abattus sans pitiĂ© [âŠ][722]. »
Dans un communiquĂ© du quartier-gĂ©nĂ©ral de Franco du formulant les conditions finales offertes par Franco pour accĂ©lĂ©rer la reddition des derniers rĂ©duits de la zone rĂ©publicaine, il Ă©tait promis que « ni le simple fait dâavoir servi dans le camp rouge, ni celui dâavoir militĂ© simplement et comme affiliĂ© dans des courants politiques contraires au Mouvement national ne feront lâobjet de poursuites en responsabilitĂ© criminelle ». Seuls les dirigeants politiques et les coupables de crimes violents « et dâautres crimes graves » (sans autre prĂ©cision) seraient dĂ©fĂ©rĂ©s devant les tribunaux militaires[723] - [724]. Entre 1937 et 1938, plus de la moitiĂ© des prisonniers sâincorporĂšrent dans lâarmĂ©e nationaliste[725].
Le , sitĂŽt terminĂ©e la Guerre civile, commença le dĂ©part en exil de 400 000 Ă 500 000 Espagnols, pour 200 000 desquels cet exil se transformera en un exil permanent[726] - [727]. JusquâĂ 270 000 personnes[728] - [729] furent entassĂ©es en 1939 dans les geĂŽles de Franco, dans des conditions infra-humaines, et au nombre dâexĂ©cutions estimĂ© Ă 50 000 doivent sâajouter ceux qui pĂ©rirent dans les prisons par suite de ces conditions de dĂ©tention[730] - [731] - [732] - [733]. Certes, souligne Jorge SemprĂșn, « la rĂ©pression franquiste, qui fut brutale, ne peut pas se comparer aux rĂ©pressions stalinistes »[734], ni Ă celles des nazis, mais tout autre point de comparaison peut servir dâaune pour donner la mesure de la rĂ©pression outranciĂšre que Franco exerça une fois la guerre terminĂ©e. Les 50 000 exĂ©cutions du franquisme sont sans commune mesure avec les centaines dâexĂ©cutions commises au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en France, en Allemagne ou en Italie[735].
Deux jours avant la chute de la Catalogne, le , il fit adopter la loi sur les ResponsabilitĂ©s politiques (en abrĂ©gĂ© LRP), qui sanctionnait toute forme de subversion politique ainsi que lâassistance volontaire Ă lâeffort de guerre du cĂŽtĂ© rĂ©publicain, y compris les cas qualifiĂ©s de « passivitĂ© grave », et qui lui permettait de juger et de condamner, de maniĂšre rĂ©troactive, pour des faits survenus Ă partir du , soit plus dâun an et demi avant le dĂ©but de la Guerre civile, « tous ceux qui ont contribuĂ© au soulĂšvement de 1934 ou Ă la formation du Front populaire, ou se sont opposĂ©s de maniĂšre active au Mouvement national », se donnant ainsi les moyens dâune rĂ©pression impitoyable[736] - [723]. La loi incriminait de façon automatique tous les membres de partis politiques de gauche ou rĂ©volutionnaires (mais non les militants de base des syndicats de gauche), ainsi que quiconque avait participĂ© Ă un « tribunal populaire » dans la zone rĂ©publicaine. Ătre membre dâun ordre maçonnique Ă©tait considĂ©rĂ© Ă©galement comme une trahison[723]. En vertu de cette loi, des purges furent pratiquĂ©es chez les travailleurs de la culture, en particulier chez les journalistes, et dĂ©sormais, tous les directeurs de journal et de revue allaient ĂȘtre nommĂ©s par lâĂtat et devaient ĂȘtre phalangistes[737] ; Franco fut presque toujours impitoyable envers les journalistes ou les intellectuels[720]. ComplĂ©tĂ© en 1942, ce texte va demeurer en vigueur jusquâau . Franco, remarque AndrĂ©e Bachoud, « nâa pas changĂ© de doctrine depuis le temps oĂč il commandait la LĂ©gion au Maroc : il ne tolĂšre pas dâennemi vivant. Pour lui, la lutte nâest pas finie et durera au moins jusquâen 1948, date Ă laquelle lâĂ©tat de guerre sera enfin officiellement levĂ© »[736] - [738] - [677]. La rĂ©pression sâexerça dans plusieurs sphĂšres : en plus des exĂ©cutions et des condamnations Ă de longs emprisonnements, une sociĂ©tĂ© fut mise en place oĂč les vaincus Ă©taient exclus de la vie politique, culturelle, intellectuelle et sociale[737]. Le franquisme de ces premiĂšres annĂ©es de paix sera caractĂ©risĂ© par lâĂ©limination systĂ©matique de lâadversaire, pratiquĂ©e sans passion, avec la certitude tranquille de dĂ©fendre lâordre nĂ©cessaire, prenant parfois aussi la forme de bannissements, de rĂ©vocations, et passait toujours par la prison[729]. Les progrĂšs dans la comprĂ©hension de la rĂ©pression ont permis de percevoir celle-ci comme un phĂ©nomĂšne structurel dâune portĂ©e dĂ©passant les seules exĂ©cutions et assassinats et de rendre de plus en plus intelligible la nouvelle rĂ©alitĂ© sociale que le rĂ©gime sâĂ©tait attelĂ© Ă configurer[739]. Franco en effet projetait non seulement dâachever la construction dâun nouveau systĂšme autoritaire, mais encore dâaccomplir une vaste contre-rĂ©volution culturelle propre Ă rendre impossible une nouvelle guerre civile, cela impliquant que la rĂ©pression contre la gauche devait se poursuivre, suivant sa propre logique[730].
On crĂ©a aussi des brigades pĂ©nales et des bataillons punitifs â comme Ă Valle de los CaĂdos â oĂč les prisonniers, soumis aux travaux forcĂ©s, servirent souvent de main-dâĆuvre gratuite au bĂ©nĂ©fice de beaucoup dâentreprises[740], dans une optique de « rĂ©demption par le travail »[741]. De 1936 Ă 1947, de 367 000 Ă 500 000 prisonniers politiques sont passĂ©s dans ces camps, qui ont massivement alimentĂ© des bataillons de travailleurs utilisĂ©s comme main-dâĆuvre esclave[742]. Sây ajoutait la rĂ©pression Ă©conomique qui, dans la premiĂšre phase du rĂ©gime et en guise de butin de guerre, prenait la forme dâun favoritisme de lâĂtat au bĂ©nĂ©fice des vainqueurs et pĂ©nalisant les vaincus[743].
AprĂšs la Guerre civile, la peur rĂ©gnait, mais les critiques contre les orientations du rĂ©gime et de son gouvernement sâexprimaient Ă haute voix et sâĂ©crivaient mĂȘme dans certains journaux autorisĂ©s[744]. Vers la fin 1941, la plupart des prisons avaient Ă©tĂ© fermĂ©es et plus de 95 % de lâensemble des sentences de mort avaient alors Ă©tĂ© prononcĂ©es. Dans les 30 mois suivants, les procureurs requirent 939 peines de mort supplĂ©mentaires, mais beaucoup ne furent pas retenues par les tribunaux, et celles pour lesquelles le tribunal avait suivi le rĂ©quisitoire furent commuĂ©es[745]. Le , troisiĂšme anniversaire de son accession au pouvoir, Franco accorda lâamnistie Ă tous les membres de lâarmĂ©e rĂ©publicaine condamnĂ©s Ă des peines dâemprisonnement infĂ©rieures Ă six ans. Le , la libĂ©ration sous caution fut accordĂ©e aux prisonniers politiques purgeant une peine de moins de six ans. DĂšs lors, la population carcĂ©rale commença Ă diminuer rapidement, puis davantage encore sous lâeffet dâautres mesures de grĂące, jusquâĂ ce que le nombre total de prisonniers politiques retombe Ă environ 17 000[746]. Franco nâaccordera lâamnistie dĂ©finitive quâen 1966, et ne cessa de sâopposer Ă lâidĂ©e de lâoctroi de pensions aux veuves des combattants rĂ©publicains[747].
Caractérisation du régime
L âhistorien Javier Tusell observe que « lâabsence dâune idĂ©ologie bien dĂ©finie permit [Ă Franco] de basculer de telles formules dictatoriales vers telles autres, broutant au fascisme dans les annĂ©es 40 et aux dictatures dĂ©veloppementalistes dans les annĂ©es 60 »[743]. LâidĂ©ologie franquisme a Ă©tĂ© dĂ©finie comme un national-catholicisme se caractĂ©risant par son nationalisme centraliste et par lâinfluence de l'Ăglise sur la politique et sur les autres sphĂšres de la sociĂ©tĂ©. Le catholicisme (de mĂȘme que lâarmĂ©e) nâĂ©tait pas seulement une sphĂšre partiellement autonome vis-Ă -vis de lâĂtat, mais en Ă©tait lâessence mĂȘme, sous-tendant le systĂšme politique ; il prĂ©tendait ĂȘtre le plus intĂšgre, le plus pur et le plus omniprĂ©sent sur terre, et inventa une espĂšce de surcroĂźt dâorthodoxie qui lui donnait une supĂ©rioritĂ© supposĂ©e sur le reste des catholicismes nationaux[748]. Selon Alberto Reig Tapia, « Franco se dĂ©finit politiquement et idĂ©ologiquement surtout par des traits nĂ©gatifs : antilibĂ©ralisme, antimaçonnique, antimarxiste, etc. »[749]. Le qualificatif de « parangon des rĂ©gimes fascistes » paraĂźt inappropriĂ©. Il sâagissait plutĂŽt dâune dictature militaire dans la tradition historique de lâEspagne, mais exceptionnelle dans sa durĂ©e. Dâune part, la rudimentaire idĂ©ologie franquiste coĂŻncidait souvent avec la mentalitĂ© militaire de caserne que Franco transposait dans les diffĂ©rentes sphĂšres de la sociĂ©tĂ© espagnole ; dâautre part, les principales qualitĂ©s que Franco exigeait de son entourage Ă©taient la fidĂ©litĂ© et lâobĂ©issance, et nul mieux quâun militaire nâĂ©tait apte Ă satisfaire cette exigence fondamentale de loyautĂ© au Caudillo et sa mĂ©fiance Ă lâĂ©gard des intrigues[750] - [751]. Un facteur absolument dĂ©cisif pour expliquer la pĂ©rennitĂ© du rĂ©gime est le souvenir de la guerre civile, du traumatisme de laquelle la sociĂ©tĂ© espagnole mit un temps si long Ă se remettre[752].
Miguel Primo de Rivera est Ă dĂ©signer comme modĂšle de son rĂ©gime, et certaines de ses idĂ©es-clef ressurgirent Ă mesure que le rĂ©gime sâinstitutionnalisait : crĂ©ation dâun parti unique, corporatisme, hispanicitĂ©, dirigisme, etc. Une autre rĂ©fĂ©rence pourrait ĂȘtre aussi Salazar, qui avait constituĂ© un Ătat nouveau catholique et technocratique au Portugal oĂč il faisait figure de despote Ă©clairĂ© et oĂč un national-catholicisme avait Ă©galement Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©[753].
De sa position de pouvoir absolu, Franco sâefforçait de contrĂŽler tous les secteurs de la vie espagnole. Au moyen de la censure, de la propagande et de lâenseignement scolaire fut mise en marche, selon Reig Tapia, « une des hagiographies les plus hallucinantes quâait connu lâhistoire contemporaine. Un homme banal, quoique des plus habiles et acharnĂ© Ă tirer parti avec le plus grand rendement de ses circonstances particuliĂšres, fut couvert dâĂ©loges totalement dĂ©mesurĂ©s et Ă©tait, pour beaucoup de ses suiveurs, non pas seulement un gouvernant exceptionnel, mais le plus grand des derniers siĂšcles »[754]. Pendant la Guerre civile, le style fasciste prĂ©domina, le nom du Caudillo fut peint sur la façade de nombreux bĂątiments dans tout le pays, sa photo fut apposĂ©e dans tous les bureaux et officines des Ă©difices publics, souvent flanquĂ©e de celle de JosĂ© Antonio Primo de Rivera, et son effigie apparut sur les timbres-poste et sur les piĂšces de monnaie[755]. Franco s'employa Ă populariser son image en parcourant le pays, surtout les rĂ©gions du Nord, dans les mois qui suivirent la victoire. Chacun de ces dĂ©placements Ă©tait une cĂ©rĂ©monie du culte public autour de sa personne[756].
Pendant la Guerre civile, la doctrine nationale avait postulĂ© que lâidentitĂ© vĂ©ritable de lâEspagne rĂ©sidait dans lâ« Empire », concept quâil convenait donc de remettre en honneur, si lâon voulait que lâEspagne redevĂźnt pleinement lâEspagne. Une des premiĂšres mesures prises par le gouvernement de fut de choisir pour le nouvel Ătat des armoiries, en lâespĂšce la couronne impĂ©riale et le blasonnement des Rois catholiques, assorti des colonnes dâhercule et de la lĂ©gende Plus Ultra de lâempereur Charles Quint. Lâannonce en fut faite par Franco en en lâĂ©glise Sainte-Barbe de Madrid, Ă lâeffet dâamalgamer lâidĂ©e dâEmpire avec le rĂšgne du Christ en Espagne[757].
Les piliers du régime
Une fois les rĂ©publicains dĂ©faits, il restait Ă convaincre lâopinion espagnole de lâopportunitĂ© de maintenir le rĂ©gime Ă©tabli en 1936[758]. Franco assit son autoritĂ© sur certaines fractions idĂ©ologiques de la sociĂ©tĂ©, appelĂ©es « familles » : les militaires, lâĂglise, la Phalange comme parti unique, les secteurs monarchiste, carliste et conservateur, et les partisans de lâĂglise catholique. Cette coalition â ensemble composite de groupes aux intĂ©rĂȘts diffĂ©rents, et dans certains cas opposĂ©s, qui avait collaborĂ© au coup dâĂtat de 1936 â restait cependant profondĂ©ment divisĂ©e[759], la Guerre civile ayant crĂ©Ă© une unitĂ© de raison plus que de passion autour de la personne de Franco. Pour beaucoup, le rĂ©tablissement de la monarchie Ă travers le couronnement de Don Juan de BorbĂłn Ă©tait une solution de rechange au fascisme. Lâinfluence des nazis, avec 70 000 Allemands installĂ©s en Espagne, Ă©tait dâautant plus redoutĂ©e quâil nây avait plus de tĂȘte espagnole parmi les phalangistes et que la multiplication des adhĂ©sions Ă la fin de la Guerre civile en avait fait un groupe hĂ©tĂ©roclite incontrĂŽlable[760].
Ces principaux piliers seront reprĂ©sentĂ©s au sein des gouvernements successifs dans des proportions qui varient au fil des remaniements ministĂ©riels, chacune de ces composantes, incarnĂ©e par un homme ou un groupe dâhommes sâexprimant Ă sa guise. Franco sut les instrumentaliser en sâappuyant tantĂŽt sur les uns, tantĂŽt sur les autres, au grĂ© de ses intĂ©rĂȘts du moment, et en les mettant chacune en premiĂšre ligne lorsquâelle coĂŻncidait avec son projet du moment. Franco se rĂ©servait de changer les fonctions des reprĂ©sentants de ces piliers ou tout simplement Ă les limoger chaque fois que la nĂ©cessitĂ© dâun changement de cap sâimposait[761] - [762]. Selon les termes de lâhistorien Paul Preston, « sa façon de gouverner serait celle dâun gouverneur militaire colonial plĂ©nipotentiaire »[761]. Pour certains historiens, lâun des ressorts profonds de lâaction du Caudillo, hors de tout systĂšme et de toute doctrine, semble ĂȘtre son objectif premier de satisfaire les dĂ©sirs dâune classe moyenne Ă©cartĂ©e du bien-ĂȘtre pendant des dĂ©cennies par un Ătat sans ressources et une oligarchie mĂ©prisante, et dâapaiser ses frayeurs face aux ouvriers revendicateurs[763].
Le Saint-SiĂšge nâĂ©tait pas hostile Ă lâĂ©mergence de cette quatriĂšme voie entre communisme, fascisme et dĂ©mocratie libĂ©rale. Que Franco fĂ»t catholique par conviction ou par intĂ©rĂȘt, ses rapports avec le monde catholique et le Saint-SiĂšge tenaient la premiĂšre place dans sa dĂ©finition de sa politique intĂ©rieure et extĂ©rieure[753]. Franco Ă©tait « lâinstrument des plans providentiels de dieu sur la patrie », selon les mots du cardinal GomĂĄ, en accord avec lâimage dâun Franco dĂ©pĂȘchĂ© par la providence divine pour sauver lâEspagne du chaos. Tout au long de son rĂ©gime, Franco ne cessera dâaspirer Ă obtenir de lâĂglise cette lĂ©gitimitĂ© de droit divin[764]. Si le Vatican fut parfois conduit Ă protester contre des mesures allant Ă lâencontre des intĂ©rĂȘts de la catholicitĂ© et de la libertĂ© de lâĂglise (telles que lâinterdiction de la presse catholique, la censure en matiĂšre religieuse, etc.), il nâĂ©tait pas envisageable pour lâĂglise de voir lâEspagne quitter son orbite. Franco saura exploiter au maximum les concessions quâil faisait au Saint-SiĂšge, afin dâasseoir plus solidement sa position politique tant en Espagne que dans lâopinion internationale[765].
Franco souhaitait la reconduction du Concordat, caduc depuis la rĂ©publique, lequel avait fait de la religion catholique la religion officielle de lâEspagne, tout en dĂ©finissant les prĂ©rogatives respectives du Saint-SiĂšge et de la monarchie. En particulier, la reconduction de ce pacte permettrait Ă Franco dâĂ©carter les nominations dâĂ©vĂȘques nationalistes basques et catalans proposĂ©es par le pape[765]. Lâaccord signĂ© le donnait Ă Franco un droit de regard sur les nominations des prĂ©lats, et en Ă©change, la papautĂ©, inquiĂšte devant lâinfiltration des thĂ©ories nazies en Espagne, obtint que lâaccord culturel conclu Ă Burgos entre lâAllemagne et lâEspagne le ne soit jamais ratifiĂ© ; de plus, le ministre de lâĂducation donna le les garanties souhaitĂ©es en assurant que lâidĂ©ologie nazie Ă©tait incompatible avec la doctrine officielle[766].
Quant au deuxiĂšme pĂŽle de lâaction politique de Franco, le fascisme, il sâinscrivit dâabord, mais pour assez peu de temps, dans un registre para-fasciste. Ainsi en allait-il, dans le domaine syndical, des principes de collaboration entre classes sociales et dâorganisation corporatiste du monde du travail contenus dans la Charte du travail, qui institua le syndicat unique obligatoire[767]. Dans lâentourage de Franco, le fascisme Ă©tait incarnĂ© dans la personne de RamĂłn Serrano SĂșñer, Ă la fois ostensiblement favorable au fascisme, et opposĂ© à « toute dĂ©pendance politique vis-Ă -vis de Rome ». Par les relations quâil avait jadis entretenues avec JosĂ© Antonio Primo de Rivera, il apparaissait aux yeux de beaucoup de phalangistes comme le dĂ©positaire naturel de lâorthodoxie du fascisme espagnol. Depuis 1937, il ne quittait plus Franco et jouait un rĂŽle dĂ©terminant dans le rĂ©gime, jusquâĂ donner lâimpression que le pays Ă©tait dirigĂ© non pas par Franco mais par le tandem quâil formait avec son beau-frĂšre. Il reprĂ©sentait la tentation fasciste et surtout belliciste de lâEspagne durant la Seconde Guerre mondiale, mais avait contre lui les autres, câest-Ă -dire les conservateurs, les militaires, les catholiques, les monarchistes â tous ceux qui jugeaient lâentrĂ©e en guerre prĂ©maturĂ©e et dangereuse pour lâEspagne, et tous ceux qui souhaitaient la restauration dâun ordre ancien. Dans le nouveau gouvernement formĂ© en , Franco confia Ă Serrano Suñer le poste de ministre de lâIntĂ©rieur et le laissa agir et sâexprimer, car il satisfaisait Hitler et Mussolini, mais parallĂšlement le laissait sâexposer et se compromettre[768] ; Jordana fut relevĂ© de ses fonctions de ministre des Affaires extĂ©rieures et remplacĂ© par Juan Luis Beigbeder, plus favorable Ă lâAxe, et le personnel politique conservateur fut Ă©cartĂ©. Bien que tout semble alors aller dans le sens dâune fascisation du rĂ©gime[769] - [770] et que certains aient qualifiĂ© ce cabinet de « gouvernement phalangiste », il mettait en Ă©vidence que la politique de Franco allait toujours tenter de trouver un Ă©quilibre entre les diffĂ©rentes « familles » idĂ©ologiques du rĂ©gime, au grĂ© des phases et des circonstances[771]. Lâadministrateur le plus compĂ©tent du nouveau gouvernement Ă©tait le ministre des Finances JosĂ© Larraz LĂłpez, issu de la CEDA[772].
La caractĂ©ristique principale du rĂ©gime franquiste reste le poids Ă©norme de lâarmĂ©e dans les fonctions politiques, et le trait le plus visible du rĂ©gime Ă©tait le nombre de militaires qui au fil des ans allaient faire partie du gouvernement, nombre qui varia selon les circonstances et les nĂ©cessitĂ©s, mais qui fut toujours considĂ©rable, et du reste, la rudimentaire idĂ©ologie franquiste se confondait souvent avec la mentalitĂ© militaire[750]. Des diffĂ©rentes familles, celle militaire Ă©tait, Ă la fin de la guerre, la mieux reprĂ©sentĂ©e, quoique Franco eĂ»t bien soin de ne pas donner aux militaires un pouvoir corporatif dans aucun cabinet. Durant cette premiĂšre phase du rĂ©gime, jusquâen 1945, 46 % des nominations Ă©churent Ă des militaires et ceux-ci occupaient prĂšs de 37 % des hautes fonctions dans les ministĂšres militaires et Ă lâIntĂ©rieur[773]. Si Franco partageait les crispations de ses homologues militaires face au commerce, au libre-Ă©change, aux profits[774], le pĂŽle militaire ne formait pas un ensemble homogĂšne. Il y avait par exemple une tendance chez les militaires de haut rang Ă considĂ©rer Franco uniquement comme un primus inter pares, certains estimant quâaprĂšs la victoire dans la Guerre civile, il y avait lieu de cĂ©der le pas Ă une autre forme de gouvernement[775]. Certains espĂ©raient et prĂ©paraient le retour de la monarchie, comme KindelĂĄn et Aranda, dâautres comme YagĂŒe sâĂ©taient laissĂ© sĂ©duire par la Phalange, dâautres encore, comme Queipo de Llano, sâexaspĂ©raient de lâomnipotence de Franco[776]. DisposĂ© certes Ă discuter des affaires militaires avec les hauts gradĂ©s, Franco restait en revanche inflexible face Ă toute dĂ©sobĂ©issance politique. Ainsi, le , destitua-t-il YagĂŒe pour avoir critiquĂ© le gouvernement[775]. En , Franco destitua aussi Queipo de Llano du commandement militaire dâAndalousie, oĂč il Ă©tait devenu une sorte de vice-roi ; Queipo, qui dĂ©testait Franco â il lâavait affublĂ© du sobriquet de Paca la culona (± Francette la fessue, âculonaâ signifiant aussi âsoldat invalideâ) â, dirigeait la faction militaire dâopposition Ă la puissance croissante de la Phalange et avait commencĂ© Ă tramer un complot contre le Caudillo[777], affirmant la nĂ©cessitĂ© de former un nouveau directoire militaire chargĂ© de rĂ©gler les affaires politiques et de statuer sur lâavenir du rĂ©gime. Franco, qui en avait eu vent en mai, ordonna en juillet que Queipo se prĂ©sente Ă Burgos ; il fut limogĂ© comme capitaine gĂ©nĂ©ral de SĂ©ville, briĂšvement mis aux arrĂȘts dans un hĂŽtel, puis envoyĂ© Ă Rome comme attachĂ© militaire[769].
Pour ce qui est du pĂŽle monarchiste, Franco avait dâemblĂ©e frustrĂ© les aspirations des monarchistes Ă restaurer Alphonse XIII sur le trĂŽne dâEspagne[778]. Pourtant, Franco aimait et admirait la monarchie ; Ă aucun moment de sa vie, il nâen avait niĂ© la lĂ©gitimitĂ© et sâĂ©tait toujours engagĂ© Ă la rĂ©tablir. En 1948, il rĂ©tablit la crĂ©ation nobiliaire, avec le mĂȘme souci quâAlphonse XIII de faire une place Ă part aux militaires[779]. Selon lui, le rĂ©gime monarchique avait Ă©tĂ© sapĂ© par des complots et par des « ennemis intĂ©rieurs », Ă©paulĂ©s par des forces internationales puissantes : libĂ©raux, puis communistes, judĂ©o-maçons, ou, Ă partir de 1945, francs-maçons tout court. Son souci Ă©tait de conjurer la rĂ©surgence de ces forces dĂ©lĂ©tĂšres, afin de permettre en toute sĂ©curitĂ© cette restauration, quâil repoussait vers un avenir toujours plus lointain[753].
Le parti unique FET comptait 650 000 militants en 1939. Lâaffiliation Ă©tait trĂšs utile comme moyen de promotion professionnelle, et le nombre dâaffiliĂ©s alla croissant dans les annĂ©es suivantes, jusquâĂ atteindre son maximum en 1948. La FET avait pour mission dâendoctriner la population et livrait une bonne part du personnel politique et administratif du systĂšme : quasiment tous les nouveaux maires et gouverneurs de province Ă©taient des affiliĂ©s, mais la plupart dâentre eux Ă©taient passifs, la mobilisation active restant assez faible[780]. La principale mission dont Franco chargea les phalangistes Ă©tait la mise sur pied et le dĂ©veloppement des syndicats nationaux, les dĂ©nommĂ©s « syndicats verticaux », qui regroupaient, au sein des mĂȘmes institutions, patrons et ouvriers[781].
Institutionalisation de la dictature
JusquâĂ la fin de 1937, le camp nationaliste faisait la guerre et ne se souciait guĂšre de reconstruire un Ătat[541]. NĂ©anmoins, dĂšs , Franco avait commencĂ© Ă consolider le dispositif institutionnel de son pouvoir, crĂ©ant son personnel politique, dont Ă lâorigine le noyau Ă©tait familial, amical et professionnel, et mettant en place une structure encore dĂ©pourvue de forme dĂ©finie. Ce dispositif institutionnel Ă©volua ensuite par ajouts successifs, qui venaient alourdir la lĂ©gislation par effets de placage, mais toujours en accord avec lâobjectif de Franco de demeurer Ă la tĂȘte du pays et avec ses propres certitudes[782]. En 1937, lâautoritĂ© absolue de Franco avait Ă©tĂ© proclamĂ©e et Ă©levĂ©e Ă un point tel quâil nâavait plus Ă rĂ©pondre de ses actes, hormis devant Dieu et lâHistoire[783]. « Le Chef assume dans son entiĂšre plĂ©nitude lâautoritĂ© la plus absolue. Le Chef rĂ©pond devant Dieu et devant lâHistoire » [784].
Les dirigeants du nouvel Ătat espagnol Ă©taient fermement convaincus de se trouver Ă lâavant-garde de lâhistoire, de faire partie dâun nouveau systĂšme de rĂ©gimes « organiques », autoritaires et nationaux, qui reprĂ©sentaient la pensĂ©e la plus moderne et la plus innovante de lâĂ©poque. Franco, qui avait dirigĂ© son gouvernement comme sâil sâagissait dâun corps dâarmĂ©e, vit ses prĂ©rogatives de chef dâĂtat sâaccroĂźtre encore par la Ley de Jefatura (loi sur la direction de lâĂtat) du , qui Ă©largissait les pouvoirs dĂ©finis dans le dĂ©cret antĂ©rieur du . Avec cette nouvelle loi, qui stipulait que tous les pouvoirs du gouvernement reposaient « confiĂ©s Ă titre permanent » Ă lâactuel chef de lâĂtat, que celui-ci dĂ©tenait « de maniĂšre permanente les fonctions de gouvernement » et quâil Ă©tait catĂ©goriquement dispensĂ© de lâobligation de soumettre les nouvelles lois ou les nouveaux dĂ©crets au Conseil des ministres, « si des raisons dâurgence conseillent dâagir ainsi », Franco se dota de lâinstrument qui lui permettait de se dispenser de toute concertation personnelle ou institutionnelle et lui donnait le pouvoir de promulguer Ă sa convenance lois et dĂ©crets[762] - [785] - [716]. Franco se vit ainsi attribuer plus de pouvoir que nâen avait jamais eu aucun autre gouvernant en Espagne avant lui[786] - [787]. Dans un document du qui expose ses ambitions Ă©conomiques, Franco affirmait que la rĂ©ussite de son programme nĂ©cessitait de « crĂ©er un instrument policier et dâordre public aussi vaste et aussi Ă©tendu que lâexigent les circonstances, car il nây aurait rien de plus coĂ»teux pour la Nation que la perturbation de la paix intĂ©rieure indispensable Ă notre redressement »[788]. Aussi, lois, dĂ©crets et, de façon gĂ©nĂ©rale, toutes les actions gouvernementales et lĂ©gislatives dĂ©coulaient de ses dĂ©cisions personnelles[789]. Cependant, Franco semble en mĂȘme temps vouloir faire durer le provisoire et lâambigu, afin dâĂ©viter toute entrave susceptible de limiter sa prĂ©Ă©minence politique face aux phalangistes et aux monarchistes[790].
Le , le lent processus de mise en place de lâarchitecture institutionnelle du rĂ©gime connaĂźt une nouvelle Ă©tape avec la promulgation des Lois fondamentales et de la seconde loi organique instituant les Cortes, parlement espagnol conçu comme une sorte de parlement corporatiste, grosso modo sur le modĂšle de la Chambre des Faisceaux et des Corporations mussolinienne[791]. Ces lois formaient la deuxiĂšme pierre dâun ensemble institutionnel construit progressivement Ă partir de 1938 et achevĂ© en 1966, qui Ă©tablissait les principes qui rĂ©gissaient la dictature, tout en les accommodant aux nĂ©cessitĂ©s nationales et internationales des diffĂ©rentes Ă©poques ; lâimpression de placage de principes pseudo-dĂ©mocratiques sur un rĂ©gime indiscutablement autoritaire a fait naĂźtre le terme de « constitutionnalisme cosmĂ©tique »[792]. En fait, cette ouverture relative relĂšve de la fiction, car si cette loi restaura lâancienne appellation de Cortes, ce fut pour dĂ©signer une assemblĂ©e de type corporatiste[790], composĂ©e de 563 parlementaires ou procuradores dont beaucoup Ă©taient membres de droit : les ministres ainsi que les maires des 50 prĂ©fectures que compte lâEspagne ; des cardinaux et des Ă©vĂȘques, les recteurs dâuniversitĂ© etc., dĂ©signĂ©s directement ou indirectement par le chef de lâĂtat ; et des reprĂ©sentants des familles, des communes ou des syndicats. Cette assemblĂ©e, qui ne disparaĂźtra quâen 1976, nâavait du reste quâun rĂŽle consultatif[792]. Lâimposition du syndicat unique paralysait les revendications ouvriĂšres en dĂ©pit des progrĂšs marginaux rĂ©alisĂ©s en matiĂšre de stabilitĂ© de lâemploi, dâallocations familiales et de protection mĂ©dicale des salariĂ©s[793].
La panoplie rĂ©pressive institutionnelle fut enrichie encore par : la loi de , qui muselait la jeunesse catholique en lâembrigadant obligatoirement dans une structure unique, le SEU ; et la loi du , qui, en accord avec les convictions profondes de Franco, dĂ©finissait et rĂ©primait toute une sĂ©rie de dĂ©lits : la franc-maçonnerie et le communisme, la propagande contre le rĂ©gime, la propagande sĂ©paratiste, les dĂ©lits de « disharmonie sociale ». Anarchistes, socialistes, communistes, francs-maçons Ă©taient considĂ©rĂ©s comme des dĂ©linquants[794] - [795].
« Années de la faim »
La situation Ă©conomique de lâaprĂšs-guerre en fut une de pĂ©nurie totale, en particulier de cĂ©rĂ©ales, consĂ©quence de la quasi-destruction de lâagriculture, et Ă©tait marquĂ©e Ă©galement par un manque de carburant, rendant impossible la distribution de produits de base Ă la population[796] - [797]. La malnutrition et les maladies furent la cause dâune surmortalitĂ© dâau moins 200 000 dĂ©cĂšs par rapport Ă la mortalitĂ© dâavant la Guerre civile[798]. La pĂ©nurie Ă©conomique, qui sâaccompagna dâun rationnement, fit naĂźtre un marchĂ© noir et entraĂźna une hausse de la prostitution et de la mendicitĂ©, de mĂȘme que des maladies Ă©pidĂ©miques[799]. Les dĂ©penses conjointes des deux camps dans la Guerre civile sâĂ©taient Ă©levĂ©es Ă plus de 1,7 fois le PIB, Ă quoi il convient dâajouter la disparition de la grande rĂ©serve dâor et les 500 millions de dollars de dettes de lâEspagne vis-Ă -vis de lâItalie et de lâAllemagne. Cet endettement et les destructions, qui empĂȘchaient de redresser une situation dramatique, furent Ă lâorigine de ce quâil est convenu dâappeler les annĂ©es de la faim[800] - [758]. Cette situation de graves privations et de souffrances pour la majeure partie de la population se prolongera, dans les zones rurales du sud en particulier, pendant encore plusieurs annĂ©es. Cependant, pour Franco, les souffrances endurĂ©es Ă©tait, dans une large mesure, un chĂątiment pour lâapostasie spirituelle dâune moitiĂ© de la nation, comme il lâexprima dans un discours Ă JaĂ©n en [801].
Le nĂ©potisme et la corruption institutionalisĂ©e, gĂ©nĂ©rale en 1940, ne faisaient quâempirer encore les conditions de vie de lâaprĂšs-guerre. Les critiques le plus communĂ©ment exprimĂ©es par les militaires monarchistes contre Franco, en particulier par KindelĂĄn, concernaient la malversation phalangiste dans les gouvernements centraux et locaux et leur corruption affichĂ©e[802]. Beaucoup Ă©taient consternĂ©s de voir combien Franco Ă©tait peu intĂ©ressĂ© Ă en finir avec la corruption ; il se pourrait qu'il lâait vue comme un accompagnement inĂ©luctable du systĂšme de dĂ©veloppement qui Ă©tait en train de se mettre en place[803].
La politique Ă©conomique et sociale de Franco Ă©tait Ă la fois rĂ©actionnaire et nationaliste. Les circonstances de la guerre avaient condamnĂ© lâEspagne Ă la pĂ©nurie et Ă lâautarcie, mais le pouvoir travestit ce handicap en facteur de promotion de lâindĂ©pendance nationale. DĂšs 1939, une lĂ©gislation vint limiter de maniĂšre drastique les droits des sociĂ©tĂ©s Ă©trangĂšres et leurs possibilitĂ©s dâinvestissement[790]. En Ă©conomie, le nouveau rĂ©gime ne mit jamais en pratique la rĂ©volution national-syndicaliste des phalangistes orthodoxes, mais conjuguait un ultra-conservatisme culturel et religieux avec un certain nombre de plans rĂ©formistes ambitieux. Franco, convaincu que lâĂ©conomie libĂ©rale et la dĂ©mocratie parlementaire Ă©taient devenues totalement obsolĂštes, croyait que le gouvernement devait apporter une solution concertĂ©e aux problĂšmes Ă©conomiques et insistait sur une politique de volontarisme Ă©tatique. Il avait adoptĂ© un keynĂ©sianisme assez simpliste et, impressionnĂ© par les accomplissements des politiques dâĂtat en Italie et en Allemagne, croyait quâun programme de nationalisme Ă©conomique et dâautarcie Ă©tait faisable. En consĂ©quence, il annonça le que lâEspagne devait entreprendre sa reconstruction sur la base de lâautosuffisance Ă©conomique, inaugurant ainsi la pĂ©riode dâautarcie qui sera maintenue au long dâune vingtaine dâannĂ©es[804]. Franco Ă©tait aussi enclin Ă juger de la santĂ© de lâĂ©conomie du pays en fonction de lâĂ©quilibre de la seule balance commerciale[805]. Pourtant, le seul remĂšde efficace et urgent eĂ»t Ă©tĂ© lâinjection de capital Ă©tranger Ă grande Ă©chelle, et aprĂšs le dĂ©but de la guerre en Europe, un tel financement ne pouvait provenir que des Ătats-Unis. Par le principe dâautarcie, le gouvernement sâinterdit de chercher Ă obtenir des fonds Ă©trangers ; ne furent donc signĂ©s que des accords commerciaux mineurs avec les dĂ©mocraties occidentales, assortis dâun petit crĂ©dit de Londres. Franco affirmait que lâEspagne pouvait atteindre ses objectifs par la mise en circulation de grandes quantitĂ©s dâargent pour les investir dans lâĂ©conomie nationale, et quâ« il fallait crĂ©er beaucoup dâargent pour faire de grands travaux », persistant Ă dire quâimprimer de lâargent pour financer des travaux publics et de nouvelles entreprises nâengendrerait pas dâinflation, car cela stimulerait la production, ce qui bĂ©nĂ©ficierait Ă lâĂtat sous forme de hausse des recettes fiscales, suivie du remboursement des crĂ©dits[806]. Quant Ă la dette extĂ©rieure, Hitler requit que celle vis-Ă -vis de lâAllemagne soit remboursĂ©e rubis sur lâongle, tandis que Mussolini effaça unilatĂ©ralement plus dâun tiers de la dette italienne[807].
Les idĂ©es de base de la politique Ă©conomique furent exposĂ©es dans un long document intitulĂ© « Fondements et lignes directrices dâun plan dâassainissement de notre Ă©conomie, en harmonie avec notre reconstruction nationale », qui dĂ©taillait le plan de relance Ă©conomique et que Franco signa le . Ce plan, de conception autarcique, qui ne fit quâaggraver la pĂ©nurie, sâappuyait sur un vague processus de dĂ©veloppement sur dix ans, censĂ© apporter modernisation et autosuffisance, qui proposait Ă la fois dâaugmenter les exportations et de rĂ©duire les importations, et, pour Ă©viter dâĂȘtre tributaire des investissements Ă©trangers, imposait des restrictions au crĂ©dit international, en plus de maintenir la peseta Ă un taux de change surĂ©valuĂ©[796] - [772].
Le processus dâindustrialisation fut mis en route par une sĂ©rie de mesures destinĂ©es Ă concĂ©der un certain nombre dâavantages Ă lâindustrie nationale et Ă Ă©viter la domination des capitaux Ă©trangers. Ce sont en particulier la loi de Protection et de stimulation de lâindustrie nationale, dâ, qui prĂ©voyait un large Ă©ventail dâincitatifs, de dĂ©grĂšvements fiscaux et un plan spĂ©cial de crĂ©ation de nouvelles industries, et une loi postĂ©rieure, dite de RĂ©gulation et de DĂ©fense de lâindustrie nationale, promulguĂ©e en novembre de la mĂȘme annĂ©e et appelĂ©e Ă rester en vigueur pendant vingt ans, qui dĂ©finissait certains types dâindustries pouvant prĂ©tendre Ă des aides spĂ©ciales et qui interdisait que la participation Ă©trangĂšre au capital dâune entreprise dĂ©passe 25 %, sauf autorisation exceptionnelle[808] - [809].
LâInstitut national de colonisation fut crĂ©Ă© en 1939 pour faire face Ă lâun des maux rĂ©currents affectant lâagriculture espagnole, Ă savoir la sĂ©cheresse. Au moyen de subventions de lâĂtat, une politique dâirrigation fut mise en Ćuvre, qui permit de valoriser des terres, lesquelles en contrepartie furent partiellement rĂ©quisitionnĂ©es pour y installer de nouveaux exploitants ; les rĂ©sultats de cette politique seront cependant assez minces pendant les deux dĂ©cennies suivantes[810]. Ă lâinverse, par une loi de , lâĂtat, pour revenir Ă la situation fonciĂšre dâavant 1932, appliqua une contre-rĂ©forme agraire par laquelle les domaines expropriĂ©s ou occupĂ©s furent restituĂ©s en quelques mois Ă leurs anciens dĂ©tenteurs[793].
LâĂtat, sâestimant dans lâobligation dâassumer la prise en charge de secteurs Ă rentabilitĂ© lointaine ou insuffisante, prit lâinitiative de certains Ă©quipements, comme le rĂ©seau ferroviaire avec la crĂ©ation de la RENFE en , et stimula lâinvestissement public, par le biais de lâInstitut national de l'industrie (INI), sorte de holding dâĂtat fondĂ© en , chargĂ© de « stimuler et financer, pour le service de la Nation, la crĂ©ation et la rĂ©surrection de nos industries », en partie sur le modĂšle italien de lâIRI. Lâobjectif Ă©tait de satisfaire aux nĂ©cessitĂ©s de dĂ©fense de lâEspagne, de promouvoir le dĂ©veloppement de lâĂ©nergie, de la production chimique et dâacier, la construction navale et la fabrication dâautomobiles, de camions et dâavions. Par le jeu des privatisations ou des participations en capital, un Ă©norme complexe dâĂ©conomie mixte fut ainsi mis sur pied[809] - [808] - [793]. Franco choisit pour organiser et diriger lâINI Juan Antonio Suanzes, officier du gĂ©nie naval et ami dâenfance, homme intĂšgre et Ă©nergique, qui allait crĂ©er les principales grandes entreprises du secteur public. Lâaugmentation de lâinfluence militaire fut propice Ă la mise en place dâun capitalisme dâĂtat, et lâINI devint une institution clef du rĂ©gime, absorbant plus du tiers de lâinvestissement public[809]. La politique fiscale laxiste et conservatrice appliquĂ©e pendant cette phase limitait cependant les recettes de lâĂtat[801].
Parmi les raisons de lâĂ©chec Ă©conomique figurent le coĂ»t trop Ă©levĂ© des rĂ©alisations dirigĂ©es par lâĂtat, leur faible rentabilitĂ©, qui exigeaient le maintien de bas salaires qui, Ă leur tour, entretenaient la faiblesse de la demande, et lâinsuffisante attention portĂ©e Ă la productivitĂ©[811]. Les dĂ©cisions arbitraires et peu rĂ©alistes, et parfois restrictives, mais financĂ©es par lâexpansion monĂ©taire, alimentaient lâinflation et empĂȘchaient la croissance. La politique Ă©conomique de Franco se concentrait outre mesure sur la seule industrie, et tendait Ă nĂ©gliger lâagriculture. Les effets combinĂ©s de la Guerre civile, dâune gouvernance rigide, du contrĂŽle des prix, du manque dâinvestissement et en particulier du manque de fertilisants, Ă quoi sâajouta une mauvaise mĂ©tĂ©o, devaient fatalement conduire Ă une baisse de la production alimentaire, qui dans lâaprĂšs-guerre civile diminua de 25 % par rapport aux annĂ©es 1934 et 1935. Le , on dĂ©crĂ©ta le rationnement des denrĂ©es de premiĂšre nĂ©cessitĂ©, qui sera maintenu Ă diffĂ©rents degrĂ©s durant plus dâune dĂ©cennie[812].
La rĂ©alisation du programme buta dâautre part sur les comportements individuels : bureaucratisation excessive, obligation de vendre toute production de blĂ© Ă un organisme public, de dĂ©clarer tous les stocks de produits, dâeffectuer sous surveillance le transport des marchandises, ce qui multipliait les intermĂ©diaires et les pouvoirs locaux, et augmentait dâautant les occasions de fraude[763] - [812].
Positionnement international
Franco entretenait une confusion permanente sur les objectifs profonds de sa diplomatie[762] ; cependant, discours et documents dĂ©montrent son engagement de plus en plus marquĂ© vis-Ă -vis des puissances de l'Axe, mĂȘme si, dĂ©sireux de saisir lâoccasion de la future guerre pour rĂ©aliser le vieux rĂȘve dâun empire africain, oĂč il revendiquait le Maroc et parfois lâOranie, Franco conditionnera Ă un partage de lâAfrique du Nord toute action de sa part aux cĂŽtĂ©s de lâAxe ou toute perspective de participation de lâEspagne Ă la guerre[813].
Fin , Franco signa un traitĂ© dâamitiĂ© avec lâAllemagne par lequel les deux parties sâengageaient Ă se porter secours mutuellement en cas dâattaque contre lâune dâelles. De mĂȘme, il adhĂ©ra au pacte anti-Komintern, conclu trois ans auparavant entre Berlin et Tokyo. D'autre part, pour Ă©viter dâĂȘtre rĂ©duit au rĂŽle de satellite de lâAxe, le rĂ©gime avait aussi pour objectif dâĂ©lever lâEspagne au rang de puissance internationale. Cela nĂ©cessitait une importante mise Ă niveau militaire, Ă lâeffet de quoi les premiĂšres propositions prĂ©sentĂ©es par lâĂ©tat-major de la Marine en et prĂ©voyaient un gigantesque programme de construction navale sâĂ©chelonnant sur onze ans. On sâattendait Ă ce que, dans une prochaine guerre europĂ©enne, la flotte espagnole pĂ»t jouer un rĂŽle dĂ©cisif, lâEspagne rompant alors lâĂ©quilibre entre lâAxe et ses ennemis et devenant la « clef de la situation » et « lâarbitre des deux blocs ». Cependant aucun des plans susmentionnĂ©s ne devint rĂ©alitĂ©, ni mĂȘme nâeut un dĂ©but de rĂ©alisation[814]. En fait, Franco Ă©tait convaincu que lâEspagne nâĂ©tait pas en mesure de sâengager dans une nouvelle guerre et ne le serait pas avant longtemps[815].
La politique de rapprochement avec lâItalie, dont Serrano Suñer apparaĂźt comme le maĂźtre dâĆuvre, parcourut plusieurs Ă©tapes, dont un voyage de Franco en Italie en , et des conversations secrĂštes avec Mussolini et Ciano portant sur un partage de lâempire colonial français dâAfrique du Nord et sur la reprise de Gibraltar par lâEspagne aprĂšs une entrĂ©e en guerre diffĂ©rĂ©e, le temps dâachever son redressement Ă©conomique et militaire. Dans son discours Ă Saint-SĂ©bastien de , Franco manifesta officiellement son adhĂ©sion de principe au fascisme ainsi que son enthousiasme pour Mussolini ; pour autant, aucun accord ne fut signĂ©[816].
Pour maintenir lâEspagne dans la neutralitĂ©, les dĂ©mocraties occidentales sâĂ©vertuaient Ă enjĂŽler Franco, en rĂ©affirmant leur christianisme commun et en mettant lâaccent sur ce qui sĂ©parait lâEspagne des puissances de lâAxe, en particulier sur sa nature religieuse[770]. Le , la France consentit Ă restituer lâor que la RĂ©publique espagnole avait, pour solder les futurs achats Ă lâUnion soviĂ©tique, dĂ©posĂ© Ă la succursale de la Banque de France Ă Mont-de-Marsan[758].
La Grande-Bretagne, par la domination quâelle exerçait sur les mers, et les Ătats-Unis Ă©taient en position de fournir ou non aux Espagnols les denrĂ©es et les combustibles indispensables. PlutĂŽt que de provoquer la chute de Franco en exacerbant la misĂšre de la population espagnole, ces pays choisirent dâaider Franco pour sâassurer sa neutralitĂ©, celui-ci leur apparaissant prĂ©fĂ©rable aux rĂ©publicains divisĂ©s[817]. AprĂšs que la tension a montĂ© en Europe au , Franco mena une politique quâil qualifia dâ« habile prudence ». Le rĂ©gime travailla aussi Ă Ă©tablir des relations plus Ă©troites avec les pays hispano-amĂ©ricains, avec les Philippines et avec le monde arabe, pour acquĂ©rir plus de poids Ă lâinternational. LâAllemagne voulait de la part de lâEspagne une neutralitĂ© solidaire, ou espĂ©rait au minimum une neutralitĂ© bienveillante[818].
Avant et pendant la drÎle de guerre : la politique de neutralité
En , Franco avait signĂ©, aux cĂŽtĂ©s de Hitler et de Mussolini, le pacte anti-Komintern, puis le traitĂ© dâamitiĂ© germano-espagnol. Le , Franco retira lâEspagne de la SociĂ©tĂ© des nations et programma pour cet Ă©tĂ© deux visites, lâune Ă Mussolini et lâautre Ă Hitler, qui durent ĂȘtre reportĂ©es Ă cause de lâĂ©clatement de la guerre. Hitler exprima Ă Franco son souhait de le voir rallier lâAxe, mais Franco lui fit observer que lâEspagne avait besoin de temps pour rĂ©cupĂ©rer militairement et Ă©conomiquement. En attendant, le , il remania son gouvernement en y faisant entrer des phalangistes et des sympathisants de lâAxe, notamment Juan Luis Beigbeder, nommĂ© ministre des Affaires extĂ©rieures, en remplacement de lâanglophile Francisco GĂłmez-Jordana[819]. Hitler dĂ©clara que Franco Ă©tait, avec Mussolini, le seul alliĂ© sĂ»r[820].
Cependant, Ă la suite de la signature du pacte germano-soviĂ©tique, les militaires, les catholiques et la majoritĂ© de la population Ă©taient devenus plus hostiles encore quâauparavant Ă lâentrĂ©e en guerre de lâEspagne[815]. Jusque-lĂ , les Espagnols avaient supposĂ© que lâanti-soviĂ©tisme Ă©tait consubstantiel Ă la politique de Hitler, comme il lâĂ©tait Ă celle de Franco[821]. Lâinvasion allemande de la Pologne provoqua la consternation, car ce pays Ă©tait un Ătat national catholique et autoritaire, qui avait beaucoup en commun avec le rĂ©gime franquiste[822] - [821]. AprĂšs la dĂ©claration de guerre de la Grande-Bretagne et de la France le , Franco, regrettant que la guerre ait Ă©tĂ© dĂ©clenchĂ©e si tĂŽt, adopta dĂšs le lendemain et dans un premier temps une position de neutralitĂ© et lança Ă lâintention des grandes puissances un appel Ă faire de mĂȘme, appel destinĂ© Ă aider lâAxe en dĂ©courageant les autres puissances Ă se porter au secours de la Pologne[823] ; si Franco en effet condamna publiquement la destruction de la catholique Pologne, sa principale prĂ©occupation restait avant tout la menace soviĂ©tique[824]. En Espagne, les uns inclinaient Ă emboĂźter le pas Ă la marche triomphale des nazis et des fascistes, et les autres Ă rĂ©affirmer les valeurs catholiques de rĂ©sistance[825]. La presse espagnole, quoique trĂšs contrĂŽlĂ©e par les nazis, dissimulait mal le malaise de lâarmĂ©e. En rĂ©action aux manifestations de protestation des Jeunesses catholiques contre lâinvasion de la Pologne, Franco interdit par dĂ©cret, le , le mouvement Juventudes de AcciĂłn CatĂłlica, pour lâintĂ©grer dans un syndicat Ă©tudiant unique, le SEU, dirigĂ© par la Phalange, en plus de soumettre Ă la censure son organe de presse, Signo[815].
En dĂ©pit de sa neutralitĂ©, lâEspagne accorda aux sous-marins allemands la permission dâutiliser les ports espagnols de Cadix, Vigo et Las Palmas comme base de rĂ©paration et de ravitaillement[826], ce qui leur permettait dâĂ©tendre leur rayon dâaction. De mĂȘme, les aĂ©ronefs allemands pouvaient dans le mĂȘme but disposer des aĂ©roports espagnols, dont il a Ă©tĂ© prouvĂ© par le Conseil de sĂ©curitĂ© des Nations unies quâils Ă©taient utilisĂ©s par lâaviation allemande en vue de missions contre la flotte alliĂ©e. Les Allemands faisaient rĂ©parer leurs appareils dans des aĂ©roports espagnols et Ă©taient autorisĂ©s Ă inspecter les appareils alliĂ©s quand il advenait que ceux-ci soient forcĂ©s dâatterrir sur le sol espagnol. Lâespionnage et le sabotage allemands contre des cibles alliĂ©es en Espagne Ă©tait facilitĂ©s par les autoritĂ©s espagnoles[827]. Ces opĂ©rations de ravitaillement, commencĂ©es en janvier 1940, arrivĂšrent Ă la connaissance du renseignement britannique, et devant les protestations de Paris et Londres, Franco y mit fin temporairement. Elles reprirent le aprĂšs la dĂ©faite de la France, et furent poursuivies pendant encore 18 mois, jusquâau moment oĂč, en , un de ces sous-marins tomba aux mains de la marine britannique. AprĂšs que le gouvernement de Londres a menacĂ© lâEspagne de couper lâapprovisionnement en pĂ©trole et lâacheminement dâautres produits vitaux, Franco nâeut dâautre choix que de cesser ces ravitaillements[828] - [829].
De la campagne de France Ă lâopĂ©ration Barbarossa (juin 1940-fin 1941) : la tentation de la guerre
JusquâĂ la dĂ©bĂącle française, Mussolini avait approuvĂ© lâoffensive de Hitler, mais sans y participer, se retranchant derriĂšre sa faiblesse Ă©conomique et une insuffisante prĂ©paration militaire. Il chercha Ă constituer avec lâEspagne un sous-ensemble europĂ©en mĂ©ridional autour dâobjectifs politiques et culturels communs. Mais, le , aprĂšs lâentrevue quâil eut avec Hitler au col du Brenner, et devant la dĂ©faite des armĂ©es française et britannique, convaincu Ă prĂ©sent que les franco-britanniques Ă©taient sur le point dâĂȘtre vaincus, Mussolini franchit le pas et, renonçant donc au statut de « non-belligĂ©rant » dans lequel lâItalie sâĂ©tait rĂ©fugiĂ©e jusquâalors, dĂ©clara officiellement la guerre aux AlliĂ©s[830] - [822]. Cependant, il savait lâEspagne trop faible pour faire de mĂȘme, et la pressa dâadopter la position de non-belligĂ©rance[831] - [822]. Serrano Suñer, partisan du rapprochement avec lâItalie et de lâengagement dans le conflit mondial, qui traitait, par-dessus la tĂȘte du ministre des Affaires Ă©trangĂšres, avec Ciano, Mussolini, Ribbentrop ou Hitler, suscita en Espagne la franche hostilitĂ© des militaires et des catholiques. Le , lorsque Mussolini dĂ©cida dâentrer en guerre, Franco, pressĂ© de se joindre au conflit, sembla tentĂ© ; câest pourtant la formule de non-belligĂ©rance qui fut adoptĂ©e le par le Conseil des ministres, formule qui, bien quâinexistante dans le droit international, prĂ©tendait traduire Ă la fois lâimpossibilitĂ© dâintervenir matĂ©riellement dans le conflit et un soutien moral Ă la cause de lâAxe[832] - [830]. La politique de Franco restera sous ce statut durant les trois annĂ©es suivantes, jusquâau [833].
Franco voyait dans Hitler un instrument de la divine providence, un vengeur historique et un justicier ayant mission de rĂ©volutionner lâordre international, de venger les offenses causĂ©es par la France et la Grande-Bretagne et de replacer les peuples europĂ©ens dignes, comme lâEspagne, Ă leur juste rang[775]. RĂ©agissant Ă la dĂ©faite française de , Franco fĂ©licita Hitler en ces termes :
« Cher FĂŒhrer : Au moment oĂč sous votre direction les armĂ©es allemandes conduisent la plus grande bataille de lâhistoire Ă une fin victorieuse, je voudrais vous exprimer mon admiration et mon enthousiasme et ceux de mon peuple, qui observe avec une profonde Ă©motion le cours glorieux de la lutte quâil considĂšre comme la sienne. [...] Je nâai pas besoin de vous assurer combien grand est mon vĆu de ne pas rester en marge de vos labeurs et combien grande est pour moi la satisfaction de vous prĂ©senter en toute occasion les services que vous estimerez avantageux[834]. »
Dans les deux annĂ©es suivantes, comme minimum prĂ©alable Ă tout engagement dans la guerre, lâEspagne ne cessera de rĂ©clamer Ă Hitler les moyens de reprendre Gibraltar et dâoccuper la totalitĂ© du Maroc[836] - [837]. Franco souhaitait participer Ă la curĂ©e et redresser ce quâil estimait ĂȘtre une injustice lors du dĂ©coupage de lâAfrique du Nord entre les puissances coloniales. Il mit le prix fort Ă son intervention, aux dĂ©pens de la France, en plus de fournitures considĂ©rables en denrĂ©es alimentaires, Ă©nergĂ©tiques et en armements[838]. Cette soif impĂ©riale des Espagnols se mĂȘlait Ă la religiositĂ© nĂ©otraditionnelle du rĂ©gime et Ă son dĂ©sir de relancer la « mission civilisatrice » de lâEspagne dans le monde, le tout sâexprimant dans le cri de ralliement de la Phalange « Pour lâEmpire vers Dieu »[839].
Deux jours aprĂšs lâannonce de la non-belligĂ©rance, le , profitant de la conjoncture, Franco ordonna Ă des unitĂ©s marocaines de son armĂ©e dâoccuper la zone de Tanger, alors sous mandat international, ce qui fut accompli sans tirer un seul coup de feu. Cette opĂ©ration, la seule action dâexpansion territoriale jamais dĂ©cidĂ©e par Franco, conduisit Hitler Ă faire plus grand cas des services que pouvait lui rendre lâEspagne, dâautant que lâoffensive sur Gibraltar Ă©tait devenue une urgence[840] - [841]. La deuxiĂšme Ă©tape consista Ă prĂ©parer, dans le sillage de la chute de la France, lâinvasion du protectorat français du Maroc. Dâimportants renforts furent donc envoyĂ©s dans la zone espagnole et des agents sâinfiltrĂšrent dans la zone française pour y monter les esprits contre la France, tant au Maroc que dans le nord-ouest de lâAlgĂ©rie, oĂč la population europĂ©enne comprenait un nombre important de descendants dâimmigrĂ©s espagnols. Toutefois, les unitĂ©s espagnoles nâĂ©taient pas de taille face aux rĂ©serves militaires que la France gardait en Oranie, renforcĂ©es encore par de nombreux avions arrivĂ©s de la mĂ©tropole. De plus, Hitler, afin dâorienter la France vers la collaboration avec lâAllemagne, dĂ©cida pour lâheure de ne pas agir au dĂ©triment de lâempire colonial français. NĂ©anmoins, lâidĂ©e dâune expansion territoriale avec lâappui de lâAllemagne ne cessera jamais dâĂȘtre une prioritĂ© pour Franco[842].
Si donc, dans un premier temps, Hitler avait fait peu de cas de lâoffre de Franco, les difficultĂ©s quâil Ă©prouvait dans sa guerre contre la Grande-Bretagne lâavaient fait prendre conscience fin juillet de lâopportunitĂ© que lâEspagne intervienne dans le conflit. Hitler cherchait Ă obtenir un nouvel avantage stratĂ©gique et prĂ©parait une opĂ©ration visant Ă conquĂ©rir Gibraltar et Ă boucler la MĂ©diterranĂ©e[844]. Le , Serrano Suñer, alors encore ministre de lâIntĂ©rieur, fut chargĂ©, au titre dâenvoyĂ© spĂ©cial de Franco, dâune entrevue avec Hitler suivie dâune rencontre avec Mussolini et Ciano. Tout donne Ă penser quâil mettait la derniĂšre main aux prĂ©paratifs dâentrĂ©e en guerre de lâEspagne, dans le cadre de lâopĂ©ration FĂ©lix dĂ©cidĂ©e par Hitler avec pour premier objectif la conquĂȘte de Gibraltar[845]. Auparavant, le , Berlin avait commandĂ© un rapport sur les coĂ»ts et bĂ©nĂ©fices de lâentrĂ©e en guerre de lâEspagne ; il y Ă©tait fait Ă©tat de ce que lâEspagne, sans lâaide de lâAllemagne, ne pourrait que difficilement supporter lâeffort de guerre ; en contrepartie, lâengagement de lâEspagne prĂ©senterait des avantages, notamment de couper les exportations espagnoles de minerais vers la Grande-Bretagne, de permettre Ă lâAllemagne dâaccĂ©der aux mines de fer et de cuivre que les Anglais possĂ©daient en Espagne, dâexpulser les forces britanniques de la MĂ©diterranĂ©e occidentale, et de dominer le dĂ©troit de Gibraltar. En outre, lâEspagne paraissait disposĂ©e Ă permettre Ă lâAllemagne dâĂ©tablir une base militaire sur les cĂŽtes du Maroc, mais en aucun cas aux Ăźles Canaries. Les inconvĂ©nients seraient une prĂ©visible occupation britannique des Canaries et des BalĂ©ares, lâextension du territoire de Gibraltar, une possible jonction des forces britanniques avec celles françaises au Maroc, et le risque de compromettre lâapprovisionnement de lâEspagne en denrĂ©es de premiĂšre nĂ©cessitĂ© et en carburant ; enfin, la nĂ©cessitĂ© de rĂ©armer le pays, avec les difficultĂ©s que reprĂ©senteraient, pour le transport du matĂ©riel de guerre, les routes Ă©troites et lâĂ©cartement ferroviaire diffĂ©rent. Le Haut Commandement allemand arrivait Ă des conclusions semblablement pessimistes, signalant que lâEspagne ne disposait pas dâune artillerie satisfaisante, nâavait de munitions que pour quelques jours dâhostilitĂ©s, et que les usines dâarmement avaient une capacitĂ© insuffisante[846]. En contrepartie de son entrĂ©e en guerre, Franco demandait la cession Ă lâEspagne de tout le Maroc français, de lâOranie et dâune vaste frange de territoire subsaharien appartenant Ă lâAOF. Enfin, lâAllemagne devait livrer de grandes quantitĂ©s de fournitures et de matĂ©riel militaire ainsi que toutes sortes de biens pour soulager la pĂ©nurie en Espagne. En face, le rĂ©gime de Vichy, dotĂ© dâune Ă©conomie moderne, dâun empire dâoutre-mer et de forces armĂ©es coloniales, devenu un satellite de lâAllemagne, pesait plus lourd dans la balance[847], et Hitler Ă©tait beaucoup plus soucieux de mĂ©nager la collaboration de la France et de ne pas sâaliĂ©ner lâarmĂ©e française trĂšs attachĂ©e Ă son empire colonial, que dâobtenir lâappui dâun pays aussi faible en ressources[848]. Une deuxiĂšme Ă©tude, plus dĂ©taillĂ©e, de lâaide dont aurait besoin lâEspagne pour entrer en guerre finit par rebuter les Allemands, malgrĂ© les gages sĂ©rieux que Franco avait donnĂ©s Ă lâAxe, celui-ci ayant notamment dĂ©clinĂ© lâĂ©norme aide financiĂšre que les Ătats-Unis avaient proposĂ©e pour le dissuader de sâengager aux cĂŽtĂ©s de lâAllemagne[848]. Le plan Felix ne sera finalement pas mis en Ćuvre par la rĂ©ticence espagnole Ă sâengager dans la guerre avant dây ĂȘtre prĂ©parĂ©e[849], et par les exigences inchangĂ©es de lâEspagne en Ă©change de sa participation Ă la guerre, Ă savoir : des aides, des armements et des territoires en Afrique du Nord, en plus d'un Ă©largissement de la GuinĂ©e espagnole (il semble mĂȘme que dans un entretien ultĂ©rieur ait Ă©tĂ© Ă©voquĂ© aussi le rattachement Ă lâEspagne de la Catalogne française[845], tandis que des voix dans lâaile dure de la Phalange rĂ©clamaient aussi lâannexion du Portugal)[850] - [851]. Ces ambitions se heurtaient Ă celles de lâAllemagne, qui, pour prix de son aide militaire, exigeait la cession dâune des Canaries, de Fernando Poo et dâAnnobĂłn, en contrepartie du Maroc français[845] - [852].
En dĂ©pit de ces dĂ©convenues, Franco, dans une lettre Ă Serrano Suñer en , dĂ©clara « croire aveuglĂ©ment en la victoire de lâAxe et ĂȘtre totalement rĂ©solu Ă entrer dans la guerre »[853]. Le , Franco procĂ©da Ă un remaniement gouvernemental, oĂč Serrano SĂșñer prit, aux Affaires Ă©trangĂšres, la place de Beigbeder, considĂ©rĂ© trop favorable aux AlliĂ©s[854].
Le , au dĂ©part de San SebastiĂĄn, Franco se rendit en France en compagnie de Serrano Suñer pour avoir Ă Hendaye une entrevue avec Hitler. Bien que Franco fĂ»t parti avec beaucoup dâavance, il arriva avec cinq minutes de retard au rendez-vous, ce qui fut cause dâune certaine exaspĂ©ration cĂŽtĂ© allemand[855] - [856]. Franco nourrissait lâespoir dâobtenir une rĂ©compense en proportion de ses offres rĂ©pĂ©tĂ©es de rejoindre lâAxe[857] ; Hitler pour sa part vint, aux dires de Reinhard Spitzy, au rendez-vous dans lâidĂ©e quâil Ă©tait du devoir de Franco de sâengager dans la guerre dans le camp allemand, eu Ă©gard Ă toutes les faveurs prodiguĂ©es par lâAllemagne Ă Franco durant la guerre civile espagnole, et comptait parvenir, au fil de la conversation, Ă persuader Franco dâentrer en guerre comme alliĂ© de lâAllemagne. Serrano Suñer rapporte que pendant une heure et demie Franco exposa Ă Hitler ses ambitions et que celui-ci ne faisait que bĂąiller pendant tout ce temps[858] - [859]. On sait, malgrĂ© lâabsence de documents sur le contenu de cette entrevue, que face aux revendications territoriales espagnoles, Hitler Ă©tait acquis Ă la position française. Se disposant Ă attaquer en MĂ©diterranĂ©e et convaincu que la France Ă©tait beaucoup plus apte Ă dĂ©fendre lâAfrique du Nord contre les AlliĂ©s, Hitler refusa dâengager toute nĂ©gociation sur le Maroc en lâabsence de la France, mais comptait nĂ©anmoins toujours associer lâEspagne Ă lâattaque sur le front mĂ©diterranĂ©en[860] - [855]. En tout Ă©tat de cause, Hitler nâaccordait alors Ă une intervention espagnole quâun intĂ©rĂȘt limitĂ©. Ses conseillers politiques et militaires estimaient en effet que lâEspagne, trop affaiblie, nâĂ©tait pas un partenaire fiable, et Mussolini, peu enclin Ă retrouver lâEspagne Ă la table de partage du butin mĂ©diterranĂ©en, avait suggĂ©rĂ© au FĂŒhrer que lâintervention espagnole Ă©tait inopportune[861]. Du reste, presque tous les officiers supĂ©rieurs espagnols avaient une conscience trĂšs lucide de la rĂ©alitĂ© militaire de lâEspagne, et mĂȘme ceux favorables Ă lâintervention sâavisaient que lâEspagne nâĂ©tait nullement prĂ©parĂ©e Ă un tel conflit[862]. Lâentrevue se prolongea sur plusieurs heures : les exigences coloniales de Franco ne furent pas prises en compte par Hitler, et celui-ci ne put obtenir de Franco aucun assouplissement dans ses revendications. Tous deux devaient plus tard commenter la rĂ©union en termes dĂ©prĂ©ciatifs. Hitler dit quâ« avec ces types, il nây avait rien Ă faire » et quâil prĂ©fĂ©rait quâon lui arrache trois ou quatre dents plutĂŽt que de converser Ă nouveau avec Franco, quâil qualifia de « charlatan latin ». Plus tard, il fit Ă Mussolini le commentaire que Franco « nâĂ©tait parvenu Ă se faire GeneralĂsimo et chef de lâĂtat espagnol que par accident. Ce nâĂ©tait pas un homme Ă la hauteur des problĂšmes de dĂ©veloppement politique et matĂ©riel de son pays »[863]. Joseph Goebbels nota dans son carnet que « le FĂŒhrer nâa pas de bonne opinion de lâEspagne et de Franco. [...] Ils ne sont pas du tout prĂ©parĂ©s Ă la guerre ; ce sont des nobliaux dâun empire qui nâexiste plus »[864]. De son cĂŽtĂ©, Franco dĂ©clara Ă Serrano Suñer : « Ces gens sont insupportables ; ils veulent que nous entrions en guerre en Ă©change de rien »[865]. Sây ajoutait lâinquiĂ©tude de Franco de voir les troupes allemandes fouler le sol espagnol pour attaquer Gibraltar[866].
Le protocole dâaccord proposĂ© Ă lâissue de la rencontre, ayant Ă©tĂ© rĂ©digĂ© Ă lâavance, ne tenait aucun compte de la rencontre qui venait dâavoir lieu ni des revendications espagnoles, et se heurta au refus de lâEspagne. Franco proposa un protocole de conciliation, lequel comportait lâadhĂ©sion au pacte tripartite (dont il souhaitait quâelle demeure secrĂšte pour le moment) et lâengagement dâentrer en guerre aux cĂŽtĂ©s des puissances de lâAxe, si les circonstances lâexigeaient et si lâEspagne se trouvait en condition de le faire[867] - [859]. La version finale du protocole secret signĂ© par les deux parties le stipulait :
- lâadhĂ©sion de lâEspagne au pacte tripartite ;
- lâadhĂ©sion de lâEspagne au traitĂ© dâamitiĂ© et dâalliance entre lâItalie et lâAllemagne ;
- lâintervention de lâEspagne dans la prĂ©sente guerre des puissances de lâAxe contre lâAngleterre, moyennant que les premiĂšres lui aient fourni lâappui et les fournitures nĂ©cessaires pour sa prĂ©paration ;
- lâincorporation de Gibraltar Ă lâEspagne et cession Ă lâEspagne de territoires en Afrique dans la mĂȘme proportion que la France en sera dĂ©dommagĂ©e par dâautres territoires de mĂȘme valeur ;
- le maintien du secret absolu sur le présent protocole.
Si le protocole semblait dĂ©cisif, il ne lâĂ©tait pas en rĂ©alitĂ©, puisquâaucune date prĂ©cise nây Ă©tait spĂ©cifiĂ©e et que tout Ă©tait placĂ© sous le sceau du secret[868]. En fait, note AndrĂ©e Bachoud, « en rejetant ses aspirations au sujet du Maroc, en refusant la moindre concession territoriale, Hitler avait touchĂ© le point sensible. Franco inclina dĂ©sormais vers les Anglais, qui utilisaient la mĂ©thode douce depuis quelques annĂ©es Ă son Ă©gard, et disposaient de surcroĂźt dâune arme redoutable : le contrĂŽle des mers »[841]. Pourtant, Franco prit en plusieurs initiatives dangereuses, surtout militaires, pour satisfaire aux conditions du protocole dâaccord et qui ne pouvaient ĂȘtre interprĂ©tĂ©es que comme des indices de sa disposition Ă entrer en guerre aux cĂŽtĂ©s de lâAxe[864] - [841] ; de plus, le , lâadministration internationale de Tanger fut dissoute et la ville officiellement intĂ©grĂ©e dans le protectorat espagnol[841]. LâĂ©tat-major Ă©labora un nouveau plan de mobilisation, propre, thĂ©oriquement, Ă agrandir lâeffectif des troupes Ă 900 000 hommes, mais qui ne sera pas mis en Ćuvre. Ce plan prĂ©voyait que lâattaque contre Gibraltar serait menĂ©e par des troupes espagnoles uniquement, les Allemands nâagissant que comme renfort en cas de forte riposte britannique. Les Allemands cependant jugeaient les troupes espagnoles inaptes Ă mener Ă bien une telle conquĂȘte et cantonnaient dans le Jura des troupes dâassaut capables dâintervenir dans une opĂ©ration conjointe terrestre et aĂ©roportĂ©e[869]. De surcroĂźt, la situation Ă©conomique de lâEspagne apparaissait dĂ©sespĂ©rĂ©e et obligea le Caudillo Ă solliciter lâaide des Ătats-Unis, sous la forme de quelques envois de cĂ©rĂ©ales effectuĂ©s par l'entremise de la Croix rouge, mais conditionnĂ©s par le maintien de la neutralitĂ© de lâEspagne[870]. Franco commença dĂšs lors Ă miser sur les deux camps[871] et Ă appliquer une tactique dilatoire[872].
Entre-temps aussi, le capitaine de frĂ©gate Luis Carrero Blanco, chef dâopĂ©ration de lâĂ©tat-major de la Marine, avait rĂ©digĂ© un rapport le , dans lequel il arguait que la prise de Gibraltar nâĂ©tait pas un Ă©lĂ©ment dĂ©cisif, car la Royal Navy continuerait de toute maniĂšre Ă dominer lâAtlantique Nord et donc Ă permettre Ă la Grande-Bretagne dâĂ©trangler Ă©conomiquement lâEspagne par un blocus total. Hitler entre-temps, de plus en plus prĂ©occupĂ© par dâautres problĂšmes, avait ordonnĂ© que cessent pour le moment les prĂ©paratifs pour lâopĂ©ration de Gibraltar[875]. Franco quant Ă lui rĂ©itĂ©rait sa foi en la victoire de lâAllemagne et sa disposition Ă entrer en guerre dĂšs que les circonstances le permettraient[876]. Carrero Blanco, catholique intĂ©griste et adversaire rĂ©solu de la Phalange, sera incorporĂ© Ă lâĂ©tat-major de Franco en , et Ă partir de cette date, Franco eut au moins deux entrevues par semaine avec Carrero Blanco, qui lâaidait Ă dĂ©finir ses orientations politiques et lui permit de devenir intellectuellement moins dĂ©pendant de Serrano Suñer[877] - [855].
En , Ă cause de la rĂ©sistance anglaise et des dĂ©convenues italiennes, lâEspagne avait cessĂ© dâĂȘtre pour lâAllemagne une prioritĂ© de troisiĂšme ordre, et Goebbels regrettait Ă prĂ©sent que lâAllemagne eut renoncĂ© Ă se rendre maĂźtre de Gibraltar[878]. En , lâamiral Canaris fut envoyĂ© Ă Madrid solliciter lâautorisation pour les troupes allemandes de traverser lâEspagne, mais Franco eut lâhabiletĂ© dâinsister pour quâon le laisse mener lui-mĂȘme cette attaque, tout en demandant un dĂ©lai pour se prĂ©parer[879]. Tandis que les atermoiements espagnols exaspĂ©raient Berlin, Hitler finit par admettre que la date de lâopĂ©ration de Gibraltar Ă©tait caduque et dĂ©cida de la diffĂ©rer sine die pour ne pas perturber les initiatives que lâAllemagne envisageait de prendre Ă lâest[880], de sorte que le protocole dâHendaye resta de fait lettre morte[881].
Pourtant, selon Javier Tusell, lâallĂ©geance des gouvernants espagnols Ă lâAxe nâĂ©tait pas feinte ; dĂ©sireux dâentrer en guerre, ils lâauraient fait si les conditions avaient Ă©tĂ© propices. Ils croyaient dans la nĂ©cessitĂ© dâun « Ordre nouveau » en Europe, encore que leur conception ait comportĂ© un nouveau modĂšle de lâĂ©quilibre international, avec lâEspagne dans le rĂŽle de puissance dominante dans le sud-ouest de lâEurope, dĂ©fenderesse dâune sorte de civilisation hispano-catholique, et lâAllemagne dans le rĂŽle de figure de proue, non de maĂźtresse absolue dudit ordre nouveau[882]. En rĂ©alitĂ©, lâEspagne faisait tout ce qui Ă©tait en son pouvoir pour servir lâAllemagne, hormis entrer en guerre. Cela comportait le ravitaillement des sous-marins allemands, la mise Ă disposition dâun petit nombre de vaisseaux destinĂ©s Ă approvisionner les forces allemandes en Afrique du Nord, une collaboration active avec lâespionnage allemand, des opĂ©rations de sabotage contre Gibraltar, et lâaccueil de la presse nazie en Espagne. Cette collaboration permit Ă lâAllemagne dâenvoyer par le fond plusieurs navires alliĂ©s[883].
Le eut lieu Ă Bordighera l'unique rencontre entre Franco et Mussolini, sollicitĂ©e par Hitler pour essayer dâamener lâEspagne Ă entrer en guerre, mais oĂč Franco fit Ă Mussolini les mĂȘmes promesses quâĂ Hitler. Ciano dĂ©crivit son intervention comme « ampoulĂ©e, dĂ©cousue et se perdant dans des minuties et des dĂ©tails ou dans de longues digressions sur des sujets militaires »[879] - [884] ; pour dâautres, lâentrevue fut fort cordiale : Mussolini entendit les arguments espagnols et en sortit avec la certitude que Franco ne pouvait ni ne voulait aller Ă la guerre[829]. Mais une nouvelle fois, on Ă©choua Ă conclure un accord pouvant concilier les revendications des uns et des autres[885]. Hitler, aprĂšs rĂ©ception du compte rendu de Mussolini sur cette entrevue, renonça dĂ©finitivement, et ni ses ministres, ni dâautres dirigeants ne feront plus dâefforts pour convaincre lâEspagne dâentrer en guerre[886] - [882]. Quoiquâil y eĂ»t en Allemagne des voix prĂ©conisant lâintervention directe de lâAllemagne en Espagne, une telle opĂ©ration apparut bientĂŽt impossible devant lâurgence de venir en aide aux troupes italiennes dans les Balkans[887]. NĂ©anmoins, la crainte dâun dĂ©barquement britannique en Espagne porta les Allemands Ă concevoir en un plan dĂ©nommĂ© opĂ©ration Isabella pour faire face Ă cette Ă©ventualitĂ©[888]. La rencontre avec Mussolini fut suivie dâune entrevue avec PĂ©tain Ă Montpellier, mais le courant ne passa pas entre les deux hommes[879].
La derniĂšre grande tentation de Franco se situe en , lorsque Hitler eut remportĂ© une nouvelle victoire Ă©clair dans les Balkans, laquelle coĂŻncida avec les premiĂšres victoires spectaculaires de Rommel en Libye. Il y eut alors un ordre du ministĂšre de la Marine adressĂ© Ă tous les capitaines de la marine marchande concernant lâattitude Ă adopter au cas oĂč ils recevraient la nouvelle que lâEspagne Ă©tait entrĂ©e en guerre[889].
AprĂšs la destitution du gĂ©nĂ©ral Beigbeder (qui, de surcroĂźt, apprit la nouvelle par les journaux), le mĂ©contentement des militaires, qui se sentaient dĂ©possĂ©dĂ©s de leur victoire et humiliĂ©s dâĂȘtre tenus Ă lâĂ©cart, se rĂ©percuta sur Serrano Suñer, qui devint de plus en plus impopulaire[890]. Celui-ci songeait Ă prendre la place de Franco et sâĂ©vertuait Ă le discrĂ©diter Ă lâextĂ©rieur. Les monarchistes partisans de Juan de BorbĂłn, les traditionalistes, les carlistes aussi commençaient Ă rĂ©clamer la fin de lâintĂ©rim de Franco[891]. Dans cette pĂ©riode, les critiques de la part des militaires furent plus vives que jamais : les gĂ©nĂ©raux dĂ©nonçaient la corruption, le chaos dâune bureaucratie prolifĂ©rante, lâextrĂȘme raretĂ© des produits les plus Ă©lĂ©mentaires, et surtout lâinfluence et les plans des phalangistes, quâils jugeaient irrationnels, incompĂ©tents et corrompus[892]. Cependant Franco se rassurait en sachant que son pouvoir tenait aux forces qui tiraient dans des sens opposĂ©s, et qui sâannulaient[891].
Une sorte de parti militaire se constitua dont les figures les plus notables Ă©taient les gĂ©nĂ©raux KindelĂĄn, Orgaz et aussi JosĂ© Enrique Varela. Ce parti sâopposait nettement Ă lâidĂ©ologie phalangiste et Ă lâinfluence de Serrano Suñer[893]. En , la rivalitĂ© entre lâĂ©tat-major militaire et la Phalange, ainsi que les rumeurs autour de lâambition croissante de Serrano SĂșñer, qui avait peu avant prononcĂ© un discours inhabituellement agressif oĂč il demandait plus de pouvoir pour la Phalange[892], aboutirent Ă un petit remaniement ministĂ©riel voulu par Franco : le colonel ValentĂn Galarza fut nommĂ© aux Affaires intĂ©rieures, et Carrero Blanco faisait son entrĂ©e au gouvernement comme sous-secrĂ©taire Ă la PrĂ©sidence, en plus de plusieurs autres personnalitĂ©s notoirement anti-phalangistes nommĂ©es Ă des postes importants[891] - [894]. Serrano SĂșñer menaça de dĂ©missionner comme ministre des Affaires extĂ©rieures, mais Franco ayant refusĂ© sa dĂ©mission, il resta finalement Ă son poste, quoique relĂ©guĂ© dans une position marginale[895]. Toutefois Franco Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă ne pas se dĂ©faire de lâatout fasciste, mais de domestiquer cette mouvance, en nommant Ă des postes importants trois personnalitĂ©s phalangistes loyales Ă Franco, non susceptibles de provoquer des dissensions. Ainsi lâobĂ©issant JosĂ© Luis Arrese fut-il nommĂ© secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la FET, par quoi Franco crĂ©a une polaritĂ© rivale Ă celle de Serrano Suñer, qui dut cĂ©der une partie de ses attributions Ă Arrese[892] - [891] - [896]. Cette nomination permit Ă Franco de convertir chaque jour davantage la Phalange en une simple bureaucratie, en plate-forme pour lâappui populaire et en appareil dâorganisation de manifestations de masse en soutien Ă Franco, tout en estompant ses vellĂ©itĂ©s rĂ©volutionnaires[897].
Mais la nomination la plus importante Ă©tait celle de Carrero Blanco, qui sâempara dâune partie de lâinfluence perdue par Serrano Suñer et allait devenir le bras droit de Franco, son collaborateur le plus proche et le plus fidĂšle pendant plus de trois dĂ©cennies, devenant en quelque sorte son alter ego politique. Carrero Blanco Ă©tait modĂ©rĂ©ment monarchiste et prudemment pro-allemand, mais aussi un catholique dĂ©vot et trĂšs critique envers ce quâil appelait le « paganisme nazi »[898]. Sa promotion marque sans Ă©quivoque la fin de lâĂšre du beau-frĂ©rissime, qui dut aussi encaisser lâĂ©chec de son projet de constitution phalangiste dâesprit totalitaire, avant de perdre son portefeuille ministĂ©riel en et dâĂȘtre remplacĂ© par Jordana, figure de proue du clan anti-phalangiste et rĂ©putĂ© favorable aux alliĂ©s[899].
Ă lâĂ©tĂ© 1941, Franco continuait dâavoir pleinement confiance dans la victoire de lâAxe :
« Je voudrais porter dans tous les recoins dâEspagne lâinquiĂ©tude de ces moments, oĂč, avec le sort de lâEurope, se joue aussi celui de notre nation, et non parce que jâaurais des doutes sur le rĂ©sultat du conflit. Le sort en est jetĂ©. Câest dans nos campagnes que les premiĂšres batailles ont Ă©tĂ© livrĂ©es et gagnĂ©es. [...] La guerre a Ă©tĂ© mal conçue, et les alliĂ©s ont perdu. »
â Discours devant le Conseil national de la FET, [900].
Juan de Bourbon, aprĂšs la mort de son pĂšre, joua la carte allemande et rechercha lâaide politique de Hitler en faveur dâune restauration. Ă plusieurs reprises, ses reprĂ©sentants nĂ©gociĂšrent avec Goering et avec des diplomates allemands, allant jusquâĂ proposer que la restauration adopte les principes phalangistes et que soit nommĂ© un gĂ©nĂ©ral pro-allemand comme premier ministre pour assurer que lâEspagne entre en guerre[901].
Le , lâAllemagne envahit lâUnion soviĂ©tique. Le lendemain, le gouvernement espagnol convoqua une rĂ©union urgente, oĂč Serrano Suñer proposa dâorganiser un corps de volontaires espagnols pour lutter aux cĂŽtĂ©s de la Wehrmacht sur le front russe. Des voix contraires se firent entendre, notamment de Varela et de Galarza, qui argumentaient que, quelque souhaitable que fĂ»t la destruction de lâUnion soviĂ©tique, la guerre en Ă©tait devenue plus compliquĂ©e et que lâAllemagne se retrouvait dans une situation affaiblie. NĂ©anmoins, et malgrĂ© la neutralitĂ© espagnole, Franco accepta la proposition de Salvador Merino dâenvoyer en Allemagne des travailleurs volontaires et consentit Ă la crĂ©ation dâune unitĂ© de combattants volontaires comme symbole de solidaritĂ© et comme contribution de lâEspagne Ă la lutte contre lâennemi commun. En peu de temps fut constituĂ©e une grande unitĂ© de combat de 18 000 volontaires phalangistes, laquelle, baptisĂ©e division Bleue (en espagnol DivisiĂłn Azul) et dirigĂ©e par le gĂ©nĂ©ral phalangiste pro-allemand AgustĂn Muñoz Grandes, fut envoyĂ©e en Russie sous commandement nazi[887] - [902] - [903]. La campagne de Russie suscita un regain dâoptimisme quant Ă la victoire de lâAxe, et, le , Serrano SĂșñer dĂ©clarait au journal Deutsche Allgemeine Zeitung que lâEspagne passait de la « non-belligĂ©rance » Ă la « belligĂ©rance morale »[904]. Dans son communiquĂ© officiel du , Franco dĂ©clara :
« Dieu a ouvert les yeux aux hommes dâĂtat et, depuis 48 heures, lâon combat contre la bĂȘte de lâApocalypse, dans la lutte la plus colossale enregistrĂ©e par lâHistoire, pour abattre lâoppression la plus sauvage de tous les temps[905]. »
Le 1941, Franco prononça devant le Conseil national de la FET le discours le plus pro-allemand de toute la guerre. Il condamna durement les « ennemis Ă©ternels » de lâEspagne, en allusion claire Ă la Grande-Bretagne, Ă la France et aux Ătats-Unis, qui persistaient Ă mener des « intrigues et des actions » contre la patrie. Il conclut en louangeant lâAllemagne dâavoir engagĂ© « la bataille Ă laquelle lâEurope et le christianisme aspiraient depuis tant dâannĂ©es et oĂč le sang de notre jeunesse va sâunir Ă celui de nos camarades de lâAxe, comme expression vivante de solidaritĂ© » et en reprochant aux puissances dĂ©mocratiques dâexploiter les besoins en denrĂ©es de base de lâEspagne comme moyen de pression pour acheter sa neutralitĂ©[906] - [905]. Ces paroles alertĂšrent les alliĂ©s, Ă telle enseigne que les Britanniques conçurent alors des projets dâoccupation des Ăźles Canaries[907]. Une autre consĂ©quence en fut que plusieurs hauts commandants militaires (Orgaz, KindelĂĄn, Saliquet, Solchaga, Aranda, Varela et VigĂłn), dont la plupart Ă©taient monarchistes, commencĂšrent Ă ourdir des plans pour renverser Franco[908]. Cependant, les difficultĂ©s Ă©conomiques croissantes et les premiers revers subis par lâarmĂ©e allemande en Russie et en Afrique du Nord incitĂšrent Franco Ă la prudence, le faisant renoncer Ă ses rĂȘves impĂ©riaux et songer avant tout Ă se maintenir au pouvoir[909]. De plus, lâopĂ©ration Barbarossa avait lâavantage de dĂ©placer la guerre Ă lâest, bien loin de la MĂ©diterranĂ©e, de sorte que lâAllemagne cessa de se focaliser sur Gibraltar et que la pression pour que lâEspagne entre en guerre se relĂąchait ; Franco eut de nouveau le loisir dâaffirmer son amitiĂ© avec lâAxe Ă moindres frais[902].
LâextrĂȘme pĂ©nurie du pays contraignait Franco Ă tenter dâobtenir de meilleures conditions Ă©conomiques et dâĂ©change avec Londres et Washington, Ă quoi lâEspagne parvint grĂące Ă la mĂ©diation de lâhabile ambassadeur Juan Francisco de CĂĄrdenas[910]. Un rapprochement avec les Ătats-Unis eut lieu en , quand le prĂ©sident Roosevelt choisit personnellement pour ambassadeur Ă Madrid le professeur Carlton Hayes, un sien ami, dĂ©mocrate libĂ©ral, catholique, comme le plus apte Ă sâentendre avec Franco et Ă le convaincre de revenir Ă la neutralitĂ©[911] - [912]. Hayes devint bientĂŽt le plus sĂ»r avocat de Franco auprĂšs des AlliĂ©s, sâescrimant Ă les convaincre que le Caudillo nâĂ©tait pas fasciste. Ă cette date, Franco pouvait considĂ©rer quâil bĂ©nĂ©ficiait de la bienveillance passive des Ătats-Unis[911].
Les monarchistes se faisaient plus actifs ; si en 1940-1941, ils avaient cherchĂ© lâappui de lâAllemagne, ils se tournaient Ă prĂ©sent, au premier semestre de 1942, vers la Grande-Bretagne. Mais dâautres, telles qu'YagĂŒe et VigĂłn, jonglaient avec lâidĂ©e dâune « monarchie phalangiste » Ă©paulĂ©e par Hitler comme meilleure solution aux divisions du pays[913].
JusquâĂ la chute de Mussolini (fin 1941-juillet 1943) : la politique de lâexpectative
En Ă©clata lâune des crises politiques les plus graves du rĂ©gime de Franco, point culminant dâun long affrontement entre lâarmĂ©e et la Phalange : Ă lâissue dâune cĂ©rĂ©monie de commĂ©moration des combattants carlistes morts sur le champ dâhonneur qui se tenait Ă Begoña, faubourg de Bilbao, et Ă laquelle avaient assistĂ© les ministres Varela et Iturmendi, un groupe de carlistes et de monarchistes, qui au sortir de la basilique avait profĂ©rĂ© des cris contre Franco et la Phalange, fut pris Ă partie par un groupe de phalangistes, les deux groupes Ă©changeant dâabord leurs slogans, puis des insultes, enfin des coups, jusquâau moment oĂč des grenades Ă main furent lancĂ©es depuis le groupe des phalangistes. Varela, indemne, Ă©leva une vigoureuse protestation auprĂšs de Franco[914] - [915] - [791]. AprĂšs lâentretien quâil eut avec lui le pour lui demander dâagir contre la Phalange, mais oĂč il Ă©tait apparu que Franco nâavait pas lâintention de faire quoi que ce soit, Varela prĂ©senta sa dĂ©mission. Carrero Blanco dit Ă Franco que si les deux dĂ©missions annoncĂ©es avaient lieu (celle de ValentĂn Galarza outre celle de Varela), et que si Serrano Suñer Ă©tait maintenu Ă son poste, les militaires et dâautres anti-phalangistes clameraient que la Phalange avait obtenu une victoire complĂšte[916]. Lors de la grave crise gouvernementale qui sâensuivit, Franco limogea le ministre des ArmĂ©es Varela, puis procĂ©da Ă un remaniement de son gouvernement, Ă©cartant le ministre de lâIntĂ©rieur Galarza et le remplaçant par Blas PĂ©rez GonzĂĄlez, lâun des futurs collaborateurs les plus fidĂšles de Franco, mais en contrepartie, congĂ©diant Ă©galement, afin de tenir la balance Ă©gale entre la Phalange et lâarmĂ©e, le phalangiste Serrano SĂșñer, pour le remplacer par Jordana, principal changement de ce remaniement. Le plus ardu fut de trouver un remplaçant Ă Varela, appuyĂ© par la quasi-totalitĂ© de la hiĂ©rarchie militaire. Franco finalement offrit le poste au gĂ©nĂ©ral de division Carlos Asensio Cabanillas et dĂ©cida dâassumer personnellement la prĂ©sidence du ComitĂ© politique de la Phalange[914] - [917] - [918]. Selon Paul Preston, « pour Franco, Begoña fut politiquement le passage Ă lâĂąge majeur. Jamais plus il ne sera aussi dĂ©pendant dâun homme comme il lâavait Ă©tĂ© vis-Ă -vis de Serrano SĂșñer »[919].
Lâobjectif de ces changements Ă©tait dâapaiser le conflit interne au gouvernement et de renforcer lâautoritĂ© de Franco, qui sâentourait ainsi de la meilleure Ă©quipe quâil ait eue jusque-lĂ . Sur le plan extĂ©rieur, Franco, malgrĂ© la nomination de Jordana, nâavait pas lâintention de modifier son attitude apparente vis-Ă -vis de lâAxe et chargea le pro-allemand Asensio de transmettre des assurances au gouvernement du Reich[920]. Cependant, on assiste Ă un virage plus en douceur : Jordana, qui nâĂ©tait pas anglophile mais Ă©tait arrivĂ© Ă la conclusion que lâissue la plus probable de la guerre Ă©tait une victoire des AlliĂ©s, voulait mettre un terme Ă la non-belligĂ©rance et faire retourner lâEspagne Ă la neutralitĂ©, malgrĂ© un discours oĂč continuait Ă prĂ©dominer un anticommunisme de principe. Jordana deviendra, aprĂšs Franco, la personne la plus importante du gouvernement espagnol durant la Seconde Guerre mondiale[917] - [921].
DĂšs la fin de 1941, le gĂ©nĂ©ral KindelĂĄn, monarchiste et persuadĂ© de la victoire finale des Occidentaux et de lâURSS, adjurait Franco de prĂ©parer et de mener Ă bien une restauration monarchique et de ne pas trop se compromettre vis-Ă -vis de lâAxe, afin de conserver le pouvoir et de sauver les acquis essentiels de la victoire dans la Guerre civile[922]. AprĂšs les Ă©checs allemands et italiens de 1942, Franco prit discrĂštement quelques prĂ©cautions, demandant notamment le remplacement de lâattachĂ© militaire du Reich et exigeant lâexpulsion de deux autres diplomates allemands. Les autoritĂ©s espagnoles intervinrent en Italie pour soustraire des SĂ©farades au travail obligatoire, et Franco fit montre de fermetĂ© envers les Italiens accusĂ©s dâavoir violĂ© lâespace aĂ©rien espagnol lors de bombardements contre Gibraltar[923].
Franco avait reçu, quelques heures Ă lâavance seulement, des lettres personnelles de Roosevelt et Churchill lui assurant que le dĂ©barquement dâAlger de ne donnerait lieu Ă aucune incursion militaire dans le Protectorat du Maroc, ni dans les Ăźles, et quâils nâavaient nulle intention dâintervenir dans les affaires espagnoles[924]. AvisĂ© depuis des semaines de lâoffensive alliĂ©e sur lâAfrique du Nord, Franco nâentreprit rien pour contrarier la concentration de troupes Ă Gibraltar, et fit mĂȘme un geste hostile envers lâAllemagne en refusant le dâaccorder des facilitĂ©s dâapprovisionnement Ă ses sous-marins[925]. Cependant, la guerre abordait ici sa phase la plus pĂ©rilleuse pour lâEspagne : en effet, Hitler rĂ©pliqua Ă lâinitiative alliĂ©e en occupant la zone libre française et en transportant des troupes vers Tunis. Cette situation stratĂ©gique nouvelle ne fit quâaccentuer les tensions politiques en Espagne, et, sans doute pour la premiĂšre fois, la gauche sâenhardit Ă donner des signes de soutien aux AlliĂ©s dans quelques villes dâEspagne[926].
à la suite de leurs revers militaires en Europe, les dirigeants nazis écoutent Franco qui leur suggÚre de se replier en Amérique du Sud. Caricature du dessinateur Arthur Szyk (1942).
Franco entre-temps sâingĂ©niait Ă maintenir sa stratĂ©gie originelle. Croyant encore que lâAllemagne survivrait Ă la guerre dans une position relativement forte, il restait convaincu que dâune maniĂšre ou dâune autre la guerre produirait de grands changements politiques et territoriaux desquels son rĂ©gime finirait par sortir avantagĂ©. Toutefois, il notifia le Ă Ribbentrop quâil Ă©tait parvenu Ă la ferme conviction que pour des raisons politiques et Ă©conomiques, il nâĂ©tait pas souhaitable que lâEspagne entre en guerre[927]. En tout Ă©tat de cause, il Ă©tait vital pour les rĂ©gimes espagnol et portugais de ne pas se tromper de camp[928], et au cours de lâannĂ©e 1942, Franco continua de miser sur les deux, donnant des gages aux deux camps afin de mĂ©nager lâavenir, tout en maintenant son allĂ©geance aux puissances de lâAxe et en gardant confiance dans leur victoire[929] - [930]. Ă la fin de cette annĂ©e, il releva le philonazi Muñoz Grandes â de qui il se murmurait que Hitler cherchait Ă le mettre Ă la place du Caudillo â du poste de commandant de la division Bleue, pour lui substituer Emilio Esteban Infantes[931] - [932]. Dans les annĂ©es suivantes du conflit mondial, Franco poursuivra sa diplomatie duplice, Ă lâusage de laquelle il conçut sa thĂ©orie des « deux guerres » (ou des « trois guerres ») : selon lui, il y avait une guerre entre les puissances europĂ©ennes, face Ă laquelle il sâaffirmait neutre, et une autre contre le bolchevisme, oĂč il se disait belligĂ©rant aux cĂŽtĂ©s des Allemands[933] - [934], postulant en effet la primautĂ© de la lutte contre le communisme, qui aurait dĂ» et qui devait engendrer une union sacrĂ©e des AlliĂ©s et de lâAxe[935] ; enfin, dans la troisiĂšme guerre, qui mettait face Ă face le Japon et ces mĂȘmes dĂ©mocraties occidentales, l'Espagne Ă©tait acquise Ă la cause des Ătats-Unis et de la Grande-Bretagne[936]. Au nom de lâanticommunisme[937], cette thĂ©orie permettait Ă Franco de justifier auprĂšs des Britanniques et des AmĂ©ricains certains comportements et discours en apparence incohĂ©rents[938].
Juan de BorbĂłn sâapprocha de lâAngleterre avec un plan prĂ©voyant que les AlliĂ©s, avec lâaide des monarchistes, envahiraient les Canaries et proclameraient sous sa direction un gouvernement provisoire de rĂ©conciliation nationale, projet qui aurait eu lâassentiment de KindelĂĄn, dâAranda, et du capitaine gĂ©nĂ©ral des Canaries. Franco, informĂ©, donna ordre dâarrĂȘter les conspirateurs, mais la plupart lui Ă©chapperont. NĂ©anmoins, en , Franco proposa Ă Juan de BorbĂłn de prendre la tĂȘte de lâĂtat espagnol et de sâengager sur une nouvelle voie qui tienne compte de lâĆuvre dĂ©jĂ accomplie en « sâidentifiant avec la FET y de las JONS », avec en contrepartie la promesse du trĂŽne[923].
Ă partir de , Franco amorça un tournant de sa politique Ă©trangĂšre. Le dĂ©barquement en AlgĂ©rie avait modifiĂ© les rapports de force en Afrique du Nord, et les autoritĂ©s consulaires de Tanger et de la zone espagnole du Maroc, puis la rĂ©sidence du Maroc, se ralliĂšrent aux autoritĂ©s françaises dâAlger. Franco alors reconnut de facto les autoritĂ©s de la France libre en se faisant reprĂ©senter dĂšs auprĂšs du gĂ©nĂ©ral Giraud par SangrĂłniz, connu pour ses sympathies envers les AlliĂ©s. LâEspagne Ă©tant un passage obligĂ© pour les Français dĂ©sireux de rejoindre la France libre, le ComitĂ© dâAlger Ă©tait disposĂ© Ă sâentendre avec le rĂ©gime de Franco. Pour autant, lâEspagne ne rompra pas officiellement avec lâAllemagne et avec le gouvernement de Vichy, mais poursuivra les relations commerciales avec lâAxe[939], Arrese concluant en effet en un nouvel accord de commerce avec lâAllemagne, par lequel celle-ci sâengageait Ă exporter des biens pour une valeur minimum de 70 millions de marks[940].
La faim de la population imposa au rĂ©gime de solliciter lâacheminement de cĂ©rĂ©ales, que les Ătats-Unis, lâAngleterre et lâAmĂ©rique du Sud Ă©taient disposĂ©s Ă fournir, mais non sans incidence sur la politique extĂ©rieure du rĂ©gime. Seuls les Ătats-Unis Ă©taient pour lâheure en mesure dâaccorder Ă Franco des prĂȘts lui permettant dâacquĂ©rir des denrĂ©es essentielles. LâImport and Export Bank lui avança des fonds, mais moyennant des gages Ă©conomiques et politiques[941].
DerniÚres années de guerre
La destitution de Mussolini en , â qui fit sensation Ă Madrid, au point que le secrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral du Mouvement fut laissĂ© Ă lâabandon pendant plusieurs jours[938] â, puis le dĂ©barquement alliĂ© en Sicile de incitĂšrent Franco Ă inflĂ©chir davantage encore, par petites touches, sa politique extĂ©rieure vers la neutralitĂ©, mais sans rupture abrupte avec lâAxe[935]. Devant le tournant de la guerre, lâadministration espagnole entama au cours du mois dâaoĂ»t un lent processus de dĂ©phalangisation ou de dĂ©fascisation, et le SEU interdit Ă ses membres dâĂ©tablir toute analogie entre le rĂ©gime espagnol et les « Ătats totalitaires », augurant de ce qui deviendra bientĂŽt la politique officielle de dĂ©fascisation graduelle[942]. En 1943, la DĂ©lĂ©gation nationale de propagande Ă©dicta des instructions trĂšs prĂ©cises :
« En aucun cas, sous aucun prĂ©texte, tant dans des articles de collaboration que dans des Ă©ditoriaux et des commentaires [âŠ], il ne sera fait rĂ©fĂ©rence Ă des textes, Ă des idĂ©es ou Ă des exemples Ă©trangers lorsque seront Ă©voquĂ©s les caractĂ©ristiques et fondements politiques de notre mouvement. LâĂtat espagnol sâappuie exclusivement sur des principes, des normes politiques et des bases philosophiques strictement nationales. La comparaison de notre Ătat avec dâautres qui pourraient paraĂźtre similaires ne sera tolĂ©rĂ©e en aucun cas, et moins encore le fait de faire des dĂ©ductions Ă partir de prĂ©tendues adaptations Ă notre patrie dâidĂ©ologies Ă©trangĂšres[943]. »
Ă lâintĂ©rieur, le principal adversaire de Franco Ă©tait dĂ©sormais Juan de Bourbon, qui travaillait Ă se concilier lâappui des futurs vainqueurs et avait aussi le soutien des nationalistes catalans. Restaient en faveur de Franco une bonne partie des militaires et les phalangistes, groupe dĂ©sormais menacĂ©, surtout aprĂšs la chute de Mussolini, et donc dĂ©vouĂ©[944]. Le , Don Juan Ă©crivit Ă Franco que le moment Ă©tait venu dâ« avancer le plus possible la date de la restauration » et de mettre fin Ă un « rĂ©gime provisoire et alĂ©atoire », Ă quoi Franco rĂ©pondit quâil nâĂ©tait pas opposĂ© Ă la monarchie Ă condition quâelle fasse siens les principes du Mouvement, quâelle ne retombe pas dans les errements du libĂ©ralisme, et quâelle mĂšne une « entreprise de concorde »[945]. Une majoritĂ© de lieutenants-gĂ©nĂ©raux au sommet de la hiĂ©rarchie militaire se montra dâaccord avec les monarchistes. Un manifeste, dit « Manifeste des 27 » , signĂ© Ă l' par 27 membres des Cortes (procuradores), parmi qui le duc dâAlbe, Joan Ventosa, JosĂ© de Yanguas MessĂa, des militaires africanistes, et 17 personnalitĂ©s carlistes, suggĂ©ra Ă Franco de faire un pas de cĂŽtĂ© en faveur de la restauration comme unique voie pour Ă©viter le retour Ă lâextrĂ©misme politique. Franco riposta en convoquant sĂ©parĂ©ment tous les lieutenants-gĂ©nĂ©raux signataires, en leur reprĂ©sentant quâil nâĂ©tait pas indiquĂ© de laisser le pouvoir aux mains dâun roi inexpĂ©rimentĂ©, dâautant que le pays nâĂ©tait pas monarchiste, en leur infligeant Ă tous une amende pĂ©cuniaire, et en les limogeant ou en les mutant vers dâautres lieux, tandis que les procuradores signataires disparurent presque en silence de la vie publique[946] - [947].
Le rĂ©gime continua de maquiller son apparence et de corriger certaines de ses positions politiques. Le , il fut ordonnĂ© que la FET cesse dâĂȘtre appelĂ©e parti et soit dĂ©signĂ©e dorĂ©navant par Mouvement national, dĂ©nomination gĂ©nĂ©rique et exempte de connotations fascistes. La doctrine du mouvement allait se modĂ©rant de plus en plus, inclinant vers un corporatisme catholique, avec abandon progressif du modĂšle fasciste. Jordana sut persuader Franco de retirer la DivisiĂłn Azul, retrait finalement dĂ©cidĂ© le , suivi de la dissolution officielle le . La politique de « non-belligĂ©rance » se donna pour close, encore quâelle ne fĂ»t jamais rĂ©pudiĂ©e officiellement, Franco Ă©voquant en effet dans un discours prononcĂ© le une politique de « neutralitĂ© vigilante »[948]. La Phalange sâaligna sur la stratĂ©gie de Franco, et Arrese ne cessait dâexpliquer que la Phalange nâavait rien de commun avec le fascisme italien, et quâelle Ă©tait un mouvement « authentiquement espagnol »[949].
Dans la phase finale de la guerre, Franco inclina de plus en plus vers les AlliĂ©s, mĂȘme sâil continua dâaider lâAllemagne jusquâĂ la fin, en particulier en continuant dâaccueillir sur le sol espagnol des postes dâobservation, des installations radar et des stations dâinterception radio allemands[950] et en exportant du tungstĂšne[951], composante essentielle de certains explosifs et des blindages des chars dâassaut, dont le Portugal et lâEspagne avaient Ă©tĂ© pour lâAllemagne les principaux pourvoyeurs[952]. Dâautre part, il attendit encore jusquâau avant de retirer effectivement les forces espagnoles de Russie, mais y laissa quelque 1 500 volontaires Ă titre personnel[953]. Pour ces raisons, auxquelles sâajoutait lâimmobilisation de navires italiens dans des ports espagnols, les Ătats-Unis dĂ©cidĂšrent fin dâinterrompre la fourniture de pĂ©trole Ă lâEspagne[954] - [955]. Cependant, la presse espagnole se gardait d'indiquer les motifs de cet embargo, et faisait accroire que les AlliĂ©s visaient Ă briser la neutralitĂ© espagnole[956]. Dans la pĂ©nurie que connaissait le pays, ce moyen de pression se rĂ©vĂ©la dĂ©terminant, et en , un accord fut conclu avec Washington et Londres, par lequel le gouvernement espagnol sâengageait Ă interrompre tout envoi de tungstĂšne vers lâAllemagne, Ă retirer la lĂ©gion Azul, Ă fermer le consulat allemand Ă Tanger, et Ă expulser du territoire espagnol tous les espions et saboteurs allemands (cette derniĂšre mesure ne sera jamais mise en application). Cependant, Franco continuait dâespĂ©rer que lâEspagne, et non lâItalie, soit la principale alliĂ©e de lâAllemagne et nâenvisageait toujours pas alors lâĂ©ventualitĂ© dâune dĂ©faite totale de lâAllemagne, idĂ©e quâil nâadmettra quâaprĂšs le dĂ©barquement de Normandie[957] - [955] - [958].
Jordana, mort inopinĂ©ment en , fut remplacĂ© par JosĂ© FĂ©lix de Lequerica, philonazi notoire, ce dont allaient se ressentir les relations avec les AlliĂ©s[959]. Pourtant, la mission de Lequerica consistait Ă refaçonner la politique extĂ©rieure, de sorte Ă assurer la survie du rĂ©gime et Ă sâapprocher en mĂȘme temps des AlliĂ©s. Il mit lâaccent sur la « vocation atlantique » de lâEspagne, sur lâimportance de ses relations avec lâhĂ©misphĂšre occidental, et sur le rĂŽle culturel et spirituel de lâEspagne dans le monde hispanophone[960].
En se produisit lâInvasion du Val d'Aran par des troupes rĂ©publicaines, qui furent refoulĂ©es sans aucune difficultĂ© par le gĂ©nĂ©ral YagĂŒe[961] - [962]. LâĂ©limination de cette invasion fut pour Franco une occasion inespĂ©rĂ©e de montrer Ă ses opposants monarchistes et catholiques de lâintĂ©rieur la rĂ©alitĂ© des dangers que courait encore lâEspagne, et aux AlliĂ©s la persistance dâune menace communiste, et parallĂšlement de renforcer lâĂ©puration. Celle-ci reçut lâapprobation tacite des dĂ©mocraties, qui voyaient dans cette attaque la confirmation que les inquiĂ©tudes de Franco Ă©taient fondĂ©es[963] - [958].
Jean de Bourbon, comprenant que les AlliĂ©s ne feront rien contre Franco, essaya de dĂ©stabiliser lâEspagne de lâintĂ©rieur : le , dans un appel lancĂ© depuis Lausanne, connu sous le nom de Manifeste de Lausanne, il condamnait les contacts que Franco avait maintenus avec lâAllemagne nazie, appelait Ă la restauration dâune monarchie dĂ©mocratique, et invitait les monarchistes Ă dĂ©missionner de leurs fonctions[964] - [965] - [962]. Mais il nây eut guĂšre, parmi les monarchistes en vue, que le duc dâAlbe, ambassadeur Ă Londres, et le gĂ©nĂ©ral Alphonse dâOrlĂ©ans Ă dĂ©missionner alors de leurs fonctions[964]. Cet Ă©chec confirma aux AlliĂ©s que Jean de Bourbon nâavait pas dâaudience suffisante en Espagne pour prendre la relĂšve[966]. Toutefois, pour contenter la faction monarchiste, Franco annonça en la crĂ©ation dâun Conseil du Royaume chargĂ© de prĂ©parer sa succession[967].
Avec la fin de la guerre et la dĂ©faite de lâAllemagne et de lâItalie, les aspirations impĂ©riales de Franco sâĂ©vanouirent, de mĂȘme que son projet totalitaire. Selon Alberto Reig Tapia, « bien que le rĂ©gime politique franquiste naissant se fĂ»t pleinement engagĂ© dans sa dĂ©cision de crĂ©er ex novo un Ătat totalitaire comme alternative au rĂ©gime libĂ©ral-dĂ©mocratique, Ă lâinstar de ses alliĂ©s naturels, le fascisme italien et le national-socialisme allemand, il ne put rĂ©aliser son rĂȘve, et la dĂ©faite de Hitler et de Mussolini dâabord, lâisolement international et la guerre froide ensuite, lâobligĂšrent Ă renoncer Ă ses objectifs, le forçant Ă abandonner lââidĂ©al totalitaireâ en faveur de lââautoritarisme pragmatiqueâ »[968]. DĂ©sormais, au cours des dĂ©cennies suivantes, dans une tentative de renouer avec les dĂ©mocraties europĂ©ennes de lâaprĂšs-guerre, Franco sâĂ©vertuera Ă qualifier son rĂ©gime de « dĂ©mocratie authentique », rĂ©alisĂ©e sous la forme dâune « dĂ©mocratie organique » basĂ©e sur la religion, la famille, les institutions locales et lâorganisation syndicale, en opposition aux dĂ©mocraties « inorganiques » Ă Ă©lections directes. En , il dĂ©clara dans un entretien que son rĂ©gime avait maintenu une « neutralitĂ© absolue » tout au long du conflit et que son gouvernement nâavait « rien Ă voir avec le fascisme », parce que « lâEspagne ne pourrait jamais sâunir Ă dâautres gouvernements qui nâauraient pas le catholicisme pour principe essentiel »[969].
En Grande-Bretagne, deux tendances sâaffrontaient, celle dâAnthony Eden, hostile au Caudillo, et celle de Churchill, qui continuait Ă affirmer que Franco nâĂ©tait pas un fasciste et disait craindre que des sanctions trop sĂ©vĂšres ne rompent lâĂ©quilibre europĂ©en. En , un certain consensus se dĂ©gagea sur le maintien de Franco au pouvoir, sous rĂ©serve de lâexclure des confĂ©rences de paix et de prĂ©server certaines formes[970]. En , une nouvelle pĂ©riode dâostracisme commença quand aprĂšs la mort de Roosevelt, le vice-prĂ©sident Harry Truman, franc-maçon, plus opposĂ© Ă Franco que son prĂ©dĂ©cesseur, vint aux affaires aux Ătats-Unis, pendant que lâUnion soviĂ©tique demandait incessamment sa destitution. Franco, Ă nouveau en difficultĂ©, continua nĂ©anmoins Ă afficher une loyautĂ© inaltĂ©rĂ©e envers lâAllemagne en dĂ©bĂącle. LâEspagne sera lâun des rares pays europĂ©ens Ă rendre hommage Ă Hitler Ă lâoccasion de sa mort, le [966] - [971] - [972]. Mais Carrero Blanco avait relĂ©guĂ© la Phalange au second plan au bon moment, câest-Ă -dire avant les dĂ©faites dĂ©cisives de lâAllemagne[973] ; cependant lors du remaniement de , Franco nâaura garde de mettre la Phalange au placard ; elle lui demeurait utile, soit comme bouc Ă©missaire, soit comme agent de mobilisation de masse[974].
Le gouvernement mexicain, trĂšs opposĂ© Ă Franco, prĂ©senta Ă la sĂ©ance inaugurale des Nations unies une motion visant Ă faire exclure lâEspagne, qui fut adoptĂ©e par acclamation. Lâostracisme atteignit son point culminant fin 1946, lorsque la presque totalitĂ© des ambassadeurs furent retirĂ©s de Madrid, et se poursuivit jusquâen 1948, date Ă partir de laquelle, du fait de la guerre froide, le cours de la politique internationale commença Ă changer au bĂ©nĂ©fice de Franco[972].
Franco et les Juifs
BartolomĂ© Bennassar relĂšve quâ« il nây avait pas dans la lĂ©gislation espagnole contemporaine de dispositions de discrimination raciale et quâil nây eut aucune instance comparable Ă un Commissariat gĂ©nĂ©ral aux questions juives. Les quelque 14 000 juifs du Maroc espagnol, dont la nationalitĂ© fut rĂ©affirmĂ©e, ne furent pas inquiĂ©tĂ©s »[975]. Franco intervint une fois publiquement pour stopper une flambĂ©e dâantisĂ©mitisme dans le Protectorat durant la Guerre civile. Les juifs espagnols servaient dans son armĂ©e dans les mĂȘmes conditions que les autres soldats, et il nây eut aucun rĂšglement pris par son gouvernement tendant Ă imposer des restrictions ou des discriminations Ă lâencontre des juifs[960]. Selon Gonzalo Ălvarez Chillida, le gĂ©nĂ©ral Franco avait Ă©tĂ© « philosĂ©farade depuis ses annĂ©es de guerre dans le Rif, comme en tĂ©moigne lâarticle Xauen la triste publiĂ© dans la Revista de tropas coloniales en 1926, alors quâil avait 33 ans. Dans ledit article, il mettait en Ă©vidence les vertus des juifs sĂ©farades avec qui il lui avait Ă©tĂ© donnĂ© de traiter et avec qui il avait nouĂ© une certaine amitiĂ© â vertus juives quâil mettait en regard de la « sauvagerie » des « Maures » ; quelques-uns parmi ces SĂ©farades lâavaient activement aidĂ© lors du soulĂšvement national de 1936. Son scĂ©nario du film Raza[976] (Ă©crit sous le pseudonyme de Jaime de Andrade fin 1940 et dĂ©but 1941, dâinspiration autobiographique mais teintĂ© de romantisme, ensuite portĂ© Ă lâĂ©cran par JosĂ© Luis SĂĄenz de Heredia[977]) comporte un Ă©pisode oĂč ce philosĂ©faradisme se fait jour, Ă savoir quand le personnage visite avec sa famille la synagogue Santa MarĂa la Blanca de TolĂšde et y dĂ©clare : « Juifs, Maures et chrĂ©tiens se trouvĂšrent ici et, au contact de lâEspagne, se purifiĂšrent ». Ălvarez Chillida argumente que « pour Franco, la supĂ©rioritĂ© de la nation espagnole se manifestait dans sa capacitĂ© Ă purifier jusquâaux juifs, en les transformant en SĂ©farades, bien diffĂ©rents de leurs autres coreligionnaires ». Dâaucuns se sont Ă©vertuĂ©s Ă expliquer le philosĂ©faradisme de Franco par de supposĂ©es origines judĂ©oconverties ; cependant, il nâexiste aucune preuve pour Ă©tayer cette thĂšse. Quoi quâil en soit, le philosĂ©faradisme du gĂ©nĂ©ral Franco nâaffecta pas sa politique de maintenir lâEspagne indemne de juifs, sauf sur ses territoires africains[976].
Le mĂȘme Ălvarez Chillida affirme que « Franco Ă©tait beaucoup moins antisĂ©mite que nombre de ses compagnons dâarmes, comme Mola, Queipo de Llano ou Carrero Blanco, et cela se rĂ©percuta sans aucun doute sur la politique de son rĂ©gime Ă lâendroit des juifs ». Dans ses discours et dĂ©clarations pendant la guerre civile, il nâutilisait jamais dâexpressions antisĂ©mites, celles-ci nâapparaissant en effet pour la premiĂšre fois quâaprĂšs la victoire dans la guerre, concrĂštement dans le discours quâil prononça le aprĂšs le dĂ©filĂ© de la Victoire Ă Madrid[978] :
« Ne nous faisons pas dâillusions : lâesprit judaĂŻque qui permettait la grande alliance du grand capital avec le marxisme, qui a tant pactisĂ© avec la rĂ©volution anti-espagnole, ne sâextirpe pas en un seul jour et frĂ©tille au fond de beaucoup de consciences. »
Dans son discours de fin dâannĂ©e, alors que Hitler venait dâenvahir la Pologne et entreprenait de confiner les juifs polonais dans les ghettos, il dit comprendre
« [...] les motifs qui ont portĂ© diffĂ©rentes nations Ă combattre et Ă Ă©loigner de leurs activitĂ©s ces races chez qui la cupiditĂ© et lâintĂ©rĂȘt sont le stigmate qui les caractĂ©rise, compte tenu que leur prĂ©dominance dans la sociĂ©tĂ© est cause de perturbation et de danger pour lâaccomplissement de leur destin historique. Nous autres, qui, par la grĂące de Dieu et par la lucide vision des Rois catholiques, nous sommes dĂ©livrĂ©s dâune si lourde charge il y a plusieurs siĂšcles [âŠ] »
Pendant la guerre, on ne peut, pour Bennassar, imputer Ă Franco une attitude systĂ©matiquement hostile envers les juifs, alors que Serrano Suñer recommanda une attitude passive aux diplomates espagnols Ă lâĂ©tranger, de façon Ă ne pas gĂȘner la politique allemande, et que son successeur aux Affaires Ă©trangĂšres, Jordana, ne fit preuve dâaucune complaisance envers les SĂ©farades menacĂ©s[979]. JusquâĂ lâ, quelques milliers de juifs fuyant le nazisme, probablement au nombre de quelque 30 000, purent transiter par lâEspagne au cours de leur fuite, et rien nâindique quâun seul dâentre eux ait Ă©tĂ© livrĂ© aux Allemands[960]. Franco tolĂ©rait, sans les susciter, les initiatives de ses reprĂ©sentants consulaires visant Ă protĂ©ger les Juifs, quâil appelait SĂ©farades, pour mieux marquer leur origine ibĂ©rique[980], et le gouvernement espagnol consentit Ă rapatrier de lâEurope occupĂ©e les SĂ©farades (les "ladinos") ou Ă leur donner un passeport espagnol, notamment Ă ceux de Salonique, en leur rendant la nationalitĂ© espagnole perdue en 1492, ainsi quâun petit nombre dâautres juifs. LâEspagne ne fit aucun effort concret pour sauver les juifs non sĂ©farades, et le sauvetage de victimes potentielles qui eut lieu en GrĂšce, Bulgarie et Roumanie fut tributaire, du moins au dĂ©but, des efforts humanitaires des diplomates espagnols dans ces pays[981].
Selon Yad Vashem, durant la premiĂšre partie de la guerre, l'Espagne laissa passer de 20 000 Ă 30 000 Juifs Ă travers l'Espagne. Puis, de l'Ă©tĂ© 1942 Ă l'automne 1944, 8 300 Juifs furent sauvĂ©s par le rĂ©gime espagnol : 7 500 rĂ©ussirent Ă passer en Espagne oĂč ils reçurent un asile temporaire et 800 Juifs espagnols (sur les 4000 vivant en Europe occupĂ©e par les Nazis) furent admis en Espagne[982].
Les dĂ©clarations les plus virulemment antisĂ©mites de Franco se trouvent dans deux articles signĂ©s du pseudonyme Jakin Boor quâil Ă©crivit en 1949 et 1950 pour le journal Arriba et dans lesquels il associait les juifs Ă la franc-maçonnerie et les qualifiait de « fanatiques dĂ©icides » et dâ« armĂ©e de spĂ©culateurs ayant coutume dâenfreindre ou de contourner la loi »[983]. En particulier, dans lâarticle intitulĂ© Acciones asesinas (littĂ©r. Actions assassines), paru le , tissu dâincongruitĂ©s Ă©tabli Ă partir du libelle antisĂ©mite Protocoles des sages de Sion, auquel Franco ajoutait pleine crĂ©ance et grĂące auquel, dâaprĂšs lui, on avait pu avoir connaissance de la conspiration du judaĂŻsme « pour sâemparer des leviers de la sociĂ©tĂ© »[978], Franco relate les crimes juifs dans lâEspagne du XVe siĂšcle, dont les meurtres rituels dâenfants. Au vu de ces Ă©crits, il apparaĂźt probable que la protection des juifs quâil avait laissĂ© sâorganiser lui avait Ă©tĂ© insufflĂ©e par son antipathie pour Hitler, ou par son frĂšre NicolĂĄs ; Ă partir de la fin de 1942, on peut y voir aussi la pression de Pie XII qui dĂ©nonçait « lâhorreur des persĂ©cutions raciales » et de demandait de soutenir les prĂȘtres ou les institutions agissant en faveur des juifs[984]. Selon Ălvarez Chillida, ces Ă©crits eurent pour consĂ©quence quâIsraĂ«l Ă©mit Ă lâONU un vote dĂ©favorable Ă la levĂ©e des sanctions internationales dĂ©cidĂ©es Ă lâencontre de lâEspagne en 1946[983].
LâEspagne dans lâaprĂšs-guerre mondiale
La pĂ©riode comprise entre lâ et lâ fut la plus difficile quâait connue le rĂ©gime[985]. Franco eut Ă lutter sur plusieurs fronts : lâopposition monarchiste Ă lâintĂ©rieur, celle des exilĂ©s rĂ©publicains Ă lâextĂ©rieur, et celle des puissances alliĂ©es autour de lâONU. Il devait par ailleurs faire face aux guĂ©rillĂ©ros du maquis anti-franquiste, actifs jusquâen 1951, particuliĂšrement dans le Nord-Ouest (Galice, Asturies, Cantabrie)[986] - [987], bien que Franco fĂ»t dâune part confiant quâune nouvelle offensive de la gauche rĂ©volutionnaire ne serait suivie dâaucune adhĂ©sion vĂ©ritable dans la grande masse du peuple espagnol[988] â le rĂ©gime ayant crĂ©Ă© pendant les premiĂšres annĂ©es de son pouvoir absolu un vaste et solide rĂ©seau dâintĂ©rĂȘts mutuels avec toute lâĂ©lite de la sociĂ©tĂ©, mais Ă©galement avec une bonne part de la classe moyenne, y compris la population catholique rurale[856] â, et dâautre part profondĂ©ment convaincu quâau terme dâune pĂ©riode de vingt ans, les systĂšmes politiques dâEurope occidentale ressembleraient plus Ă celui de son Espagne quâĂ celui des Ătats qui lui Ă©taient hostiles[856].
Position internationale
Franco's Closet, caricature du dessinateur américain John F. Knott (1945).
Franco avait amorcĂ© dĂšs lâ une opĂ©ration de cosmĂ©tique politique visant Ă donner Ă son rĂ©gime une façade plus acceptable[989]. Ă la chute du TroisiĂšme Reich, des directives furent envoyĂ©es pour maquiller cette dĂ©faite en victoire du rĂ©gime. Ă en croire ces directives, lâEspagne sâĂ©tait tenue Ă distance de la guerre et avait toujours eu le souci de la paix[990].
En 1945, lâONU rĂ©cemment fondĂ©e refusa lâadhĂ©sion de lâEspagne, et lâannĂ©e suivante recommanda Ă ses membres de rappeler leur ambassadeur. Roosevelt dĂ©clara qu'il « nây avait pas de place au sein des Nations unies pour un gouvernement fondĂ© sur des principes fascistes »[991], et en , les Ătats-Unis rappelĂšrent leur ambassadeur, qui ne devait plus ĂȘtre remplacĂ© avant 1951[992]. La France pour sa part ferma en sa frontiĂšre avec lâEspagne et rompit ses relations Ă©conomiques[993] - [994]. Les AlliĂ©s (et leurs opinions publiques) rĂ©prouvaient Franco et prĂ©fĂ©raient un retour Ă la monarchie ou Ă la rĂ©publique, mais redoutaient en mĂȘme temps quâune restauration dĂ©pourvue de soutien populaire ou une rĂ©publique vouĂ©e Ă la discorde puissent ramener en Espagne des troubles susceptibles de dĂ©boucher sur une victoire de rĂ©volutionnaires instables, et au-delĂ , du communisme[995].
Franco avait liĂ© sa destinĂ©e avec celle de lâEspagne : en prĂ©tendant que lâisolement international Ă©tait dirigĂ© non pas contre sa personne, mais contre lâEspagne, Franco cessait du coup dâĂȘtre la cause des maux de lâEspagne et pouvait passer pour le champion qui la dĂ©fendait contre ses ennemis ancestraux[996], et dans le mĂȘme temps avait beau jeu d'imputer au « blocus international » la difficile situation Ă©conomique du pays, en fait due principalement Ă la politique autarcique du gouvernement[997]. La campagne internationale contre le rĂ©gime Ă©tait qualifiĂ©e de conspiration Ă©trangĂšre « anti-espagnole » de la gauche libĂ©rale visant Ă flĂ©trir le pays par une nouvelle « lĂ©gende noire », et la campagne des puissances occidentales Ă©tait taxĂ©e par Franco de conjuration dâun « super-Ătat maçonnique » mondial[998]. Ainsi sâappliquait-il Ă dĂ©jouer avec tranquillitĂ© et minutie les menaces extĂ©rieures, tout en en tirant le meilleur parti, tenant en effet, avec lâostracisme dont le rĂ©gime Ă©tait victime, lâexplication de tous ses malheurs[999]. NĂ©anmoins, Franco avait donnĂ© des gages aux vainqueurs : en , lâEspagne avait rompu ses relations diplomatiques avec le Japon, et le mĂȘme mois, le ministre de la Justice Eduardo AunĂłs avait fait savoir aux ambassades amĂ©ricaine et britannique que les dĂ©lits relatifs aux faits de guerre Ă©taient amnistiĂ©s. Ă lâintention de la France, le rĂ©gime avait procĂ©dĂ© le Ă lâarrestation de Pierre Laval et dâAbel Bonnard, rĂ©fugiĂ©s en Espagne. Laval sera extradĂ© vers la France, mais Bonnard relĂąchĂ©[1000].
Franco, qui manifestait Ă lâĂ©gard de lâenvironnement international une grande insolence, nâessayant mĂȘme pas de donner le change[1001], rĂ©pliqua Ă lâostracisme international en convoquant sur la Place de l'Orient Ă Madrid une grande manifestation de soutien au rĂ©gime, ainsi quâil le fera plusieurs fois encore quand la pression internationale exigera quâil fasse la dĂ©monstration de son soutien populaire. Le peuple espagnol eut certes Ă souffrir des suites de lâisolement imposĂ© au rĂ©gime par des pays comme la France, le Royaume-Uni et les Ătats-Unis[1002], mais la majoritĂ© de lâopinion modĂ©rĂ©e serra les rangs autour du rĂ©gime pendant toute cette pĂ©riode. Les couches les moins favorables Ă Franco Ă©taient les ouvriers et les journaliers ; quasiment toute lâopinion catholique approuvait le rĂ©gime, ce qui incluait la majoritĂ© de la population rurale du Nord et une bonne part des classes moyennes urbaines[1003].
Franco reçut quelques assurances discrĂštes de la part de certains dirigeants de la droite europĂ©enne. De Gaulle aurait mĂȘme envoyĂ© un message secret Ă Franco pour lui assurer quâil ne romprait pas ses relations diplomatiques avec lâEspagne ; comme ses partenaires, de Gaulle entend ne pas livrer lâEspagne au communisme, dĂ©sormais perçu comme le pĂ©ril majeur[1004]. Franco entre-temps exhibait documents et tĂ©moignages pour dĂ©montrer sa neutralitĂ© et la spĂ©cificitĂ© de son rĂ©gime « anticommuniste » et « catholique » et faisait Ă©tat des garanties que Roosevelt lui avait donnĂ©es, le , en Ă©change de son aide passive lors de lâopĂ©ration Torch[1005]. Alberto MartĂn-Artajo, nommĂ© en ministre des Affaires Ă©trangĂšres, pouvait compter en sa qualitĂ© de prĂ©sident du ComitĂ© national de lâAction catholique sur un bon accueil au Vatican et auprĂšs des hommes politiques dĂ©mocrates-chrĂ©tiens des pays occidentaux[1006].
Lâaversion de Truman et de beaucoup dâAmĂ©ricains Ă lâĂ©gard de Franco Ă©tait tempĂ©rĂ©e par la nĂ©cessitĂ© de veiller Ă ce que la destitution Ă©ventuelle du Caudillo nâentraĂźne pas la mise en place dâun gouvernement « rouge » qui leur serait hostile et par la crainte de provoquer une solidaritĂ© hispanique chez les Latino-AmĂ©ricains[1007]. Le cardinal amĂ©ricain Francis Spellman fut envoyĂ© Ă Madrid en , avec pour mission de remettre au Caudillo une note comminatoire rĂ©digĂ©e conjointement par la France, la Grande-Bretagne et les Ătats-Unis, qui condamnait le rĂ©gime et demandait la constitution dâun gouvernement provisoire[1008]. Mais le mĂȘme mois, lors du dĂ©filĂ© de la victoire, la foule tĂ©moigna sa dĂ©votion au Caudillo, ce qui renforça chez les Ătats-Unis et la Grande-Bretagne lâidĂ©e quâil ne fallait rien entreprendre contre un rĂ©gime qui ne menaçait pas la paix du monde. La dĂ©termination de Franco et le nombre de ses partisans leur faisaient redouter, en cas dâintervention, une nouvelle guerre civile dont lâissue pourrait aller Ă lâencontre des intĂ©rĂȘts du monde occidental[1009]. De fait, aucun Ătat au monde nâalla jusquâĂ rompre complĂštement ses relations avec lâEspagne ; tous laissĂšrent en poste des attachĂ©s diplomatiques et les ambassades restaient ouvertes. Les mesures dâostracisme, incitant une grande partie de la sociĂ©tĂ© espagnole Ă resserrer les rangs autour de Franco, allaient au rebours du but recherchĂ©[1010].
Un rapport publiĂ© par un sous-comitĂ© de lâONU le affirmait que le rĂ©gime franquiste devait son existence Ă lâaide apportĂ©e par lâAxe, quâil Ă©tait de caractĂšre fasciste, quâil avait collaborĂ© avec lâAxe durant la Seconde Guerre mondiale, puis ultĂ©rieurement donnĂ© refuge Ă des criminels de guerre, et quâil exerçait une dure rĂ©pression contre ses adversaires intĂ©rieurs ; le rapport concluait en indiquant que le rĂ©gime « reprĂ©sentait une menace potentielle pour la paix et la sĂ©curitĂ© internationales »[996] - [993]. Il est vrai quâau cours de ces annĂ©es, le rĂ©gime franquiste vint en aide Ă de nombreux fugitifs nazis, fascistes et collaborateurs de Vichy, comme notamment le gĂ©nĂ©ral belge des SS LĂ©on Degrelle, le gĂ©nĂ©ral italien Gastone Gambara, ou lâAllemand Otto Skorzeny[1011]. Au total, plus dâun millier de collaborationnistes, la plupart de bas rang, avaient trouvĂ© refuge en Espagne, mais parmi eux ne figurait aucun dirigeant nazi de premier plan. Ă la fin de la guerre, presque tous les militaires et fonctionnaires allemands qui se trouvaient Ă Madrid furent internĂ©s temporairement, puis refoulĂ©s vers lâAllemagne[1012].
Il devenait de plus en plus Ă©vident que les grandes puissances ne se prĂȘteraient pas Ă une intervention armĂ©e en Espagne, et se contenteraient de frapper le pays dâostracisme[1013]. Ă lâONU, le camp des adversaires de Franco commença Ă sâaffaiblir : dâune part, un front de la latinitĂ© sâesquissa qui refusait les sanctions contre lâEspagne, et un peu plus de la moitiĂ© des pays dâAmĂ©rique latine refusa dâadhĂ©rer Ă la proposition des Ătats-Unis dâisoler lâEspagne diplomatiquement ; dâautre part, certains des pays musulmans les plus puissants dĂ©cidĂšrent de sâabstenir. NĂ©anmoins, le , sur recommandation de lâONU, les capitales occidentales, hormis Lisbonne, Berne, Dublin et le Saint-SiĂšge, rappelĂšrent leurs ambassadeurs[1014], provoquant un raz-de-marĂ©e de fureur en Espagne. Ă Madrid, des centaines de milliers, peut-ĂȘtre un million de manifestants dĂ©ferlĂšrent alors sur la place de l'Orient pour rĂ©affirmer leur soutien Ă Franco[1015] - [1016]. Y participĂšrent aussi des Ă©crivains cĂ©lĂšbres sans attaches franquistes, tel que le prix Nobel de littĂ©rature Jacinto Benavente et le scientifique et homme de lettres Gregorio Marañón[1017].
Ă lâONU, le vote des rĂ©publiques sud-amĂ©ricaines pouvait reprĂ©senter un appui notable. Pour contrebalancer lâinfluence du Mexique, autour duquel sâĂ©tait formĂ© un pĂŽle de rejet du gouvernement franquiste, Franco tenta de constituer un rĂ©seau de pays latino-amĂ©ricains refusant les sanctions contre le rĂ©gime espagnol. Pendant la guerre, Franco sâĂ©tait attachĂ© Ă poursuivre la politique de rapprochement avec lâAmĂ©rique latine telle que dĂ©veloppĂ©e par Miguel Primo de Rivera[1018], mais aprĂšs la guerre, le souci de sa survie politique avait conduit Franco Ă sacrifier ses ambitions sur le continent amĂ©ricain Ă la nĂ©cessitĂ© de prĂ©server de bons rapports avec le prĂ©sident Roosevelt[1019]. Seule lâArgentine de Juan PerĂłn signa en un accord commercial, lequel fut ratifiĂ© en juin de la mĂȘme annĂ©e lors de la visite dâEva PerĂłn[1002] - [1020], chargĂ©e par PerĂłn de revitaliser le concept affectif de lâ« hispanitĂ© »[1021] - [1010]. LâArgentine et lâEspagne signeront des accords commerciaux et prendront des positions politiques communes, lâArgentine sâengageant notamment Ă des exportations rĂ©guliĂšres de cĂ©rĂ©ales vers lâEspagne[1022] ; ces importations, incluant des fertilisants, constituĂšrent, Ă leur apogĂ©e en 1948, un quart au moins de tous les biens importĂ©s en Espagne, et pendant deux annĂ©es cruciales, lâacheminement de divers produits de premiĂšre nĂ©cessitĂ© put ainsi ĂȘtre assurĂ©[1021]. Quand le , lâONU prĂ©conisa le rappel des ambassadeurs, lâEspagne nâĂ©chappa Ă lâisolement Ă©conomique et politique que grĂące au soutien du Portugal, du Vatican et surtout de lâArgentine[1023]. Les relations avec lâArgentine commenceront Ă se dĂ©tĂ©riorer Ă partir de 1950, et Franco en cherchera la raison dans lâinfluence de la franc-maçonnerie et de la forte communautĂ© juive en Argentine[1024]. Respectant lâislam comme toutes les grandes religions monothĂ©istes, Franco tenta par ailleurs un rapprochement avec les pays arabes et se montra rĂ©ceptif Ă leurs revendications. Plus tard, il saura exploiter Ă son avantage auprĂšs des pays de la Ligue arabe les votes dâIsraĂ«l hostiles Ă lâEspagne lors des confĂ©rences de lâONU[1025].
La situation dâostracisme prit fin en partie lorsque les nĂ©cessitĂ©s gĂ©ostratĂ©giques des Ătats-Unis porteront ce pays Ă coopĂ©rer avec lâEspagne. Les Ătats-Unis tentĂšrent dâassocier lâEspagne au TraitĂ© de l'Atlantique Nord (OTAN), mais durent, devant lâopposition de pays europĂ©ens, principalement du Royaume-Uni, se contenter de la signature dâun traitĂ© bilatĂ©ral[1026].
Si certes la RĂ©solution adoptĂ©e par lâONU le ne valait pas rĂ©habilitation du rĂ©gime, elle ne reconduisait pas non plus la rĂ©solution 39, qui en 1946 avait exclu lâEspagne et qui cette fois nâobtint plus les deux tiers des voix requis[1027]. La Grande-Bretagne signa en et deux accords avec lâEspagne, et la France se rĂ©signa alors Ă emboĂźter le pas Ă ses partenaires, mais ne reprendra pas ses relations avec lâEspagne et ne rouvrira pas ses frontiĂšres avant [1021].
Situation intérieure
La stratĂ©gie de Franco fut de cimenter son assise politique en sâappuyant sur trois axes principaux : lâĂglise, lâarmĂ©e et la Phalange[1028]. Pour fidĂ©liser ces appuis, il fabriqua lâimage dâune Espagne assaillie par lâ« offensive maçonnique », qui commandait plus que jamais de maintenir lâordre et lâunitĂ© nationale[1029]. En , il fit devant son frĂšre NicolĂĄs le commentaire suivant : « Si les choses tournent mal, moi je finirai comme Mussolini, parce que je rĂ©sisterai jusquâĂ verser ma derniĂšre goutte de sang. Moi, je ne prendrai pas la fuite, comme lâa fait Alphonse XIII » [985] - [1030].
Si la Phalange constituait dĂ©sormais pour Franco le commando dâĂ©lite, sĂ»r, disciplinĂ©, nombreux et quâil avait su mettre au pas[1031], il multipliait aussi les concessions Ă lâĂglise, et chaque discours rĂ©pĂ©tait ce mĂȘme Ă©noncĂ© : « Tous les actes de notre rĂ©gime revĂȘtent une signification catholique. Câest notre spĂ©cificitĂ© »[1032]. Chacun de ses dĂ©placements dans les chefs-lieux de province Ă©taient prĂ©texte Ă cĂ©lĂ©bration dâun Te Deum dans la cathĂ©drale[1033]. Les catholiques redoutaient de voir Franco remplacĂ© par des gouvernants moins sĂ»rs, ou de voir se scinder la communautĂ© catholique entre partisans de Franco et partisans de la restauration, les catholiques se trouvant en effet tiraillĂ©s entre une fidĂ©litĂ© de principe Ă la monarchie traditionnelle et lâintĂ©rĂȘt quâils avaient de soutenir un rĂ©gime aussi explicitement catholique que celui de Franco. Ils insistaient pour que Franco estompe ses liens trop visibles avec la Phalange et renforce encore les orientations catholiques qui lui avaient dĂ©jĂ valu des sympathies Ă lâextĂ©rieur[1034]. Cette tendance Ă©tait stimulĂ©e par Pie XII, dont le but affichĂ© Ă©tait, selon CĂ©line Cros, de « promouvoir la restauration dâune civilisation chrĂ©tienne rappelant lâordre chrĂ©tien qui rĂ©gnait dans lâOccident mĂ©diĂ©val »[1035]. Enrique PlĂĄ y Deniel, dĂ©sormais archevĂȘque de TolĂšde, publia le une lettre pastorale, la VĂ©ritĂ© sur la guerre dâEspagne, par laquelle il sâefforçait de mobiliser les catholiques europĂ©ens en faveur du Caudillo[999].
Le , Franco remania son gouvernement, en Ă©vinçant ceux de ses membres les plus liĂ©s Ă lâAxe : Lequerica fut remplacĂ© aux Affaires Ă©trangĂšres par Alberto MartĂn-Artajo, et Asensio Cabanillas par Fidel DĂĄvila, au poste de ministre des ArmĂ©es ; le portefeuille de ministre-secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Mouvement fut supprimĂ©[1036]. Ce qui donne sa signification Ă ce remaniement est la nomination aux Affaires Ă©trangĂšres dâArtajo, exposant du monde catholique et Ă©lĂ©ment clef destinĂ© â mais principalement sur le plan symbolique â Ă accentuer lâidentitĂ© catholique du rĂ©gime et Ă susciter lâappui des catholiques au rĂ©gime. On note en outre, aux Travaux publics, la nomination Ă©galement dâun catholique. Arrese dut quitter le gouvernement, laissant derriĂšre lui, comme principal accomplissement, la totale domestication de la Phalange et la rĂ©duction de sa cosmĂ©tique fasciste. Le nouveau cabinet renfermait une dose suffisante de « catholicisme politique » que pour lui donner une apparence nouvelle[1031] - [1037] et mettre le rĂ©gime Ă lâabri des attaques de lâONU[1038]. Avec ce nouveau gouvernement sâouvrait officiellement la phase catholique du rĂ©gime qui allait durer jusquâen 1973, câest-Ă -dire jusquâĂ la mort de Carrero Blanco. Les catholiques poursuivaient, en plaçant leurs reprĂ©sentants dans le gouvernement de Franco, deux objectifs : supplanter la Phalange et « incorporer lâEspagne franquiste Ă la sociĂ©tĂ© internationale », et pouvaient compter sur la sympathie de partis nouvellement formĂ©s en Europe sur une mĂȘme base idĂ©ologico-confessionnelle[1039]. ParallĂšlement, en , se constituait un gouvernement en exil prĂ©sidĂ© par JosĂ© Giral[1039] - [1040].
Pour le reste, les changements effectuĂ©s furent partiels et minimes, et Ă beaucoup dâĂ©gards purement cosmĂ©tiques[1041]. Le dosage Ă lâintĂ©rieur du gouvernement Ă©tait toujours Ă peu prĂšs maintenu, militaires, phalangistes, monarchistes et catholiques se partageant les portefeuilles dans des proportions identiques ; Franco en effet ne prenait pas le risque de donner une place prĂ©pondĂ©rante Ă tel ou tel courant politique, ni de dĂ©courager une des composantes du franquisme par une rĂ©duction trop abrupte de sa reprĂ©sentation dans les instances gouvernementales. De ce moment date aussi la prĂ©sence ininterrompue de Luis Carrero Blanco, qui devient le symbole de la continuitĂ© dans la conduite des affaires du pays[1042]. Du reste, contrairement Ă une opinion rĂ©pandue, les membres de lâOpus Dei ne furent jamais nombreux dans le gouvernement, mĂȘme dans celui qualifiĂ© en 1961 de monocolore ; de plus, Laureano LĂłpez RodĂł a toujours affirmĂ© que les membres de lâOpus Dei ne participaient au gouvernement quâĂ titre individuel. Cependant lâOpus Dei Ă©tait incarnĂ© au pouvoir par de fortes personnalitĂ©s, telles que Mariano Navarro Rubio, Alberto Ullastres, LĂłpez RodĂł et Gregorio LĂłpez-Bravo. Les catholiques classiques demeurĂšrent toujours rĂ©servĂ©s Ă lâĂ©gard de lâOpus Dei, et les phalangistes lui Ă©taient en gĂ©nĂ©ral hostiles[1043].
La Phalange Ă lâinverse vit sa prĂ©sence institutionnelle rĂ©duite et passa au second plan. Le salut romain fut officiellement aboli le , en dĂ©pit de lâopposition des ministres phalangistes. Lâappareil bureaucratique du Mouvement allait cependant continuer Ă fonctionner de façon souterraine. Franco commenta Ă Artajo que la Phalange Ă©tait importante pour conserver lâesprit et les idĂ©aux qui avaient impulsĂ© le Mouvement national de 1936 et pour Ă©duquer lâopinion publique. Comme organisation de masse, il canalisait lâappui populaire Ă Franco. En outre, il fournissait contenu et cadres administratifs pour la politique sociale du rĂ©gime et servait de « rempart contre la subversion », vu que depuis 1945 les phalangistes nâavaient guĂšre dâautre option que dâĂ©pauler le rĂ©gime. Le Caudillo observa cyniquement que les phalangistes faisaient office de paratonnerre et quâon « leur faisait porter le chapeau des erreurs du gouvernement »[1044].
La gauche communiste, qui essaya dâorganiser une insurrection intĂ©rieure, se vit opposer une rĂ©pression impitoyable. Le souci permanent de Franco Ă©tant de ne donner Ă ses ennemis aucun signe de faiblesse, il se montrait insensible aux pressions, dâoĂč quâelles viennent, et laissa exĂ©cuter le Cristino GarcĂa, militant communiste et hĂ©ros de la rĂ©sistance française[993] - [1045] - [1003], entrĂ© clandestinement en Espagne pour y organiser des actions de guĂ©rilla[1046] - [1047]. Cependant, la guĂ©rilla communiste et anarchiste continuait dâĂȘtre active, mais ne cessa de faiblir aprĂšs 1947. Ses actions les plus graves furent des attentats contre les chemins de fer, au nombre de 36 en 1946 et de 73 lâannĂ©e suivante, oĂč la Garde civile perdit 243 de ses membres et Ă la suite desquels prĂšs de 18 mille personnes furent arrĂȘtĂ©es pour complicitĂ©. Aucun de ces attentats nâeut toutefois la moindre rĂ©sonance en Espagne, consigne ayant en effet Ă©tĂ© donnĂ©e dâobserver Ă leur sujet un silence absolu. Dâautre part, de nouvelles grĂšves furent dĂ©clenchĂ©es en 1946 et 1947, mais sâĂ©moussĂšrent rapidement sous lâeffet dâune forte rĂ©pression[1048].
La loi martiale, en vigueur depuis la fin de la Guerre civile, fut abolie par dĂ©cret en , encore que tous les dĂ©lits politiques de quelque importance aient continuĂ© dâĂȘtre jugĂ©s devant des tribunaux militaires[1048]. Les jugements sommaires Ă lâencontre dâadversaires politiques tendaient Ă se modĂ©rer depuis lâentrĂ©e en vigueur du nouveau code pĂ©nal, promulguĂ© le . Le nonce avait exhortĂ© tous les Ă©vĂȘques espagnols Ă signer une pĂ©tition de clĂ©mence, qui fut remise au ministre de la Justice Eduardo AunĂłs, mais la hausse du nombre des exĂ©cutions ne devait sâinflĂ©chir quâau printemps 1945, lorsquâil Ă©tait devenu clair que lâEspagne nâaurait Ă affronter aucune attaque militaire[1049] ; en effet, rien nâindiquait quâune intervention Ă©trangĂšre en Espagne Ă©tait sur le point de se produire, et la seule exigence qui fut adressĂ©e Ă Franco est celle de se retirer de la ville de Tanger, ce quâil fera le [1012] - [1050].
Architecture institutionnelle du régime : Charte des Espagnols, loi sur le Référendum et loi de Succession
Pour donner au systĂšme une structure juridique plus objective et prĂ©voir quelques garanties civiles de base, un ensemble de lois dites fondamentales furent promulguĂ©es. Il sâagissait en outre de renforcer lâidentitĂ© catholique du rĂ©gime et dâattirer les personnalitĂ©s politiques catholiques, afin dâobtenir le soutien du Vatican et dâattĂ©nuer lâhostilitĂ© des dĂ©mocraties occidentales. Ă cet effet, le rĂ©gime sâappuierait moins sur le Mouvement national, sans pour autant le supprimer, et sans permettre lâĂ©mergence dâune organisation politique rivale. Par ces nouvelles lois, le rĂ©gime se dotait des caractĂ©ristiques fondamentales dâune monarchie autoritaire, corporatiste et catholique, appuyĂ© sur une structure de reprĂ©sentation indirecte et corporative, par opposition Ă un systĂšme reprĂ©sentatif direct[1051] et en accord avec le refus de Franco de « sâaccrocher au char dĂ©mocratique »[1052]. Ainsi fut adoptĂ©e le la Charte des Espagnols, troisiĂšme des Lois fondamentales (faisant suite Ă la Charte du travail, de 1938, et Ă la loi des Cortes, de 1942), qui, prenant appui en partie sur la constitution de 1876, dĂ©finissait les « droits et devoirs des Espagnols », avec lâambition de rĂ©unir les droits historiques reconnus par la loi traditionnelle. Elle garantissait certaines des libertĂ©s civiques communes dans le monde occidental, comme celle de rĂ©sidence, le secret de la correspondance, et le droit de ne pas ĂȘtre dĂ©tenu pendant plus de 72 heures sans ĂȘtre dĂ©fĂ©rĂ© devant un juge. Câest Ă Castiella que lâon doit lâarticle 12 qui prĂ©voit la libertĂ© d'expression, sous rĂ©serve de ne pas attaquer les principes fondamentaux de lâĂtat, et lâarticle 16 sur la libertĂ© d'association. Toutefois, ces libertĂ©s pouvaient ĂȘtre suspendues, notamment en vertu de lâarticle 33, qui stipulait quâaucun des droits ne pouvait sâexercer aux dĂ©pens de lâ« unitĂ© sociale, spirituelle et nationale »[1053] ; aussi, si le texte desserra quelques-uns des verrous installĂ©s lors de la Guerre civile, chacune des ouvertures Ă©tait en mĂȘme temps assortie de restrictions telles quâelles en devenaient inopĂ©rantes[1001].
Le fut promulguĂ©e la loi sur le RĂ©fĂ©rendum, qui Ă©tablissait lâobligation dâune consultation populaire directe pour les textes concernant la modification des institutions, mais Ă la seule initiative du chef de lâĂtat[1041] - [1054].
La mise en place de ce que dâaucuns ont appelĂ© le « constitutionnalisme cosmĂ©tique » fut complĂ©tĂ© par la nouvelle loi Ă©lectorale pour les Cortes du : elle maintenait les Ă©lections indirectes, contrĂŽlĂ©es et corporatistes, mais renforçait la reprĂ©sentation des consistoires provinciaux et la participation syndicale. Aucune de ces rĂ©formes ne comportait de changement fondamental, mais composaient une façade de lois et de garanties dont les porte-voix du rĂ©gime pourraient se prĂ©valoir, quelque grand du reste que fĂ»t le dĂ©calage avec la rĂ©alitĂ©[1044]. Franco ne cessera de qualifier le rĂ©gime de « dĂ©mocratie populaire organique », formule qui allait ĂȘtre rĂ©pĂ©tĂ©e, avec de nombreuses variantes, pendant les trois dĂ©cennies suivantes[998]. Les Cortes, composĂ©es de trois catĂ©gories de membres (procuradores), Ă©taient Ă©lues au suffrage restreint et par degrĂ©s, et, nâayant pas lâinitiative des lois, ne faisaient quâapprouver, Ă quelques amendements prĂšs, tous les projets du gouvernement[936].
AprĂšs avoir Ă©tĂ© annoncĂ©e par Franco Ă toute lâEspagne par radio le , la Loi de succession du chef de l'Ătat fut adoptĂ©e le , puis ratifiĂ©e par rĂ©fĂ©rendum le , pour entrer en vigueur le [1055]. Par cette loi, la monarchie fut proclamĂ©e par un texte oĂč lâEspagne Ă©tait dĂ©finie comme « une unitĂ© politique, un Ătat catholique, social et reprĂ©sentatif qui, en accord avec sa tradition, se dĂ©clare constituĂ© en royaume », avec un rĂ©gent Ă vie, Franco, dotĂ© du pouvoir extraordinaire de dĂ©signer son successeur. Il Ă©tablissait un Ătat confessionnel, et surtout la pĂ©rennisation de Franco comme chef de lâĂtat[1056]. Il sâagissait non dâune restauration, mais de lâinstauration dâune monarchie nouvelle[1057] ; en effet, il ne pouvait ĂȘtre question dans lâesprit de Franco de restaurer la monarchie car, en abandonnant le pouvoir et en quittant le pays, Alphonse XIII avait prononcĂ© la dĂ©chĂ©ance et la fin de la monarchie constitutionnelle du XIXe siĂšcle ; seul Ă©tait dĂ©sormais envisageable dâinstaurer une monarchie nouvelle, « antilibĂ©rale et sociale », dont le modĂšle serait celle des Rois catholiques et des premiers Habsbourgs. La seule façon de retrouver une lĂ©gitimitĂ© perdue serait pour Don Juan dâadmettre que l'intronisation de son fils Juan Carlos soit subordonnĂ©e Ă lâadhĂ©sion de celui-ci aux principes du Mouvement et Ă sa personne[1058]. Afin de consolider cette loi de Succession, deux nouvelles institutions furent crĂ©Ă©es : le Conseil de rĂ©gence, chargĂ© dâassurer lâintĂ©rim pendant la transition vers le successeur de Franco, et le Conseil du Royaume, chargĂ© dâassister le chef de lâĂtat dans les questions et les prises de dĂ©cision importantes relevant de sa seule compĂ©tence ; dirigĂ© par le prĂ©sident des Cortes, le Conseil rĂ©unirait le plus haut prĂ©lat siĂ©geant dans cette assemblĂ©e, le gĂ©nĂ©ral le plus ancien, et le chef dâĂ©tat-major, en plus de sept autres membres, et serait habilitĂ© Ă dĂ©clarer la guerre et Ă examiner toutes les lois votĂ©es par les Cortes[1059]. Lâarticle 19 reconnaissait comme lois fondamentales de la nation la Charte des Espagnols, la Charte du travail et la Loi portant constitution des Cortes, la « prĂ©sente loi sur la Succession », la loi rĂ©cemment adoptĂ©e sur le rĂ©fĂ©rendum national, et toute autre loi qui pourrait ĂȘtre promulguĂ©e Ă lâavenir dans cette mĂȘme catĂ©gorie. La loi de Succession fut approuvĂ©e Ă la quasi-unanimitĂ© par les Cortes, puis, en application de la loi sur le RĂ©fĂ©rendum, soumise Ă rĂ©fĂ©rendum populaire[1060], oĂč elle obtint une approbation presque unanime : prĂšs de 90 % de la population se dĂ©plaça pour voter et le projet fut adoptĂ© par une majoritĂ© de 93 % des voix[1056] - [1057]. Ces deux nouvelles lois organiques ne changeaient pas fondamentalement la nature du rĂ©gime qui restait autoritaire, catholique et national-syndicaliste[1061].
Lâune des premiĂšres mesures prises par Franco en sa qualitĂ© de reprĂ©sentant de la monarchie fut de crĂ©er en de nouveaux titres nobiliaires en grand nombre[1060], ce qui devait attester de sa nouvelle stature royale[1062]. Franco adopta aussi la coutume de marcher sous un dais portĂ© par quatre prĂȘtres quand il entrait dans une Ă©glise, prĂ©rogative spĂ©ciale des rois dâEspagne, symbole le plus visible de la relation spĂ©ciale entre les deux institutions, malgrĂ© les rĂ©ticences des Ă©vĂȘques Ă lui accorder ce privilĂšge[1063] - [781].
La question monarchique
Franco sâĂ©tait avisĂ© que lâissue la plus viable pour son rĂ©gime Ă©tait une monarchie combinant lĂ©gitimitĂ© traditionnelle et traits autoritaires[1064]. Il ne sâattaquait jamais publiquement au principe royal et ne manquait jamais de se proclamer monarchiste. Cependant, souligne AndrĂ©e Bachoud,
« câest au nom dâune vision idĂ©ale de la monarchie quâil rĂ©cuse le comte de Barcelone ou remet en question la gestion dâAlphonse XIII. Il se prĂ©sente volontiers comme gardien dâune orthodoxie sacrĂ©e contre les dĂ©viations rĂ©centes de la monarchie parlementaire. [âŠ] La royautĂ© selon Franco semble ressortir Ă un imaginaire empruntĂ© aux romans de chevalerie, qui mĂȘle au respect de la filiation royale lâexigence de qualitĂ©s exceptionnelles, acquises et vĂ©rifiĂ©es Ă lâoccasion dâĂ©preuves qui marquent le roi dâun sceau religieux[1065]. »
D'autre part, il nâĂ©tait pas assurĂ© que lâidĂ©e monarchiste recueille lâadhĂ©sion dâune population ayant votĂ© majoritairement pour la rĂ©publique en 1931, et que le peuple espagnol souhaite une restauration Ă travers un prĂ©tendant restĂ© longtemps Ă©loignĂ© dâEspagne[1031]. De surcroĂźt, Juan de Bourbon, en attaquant le rĂ©gime depuis son exil, avait suscitĂ© chez les Espagnols une rancĆur ancestrale contre lâennemi extĂ©rieur du Nord et un rĂ©flexe de dignitĂ© nationale qui jouaient en faveur de Franco[1066]. Fin 1945, Don Juan prĂ©cisa ses intentions dans un entretien avec la Gazette de Lausanne oĂč il dit refuser un plĂ©biscite organisĂ© par Franco, sâengager Ă restaurer une dĂ©mocratie libĂ©rale Ă lâimage de lâAngleterre et des Ătats-Unis, et prĂ©tendre « rĂ©parer le mal que Franco a causĂ© en Espagne »[1067]. Il offrait lâalternative dâune « monarchie traditionnelle » et promettait « lâapprobation immĂ©diate, par vote populaire, dâune Constitution politique ; la reconnaissance de tous les droits inhĂ©rents Ă la personne humaine et la garantie des libertĂ©s politiques correspondantes ; lâĂ©tablissement dâune assemblĂ©e lĂ©gislative Ă©lue par la nation ; la reconnaissance de la diversitĂ© rĂ©gionale ; une large amnistie politique ; une juste distribution de la richesse et la suppression des injustes inĂ©galitĂ©s sociales [âŠ] »[1068]. En face, Franco quant Ă lui proposait, selon ses propres termes, « une dĂ©mocratie catholique et organique qui dignifierait et Ă©lĂšverait lâhomme, en garantissant ses droits intellectuels et collectifs, et qui nâadmettrait pas son exploitation par le caciquat et les partis politiques traditionnels », assurant quâil avait commencĂ© Ă crĂ©er un Ătat de droit[1069]. Franco ne se considĂ©rait pas comme un dictateur ; il se flattait de ne pas interfĂ©rer personnellement dans le systĂšme judiciaire ordinaire, et assurait quâaux Cortes les dĂ©bats Ă©taient libres. Il Ă©tait convaincu que lâEspagne reposait sur les Ă©paules du « massif de la race » et sur les classes moyennes, et le fait que lâopposition monarchiste recrutait dans les hautes sphĂšres de la sociĂ©tĂ© ne faisait que le confirmer dans cette croyance. Les plus grandes rĂ©alisations de lâEspagne moderne Ă©taient selon lui le fait de personnes des classes moyennes, ou mĂȘme infĂ©rieures, qui avaient su prospĂ©rer[1070].
Un ample front antifranquiste, regroupant des personnalitĂ©s de gauche et de droite, soutenu financiĂšrement par Joan March, sâĂ©tait constituĂ©[1071]. En fĂ©vrier 1946, Ă la suite de rumeurs sur un accord entre Don Juan, dĂ©sormais installĂ© Ă Estoril, et Franco, une lettre collective de soutien au comte de Barcelone, oĂč les signataires se dĂ©solidarisaient de la politique totalitaire du Caudillo, fut rĂ©digĂ©e et signĂ©e par 458 membres de lâĂ©lite sociale et politique espagnole, dont deux anciens ministres de Franco, 22 professeurs dâuniversitĂ© etc.[1067] - [1072] En rĂ©action, Franco convoqua une rĂ©union du Conseil supĂ©rieur de lâArmĂ©e, oĂč il rĂ©affirma qu'une monarchie correctement prĂ©parĂ©e et structurĂ©e, instaurĂ©e par lui en temps opportun, devait ĂȘtre le successeur logique de son rĂ©gime, moyennant que ladite monarchie respecte les principes pour lesquels il avait luttĂ©, et quâen ces moments dĂ©licats et pĂ©rilleux, la stabilitĂ© et la sĂ©curitĂ© ne pouvaient ĂȘtre garanties que par la continuation de sa direction politique. Il semble quâil ait pu compter sur lâappui des militaires, dont la majoritĂ© respectait son autoritĂ© ; nul en effet ne pouvait avoir intĂ©rĂȘt Ă Ă©conduire son commandant en chef en vue de telle ou telle expĂ©rimentation politique, au milieu de lâhostilitĂ© internationale et de lâoffensive de la gauche en exil[1073]. Pour le reste, Franco se contenta de sâentretenir successivement seul Ă seul avec chacun dâeux, et dâĂ©loigner pour quelques mois la tĂȘte de file monarchiste des militaires, le gĂ©nĂ©ral KindelĂĄn, dĂ©signĂ© comme bouc Ă©missaire, en le confinant dans les Canaries, puis exprima son mĂ©pris ostentatoire pour lâaristocratie ingrate et inutile[1067] - [1072]. Franco fit communiquer par son frĂšre NicolĂĄs que les relations avec Don Juan Ă©taient rompues, Ă©tant donnĂ© lâincompatibilitĂ© de leurs positions[1074].
Don Juan publia le le manifeste dâEstoril, oĂč il dĂ©nonçait lâillĂ©galitĂ© de la nouvelle loi de Succession, se dĂ©solidarisait du rĂ©gime, et rĂ©itĂ©rait la nĂ©cessitĂ© de la sĂ©paration de lâĂglise et de lâĂtat, de la dĂ©centralisation rĂ©gionale, et du retour Ă un parlementarisme libĂ©ral. Les seuls appuis que ces propos reçurent sont ceux dâun regroupement des « Grands dâEspagne », soit d'une Ă©lite minoritaire. Du reste, par sa victoire au rĂ©fĂ©rendum sur la loi de Succession, Franco avait apportĂ© un dĂ©menti formel aux exilĂ©s, avec l'arme de la consultation populaire[1056]. Par son Manifeste, Don Juan sâĂ©tait selon Paul Preston Ă©liminĂ© lui-mĂȘme comme possible successeur du Caudillo[1075].
Ce nonobstant, le , Franco eut une rencontre en haute mer avec Don Juan Ă bord de son yacht personnel, lâAzor, habituellement amarrĂ© dans le golfe de Biscaye[1076]. Pendant lâentretien, qui dura trois heures, Don Juan accepta quâĂ partir de son fils Juan Carlos, alors ĂągĂ© de dix ans, poursuive sa formation en Espagne[1077] - [1078]. Dâautre part, Franco sâĂ©tait rapprochĂ© de Don Jaime, frĂšre aĂźnĂ© de Don Juan, qui, sourd-muet, avait dĂ» renoncer Ă la couronne mais laissait Ă prĂ©sent courir la menace de se rĂ©tracter afin de prĂ©server lâavenir de ses deux descendants mĂąles[1079]. Ainsi, pour Franco, brandissant la loi de Succession, le nombre de candidats au trĂŽne ne cessait-il dâaugmenter[1080]. Cependant, lâessentiel pour lui Ă©tait quâil avait sous sa tutelle un roi potentiel qui va lui permettre dâĂ©tablir la monarchie idĂ©ale, autour dâun enfant de sang royal, formĂ© par les meilleurs maĂźtres, avec lui-mĂȘme comme mentor[1079].
DĂ©cennie 1950 : de lâisolement Ă lâouverture internationale
Vie familiale et concussion
La dĂ©cennie 1950 commença pour Franco par un heureux Ă©vĂ©nement : les noces de sa fille Carmen avec CristĂłbal MartĂnez-BordiĂș, qui, cĂ©lĂ©brĂ©es le dans la chapelle dâEl Pardo, en prĂ©sence de centaines dâinvitĂ©s, avaient lâallure dâune cĂ©rĂ©monie royale[1081]. Le gendre, brillant mĂ©decin de 27 ans, originaire de JaĂ©n, spĂ©cialiste en chirurgie thoracique, Ă©tait descendant dâune famille noble aragonaise et porteur depuis 1943 du titre de marquis de Villaverde. Cette alliance conduira Ă la constitution dâun groupe dâinfluence dĂ©nommĂ© le clan du Pardo, terme recouvrant la mainmise de la famille de Villaverde, en particulier ses trois frĂšres et dâautres parents, sur un certain nombre de postes dans de grandes entreprises au cours des 25 derniĂšres annĂ©es de vie de Franco[1082] - [1083].
Selon RamĂłn Garriga Alemany, câest depuis ce mariage que lâesprit de lucre sâempara de tous les Franco, lâĂ©pouse Carmen Polo notamment commençant Ă se passionner pour les bijoux et les antiquitĂ©s. Les rumeurs de malversation et dâescroquerie visaient tous les membres de la famille, plus particuliĂšrement le frĂšre de Franco, NicolĂĄs, et son gendre[1084]. Lâautarcie adoptĂ©e dans les premiĂšres annĂ©es du franquisme, avec ses monopoles, les rigiditĂ©s administratives de lâaprĂšs-guerre civile, et la nĂ©cessitĂ© dâobtenir des autorisations et des subventions pour lâexploitation de secteurs convoitĂ©s comme les mines, avaient servi de terreau au trafic dâinfluence et apportĂ© des profits Ă une caste de privilĂ©giĂ©s et Ă certains proches du rĂ©gime. Franco, bien que sans doute informĂ©, laissa agir son frĂšre, et ne sâintĂ©ressa guĂšre au comportement de ses ministres sous ce rapport, ne rĂ©agissant quâen cas de rĂ©vĂ©lations intempestives[1085].
Franco lui-mĂȘme ne sâest jamais adonnĂ© Ă la spĂ©culation financiĂšre, car, confiant dans ses politiques publiques, il investissait ses propres deniers presque exclusivement dans des entreprises dâĂtat, comme la compagnie Canal de Isabel II, la sociĂ©tĂ© pĂ©troliĂšre CAMPSA, la RENFE, lâInstitut national de colonisation, les titres de la Banco de CrĂ©dito Local et les bons du TrĂ©sor. Dans la pĂ©riode qui va de 1950 Ă 1961, le total de ses fonds oscillait entre 21 et 24 millions de pesetas, rĂ©partis en parts presque Ă©gales entre livret d'Ă©pargne et investissements. Nul nâa pu apporter une quelconque preuve indiquant quâil dĂ©tenait un compte en Suisse ou dans un paradis fiscal[1086].
Les problĂšmes de santĂ© chroniques lui seront Ă©pargnĂ©s jusquâĂ un Ăąge avancĂ©[1087]. La maladie de Parkinson fut diagnostiquĂ©e vers 1960, peu avant son 70e anniversaire. Si au dĂ©but les symptĂŽmes Ă©taient maĂźtrisables par des mĂ©dicaments, on ne pourra dans la dĂ©cennie suivante empĂȘcher ses mains de trembler fortement, bien que sa luciditĂ© nâen ait jamais Ă©tĂ© atteinte[1088].
Son principal passe-temps Ă©tait la chasse, et son intĂ©rĂȘt pour ce loisir lui valut de nombreuses invitations de la part de personnes nanties ou en mal dâinfluence[1089] - [1087]. Selon certains auteurs, les activitĂ©s cynĂ©gĂ©tiques du Caudillo, habituellement financĂ©es par des hommes dâaffaires, Ă©taient de vĂ©ritables bourses dâaffaires au cours desquelles des « chasseurs adulateurs » â industriels, nĂ©gociants, importateurs et grands propriĂ©taires fonciers â obtenaient des faveurs, des dĂ©rogations fiscales, ou des licences dâimportation, manĆuvres constitutives dâun systĂšme de corruption institutionalisĂ©e, dont Franco tirait un parti habile en sâinformant ainsi des pratiques souterraines, plus ou moins avouables, mais aussi des hommes qui dĂ©tenaient le pouvoir Ă lâĂ©chelon local[1090] - [1091] ; pour dâautres au contraire, ces « chasseurs adulateurs » sâen revenaient toujours bredouilles, Franco refusant tout net quâon vienne lâimportuner avec des questions Ă©conomiques[1092].
MalgrĂ© ses coutumes austĂšres[1093], Franco Ă©tait devenu dans les annĂ©es 1960 un grand consommateur de tĂ©lĂ©vision et passait des heures devant deux tĂ©lĂ©viseurs allumĂ©s en mĂȘme temps. Il lisait passablement beaucoup, principalement la nuit, et selon son petit-fils, sa bibliothĂšque personnelle finit par compter autour de 8 000 volumes. Dans la journĂ©e, il compulsait les dossiers prĂ©parĂ©s par ses ministres et jetait Ă lâoccasion un coup dâĆil sur le New York Times, considĂ©rĂ© par lui comme la voix officieuse de la franc-maçonnerie[1094].
Pendant 37 ans, il passa ses vacances dâĂ©tĂ© dans le castel galicien de MeirĂĄs, et aimait Ă naviguer sur lâAzor, ancien drague-mines, lent mais confortable, converti en bateau de plaisance et amarrĂ© dans le port de Saint-SĂ©bastien[1087]. Il sâadonnait aussi Ă la peinture, crĂ©ant la plupart du temps des natures mortes (de chasse, ou reprĂ©sentant des trophĂ©es de pĂȘche), qui, bien quâayant vu le jour au Pardo, furent accrochĂ©es par Franco non pas dans les grands salons protocolaires du Pardo, mais dans le castel de MeirĂĄs[1095].
MalgrĂ© ses nombreux voyages, il ne parvenait pas Ă ĂȘtre vĂ©ritablement bien informĂ©, ne parlant quâavec un nombre restreint de personnes, qui presque toujours lui disaient ce quâil dĂ©sirait entendre. MĂȘme dans lâarmĂ©e, ses contacts sâamenuisaient de plus en plus, et ses seuls collaborateurs personnels, â abstraction faite de Luis Carrero Blanco â, Ă©taient des familiers, des proches parents, et une poignĂ©e de vieux amis dâenfance et de jeunesse[1096].
Position internationale
Dans les annĂ©es 1950, le climat crĂ©Ă© par la Guerre froide favorisa le rapprochement du rĂ©gime franquiste avec les puissances occidentales, en particulier avec les Ătats-Unis, dont le gouvernement Ă©tait prĂ©occupĂ© au dĂ©but de la dĂ©cennie par la bombe atomique soviĂ©tique et par la victoire du maoĂŻsme en Chine[1097]. Vu que lâadhĂ©sion de lâEspagne Ă lâOTAN restait bloquĂ©e par le refus des dĂ©mocraties europĂ©ennes, Franco se concentra Ă dĂ©velopper une relation bilatĂ©rale avec Washington[1098] et avait dĂ©posĂ© ses espoirs de rapprochement avec Washington entre les mains de son ancien ministre des Affaires Ă©trangĂšres, lâaffable JosĂ© FĂ©lix de Lequerica, envoyĂ© en 1948 dans la capitale amĂ©ricaine au titre dâ« inspecteur dâambassades », qui y accomplit un travail efficace, son Spanish lobby rĂ©ussissant Ă gagner de plus en plus dâappuis auprĂšs des congressistes conservateurs et catholiques, contre la ligne dure du secrĂ©taire dâĂtat Dean Acheson[1099].
Franco pouvait jouer trois cartes : lâanticommunisme, la position gĂ©ostratĂ©gique de lâEspagne, et le catholicisme[1100]. Devant lâexpansion du communisme en Europe et en Asie, les militaires amĂ©ricains Ă©taient de plus en plus en dĂ©saccord avec lâhostilitĂ© de Truman envers Franco. BientĂŽt, lâinquiĂ©tude que suscitaient entre 1948 et 1950 les avancĂ©es du communisme dans le monde poussa Ă la reprise des relations diplomatiques officielles. Franco se montrait conciliant sur les questions que les AmĂ©ricains considĂ©raient comme essentielles, dont notamment lâintolĂ©rance qui frappait le protestantisme en Espagne ; sur ce point, Franco promit dâappliquer de la maniĂšre la plus large la Charte des Espagnols qui Ă©tablissait la tolĂ©rance en matiĂšre religieuse. Concernant la dĂ©fense, il marquait une prĂ©fĂ©rence pour des accords bilatĂ©raux avec les Ătats-Unis plutĂŽt quâun systĂšme collĂ©gial. En , Truman consentit Ă lâEspagne un prĂȘt de 62 millions de dollars. Dans les annĂ©es suivantes, les AmĂ©ricains auront, Ă chaque nouvelle avancĂ©e du communisme, une raison supplĂ©mentaire de vouloir associer lâEspagne Ă la dĂ©fense de lâOccident[1101], en particulier lors de la guerre de CorĂ©e, qui accrut fortement la tension de la guerre froide et fut lâoccasion pour Franco dâoffrir son aide Ă Truman[1102] ; le monde se croyait alors au seuil de la troisiĂšme guerre mondiale, ce qui faisait de la stabilitĂ© de lâEspagne et de sa position gĂ©ostratĂ©gique un point de la plus grande importance pour les puissances occidentales[1103].
Le , lâAssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies vota en faveur de lâabrogation de la rĂ©solution de 1946 qui exhortait les Ătats Ă rompre leurs relations diplomatiques avec lâEspagne[1104], ce qui marqua la fin dĂ©finitive de lâostracisme[1105]. LâEspagne devint membre de plein droit de lâONU et obtint une relative normalisation des relations diplomatiques et Ă©conomiques avec les gouvernements sociaux-dĂ©mocrates dâEurope occidentale[1106]. Le , les Ătats-Unis envoyĂšrent enfin un ambassadeur Ă Madrid, Stanton Griffis, ce qui valait reconnaissance par la plus grande puissance mondiale[1107] - [1108]. Lâamiral Sherman, chef de lâĂ©tat-major amĂ©ricain, qui visita Madrid en et noua Ă cette occasion une relation durable avec Carrero Blanco, reprĂ©sentait largement lâopinion militaire amĂ©ricaine par sa volontĂ© de donner Ă Franco un rĂŽle particulier dans la guerre froide[1100] - [1109]. Ainsi Franco put-il sortir de son isolement diplomatique sans avoir fait la moindre concession aux dĂ©mocraties occidentales, les impĂ©ratifs de la guerre froide lâayant emportĂ© sur les considĂ©rations Ă©thiques[1109].
Le gouvernement Eisenhower, plus bienveillant vis-Ă -vis de Franco, Ă©tablit des relations nouvelles avec lâEspagne, assorties de programmes amĂ©ricains de formation et de spĂ©cialisation Ă lâintention des officiers espagnols, auxquels participeront 5 000 militaires au moins[1110]. Une alliance fut finalement conclue avec les Ătats-Unis, sous les espĂšces des Accords de Madrid, signĂ©s le [1111] - [971] Ă lâissue de trois annĂ©es de nĂ©gociations ardues[1112]. En vertu de ces accords, lâEspagne reçut un armement moderne, destinĂ© Ă remplacer le matĂ©riel de lâarmĂ©e de terre et de la force aĂ©rienne, cette derniĂšre ayant Ă peine Ă©tĂ© rĂ©novĂ©e depuis 1939. Lâaide Ă©conomique se monta Ă 226 millions de dollars, somme en contrepartie de laquelle lâEspagne sâengageait Ă prendre des mesures pour libĂ©raliser son Ă©conomie, encore fortement rĂ©gulĂ©e, ce Ă quoi les nouveaux ministres nommĂ©s en 1951 sâĂ©taient dĂ©jĂ attelĂ©s Ă pas hĂ©sitants. Le troisiĂšme pacte prĂ©voyait le droit pour les Ătats-Unis dâĂ©tablir sur le territoire espagnol quatre bases militaires, dont trois bases aĂ©riennes et une base de sous-marins. Les bases arboreraient le drapeau espagnol et seraient placĂ©es sous commandement conjoint espagnol et amĂ©ricain. Cet accord fut le coup de grĂące pour lâopposition rĂ©publicaine, mĂȘme si un gouvernement en exil, renouvelĂ© pĂ©riodiquement[1113] - [1114], mais que la France cessa de subventionner en 1952[971], continuera dâexister dans lâombre Ă Paris[1115].
Le , Eisenhower rendit visite Ă Franco, ce qui Ă©tait la premiĂšre visite dâun prĂ©sident amĂ©ricain en Espagne et un nouveau coup de pouce Ă la position internationale du Caudillo[1116] - [1117]. Eisenhower fut reçu par Franco dans la base aĂ©rienne conjointe de TorrejĂłn, aprĂšs quoi les deux dignitaires firent leur entrĂ©e Ă Madrid en voiture dĂ©capotable, acclamĂ©s par une foule dâun million de personnes. Eisenhower resta fort impressionnĂ© par la capacitĂ© de Franco Ă mobiliser de telles multitudes[1118]. Au moment de se sĂ©parer, les deux se donnĂšrent lâaccolade, qui fut opportunĂ©ment captĂ©e par un photographe[1119] - [1120]. Ainsi Franco sâĂ©tait-il muĂ© de « bĂȘte fasciste » en « sentinelle de lâOccident », selon le titre de sa derniĂšre biographie officieuse[1100] - [1121].
En , aprĂšs lâarrivĂ©e au parlement dâune majoritĂ© de droite, la France aussi changea dâattitude : Antoine Pinay Ćuvra Ă rĂ©concilier la France avec lâEspagne, et bientĂŽt le gouvernement Pleven consentit Ă faire des concessions[1122]. Ă la Chute de la QuatriĂšme RĂ©publique, Franco dĂ©clara :
« Avec lâeffondrement de la QuatriĂšme RĂ©publique française, ce ne sont pas les formes de la vie politique libre qui ont perdu leur prestige, mais une idĂ©ologie et une technique politique qui prĂ©tendent sâĂ©tendre aux dĂ©pens de lâautoritĂ©. Le jeu parlementaire est incompatible avec les nĂ©cessitĂ©s les plus Ă©lĂ©mentaires de la vie nationale dans nâimporte quel pays[1123]. »
Deux mois aprĂšs lâaccession au pouvoir de de Gaulle, avec qui Franco se sentait des affinitĂ©s (par sa carriĂšre, par la façon dont il sâĂ©tait hissĂ© au pouvoir, par ses rapports avec lâĂtat et le peuple, par son affirmation de lâindĂ©pendance nationale), la dĂ©tente fut Ă©tablie entre les deux pays ; notamment, un accord fut signĂ© sur une exploitation commune des gisements du Sahara. Franco dĂ©montra sa solidaritĂ© avec la politique française en AlgĂ©rie en refusant une audience Ă Ferhat Abbas. En mĂȘme temps, relĂšve AndrĂ©e Bachoud, « chacun cherche une sortie honorable, câest-Ă -dire nĂ©gociĂ©e, en Afrique du Nord. Ni lâun ni lâautre nâont les moyens de sâopposer de front aux positions amĂ©ricaines, favorables Ă la dĂ©colonisation. Ni lâun ni lâautre ne souhaitent une perte dâinfluence dans les pays arabes en sâengageant dans des combats perdus ». Ă partir de 1958, Ă lâinitiative de Carrero Blanco et de Castiella, des concessions territoriales furent accordĂ©es (notamment, dĂšs 1958, Ă Mohammed V, par la restitution de la zone de Tarfaya), cependant Franco resta intraitable sur les prĂ©sides et sur Ifni[935].
Franco avait Ă©tabli et maintenu des contacts permanents avec la plupart des pays de la Ligue arabe, et avait refusĂ© de reconnaitre le nouvel Ătat dâIsraĂ«l, puis protestĂ© en 1951 lorsque JĂ©rusalem devint le siĂšge du ministĂšre israĂ©lien des Affaires Ă©trangĂšres[1124]. Franco, dans un de ses articles publiĂ©s sous le pseudonyme de Hakim Boor, disait quâil fallait soutenir les efforts de la papautĂ© pour obtenir un statut international pour JĂ©rusalem. De telles idĂ©es eurent lâeffet dâexacerber les tensions entre son rĂ©gime et IsraĂ«l, avec qui des relations normales ne pourront jamais ĂȘtre Ă©tablies tant que vivra le Caudillo[1098]. Franco adressa un message chaleureux aux peuples arabes, insistant sur les liens historiques quâils avaient avec lâEspagne et sur leur commune renaissance : « Notre gĂ©nĂ©ration assiste Ă une rĂ©surgence parallĂšle des peuples arabes et hispaniques qui contraste avec la dĂ©crĂ©pitude dâautres pays »[1124].
DĂ©colonisation
Franco avait fini par admettre que le Protectorat prendrait un jour son indĂ©pendance, encore quâil ait pensĂ© que celle-ci nâadviendrait pas avant plusieurs dĂ©cennies. LâEspagne cantonnait alors 68 000 soldats au Maroc[1125]. Si entre 1945 et 1951, sous le mandat de JosĂ© Enrique Varela comme haut-commissaire, le nationalisme marocain avait Ă©tĂ© rĂ©primĂ© en coopĂ©ration avec lâadministration du Maroc français, le successeur de Varela, Rafael GarcĂa Valiño, fournit au contraire protection et moyens dâaction aux militants marocains, pour autant quâils dirigent leurs actions violentes uniquement contre la zone française[1126]. Lorsque la France dĂ©posa le sultan Mohammed V en , Franco, pris de court, manifesta son dĂ©saccord en octroyant une amnistie Ă tous les prisonniers politiques du protectorat et en accordant quelques mois aprĂšs aux nationalistes marocains une audience oĂč il blĂąma la dĂ©cision française. Il autorisa les nationalistes marocains Ă utiliser Radio TĂ©touan pour sâadresser Ă leurs compatriotes. Ă cette Ă©poque, Franco espĂ©rait encore exploiter les erreurs et les difficultĂ©s de la France au Maroc pour y Ă©tendre son influence, mais sous-estimait la vigueur de lâanti-colonialisme en France[1127]. AprĂšs le rĂ©tablissement de Mohammed V Ă lâautomne 1955, GarcĂa Valiño poursuivit son double jeu, dans lâillusion que lâEspagne jouissait de quelque considĂ©ration spĂ©ciale. Compte tenu des pressions soviĂ©tiques en MĂ©diterranĂ©e et au Moyen-Orient, les Ătats-Unis pressaient la France dâagir rapidement[1125]. Entre-temps, la revendication marocaine sâĂ©tait Ă©tendue Ă la zone espagnole, avec les mĂȘmes mĂ©thodes (attentats etc.) que celles employĂ©es naguĂšre contre le protectorat français. AprĂšs lâindĂ©pendance de la zone française le , le haut-commissaire espagnol fit fermer les frontiĂšres de la zone espagnole pour parer Ă toute attaque Ă©ventuelle, pendant que Franco Ă©tait tiraillĂ© entre ses convictions de jeunesse et le rĂ©alisme politique qui le portait Ă cĂ©der aux revendications du Maroc indĂ©pendant[1128]. La politique de ressentiment contre la France sâĂ©tait ainsi retournĂ©e contre les intĂ©rĂȘts espagnols en Afrique du Nord. DĂšs les premiers signaux dâalerte indiquant que la France sâapprĂȘtait Ă renoncer Ă son protectorat, Franco ne put faire autrement que dâassurer Ă John Foster Dulles que lâEspagne ferait de mĂȘme. Franco se montra en privĂ© trĂšs chagrinĂ©, voire ulcĂ©rĂ©, par la perspective de perdre la piĂšce centrale de ce qui subsistait des possessions espagnoles dâoutre-mer[1129].
Mohammed V atterrit Ă Madrid le , irrita les autoritĂ©s espagnoles par son arrogance, et refusa de reconnaĂźtre le califat du Nord imaginĂ© par Franco. Le Caudillo se vit contraint dâaccepter le fait accompli et signa le le traitĂ© dâindĂ©pendance du Maroc[1130] - [1125], cĂ©dant aussi au Maroc la zone de Cap Juby, mais gardant, sous la pression de son entourage â Muñoz Grandes, Carrero Blanco, et les ministres des Affaires Ă©trangĂšres Artajo puis Castiella â, les prĂ©sides Ceuta et Melilla, la petite zone dâIfni (jusquâen 1969), et le RĂo de Oro (jusquâen 1976)[1131] - [1132]. Au contraire de la France, qui avait su sâadapter Ă temps et nouer des relations positives avec le Maroc, Franco avait fort mal gĂ©rĂ© cette affaire et en sortit dĂ©pitĂ©[1133].
Franco, conscient quâIfni serait impossible Ă conserver Ă long terme, put maintenir le statu quo durant onze ans encore, mais en le pavillon espagnol fut dĂ©finitivement amenĂ© Ă Sidi Ifni. Une autre consĂ©quence de ces Ă©vĂ©nements fut la dissolution de la Garde maure, remplacĂ©e par des volontaires des rĂ©giments de cavalerie des diffĂ©rentes capitaineries[1134].
Relations avec le Saint-SiĂšge
Franco rĂ©alisa une identification mutuelle entre Ăglise et Ătat[1112], une alliance Ă©troite entre pouvoir politique et pouvoir religieux, que lâhistoriographie populaire de lâĂ©poque illustre abondamment, en particulier au travers de photographies oĂč les Ă©vĂȘques figurent au mĂȘme titre que le Caudillo et les gĂ©nĂ©raux vainqueurs au premier rang des cĂ©rĂ©monies publiques. Devenus quasiment fonctionnels, les liens entre lâĂglise et la dictature se trouvaient dâailleurs clairement affirmĂ©s dans le « serment de fidĂ©litĂ© Ă lâĂtat espagnol » prĂȘtĂ© devant le Caudillo par les nouveaux Ă©vĂȘques[1135]. Quoique les prĂ©lats nâaient pas tous Ă©tĂ© des partisans enthousiastes du rĂ©gime de Franco (voir p. ex. le cas du cardinal Segura, qui abhorrait le fascisme, mais qui professait un intĂ©grisme dâun autre Ăąge)[915], la hiĂ©rarchie catholique fut ferme et sincĂšre dans son soutien, et le principal appui dans les annĂ©es de lâisolement international[1136]. Si les avantages pour lâĂglise Ă©taient Ă©vidents, rĂ©ciproquement, les liens avec lâĂglise servaient Franco et son rĂ©gime sous plusieurs aspects. Le principal bĂ©nĂ©fice Ă©tait dâaider le rĂ©gime Ă asseoir sa lĂ©gitimitĂ© et Ă Ă©largir la base populaire qui lâappuyait[1137]. En outre, lâidĂ©ologie du rĂ©gime fut en grande partie Ă©laborĂ©e par lâĂglise, et les reprĂ©sentants de lâĂglise apportaient personnellement leur concours Ă lâĆuvre de lĂ©gitimation doctrinale du pouvoir par une vĂ©ritable surenchĂšre vis-Ă -vis de lâautre officine idĂ©ologique de la dictature quâĂ©tait la Phalange. LâAction catholique aussi collabora Ă la justification du pouvoir Ă©tabli, en se transformant en appareil dâencadrement complĂ©mentaire ou rival des organisations phalangistes[1138]. Enfin, ces liens avec lâĂglise fournissaient une source de nouveaux cadres, oĂč puiser du personnel politique de niveau. Mettre lâaccent sur le catholicisme Ă©tait aussi la premiĂšre stratĂ©gie mise en Ćuvre pour obtenir la lĂ©gitimitĂ© internationale[1139].
Le , le Concordat avec le Vatican, rĂ©clamĂ© par Franco depuis la fin de la Guerre civile, fut enfin signĂ©, ce qui conforta lâouverture internationale de lâEspagne. Peu aprĂšs, le pape Pie XII dĂ©cora Franco de lâordre du Christ[1140]. Câest, selon AndrĂ©e Bachoud, « la premiĂšre trĂšs grande consĂ©cration de Franco, lâaboutissement naturel dâune entente exceptionnelle, y compris dans lâhistoire de la trĂšs catholique Espagne, entre le chef dâĂtat et lâĂglise ». Tout ce qui avait Ă©tĂ© accordĂ© Ă lâĂglise depuis le dĂ©but de la Guerre civile fut maintenu et amplifiĂ© : exemptions fiscales, versement dâun traitement aux prĂȘtres, constructions de lieux de culte, respect des fĂȘtes religieuses, libertĂ© de la presse pour lâĂglise et censure ecclĂ©siastique des autres publications[1141], par quoi la presse catholique jouissait dâune libertĂ© supĂ©rieure aux autres[1142]. Les membres du clergĂ© bĂ©nĂ©ficiaient dâune immunitĂ© judiciaire ; aucun dâentre eux ne pouvait ĂȘtre poursuivi pĂ©nalement sans autorisation de lâautoritĂ© ecclĂ©siastique, et le jugement ne pouvait ĂȘtre public. LâĂtat sâengageait Ă soutenir les Ă©coles religieuses et Ă rendre lâenseignement de la religion obligatoire dans tous les Ă©tablissements, publics et privĂ©s[1141] - [1143]. Franco affichait sa ferveur religieuse, accompagnant doña Carmen aux offices et rappelant sans cesse le rĂŽle de la divine Providence dans sa durable rĂ©ussite[1144].
Politique intérieure : montée en puissance des technocrates
Ă lâintĂ©rieur, les protestations allaient sâamplifiant contre la situation Ă©conomique et la chertĂ© de la vie. Lâune des premiĂšres Ă©preuves du rĂ©gime fut la grĂšve des traminots et des usagers des transports publics contre lâaugmentation des tarifs Ă Barcelone en , qui sâaccompagna dâune manifestation de centaines de milliers de personnes[1145] - [1146] et rĂ©vĂ©la lâexistence dâune opposition capable de sâorganiser. Les tarifs des transports publics furent ramenĂ©s Ă leur taux initial ; encouragĂ©e par cette premiĂšre victoire, une grĂšve gĂ©nĂ©rale fut dĂ©clenchĂ©e. Franco dĂ©pĂȘcha des troupes pour faire cesser le dĂ©sordre, mais le prĂ©fet militaire de Barcelone, le monarchiste Juan Bautista SĂĄnchez, dĂ©cida de les consigner dans leur caserne, Ă©vitant ainsi un affrontement sanglant. AprĂšs le remplacement du prĂ©fet par le gĂ©nĂ©ral Felipe Acedo Colunga, et plus de 2 000 arrestations, le travail reprit, mais la participation dâune nouvelle organisation dâinspiration catholique, la HOAC, attesta que le front catholique prĂ©sentait des fissures. Le mois suivant, par une grĂšve affectant prĂšs de 250 mille personnes, le Pays basque connut Ă son tour la paralysie. De nouveau, des phalangistes et des catholiques, et mĂȘme certains patrons, se rangĂšrent du cĂŽtĂ© des grĂ©vistes. Franco sâavisa alors que seule une plus grande prospĂ©ritĂ© Ă©conomique, certes dans le cadre conservateur du rĂ©gime, serait Ă mĂȘme de corriger certains dĂ©sĂ©quilibres[1147].
Le , Franco remania son gouvernement : Carrero Blanco fut promu ministre de la PrĂ©sidence, JoaquĂn Ruiz-GimĂ©nez nommĂ© ministre de lâĂducation, AgustĂn Muñoz Grandes ministre des ArmĂ©es, Manuel ArburĂșa se vit confier le portefeuille du Commerce au dĂ©triment de Suanzes, JoaquĂn Planell celui de lâIndustrie, et Gabriel Arias-Salgado prit la tĂȘte du ministĂšre â fraĂźchement instituĂ© â de lâInformation et du Tourisme[1148]. Dans ce nouveau gouvernement, lâessentiel du dispositif resta en place : des catholiques, des phalangistes, des militaires liĂ©s au Caudillo par une vieille amitiĂ©, dans des proportions Ă peine changĂ©es par rapport au prĂ©cĂ©dent gouvernement[1149] ; mais Carrero Blanco, dont la prĂ©sence et le rĂŽle sâaffirmaient chaque jour davantage[1149], fut Ă©levĂ© au rang de ministre, de sorte quâil pouvait assister Ă tous les conseils ministĂ©riels[1146]. Aussi lâexistence dâun tandem complĂ©mentaire Franco/Carrero Blanco se dessinait-il avec de plus en plus dâinsistance ; cette collaboration Ă©troite nâĂ©tait pas de nature amicale, mais basĂ©e sur des relations purement hiĂ©rarchiques. Carrero Blanco sâappliquait Ă rĂ©diger de longs rapports Ă lâattention de Franco, qui les lisait, puis mĂ©ditait longtemps avant de se dĂ©cider de suivre ou non les conseils de son « Ă©minence grise »[1150].
- AgustĂn Muñoz Grandes (le bras levĂ©).
La nouvelle Ă©quipe, qui avait pour mission de rĂ©aliser le dĂ©veloppement Ă©conomique de lâEspagne sans pour autant altĂ©rer la nature fondamentale du rĂ©gime[1151], engagea une timide ouverture de lâĂ©conomie vers lâextĂ©rieur, selon un processus graduel qui sâaccompagnait dâune discordance croissante entre Franco et son rĂ©gime[1152]. ArburĂșa en particulier Ă©baucha la libĂ©ralisation du marchĂ© extĂ©rieur, notamment des importations, accorda au secteur privĂ© des facilitĂ©s de crĂ©dit jusquâalors rĂ©servĂ©es au secteur public, et sâefforça dâĂ©tablir dans le secteur industriel une complĂ©mentaritĂ© entre lâINI et les entreprises privĂ©es[811]. GirĂłn commit lâerreur, dans lâespoir dâobtenir lâadhĂ©sion ouvriĂšre au rĂ©gime, dâimposer par dĂ©cret, aux moments les moins opportuns, des augmentations de salaire importantes, dont le rĂ©sultat fut lâenvol de lâinflation, annulant, malgrĂ© les mesures de contrĂŽle des prix, le bĂ©nĂ©fice des hausses salariales et dĂ©clenchant des grĂšves sporadiques Ă Barcelone en [1153].
En , des Ă©lections municipales restreintes eurent lieu Ă Madrid, les premiĂšres depuis la Guerre civile[1154] - [1048]. Cette timide tentative de dĂ©mocratisation avait Ă©tĂ© rendue possible par de nouvelles dispositions prescrivant que lâĂ©lection dâun tiers des conseillers municipaux de Madrid soit soumise aux suffrages des chefs de famille et des femmes mariĂ©es[1155]. La liste Ă©lectorale du Mouvement se trouva confrontĂ©e Ă une liste IndĂ©pendante et Ă une autre crĂ©Ă©e par les monarchistes[1156]. Ces derniers remportĂšrent quelques succĂšs apprĂ©ciables, 51 mille voix sâĂ©tant portĂ©es sur eux, contre 220 mille sur le Mouvement. Au moment oĂč les phalangistes sâaffrontaient aux monarchistes, mieux organisĂ©s et en progression dans la haute aristocratie et chez certains catholiques, Franco privilĂ©giait toujours ses vĂ©ritables soutiens et choisit p. ex. de cĂ©lĂ©brer lâanniversaire de la mort de JosĂ© Antonio en costume de la Phalange[1157]. Dâailleurs, et au rebours de la dĂ©fascisation amorcĂ©e en 1943, Franco remit en exergue le Mouvement « occultĂ© », jugeant indispensable lâappui de celui-ci comme Ă©lĂ©ment actif de mobilisation. Le Mouvement gardait sa position officielle, lors mĂȘme quâil ne cessait de perdre des membres et que son noyau le plus orthodoxe se dĂ©clarait « contre la monarchie bourgeoise et capitaliste »[1158].
La Commission des Affaires Ă©conomiques, que prĂ©sidait Carrero Blanco, devait, en dĂ©pit de lâautonomie officielle dont elle jouissait par rapport aux pouvoirs du chef de lâĂtat, soumettre ses dĂ©cisions Ă lâapprobation du Caudillo. Celui-ci p. ex. opposa son vĂ©to Ă un projet de Carrero Blanco prĂ©voyant la nomination par lui des 150 membres qui composeraient un Conseil national chargĂ© de vĂ©rifier la conformitĂ© de toute nouvelle loi avec les principes du Mouvement ; en effet, si Franco consentait Ă dĂ©lĂ©guer, il voulait continuer Ă avoir le dernier mot, de sorte que les dĂ©cisions soient en accord avec ses propres principes fondamentaux[1159]. Cependant, Franco tendait Ă sâĂ©loigner de plus en plus de la politique active, prĂ©fĂ©rant se centrer, en sa qualitĂ© de chef dâĂtat, sur les cĂ©rĂ©monies protocolaires, en mĂȘme temps quâil sâadonnait davantage Ă ses passe-temps favoris[1160]. Ă partir dâ, le cousin PacĂłn consigna par Ă©crit ses conversations avec le Caudillo[1161] ; ses notes montrent le mĂ©contentement de nombreux officiers supĂ©rieurs qui reprochaient Ă Franco de se dĂ©tourner des affaires de lâĂtat, et surtout dâavoir quittĂ© leur monde. Chaque ministre agissait Ă sa guise et Franco paraissait peu se soucier des actions des personnages quâil avait mis en place[1162]. Muñoz Grandes notamment nâĂ©tait pas trĂšs rigoureux ni efficace dans sa mission de gĂ©rer les forces armĂ©es espagnoles, qui ne cessaient de pĂ©ricliter jusquâau moment oĂč elles reçurent lâaide amĂ©ricaine. Nombre de plaintes concernant la nĂ©gligence de Muñoz Grandes parvinrent Ă Franco, mais le principal critĂšre de celui-ci Ă©tait la loyautĂ© politique, qui, dans le cas de Muñoz Grandes justement, nâĂ©tait pas en cause. Du reste, depuis la fin de la Guerre civile, et plus encore aprĂšs la Seconde Guerre mondiale, Franco ne manifestait plus guĂšre dâintĂ©rĂȘt pour les institutions militaires[1163].
Dans les annĂ©es 1950, des dĂ©bats passionnĂ©s avaient lieu dans les jeunesses phalangiste, catholique et monarchiste, et des groupes se constituaient hors du cadre officiel, dont notamment la Nouvelle Gauche universitaire et le Front de LibĂ©ration populaire (FLP, surnommĂ© el Felipe). Pendant que les jeunes catholiques militaient pour une monarchie dĂ©mocratique, les Ă©tudiants phalangistes professaient leur prĂ©fĂ©rence pour une rĂ©publique autoritaire et leur refus de toute restauration, et s'impatientaient de voir enfin mise en Ćuvre la justice sociale, Ă©lĂ©ment central dans la doctrine de JosĂ© Antonio[1164]. Le , la Phalange perdit les Ă©lections universitaires, et le 8, Ă la facultĂ© de droit de Madrid, Ă©clataient des Ă©chauffourĂ©es oĂč un jeune phalangiste fut blessĂ©, apparemment par un autre phalangiste. Feignant dâignorer ce dernier dĂ©tail, Franco, particuliĂšrement irritĂ© par la dissidence de la jeunesse lorsquâelle trouvait son origine dans les familles de personnalitĂ©s du rĂ©gime (sây trouvaient en effet impliquĂ©s des enfants et neveux des vainqueurs de la Guerre civile, tels que Alfredo KindelĂĄn, Rubio, etc.)[1165], reprit alors les choses en main, suspendant les rares libertĂ©s Ă©noncĂ©es dans la Charte des Espagnols, et limogeant le ministre de lâĂducation ainsi que le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Mouvement â façon typique de Franco de renvoyer les protagonistes dos Ă dos. Selon Javier Tusell, Franco « nâa plus besoin du groupe catholique collaborationniste qui lâavait accompagnĂ© Ă partir de la crise de » et qui lui avait assurĂ© sa respectabilitĂ© Ă lâextĂ©rieur. Le remaniement ministĂ©riel de dĂ©boucha sur un arbitrage en faveur de la Phalange, par quoi Franco entendait satisfaire la jeunesse phalangiste tout en la remettant au pas[1166] - [1167], et consolider son rĂ©gime face Ă une situation oĂč la Phalange, en dĂ©pit de ses airs belliqueux, se faisait sans cesse plus faible et oĂč les monarchistes intensifiaient leur activitĂ©, ainsi que les dirigeants catholiques, et oĂč mĂȘme lâopposition de gauche commençait Ă redonner des signes de vie. Le changement le plus important de son nouveau gouvernement fut de remettre Arrese au poste de secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Mouvement. En outre, un groupe de jeunes dirigeants du Mouvement fut promu Ă cette occasion, dont JesĂșs Rubio GarcĂa-Mina, Torcuato FernĂĄndez-Miranda et Manuel Fraga Iribarne[1168].
Le , Carrero Blanco soumit Ă Franco un rapport exposant sa solution Ă la crise. Selon lui, il y avait lieu de relĂ©guer davantage encore le Mouvement et Ă nommer de nouveaux ministres hautement qualifiĂ©s capables de traiter des matiĂšres aussi complexes que la croissance Ă©conomique ou le dĂ©veloppement[1169]. Franco, dans une sorte de fuite en avant, choisit alors de faire appel Ă une Ă©quipe dâexperts adeptes du libĂ©ralisme Ă©conomique[1170]. Le eut lieu un remaniement gouvernemental de grande portĂ©e, une « nouvelle donne » (selon le mot de Bennassar), en ce sens quâil consacra lâarrivĂ©e Ă des postes importants des dĂ©nommĂ©s technocrates, qui, pour la plupart liĂ©s Ă lâOpus Dei, furent chargĂ©s de libĂ©raliser lâĂ©conomie espagnole et de permettre une plus grande ouverture ; ce sont nommĂ©ment : Camilo Alonso Vega, nommĂ© ministre de lâIntĂ©rieur, Antonio Barroso, dĂ©signĂ© ministre des ArmĂ©es, Fernando MarĂa Castiella, nommĂ© aux Affaires extĂ©rieures, Mariano Navarro Rubio, aux Finances, et Alberto Ullastres, au Commerce[1171] - [1172]. Ces technocrates avaient Ă©tĂ© qualifiĂ©s ainsi parce que, selon Ullastres, « nous nâĂ©tions ni phalangistes, ni dĂ©mocrates-chrĂ©tiens, ni traditionalistes. [âŠ] Nous avons Ă©tĂ© appelĂ©s parce que les politiques nâentendaient rien Ă lâĂ©conomie, qui Ă©tait alors pratiquement une science neuve en Espagne »[1173]. En outre, un Office de coordination et de planification Ă©conomiques fut instituĂ© et placĂ© sous la direction de Laureano LĂłpez RodĂł[1174], membre de lâOpus Dei, qui prĂ©sentait lâavantage dâĂȘtre catalan, Ă un moment oĂč Carrero Blanco tentait de calmer le jeu dans une Catalogne en effervescence[1175], et qui tĂącha, en collaboration avec les ministĂšres Ă©conomiques, dâimpulser lâĂ©conomie espagnole, ce qui se traduira par le Plan de stabilisation de 1959[1176] - [1177]. Carrero Blanco, qui menait de plus en plus la politique du rĂ©gime, fut sans doute Ă lâorigine du choix du nouveau ministĂšre[1178]. Le dosage habituel entre les diverses forces du rĂ©gime avait Ă©tĂ© bouleversĂ© aux dĂ©pens de la Phalange qui ne conservait que les seconds couteaux[1179], ce remaniement marquant la fin de la nomination de figures de la vieille garde phalangiste dans les grands ministĂšres. Ainsi, Franco destitua GirĂłn aprĂšs 16 annĂ©es comme ministre du Travail, et relĂ©gua Arrese au nouveau ministĂšre du Logement, oĂč il ne restera quâun an. RĂ©ticent Ă privilĂ©gier un autre groupe de pouvoir, comme les monarchistes ou les catholiques, Franco composa un gouvernement oĂč les titulaires des ministĂšres clef Ă©taient choisis en fonction de leur compĂ©tence professionnelle et non de leur allĂ©geance politique. Avec le dĂ©classement dĂ©finitif de la Phalange-Mouvement, Franco mit de cĂŽtĂ© le soubassement politico-idĂ©ologique originel du rĂ©gime, et au fil du temps, le rĂ©gime allait pencher de plus en plus vers lâ« autoritarisme bureaucratique », sans socle politique et idĂ©ologique nettement dĂ©fini, et aussi sans perspectives clairement dessinĂ©es[1172]. Pourtant, en , lors dâune rĂ©union du Conseil national de la FET, Franco confirma le rĂŽle central du Mouvement dans les structures prĂ©vues pour sa succession[1180].
- Antonio Barroso y SĂĄnchez Guerra.
LâarrivĂ©e au gouvernement de Navarro Rubio et dâUllastres, et les plans de 1957 et 1958 donnĂšrent le signal dâun dĂ©collage Ă©conomique auquel Franco ne croyait pas et dont il nâavait pas compris le mĂ©canisme[709]. Pour Bennassar, « la dĂ©signation des technocrates est significative de la maniĂšre de gouverner de Franco Ă ce stade de sa carriĂšre : il ne savait pas ce quâil fallait faire, mais il savait trouver ceux qui Ă©taient capables de le faire. [âŠ] Ce sont ces transformations quasi souterraines, dont Franco lui-mĂȘme ne mesura pas toute lâampleur, qui rendront possible le succĂšs de la transition dĂ©mocratique »[1181]. Pour AndrĂ©e Bachoud, le changement de gouvernement de fut la premiĂšre et derniĂšre occasion pour Franco dâintervenir en vĂ©ritable homme dâĂtat ; par la suite, la nouvelle Ă©quipe aura lâhabiletĂ© de le dĂ©mettre subrepticement de nombre de ses prĂ©rogatives[1170].
Les ministres et les principaux hauts fonctionnaires disposaient presque toujours dâune libertĂ© de mouvement pour diriger leur dĂ©partement, moyennant quâils suivent les directives du rĂ©gime. Lequerico p. ex. opinait quâ« un ministre de Franco Ă©tait comme un roitelet qui faisait tout ce quâil voulait sans que le Caudillo interfĂšre dans sa politique ». Cette relative autonomie Ă©tait assortie chez Franco dâune cĂ©citĂ© pour les infractions administratives et la corruption, du moins dans les premiĂšres phases du rĂ©gime. De façon gĂ©nĂ©rale, Franco Ă©tait correct dans ses maniĂšres, mais se montrait rarement cordial, sauf lors de rĂ©unions informelles ; il acquit avec le passage des ans une conduite arrogante et sĂ©vĂšre, et ses pointes dâhumour se faisaient de plus en plus rares et ses mots dâĂ©loge de plus en plus parcimonieux. Quand Franco provoquait une crise de gouvernement ou quâil destituait tel ministre, les intĂ©ressĂ©s en Ă©taient informĂ©s par un avis laconique, remis par une estafette Ă moto[1182]. Le comportement austĂšre quâil avait eu pendant des dĂ©cennies au sein de lâarmĂ©e avait fini par dĂ©teindre sur sa façon dâaffronter les situations dĂ©licates. Il ne sâĂ©nervait jamais, et il Ă©tait extrĂȘmement rare de le voir se mettre en colĂšre[1183].
Les rĂ©unions du Conseil des ministres suivaient une Ă©tiquette rigoureuse et convenue, qui Ă©tablissait entre Franco et ses ministres une distance rappelant celle entre le monarque et les grands vassaux[1184], et devinrent cĂ©lĂšbres pour leur durĂ©e marathonienne et leur style spartiate. Dans les annĂ©es 1940, il dirigeait la discussion et parlait longuement et intensĂ©ment, se lançant dans des pĂ©roraisons et errant dâun sujet Ă lâautre. Mais il devint progressivement plus taciturne, et finit par tomber dans lâextrĂȘme opposĂ©, câest-Ă -dire parlant trĂšs peu[1185] - [1186]. LâintĂ©rĂȘt et les connaissances de Franco dans les sujets de gouvernement Ă©taient trĂšs inĂ©gaux. Dans les derniĂšres annĂ©es, son attention Ă©tait fort variable. Les sujets administratifs ordinaires ne paraissaient pas lâintĂ©resser du tout, et il nâintervenait que trĂšs peu dans les discussions, si animĂ©es soient-elles. Ă lâinverse, son intĂ©rĂȘt Ă©tait vivement Ă©veillĂ© par certaines autres matiĂšres, telles que la politique extĂ©rieure, les relations avec lâĂglise, lâordre public, les problĂšmes liĂ©s aux mĂ©dias, et les sujets en rapport avec le monde du travail[1187].
Le mois de vit la rĂ©surgence dâimportants mouvements sociaux, en Catalogne dâabord, au Pays basque ensuite, menĂ©s par les Commissions ouvriĂšres, syndicats clandestins constituĂ©s Ă lâorigine par des ouvriers catholiques, bientĂŽt rejoints par des militants communistes[1188]. Dâautres revendications inquiĂ©taient le rĂ©gime, telles que lâaffirmation dâune identitĂ© basque et catalane, qui bĂ©nĂ©ficiait de lâappui des ecclĂ©siastiques locaux[1189].
Valle de los CaĂdos, le grand monument du rĂ©gime franquiste, fut inaugurĂ© le . Lors dâune cĂ©rĂ©monie fastueuse, Franco prononça un discours passablement revanchiste, rappelant que lâennemi avait Ă©tĂ© forcĂ© de « mordre la poussiĂšre de la dĂ©faite »[1190] - [1191] - [1192] et signalant aussi que câĂ©tait lĂ quâil souhaitait lui-mĂȘme ĂȘtre enterrĂ©.
Remodelage institutionnel : loi sur les Principes fondamentaux et loi sur les Principes du Mouvement
Le fut promulguĂ©e la loi sur les Principes fondamentaux qui, inspirĂ©e des doctrines de Karl Kraus, Ă©tait destinĂ©e Ă remplacer les 26 points Ă©dictĂ©s par JosĂ© Antonio Primo de Rivera lors de la crĂ©ation de la Phalange. La loi divine y Ă©tait rĂ©affirmĂ©e ainsi que lâadhĂ©sion de lâEspagne aux doctrines sociales de lâĂglise ; lâunitĂ©, la catholicitĂ©, lâhispanitĂ©, lâarmĂ©e, la famille, la commune et le syndicat demeuraient les bases du rĂ©gime. Franco ne se rĂ©signait Ă dĂ©lĂ©guer ses pouvoirs quâen matiĂšre dâĂ©conomie seulement[1193].
En 1956, Arrese, Ă qui Franco avait donnĂ© carte blanche pour concevoir de nouvelles lois fondamentales, prĂ©senta un projet constitutionnel qui, accordant au Mouvement des pouvoirs exorbitants, provoqua un tollĂ© et mit en lumiĂšre de profondes contradictions dans le sein du rĂ©gime. Dans ce projet, toute lâinitiative revenait aux forces actives de la Phalange et au Mouvement national, qui deviendrait la colonne vertĂ©brale de lâĂtat et le dĂ©positaire de la souverainetĂ©[1194] - [1195]. Les plus vifs dĂ©tracteurs de cette proposition furent les dirigeants de lâarmĂ©e et de lâĂglise[1194], mais il vint Ă©galement de fortes critiques de la part des monarchistes, des carlistes, et mĂȘme de quelques membres du gouvernement. Ă la consternation de LĂłpez RodĂł, Franco rĂ©itĂ©ra publiquement son appui Ă Arrese. Ce qui porta finalement Franco Ă renoncer Ă ce projet fut la rĂ©probation manifestĂ©e dĂ©but 1957 par trois cardinaux espagnols, emmenĂ©s par Enrique PlĂĄ y Deniel, qui dĂ©clarĂšrent que le projet dâArrese violait la doctrine pontificale. Les projets proposĂ©s, affirmaient-ils, ne procĂ©daient pas de la tradition espagnole, mais du totalitarisme Ă©tranger, et la forme de gouvernement envisagĂ©e Ă©tait « une vĂ©ritable dictature de parti unique, comme le fut le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne et le pĂ©ronisme en Argentine »[1196] - [1197]. Artajo de son cĂŽtĂ© mobilisa plusieurs personnalitĂ©s de lâAction catholique pour faire Ă©chec au projet. Franco, chapitrĂ© de la sorte par les autoritĂ©s ecclĂ©siastiques, finit par opposer son veto au projet[1198].
Sous la mĂȘme mandature furent adoptĂ©es Ă©galement : la Loi sur lâordre public, qui Ă©tait dans le fond une adaptation de la lĂ©gislation rĂ©publicaine de 1933 et modifiait le champ de compĂ©tence des tribunaux, tendant Ă ce que mĂȘme les crimes, les sabotages et la dĂ©nommĂ©e subversion politique soient du ressort des tribunaux civils, et non plus des tribunaux militaires[1199] ; et, en , la loi sur les Principes du Mouvement, succĂ©danĂ© du projet dâArrese, conçu principalement par Carrero Blanco, LĂłpez RodĂł et le jeune diplomate Ă©mergent Gonzalo FernĂĄndez de la Mora, qui dĂ©finissait un nouveau corps doctrinal avec pour but possible de doter le rĂ©gime dâune autre base idĂ©ologique, propre Ă achever sa dĂ©fascisation et Ă dissocier rĂ©gime et Phalange, lors mĂȘme quây figuraient encore des phrases de JosĂ© Antonio[1200] - [1192].
Politique Ă©conomique
Franco Ă©tait un rĂ©gĂ©nĂ©rationniste qui cherchait Ă rĂ©aliser le dĂ©veloppement Ă©conomique de son pays, mais tout en restaurant et prĂ©servant un cadre culturel conservateur, quelque contradictoires que fussent ces deux objectifs. Ă partir de 1945, le gouvernement consentit Ă libĂ©raliser peu Ă peu sa politique jusque-lĂ rĂ©solument dirigiste[1201]. Mais malgrĂ© quelques mesures de libĂ©ralisation, lâĂ©conomie nationale avait continuĂ© Ă ĂȘtre strictement rĂ©gulĂ©e, le crĂ©dit international Ă©tait restĂ© limitĂ©, et les investissements Ă©trangers, dĂ©couragĂ©s par la politique dâautarcie, Ă©taient inexistants[1202]. Inflation et autarcie conjuguĂ©es faisaient obstacle Ă lâamĂ©lioration de lâappareil productif, auquel il Ă©tait interdit dâimporter lâoutillage nĂ©cessaire. Le dĂ©ficit de la balance des paiements mit lâEspagne au bord de la banqueroute[1203]. Le pays nâavait retrouvĂ© quâen 1951 son niveau de revenu par habitant de 1935[1202].
Entre-temps, les relations avec les Ătats-Unis sâĂ©taient substantiellement amĂ©liorĂ©es et de nouveaux crĂ©dits furent mis Ă la disposition de lâĂ©conomie espagnole[1204]. DĂ©sormais assurĂ© du soutien amĂ©ricain et donc de lâaide extĂ©rieure pour redresser les secteurs les plus dĂ©ficitaires, Franco Ă©tait prĂšs dorĂ©navant dâabandonner lâautarcie dont les rĂ©sultats ont Ă©tĂ© nĂ©gatifs et de sâengager dans une nouvelle direction Ă©conomique. Pourtant, la politique dâouverture pratiquĂ©e surtout Ă partir de 1956, annĂ©e oĂč Laureano LĂłpez RodĂł entra au gouvernement comme secrĂ©taire technique de la PrĂ©sidence, ne rĂ©pondait pas aux inclinations naturelles de Franco et suscitait ses rĂ©ticences[1205] - [1206].
Le passage de lâautarcie au libĂ©ralisme sâaccomplit avec des maladresses, et la nouvelle Ă©quipe manqua de coordination, de directives prĂ©cises, tiraillĂ©e entre les tenants du libĂ©ralisme, prĂ©occupĂ©s dâamĂ©liorer la productivitĂ© de lâĂ©conomie, et les ministres de la Phalange, soucieux dâabord de justice sociale et hostiles au capitalisme moderne, et sous lâinfluence de qui le programme gouvernemental comprendra aussi des projets de grands travaux hydrauliques et des mesures structurelles[1207]. MalgrĂ© une croissance dâenviron 50 % entre 1950 et 1958[1202], lâĂ©conomie subissait les effets dâun contrĂŽle continu de lâĂtat, des restrictions au crĂ©dit et aux investissements, dâune faible croissance des exportations, et du fait que lâĂ©conomie restait dĂ©pendante des dĂ©penses publiques, lesquelles par contrecoup provoquaient de lâinflation et une surĂ©valuation de la peseta. Dans le budget de 1958 furent inscrites quelques initiatives modestes visant Ă stimuler les exportations et Ă ouvrir timidement la porte aux investissements Ă©trangers.
La situation devint critique au , aprĂšs trois annĂ©es dâinflation galopante et un important dĂ©ficit de la balance des paiements. En mai, lâOCDE publia un rapport oĂč elle pressait lâEspagne dâeffectuer des rĂ©formes draconiennes, tandis que lâInstitut espagnol de monnaie Ă©trangĂšre, qui rĂ©gulait les Ă©changes de devises, observait que lâĂ©conomie espagnole sâacheminait vers la cessation de paiements. Navarro Rubio arguait quâil nây avait pas dâautre option quâune libĂ©ralisation radicale de lâĂ©conomie, ce qui impliquait dâĂ©liminer les rĂ©gulations et les restrictions, de dĂ©valuer la peseta de prĂšs de 50 %, en accord avec sa valeur rĂ©elle sur les marchĂ©s internationaux, de permettre des investissements Ă©trangers Ă grande Ă©chelle, et dâaugmenter les exportations. Ces mesures se heurtaient de front Ă la conception que Franco se faisait de lâĂ©conomie, et le Caudillo renĂąclait Ă changer de cap ; sâil Ă©tait disposĂ© Ă accepter certaines rĂ©formes, il refusait encore de renoncer aux principes de base de lâautarcie[1208]. Navarro Rubio a relatĂ© lâextrĂȘme difficultĂ© avec laquelle il fit accepter son plan Ă Franco, dâautant que celui-ci Ă©tait confortĂ© dans sa fidĂ©litĂ© Ă lâidĂ©al autarcique par des collaborateurs trĂšs anciens, tels que Suanzes. Le Caudillo redoutait les organismes internationaux auxquels il prĂȘtait des intentions malveillantes, il rĂ©pugnait Ă la libĂ©ralisation des Ă©changes et au renoncement Ă lâinterventionnisme de lâĂtat, aussi parce que les primes et les subventions avaient Ă©tĂ© un des leviers de la politique Ă©conomique depuis 1940 et lui assuraient des moyens de pression[1177].
Carrero Blanco sâopposait plus fermement encore que Franco aux rĂ©formes proposĂ©es et voulait au contraire renforcer la politique autarcique originelle. Franco craignait que plus de libĂ©ralisme Ă©conomique n'entraĂźne plus de libĂ©ralisme politique et culturel, et quâune plus grande ouverture au commerce international et Ă lâinvestissement nâouvre la porte Ă lâinfluence subversive de lâĂ©tranger. Mais Franco fut toujours pragmatique avant toute chose, et les analyses indiquaient quâil Ă©tait impĂ©ratif dâagir[1209]. En rĂ©alitĂ©, ce fut le succĂšs initial de Navarro Rubio et dâUllastres qui leur permit dâobtenir lâadhĂ©sion de Franco, obnubilĂ© par lâĂ©quilibre de la balance commerciale, et de faire admettre leur politique de libĂ©ralisation des Ă©changes. Navarro Rubio prit de sĂ©vĂšres mesures de rigueur budgĂ©taire grĂące auxquelles on put boucler lâannĂ©e 1957 avec un excĂ©dent, puis rĂ©alisa une rĂ©forme fiscale qui augmenta les ressources de lâĂtat, tandis quâUllastres, en fixant un taux de change unique, rendait le pays attrayant aux capitaux Ă©trangers tout en freinant les importations[1210].
La mĂ©thode des technocrates consista Ă faire entrer en Espagne des devises Ă©trangĂšres par tous les moyens : en maintenant les salaires Ă bas niveau ; en favorisant, par des incitations fiscales, lâinvestissement Ă©tranger ; en dĂ©veloppant le tourisme ; et en facilitant lâexportation de main-d'Ćuvre vers les pays industrialisĂ©s. Ces techniques furent employĂ©es souvent contre lâavis de Franco, qui les comprenait souvent mal, mais qui, Ă la vue des premiers rĂ©sultats, finit assez vite par cĂ©der. Le blocage des salaires et la rĂ©duction des dĂ©penses publiques, appliquĂ©s aux dĂ©pens des promesses sociales du gouvernement, dĂ©chaĂźnaient des mouvements de grĂšve Ă rĂ©pĂ©tition, ainsi que la rĂ©probation des partis politiques en exil[1211]. Les rĂ©formes des ministres de lâOpus Dei butaient aussi contre lâhostilitĂ© des phalangistes, mais les membres de lâOpus Dei, appuyĂ©s par des Ă©lĂ©ments actifs du capitalisme espagnol, persistaient Ă transformer la lĂ©gislation et lâappareil productif : « Une Ă une », Ă©crit AndrĂ©e Bachoud, « des lois sont proposĂ©es, soumises au Caudillo, parfois acceptĂ©es, parfois rejetĂ©es. Franco apparaĂźt comme lâarbitre de toute initiative. Chacun lui prĂ©sente des comptes rendus, des projets. Il Ă©coute longuement, rĂ©pond parfois, prend le projet, lâamende ou lâenterre. Quel que soit lâaccueil quâil rĂ©serve Ă une proposition, son autoritĂ©, son verdict, mĂȘme tacite, ne sont jamais discutĂ©s »[1212].
La Phalange, incarnĂ©e par le ministre GirĂłn, voulait une hausse progressive des salaires, alors que la droite traditionnelle, soutenue par les technocrates, sây opposait, par crainte de lâinflation. Franco se laissa convaincre par les thĂ©oriciens du libĂ©ralisme Ă©conomique quâil fallait commencer par la prospĂ©ritĂ© dâun petit nombre avant de songer Ă une meilleure rĂ©partition. En Navarre et dans le Pays basque Ă©clatĂšrent des mouvements de protestation ouvriĂšre, appuyĂ©s par le clergĂ© et par une partie du patronat catholique qui, de son propre chef, accorda une augmentation de 40 pesetas par jour, Ă la suite de quoi Franco cĂ©da Ă GirĂłn qui proposait une hausse salariale de 23 %, promptement annihilĂ©e par lâinflation[1213].
Le Plan de stabilisation, conçu en accord avec les normes du FMI et assorti dâune aide de 418 millions de dollars du mĂȘme FMI, fut adoptĂ© en . La production nationale et lâinvestissement Ă©tranger furent soutenus par des subventions, de nouveaux crĂ©dits et des avantages fiscaux, seuls les secteurs en difficultĂ© restant protĂ©gĂ©s de la concurrence par les lois protectionnistes[1214]. Au bout dâun an, et abstraction faite dâun bref intervalle de rĂ©cession en guise dâajustement, lâĂ©conomie espagnole connut une croissance accĂ©lĂ©rĂ©e, enregistrant dans la dĂ©cennie suivante des taux de croissance exceptionnels, avec une moyenne de 7,2 %, soit le plus haut niveau de croissance et dâexpansion dâEurope. Comme Franco le reconnut plus tard, le Plan eut parallĂšlement des consĂ©quences sociales et culturelles dĂ©sastreuses, au rebours de la contre-rĂ©volution culturelle quâil avait engagĂ©e[1215].
Le développement du tourisme devient alors l'une des principales sources de devises pour le pays. |
Dans le domaine agricole, des mesures de remembrement du territoire furent prises qui purent rĂ©soudre en partie les problĂšmes posĂ©s par une parcellisation excessive des terres, en particulier en Galice, et la loi dite de concentraciĂłn parcelaria prĂ©voyait la mise en place dâun systĂšme de coopĂ©ratives permettant de rationaliser lâexploitation des terres. Une autre grande rĂ©alisation fut le dĂ©veloppement du tourisme, qui sera bientĂŽt, avec lâaide extĂ©rieure, la principale source de devises Ă©trangĂšres[1216].
Un sujet de controverse concerne la part respective dans le « miracle Ă©conomique espagnol » prise par lâenvironnement Ă©conomique et par la gestion du gouvernement de Franco. Il y eut assurĂ©ment une conjoncture Ă©conomique occidentale trĂšs porteuse, et lâun des facteurs les plus importants du dĂ©veloppement de lâEspagne Ă©tait la prospĂ©ritĂ© du Nord europĂ©en qui exportait sa croissance, investissait dans les zones prometteuses, absorbait la main-dâĆuvre espagnole sous-employĂ©e, et envoyait des milliers de touristes dans le pays. Mais dâautre part, il y eut la dĂ©cision de Franco de remplacer une partie des ministres phalangistes par des techniciens et des experts en Ă©conomie. Lâessor Ă©conomique avait en effet Ă©tĂ© voulu et pilotĂ© par LĂłpez RodĂł, et la nouvelle Ă©quipe dĂ©signĂ©e par Franco sut Ă partir de 1957 nĂ©gocier correctement le virage du libĂ©ralisme et transformer, sans cĂ©sure abrupte avec les crĂ©dos de la vieille Ă©quipe, la doctrine Ă©conomique du rĂ©gime[1217]. Lâune des chances de Franco est dâavoir bĂ©nĂ©ficiĂ© du concours dâhommes dont la stature intellectuelle, la culture, le talent, Ă©taient bien supĂ©rieurs au siens[1218].
Relations avec les monarchistes
Lâopposition monarchiste nâavait guĂšre de poids et se dĂ©lita davantage encore par une sĂ©rie dâinitiatives inopportunes, telles que celle de François-Xavier de Bourbon-Parme, le prĂ©tendant carliste, qui se proclama roi dâEspagne, ressuscitant ainsi les querelles dynastiques et discrĂ©ditant le principe monarchique[1205]. Dans la suite, la cause monarchiste sut nĂ©anmoins accroĂźtre le nombre de ses partisans, y compris dans la jeunesse[1155]. Franco reconnaissait la lĂ©gitimitĂ© de la monarchie, car elle faisait partie de son hĂ©ritage mental, indĂ©pendamment du jugement quâil pouvait porter sur les prĂ©tendants. Il avait jetĂ© son dĂ©volu sur Juan Carlos, seul garant de la continuitĂ© et de qui il travaillait Ă faire un monarque idĂ©al[1219].
Le , contre lâavis de ses principaux conseillers Gil-Robles et Sainz RodrĂguez, Don Juan eut une nouvelle entrevue avec Franco dans une villa en EstrĂ©madure[1220]. Franco exigea que le prince Juan Carlos reçoive, sous peine dâĂȘtre Ă©cartĂ© de la ligne de succession, une formation militaire et une Ă©ducation appuyĂ©es sur les principes du Mouvement, Ă quoi don Juan donna son assentiment[1221]. Il fut donc dĂ©cidĂ© que Juan Carlos ferait ses Ă©tudes supĂ©rieures en Espagne, notamment des Ă©tudes militaires Ă lâAcadĂ©mie de Saragosse, rouverte par Franco. Mais Gil-Robles et dâautres conseillers de Don Juan objectĂšrent que cela associerait trop Ă©troitement la monarchie au rĂ©gime, et tentĂšrent de le convaincre dâenvoyer Juan Carlos complĂ©ter sa formation Ă lâuniversitĂ© catholique de Louvain[1156]. Face au refus de Don Juan sur ce point, Gil-Robles cessa dâĆuvrer pour sa cause[1222]. Franco donna des assurances Ă Don Juan quant Ă la future dĂ©signation de Juan Carlos comme son successeur, lors mĂȘme que, pour lâheure, la monarchie ne jouissait que de peu de soutien, mais, avec le temps, « tous finiront par ĂȘtre monarchistes par nĂ©cessitĂ© ». Le moment viendrait oĂč les fonctions de chef de lâĂtat et de chef de gouvernement auraient Ă se dissocier « par les limitations de santĂ© de mon cĂŽtĂ© ou par ma disparition »[1223]. Cette entrevue produisit une forte impression sur le comte de Barcelone, Ă prĂ©sent convaincu que Franco projetait rĂ©ellement de restaurer la monarchie[1110]. Toutefois, lâidentification complĂšte et dĂ©finitive de Don Juan avec le rĂ©gime ne devait jamais se produire[1192].
Franco continua Ă veiller scrupuleusement Ă lâĂ©ducation du prince et Ă choisir les acadĂ©mies militaires, les universitĂ©s, la formation religieuse les plus Ă mĂȘme de le prĂ©parer au rĂŽle suprĂȘme, en sâassurant que les modalitĂ©s quâil imposait soient respectĂ©es, et que lâon se tienne Ă la double allĂ©geance, celle de la monarchie et celle du franquisme[1224]. En effet, la thĂ©orie prĂ©valait de plus en plus de la double lĂ©gitimitĂ©, celle de la filiation dynastique, et celle du coup dâĂtat du , que Don Juan se rĂ©signa Ă admettre[1225]. Dans les archives personnelles de Franco, on peut lire : « Une propagande habile serait Ă faire sur ce que doit ĂȘtre la Monarchie, en dĂ©faisant dans le pays les concepts de la Monarchie aristocratique et dĂ©cadente, antipopulaire, de camarilla de privilĂšges et de potentats subordonnĂ©s aux nobles et aux banquiers »[1226].
Décennie 1960 : réformes politiques et développement économique
Politique intérieure
En janvier 1960, Franco avait confiĂ© Ă PacĂłn : « Le rĂ©gime donnera naissance Ă une monarchie reprĂ©sentative dans laquelle tous les Espagnols pourront Ă©lire leurs reprĂ©sentants au Parlement et intervenir ainsi dans le gouvernement de lâĂtat, de mĂȘme que dans celui des municipalitĂ©s »[1227]. Pourtant, la stagnation institutionnelle de la dĂ©cennie 1950 se prolongera encore bien avant dans la dĂ©cennie suivante. SâĂ©tait installĂ© en effet un systĂšme fondamentalement bureaucratique, un gouvernement autoritaire immobiliste du point de vue politique, qui, grĂące au succĂšs de la nouvelle politique Ă©conomique et lâimpuissance de lâopposition, nâavait que peu Ă craindre de lâavenir, sauf disparition ou incapacitĂ© du Caudillo[688]. Fraga et LĂłpez RodĂł eurent des entrevues avec Franco, oĂč ils lui prĂ©sentĂšrent des projets pour quâĂ sa mort un cadre institutionnel soit en place propre Ă Ă©viter des affrontements majeurs. Si Franco Ă©tait accessible Ă leur argumentation en faveur de libĂ©ralisations, il Ă©tait freinĂ© non seulement par ses rĂ©ticences naturelles, mais aussi par un Carrero Blanco intransigeant. Franco se trouvait, explique AndrĂ©e Bachoud, « au centre de forces contraires, les unes franchement conservatrices, les autres timidement libĂ©rales ; face Ă ces pressions, il bouge le moins possible. Les conseils des ministres se tiennent Ă lâombre de ce chef de gouvernement, Ă la fois prĂ©sent et absent, souvent murĂ© par lâĂąge et lâincomprĂ©hension des mĂ©canismes de plus en plus complexes de lâĂ©conomie, parfois traversĂ© dâintuitions brillantes »[1228].
En 1962, parallĂšlement Ă une vague de grĂšves miniĂšres dans les Asturies, les sentiments antifranquistes sâintensifiĂšrent dans toute lâEurope, et prirent corps lors du IVe congrĂšs du Mouvement europĂ©en rĂ©uni Ă Munich les 6 et , rassemblement que le journal Arriba nomma pĂ©jorativement « contubernio (concubinage, acoquinement) de Munich ». Le congrĂšs avait conviĂ© un ample Ă©ventail de personnalitĂ©s espagnoles dâopposition, au nombre dâune centaine, rĂ©sidant en Espagne ou vivant en exil, issus y compris des factions monarchistes et catholiques[1229] - [1227], pour discuter des conditions dâune dĂ©mocratisation de lâEspagne. Ce fut la premiĂšre rencontre formelle entre les diffĂ©rents groupes dâopposition au rĂ©gime de Franco, Ă lâexception des communistes[1230]. Ă lâissue des dĂ©bats, tous signĂšrent une dĂ©claration commune exigeant que lâadhĂ©sion de lâEspagne Ă la CEE soit subordonnĂ©e Ă lâexistence dâ« institutions dĂ©mocratiques » approuvĂ©es par le peuple, Ă savoir : la garantie des droits de la personne humaine, la reconnaissance de la personnalitĂ© des rĂ©gions, les libertĂ©s syndicales, et la lĂ©galisation des partis politiques[1231]. Franco cria au complot judĂ©o-maçonnique et suspendit lâarticle 14 de la Charte des Espagnols, qui autorisait Ă choisir librement son lieu de rĂ©sidence ; le gouvernement avisa les signataires rĂ©sidant en Espagne quâils avaient le choix entre lâexil volontaire ou la dĂ©portation Ă leur retour au pays ; un bon nombre optĂšrent alors pour lâexil[1232] - [1233].
Don Juan, dont quelques-uns des conseillers, notamment deux monarchistes de premier rang, Gil-Robles et SatrĂșstegui, avaient assistĂ© Ă cette assemblĂ©e, fut mis en difficultĂ©[1231]. Franco en avait acquis la conviction que le prĂ©tendant jouerait toujours sur deux tableaux, et, ne se satisfaisant ni de lâexplication de Don Juan comme quoi lui-mĂȘme nâavait aucune responsabilitĂ© dans lâaffaire de Munich, ni de la dĂ©mission de Gil-Robles du conseil privĂ© de Don Juan, dĂ©cida de couper tous les ponts avec lui et cessa depuis ce moment dâenvisager sĂ©rieusement de nommer Don Juan pour son successeur[1234]. Significativement, Franco nota dans ses papiers privĂ©s : « ce qui pourrait se passer de pis est que la nation tombe aux mains dâun prince libĂ©ral, passerelle vers le communisme »[1235].
- JesĂșs Romeo GorrĂa.
Le , Franco procĂ©da Ă un nouveau remaniement ministĂ©riel, nommant pour la premiĂšre fois un vice-prĂ©sident, en la personne dâAgustĂn Muñoz Grandes[1236] ; faisant entrer au gouvernement Gregorio LĂłpez-Bravo, membre de lâOpus Dei, au poste de ministre de lâIndustrie, qui, avec Ullastres et Navarro Rubio, tous deux maintenus Ă leurs postes, vint renforcer encore lâĂ©quipe technocratique ; appelant au gouvernement Manuel Lora-Tamayo, Ă lâĂducation, et JesĂșs Romeo GorrĂa, au Travail, eux aussi issus de la mĂȘme sphĂšre ; et remplaçant, au ministĂšre de lâInformation et de la Propagande, Arias-Salgado par Fraga, dâorigine phalangiste[1237] - [1218], dont la double mission serait dâune part de prĂ©parer une loi sur la presse avec une censure moins stricte, en accord avec le nouveau ton du rĂ©gime, et dâautre part de stimuler lâindustrie touristique en Espagne[1238]. Le choix de Fraga, qui Ă©tait rĂ©putĂ© « libĂ©ral », apportait une petite dose dâouverture[1239]. Arrese, qui depuis 1957 nâavait Ă©tĂ© lĂ que pour figurer la permanence du Mouvement, et de qui la rĂ©ussite Ă©conomique avait fait un symbole inutile, passait ainsi Ă la trappe. La nomination de Muñoz Grandes Ă la vice-prĂ©sidence du gouvernement Ă©tait destinĂ©e Ă rassurer la vieille garde franquiste, laissant espĂ©rer Ă celle-ci lâĂ©tablissement dâun rĂ©gime prĂ©sidentialiste plutĂŽt que la monarchie prĂ©vue par la loi sur la Succession[1240]. Ce remaniement manifesta lâhabituel sens du dosage de Franco, qui nomma quelques figures emblĂ©matiques du temps passĂ© pour rassurer, en mĂȘme temps que quelques hommes pour faire Ă©voluer lâEspagne dans le sens dĂ©sirĂ©, et que Franco se rĂ©servait de mettre en jeu le cas Ă©chĂ©ant[1241]. Tel quel, ce gouvernement de 1962, de mĂȘme que le suivant, Ă©tait divisĂ© en deux factions antagonistes : dâune part les ministres du Mouvement, qui voulaient pĂ©renniser le rĂ©gime et rejetaient la succession monarchique, et dâautre part les technocrates, qui estimaient que le problĂšme de la succession devait se rĂ©soudre Ă travers la personne de Juan Carlos. En pleine commĂ©moration de 25 AnnĂ©es de paix, Franco dĂ©clara en que « câest avec le systĂšme monarchique que notre doctrine sâaccommode le mieux et que nos principes sont le mieux assurĂ©s »[1242]. DĂ©sormais, Franco agira davantage comme chef de lâĂtat que comme chef du gouvernement, accordant des audiences, recevant les dignitaires Ă©trangers, dĂ©cernant prix et mĂ©dailles, ou inaugurant des infrastructures publiques[1243].
Franco accepta la proposition de Don Juan tendant Ă ce que le duc de FrĂas, aristocrate Ă©rudit, devienne le nouveau prĂ©cepteur de Juan Carlos, mais insista pour que le pĂšre Federico SuĂĄrez Verdeguer, historien du droit et lâune des figures les plus importantes de lâOpus Dei, soit son nouveau directeur spirituel[1244]. Juan Carlos reçut une formation dâofficier dans chacune des trois armes, suivit des cours en facultĂ© de droit, eut le loisir dâobserver le fonctionnement de chacun des ministĂšres et visita le pays[1245].
En furent annoncĂ©es les fiançailles de Juan Carlos et de SofĂa[1246]. Franco assista en spectateur passif Ă cette intrigue princiĂšre, Don Juan lâayant Ă dessein tenu en marge[1247]. Franco communiqua alors Ă Juan Carlos quâil lui dĂ©cernerait ainsi quâĂ SofĂa le Grand Collier de lâordre de Charles III, par quoi il laissa entendre Ă Don Juan et au prince quâen dĂ©clinant la Toison dâOr offerte par Don Juan, en attribuant des titres nobiliaires et en dĂ©cernant de grandes dĂ©corations, il usait des prĂ©rogatives dâun monarque sans ĂȘtre roi[1248]. Ensuite, aprĂšs une entrevue prĂ©alable avec le pape, mais sans en informer Don Juan, le couple princier dĂ©cida de faire une visite prolongĂ©e Ă Franco, puis de quitter Estoril et de sâinstaller Ă Madrid. Franco fut sĂ©duit par SofĂa, par son intelligence et sa culture. En , Franco mit Ă la disposition du couple le palais de la Zarzuela et tous les services propres Ă assurer le prestige du prince[1249].
Franco rĂ©affirma les bases doctrinales de son Ătat Ă lâoccasion du Jour du Caudillo, le :
« La grande faiblesse des Ătats modernes dĂ©coule de leur manque de contenu doctrinal, de ce quâils ont renoncĂ© Ă maintenir une conception de lâHomme, de la vie et de lâHistoire. La plus grande erreur du libĂ©ralisme est son refus de toute catĂ©gorie permanente de raison, son relativisme absolu et radical, erreur qui, sous une version diffĂ©rente, fut celle aussi de ces autres courants politiques qui ont fait de lâ« action » leur unique exigence et la norme suprĂȘme de leur conduite. [âŠ] Lorsque lâordre juridique ne procĂšde pas dâun systĂšme de principes, dâidĂ©es et de valeurs reconnues comme supĂ©rieures et antĂ©rieures mĂȘme Ă lâĂtat lui-mĂȘme, il dĂ©bouche sur un volontarisme juridique omnipotent, que son organe soit la dĂ©nommĂ© « majoritĂ© », purement numĂ©rique et se manifestant inorganiquement, ou les organes suprĂȘmes du Pouvoir[1250]. »
Dans son discours de fin dâannĂ©e en 1961, Franco argua que les dirigeants de ce monde ne gouvernaient pas, mais Ă©taient gouvernĂ©s par une justice immanente oĂč Dieu savait reconnaĂźtre les siens et chĂątier ses ennemis ; Franco, dĂ©signĂ© par Dieu pour exĂ©cuter ses desseins, Ă©tait par nature destinĂ© Ă recevoir les bienfaits de Dieu et ne pouvait pas ĂȘtre suspectĂ© de complicitĂ© avec lâAllemagne hitlĂ©rienne, qui combattait Dieu et qui donc appartenait Ă un camp irrĂ©ductiblement opposĂ© au sien[1251].
Dans un entretien avec CBS, Franco reconnut que la dĂ©mocratie inorganique pouvait fonctionner aux Ătats-Unis, en raison de son systĂšme bipartite, Ă deux partis complĂ©mentaires, mais quâil nâavait pas fonctionnĂ© dans des pays tels que lâEspagne sous la RĂ©publique, avec un systĂšme fragmentĂ© et multipartite. En outre, il insista quâil sâagissait dâune question dâexpĂ©rience historique, vu que lâEspagne Ă©tait un pays trĂšs ancien, dĂ©jĂ passĂ© par la phase dĂ©mocratique, phase dont il prophĂ©tisait quâelle ne serait pas permanente dans le monde occidental : « MĂȘme vous, les AmĂ©ricains, qui vous croyez si sĂ»rs, vous devrez changer. Nous autres Latins avons brĂ»lĂ© les Ă©tapes, nous nous sommes engagĂ©s dans beaucoup de choses avant la dĂ©mocratie et lâavons consommĂ©e avant, et avons dĂ» aller Ă dâautres formes plus sincĂšres et plus rĂ©elles »[1252].
La seule modification de fond acceptĂ©e sans rĂ©serve par Franco Ă©tait le dĂ©veloppement Ă©conomique, malgrĂ© quelques difficultĂ©s de comprĂ©hension des nouvelles techniques de gestion. Il renonça donc Ă la vieille Ă©quipe qui avait conduit la politique de dirigisme et dâautarcie â en particulier Ă Suanzes[1253], son ami dâenfance, qui finit par dĂ©missionner de façon irrĂ©vocable, en raison de lâabandon progressif de lâultradirigisme et de lâapprobation du premier Plan de dĂ©veloppement de LĂłpez RodĂł pour les annĂ©es 1964-1967, sur lequel il nâavait mĂȘme pas Ă©tĂ© consultĂ©[1254] â et se glorifiera bientĂŽt auprĂšs de la population espagnole des succĂšs de la nouvelle Ă©quipe, sâapplaudissant en dĂ©but de chaque annĂ©e, lors de ses vĆux Ă la nation, des progrĂšs Ă©conomiques accomplis[1253]. En revanche, quand SolĂs Ruiz fit une proposition dâautoriser une certaine reprĂ©sentation politique, en permettant lâexistence de diffĂ©rentes « associations politiques », certes Ă condition quâelles restent dans le cadre du Mouvement, il se heurta au scepticisme du Caudillo, qui craignait que de telles innovations puissent rĂ©duire lâautoritĂ© du gouvernement et ouvrir la boĂźte de Pandore[1255].
Les industriels catalans ayant Ă©tĂ© les principaux bĂ©nĂ©ficiaires du dynamisme Ă©conomique impulsĂ© par le catalan LĂłpez RodĂł, les relations avec la Catalogne sâĂ©taient dĂ©tendues. Les autoritĂ©s avaient cessĂ© de rĂ©primer lâusage du catalan, dĂšs lors que les principes de lâunitĂ© de lâĂtat Ă©taient respectĂ©s[1256]. Lâombre au tableau Ă©tait lâattitude de plus en plus critique et les nouvelles positions sociales et dĂ©mocratiques de lâĂglise[1257] ; en effet, sous lâinfluence des tendances rĂ©formistes et de libĂ©ralisation de Vatican II, en particulier de lâencyclique Pacem in terris, publiĂ©e le par le pape Jean XXIII, qui exhortait Ă dĂ©fendre les droits de lâhomme et les libertĂ©s politiques[1258] - [1259], plusieurs Ă©vĂȘques commençaient Ă se faire critiques envers le rĂ©gime[1236], et le jeune clergĂ© en particulier entendait se conformer aux doctrines conciliaires[1259]. Les acteurs clef Ă©taient les organisations ouvriĂšres catholiques HOAC et JOC, ciblĂ©es par lâentrisme communiste, qui prenaient part Ă des grĂšves illĂ©gales et pouvaient compter sur lâappui de nombreux membres de la hiĂ©rarchie catholique. Sâil y eut bien des arrestations, la rĂ©action du gouvernement fut modĂ©rĂ©e, et en aoĂ»t, une hausse sensible du salaire minimum fut approuvĂ©e[1236]. En , lâopposition catholique parvint Ă sâunir et Ă former une Union dĂ©mocrate chrĂ©tienne, sur un programme radical de rĂ©formes comprenant la nationalisation des banques et la collaboration avec le PSOE[1260]. Ce changement de cap de lâĂglise, dĂ©sireuse de reconquĂ©rir les masses, fut pour Franco le facteur le plus dĂ©stabiliseur, qui bousculait les engagements pris entre Franco et le Saint-SiĂšge. Le concordat vint Ă ĂȘtre remis en cause, et en , le concile demanda aux Ătats de renoncer au privilĂšge de « prĂ©sentation » des Ă©vĂȘques[1257], quâil rĂ©pugnait Ă Franco dâabandonner ; il y eut en consĂ©quence bientĂŽt 14 siĂšges Ă©piscopaux vacants, Ă quoi le Vatican supplĂ©ait en nommant des Ă©vĂȘques « auxiliaires », ce quâil pouvait faire sans « prĂ©sentation » du gouvernement espagnol, et ces auxiliaires Ă©taient presque toujours acquis aux doctrines conciliaires[1261]. Ă la clĂŽture du IXe congrĂšs national du Mouvement, Franco rappela comment il avait sauvĂ© lâĂglise de « lâĂ©tat lamentable » oĂč lâavait mise la Seconde RĂ©publique, et dĂ©nonça « lâinflitration progressive des communistes dans certains organes catholiques »[1260].
Le rejet international dont le rĂ©gime faisait lâobjet regagna en vigueur en 1963, Ă la suite du jugement et de lâexĂ©cution du dirigeant communiste JuliĂĄn Grimau[1262]. Sur ordre du ComitĂ© central du PCE, Grimau avait Ă©tĂ© envoyĂ© en Espagne, oĂč il sâexposa imprudemment et fut apprĂ©hendĂ©. Ayant Ă©tĂ© au dĂ©but de la Guerre civile inspecteur de police Ă la Brigade de recherche criminelle, puis vers la fin de la guerre chef de la police politique secrĂšte Ă Barcelone, Grimau avait contribuĂ© entre et la fin de 1938 Ă faire assassiner aussi bien des opposants de droite que des membres du POUM et des anarchistes. Il fut mis en accusation et jugĂ© non pour ses activitĂ©s clandestines comme membre de la direction du PCE, mais pour ses prĂ©sumĂ©s crimes de guerre, et condamnĂ© Ă la peine maximale[1263]. La presse internationale le dĂ©peignit comme un opposant innocent, un militant en passe dâĂȘtre exĂ©cutĂ© pour le seul crime dâavoir Ă©tĂ© un opposant politique, et mit en branle contre le rĂ©gime de Franco une campagne mĂ©diatique massive de protestation pour exiger lâindulgence[1264] ; en France notamment, de grands noms de la crĂ©ation littĂ©raire et artistique se mobilisĂšrent[1265]. Franco cependant se montra implacable, et la pression internationale ne fit que lâenferrer dans sa dĂ©cision et dans son dĂ©sir de faire la dĂ©monstration de sa totale souverainetĂ© et indĂ©pendance[1264]. Cette exĂ©cution porta un double coup au rĂ©gime : les gouvernements des pays de la CEE dĂ©cidĂšrent de surseoir aux accords en cours avec lâEspagne, et le Saint-SiĂšge se dĂ©solidarisa du rĂ©gime[1266], mais les consĂ©quences internationales se rĂ©vĂ©lĂšrent en dĂ©finitive assez peu graves pour lâEspagne[1267] ; avec de Gaulle Ă la tĂȘte de la Ve rĂ©publique, lâEspagne bĂ©nĂ©ficiait de meilleures relations avec la France, Ă quoi lâexĂ©cution de Grimau et lâasile accordĂ© par quelques phalangistes au gĂ©nĂ©ral putschiste Salan pendant six mois entre 1960 et 1961, ne constitueront pas un obstacle sĂ©rieux[1268]. LâĂ©quipe gouvernementale, atterrĂ©e par les consĂ©quences de lâexĂ©cution de Grimau â mais LĂłpez RodĂł a bien prĂ©cisĂ© que la majoritĂ© des ministres consultĂ©s au cours du Conseil du sâĂ©taient dĂ©clarĂ©s hostiles Ă la grĂące[1269] â, sâavisa que dĂ©sormais lâintĂ©rĂȘt du pays Ă©tait dâĂ©viter de tels dĂ©rapages ; elle sollicitera, et obtiendra, jusquâen 1973, la grĂące des opposants[1266]. Lâaffaire hĂąta aussi la rĂ©forme des organes judiciaires de sorte Ă transfĂ©rer la compĂ©tence de ce genre de causes vers les juridictions civiles[1267], et le rĂ©gime crĂ©a en outre le le Tribunal d'ordre public, devant lequel les prĂ©venus seraient jugĂ©s non plus militairement, mais civilement, et dĂ©crĂ©ta que les condamnĂ©s seraient dorĂ©navant exĂ©cutĂ©s par le lacet Ă©trangleur (garrote vil) au lieu dâĂȘtre fusillĂ©s[1270].
Cette mĂȘme annĂ©e 1964, Franco prĂ©senta les premiers signes de la maladie de Parkinson, sous forme de tremblements des mains, de rigiditĂ© corporelle, dâune expression faciale figĂ©e, et de dĂ©fauts de concentration et de mĂ©moire[1271]. Par le contrĂŽle de lâinformation, la censure et lâauto-censure des mĂ©dias, et la crainte des suites politiques de la disparition du Caudillo, la discrĂ©tion Ă ce sujet put ĂȘtre maintenue, et ce sont au contraire les signes de vitalitĂ© du Caudillo qui Ă©taient exhibĂ©s avec insistance. DĂ©libĂ©rĂ©ment, au sein du gouvernement, la maladie nâĂ©tait jamais prise en compte, et personne dans lâĂ©quipe gouvernementale ne se hasardait Ă sây rĂ©fĂ©rer, ni Ă marquer des signes dâimpatience devant la lenteur de ses dĂ©cisions. Le dĂ©veloppement Ă©conomique avait Ă©largi les assises sociales du rĂ©gime et accru lâeffectif des classes moyennes, qui ne souhaitaient pas dâaventures politiques[1272]. Sa famille en revanche, en particulier Carmen Polo et le gendre Villaverde, se croyait autorisĂ©e par sa maladie Ă intervenir dans les affaires de lâĂtat et accrut son emprise, mĂȘme si pendant encore quelques annĂ©es, Franco, Ă©crit AndrĂ©e Bachoud, resta « le maĂźtre effectif dâun jeu oĂč il continuait Ă donner son accord Ă une proposition ou Ă rester sourd Ă telle autre, suivant cette mĂ©thode mi-active, mi-passive »[1273] et Ă se rĂ©server Ă lui seul la question de la succession et lâĂ©ducation du prince[1274].
En 1965, Franco procĂ©da derechef Ă un remaniement ministĂ©riel, conformĂ©ment Ă ce qui en rĂ©alitĂ© avait Ă©tĂ© programmĂ© par Carrero Blanco : Navarro Rubio fut remplacĂ© aux Finances, aprĂšs neuf ans au gouvernement, par Juan JosĂ© Espinosa San MartĂn, Ullastres au Commerce par Faustino GarcĂa-MoncĂł, Federico Silva Muñoz prit le poste de ministre des Travaux publics, et Laureano LĂłpez RodĂł devint ministre sans portefeuille[1275] - [1276]. Ce remaniement, le dernier des exercices dâĂ©quilibriste typiques de Franco, ne visait qu'Ă confirmer les politiques existantes, puisqu'en effet le reste des ministres technocrates allait continuer sur la mĂȘme voie, LĂłpez-Bravo, lâun des favoris de Franco, continuant comme ministre de lâIndustrie, et LĂłpez RodĂł gardant son poste au Plan de dĂ©veloppement[1277].
Le , une loi sur la presse, Ă©laborĂ©e par Fraga et approuvĂ©e par les Cortes le , fut promulguĂ©e, qui abolissait la censure a priori, mais en rendant les journalistes et rĂ©dacteurs de presse responsables de ce quâils Ă©crivaient[1278] - [1279]. Franco nâavait cessĂ© de se montrer sceptique vis-Ă -vis de ce projet, et Carrero Blanco, Alonso Vega, entre autres, Ă©taient rĂ©ticents. Il avait fallu que Fraga, soutenu par plusieurs ministres « civils » dont LĂłpez RodĂł et Silva Muñoz, dĂ©ploie des trĂ©sors de persuasion pour enlever lâadhĂ©sion de Franco[1280]. Le Caudillo finit Ă contre-cĆur par accepter la loi, dĂ©clarant : « Je ne crois pas, moi, Ă cette libertĂ©, mais câest un pas auquel beaucoup de raisons importantes nous obligent ». Lâexplication officielle Ă©tait que lâEspagne Ă©tait devenue un pays plus instruit, plus cultivĂ©, et politiquement plus soudĂ©, par quoi lâancienne rĂ©gulation de Serrano Suñer Ă©tait devenue superflue ; la censure serait dĂšs lors volontaire, sans directives officielles imposĂ©es, encore que le gouvernement se rĂ©servait le droit dâimposer des sanctions, des amendes, des confiscations, des suspensions, et mĂȘme des emprisonnements. Sans Ă©tablir Ă proprement parler la libertĂ© de la presse, la loi assouplit considĂ©rablement les fortes restrictions antĂ©rieures[1281].
La mĂȘme annĂ©e 1966, la Loi organique de l'Ătat fut prĂ©sentĂ©e devant les Cortes ; cependant il avait Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© quâil nây aurait pas de dĂ©bat sur cette loi complexe ; elle serait soumise dâabord aux Cortes, puis au peuple espagnol, sans examen public prĂ©alable de ses avantages et inconvĂ©nients, ni explications approfondies[1282]. Lâobjectif dĂ©clarĂ© Ă©tait de coiffer le dispositif institutionnel et de renforcer la nature juridique de lâĂtat, en codifiant, clarifiant et rĂ©formant partiellement les pratiques dĂ©jĂ existantes[1279] - [1283]. Elle reflĂ©tait surtout la position de Carrero Blanco et de LĂłpez RodĂł, et, dans une moindre mesure, de Franco lui-mĂȘme, qui repoussa rondement les derniĂšres requĂȘtes de Muñoz Grandes et de SolĂs tendant Ă faire adopter pour le futur une forme de gouvernement prĂ©sidentialiste, au lieu du retour Ă la monarchie. La Loi organique rĂ©solvait plusieurs contradictions dans les six Lois fondamentales qui formaient le corps doctrinal du rĂ©gime â Charte du travail, loi sur les Cortes, Charte des Espagnols, loi sur le RĂ©fĂ©rendum, loi sur la Succession, et Principes fondamentaux du Mouvement national â, Ă©liminait ou rĂ©duisait les vestiges terminologiques de la phase fasciste[1283], et Ă©tait prĂ©sentĂ©e, en association avec les autres Lois fondamentales, comme la « constitution espagnole »[1284]. Elle inscrivait la monarchie Ă venir dans la continuitĂ© des principes du Mouvement national. Certaines dispositions introduisaient un dĂ©but de libĂ©ralisation, dont : la sĂ©paration des pouvoirs entre le chef de lâĂtat et le chef du gouvernement, ce dernier nommĂ© pour cinq ans, avec lâaval du Conseil du royaume, et le premier se voyant confĂ©rer dâamples pouvoirs, comme le droit de nommer et de destituer le prĂ©sident du Conseil, de convoquer les Cortes (ou de les suspendre), de convoquer le Conseil des ministres (et mĂȘme de le prĂ©sider sâil le dĂ©sirait), et de proposer des sujets pour les rĂ©fĂ©rendums nationaux[1283] ; le souci de maintenir la constitutionnalitĂ© des lois avec pour gardiens le chef de lâĂtat et le Conseil du royaume[1285], le texte spĂ©cifiant que ni le Conseil national du Mouvement, ni la Commission permanente des Cortes ne pouvait prĂ©senter de proposition contraire Ă la lĂ©gislation en vigueur, ni promouvoir aucune mesure gouvernementale qui contredirait les Principes fondamentaux[1286] ; les principes de pluralisme politique et de participation des citoyens Ă la vie politique et syndicale ; et lâĂ©lection au suffrage direct dâune partie des procuradores, dont le nombre fut rehaussĂ© Ă 565[1285]. Plus prĂ©cisĂ©ment, concernant ce dernier point, un tiers des dĂ©lĂ©guĂ©s des Cortes seraient dĂ©sormais Ă©lus par des « chefs de famille », lors de scrutins qui nâĂ©taient en fait que simulacres dâun processus dĂ©mocratique, puisque tous les dĂ©lĂ©guĂ©s Ă©taient membre du Mouvement et prĂšs de la moitiĂ© dâentre eux Ă©taient des fonctionnaires dâĂtat. Du reste, Franco ne manqua de signaler Ă un de ses ministres que les Cortes nâĂ©taient pas souveraines et que lui seul Ă©tait habilitĂ© Ă sanctionner les lois[1287] ; de fait, les membres des Cortes faisaient partie de lâoligarchie, et prĂšs de la moitiĂ© dâentre eux Ă©taient fonctionnaires dâĂtat. Mais si les Cortes ne devinrent jamais un vrai parlement et nâavaient pas le droit de proposer des lois, leurs membres sâenhardirent occasionnellement Ă critiquer certains aspects des lois proposĂ©es par le gouvernement, voire Ă y apporter quelques amendements mineurs[1284]. Franco nĂ©anmoins dĂ©finit cette Loi organique comme une « large dĂ©mocratisation du processus politique », ajoutant :
« La dĂ©mocratie qui, bien comprise, est le plus prĂ©cieux legs civilisateur de la culture occidentale, apparaĂźt, Ă chaque Ă©poque, liĂ©e Ă des circonstances concrĂštes. [âŠ] Les partis ne sont pas un Ă©lĂ©ment essentiel et permanent, sans lesquels la dĂ©mocratie ne pourrait pas ĂȘtre rĂ©alisĂ©e. [âŠ] Ă partir du moment oĂč les partis deviennent des plateformes pour la lutte des classes et des facteurs de dĂ©sintĂ©gration de lâunitĂ© nationale [âŠ], ils ne sont pas une solution constructive, ni tolĂ©rante [âŠ][1288]. »
Le , la loi fut adoptée par référendum avec une participation de 88 % et un pourcentage de votes négatifs de seulement 1,81 %, mais avec des soupçons de fraude, certaines localités ayant en effet enregistré un taux de participation de 120 %, ce qui fut promptement imputé à des « individus de passage »[1289] - [1288]. Ce résultat représenta néanmoins un succÚs pour le Caudillo, attribuable en partie à sa popularité[1290].
Ă la fin des annĂ©es 1960, la contestation et les dĂ©sordres prirent de lâampleur, dâune part dans les universitĂ©s, Ă Madrid et Barcelone surtout, oĂč plusieurs professeurs furent expulsĂ©s de leur facultĂ©[1291], et dâautre part dans les zones industrialisĂ©es du nord, sous lâimpulsion des Commissions ouvriĂšres. Abstraction faite de quelques actions Ă©nergiques, le degrĂ© de rĂ©pression policiĂšre fut de façon gĂ©nĂ©rale assez limitĂ©, Franco ne voulant pas rĂ©pĂ©ter lâexpĂ©rience de Miguel Primo de Rivera, dont la politique avait portĂ© les universitĂ©s Ă sâunir contre son rĂ©gime[1292]. Carrero Blanco tenait la Loi sur la presse de 1966 et la gestion laxiste de Fraga pour responsables de la rĂ©bellion estudiantine. Franco aussi doutait de Fraga, mais, au contraire des ultras, ne croyait pas quâil fĂ»t possible de retourner Ă la situation ancienne. Devant la montĂ©e des conflits sociaux et lâagitation nationaliste dans les provinces basques, le gouvernement rĂ©pliqua par un regain de sĂ©vĂ©ritĂ© et en particulier par un nouveau dĂ©cret qui transfĂ©rait aux tribunaux militaires la compĂ©tence judiciaire pour les cas dâattentats terroristes et de dĂ©lits politiques. Ă lâinverse, en , Ă lâoccasion du 30e anniversaire de la fin de la Guerre civile, une amnistie dĂ©finitive fut approuvĂ©e[1293].
Franco, vieux et coupĂ© de la rĂ©alitĂ©, Ă©tait de plus en plus permĂ©able Ă lâinfluence et toujours plus dĂ©pendant de la collaboration de son groupe[1294]. Il se retirait lentement du jeu, mais tout en demeurant trĂšs jaloux de ses pouvoirs[1276]. Les dissensions, qui sâexprimaient Ă dĂ©couvert, paralysaient la machine gouvernementale. Franco ajoutait Ă la confusion en basculant tour Ă tour vers une tendance ou une autre[1295].
La bataille politique au sein du Conseil des ministres se rĂ©duisait Ă une opposition entre Mouvement dâun cĂŽtĂ©, incarnĂ© par Muñoz Grandes, dĂ©jĂ dans ses derniers mois comme vice-prĂ©sident du gouvernement, et Opus Dei de lâautre, reprĂ©sentĂ© principalement par Carrero Blanco[1281]. La lutte Ă©tait inĂ©gale : le Mouvement Ă©tait isolĂ© sur le plan international et dĂ©noncĂ© pour ses engagements passĂ©s[1296] ; de plus, Muñoz Grandes Ă©tait inapte Ă lâintrigue politique et gravement malade. LâOpus Dei par contre avait accru son influence au sein du monde catholique et des milieux capitalistes[1281]. Certes, en une occasion lâĂglise se montra critique aussi envers lâOpus Dei, aux membres duquel fut rappelĂ©e lâimportance dâobĂ©ir aux Ă©vĂȘques et de vivre en accord avec les vĆux de pauvretĂ©[1297]. Carrero Blanco, par crainte quâun anti-monarchiste dĂ©clarĂ© puisse empĂȘcher la restauration de la monarchie aprĂšs la mort de Franco, tenta en vain de convaincre Franco de relever Muñoz Grandes de ses fonctions[1296] - [1298].
Dans une pĂ©riode de confusion et de montĂ©e en puissance d'un syndicalisme aux revendications apolitiques, il fut dĂ©cidĂ© en de remanier le gouvernement, apparemment Ă lâinstigation de Carrero Blanco, qui, sâil sâefforçait de poursuivre lâouverture Ă©conomique, cherchait Ă©galement Ă rĂ©voquer les concessions accordĂ©es. Franco repoussa lucidement la proposition de confier le ministĂšre de la Justice Ă lâhomme de droite ultra-rĂ©actionnaire Blas Piñar. Les autres changements proposĂ©s par Carrero Blanco et acceptĂ©s par Franco tendaient Ă renforcer lâinfluence dâun catholicisme libĂ©ral et conservateur, fortement marquĂ© par lâOpus Dei, dont le nombre de membres Ă des postes clef fut doublĂ©. Chacun des hommes qui entouraient Franco incarnait des directions possibles entre lesquelles il se rĂ©servait de choisir, arbitrant lentement entre les pressions et les arguments des uns et des autres[1299]. Une autre dĂ©cision significative de Franco en 1967 concerna la vice-prĂ©sidence du gouvernement : le , il finit par dĂ©mettre de cette fonction Muñoz Grandes, avec lâexplication officielle que, en vertu de la Loi organique, un membre du Conseil du royaume ne pouvait pas exercer comme vice-prĂ©sident. Les motifs rĂ©els Ă©taient son mauvais Ă©tat de santĂ© (il Ă©tait atteint dâun cancer), son Ăąge, son dĂ©saccord avec Franco sur la bombe atomique espagnole, et surtout son opposition marquĂ©e Ă la monarchie. Le , entĂ©rinant une situation depuis longtemps Ă©tablie[1300] - [1301] - [1302], Franco nomma vice-prĂ©sident Carrero Blanco, Ă qui le Caudillo vieillissant dĂ©lĂ©guera ensuite de plus en plus de pouvoir[1303] - [1300].
Quant au Mouvement, on ne savait plus en rĂ©alitĂ© quel Ă©tait son rĂŽle. Lors de cĂ©rĂ©monies publiques, Franco assurait aux membres du Mouvement quâil se tenait Ă leurs cĂŽtĂ©s et que leur organisation continuait dâĂȘtre essentielle, soulignant que « le Mouvement est un systĂšme, et il y a de la place en lui pour tout le monde ». Franco imputait la faiblesse du Mouvement Ă lâintransigeance des vieilles chemises, qui voulaient maintenir les doctrines radicales dâorigine et nâavaient pas Ă©tĂ© capables de mettre Ă jour leurs postulats pour attirer de nouveaux militants[1304]. Franco prenait de plus en plus mal les positions nouvelles de lâĂglise, telles quâexprimĂ©es dans la derniĂšre encyclique Populorum Progressio de , Ă quoi sâajoutaient lâengagement des prĂȘtres basques et catalans en faveur des rĂ©gionalismes et leur implication dans les revendications sociales. Franco rĂ©agissait en penchant vers ceux quâil avait toujours considĂ©rĂ©s comme les siens, le Mouvement, et soutint donc les positions de celui-ci, refusant quâun pluralisme politique puisse sâexprimer hors des associations qui y Ă©taient intĂ©grĂ©es. Un texte de loi en ce sens, trĂšs restrictif quant Ă la libertĂ© dâassociation[1305], fut approuvĂ© officiellement le [1306]. En 1968, Franco autorisa son ministre de la Justice Ă crĂ©er Ă Zamora une prison spĂ©ciale pour prĂȘtres, oĂč 50 membres du clergĂ© furent emprisonnĂ©s[1307]. En , une loi fut votĂ©e par laquelle le nom de FET y de las JONS Ă©tait changĂ© dĂ©finitivement en Mouvement national[1308].
Dans la seconde moitiĂ© de la dĂ©cennie 1960, Franco Ă©tait pressĂ© par son entourage de dĂ©signer enfin un successeur, car il montrait des signes croissants de dĂ©crĂ©pitude et lâon craignait pour la continuitĂ© du rĂ©gime[789] - [1309]. Il assurait quâune nouvelle Loi organique Ă©tait en prĂ©paration et quâil serait bientĂŽt en mesure de la prĂ©senter ; mais câest en vain quâon lâattendit. Juan Carlos, qui avait une conception de la monarchie assez proche de celle de Franco, Ă©tait de plus en plus souvent aperçu aux cĂŽtĂ©s du Caudillo[1310], et tant LĂłpez RodĂł que Fraga, sous des angles diffĂ©rents, sâactivĂšrent Ă monter une campagne de soutien Ă la candidature du prince comme successeur[1311]. Franco avait une idĂ©e exigeante et archaĂŻque de la monarchie, et sâemployait par une relation bihebdomadaire avec Juan Carlos Ă peaufiner son Ă©ducation[1312]. De façon gĂ©nĂ©rale, le Caudillo Ă©tait satisfait du prince, dont la relative simplicitĂ© du style de vie lui plaisait, et disposĂ© Ă accepter lâĂ©ventualitĂ© que le prince effectue aprĂšs sa mort quelques changements mineurs au rĂ©gime. MĂȘme, il ne manifesta pas grande inquiĂ©tude lorsquâil reçut un rapport faisant Ă©tat de ce que Juan Carlos avait activement participĂ© Ă un dĂźner avec douze libĂ©raux modĂ©rĂ©s, soigneusement sĂ©lectionnĂ©s, qui avait eu lieu en , et oĂč le prince avait exprimĂ© sa prudente prĂ©fĂ©rence pour un systĂšme Ă©lectoral bipartite sous une monarchie restaurĂ©e[1313]. Cependant, Franco se gardait encore de prendre la dĂ©cision finale. En 1968, Carrero Blanco, LĂłpez RodĂł et dâautres avocats du prince au sein du gouvernement commençaient Ă faire pression sur le Caudillo avec plus dâinsistance encore pour quâil nomme un successeur, avant quâil nâen soit rendu incapable par la maladie[1314]. Vers cette Ă©poque, Salazar, puis de Gaulle avaient dĂ» cĂ©der le pouvoir, autant dâoccasions offertes aux proches de Franco pour lâinciter, sinon Ă se retirer, du moins Ă dĂ©signer son successeur. Câest Ă lâinstigation de Carrero Blanco, qui prĂ©senta le Ă Franco un mĂ©morandum intitulĂ© ConsidĂ©rations sur lâapplication de lâarticle 6 de la loi sur la Succession, que le pas dĂ©cisif fut enfin accompli. Franco Ă©couta le vice-prĂ©sident du gouvernement et lui rĂ©pondit enfin : « Conforme con todo », soit : Dâaccord sur tout[1315] - [1314]. En , lors dâun entretien, Juan Carlos se dĂ©clara prĂȘt Ă faire « tous les sacrifices » nĂ©cessaires et à « respecter les lois et institutions de mon pays » (entendre : les Lois fondamentales de Franco) « dâune maniĂšre trĂšs spĂ©ciale »[1316] ; reprenant les termes maintes fois employĂ©s par Franco, il dĂ©clara ĂȘtre partisan dâune « instauration monarchique », et non dâune restauration (puisquâon ne pouvait admettre une lĂ©gitimitĂ© antĂ©rieure au ), et vouloir accepter dâĂȘtre dĂ©signĂ© successeur, au mĂ©pris des prĂ©tentions de son pĂšre[1317] - [1318]. Lorsque quelques jours plus tard Franco sâentretint Ă nouveau avec Juan Carlos, il lui fit part de sa dĂ©cision de le nommer pour son successeur avant la fin de lâannĂ©e. Carrero Blanco redoubla dâefforts, et le Franco lâinforma finalement que sa dĂ©cision Ă©tait prise et que lâannonce officielle aurait lieu dans un dĂ©lai dâun mois[1316]. Juan Carlos se soucia de se concerter avec son conseiller, Torcuato FernĂĄndez Miranda, qui lui garantit quâune fois quâil aurait hĂ©ritĂ© pleinement de la structure lĂ©gale de lâĂtat franquiste, des rĂ©formes seraient parfaitement envisageables[1319]. Lâentourage de Franco considĂ©rait Juan Carlos comme faible de caractĂšre et dĂ©nuĂ© des capacitĂ©s politiques nĂ©cessaires Ă se confronter aux institutions du rĂ©gime ; mais lâon estima quâavec le choix portĂ© sur Juan Carlos, la continuitĂ© du rĂ©gime serait, du moins pour quelque temps, assurĂ©e[1319].
Le , Franco prĂ©senta la dĂ©signation de Juan Carlos devant le Conseil des ministres, puis le lendemain devant les Cortes. Le , Juan Carlos signa le document officiel dâacceptation, lors dâune cĂ©rĂ©monie rĂ©duite, dans sa rĂ©sidence de la Zarzuela, puis se rendit dans lâaprĂšs-midi en compagnie de Franco aux Cortes en vue de la cĂ©rĂ©monie dâacceptation et de prestation de serment. En sĂ©ance plĂ©niĂšre des Cortes, Juan Carlos jura « loyautĂ© Ă Son Excellence le chef de lâĂtat et fidĂ©litĂ© aux principes du Mouvement et aux autres Lois fondamentales du Royaume »[1320] - [1321]. La dĂ©signation fut approuvĂ©e par les Cortes sans guĂšre dâopposition : 419 voix pour et 19 contre[1322]. Tandis que la loi dĂ©signant le prince comme successeur Ă©tait en chantier, le comte de Barcelone fit paraĂźtre une dĂ©claration oĂč il marquait sa rĂ©probation devant une « opĂ©ration qui sâest faite sans lui, et sans la volontĂ© librement exprimĂ©e du peuple espagnol »[1323] ; il manifesta son intention de ne pas abdiquer et maintint sa propre candidature au trĂŽne. Il retourna Ă son opposition anti-franquiste ouverte de 1943-1947, et sâengagea dans plusieurs conspirations, toutes infructueuses, jusquâĂ la mort du Caudillo[1321] - [1324].
Du reste, Franco ne tenta jamais dâendoctriner Juan Carlos directement et ne rĂ©pondait jamais pĂ©remptoirement aux questions que le prince lui posait sur certains sujets politiques en rapport avec lâavenir. Il prĂ©fĂ©rait que le prince ne fasse pas de dĂ©clarations ni de commentaires politiques pour Ă©viter des complications et garder les mains libres pour la suite. Pourtant, dĂ©but 1970, Juan Carlos se laissa aller Ă signaler au New York Times que lâEspagne future aurait besoin dâun type de gouvernement diffĂ©rent de celui qui avait Ă©mergĂ© de la Guerre civile[1325].
Ă la fin de la dĂ©cennie 1960 Ă©clata le scandale financier Matesa, du nom dâune fabrique de mĂ©tiers Ă tisser, dont le PDG, Juan VilĂĄ Reyes, trĂšs proche des milieux de lâOpus Dei, sâĂ©tait fait octroyer abusivement des sommes considĂ©rables au titre de subventions Ă lâexportation, ce qui fut mis au jour en par le directeur des douanes[1326] - [1327]. La publicitĂ© exceptionnelle faite Ă ce scandale paraĂźt ĂȘtre un coup montĂ© contre lâOpus Dei par le Mouvement, qui, acceptant mal la prĂ©pondĂ©rance des technocrates dans la plupart des organismes Ă©conomiques nationaux[1326], exploita lâaffaire pour discrĂ©diter les ministres Ă©conomiques de lâOpus Dei[1328]. CâĂ©tait aussi une occasion de montrer du doigt les dangers du libĂ©ralisme pratiquĂ© depuis une dĂ©cennie[1329]. Les 41 journaux du Mouvement dĂ©noncĂšrent lâaffairisme de lâOpus Dei et les complicitĂ©s au sein du gouvernement. La malversation, assortie dâune Ă©norme affaire dâĂ©vasion de devises oĂč de nombreuses personnalitĂ©s de lâindustrie et de la finance Ă©taient compromises, dĂ©passa donc vite le cadre du dĂ©lit financier pour devenir lâoccasion dâun rĂšglement de comptes politique[1329], dans le cadre dâune campagne de presse qui supposait au moins lâaccord tacite des ministres SolĂs et Fraga[1327] ; ce dernier surtout sâactiva Ă ce que les mĂ©dias donnent Ă lâaffaire une couverture maximale, bien que Franco eĂ»t donnĂ© lâordre dâarrĂȘter la campagne[1328]. En , le Tribunal suprĂȘme inculpa tant les ministres sortants que lâancien ministre de lâĂconomie Navarro Rubio, et sept autres hauts fonctionnaires[1330], et prononça un jugement sans appel, dĂ©nonçant le traitement de faveur dont avait bĂ©nĂ©ficiĂ© Matesa, lâabsence de contrĂŽle et de garanties de dĂ©fense des intĂ©rĂȘts publics, la fuite des capitaux etc. Ă la rentrĂ©e de septembre, Franco annonça sa position dĂ©finitive et confirma la sanction du tribunal[1331]. VilĂĄ Reyes, jugĂ© et condamnĂ© Ă trois ans dâemprisonnement et Ă une forte amende, adressa une lettre de chantage Ă Carrero Blanco, menaçant de rĂ©vĂ©ler des cas dâĂ©vasion de devises impliquant plus de 450 personnalitĂ©s de haut rang et entreprises, beaucoup dâentre elles trĂšs proches du rĂ©gime. Carrero Blanco persuada Franco que si lâaffaire nâĂ©tait pas close dĂ©finitivement, elle causerait un dommage irrĂ©parable au rĂ©gime lui-mĂȘme. Le , saisissant lâoccasion du 35e anniversaire de son ascension Ă la tĂȘte de lâĂtat, Franco octroya son indult Ă tous les principaux impliquĂ©s[1332].
Le , Carrero Blanco fit parvenir Ă Franco un mĂ©morandum, oĂč il analysait la situation politique, mettait en accusation les fauteurs de dĂ©sordre et faisait un certain nombre de propositions. Il sut convaincre Franco dâouvrir une crise ministĂ©rielle, de sorte Ă amortir la rĂ©action sociale et Ă faire retourner le calme au sein du cabinet ministĂ©riel. Il demanda le dĂ©part dâhommes fort diffĂ©rents dans leurs options politiques, mais ayant pour dĂ©nominateur commun dâavoir bĂ©nĂ©ficiĂ© trĂšs longtemps de la confiance de Franco[1329] - [1333]. Le nouveau gouvernement dâ signifia une victoire totale pour Carrero Blanco et mit fin Ă la crise la plus profonde depuis douze ans. La nouvelle Ă©quipe reçut le sobriquet de « gouvernement monocolore », vu que la presque totalitĂ© des ministres Ă©taient membres de lâOpus Dei ou de lâAssociation catholique nationale de propagandistes (ACNdP), ou des sympathisants dĂ©clarĂ©s. JosĂ© MarĂa LĂłpez de Letona prenait la tĂȘte du ministĂšre de lâIndustrie, Alberto Monreal Luque de celui des Finances, Enrique Fontana Codina de celui du Commerce, Camilo Alonso Vega fut remplacĂ© Ă lâIntĂ©rieur par TomĂĄs Garicano, et Fraga par Alfredo SĂĄnchez Bella Ă lâInformation. Aussi, les principaux ministres issus du Mouvement, dont Fraga, SolĂs et Castiella, furent limogĂ©s, de mĂȘme que ceux des technocrates des ministĂšres Ă©conomiques qui avaient Ă©tĂ© Ă©claboussĂ©s par le scandale Matesa. Les principaux ministres technocrates et membres de lâOpus Dei, comme Gregorio LĂłpez-Bravo, qui passa Ă occuper le portefeuille des Affaires Ă©trangĂšres, et LĂłpez RodĂł, restĂšrent dans le gouvernement. Pour le portefeuille de prĂ©sident du Mouvement (qui avait alors rang de ministre), Franco dĂ©signa lâancien tuteur de Juan Carlos, Torcuato FernĂĄndez Miranda, de qui il escomptait une profonde rĂ©forme du Mouvement. Franco sâĂ©tait ainsi inclinĂ© sur quasiment tout, ne marquant son indĂ©pendance que par son refus dâattribuer le portefeuille des Affaires Ă©trangĂšres Ă Silva Muñoz, lui prĂ©fĂ©rant un autre membre de lâOpus Dei, LĂłpez-Bravo. Si certaines dĂ©clarations de ministres limogĂ©s portent Ă penser que le Caudillo, bien que consultĂ©, nâavait pas pris une part effective dans ce remaniement, les sanctions prises simultanĂ©ment contre un libĂ©ral, un phalangiste et un membre de lâOpus Dei seraient, selon AndrĂ©e Bachoud, « assez dans la maniĂšre de Franco ; il a toujours pratiquĂ© par le passĂ© le chĂątiment distributif qui consiste Ă renvoyer dos Ă dos et Ă sanctionner dâune maniĂšre Ă©gale tous les fauteurs de troubles, sans sâinterroger sur leurs responsabilitĂ©s respectives ».Dans son allocution de NoĂ«l de cette annĂ©e, Franco ne dit rien sur lâaffaire Matesa, dĂ©clarant, dans une phrase devenue cĂ©lĂšbre, que pour « ceux qui douteraient de la continuitĂ© de notre Mouvement, todo ha quedado atado y bien atado », soit ± « tout est dĂ©sormais ficelĂ© et bien ficelĂ© »[1334] - [1335] - [1336].
Le monolithisme gouvernemental engendra des frictions au sein du franquisme entre : les dĂ©nommĂ©s immobilistes (connus Ă©galement sous le nom de Bunker), liĂ©s Ă lâextrĂȘme droite, qui refusaient les changements et prĂ©conisaient comme successeur la personne dâAlfonso de BorbĂłn y Dampierre, futur mari de la petite-fille de Franco, Carmen MartĂnez-BordiĂș ; les continuĂŻstes, câest-Ă -dire technocrates et partisans de la monarchie de Juan Carlos ; et les aperturistas (littĂ©r. ouverturistes), favorables aux rĂ©formes politiques, et emmenĂ©s par Fraga. Ă lâextrĂ©mitĂ© la plus dure de lâĂ©ventail se trouvait le groupe dâultra-droite Fuerza Nueva, dirigĂ© par Blas Piñar, et le groupe parapolicier Guerrilleros de Cristo Rey[1337]. Le public manifestait sa mauvaise humeur contre le groupe thĂ©ocratique, tandis que le Caudillo semblait ne plus pouvoir assumer les pleins pouvoirs, que nul cependant ne sâaventurait Ă contester. Au prix de paralyser les institutions, les ministres continuaient donc Ă respecter Ă la lettre les dĂ©cisions de Franco, qui apparaissait tour Ă tour indĂ©cis et autoritaire, dâune grande luciditĂ© ou ressassant de vieux crĂ©dos[1338].
Franco Ă©tait traumatisĂ© dâĂȘtre dĂ©sormais dĂ©savouĂ©, voire combattu, par une Ăglise sur laquelle il avait fondĂ© la continuitĂ© de son rĂ©gime, et interprĂ©ta comme un jugement nĂ©gatif sur son action lâinstruction, donnĂ©e par le pape en , de promouvoir la justice sociale[1339]. Au cours de lâannĂ©e 1969 Ă©clatĂšrent 800 grĂšves, qui furent reçues par Franco comme des manifestations dâingratitude du peuple espagnol[1340].
En , Charles de Gaulle dĂ©cida, aprĂšs sa dĂ©mission de la prĂ©sidence, dâeffectuer en Espagne le voyage que, comme reprĂ©sentant de la France, il nâavait jamais pu faire auparavant. AprĂšs un pĂ©riple aux Asturies, les Ă©poux de Gaulle furent reçus Ă Madrid Ă un dĂ©jeuner mi-officiel, mi-familial, en compagnie de LĂłpez-Bravo. Ensuite, de Gaulle eut avec Franco une demi-heure dâentretien dont on ignore la teneur. De retour en France, de Gaulle adressa Ă Franco le une lettre aux termes trĂšs Ă©logieux, avec notamment cette phrase : « Avant tout, jâai Ă©tĂ© heureux de faire personnellement votre connaissance, câest-Ă -dire celle de lâhomme qui assure, au plan le plus illustre, lâavenir, le progrĂšs, la grandeur de lâEspagne. » De Gaulle, qui sâĂ©tait toujours souciĂ© de maintenir des relations cordiales avec le Caudillo et avec lâEspagne, fut le seul chef dâĂtat europĂ©en Ă manifester par son voyage dâabord, par sa lettre ensuite, de lâadmiration pour Franco et sa carriĂšre, mĂȘme si en public, le prĂ©sident français se montra plus rĂ©servĂ©[1341] - [1342] - [1343].
Miracle Ă©conomique et agitation sociale
Dans les 25 derniĂšres annĂ©es du rĂ©gime de Franco, lâexpansion Ă©conomique et la hausse du niveau de vie ont Ă©tĂ© les plus fortes de toute lâhistoire d'Espagne[1344]. Franco avait dĂšs le dĂ©part affichĂ© sa dĂ©termination Ă dĂ©velopper lâĂ©conomie espagnole, mais les politiques qui permettront finalement dâatteindre cet objectif sâĂ©carteront sensiblement de celles adoptĂ©es au lendemain de la Guerre civile. La modernisation que Franco avait en vue devait ĂȘtre orientĂ©e sur lâindustrie lourde, hors du marchĂ© capitaliste, plutĂŽt que sur une Ă©conomie de consommation et dâexportation. Il Ćuvra au dĂ©veloppement social, mais sous la forme dâun bien-ĂȘtre de base et sous l'Ă©gide dâune conscience patriotique nationale et dâune culture nĂ©o-traditionaliste catholique, et non sous le signe de lâindividualisme et du matĂ©rialisme. Franco pensait que lâĂ©conomie libĂ©rale de marchĂ© avait Ă©tĂ© la cause de la croissance relativement lente de lâĂ©conomie espagnole au XIXe siĂšcle et que le nouveau dirigisme autarcique des dictatures contemporaines Ă©tait destinĂ© Ă supplanter ce modĂšle. Pendant la Guerre civile, la politique Ă©conomique de son gouvernement â Ă©tatique, autoritaire, nationaliste et autarcique â avait connu un certain succĂšs, en particulier en comparaison des Ă©checs du gouvernement rĂ©publicain[1345]. AprĂšs la victoire, une politique dâautarcie fut imposĂ©e Ă lâensemble de lâĂ©conomie, avec les mĂȘmes techniques quâauparavant, mais d'une façon plus stricte et dâune application plus large. La politique Ă©conomique de lâaprĂšs-guerre mondiale accordait la prioritĂ© Ă lâindustrie nouvelle, surtout Ă lâindustrie lourde, et en 1946, la production dĂ©passait de deux pour cent le niveau de 1935[1346].
Une politique fiscale peu vigoureuse, oĂč lâĂtat ne percevait quâun peu moins de 15 % du produit national, limitait les possibilitĂ©s de lâinvestissement public que Franco envisageait. Lâimposition directe avait toujours Ă©tĂ© faible en Espagne et il y avait une forte rĂ©ticence Ă changer de modĂšle, lâimpĂŽt progressif ayant des relents de socialisme ; du reste, lâon se souciait peu alors de redistribution des richesses[1347]. Les rĂ©formes fiscales de 1957 et 1964 ne modifieront pas substantiellement un rĂ©gime fiscal trĂšs rĂ©gressif et comportant de nombreuses failles. Les impĂŽts indirects par contre Ă©taient parmi les plus Ă©levĂ©s au monde[1348]. Le monde extĂ©rieur, lâoccident capitaliste autant que le monde communiste, Ă©tait qualifiĂ© dâhostile au rĂ©gime et Ă la culture espagnole vĂ©ritable, en considĂ©ration de quoi ĂȘtre aussi indĂ©pendant que possible ne cessera dâĂȘtre un objectif crucial. La politique autarcique fut poursuivie jusquâen 1959, mais sera rĂ©ajustĂ©e en deux phases successives. Comme la plupart des dictateurs du XXe siĂšcle, Franco croyait Ă la primautĂ© du politique sur lâĂ©conomique et pensait que lâĂtat pouvait soumettre lâĂ©conomie Ă ses propres fins[1349].
Vers la fin de 1957, Luis Carrero Blanco mit sur la table un plan coordonnĂ© dâaugmentation de la production nationale, qui tendait Ă renforcer encore lâautarcie, au mĂ©pris du puissant courant venant dâEurope occidentale et poussant vers la coopĂ©ration internationale. Les nouveaux ministres de lâĂconomie et leurs collaborateurs Ă©taient au contraire beaucoup plus attirĂ©s par les opportunitĂ©s du marchĂ© international. Ă lâissue dâune phase initiale de rĂ©ticence, Franco se laissa convaincre par Navarro Rubio dâaccepter un nouveau modĂšle afin dâĂ©quilibrer lâĂ©conomie et de pĂ©renniser la prospĂ©ritĂ© de lâEspagne[1350]. Aussi, aprĂšs que le modĂšle autarcique a mis lâEspagne au bord de la faillite, le rĂ©gime avait-il fini par consentir â non sans le regimbement et lâopposition des secteurs phalangistes et de Franco lui-mĂȘme â Ă ce que soit instaurĂ©e une lente libĂ©ralisation de lâĂ©conomie[1351] - [1352]. Les aides amĂ©ricaines, commencĂ©es aprĂšs la signature du traitĂ© bilatĂ©ral, avaient permis de faire face Ă cette situation Ă©conomique critique[1351]. La chape du protectionnisme fut alors progressivement allĂ©gĂ©e : par listes successives, les interdictions dâexportation et dâimportation furent levĂ©es, et les capitaux Ă©trangers invitĂ©s Ă sâinvestir dans les secteurs dĂ©ficitaires, car ils bĂ©nĂ©ficiaient dâun rĂ©gime prĂ©fĂ©rentiel, dĂ©rogeant du droit commun trĂšs protecteur pour les entreprises nationales[1353]. Au dĂ©but de la dĂ©cennie 1960, les rĂ©formes Ă©conomiques des technocrates commencĂšrent Ă porter leurs fruits, ce qui conforta leur position et entraĂźna un glissement progressif du pouvoir en leur faveur et aux dĂ©pens des phalangistes et, corollairement, une dissociation encore plus marquĂ©e entre le Caudillo et les affaires politiques quotidiennes[1354].
Le Plan de stabilisation, Ă©laborĂ© en 1959 sous la supervision du FMI et de lâOCDE, marqua le dĂ©marrage dĂ©finitif de lâĂ©conomie espagnole. LâEspagne, en Ă©change dâaides financiĂšres, adressa un mĂ©morandum au FMI, dans lequel elle sâengageait à « adopter les mesures nĂ©cessaires pour mettre lâĂ©conomie espagnole en condition de solvabilitĂ© et de stabilitĂ© Ă©conomique »[1355] - [1351]. Tout au long de la dĂ©cennie 1960, lâĂ©conomie espagnole sâaccrut Ă un rythme annuel moyen de 7 %, en cela dĂ©passĂ© seulement par le Japon. Entre 1960 et 1966, la croissance espagnole, alors la plus forte au monde, dĂ©passa les 38 %, sous-tendant ce qui sera appelĂ© le « miracle Ă©conomique espagnol »[1356] - [1357]. Vers la fin de 1973, le revenu par tĂȘte avait franchi la barre des 2 000 dollars, chiffre que LĂłpez RodĂł avait retenu comme seuil Ă franchir avant que la dĂ©mocratie puisse prendre pied en Espagne. En revenu rĂ©el, câĂ©tait le mĂȘme revenu que celui quâavait eu le Japon quatre ans auparavant[1358]. Il est vrai que lâEspagne partait dâun niveau trĂšs bas et avait Ă©tĂ©, avec la GrĂšce et le Portugal, lâun des pays les plus pauvres dâEurope, avec un revenu par tĂȘte infĂ©rieur mĂȘme Ă quelques pays latino-amĂ©ricains[1359].
Si certes lâEspagne se trouva exclue du processus de reconstruction europĂ©en, qui avait commencĂ© dĂšs la fin de la Seconde Guerre mondiale et englobait les dĂ©cennies concernĂ©es, et si elle ne fut donc pas pleinement associĂ©e au progrĂšs Ă©conomique des pays environnants[1360], il Ă©tait inĂ©vitable quâelle aussi bĂ©nĂ©ficie de la croissance forte et soutenue gĂ©nĂ©rĂ©e par ledit processus et que le contexte Ă©conomique international soit aussi un facteur dĂ©terminant pour l'Ă©conomie espagnole[1361]. La croissance espagnole fut en partie tributaire de lâexpansion Ă©conomique des Ătats environnants et des retombĂ©es de celle-ci, dont notamment lâentrĂ©e de capital Ă©tranger, lâafflux de touristes, et les entrĂ©es de devises provenant des Espagnols Ă©migrĂ©s (lâĂ©migration permanente concernait plus de 800 000 Espagnols, auxquels sâajoutaient autant dâĂ©migrants temporaires). Les entrĂ©es de devises provenant de lâĂ©migration atteignaient un montant proche de 6 000 millions de dollars (soit 12 % des recettes du pays en provenance de lâĂ©tranger)[1362]. Les apologistes du franquisme revendiquent cette croissance en la prĂ©sentant comme une consĂ©quence directe de lâaction gouvernementale, quand en rĂ©alitĂ© celle-ci nâa Ă©tĂ© dĂ©terminante que dans la mesure oĂč, pour tirer avantage de la vague de croissance en Europe, le gouvernement sut se rĂ©soudre Ă Ă©liminer lâensemble des lois, ordonnances et institutions qui avaient Ă©tĂ© crĂ©Ă©es dans la pĂ©riode autarcique[1363]. Ce dĂ©veloppement, dĂ©sordonnĂ© par certains aspects, et lâexode rural favorisĂšrent lâapparition de bidonvilles autour des grandes villes. Les taux de croissance Ă©conomique Ă©levĂ©s ne sâaccompagnaient pas dâune crĂ©ation dâemploi subsĂ©quente â la nĂ©cessitĂ© dâindustrialiser le pays tendait Ă privilĂ©gier la hausse du facteur capital face au facteur travail â, et ce fut lâĂ©migration vers lâEurope qui permit dâĂ©viter que la faible capacitĂ© Ă crĂ©er de lâemploi ne se traduise par une augmentation du taux de chĂŽmage[1364].
Les efforts pour rĂ©percuter la croissance sur le niveau de vie des Espagnols finirent par suivre, dâune part parce que la justice sociale avait Ă©tĂ© constamment invoquĂ©e par Franco depuis 1961, et dâautre part pour des motifs Ă©conomiques, le dĂ©veloppement industriel ne pouvant se faire sans renforcer le marchĂ© intĂ©rieur[1356]. Bien quâune partie des ressources normalement destinĂ©es Ă moderniser lâĂ©conomie se soient retrouvĂ©es dans lâescarcelle de personnes proches du pouvoir, il apparaĂźt nĂ©anmoins quâune bonne partie de la population bĂ©nĂ©ficia dâune amĂ©lioration de son niveau de vie[1365] ; la hiĂ©rarchie catholique, mais aussi les phalangistes, tentaient en effet dâobtenir que la prospĂ©ritĂ© bĂ©nĂ©ficie aussi aux plus dĂ©favorisĂ©s. Les manifestations ouvriĂšres reçurent lâappui des membres les plus en vue de la Phalange et mobilisĂšrent aussi de nombreux ecclĂ©siastiques, suivant en cela lâencyclique Mater et Magistra. Dans le domaine du bĂątiment p. ex., on nâavait, depuis la fin de la Guerre civile, rĂ©alisĂ© que quelque 30 000 logements chaque annĂ©e pour une population qui sâĂ©tait accrue de 300 000 individus par an. Un conflit Ă©clata entre JosĂ© Luis Arrese, porte-voix des thĂ©ories sociales du Mouvement et ministre du Logement, qui proposait la construction dâun million de logements sociaux, et Navarro Rubio, pour qui cette proposition Ă©tait incompatible avec la politique Ă©conomique quâil menait alors. Franco ayant pris fait et cause pour Navarro Rubio, Arrese fut contraint de dĂ©missionner[1366]. En , pendant un voyage en Andalousie, le gouverneur civil de la province de SĂ©ville, Hermenegildo Altozano Moraleda, emmena Franco voir un bidonville, dont le chef de lâĂtat resta horrifiĂ©, claire dĂ©monstration de sa mĂ©connaissance des rĂ©alitĂ©s du pays[1367] - [1368] - [1369]. Le , de retour Ă Madrid, il en parla Ă PacĂłn, ajoutant que lâattitude des grands propriĂ©taires andalous Ă©tait rĂ©voltante car ils laissaient crever de faim les journaliers affectĂ©s par un Ă©prouvant chĂŽmage saisonnier[1370]. En tous cas, il exige de ses ministres, en particulier de Navarro Rubio, de trouver les moyens dây remĂ©dier[1371].
La croissance dĂ©sĂ©quilibrĂ©e occasionna les mĂȘmes malaises sociaux que dans les autres pays industrialisĂ©s, mais plus criants, et la revendication sociale Ă©tait empĂȘchĂ©e de sâexprimer par la chape gouvernementale. Le dĂ©cret sur le banditisme de considĂ©rait les « actes de subversion sociale » comme des actes de rĂ©bellion militaire, de mĂȘme que les arrĂȘts de travail, grĂšves, sabotages et autres actes analogues, quand ils ont des buts politiques et causent de graves troubles de lâordre public[1372]. Ce dispositif rĂ©pressif permettait Ă Franco de refuser longtemps toute amĂ©lioration sociale. Si dans le reste de lâEurope, on Ćuvrait depuis 1945 Ă mettre en place des mĂ©canismes et des institutions propres Ă universaliser la protection sociale, en Espagne en revanche, ce ne sera pas avant 1963, avec la promulgation de la loi sur les Bases de la sĂ©curitĂ© sociale, quâun authentique systĂšme de sĂ©curitĂ© sociale commencera timidement Ă ĂȘtre instaurĂ©[1373]. La mise en place de ce systĂšme sâaccĂ©lĂ©ra par la suite, jusquâĂ englober les paysans Ă partir de 1964, tandis que son Ă©ventail de services sâĂ©largit considĂ©rablement. Finalement, en 1971, les petits commerçants et travailleurs indĂ©pendants y furent intĂ©grĂ©s Ă©galement, et le systĂšme se fit universel lâannĂ©e suivante[1374]. Son instauration, bien quâelle se soit faite sans une concomitante rĂ©forme fiscale qui lâeĂ»t dotĂ©e des moyens nĂ©cessaires, et malgrĂ© lâinefficacitĂ© de la gestion des ressources de lâĂtat, reprĂ©sente une importante avancĂ©e en matiĂšre de protection sociale, et en 1973, quatre Espagnols sur cinq bĂ©nĂ©ficiaient dâune couverture mĂ©dicale. Ces rĂ©formes nâĂ©taient pas tant une concession du franquisme quâune conquĂȘte du monde du travail, facilitĂ©e par la situation de faiblesse oĂč se trouvait alors le rĂ©gime[1375]. En fut adoptĂ© Ă©galement le principe dâun salaire minimum[1265].
Il y eut une montĂ©e en puissance du militantisme ouvrier, principalement autour des Commissions ouvriĂšres (CC.OO.), qui surgirent non comme un syndicat Ă proprement parler, mais comme une plateforme syndicale, impulsĂ©e par le Parti communiste qui, sâappuyant sur un rĂ©seau clandestin, utilisait les structures du syndicat vertical pour porter les revendications Ă la rue, en tentant ainsi dâopĂ©rer une mobilisation de masse ; dâautres centrales syndicales commençaient aussi Ă se faire actives, comme p. ex. lâUSO et lâUGT[1376]. Les multiples grĂšves, impliquant 1 850 000 ouvriers entre 1962 et 1964, sont la traduction de lâinfluence croissante des syndicats clandestins et dâun syndicalisme spontanĂ©iste, oĂč sâexerçait lâinfluence de phalangistes, de noyaux communistes, de catholiques progressistes (notamment de lâAction catholique ouvriĂšre), et surtout des CC.OO.[1377] La mobilisation revendicative de la classe ouvriĂšre et la lente conversion antifranquiste du nouveau mouvement ouvrier espagnol furent le plus grand dĂ©fi quâeut Ă affronter le rĂ©gime de Franco dans la dĂ©cennie 1960[1378].
Lâagriculture commença Ă recevoir plus dâattention dans les annĂ©es 1950, et de fait, quelques efforts positifs furent entrepris dans ce domaine, notamment une augmentation du budget agricole. Plus de 800 mille hectares furent reboisĂ©s, prĂšs de 300 mille hectares de marais assĂ©chĂ©s, et les lois sur le remembrement, prĂ©voyant notamment de regrouper les minifundios improductives, commençaient Ă porter leurs fruits[1368] - [1379]. La reforestation extensive en Espagne fut lâun des projets les plus ambitieux de ce type dans le monde, et dans la dĂ©cennie 1970, Franco parvint Ă transformer pour une bonne part le paysage dĂ©solĂ© qui lâavait tant surpris quand il voyagea pour la premiĂšre fois Ă travers lâEspagne centrale en 1907. LâamĂ©nagement de lacs de retenue permit de multiplier par dix le volume des rĂ©serves dâeau du pays. De mĂȘme, lâirrigation connut une expansion considĂ©rable[1371]. LâInstitut national de colonisation octroya des terres Ă plus de 90 000 paysans, et Franco lui-mĂȘme investit une petite somme personnelle dans cette entreprise. Toutefois, la politique de cet institut nâeut que peu dâeffet[1379].
ParallĂšlement au dĂ©veloppement Ă©conomique, il se produisait une modernisation de la sociĂ©tĂ©, qui la fit Ă©voluer dâune sociĂ©tĂ© agraire vers une sociĂ©tĂ© industrielle, avec notamment des progrĂšs dans lâinstruction publique, grĂące auxquels le taux de scolaritĂ© passa Ă 90 % et lâanalphabĂ©tisme put ĂȘtre abaissĂ©[1380]. En 1974, pour la premiĂšre fois dans lâhistoire du pays, tous les enfants Ă©taient scolarisĂ©s dans lâenseignement primaire, y compris dans les zones montagneuses peu accessibles, et le nombre dâuniversitĂ©s fut multipliĂ© par deux. Lâindustrie de lâĂ©dition Ă©tait florissante, en partie grĂące Ă la suppression de la censure a priori en 1966[1374]. Une autre avancĂ©e fut la timide intĂ©gration de la femme dans le monde du travail et dans lâenseignement[1380].
Les classes moyennes doublĂšrent presque leurs effectifs et les classes infĂ©rieures sâĂ©taient rĂ©duites dâau moins un tiers ; en ce sens, lâobjectif de Franco de crĂ©er une plus grande Ă©galitĂ© sociale fut atteint partiellement. En deux dĂ©cennies Ă peine, lâEspagne changea fonciĂšrement, passant dâune sociĂ©tĂ© encore largement prolĂ©tarisĂ©e Ă une sociĂ©tĂ© dotĂ©e dâune vaste classe moyenne[1358]. ParallĂšlement Ă une augmentation du bien-ĂȘtre et une amĂ©lioration des infrastructures du pays, on constate aussi, favorisĂ©e par le contact avec lâextĂ©rieur, lâadoption de façons de vivre et de coutumes plus libĂ©rales : minijupe, cheveux longs chez les hommes, tenue vestimentaire dĂ©contractĂ©e, bikini, musique pop etc., en mĂȘme temps quâĂ un changement dans les mĆurs sexuelles : la vente de pilules contraceptives dĂ©passa le million dâunitĂ©s en 1967[1381]. Ces transformations se rĂ©percutĂšrent sur la psychologie sociale et culturelle, avec comme consĂ©quence lâadoption de la mentalitĂ© matĂ©rialiste, de la sociĂ©tĂ© de consommation et de la culture de masse du monde contemporain occidental, effets collatĂ©raux de la rĂ©ussite Ă©conomique que le Caudillo ne souhaitait ni nâavait prĂ©vu[1382]. Les noyaux originels de soutien Ă Franco pendant la Guerre civile, Ă savoir les petites villes et la sociĂ©tĂ© rurale du Nord, allaient sâĂ©rodant lentement mais systĂ©matiquement. En dĂ©pit du maintien dâune censure, certes quelque peu relĂąchĂ©e, les influences Ă©trangĂšres sâinsinuĂšrent en Espagne par le tourisme de masse, lâĂ©migration Ă grande Ă©chelle, et lâintensification des contacts Ă©conomiques et culturels, faisant que la sociĂ©tĂ© espagnole se trouvait exposĂ©e Ă des styles et des comportements totalement contraires Ă la culture traditionnelle[1383]. AprĂšs la mort de Franco, les nouveaux dirigeants dĂ©couvriront que la sociĂ©tĂ© et la culture sur lesquelles sâappuyait son pouvoir avaient pratiquement cessĂ© dâexister, en raison de quoi il Ă©tait totalement impossible que le rĂ©gime se perpĂ©tue[1384].
Politique extérieure
Fernando MarĂa Castiella sâappliqua Ă dĂ©velopper une politique extĂ©rieure plus autonome, moins dĂ©pendante des Ătats-Unis, et Ă Ă©tablir Ă cet effet, en matiĂšre Ă©conomique et culturelle, des relations plus Ă©troites et plus stables avec les pays dâEurope occidentale. Franco pour sa part Ă©tait opposĂ© Ă lâidĂ©e dâune Europe unie et critiquait le concept dâ« europĂ©isme » ; cependant son sens pragmatique lui ayant fait comprendre que lâEspagne devait faire sa demande dâadhĂ©sion, il finit par lâautoriser en 1962. Les pays de la CEE tinrent la dragĂ©e haute Ă lâEspagne en invoquant des raisons politiques, mais en rĂ©alitĂ© leurs rĂ©ticences tenaient plus Ă leur scepticisme sur le processus de libĂ©ralisation de lâĂ©conomie espagnole, sur ses rĂ©glementations douaniĂšres, et sur son retard de dĂ©veloppement[1385].
Le gouvernement des Ătats-Unis apparaissait, en comparaison du gouvernement prĂ©cĂ©dent, plus soucieux de maintenir de bonnes relations avec l'Espagne[1386]. Mais en mĂȘme temps, Franco laissait entendre que la dĂ©pendance Ă©conomique et politique de lâEspagne vis-Ă -vis des Ătats-Unis nâimpliquait pas un alignement total sur les positions amĂ©ricaines. Ses propos favorables Ă Fidel Castro et Ă son anti-impĂ©rialisme, Ă la souverainetĂ© du peuple cubain, la dĂ©nonciation du risque dâembrasement du monde hispanique etc. donnaient un nouveau contenu au concept dâhispanitĂ©, concept jusque-lĂ dâun lyrisme inoffensif, mais dĂ©sormais outil politique opĂ©rant. En affichant un anticolonialisme et un anticapitalisme de principe, Franco, note AndrĂ©e Bachoud, proposait un modĂšle aux pays qui cherchaient Ă sâaffranchir de la tutelle des deux superpuissances, et, brandissant sa propre trajectoire comme exemple Ă suivre, se forgeait un personnage apte Ă gagner la sympathie des pays dâAmĂ©rique latine, des pays arabes fraĂźchement dĂ©colonisĂ©s et des Africains[1387].
Franco monnaya lâindĂ©pendance de la GuinĂ©e et dâIfni contre un accord de pĂȘche avec le Maroc et contre la crĂ©ation dâune province autonome au Sahara espagnol[1388] - [1389], mais nâavait en revanche pas lâintention de faire la moindre concession sur les villes de Ceuta et Melilla[1385], choisissant ainsi, parmi les deux tendances prĂ©sentes au sein de son gouvernement â celle de Castiella, partisan de lâouverture, et celle de Carrero Blanco, hostile Ă ce quâil taxait de politique dâabandon â, la voie la plus rĂ©aliste, montrant par lĂ sa capacitĂ© Ă sâadapter et Ă remettre en question des positions qui avaient Ă©tĂ© primordiales pendant une grande partie de sa vie[1388]. Lâaspect le plus fĂącheux Ă©tait le soutien marquĂ© apportĂ© Ă Hassan II par la politique amĂ©ricaine en Afrique du Nord. La vente par les Ătats-Unis dâune importante quantitĂ© dâarmes Ă Hassan II amena le gouvernement espagnol Ă protester, notamment Ă travers une lettre personnelle de Franco au prĂ©sident Johnson[1390]. Dans le Sahara espagnol, le gouvernement, dans une tentative de court-circuiter le Maroc, reconnut le territoire comme une province dâEspagne et octroya aux habitants la nationalitĂ© espagnole et donc les mĂȘmes droits quâaux autres Espagnols, y compris une reprĂ©sentation dans les Cortes. Franco cependant admit lâĂ©vidence : le Sahara en soi avait peu de valeur et ne prĂ©sentait dâintĂ©rĂȘt que dans le cadre dâune stratĂ©gie visant Ă sauvegarder dâautres zones qui Ă©taient espagnoles depuis des siĂšcles et habitĂ©es par des Espagnols, Ă savoir les Canaries et Ceuta et Melilla[1389].
LâannĂ©e 1964 marqua le dĂ©but de lâintĂ©gration lente, par petits pas, Ă la CEE[1391]. En , le gouvernement espagnol signa avec le MarchĂ© commun un accord prĂ©fĂ©rentiel, trĂšs favorable aux exportations espagnoles, car ne mettant guĂšre en cause les tarifs douaniers protectionnistes[1392]. En dĂ©pit de ses sentiments contradictoires Ă ce sujet, Franco sâen rĂ©jouit, car cela reprĂ©sentait une Ă©tape dĂ©cisive vers lâintĂ©gration Ă©conomique et consacrait sa politique de libĂ©ralisation et de croissance rapide[1393].
Pendant lâ, le gouvernement amĂ©ricain fit parvenir Ă Franco un mĂ©morandum classifiĂ© lâinformant que les Ătats-Unis comptaient faire obstacle Ă la mainmise communiste sur le Vietnam, et requĂ©rant la participation symbolique de lâEspagne sous les espĂšces dâune assistance mĂ©dicale. Franco rĂ©pondit par une lettre au prĂ©sident Johnson, oĂč il lui prĂ©dit une dĂ©faite et lui reprĂ©senta que les Ătats-Unis commettaient une erreur fondamentale en envoyant des troupes, alors que Ho Chi Minh, quoique staliniste, Ă©tait vu par beaucoup dâEspagnols comme un patriote et comme un combattant pour lâindĂ©pendance de son pays[1394]. En accord avec sa sensibilitĂ© tiers-mondiste, quâil partageait avec beaucoup dâEspagnols[1391], il conseilla Ă Johnson de ne pas sâengager dans cette guerre et de suivre une politique plus flexible et plus au diapason du monde complexe des annĂ©es 1960[1395]. Cependant Franco continuait de penser que les liens avec Washington Ă©tait lâĂ©pine dorsale de sa politique extĂ©rieure, pour des raisons de prestige, dâappui politique et de sĂ©curitĂ© internationale, mais aussi pour les avantages Ă©conomiques[1396].
DerniÚres années : le tardofranquisme
Au dĂ©but des annĂ©es 1970, la classe dirigeante du rĂ©gime se subdivisait en continuĂŻstes et immobilistes. Parmi les actions des immobilistes, il y eut notamment la tentative de remplacer, comme successeur de Franco, Juan Carlos par Alphonse de Bourbon, le promis de la petite-fille de Franco, le « prince bleu », qui avait la faveur de lâextrĂȘme droite, en particulier de lâĂ©pouse et du gendre de Franco[1337]. Les gouverneurs de province Ă©taient requis par le Mouvement dâaccorder une importance moindre aux visites de Juan Carlos et de mettre en vedette celles dâAlphonse de Bourbon[1397].
Pendant que le gouvernement devait affronter Ă la fois le Mouvement et les partisans dâune dĂ©mocratisation, Franco demeurait, par son passĂ© et son Ăąge, au-dessus de la mĂȘlĂ©e. LâĂ©piscopat espagnol, tiraillĂ© entre fidĂ©litĂ©s politiques de longue date et soumission aux orientations papales, se rĂ©signa lentement Ă se dĂ©solidariser du rĂ©gime et Ă suivre Paul VI dans son projet de rĂ©conciliation nationale. Le gouvernement et Franco considĂ©raient les nouvelles orientations de lâĂglise comme « une attaque contre le rĂ©gime franquiste et contre la tradition multisĂ©culaire de la patrie »[1398]. En , dans une rĂ©union inĂ©dite, lâassemblĂ©e conjointe des Ă©vĂȘques et prĂȘtres demanda publiquement pardon pour les erreurs et les pĂ©chĂ©s commis durant la Guerre civile[1399]. Vicente Enrique y TarancĂłn, prĂ©sident de la ConfĂ©rence Ă©piscopale espagnole depuis 1971, prĂ©senta un vĂ©ritable cahier de revendications dĂ©mocratiques : abolition des tribunaux spĂ©ciaux, protection contre la torture, libertĂ©s syndicales, et reconnaissance des minoritĂ©s ethniques et culturelles[1400]. En outre, de nombreux prĂȘtres jeunes Ă©taient engagĂ©s dans des activitĂ©s politiques aux cĂŽtĂ©s de groupes dâextrĂȘme gauche, voire impliquĂ©s dans des actions violentes et de terrorisme, tels que celles de lâETA, ce qui nĂ©cessita la crĂ©ation dâune prison spĂ©ciale, appelĂ©e « prison concordataire », oĂč les dĂ©tenus, conformĂ©ment au concordat, recevaient un traitement particulier[1401]. Franco manifesta son incomprĂ©hension pour cette « soumission [de lâĂglise] aux exigences du moment, inspirĂ©es par la franc-maçonnerie et le judaĂŻsme, les ennemis dĂ©clarĂ©s de lâĂglise et de lâEspagne »[1402]. En , Franco envoya au pape Paul VI une missive, rĂ©digĂ©e par Carrero Blanco et LĂłpez-Bravo, dans laquelle il relevait que lâhostilitĂ© croissante de lâĂglise envers son rĂ©gime nâavait pas empĂȘchĂ© « lâĂglise de faire un usage systĂ©matiquement pointilleux de ses droits civils, Ă©conomiques, fiscaux et concordataires, ainsi que le dĂ©montrent les 165 refus dâautorisation de procĂšs visant des ecclĂ©siastiques au cours des cinq derniĂšres annĂ©es, nombre de ces refus concernant des affaires trĂšs graves et comportant une vĂ©ritable complicitĂ© avec des mouvements sĂ©paratistes »[1403].
Chaque fois quâil Ă©tait en difficultĂ© avec lâĂglise, Franco basculait vers sa cohorte personnelle, redoublant alors les dĂ©monstrations dâadhĂ©sion aux principes directeurs du Mouvement, « aujourdâhui plus actuels que jamais », et les rappels des temps hĂ©roĂŻques de la Croisade ; avec lâĂąge, les axes forts de ses choix et de sa personnalitĂ© resurgissaient intacts, tels quâils Ă©taient dans les dĂ©buts de sa vie politique[1404]. Franco, Ă©crit AndrĂ©e Bachoud,
« raisonnait en termes dâengagements rĂ©ciproques passĂ©s et, dans une optique archaĂŻque dâunion du trĂŽne et de lâautel, nâadmettait pas la dĂ©fection du Saint-SiĂšge, qui remettait en question tout lâĂ©difice institutionnel prĂ©vu par les diffĂ©rentes lois organiques. Cette rupture fut pour lui un effondrement, face auquel sâeffaçait tout le reste [âŠ]. Lâattitude de lâĂglise fut lâune des raisons qui, ajoutĂ©es Ă la maladie de Parkinson, allaient lâenfoncer dans une aboulie, dramatique surtout pour le gouvernement qui, confrontĂ© Ă une crise qui atteint tous les secteurs de la vie publique, nâest plus en mesure dâintervenir, car devant attendre du vieil homme les dĂ©cisions qui ne venaient pas[1405]. »
En , Franco reçut la visite de Richard Nixon et de Henry Kissinger, visite qui renforça lâimage de marque du chef de lâĂtat Ă lâintĂ©rieur et Ă lâextĂ©rieur de lâEspagne, mais qui figure aussi le point de tolĂ©rance maximal des dĂ©mocraties occidentales envers le franquisme[1406]. Le mois suivant, il eut un entretien avec le gĂ©nĂ©ral Vernon Walters, Ă qui le Caudillo parut « vieux et faible. Sa main gauche tremblait parfois avec tant dâintensitĂ© quâil devait lâassujettir avec la droite. Parfois, il paraissait absent, dâautres fois il rĂ©agissait avec Ă -propos Ă ce que nous traitions »[1407].
Deux mois aprĂšs la visite de Nixon, le procĂšs de Burgos, qui sâacheva par la condamnation Ă la peine de mort de six membres de lâETA, fit rĂ©gresser de trente ans la position internationale de lâEspagne dans le monde[1408]. La juridiction militaire apparaissait aux yeux de nombreux dĂ©mocrates espagnols et europĂ©ens, et aussi de lâĂglise espagnole, comme un archaĂŻsme. Lâaffaire eut une rĂ©percussion importante dans lâarmĂ©e, une grande partie des officiers ne souhaitant plus assumer ce rĂŽle rĂ©pressif, pendant que dâautres, plus nombreux, retrouvaient la solidaritĂ© dâantan contre lâhispanophobie internationale et invitaient Franco Ă une sĂ©vĂ©ritĂ© sans merci. Face Ă de telles divergences, Franco convoqua immĂ©diatement un Conseil extraordinaire auquel pour la premiĂšre fois Juan Carlos fut conviĂ© ; aprĂšs une courte dĂ©libĂ©ration, il fut dĂ©cidĂ© de rĂ©pondre aux appels de lâarmĂ©e et de suspendre lâHabeas Corpus[1409]. Les dĂ©bats Ă lâONU Ă ce sujet eurent pour rĂ©sultat paradoxal de consolider le rĂ©gime franquiste[1410], et les durs du Mouvement (le Bunker) organisĂšrent le une manifestation de soutien Ă Franco sur la place de l'Orient, dont le prĂ©texte Ă©tait de rĂ©pliquer Ă la propagande anti-espagnole ainsi quâĂ la contestation intĂ©rieure menĂ©e par lâopposition dĂ©mocratique, et qui rĂ©unit selon la presse espagnole 500 000 personnes ; mais ce fut en rĂ©alitĂ© â comme en tĂ©moignent certains slogans qui attaquaient directement le gouvernement, en particulier ceux de ses ministres qui appartiennent Ă lâOpus Dei â, une dĂ©monstration de la capacitĂ© de mobilisation du Bunker au service de son dessein dâĂ©vincer des postes de pouvoir les technocrates et les continuĂŻstes[1411]. Quant Ă Franco, il en Ă©tait confortĂ© dans sa conviction quâil Ă©tait aussi indispensable Ă lâEspagne que par le passĂ©, et dissuadĂ© de passer la main[1411]. Selon Fraga, lâimage de Franco acclamĂ© par la multitude et sa dĂ©tĂ©rioration physique eurent, dans lâopposition dĂ©mocratique, lâeffet paradoxal de retenir celle-ci de tenter de prĂ©cipiter sa chute, et, chez les membres du Bunker, celui de leur faire accepter que « tant que Franco vivrait, rien ne serait entrepris contre eux »[1412]. Entre-temps, Franco reçut des messages de plusieurs dignitaires Ă©trangers, dont aussi le pape Paul VI, qui sollicitaient des mesures de clĂ©mence[1413]. CĂ©dant peut-ĂȘtre Ă lâappel de son frĂšre NicolĂĄs, ou trouvant peut-ĂȘtre opportun de dĂ©savouer le clan des durs, il rĂ©unit son Conseil des ministres le pour consultation, puis, fort de lâimmense plĂ©biscite rendu Ă sa personne[1400], dĂ©cida, aprĂšs que la majoritĂ© des ministres a votĂ© en faveur dâune commutation de la peine de mort[1414], et, en derniĂšre instance, devant lâinsistance, principalement, de LĂłpez RodĂł et de Carrero Blanco, prĂ©occupĂ©s par les inĂ©vitables rĂ©percussions internationales[1415], de gracier les condamnĂ©s de Burgos. Dans son discours de fin dâannĂ©e, Franco sâingĂ©nia Ă expliquer les protestations internationales sous lâangle de son idĂ©e fixe de persĂ©cution : « La paix et lâordre dont nous avons joui pendant plus de trente ans ont Ă©veillĂ© la haine chez les puissances qui ont toujours Ă©tĂ© lâennemi de la prospĂ©ritĂ© de notre peuple »[1415].
Dans les annĂ©es 1970, les mobilisations ouvriĂšres et Ă©tudiantes tendaient Ă se gĂ©nĂ©raliser. Certaines fractions politiques, telles que la DĂ©mocratie chrĂ©tienne, jusque-lĂ proche du rĂ©gime, prenaient Ă prĂ©sent position contre Franco ; il nâest jusque dans le phalangisme lui-mĂȘme que des groupes dâopposition n'Ă©mergeaient ; dans lâarmĂ©e, une association clandestine, lâUniĂłn Militar DemocrĂĄtica (UMD), faisait de lâopposition, au dĂ©fi de la discipline militaire ; et la plus grande alliĂ©e, lâĂglise, apparaissait divisĂ©e. Pour achever de rendre la situation insoutenable, lâETA et dâautres groupes terroristes multipliaient leurs actions. Franco rĂ©agit Ă ces tensions en faisant un virage vers les positions immobilistes[1416]. Le , lors de la cĂ©lĂ©bration de lâanniversaire de sa nomination comme chef dâĂtat, cĂ©lĂ©bration qui sâaccompagnait de nouveaux rassemblements sur la Plaza de Oriente, Franco manifesta clairement son intention de ne pas se retirer. Dans la faction continuĂŻste, on commençait Ă craindre la prĂ©visible perte des facultĂ©s physiques et mentales de Franco, risquant de survenir avant que la transmission des pouvoirs ne soit devenue effective[1417].
Les derniĂšres annĂ©es de Franco illustrent lâextraordinaire difficultĂ© de Franco Ă renoncer aux parcelles de pouvoir quâil dĂ©tenait encore[1418]. En , Carrero Blanco lui remit un copieux rapport dans lequel il le pressait de nommer un prĂ©sident du gouvernement afin de prĂ©server ses propres forces et maintenir intact son prestige comme chef de lâĂtat. Une autre proposition, de nature plus politique, Ă©tait dâautoriser dans le sein du Mouvement quelques associations politiques. LĂłpez RodĂł se chargea ensuite de prĂ©ciser les conditions de la succession, et le un dĂ©cret fut publiĂ© par lequel Ă©taient confĂ©rĂ©s Ă Juan Carlos les pouvoirs qui lui revenaient en tant quâhĂ©ritier officiellement dĂ©signĂ© au trĂŽne, ainsi quâil Ă©tait stipulĂ© dans la Loi organique. Parmi ces pouvoirs figurait le droit dâassumer provisoirement les compĂ©tences du chef de lâĂtat si Franco venait Ă ĂȘtre dans lâincapacitĂ© physique dâexercer ses fonctions[1419].
Au dĂ©but de , ayant fini par accepter quâil nâĂ©tait plus en Ă©tat physique de diriger le gouvernement, Franco se rĂ©signa, sur les instances de LĂłpez RodĂł, Ă consommer la sĂ©paration des fonctions de chef de lâĂtat et de chef du gouvernement[1418], et mit donc en branle le mĂ©canisme destinĂ© Ă dĂ©signer pour la premiĂšre fois un prĂ©sident de gouvernement. La loi spĂ©ciale des PrĂ©rogatives, votĂ©e le , institua le dĂ©doublement des fonctions de chef dâĂtat et de prĂ©sident du gouvernement[1420]. La loi disposait que le Conseil du royaume prĂ©sente Ă Franco une liste de trois noms, dâoĂč il devait en choisir un. Franco demanda que le nom de Carrero Blanco figure sur la liste, et le Conseil y ajouta les noms de Fraga et du phalangiste de la premiĂšre heure Raimundo FernĂĄndez-Cuesta. Le , Franco dĂ©signa officiellement Carrero Blanco prĂ©sident du gouvernement[1421]. Pour le reste, le nouveau cabinet Ă©tait lâĆuvre de Carrero Blanco, et le seul nom que Franco imposa Ă©tait celui de Carlos Arias Navarro, lâun des procureurs lors de la rĂ©pression Ă Malaga en 1937, qui avait une rĂ©putation de dur et vint remplacer TomĂĄs Garicano Ă lâIntĂ©rieur. La vice-prĂ©sidence Ă©chut Ă Torcuato FernĂĄndez Miranda, ancien tuteur de Juan Carlos et ministre-secrĂ©taire du Mouvement, titre quâil garda[1421]. La plupart des membres de lâOpus Dei, par contrecoup de lâaffaire Matesa, furent exclus de la nouvelle Ă©quipe, Ă lâexception de LĂłpez RodĂł, qui passa du ministĂšre du Plan aux Affaires Ă©trangĂšres. Ă lâinstar de Franco, Carrero Blanco choisit de revaloriser le rĂŽle du Mouvement, aprĂšs les dĂ©convenues subies du cĂŽtĂ© du Saint-SiĂšge. La volontĂ© de Carrero Blanco de faire durer les institutions transparaĂźt dans le programme quâil prĂ©senta aux Cortes le [1422], de sorte que la nomination de Carrero Blanco fut interprĂ©tĂ©e comme un signe dâimmobilisme, dans le sens dâune continuation du franquisme aprĂšs Franco[1423].
Les facultĂ©s intellectuelles et lâendurance de Franco dĂ©clinaient. Depuis trois ans dĂ©jĂ , les rĂ©unions du Conseil, qui naguĂšre duraient jusquâĂ une heure avancĂ©e de la nuit, sâabrĂ©geaient et parfois sâinterrompaient dĂšs la fin de la matinĂ©e pour tenir compte de la fatigue du Caudillo. Ces trois derniĂšres annĂ©es, il nâĂ©tait pas rare que Franco sâendorme en cours de dĂ©bat[1424] - [1301].
En 1973 Ă©clata la crise pĂ©troliĂšre mondiale, laquelle ne manqua pas dâaffecter aussi lâEspagne. Le miracle Ă©conomique prit fin, cĂ©dant le pas Ă une pĂ©riode de stagnation et de crise qui dura plus de dix ans. Cette annĂ©e-lĂ , les tensions sociales sâaggravĂšrent considĂ©rablement dans le pays : en avril, un grĂ©viste fut tuĂ© par la police Ă Barcelone ; le , fĂȘte du Travail, un policier fut poignardĂ©. Le , Garicano, déçu par lâimmobilisme du rĂ©gime, dĂ©missionna. Franco chargea Carrero Blanco de former un nouveau gouvernement, dont la composition dĂ©note un durcissement du rĂ©gime : FernĂĄndez-Miranda en fut nommĂ© vice-prĂ©sident, en plus de secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Mouvement ; LĂłpez RodĂł passa aux Affaires extĂ©rieures, ce qui Ă©tait considĂ©rĂ© comme un « exil » ; deux phalangistes de la ligne dure, JosĂ© Utrera Molina et Francisco Ruiz-Jarabo, se virent confier le portefeuille du Logement et de la Justice, respectivement ; et Arias Navarro fut nommĂ© ministre de lâIntĂ©rieur[1425].
Le , au moment oĂč se dĂ©roulait le dĂ©nommĂ© ProcĂšs 1001, dans lequel comparaissaient dix responsables syndicaux des Commissions ouvriĂšres et qui se voulait exemplaire, lâETA assassina dans un spectaculaire attentat le prĂ©sident du gouvernement et principal appui de Franco, Carrero Blanco[1426] - [1422]. Franco apprit la nouvelle dâabord avec son habituel stoĂŻcisme, mais ne tarda pas Ă sâabĂźmer[1427], dĂ©clarant : « Ils mâont coupĂ© le dernier lien que mâunissait au monde »[1428]. Franco apparaĂźt aux yeux de tous bouleversĂ© et dĂ©semparĂ© Ă la fois, en proie Ă des Ă©motions irrĂ©pressibles[1429], et faisait montre en privĂ© dâun complet abattement. Lors des funĂ©railles, qui eurent lieu en lâĂ©glise Saint-François-le-Grand, Franco sâeffondra en larmes, et lâenregistrement de la scĂšne par la tĂ©lĂ©vision permit pour la premiĂšre fois aux Espagnols de voir pleurer le Caudillo[1427].
FernĂĄndez-Miranda exerça la prĂ©sidence par intĂ©rim, mais, considĂ©rĂ© par Franco avant tout comme un intellectuel et un partisan de lâouverture, et rejetĂ© unanimement par la vieille garde du rĂ©gime[1430], il nâentrait pas en ligne de compte pour succĂ©der Ă Carrero Blanco et ne figura pas sur la liste des trois prĂ©sidentiables soumis au chef de lâĂtat[1429]. Franco penchait pour Alejandro RodrĂguez de ValcĂĄrcel, mais celui-ci dĂ©clina lâoffre. Un autre candidat envisagĂ©, Pedro Nieto AntĂșnez, homme de pleine confiance, mais ĂągĂ© et presque sourd, sans expĂ©rience politique, en outre impliquĂ© dans un scandale immobilier, fut vivement repoussĂ© lors dâune rĂ©union du Conseil national du Mouvement. Le choix finit par tomber sur Arias Navarro, dâune loyautĂ© Ă©prouvĂ©e, catholique strict, bon administrateur, instruit, propriĂ©taire dâune vaste bibliothĂšque, et fort dâune longue expĂ©rience au service du rĂ©gime[1431]. En Espagne, une thĂ©orie circule selon laquelle Franco, se laissant influencer par la camarilla du Pardo â terme qui englobait des personnalitĂ©s comme Carmen Polo, Villaverde, Vicente Gil, etc. â, dĂ©cida de poursuivre la ligne dure et fit porter son choix sur Arias Navarro[1432] - [1418]. Le public acquit le sentiment que le Caudillo Ă©tait fortement dominĂ© par sa femme, trĂšs amie avec la femme dâArias Navarro, et plus largement par sa famille, alors que Juan Carlos en revanche ne fut pas consultĂ©[1433]. Selon dâautres auteurs, ladite camarilla ne formait pas un groupe soudĂ©, et la dĂ©cision fut prise par Franco lui-mĂȘme[1434]. Cette dĂ©signation du remplaçant de Carrero Blanco sera lâultime dĂ©cision politique importante de Franco[1435]. La croissante propension de Franco Ă sangloter accrĂ©ditait la conviction de la classe politique quâil avait perdu une grande partie de son autonomie dâapprĂ©ciation et de dĂ©cision[1436].
Le nouveau gouvernement constituĂ© le et prĂ©sentĂ© aux Cortes en fĂ©vrier sera le dernier de lâĂšre Franco. Mis sur pied avec les restes du noyau dur du rĂ©gime, sa composition diffĂ©rait fort de lâĂ©quipe antĂ©rieure, vu que moins de la moitiĂ© des ministres de Carrero Blanco gardĂšrent leur poste. Franco se contenta de nommer les trois ministres militaires, insistant seulement quâAntonio Barrera de Irimo fĂ»t maintenu Ă lâĂconomie et qu'Utrera Molina devĂźnt ministre du Mouvement. Abstraction faite des trois ministres militaires, ce fut lĂ le premier cabinet totalement civil de lâhistoire du rĂ©gime. Arias Ă©carta plusieurs membres de lâOpus Dei et leurs plus proches collaborateurs, y compris, au regret de Franco, LĂłpez RodĂł. Les membres de la nouvelle Ă©quipe Ă©taient des bureaucrates pragmatiques, le seul doctrinaire Ă©tant Utrera Molina[1437].
Paradoxalement, lâaction dâArias déçut la ligne dure, dĂšs que les problĂšmes politiques et sociaux complexes de lâEspagne eurent contraint le nouveau gouvernement Ă mettre en Ćuvre plusieurs rĂ©formes[1438]. Le , Arias prononça un discours dans lequel il affirma que « la responsabilitĂ© de lâinnovation politique ne peut reposer uniquement sur les Ă©paules du Caudillo », et annonça dâemblĂ©e la libĂ©ralisation de la vie publique â posture connue sous le nom de lâesprit du 12 fĂ©vrier, qui le mit en contradiction avec le Bunker[1439] - [1436]. Il promit en particulier une nouvelle loi sur les gouvernements locaux, qui disposerait que les maires et dĂ©putĂ©s provinciaux soient Ă©lus au suffrage direct, la mise en chantier dâune nouvelle loi sur le travail prĂ©voyant une plus grande « autonomie » pour les travailleurs, et un nouveau statut des associations au sein du Mouvement[1440]. Le nouveau titulaire du portefeuille de lâInformation et du Tourisme, PĂo Cabanillas Gallas, assouplit encore la censure[1437]. Le nouveau gouvernement procĂ©da Ă des nombreux changements de personnel dans les hautes fonctions de lâadministration, remplaçant en lâespace de trois mois 158 hauts fonctionnaires nommĂ©s par les technocrates des gouvernements antĂ©rieurs[1441]. Tout cela ne laissait dâinquiĂ©ter Franco, qui y voyait une attaque « contre la doctrine essentielle du rĂ©gime »[1436], quand mĂȘme Arias prenait soin dâagir avec mesure[1440].
En , au lendemain de la chute de la dictature portugaise, oĂč une faction de lâarmĂ©e avait dĂ©clenchĂ© une rĂ©volution socialiste, le secteur dur du rĂ©gime sâempressa de renforcer ses positions, en sâassurant les postes clef dans le commandement militaire[1442]. Ladite rĂ©volution dĂ©concerta Franco, compte tenu que les forces armĂ©es dans leur ensemble Ă©taient la seule institution de lâĂtat Ă se maintenir ferme et unie. Le pire Ă©tait la profusion dans la presse espagnole dâarticles favorables au coup dâĂtat au Portugal et aux rĂ©formes progressistes[1443]. Ă la suite du coup de force avortĂ© de au Portugal (dit aussi rĂ©volte de Tancos), AntĂłnio de SpĂnola sollicita lâintervention espagnole, en vertu des clauses de dĂ©fense mutuelle du vieux pacte IbĂ©rique, intervention demandĂ©e Ă©galement par Henry Kissinger. Toutefois Franco refusa dâintervenir, allĂ©guant que le gouvernement portugais antĂ©rieur avait annulĂ© le pacte, tout en rassurant Kissinger quant Ă la non viabilitĂ© du tournant radical de la rĂ©volution portugaise[1444].
En 1974 lâagitation ouvriĂšre sâintensifia, avec un nombre record de grĂšves, dont la presse, de moins en moins soumise et contrĂŽlĂ©e, rendait compte[1445]. En mars, lâanarchiste catalan Salvador Puig i Antich et le dĂ©linquant de droit commun Heinz Chez furent condamnĂ©s et exĂ©cutĂ©s malgrĂ© une mobilisation internationale pour leur grĂące[1446]. Ces exĂ©cutions successives dĂ©cidĂ©es par un dictateur moribond horrifiĂšrent le monde dĂ©mocratique et rejetĂšrent le gouvernement Arias Navarro dans lâisolement[1447].
DĂ©but , Franco contracta une thrombose veineuse profonde, qui, au jugement de Vicente Gil, nĂ©cessitait une hospitalisation. Avant de quitter le Pardo, le Caudillo ordonna Ă Arias et Ă ValcĂĄrcel de prĂ©parer les documents et de garder prĂȘt le dĂ©cret de transfert des pouvoirs en accord avec la Loi organique, quoique sans requĂ©rir de mettre ledit dĂ©cret en marche[1448] - [1449]. MalgrĂ© une hĂ©morragie gastrique[1448], Franco rassembla ses derniĂšres Ă©nergies pour demeurer aux commandes, et poussĂ© par ceux qui voulaient gĂ©rer au mieux de leurs intĂ©rĂȘts le temps quâil lui restait Ă vivre, se soumit aux diffĂ©rents traitements. LâannĂ©e 1974 sera un va-et-vient entre le Conseil des ministres et la salle dâopĂ©ration[1450].
Le gendre Villaverde sâopposa Ă ce que lâon informe son beau-pĂšre de la gravitĂ© de son Ă©tat, afin dâempĂȘcher quâil ne dĂ©lĂšgue ses pouvoirs Ă Juan Carlos[1451]. Une altercation se produisit le aprĂšs que Franco a finalement autorisĂ© la passation de pouvoirs. Arias pĂ©nĂ©tra dans la chambre dâhĂŽpital de Franco pour lui remettre les documents de la passation, mais sâeffaroucha Ă lâidĂ©e de prĂ©senter lâaffaire au Caudillo ; Gil sâoffrit alors Ă le faire, mais se heurta Ă lâopposition de Villaverde, qui tenta de lui couper la route, obligeant Gil Ă lâĂ©carter rudement. Gil ensuite parla Ă Franco sur un ton direct et dĂ©gagĂ© ; le Caudillo lâĂ©couta puis, se tournant vers Arias, dit : « que la loi sâaccomplisse, PrĂ©sident »[1451] - [1452].
Villaverde ayant exigĂ© la mise Ă pied de Gil[1451] - [1453], celui-ci fut remplacĂ© par le docteur Vicente Pozuelo Escudero, qui sâempressa de rĂ©duire la dose dâanticoagulants, possible cause de lâhĂ©morragie, et ordonna un nouveau traitement, grĂące auquel lâĂ©tat de Franco sâamĂ©liora promptement. Ă peine guĂ©ri Ă la fin du mois, et autorisĂ© Ă quitter lâhĂŽpital, il courut assister au Conseil des ministres, puis partit en convalescence tout le mois dâaoĂ»t dans son manoir de MeirĂĄs[1453], oĂč il fut pris en main par une nouvelle Ă©quipe de mĂ©decins constituĂ©e par Villaverde autour du Dr Pozuelo[1454].
Depuis le , Juan Carlos Ă©tait donc chef de lâĂtat en exercice. Son premier acte Ă ce titre fut de ratifier lâaccord hispano-amĂ©ricain, cosignĂ© par Nixon aux Ătats-Unis. En aoĂ»t, il prĂ©sida un Conseil des ministres au Pardo, en prĂ©sence de Franco, et un autre dans le manoir de MeirĂĄs. Entre-temps, Villaverde sâĂ©tait Ă©rigĂ© en chef de famille et en une sorte de substitut de son beau-pĂšre. Il se concerta avec GirĂłn sur la meilleure maniĂšre de frustrer les plans du gouvernement et encourageait Franco, qui rĂ©cupĂ©rait avec rapiditĂ©, de reprendre ses fonctions dĂšs que possible[1455]. Franco, qui hĂ©sitait entre procĂ©der au couronnement de Juan Carlos ou rĂ©assumer ses pouvoirs, choisit la deuxiĂšme option, aprĂšs quâil a reçu fin aoĂ»t un rapport (exagĂ©rĂ©) dâUtrera Molina rĂ©vĂ©lant les plans qui se tramaient visant Ă dissoudre le Mouvement, Ă en revenir aux partis politiques, et mĂȘme Ă dĂ©clarer Franco physiquement et mentalement inapte, Ă quoi sâajoutaient des rumeurs sur des conversations tĂ©lĂ©phoniques entre Juan Carlos et son pĂšre ainsi que sur des contacts du prince avec des opposants politiques, y compris Santiago Carrillo. Le 1er septembre, au bout dâune Ă©clipse de 43 jours, Franco se mit en contact avec Arias pour lui communiquer laconiquement quâil Ă©tait guĂ©ri et quâil reprenait les rĂȘnes du pouvoir[1456].
Pozuelo, chargĂ© de la rĂ©Ă©ducation physique de Franco, voulut au cours de ces semaines amener le Caudillo Ă prĂ©parer ses mĂ©moires, et dans un premier temps Franco accĂ©da Ă cette requĂȘte. Pozuelo enregistra les conversations sur bande magnĂ©tique, que sa femme ensuite transcrivait. Le rĂ©cit autobiographique ne va pas au-delĂ de lâannĂ©e 1921, Franco ayant, pour des raisons inconnues, abandonnĂ© le projet. Le texte dĂ©montre que chez Franco lâidĂ©e dâĂȘtre un instrument de la divine providence ne sâĂ©tait pas estompĂ©e : « dans ce que je fais, je nâai pas le moindre mĂ©rite, car jâaccomplis une mission providentielle, et câest Dieu qui mâaide. Je mĂ©dite devant Dieu, et en gĂ©nĂ©ral, les problĂšmes se rĂ©solvent dâeux-mĂȘmes pour moi »[1445].
Arias convoqua une confĂ©rence de presse le oĂč il fit part de son intention de « poursuivre la dĂ©mocratisation du pays Ă partir de ses propres bases constitutionnelles, en vue dâĂ©largir la base sociale de participation et dans la perspective dâenracinement de la monarchie », vĂ©ritable dĂ©claration de guerre pour les ultras. Le , Franco, prĂ©occupĂ© par les dĂ©bats dans la presse sur les associations politiques et dĂ©sapprouvant la politique de communication, limogea le ministre Cabanillas, suspect de libĂ©ralisme excessif. Utrera Molina, dernier vrai phalangiste restant dans le gouvernement, Ă©labora un projet de loi autorisant les associations politiques, mais seulement sous lâĂ©gide du Mouvement, et moyennant le respect de conditions strictes et complexes. Ce plan fut approuvĂ© par le Conseil national et promulguĂ© par Franco, puis approuvĂ© par les Cortes en . Franco Ă©tait conscient que son rĂ©gime sâeffondrerait aprĂšs sa mort, mais voulait croire encore que les institutions, auxquelles les hommes de pouvoir Ă©taient liĂ©s par serment, perdureraient[1457].
Vers la fin de 1974, Franco prĂ©sentait des symptĂŽmes Ă©vidents de sĂ©nilitĂ© : il avait sans cesse la mandibule pendante et les yeux larmoyants, raison pour laquelle il se mit Ă chausser des lunettes noires, et ses gestes Ă©taient devenus hĂ©sitants et spasmodiques. Selon Paul Preston, « ceux qui parlaient avec lui remarquaient quâil avait perdu la capacitĂ© de penser logiquement »[1458]. Ă partir de ses 80 ans, il se sentait fatiguĂ© et inapte au travail pendant une bonne partie de la journĂ©e, et il Ă©tait rare quâil eĂ»t quelque chose Ă dire lors des rĂ©unions du Conseil des ministres. Pendant le dĂ©filĂ© de la Victoire de , il dut utiliser un siĂšge pliant pour feindre de se tenir debout durant la revue des troupes. Entre-temps, lâespoir que le gouvernement prenne lâinitiative dâune plus grande ouverture sâĂ©tait Ă©vanoui. Le cabinet Ă©tait divisĂ© et Franco, Ă peine capable de le diriger, paraissait se satisfaire de lâimmobilisme, tandis que lâopinion publique considĂ©rait Juan Carlos comme lâunique espoir de progrĂšs[1459].
La seule rĂ©ponse que put donner le gouvernement, figĂ© par la maladie de Franco, aux multiples problĂšmes de lâEspagne Ă©tait la rĂ©pression. AprĂšs que des conseils de guerre ont prononcĂ© cinq condamnations Ă mort, le pape intercĂ©da pour obtenir leur grĂące. Dans la lettre, empreinte de respect et de dĂ©votion, que Franco adressa au pape, il lui exprima « ses regrets de nâavoir pu accĂ©der Ă sa demande, parce que de graves raisons dâordre intĂ©rieur sây opposent »[1460]. La dĂ©mission du ministre du Travail Ă propos du blocage dâune loi plus libĂ©rale sur les relations de travail provoqua la crise gouvernementale du [1461]. Le dernier gouvernement de Franco fut alors constituĂ©, dans lequel, comme principale innovation, faisait son entrĂ©e Fernando Herrero Tejedor, au poste de ministre-secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Mouvement[1462]. Arias, sachant que Franco nâavait dâautre choix que de cĂ©der, avait mis sa propre dĂ©mission dans la balance pour exiger le limogeage de deux ministres liĂ©s au Mouvement, dont Utrera Molina, pour les remplacer par des figures plus modĂ©rĂ©es. Pour la premiĂšre fois dans les annales du rĂ©gime, Franco dut cĂ©der, signe patent de lâaffaiblissement de son autoritĂ©. Utrera vint prendre congĂ© au Pardo, oĂč Franco tomba en sanglots dans les bras du dernier ministre en qui il avait pleine confiance. Tejedor, homme dâouverture, choisit pour secrĂ©taire le jeune Adolfo SuĂĄrez[1463].
Outre le conflit avec le Maroc Ă propos du Sahara occidental, la question clef des derniers mois de la vie de Franco Ă©taient les nĂ©gociations avec les Ătats-Unis sur un nouveau traitĂ© relatif aux bases militaires, la discussion portant sur la garantie de dĂ©fense mutuelle. Le , pour accĂ©lĂ©rer les pourparlers, le prĂ©sident amĂ©ricain Gerald Ford visita Franco, qui lui parut capable de se concentrer sur les sujets centraux et lui apparaissait plus alerte quâen [1464]. Ford reçut un accueil moins chaleureux que ses prĂ©dĂ©cesseurs, et passa plus de temps avec le prince Juan Carlos quâavec Franco, signal clair de ce que rĂ©servait lâavenir[1465].
DerniĂšres apparitions publiques
Ă lâĂ©tĂ© de lâannĂ©e 1975, le sentiment de dĂ©litement du rĂ©gime Ă©tait gĂ©nĂ©ral[1466]. Franco Ă©tait dĂ©sormais Ă lâarriĂšre-plan[1467], et la presse tĂ©moignait implicitement du lent glissement de Franco vers les coulisses du thĂ©Ăątre politique[1468]. Franco continuait Ă prĂ©sider les Conseils des ministres mais, de lâaveu mĂȘme de LĂłpez RodĂł, ceux-ci nâĂ©taient plus que formalitĂ© ; les ministres se rĂ©unissaient la veille, dĂ©battaient et prenaient leurs dĂ©cisions sous la direction du chef de gouvernement, de sorte que la prĂ©sence du Caudillo, le lendemain, ne servait quâĂ les entĂ©riner[1469].
Le , le gouvernement durcit les peines pour terrorisme et, Ă nouveau, transfĂ©ra la compĂ©tence pour de telles affaires aux tribunaux militaires, tandis que quatre jours plus tard, une nouvelle loi anti-terroriste entrait en vigueur, qui prescrivait la peine de mort pour le meurtre dâun policier ou de tout autre fonctionnaire[1470]. Le eurent lieu les ultimes exĂ©cutions du franquisme : cinq personnes au total (trois militants du FRAP et deux militants de lâETA politico-militaire) furent exĂ©cutĂ©s par un peloton dâexĂ©cution, en application de sentences prononcĂ©es par quatre conseils de guerre. Six autres personnes avaient Ă©galement Ă©tĂ© condamnĂ©es Ă mort, mais leur peine fut commuĂ©e en peine de rĂ©clusion par Franco[1471] - [1472]. Ces dĂ©cisions, opposĂ©es quant Ă lâoctroi de la grĂące, â celle de 1970 dâune part, celles de 1974 et 1975 dâautre part â, sont significatives de la dĂ©pendance du Caudillo Ă lâĂ©gard de ses ministres[1467] et reflĂštent les luttes internes du rĂ©gime et les attitudes divergentes des ouverturistes et de ceux du Bunker ; en 1975, comme en 1974 et 1970, câest la majoritĂ© du Conseil qui dĂ©cidait, et non plus Franco, qui se bornait à « consulter »[1473]. Ces exĂ©cutions, les derniĂšres de la dictature franquiste, soulevĂšrent une vague de rĂ©probation, au-dedans et au-dehors du pays. Quinze pays europĂ©ens rappelĂšrent leur ambassadeur, et des protestations, voire des attaques eurent lieu contre les ambassades dâEspagne dans la plupart des pays europĂ©ens. En rĂ©action, la foule se rassembla le sur la place de l'Orient Ă Madrid pour cĂ©lĂ©brer, pour lâultime fois, lâanniversaire de lâaccession au pouvoir du Caudillo, mais ne put quâĂ peine lâentrevoir. VĂȘtu de lâuniforme de gala de capitaine gĂ©nĂ©ral des armĂ©es, et cĂŽtoyĂ© par sa femme, le couple princier et lâensemble du gouvernement, Franco apparut au balcon, et lors de ce qui serait sa derniĂšre apparition publique rĂ©pĂ©ta devant la foule son discours de toujours, dĂ©nonçant derechef, dâune voix chevrotante, au milieu de la ferveur gĂ©nĂ©rale, le complot maçonnique de gauche contre lâEspagne et appelant Ă la lutte contre « la subversion communiste-terroriste »[1474] - [1475].
Le , Franco ordonna Ă son ministre des Affaires Ă©trangĂšres Pedro Cortina Mauri de signer le nouvel accord sur les bases militaires, et dâaccepter grosso modo les conditions amĂ©ricaines, Franco ayant en effet compris que la prĂ©sente crise internationale pouvait lui valoir une nouvelle pĂ©riode dâostracisme et cherchant Ă sâen prĂ©munir par le maintien de solides relations avec Washington[1472].
La toute derniĂšre apparition de Franco eut lieu le , lors dâune cĂ©rĂ©monie Ă lâInstitut de culture hispanique, prĂ©sidĂ©e par Alphonse de Bourbon. Franco y contracta un refroidissement, au pire une lĂ©gĂšre grippe, mais en dĂ©pit des recommandations de ses mĂ©decins, ne voulut pas suspendre ses activitĂ©s, et subit une lĂ©gĂšre attaque cardiaque. Depuis lors, il Ă©tait entourĂ© jour et nuit dâune Ă©quipe mĂ©dicale composĂ©e de 38 spĂ©cialistes, aides soignants et infirmiers. Franco sâopposant Ă une nouvelle hospitalisation, plusieurs piĂšces du Pardo furent amĂ©nagĂ©es en clinique[1476]. Le , il rĂ©digea son testament, quâil confia Ă sa fille Carmen et dont il devait ĂȘtre donnĂ© lecture au peuple espagnol aprĂšs sa mort[1475].
Lâaffaire du Sahara occidental amena le gouvernement Ă se rĂ©unir au Pardo le . En dĂ©pit des conseils du docteur Pozuelo, Franco, raccordĂ© Ă des cĂąbles et Ă des capteurs par lesquels les mĂ©decins suivaient ses paramĂštres vitaux, prĂ©sida son dernier Conseil des ministres. La rĂ©union ne dura guĂšre plus de 20 minutes, et Franco prit Ă peine la parole. MĂȘme Villaverde reconnut que le moment de la passation de pouvoir Ă©tait arrivĂ©, mais Franco, quand on lui annonça que les mĂ©decins dĂ©conseillaient la poursuite de toute activitĂ©, feignit la surprise et affirma se porter trĂšs bien, ce qui signifiait quâil ne transfĂ©rerait le pouvoir quâune fois en Ă©tat de complĂšte prostration[1477]. Fin novembre, son Ă©tat sâempira notablement, et Arias et ValcĂĄrcel se rendirent chez Juan Carlos pour lui proposer dâassumer le rĂŽle de chef de lâĂtat, mais le prince refusa de sây prĂȘter une nouvelle fois, si ce ne devait ĂȘtre quâĂ titre temporaire[1475] - [1477].
Agonie et mort
Du 17 au 22 octobre, Franco souffrit d'une crise d'angine, d'athĂ©rosclĂ©rose, d'insuffisance cardiaque aiguĂ« et d'un ĆdĂšme pulmonaire[1478]. Le , l'Ă©vĂȘque de Saragosse apporta Ă Franco la cape de la Vierge du Pilier et lui administra l'extrĂȘme-onction dans le bloc opĂ©ratoire improvisĂ© oĂč il Ă©tait soignĂ© dans le palais du Pardo[1479]. L'Ă©quipe de praticiens est dirigĂ©e par son gendre, le marquis de Villaverde[1478]. Le , son Ă©tat se dĂ©tĂ©riora plus avant, et le 30, aprĂšs un lĂ©ger infarctus et une pĂ©ritonite, Franco ordonna de mettre en Ćuvre l'article 11 de la Loi organique et de transfĂ©rer tous les pouvoirs Ă Juan Carlos. Des commentateurs doutent que le refus initial de transfert du pouvoir soient personnellement de la volontĂ© de Franco[1480]. DĂ©but novembre, Franco eut un nouvel Ă©pisode d'hĂ©morragie gastrique massive due Ă un ulcĂšre peptique et fut opĂ©rĂ© (avec succĂšs) par une Ă©quipe de chirurgiens dans l'infirmerie du Pardo. Ă l'encontre de ses souhaits, Franco fut transportĂ©, sur indication de Villaverde, Ă l'hĂŽpital de La Paz Ă Madrid, oĂč il subit l'ablation de deux tiers de son estomac. La rupture d'une des sutures, cause d'une nouvelle hĂ©morragie avec pĂ©ritonite, nĂ©cessita une troisiĂšme opĂ©ration deux jours plus tard[1479] - [1481], suivie d'une dĂ©faillance multi-organique. Le , il subit une intervention pour la troisiĂšme et derniĂšre fois et, le 18, le docteur Hidalgo Huerta annonça qu'il s'abstenait dorĂ©navant d'opĂ©rer le malade, qui est dorĂ©navant placĂ© en « hibernation ». Le Ă 11 h 15, les tubes qui le raccordaient aux machines et le maintenaient en vie furent dĂ©branchĂ©s[1482], ce qui occasionna finalement la mort de Franco par choc septique Ă 4 h 20, le , Ă l'Ăąge de 82 ans et aprĂšs 39 ans de rĂšgne sur l'Espagne[1483] - [1484]. La presse mondiale et les espagnols suivirent pendant un mois l'agonie du Caudillo. Les problĂšmes de successions et de la survie du rĂ©gime expliquĂšrent les moyens mĂ©dicaux employĂ©s, ultĂ©rieurement qualifiĂ©s d'acharnement thĂ©rapeutique[1478] - [1480]. Le dĂ©cĂšs fut annoncĂ© Ă la presse au moyen d'un tĂ©lĂ©gramme rĂ©digĂ© par Rufo Gamazo, haut responsable des mĂ©dias auprĂšs du Mouvement national, tĂ©lĂ©gramme qui fut envoyĂ© vers 5 heures du matin et ne comportait que trois fois la phrase « Franco ha muerto » (« Franco est mort »)[1485]. Ă 6 h 15 du matin, la nouvelle fut diffusĂ©e pour la premiĂšre fois par la radio nationale, et le prĂ©sident du gouvernement, Carlos Arias Navarro, prononça Ă dix heures du matin son fameux message tĂ©lĂ©visĂ© : « EspagnolsâŠ, Franco⊠est mort »[1486].
Il a Ă©tĂ© calculĂ© que pendant les 50 heures que la chapelle ardente installĂ©e dans la salle des Colonnes du palais d'Orient resta ouverte au public, entre 300 000 et 500 000 personnes, formant de longues files d'attente de plusieurs kilomĂštres, y vinrent manifester leurs derniers respects. Une foule importante suivit Ă©galement le cortĂšge funĂšbre, qui au dĂ©part de Madrid se rendit Ă Valle de los CaĂdos, oĂč le corps de Franco fut inhumĂ© dans un tombeau majestueux jouxtant celui de JosĂ© Antonio Primo de Rivera. En revanche, seuls trois chefs d'Ătat assistĂšrent aux obsĂšques : le prince Rainier de Monaco, le roi Hussein Ier de Jordanie, et le gĂ©nĂ©ral Augusto Pinochet du Chili[1487] - [1488]. Les Ătats-Unis Ă©taient toutefois reprĂ©sentĂ©s par le vice-prĂ©sident en exercice Nelson Rockefeller[1489]. Trente jours de deuil national furent dĂ©crĂ©tĂ©s[1490].
AprĂšs sa mort, les mĂ©canismes de succession se mirent en marche et Juan Carlos â acceptant les conditions posĂ©es par la lĂ©gislation franquiste â fut investi roi d'Espagne[1491], mais accueilli avec scepticisme par les adeptes du rĂ©gime et rejetĂ© par l'opposition dĂ©mocratique. Dans la suite, Juan Carlos allait jouer un rĂŽle central dans le processus complexe de dĂ©mantĂšlement du rĂ©gime franquiste et de mise en place d'une lĂ©galitĂ© dĂ©mocratique[1491], processus connu sous l'appellation de « transition dĂ©mocratique espagnole ».
Exhumation du corps
Exhumation et reinhumation ont eu lieu le [1497].
Idéologie
Franco acquit plus de pouvoir que tout autre gouvernant en Espagne[786] - [787], et exerça ce pouvoir pour intervenir dans tous les domaines de la sociĂ©tĂ© espagnole. Cependant, comme lâa observĂ© Brian Crozier, « nul dictateur moderne nâa Ă©tĂ© moins idĂ©ologue »[1498], Franco se distinguant en effet surtout par son pragmatisme ; les diffĂ©rentes tendances qui lâappuyaient eurent tour Ă tour un poids plus ou moins grand dans ses gouvernements au grĂ© des intĂ©rĂȘts du moment[1499]. Selon Javier Tusell, « lâabsence dâune idĂ©ologie bien dĂ©finie permit [Ă Franco] de basculer dâune formule dictatoriale Ă une autre, sâinspirant du fascisme dans les annĂ©es 1940 et des dictatures dĂ©veloppementalistes dans la dĂ©cennie 1960 », au grĂ© de la conjoncture nationale et internationale[1500] - [1501].
Lâon ne sait rien des idĂ©es politiques quâavait Franco dans sa jeunesse. Il ne laissera entrevoir que plus tard lâinfluence des formes les plus nationalistes et autoritaires du rĂ©gĂ©nĂ©rationnisme des premiĂšres annĂ©es du XXe siĂšcle[61]. Les conversations privĂ©es tĂ©moignent des certitudes Ă©lĂ©mentaires de Franco, fondĂ©es sur quelques convictions clefs, viscĂ©rales, immuables, et bien sommaires ; lâunivers lui est dâune simplicitĂ© quâa dĂ©montrĂ©e sa propre histoire, quâil identifie Ă celle de lâEspagne[1502]. Selon Alberto Reig Tapia, « politiquement et idĂ©ologiquement, Franco se dĂ©finit surtout par des traits nĂ©gatifs : antilibĂ©ralisme, antimaçonnisme, antimarxisme, etc. »[749]. Ă quelques exceptions prĂšs, il nâa pas Ă©tĂ© possible de trouver dans les nombreux tĂ©moignages publiĂ©s une pensĂ©e dâenvergure, un projet politique qui suggĂšre la stature dâun grand homme ; tout au plus y perçoit-on quelques bonnes intuitions[1503]. Dans lâimmobilitĂ© de sa pensĂ©e, il sâest voulu le gardien dâune Espagne archaĂŻque et se concevait comme la sentinelle du monde occidental et chrĂ©tien. Ces positions sâaccompagnaient de la croyance quâil avait Ă©tĂ© Ă©lu pour sauver lâEspagne de tous les « pĂ©rils ». Dans les derniers moments de sa vie, il renoua avec les discours sur les complots extĂ©rieurs judĂ©o-maçonniques et avec les professions de foi patriotique et religieuse dont il nâa jamais changĂ© la lettre ni lâesprit[1504]. La gloire de lâEspagne est la seule constance de ses propos ; pour le reste, il peut ĂȘtre tantĂŽt philosĂ©mite, tantĂŽt antisĂ©mite, prĂŽner une Ă©conomie national-socialiste puis une Ă©conomie libĂ©rale, passer dâun discours colonialiste Ă un discours anti-colonialiste, etc.[1109]
Les sept annĂ©es que Franco a vĂ©cu sous la dictature de Miguel Primo de Rivera ont laissĂ© une empreinte durable sur sa pensĂ©e politique et offrent des points de repĂšre pour comprendre certaines de ses dĂ©cisions ultĂ©rieures[1505]. Il Ă©tait tributaire de Primo de Rivera pour la conception des institutions nationales et du parti unique : lâidĂ©e franquiste de rĂ©unir dans une assemblĂ©e « les classes reprĂ©sentatives, câest-Ă -dire les universitĂ©s, lâindustrie, le commerce, les travailleurs, en somme, toute lâEspagne qui pense et qui travaille » avait Ă©tĂ© formulĂ©e dĂšs 1924 et pris corps en 1926 dans un projet de parlement corporatif, regroupant les « reprĂ©sentants des diffĂ©rentes activitĂ©s, classes et valeurs » et comprenant aussi des membres de droit, recrutĂ©s parmi les Ă©vĂȘques, les prĂ©fets de rĂ©gions militaires, les gouverneurs de la Banque d'Espagne, ainsi quâun certain nombre de hauts fonctionnaires de la magistrature ou de lâadministration. En 1929, il complĂ©ta ce systĂšme corporatiste Ă lâitalienne par une constitution qui attribuait au roi un rĂŽle de premier plan sous la forme de pouvoirs lĂ©gislatifs et exĂ©cutifs et qui instituait un nouvel organe consultatif, le Conseil du royaume. En outre, Primo de Rivera Ă©tablit, sur lâexemple fasciste, une sorte de parti unique, lâUnion patriotique, dont le programme, prĂ©figurant celui de Franco, Ă©tait antiparlementariste et articulait autour du concept de « dĂ©mocratie organique » les thĂšmes de la propriĂ©tĂ©, de la morale catholique, et de la dĂ©fense de lâunitĂ© de lâEspagne â tout cela, souligne AndrĂ©e Bachoud, servit plus tard de modĂšle Ă Franco[1506]. Dans le domaine Ă©conomique, Primo de Rivera, dirigiste en mĂȘme temps que nationaliste, ne faisait pas de la propriĂ©tĂ© un absolu, mais la subordonnait aux nĂ©cessitĂ©s du progrĂšs et de la puissance Ă©conomique du pays, ainsi quâaux impĂ©ratifs dâune plus grande justice sociale et de la stabilisation sociale par le dĂ©veloppement Ă©conomique[1507].
Le franquisme Ă©tait, selon Hugh Thomas, « un systĂšme en lui-mĂȘme bien plus quâune variĂ©tĂ© de fascisme ». Selon BartolomĂ© Bennassar, il Ă©tait un habile compromis entre le fascisme espagnol (le phalangisme), le catholicisme militant, le carlisme, le lĂ©gitimisme alphonsin, un capitalisme ultranationaliste (dans sa premiĂšre version) et un patriotisme de style bismarckien dans son rapport aux travailleurs. Ă la diffĂ©rence de Hitler ou de Mussolini, Franco nâavait pas liĂ© son sort Ă celui dâun parti et ne permit pas Ă la Phalange de jouer le rĂŽle dâun parti nazi ou fasciste ; câest, affirme Bennassar, lâun des secrets de sa longĂ©vitĂ© politique[1501]. Son rejet du parlementarisme est notoire, y compris celui antĂ©rieur aux annĂ©es 1930[1510]. Dans les annĂ©es 1950, il manifesta son mĂ©pris pour les dĂ©mocraties soumises Ă leurs opinions publiques, Ă leurs intĂ©rĂȘts Ă©conomiques, et opposa lâaffirmation des valeurs Ă©ternelles contre les errements libĂ©raux et dĂ©mocratiques[1122]. Dans sa conception de la dĂ©mocratie organique, il sâagissait de privilĂ©gier les cellules sociales â famille, corporations professionnelles, etc. â aux dĂ©pens de lâexpression individuelle[1511].
AprĂšs sa victoire dans la Guerre civile, Franco sâemploya d'abord Ă instaurer en Espagne un Ătat totalitaire de type fasciste ; câĂ©tait lâĂ©poque oĂč le fascisme italien et le national-socialisme allemand avaient la vogue. Pourtant, le rĂ©gime franquiste, mĂȘme dans sa premiĂšre dĂ©cennie dâexistence, ne se confond pas avec le fascisme, mĂȘme si Franco laisse se dĂ©velopper un discours fasciste et ne rĂ©cuse pas ses liens idĂ©ologiques profonds avec Mussolini, et mĂȘme sâil a su estimer la force que lui donnait un parti unique. Il se montre assez rĂ©tif Ă la personne et aux idĂ©es de JosĂ© Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange, mais saisit lâintĂ©rĂȘt dâassumer lâhĂ©ritage et les symboles de ce parti, pour sâassurer le contrĂŽle et lâappui de milices nombreuses et militantes. Mais il est plus enclin, par formation et par nature, Ă imposer un ordre dâessence militaire, et Ă chercher ses modĂšles plus loin dans le passĂ© de lâEspagne[1512]. Davantage que du corporatisme fasciste italien, câest dâune nostalgie dâune Espagne archaĂŻque et souveraine soumise aux seules lois de Dieu que relĂšvent p. ex. sa conception dâune dĂ©mocratie organique ou son rĂȘve dâune solidaritĂ© hispano-amĂ©ricaine. Son modĂšle Ă©tait la monarchie des Habsbourg et, plus encore, le rĂšgne autoritaire et puissant des Rois catholiques[1513]. Du reste, le prĂ©tendu parti unique de Franco nâĂ©tait quâune fiction, car il nâest en rĂ©alitĂ© quâun conglomĂ©rat de forces diffĂ©rentes et souvent opposĂ©es ; les monarchistes, de nombreux militaires en particulier, sâopposaient Ă la Phalange, et lâĂglise disputait Ă celle-ci le contrĂŽle de la sociĂ©tĂ© et surtout de la jeunesse ; et lâadhĂ©sion massive au catholicisme nâest pas compatible avec le fascisme classique. Franco arbitra entre ces forces en limitant les appĂ©tits de pouvoir de la Phalange[893]. En , Franco dĂ©clara : « Moi, je le sais bien, je nâai jamais Ă©tĂ© fasciste et nous nâavons jamais luttĂ© pour la victoire de cet idĂ©al. Jâai Ă©tĂ© lâami de Mussolini et de Hitler parce quâils nous ont aidĂ©s Ă combattre les communistes »[1514].
Sa principale obsession concernait une supposĂ©e conspiration judĂ©o-maçonnico-communiste internationale contre les intĂ©rĂȘts de lâEspagne[1515]. Sa phobie de la franc-maçonnerie trouva Ă sâexprimer notamment dans le recueil dâarticles intitulĂ© MasonerĂa quâil publia en 1952 sous le pseudonyme de Jakim Boor[1516]. Ces articles, mĂȘlant affirmations gratuites et sophismes, attribuait Ă la franc-maçonnerie tous les malheurs de lâEspagne depuis la perte de son empire colonial jusquâaux incendies dâĂ©glises de 1931, en passant par lâexpulsion des JĂ©suites. Dans lâactualitĂ©, JosĂ© Giral, Trygve Lie, Paul-Henri Spaak, tous trois titulaires du 33e degrĂ©, Ă©taient prĂ©sentĂ©s comme des alliĂ©s des communistes[1517]. La responsabilitĂ© des loges est postulĂ©e Ă©galement dans la chute de la monarchie, et le premier gouvernement de la RĂ©publique est fait de « marionnettes maçonniques »[1518]. Il est Ă noter que lâĂglise catholique avait condamnĂ© rĂ©solument la franc-maçonnerie dĂšs son apparition, et Ă la fin du XIXe siĂšcle, LĂ©on XIII avait relancĂ© la haine anti-maçonnique dans son encyclique Humanum genus[1519]. Il est Ă rappeler aussi que la franc-maçonnerie Ă©tait bien implantĂ©e en Galice (on y comptait Ă la fin du XIXe siĂšcle prĂšs de mille adhĂ©rents, dont 28 % Ă©taient des militaires), oĂč elle sâĂ©tait dĂ©veloppĂ©e dans les grandes villes, Ă La Corogne surtout et Ă un moindre degrĂ© Ă Ferrol, qui comptait dix loges Ă la fin du siĂšcle[1520] - [723]. Une faille se fera dans cette fixation anti-maçonnique aprĂšs lâĂ©tablissement de bonnes relations avec les Ătats-Unis, Ă la suite de quoi il dut reconnaĂźtre que la plupart des francs-maçons agissaient de bonne foi, voire Ă©taient « bons » ; câĂ©tait dĂ©sormais le communisme quâil percevait de plus en plus comme le vĂ©ritable mal[1369].
Une autre constance dans la pensĂ©e de Franco est lâidĂ©e dâun complot de lâĂ©tranger contre lâEspagne. Ainsi, pendant la Guerre civile, les rouges auraient Ă©tĂ© aidĂ©s par la France, la Grande-Bretagne et le monde entier (les Brigades internationales), mais sans que Franco fasse la moindre allusion Ă lâaide de lâAllemagne et de lâItalie reçue par les nationalistes. Cela le conduisit Ă Ă©tablir naturellement un parallĂšle entre 1898 (explosion du cuirassĂ© Maine) et 1936[1521]. Plus spĂ©cialement, il avait accumulĂ© au Maroc des rancunes contre la France. Il Ă©tait Ă©vident pour lui que certaines banques et des trafiquants avaient organisĂ© la contrebande dâarmes Ă destination du Maroc espagnol afin de fomenter et dâentretenir la rĂ©bellion. Mais il Ă©tend son grief contre lâEspagne elle-mĂȘme : « Le pays vit Ă lâĂ©cart de lâaction du Protectorat et considĂšre avec indiffĂ©rence le rĂŽle et les sacrifices de lâarmĂ©e et de ces officiers pleins dâabnĂ©gation [âŠ] »[1522]. Si Ă ces phobies on ajoute son admiration pour tout ce qui relĂšve du monde militaire[1523] et son tenace sens religieux â aprĂšs sa nomination comme chef des insurgĂ©s, il prit un confesseur personnel, commençait la journĂ©e par une messe et priait un rosaire presque quotidiennement[1524] â, on a pu sans doute tracer les contours de son armature idĂ©ologique.
En matiĂšre Ă©conomique, Franco croyait en lâautarcie de lâEspagne, câest-Ă -dire en la capacitĂ© de lâEspagne de se suffire, et dans le dirigisme dâĂtat. DĂšs le dĂ©but de la Guerre civile, ses proclamations annonçaient la construction dâun nouvel ordre dans lequel lâĂ©conomie serait organisĂ©e, orientĂ©e et dirigĂ©e par lâĂtat. Dans cette logique, il impulsa la crĂ©ation de lâInstitut national de colonisation en 1939, puis de lâInstitut national de lâindustrie (INI) en 1941[1525]. LâINI fut Ă lâorigine dâentreprises industrielles importantes (pĂ©trochimie, construction navale, centrales dâĂ©nergie, aluminium etc.), Ćuvre Ă laquelle Franco sâidentifiait totalement, sâenthousiasmant pour les rĂ©alisations de lâINI et se plaisant Ă assister aux inaugurations[1526].
En 1938, Franco Ă©tait dĂ©jĂ convaincu dâĂȘtre un instrument de la Divine Providence, douĂ© de pouvoirs particuliers[1527], et croyait Ă sa prĂ©destination[1369]. La vision manichĂ©enne quâil avait du monde et de lâHistoire le prĂ©disposait Ă se considĂ©rer comme un homme providentiel, comme le « doigt de Dieu »[1528]. Les rĂ©fĂ©rences prĂ©coces Ă son « ange gardien », son entĂȘtement Ă garder prĂšs de lui la relique de la main de sainte ThĂ©rĂšse, tĂ©moignent de cette croyance en une mission providentielle, que ratifiait la rĂ©pĂ©tition de ses succĂšs[1529]. Lâaccumulation de menus coups de chance Ă des moments dĂ©cisifs de sa vie avait Ă©tĂ© perçue par Franco comme une attention spĂ©ciale de la Providence[432]. Pendant ses annĂ©es au Maroc, le jeune lieutenant Franco sâĂ©tait acquis une rĂ©putation dâinvulnĂ©rabilitĂ©, jouant avec succĂšs le rĂŽle du trompe-la-mort[709], Ă telle enseigne que ses troupes lui attribuaient la baraka. Le , lâopportune mort accidentelle du gĂ©nĂ©ral Amado Balmes lui donna un prĂ©texte plausible de se rendre Ă la Grande Canarie. Ensuite, accidents, assassinats, exĂ©cutions concoururent Ă lâĂ©limination de ses rivaux potentiels[1530]. Ensuite, deux autres militaires de haut rang furent Ă©liminĂ©s : JoaquĂn Fanjul Ă Madrid et Manuel Goded Ă Barcelone, qui furent fusillĂ©s par les rĂ©publicains les 19 et , puis Emilio Mola dans un accident dâavion en 1937, Ă la mort de qui Franco rĂ©agit dâailleurs avec une froideur proche de lâindiffĂ©rence. Goded en particulier nâaimait guĂšre Franco, et ne se serait pas prĂȘtĂ© Ă la manĆuvre qui fit de Franco le gĂ©nĂ©ralissime et en mĂȘme temps le chef de lâĂtat[1531]. Sa victoire dans la Guerre civile lui servant de lĂ©gitimation de son pouvoir, il ne cessa de la cĂ©lĂ©brer en lâattribuant Ă lâaide divine plutĂŽt quâĂ celle de lâAxe, et renforça Ă partir de cette conviction lâancrage catholique de sa politique[1513]. Plus tard, dans ses discours de chef dâĂtat, il se prĂ©sentera souvent comme « missionnĂ© », sauveur « par la grĂące de Dieu »[432]. Il sâĂ©rigea lui-mĂȘme en statue solitaire face Ă lâHistoire[1532], et ira jusquâĂ identifier la destinĂ©e de lâEspagne avec la sienne[1533] ; trĂšs tĂŽt en effet, dĂšs les annĂ©es de Saragosse (1928-1931), Franco fut enclin Ă sâidentifier Ă lâEspagne, patrie objet du devoir et du sacrifice. DĂšs lors, il devenait le maĂźtre de ce devoir, le seul apte Ă en dĂ©finir la nature et Ă en fixer les obligations[1534]. Son tempĂ©rament narcissique devait lâamener bientĂŽt Ă identifier la cause et le service de lâEspagne, avec sa propre cause, son propre service[1535].
La force et de la continuitĂ© de Franco sâexplique en grande partie par la protection que lui apporta lâĂglise traditionnelle, qui lĂ©gitima son pouvoir Ă lâintĂ©rieur et constitua la caution de sa moralitĂ© Ă lâextĂ©rieur et garantissait la continuitĂ© du rĂ©gime[1536]. Le , Franco dĂ©clara, aprĂšs avoir rĂ©affirmĂ© les liens organiques entre lâĂglise et lâĂtat, quâil entendait « bannir lâesprit de lâEncyclopĂ©die jusquâĂ ses vestiges »[1529]. De plus, en restant scrupuleusement fidĂšle Ă la pensĂ©e officielle et invariable de lâĂglise, il nâeut plus Ă craindre les alĂ©as du temps politique dans une sociĂ©tĂ© en constante Ă©volution[1537].
Personnalité et vie privée
Psychologie
Les pages Ă©crites par Franco avant ou aprĂšs la guerre et ses discours dĂ©notent un esprit bornĂ© ; lâabsence de signes avant-coureurs de gĂ©nie contredit la finesse stratĂ©gique peu commune manifestĂ©e plus tard[1538]. Cependant, « nâen dĂ©plaise Ă ses dĂ©tracteurs systĂ©matiques », Ă©crit Bennassar, Franco « Ă©tait un homme intelligent »[1539]. Il y avait une discordance entre son apparence physique et sa rĂ©putation militaire et politique. NĂ©anmoins, son autoritĂ© acquit durant la Guerre civile des dimensions authentiquement charismatiques ; le statut de Caudillo ne fut jamais dĂ©fini en thĂ©orie, mais se basait sur lâidĂ©e dâune lĂ©gitimitĂ© charismatique[1540].
Le jeune Franco Ă©tait de constitution fluette, au point quâon lâappelait Cerillita, câest-Ă -dire Allumette, ce qui expliquerait sa timiditĂ© dâalors. Sa voix, Ă la fois douce et aiguĂ«, peu masculine, parfois criarde, qui produisait sans prĂ©avis une fausse note, aurait Ă©tĂ© le cauchemar de Franco dĂšs le collĂšge de Ferrol et lâune des principales raisons de son caractĂšre renfermĂ©[1541]. Ă TolĂšde, il nâavait probablement pas une grande confiance en lui-mĂȘme. Son pĂšre le tenait en petite estime, et ses camarades ne le prenaient ni pour un phĂ©nix, ni pour un chef, ni pour un amuseur, ni pour un macho enviable[1539]. Il nâavait reçu des autres aucun tĂ©moignage dâadmiration ou de considĂ©ration qui pĂ»t le rassurer sur lui-mĂȘme, Ă lâexception de sa mĂšre Pilar[1542]. Dans son court roman Raza, il donna libre cours Ă ses frustrations secrĂštes sous le masque de la fiction[1543]. Son biographe, le psychiatre Enrique GonzĂĄlez Duro, est persuadĂ© quâil nourrissait, Ă partir dâune « vision hĂ©roĂŻque de lâhistoire dâEspagne », des rĂȘves de gloire, des projets grandioses[1539], et quâil en vint Ă idĂ©aliser lâEspagne comme sâil sâagissait de sa vĂ©ritable et grande famille, puisque la sienne sâĂ©tait brisĂ©e â forme de compensation en quelque sorte. La forte dĂ©votion Ă lâĂ©gard de sa mĂšre, et le sentiment de protection quâil lui voua, furent transmutĂ©s pour la premiĂšre fois en un nouvel idĂ©al de service envers la mĂšre-Patrie, transfert psychologique qui se serait produit Ă TolĂšde[56]. Le quinquagĂ©naire Franco nâavait pas totalement digĂ©rĂ©, malgrĂ© ses succĂšs, les frustrations de lâadolescence et de la jeunesse[1518], et la Guerre civile lui permit non seulement de conquĂ©rir le pouvoir, mais aussi de crĂ©er un culte Ă sa personne qui exacerba un narcissisme latent, enfin Ă©panoui[1544]. Au Maroc, ayant dĂ©couvert que le premier pouvoir est celui que lâon exerce sur soi-mĂȘme, il sâĂ©tait entraĂźnĂ© Ă lâimpassibilitĂ©, au mĂ©pris apparent du danger ; il avait acquis un contrĂŽle absolu de son corps, Ă©ludĂ© les tentations de lâalcool, de lâamour vĂ©nal, acquis une inflexibilitĂ©, une cruautĂ© sans haine mais froide et insensible aux drames individuels. Il sâĂ©tait aperçu que le pouvoir quâil avait sur lui-mĂȘme Ă©tait en quelque sorte transmissible, car son autoritĂ© avait Ă©tĂ© trĂšs vite indiscutĂ©e, inspirant mĂȘme une sorte de crainte[1545]. Il apprit aussi Ă camoufler sa timiditĂ© par une apparence de froideur et dâindiffĂ©rence, encore que, quand il Ă©tait dĂ©tendu et plus animĂ©, il fĂ»t aussi expansif que tout un chacun. Au long de sa vie, il Ă©tait, en ce qui concernait ses affaires personnelles, peu communicatif, mais sa froideur pouvait virer en une surprenante vivacitĂ© sâil se sentait Ă lâaise. Une fois devenu dictateur, il utilisa la froideur et la mise Ă distance comme outils de pouvoir[28]. Il nâimita sa mĂšre ni pour sa mansuĂ©tude et sa rĂ©signation, ni pour sa capacitĂ© dâindulgence et son aptitude Ă travailler avec abnĂ©gation en faveur dâautrui, ni pour sa chaleur humaine, sa gĂ©nĂ©rositĂ© et sa charitĂ© chrĂ©tienne. Franco devint un adulte dâune austĂ©ritĂ© insigne, dâune grande maĂźtrise de soi et dâune imperturbable dĂ©termination, dâun grand respect pour la famille, la religion et la tradition, mais aussi une personne qui souvent se montrait froide, aride et implacable, dâune capacitĂ© limitĂ©e Ă rĂ©pondre aux sentiments dâautrui, une personnalitĂ© susceptible de susciter admiration et respect, avec une surprenante habilitĂ© Ă imposer son commandement, mais qui bornait sa chaleur humaine Ă un petit cercle de proches parents et dâamis[40]. ImpassibilitĂ© (qu'elle soit voulue ou naturelle) devant tout imprĂ©vu et mĂ©fiance prĂ©dominent dans sa personnalitĂ©[1546]. Ses rapports avec le monde Ă©taient guidĂ©s par un code Ă©lĂ©mentaire dont les maĂźtres-mots Ă©taient rĂ©compense et chĂątiment, reconnaissance et rancune, services Ă payer et offenses Ă venger[1191].
Manipulation et art du dosage
PacĂłn Ă©crit que « le Caudillo joue avec les uns et les autres, il ne promet rien de maniĂšre ferme et, grĂące Ă son habiletĂ©, dĂ©concerte tout le monde », et va jusquâĂ prĂ©tendre que Franco a su ruiner les ambitions de Muñoz Grandes en le nommant exprĂšs ministre de lâArmĂ©e : celui-ci se rĂ©vĂ©la alors un administrateur dĂ©sastreux, faisant la preuve ainsi de son incompĂ©tence[1547].
Sa mĂ©thode favorite dâexercice du pouvoir consistait Ă diviser pour rĂ©gner et Ă arbitrer entre des factions rivales, dont il exacerbait au besoin les ambitions et aspirations contradictoires. DĂ©pourvu de convictions idĂ©ologiques fermes â la structure de lâĂtat lâindiffĂ©rait Ă demi et il ne prit jamais au sĂ©rieux lâidĂ©e des syndicats verticaux â et se satisfaisant dâidĂ©es simples, il Ă©tait bien placĂ© pour occuper durablement la position dâarbitre aprĂšs quâil a conquis le pouvoir suprĂȘme[805]. De plus, le Caudillo avait soin de placer dans chaque cabinet ministĂ©riel des personnalitĂ©s sans option politique clairement dĂ©finie (Arburua, Peña Boeuf, Blas PĂ©rez, Fraga) quâil pouvait Ă son grĂ© incliner dans un sens ou dans lâautre afin dâobtenir une majoritĂ©[1043]. Puisquâil ne pouvait se dĂ©faire de la Phalange, il fabriqua une Phalange Ă sa mesure, composĂ©e de « francophalangistes », avec un Muñoz Grandes ou un Arrese, et oĂč il puisait les fusibles de service : Arrese, SolĂs, et GirĂłn[1548]. Ainsi, en Ă©change de prĂ©bendes sous forme de charges publiques attribuĂ©es pour prix de lâabandon du rĂȘve national-syndicaliste, Franco rĂ©duisit la Phalange Ă nâĂȘtre quâune courroie de transmission de son gouvernement[1549].
LĂłpez RodĂł rapporte que « le Conseil des ministres Ă©tait pour lui en quelque sorte un Parlement de poche qui lui permettait dâassister Ă des dĂ©bats Ă huis clos sur des questions politiques, Ă©conomiques, internationales, etc., et de tirer ainsi les choses au clair. Il ne se fĂąchait pas quâun ministre le contredise, ce qui nâĂ©tait pas rare, p. ex. sâil sâagissait de libĂ©raliser le commerce extĂ©rieur ». Cette aptitude Ă lâĂ©coute Ă©tait lâun de ses principes de base dans le maniement des hommes. Dans la pratique quotidienne, comme il ne prĂ©tendait pas imposer les moyens de parvenir aux objectifs et ne sâintĂ©ressait quâaux rĂ©sultats, il laissait une grande latitude dâaction Ă ses ministres (ses ministres Ă©conomiques en particulier, qui jouirent Ă partir de 1957 dâune libertĂ© considĂ©rable), et si lâexpĂ©rience rĂ©ussissait, comme ce fut le cas de la nouvelle politique Ă©conomique Ă partir de 1957, Franco la laissait se prolonger et conservait les ministres dans leur fonction, tout en revendiquant pour lui-mĂȘme une bonne part des succĂšs obtenus ; si elle se heurtait Ă une vive opposition ou Ă©chouait, comme ce fut le cas du projet de Lois fondamentales dâArrese, Franco limogeait le ministre ou lui attribuait un autre portefeuille. Lorsque Franco jugeait quâil avait Ă©puisĂ© les possibilitĂ©s dâun ministre ou quâil fallait conduire une politique nouvelle et lâincarner dans un autre personnage, il ne faisait guĂšre de sentiment ; ainsi, en 1942, quand la victoire de lâAxe devint douteuse, se sĂ©para-t-il de Serrano Suñer, apologiste de lâalliance avec lâAxe[1550]. Les qualitĂ©s que Franco recherchait chez ses ministres Ă©taient dâabord la loyautĂ©, ensuite la compĂ©tence et lâefficacitĂ©, la discrĂ©tion dans le jeu politique, enfin lâhabiletĂ© dans la gestion de lâopinion et dans le maintien de lâordre public[1551]. Il excellait dans la gestion du temps, habile Ă manier surtout la temporisation : selon le mot de Bennassar, « Franco avait si souvent gagnĂ© grĂące Ă des procĂ©dĂ©s dilatoires, quâil finit par conclure Ă part lui quâil Ă©tait urgent dâattendre »[1552] ; quelle que soit lâurgence, il attendait, de maniĂšre parfois insupportable pour ses interlocuteurs[1538].
Franco ne faisait pas pour son compte main basse sur les finances de lâĂtat, au contraire de son entourage et de certains dignitaires du rĂ©gime. Franco, qui, bien informĂ©, nâignorait pas ces pratiques, malversations et surtout trafics dâinfluence, nâaimait guĂšre cependant quâon lâentretienne de lâimmoralitĂ© ou de la vĂ©nalitĂ© de ses proches ou de ses ministres ; en vĂ©ritĂ©, la corruption, dĂšs lors quâil la contrĂŽlait, faisait partie de son systĂšme, car lâhomme impliquĂ© dans un fait de corruption demeurait Ă sa merci[1553].
Sa gestion des Ă©vĂ©nements pendant la Seconde Guerre mondiale est rĂ©vĂ©latrice de sa mĂ©thode coutumiĂšre. Une chronologie fine de ces annĂ©es rĂ©vĂšle le parcours tortueux de la diplomatie franquiste et les changements du vocabulaire officiel (neutralitĂ©, non-belligĂ©rance, neutralitĂ©) qui lâaccompagnaient[1554]. La dĂ©faite de lâAxe conduisit Franco Ă mettre la Phalange en Ă©tat dâhibernation relative, de lâ au , et Ă mettre en vedette les rĂ©fĂ©rences catholiques et monarchistes de son rĂ©gime[1555].
Piété
La religiositĂ© de Franco se rattachait Ă la tradition espagnole, formaliste, appuyĂ©e sur la liturgie et le rituel, et non pas particuliĂšrement sur la mĂ©ditation personnelle, lâĂ©tude ou lâapplication pratique de la doctrine[620]. La faiblesse de sa formation thĂ©orique le rĂ©duisait Ă des dĂ©marches rĂ©pĂ©titives telles que la rĂ©citation quotidienne du rosaire. Il assistait scrupuleusement Ă la messe dominicale et pratiquait de temps Ă autre des exercices spirituels[1556]. Comme ses frĂšres et sĆurs, il accompagnait sa mĂšre Ă la messe ou dans ses visites Ă lâermitage de la Vierge de Chamorro. Lâinfluence de sa mĂšre dans ce domaine fut plus tardive et sâexerça lorsque, diplĂŽmĂ© de lâacadĂ©mie de TolĂšde, Franco fut envoyĂ© comme sous-lieutenant Ă Ferrol[1557]. Ce fut sans doute pour faire plaisir Ă sa mĂšre, la seule de la famille dont la piĂ©tĂ© Ă©tait authentique et profonde, que Francisco Franco devint en , au Ferrol, un des fidĂšles de lâAdoration nocturne[1558]. Mais, mĂȘme alors, lâinfluence de sa mĂšre nâĂ©tait pas dĂ©cisive et, au Maroc, quelques mois plus tard, ces Ă©lans mystiques nâĂ©taient plus de saison et lâofficier Franco ne manifestait plus aucune ferveur religieuse. On lui prĂȘte mĂȘme une devise : « Ni femmes, ni messes ! » La grave blessure de 1916 et la convalescence Ă Ferrol ont pu marquer un tournant[1557]. On note que la religion ne figure pas dans le dĂ©calogue, cet ensemble de prĂ©ceptes rĂ©digĂ© par Franco Ă lâusage de lâĂcole militaire de Saragosse[250].
Selon Guy Hermet, qui fait Ă©tat de plusieurs tĂ©moignages dĂ©notant de fortes convictions laĂŻques chez Franco, il nâaurait changĂ© dâattitude que plus tard soit par intĂ©rĂȘt politique, soit parce quâil aurait vers 1936 dĂ©couvert soudain la foi. DâaprĂšs AndrĂ©e Bachoud cependant, ces hypothĂšses se recoupent mal avec ce que lâon sait du caractĂšre de Franco, puisque lâune suppose une sorte de gĂ©nie politique dĂ©pourvu de scrupules qui pour sâassurer le pouvoir aurait feint des convictions religieuses, lâautre une capacitĂ© de passion ou dâilluminations soudaines en porte-Ă -faux avec ce que lâon sait de lui par ailleurs ; lâauteur rappelle que Franco appartenait par nature Ă une sociĂ©tĂ© oĂč la religion Ă©tait un rempart contre les dĂ©bordements rĂ©volutionnaires et une marque dâadhĂ©sion Ă lâordre Ă©tabli, et il a pu, le moment venu, en accord parfait avec tous les conformismes officiels de lâĂ©poque, trouver utile de mieux affirmer une foi que partageaient la plupart de ses partisans[250]. En somme, si Franco Ă©tait religieux, il lâĂ©tait plus en vertu de son aversion Ă lâendroit de la franc-maçonnerie, quâen raison dâune piĂ©tĂ© rĂ©elle[549].
Aussi, apparemment indiffĂ©rent au religieux jusquâĂ , Franco affecta-t-il, dĂšs sa prise de pouvoir, les dehors dâune piĂ©tĂ© Ă©difiante, se rendant Ă la messe plusieurs fois par semaine, sâentourant de religieux, majoritairement dominicains, laissant bientĂŽt rĂ©pandre de bĂ©atifiques rumeurs sur lui-mĂȘme[1559], et prenant un aumĂŽnier personnel[616]. Il ne manque dâĂ©mailler ses discours de rĂ©fĂ©rences Ă Dieu et de participer Ă de grandioses cĂ©rĂ©monies religieuses. Dans le discours quâil prononça le , il annonça que lâĂtat nouveau se conformerait aux principes catholiques. Le , il prĂ©side en pleine bataille de Brunete les fĂȘtes de Saint-Jacques-de-Compostelle, pour reconnaĂźtre lâapĂŽtre comme patron de lâEspagne[1560] - [1561]. Au Maroc, il tĂ©moigna de la sympathie aux Juifs, et de façon gĂ©nĂ©rale une certaine bienveillance envers les trois religions rĂ©vĂ©lĂ©es[415].
Préoccupations sociales
Si Franco se prĂ©occupait peu du service aux autres, il lui advint, au faĂźte du pouvoir, de manifester des prĂ©occupations sociales authentiques, sans doute empreintes de paternalisme, mais rĂ©elles[1562]. Franco a confiĂ© au Dr Pozuelo quelques dĂ©tails sur son enfance qui attestent dâune certaine conscience des inĂ©galitĂ©s sociales dans une sociĂ©tĂ© « trĂšs hiĂ©rarchisĂ©e »[1563] - [7] :
« Je me souviens de ce qui impressionna ma sensibilitĂ© dâenfant â le trĂšs bas niveau de vie des porteuses dâeau qui fournissaient lâeau aux maisons. AprĂšs avoir fait longtemps la queue devant les fontaines publiques, exposĂ©es aux intempĂ©ries, elles percevaient quinze cĂ©ntimos pour transporter et monter Ă lâĂ©tage, sur leurs tĂȘtes, les seaux [ferrĂ©s] de 25 litres dâeau. Ou cet autre cas de femmes qui, dans le port, dĂ©chargeaient, pour une peseta la journĂ©e, le charbon des bateaux[1564]. »
Franco, comme Luis Carrero Blanco, fut toute sa vie prĂ©occupĂ© par les problĂšmes sociaux. Pour certains auteurs, dont Juan Pablo Fusi, cette prĂ©occupation Ă©tait sincĂšre. Elle se serait manifestĂ©e dĂšs 1934, lorsque Franco prit conscience des conditions de travail iniques des mineurs asturiens, ce qui lui inspira une doctrine sociale qui combinait un paternalisme social-catholique avec une conception autoritaire de la paix sociale[1565] - [1566]. Cela explique quâil ait promulguĂ© une lĂ©gislation sociale qui fondait la sĂ©curitĂ© de lâemploi et rendait trĂšs difficiles les licenciements, puis crĂ©a les allocations familiales, les assurances obligatoires contre la maladie, la vieillesse, etc., sâimaginant que cette lĂ©gislation Ă©tait lâune des plus avancĂ©es au monde[1567]. Bennassar relĂšve une contradiction entre la « froide rĂ©solution de cet homme Ă lâĂ©gard de ses adversaires, son inaptitude Ă lâoubli des offenses, son indiffĂ©rence devant la mort des autres, et son indignation rĂ©elle devant les manifestations les plus Ă©videntes de la misĂšre sociale »[1370].
Vie privée et loisirs
Lâon ne sait guĂšre autre chose de la vie privĂ©e de Franco que ce qui est de source officielle et qui a Ă©tĂ© rendu public, et lui-mĂȘme ne rĂ©vĂ©lait jamais rien de son intimitĂ©[225]. Il avait Ă©pousĂ© Carmen Polo, avec qui il eut une fille, MarĂa del Carmen. Son gendre Ă©tait CristĂłbal MartĂnez-BordiĂș, marquis de Villaverde, et l'un de ses arriĂšre-petits-enfants Ă©tait Luis Alfonso de BorbĂłn y MartĂnez-BordiĂș, fils d'Alphonse de Bourbon et de sa petite-fille Carmen MartĂnez-BordiĂș y Franco. La famille Franco passait ses vacances dâĂ©tĂ© soit dans le manoir Pazo de MeirĂĄs, non loin de la Corogne, soit dans le palais d'Aiete, prĂšs de San SebastiĂĄn ; pour la Semaine sainte, ils avaient coutume de se rendre dans leur demeure de La Piniella, Ă Llanera, dans les Asturies[1568]. Franco n'Ă©tait pas passionnĂ© dans ses affections personnelles, mais il Ă©tait stable et dĂ©vouĂ© et fut un mari fidĂšle et considĂ©rĂ©. C'Ă©tait un mĂ©nage heureux, et il nây eut jamais de signe d'instabilitĂ© dans cette union, qui Ă presque tous Ă©gards Ă©tait trĂšs conventionnelle et typique de lâĂ©lite espagnole de cette Ă©poque[205].
JusquâĂ la fin des annĂ©es 1940, les Franco menĂšrent une vie simple, sans ostentation, sauf sâil sâagissait de mises en scĂšne Ă vocation politique. Franco lui-mĂȘme nâavait pas de maĂźtresses et ne semble pas avoir Ă©prouvĂ© le dĂ©sir dâen avoir ; les vices et les passions lui faisaient dĂ©faut, mĂȘme les menus plaisirs ne lâattiraient guĂšre ; il avait des goĂ»ts ordinaires, sâhabillait sans recherche, se gardait des excĂšs gastronomiques, buvait trĂšs modĂ©rĂ©ment, ne fumait pas ; il ne paraissait pas apprĂ©cier les joies de la conversation, sauf peut-ĂȘtre dans sa premiĂšre jeunesse, quand il frĂ©quentait les tertulias. Sa cour dâadulateurs, faute dâautre chose, feignait de sâextasier parfois devant la taille dâun poisson pris ou devant le nombre de piĂšces abattues pendant une partie de chasse[1569]. LâatmosphĂšre du Pardo Ă©tait lourde, compassĂ©e, dĂ©pourvue de toute spontanĂ©itĂ©. PacĂłn par exemple dĂ©plorait la froideur de son cousin, si froid que « souvent il glace les meilleurs de ses amis », et lâindiffĂ©rence avec laquelle il rĂ©agit au dĂ©part de PacĂłn affecta beaucoup celui-ci[1570]. Sâil aimait Ă Ă©taler son dĂ©nuement, Franco tolĂ©rait assez bien autour de lui la frĂ©nĂ©sie de richesse et dâostentation que manifestaient son frĂšre, sa femme, plus tard son gendre ou certains de ses fidĂšles. Il ne paraĂźt jamais scandalisĂ© (du moins publiquement) en face dâabus qui dĂ©frayaient pourtant la chronique. Il avait certes un goĂ»t marquĂ© pour les belles maisons ; plus tard, il faudra toute lâĂ©nergie de son beau-frĂšre RamĂłn Serrano SĂșñer pour le dissuader dâhabiter le palais royal, et le convaincre dâaller plus modestement habiter, le , dans le chĂąteau du Pardo, Ă 18 km de Madrid. Peut-ĂȘtre avait-il le goĂ»t de lâapparat ; il nâavait pas en tout cas la passion de lâart ni du luxe[1571] - [756] - [1572]. Son gendre Villaverde, play-boy superficiel et frivole, au verbe facile, Ă©tait entourĂ© dâune famille aux mĆurs rapaces, qui considĂ©rait le mariage de Villaverde avec la fille de Franco comme une conquĂȘte. Il Ă©vinça progressivement du Pardo les clans Franco et Polo, et crĂ©a un climat courtisan artificiel qui dĂ©plaisait au Caudillo, qui sây sentait peu Ă lâaise et se rĂ©fugiait de plus en plus dans la solitude[1573]. Franco lisait peu alors, moins quâautrefois, mais fut affectĂ© par la lecture du livre de Hugh Thomas, La Guerre dâEspagne, dont il ne cessa de dĂ©battre avec PacĂłn. Il sâen tenait gĂ©nĂ©ralement Ă des articles de presse sĂ©lectionnĂ©s par son entourage dans la presse française, anglaise ou amĂ©ricaine[1574].
Parmi ses loisirs de prĂ©dilection Ă©mergent en particulier le golf, la chasse et la pĂȘche ; ces loisirs Ă©taient souvent exploitĂ©s Ă des fins de propagande, la presse se plaisant Ă montrer ses prouesses, et Ă le faire apparaĂźtre avec dâabondants trophĂ©es de chasse et, plus souvent encore, en train dâattraper des poissons de forte taille[1397]. Souvent aussi, il jouait interminablement aux cartes[1089].
Il avait Ă sa disposition une embarcation de plaisance, le yacht Azor, Ă bord duquel il partait Ă la pĂȘche au thon, et rĂ©ussit mĂȘme Ă attraper un cachalot en 1958[1575]. Il pratiquait la chasse les weekends ou parfois pendant des semaines entiĂšres, Ă la haute saison. Bien des fois, les prises avaient prĂ©alablement Ă©tĂ© attirĂ©es par des appĂąts, pour que Franco les trouve « par hasard ». Selon Paul Preston, la chasse Ă©tait une « soupape dâĂ©chappement pour lâagressivitĂ© sublimĂ©e de Franco, extĂ©rieurement timide »[1576].
Sa conversation tendait Ă revenir sans cesse sur son thĂšme favori, le Maroc. Il Ă©tait totalement Ă©tranger au monde de la culture : il nâĂ©prouvait que dĂ©dain pour les intellectuels, dĂ©dain quâil manifestait par des expressions telles que : « avec lâorgueil propre aux intellectuels »[1577]. Il se passionnait pour le sport, spĂ©cialement pour le football, et Ă©tait un supporteur dĂ©clarĂ© du Real Madrid et de la sĂ©lection espagnole de football[1578] - [1579]. Il jouait au tiercĂ© et gagna une fois, en 1967, un million de pesetas[1580]. Une autre de ses passions Ă©tait le cinĂ©ma, en particulier les westerns, et des projections privĂ©es de films Ă©taient organisĂ©es au Pardo[1581]. Il sâĂ©tait Ă©galement passionnĂ© pour la peinture, Ă laquelle il sâĂ©tait initiĂ© dans les annĂ©es 1920 et quâil reprit dans les annĂ©es 1940 ; du reste, il subsiste peu de tableaux de Franco, car la plupart ont Ă©tĂ© dĂ©truits dans un incendie en 1978. Il peignait de prĂ©fĂ©rence des paysages et des natures mortes, dans un style inspirĂ© de la peinture espagnole du XVIIe siĂšcle et des cartons de Goya. Il rĂ©alisa aussi un portrait de sa fille Carmen dans un style rappelant Modigliani[1582].
Ăcrits de Francisco Franco
- La Franc-maçonnerie (trad. François Thouvenin, préf. Johan Livernette), Paris, Saint-Rémi, , 304 p. (ISBN 978-2816205695).
Notes et références
Notes
- Sur lâĂ©pisode de Badajoz, voir G. Hermet (1989), p. 109 et Bennassar 2004, p. 97-98.
Références
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- Les derniers jours de Franco, France 5, 2018.
- Lettre Ă Franco, film d'Alejandro AmenĂĄbar (2019).
- Francisco Franco | Dictateurs, mode d'emploi, documentaire, Arte, 2022.
Liens externes
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- Le RĂ©gime franquiste.
- (es) Fondation Francisco Franco.
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- (es) Biographe de la BBC.
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