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Francisco Franco

Francisco Franco Bahamonde[2] ([fÉŸanˈΞisko ˈfÉŸaƋko ÎČaaˈmonde][3]), nĂ© le Ă  Ferrol et mort le Ă  Madrid, est un militaire et homme d'État espagnol, qui instaura en Espagne, puis dirigea pendant prĂšs de 40 ans, de 1936 Ă  1975, un rĂ©gime dictatorial nommĂ© État espagnol.

Francisco Franco
Illustration.
Francisco Franco en 1964.
Fonctions
Chef de l'État espagnol
–
(39 ans, 1 mois et 19 jours)
PrĂ©sident du gouvernement Lui-mĂȘme
Luis Carrero Blanco
Torcuato Fernåndez-Miranda (intérim)
Carlos Arias Navarro
Prédécesseur Manuel Azaña (Président de la République, indirectement[1])
Successeur Alejandro RodrĂ­guez de ValcĂĄrcel
(président du Conseil de régence)
Juan Carlos Ier
(roi d'Espagne)
Président du gouvernement d'Espagne
–
(35 ans, 4 mois et 9 jours)
Chef de l'État Lui-mĂȘme
Prédécesseur Francisco Gómez-Jordana Sousa
(prĂ©sident de la Junte technique de l’État en zone soulevĂ©e)
José Miaja
(président du Conseil national de Défense en zone républicaine)
Successeur Luis Carrero Blanco
Biographie
Nom de naissance Francisco Paulino Hermenegildo TeĂłdulo
Franco y Bahamonde
Surnom Le « Caudillo »
Date de naissance
Lieu de naissance Ferrol (Espagne)
Date de décÚs
Lieu de décÚs Madrid (Espagne)
SĂ©pulture Valle de los CaĂ­dos (1975-2019)
CimetiĂšre de Mingorrubio (depuis 2019)
Nationalité Espagnole
Fratrie NicolĂĄs Franco
RamĂłn Franco
Conjoint Carmen Polo
Enfants Carmen Franco y Polo
Religion Catholicisme

Signature de

Francisco Franco
Présidents du gouvernement d'Espagne
Chef de l'État espagnol

Issu d’une famille d’officiers de marine, Franco intĂ©gra l’AcadĂ©mie d’infanterie de TolĂšde puis fut versĂ© en 1912 dans les troupes du Maroc oĂč, en participant Ă  la guerre du Rif, il manifesta des qualitĂ©s de meneur d’hommes et de tacticien et forma les unitĂ©s de la LĂ©gion espagnole nouvellement crĂ©Ă©e. Promu gĂ©nĂ©ral de brigade Ă  l’ñge de 34 ans, au lendemain du dĂ©barquement d'Al Hoceima, il fut affectĂ© ensuite Ă  Madrid puis nommĂ© directeur de la nouvelle AcadĂ©mie militaire de Saragosse. AprĂšs la proclamation de la rĂ©publique en 1931, il fut nommĂ© chef d’état-major en 1933 et Ă  ce titre dirigea la rĂ©pression de la RĂ©volution asturienne de 1934.

Le 17 juillet 1936, Franco, relĂ©guĂ© aux Ăźles Canaries par le gouvernement du Front populaire, se rallia Ă  la derniĂšre minute, Ă  la suite du meurtre de JosĂ© Calvo Sotelo, Ă  la conspiration militaire en vue de rĂ©aliser un coup d’État. Celui-ci, qui eut lieu le , Ă©choua mais marqua le dĂ©but de la Guerre civile espagnole. À la tĂȘte des troupes d’élite marocaines, le gĂ©nĂ©ral Franco rĂ©ussit Ă  briser le blocus rĂ©publicain du dĂ©troit de Gibraltar et avec l’aide allemande et italienne, dĂ©barqua en Andalousie, d’oĂč allait dĂ©buter sa conquĂȘte de l’Espagne. La Junte de dĂ©fense nationale, comitĂ© collĂ©gial hĂ©tĂ©roclite des diffĂ©rents chefs militaires de la zone nationaliste, le nomma au poste de gĂ©nĂ©ralissime des armĂ©es, c’est-Ă -dire de commandant suprĂȘme militaire et politique, en principe pour la seule durĂ©e de la guerre civile. BĂ©nĂ©ficiant de l’appui des dictatures fascistes et de la passivitĂ© des dĂ©mocraties, l'armĂ©e nationaliste remporta la victoire, proclamĂ©e fin aprĂšs la chute de Barcelone et celle de Madrid. Le bilan est lourd (entre 100 000 et 200 000 morts) et la rĂ©pression s'abattit sur les vaincus (270 000 prisonniers, 400 000 Ă  500 000 exilĂ©s).

DĂšs , le gĂ©nĂ©ral Franco avait intĂ©grĂ© la Phalange espagnole et les carlistes dans son armĂ©e, et neutralisĂ© les courants disparates, parfois adverses, qui le soutenaient, en les corsetant dans un mouvement unique. À partir de 1939, celui qu'on appelle le Caudillo, le gĂ©nĂ©ralissime ou le chef de l'État, instaure une dictature militaire et autoritaire, corporatiste, sans doctrine claire, si ce n’est un ordre moral et catholique, marquĂ© par l’hostilitĂ© au communisme et aux « forces judĂ©o-maçonniques », et soutenu par l'Église catholique. Bien que d'abord soutenu par les rĂ©gimes fascistes et nazis, Franco louvoie durant la Seconde Guerre mondiale, maintenant la neutralitĂ© officielle de l’Espagne, tout en soutenant les puissances de l'Axe, notamment en consentant Ă  l’envoi de la division Azul pour combattre sur le front de l'Est. La victoire alliĂ©e acquise, le gĂ©nĂ©ral Franco Ă©carta les Ă©lĂ©ments les plus compromis avec les vaincus, tels que son beau-frĂšre Serrano SĂșñer et la Phalange, et mit en avant les soutiens catholiques et monarchistes de son rĂ©gime. L’ostracisme international de l’immĂ©diat aprĂšs-guerre fut vite tempĂ©rĂ© par la Guerre froide tandis que la position stratĂ©gique de l’Espagne assurera finalement au gĂ©nĂ©ral Franco la survie de son rĂ©gime avec l'appui de l’Argentine, des États-Unis et du Royaume-Uni. À l’intĂ©rieur, le Caudillo jouait sur les factions rivales pour maintenir son pouvoir et fit de l'Espagne de nouveau une monarchie dont il Ă©tait le rĂ©gent, prenant notamment en charge l'Ă©ducation de Juan Carlos, fils de Don Juan, prĂ©tendant au trĂŽne d'Espagne. Ses gouvernements successifs seront des exercices d’équilibriste, rĂ©sultats d’un savant dosage entre les diffĂ©rentes « familles » du Movimiento Nacional.

AprĂšs que le systĂšme autarcique, qui proscrivait les investissements Ă©trangers et les importations, eut provoquĂ© de graves pĂ©nuries, accompagnĂ©es de corruption et de marchĂ© noir, Franco consentit vers la fin de la dĂ©cennie 1950 Ă  confier le gouvernement aux technocrates membres de l'Opus Dei qui mirent en Ɠuvre, avec l'aide Ă©conomique des États-Unis (concrĂ©tisĂ©e lors de la visite du prĂ©sident Eisenhower Ă  Madrid en 1959) la libĂ©ralisation de l’économie espagnole, au rythme de plans « de stabilisation et de dĂ©veloppement », avec pour rĂ©sultat un rapide redressement Ă©conomique et une croissance hors norme dans la dĂ©cennie 1960.

En 1969, Franco dĂ©signa officiellement Juan Carlos comme son successeur. Les derniĂšres annĂ©es de la dictature sont notamment marquĂ©es par l’irruption de nouvelles revendications (ouvriĂšres, Ă©tudiantes, rĂ©gionalistes notamment basques et catalanes), des attentats (qui coĂ»tent la vie au premier ministre Carrero Blanco), la prise de distance de l’Église aprĂšs Vatican II et par la rĂ©pression contre les opposants.

Franco meurt le , aprĂšs une longue agonie ponctuĂ©e par de multiples hospitalisations et opĂ©rations Ă  rĂ©pĂ©tition. Juan Carlos de Bourbon, acceptant les principes du Mouvement national, est alors proclamĂ© roi. EnterrĂ© sur dĂ©cision du nouveau Roi Ă  Valle de los CaĂ­dos, la dĂ©pouille de Franco a Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©e en au cimetiĂšre de Mingorrubio, oĂč est enterrĂ©e son Ă©pouse, sur dĂ©cision du gouvernement de Pedro SĂĄnchez dans le cadre de l'Ă©limination des symboles du franquisme et pour Ă©viter les actes d'exaltation de ses partisans.

Enfance et formation militaire

Naissance et milieu

Arsenal de Ferrol durant les années 1900.

Francisco Franco vint au monde le 4 dĂ©cembre 1892 dans le centre historique de Ferrol, dans la province de La Corogne[4]. Ferrol et ses environs sont peut-ĂȘtre une des clefs pour saisir la figure de Franco[5]. Petite ville endormie qui ne comptait au dĂ©but du XXe siĂšcle que quelque 20 000 habitants[6], Ferrol hĂ©bergeait alors la plus grande base navale du pays, en plus d’importants chantiers navals[7]. Dans la paroisse castrense (=de l’armĂ©e), exemple accompli d’endogamie sociale[8], les militaires gradĂ©s constituaient une caste privilĂ©giĂ©e et isolĂ©e, et leurs enfants, dont les Franco, vivaient dans un milieu clos, presque Ă©tranger au reste du monde, et peuplĂ© exclusivement d’officiers, gĂ©nĂ©ralement de la marine[9] - [10].

La perte de Cuba Ă  la suite de la guerre hispano-amĂ©ricaine de 1898 permet d’expliquer en partie les rudimentaires idĂ©es politiques de Franco[11]. Ferrol plus particuliĂšrement, dont toute l’activitĂ© Ă©tait axĂ©e sur l’envoi de troupes et le commerce avec les colonies d’outre-Atlantique, fut l’une des villes les plus frappĂ©es par cette dĂ©faite. Aussi l'enfance de Franco se passa-t-elle dans une ville dĂ©chue, parmi des militaires retraitĂ©s ou invalides, rĂ©duits Ă  l’indigence, oĂč les communautĂ©s professionnelles s’étaient repliĂ©es sur elles-mĂȘmes, enfermĂ©es dans une sorte de rancƓur rĂ©ciproque[12]. La dĂ©faite signa ainsi le divorce entre sociĂ©tĂ© militaire et la sociĂ©tĂ© civile[13] ; dans les milieux militaires et dans une partie de la population, la rĂ©sistance dont avait fait preuve une flotte pourtant obsolĂšte et mal Ă©quipĂ©e Ă©tait considĂ©rĂ©e comme le rĂ©sultat de l’hĂ©roĂŻsme de quelques militaires qui avaient tout sacrifiĂ© Ă  la patrie, et la dĂ©faite comme la consĂ©quence de l’attitude irresponsable de quelques politiciens corrompus qui avaient dĂ©laissĂ© les forces armĂ©es[14] - [15]. La rĂ©flexion postĂ©rieure de Franco sur le dĂ©sastre de 1898 le fera se rallier aux thĂšses du rĂ©gĂ©nĂ©rationnisme, idĂ©ologie qui postulait la nĂ©cessitĂ© de rĂ©formes profondes et le rejet du systĂšme hĂ©ritĂ© de la Restauration[16].

Ascendances et famille

Francisco Franco est le fils d’une lignĂ©e de six gĂ©nĂ©rations de marins, dont quatre nĂ©s Ă  Ferrol mĂȘme, au sein d’une communautĂ© qui ne concevait l’existence des hommes que comme une vie au service du drapeau, dans la flotte de guerre de prĂ©fĂ©rence[17].

AprĂšs sa mort, des rumeurs ont circulĂ© Ă  propos de supposĂ©es origines juives de la famille Franco, bien qu’aucune preuve concrĂšte ne soit jamais venue corroborer une telle hypothĂšse. Une quarantaine d’annĂ©es aprĂšs la naissance de Franco, Hitler chargea Reinhard Heydrich de mener des investigations pour essayer d’élucider la question, mais sans rĂ©sultat[18]. Du reste, aucun document ne laisse entrevoir de la part de Franco une quelconque prĂ©occupation Ă  l’égard de ses origines[19].

Parents

Francisco Franco, au jour de son baptĂȘme, le 17 dĂ©cembre 1892, dans les bras de sa mĂšre MarĂ­a del Pilar Bahamonde. À gauche, le pĂšre NicolĂĄs Franco Salgado-AraĂșjo.

Durant son enfance, le jeune Franco Ă©tait confrontĂ© Ă  deux modĂšles contradictoires, celui de son pĂšre, libre-penseur faisant fi des conventions, dĂ©libĂ©rĂ©ment impie et ostensiblement fĂȘtard et coureur de femmes, et celui de sa mĂšre, parangon de courage, de gĂ©nĂ©rositĂ© et de piĂ©tĂ©[19]. Le pĂšre, NicolĂĄs Franco y Salgado-AraĂșjo (1855-1942), Ă©tait capitaine dans la marine, et parvint Ă  la fin de sa carriĂšre au grade d'intendant-gĂ©nĂ©ral de la marine, ce qui Ă©quivaut Ă  peu prĂšs au grade de vice-amiral ou de gĂ©nĂ©ral de brigade et reprĂ©sentait en l’espĂšce une fonction purement administrative, mais qui semble avoir Ă©tĂ© de tradition dans la famille[20] - [21]. Ayant Ă©tĂ© affectĂ© Ă  Cuba et dans les Philippines, il avait adoptĂ© les habitudes de l’officier des colonies : libertinage, jeux de casino, ripailles et beuveries nocturnes[20]. Pendant qu’il Ă©tait en poste Ă  Manille, ĂągĂ© alors de 32 ans, il avait engrossĂ© ConcepciĂłn Puey, ĂągĂ©e de 14 ans, fille d’un officier de l’armĂ©e de terre[22] - [23] - [24] - [25]. À Ferrol, il s’adapta difficilement Ă  l’atmosphĂšre bien-pensante de la Restauration[19] - [23], et passait des journĂ©es Ă  boire, Ă  jouer et Ă  palabrer, et avait coutume de rentrer tard, souvent Ă©mĂ©chĂ© et toujours mal lunĂ©[26]. Il se comportait de façon autoritaire, Ă  la limite de la violence, n’admettant pas la contradiction, et les quatre enfants — Francisco dans une mesure moindre, Ă©tant donnĂ© son caractĂšre introverti et effacĂ© — souffraient de ces rudes maniĂšres[27]. Il avait coutume de convier ses fils et quelques-uns de ses neveux Ă  des promenades dans la ville, le port, et les environs pendant qu’il les entretenait de gĂ©ographie, d’histoire, de la vie marine et de sujets scientifiques[22] - [28].

Le pĂšre allait gagner tous les titres Ă  l’hostilitĂ© de son fils Francisco : sans jamais aller jusqu’à un engagement politique ou idĂ©ologique affirmĂ©, il se montrait volontiers anticlĂ©rical, Ă©tait rĂ©solument hostile Ă  la guerre du Maroc, avait affirmĂ© Ă  Madrid ses convictions libĂ©rales, et estimait que l’expulsion des Juifs par les Rois catholiques Ă©tait une injustice et un malheur pour l’Espagne[29] - [30]. Politiquement classĂ© comme libĂ©ral de gauche, le pĂšre se dĂ©clara d’emblĂ©e hostile au Mouvement national, et mĂȘme aprĂšs que son fils est devenu dictateur, demeura trĂšs critique Ă  son encontre tant en public qu’en privĂ©. Il n’avait pas su reconnaĂźtre le gĂ©nie de son deuxiĂšme fils et ne lui avait jamais exprimĂ© le moindre sentiment d’admiration[31] - [32].

L’atmosphĂšre confinĂ©e de Ferrol et le malaise du couple le conduisirent sans doute Ă  solliciter, ou Ă  accepter, une affectation Ă  Cadix en 1907, puis une mutation Ă  Madrid, en principe pour deux ans. Cependant NicolĂĄs ne reviendra jamais, s’étant mis en mĂ©nage avec une jeune femme, Agustina Aldana, institutrice de son Ă©tat, qui Ă©tait l’antithĂšse de son Ă©pouse, et avec qui il vĂ©cut jusqu’à la mort de celle-ci en 1942[26]. Cet abandon du foyer conjugal fut Ă  l’origine du conflit entre NicolĂĄs et son fils Francisco et de la rupture dĂ©finitive du dialogue entre le pĂšre et le fils[33]. Les frĂšres de Francisco, devenus adultes, pour qui le pĂšre avait toujours eu une prĂ©dilection, visitaient leur pĂšre de temps Ă  autre, mais rien n’indique que Francisco Franco l’ait jamais fait. Francisco Ă©tait celui qui Ă©tait le plus fortement attachĂ© Ă  leur mĂšre, et les traits de caractĂšre qui se manifesteront ultĂ©rieurement — son dĂ©sintĂ©rĂȘt pour les relations amoureuses, son puritanisme, son moralisme et sa religiositĂ©, sa rĂ©pugnance Ă  l’alcool et aux festins — faisaient de lui une antithĂšse de son pĂšre et l’identifiait pleinement Ă  sa mĂšre[34].

Au contraire du pĂšre, la mĂšre de Franco, MarĂ­a del Pilar Bahamonde y Pardo de Andrade (1865-1934)[35], issue d’une famille ayant elle aussi une tradition de service dans la marine, Ă©tait extrĂȘmement religieuse et trĂšs respectueuse des us et coutumes de la bourgeoisie d’une petite ville de province. Presque aussitĂŽt aprĂšs les noces, les conjoints ne se faisaient dĂ©jĂ  plus d’illusions sur leur affinitĂ© de couple et NicolĂĄs ne tarda pas Ă  reprendre ses habitudes d’officier des colonies[36], tandis que Pilar, rĂ©signĂ©e et dĂ©bonnaire, Ă©pouse digne et admirable, de dix ans plus jeune que son mari, qui vivait et s’habillait avec une grande austĂ©ritĂ©[37] et n’avait jamais un mot de reproche[38], se rĂ©fugia dans la religion et dans l’éducation de ses quatre enfants, leur inculquant les vertus de l’effort et de la tĂ©nacitĂ© pour progresser dans la vie et monter socialement, et les exhortant Ă  la priĂšre[39]. Franco, plus qu’aucun de ses frĂšres, s’identifia Ă  sa mĂšre, de qui il apprit le stoĂŻcisme, la modĂ©ration, la maĂźtrise de soi, la solidaritĂ© familiale et le respect pour le catholicisme et pour les valeurs traditionnelles[40], encore que, comme le souligne BartolomĂ© Bennassar, il n’ait pas adoptĂ© ses qualitĂ©s premiĂšres qu’étaient la charitĂ©, le souci des autres, et le pardon des injures et des offenses[41].

Fratrie et clan

Francisco, Pilar et RamĂłn Franco (1906).

La fratrie gardera une importance notable pour Franco, qui conservera toujours le sens du clan, c’est-Ă -dire de la famille, Ă©largie Ă  quelques amis d’enfance. Les Franco Bahamonde ne se confondaient pas au type courant de Ferrol et de leur milieu social[42], la famille comprenant en effet :

  • NicolĂĄs Franco (1891-1977) : son frĂšre aĂźnĂ©. IngĂ©nieur naval, il devint le principal conseiller de Franco au dĂ©but de la guerre civile. Il termina sa carriĂšre comme ambassadeur Ă  Lisbonne puis comme homme d'affaires[43] - [44] - [45].
  • MarĂ­a del Pilar Franco (1894-1989) : sa sƓur. Membre de la Phalange espagnole, elle ne joua cependant aucun rĂŽle politique. Ses deux livres de souvenirs ont Ă©tĂ© des livres Ă  succĂšs[46] - [47].
  • RamĂłn Franco (1896-1938) : son frĂšre cadet. Aviateur cĂ©lĂšbre et populaire, de convictions rĂ©publicaines, il n'en rallia pas moins son frĂšre aĂźnĂ© aprĂšs le coup d'État de . Il pĂ©rit le dans un accident d'hydravion[43] - [48].

Dans la parentĂšle est Ă  signaler encore plusieurs cousins orphelins, enfants d’un frĂšre du pĂšre, desquels le pĂšre de Franco accepta d’assumer la tutelle, en particulier Francisco Franco Salgado-AraĂșjo, dit PacĂłn, nĂ© en juillet 1890[49] - [8], avec qui Franco partagea les mĂȘmes jeux, les mĂȘmes loisirs, les mĂȘmes Ă©tudes, les mĂȘmes Ă©coles et acadĂ©mies, qui fut Ă  ses cĂŽtĂ©s au Maroc, puis Ă  Oviedo, et qui pendant la Guerre civile devint le secrĂ©taire, ensuite le chef de la maison militaire de Franco, et aussi son confident[50], Luis Carrero Blanco.

En dehors du cercle familial, le clan Franco comprenait :

  • Camilo Alonso Vega, qui, entrĂ© Ă  l’acadĂ©mie de TolĂšde en mĂȘme temps que Franco, retrouva celui-ci au Maroc, puis rejoignit en 1917 Franco et PacĂłn Ă  Oviedo. Pendant la Guerre civile, il commanda l’une des unitĂ©s de choc de l’armĂ©e nationaliste, et devint par la suite directeur de la Garde civile, ministre de l’IntĂ©rieur de 1947 Ă  1959, et capitaine gĂ©nĂ©ral[51].
  • Juan Antonio Suanzes, fils du directeur du collĂšge de la marine Ă  Ferrol, qui sera fait par Franco ministre de l’Industrie et du Commerce, puis directeur de l’Institut national de l'industrie (INI)[52].
  • Pedro Nieto AntĂșnez, Ferrolan, officier de marine, qui n’appartenait pas au cercle des amis d’enfance et d’adolescence, mais devint le compagnon prĂ©fĂ©rĂ© du Caudillo lors de ses parties de pĂȘche. AprĂšs l’assassinat de Luis Carrero Blanco, Franco voulut lui confier le poste de chef de gouvernement, mais le clan du Pardo et le Bunker y firent obstacle[53].
  • Ricardo de la Puente Bahamonde, cousin germain, qui ayant refusĂ© en de rallier le Mouvement et de livrer l’aĂ©rodrome de TĂ©touan fut jugĂ© en conseil de guerre et exĂ©cutĂ© sans que Franco ne tente de le sauver[54].

Franco ne renouvellera guĂšre son environnement social et n’élargira ce milieu initial qu’à quelques compagnons d’armes rencontrĂ©s au Maroc ou Ă  un collaborateur occasionnel[26].

Scolarité

Enfant, puis encore Ă  l’AcadĂ©mie de TolĂšde, Franco fut la cible des railleries des autres enfants en raison de sa petite taille (1,64 m Ă  l’acadĂ©mie de TolĂšde[55], finalement 1,67 m[56]) et de sa voix zĂ©zĂ©yante et haut perchĂ©e[28]. Constamment, on le dĂ©signait par quelque diminutif : dans son enfance, on le surnommait Cerillito (diminutif de cerillo, chandelle)[57], puis, Ă  l’AcadĂ©mie, Franquito (± Francillon)[58], lieutenant Franquito, ComandantĂ­n (Ă  Oviedo)[59], etc. Dans ses Memorias, Manuel Azaña se laissa aller lui aussi Ă  l’appeler Franquito[60].

MalgrĂ© l’insuffisance des ressources de la famille, les trois frĂšres reçurent la meilleure instruction privĂ©e alors disponible Ă  Ferrol[61], celle dispensĂ©e par le collĂšge du SacrĂ©-CƓur[8], oĂč Francisco ne se distingua pas par des qualitĂ©s exceptionnelles, ne faisant montre de quelque talent qu’en dessin et en mathĂ©matiques, et manifestant aussi quelque aptitude Ă  certaines tĂąches manuelles[61]. Ses professeurs ne perçurent aucun signe prĂ©monitoire ; le directeur de l’école, interrogĂ© vers 1930, brossa le portrait suivant : « un travailleur infatigable, d’un caractĂšre trĂšs Ă©quilibrĂ©, qui dessinait bien », mais au total, « un enfant trĂšs ordinaire ». Il n’était ni studieux, ni dissipĂ©. Il n’échoua Ă  aucun des examens correspondant aux deux premiĂšres annĂ©es du bachillerato[62]. Selon le tĂ©moignage d’un de ses camarades de collĂšge, « il Ă©tait toujours le premier Ă  arriver et se plaçait Ă  l’avant, seul. Il esquivait les autres ». On percevait chez les trois frĂšres Franco, mais Ă  un degrĂ© plus Ă©levĂ© chez Francisco, une ambition dĂ©mesurĂ©e, qui Ă©tait encouragĂ©e par l’entourage familial[63].

À Ferrol

Lorsqu’il eut atteint ses 12 ans, Franco fut inscrit — ainsi que son frĂšre NicolĂĄs auparavant et que son cousin PacĂłn au mĂȘme moment que lui — Ă  l’école navale prĂ©paratoire de Ferrol, dirigĂ©e par un capitaine de corvette, dans l’espoir d’entrer plus tard dans la marine[64]. Ces centres de prĂ©paration Ă  l’acadĂ©mie navale dispensaient un enseignement de bien meilleure qualitĂ©, parce qu’il existait, observa Franco lui-mĂȘme, « plusieurs acadĂ©mies, avec un nombre d’élĂšves limitĂ©, dirigĂ©es par des officiers de marine ou des militaires. [
] Parmi elles, je choisis celle qui Ă©tait dirigĂ©e par un capitaine de corvette, don Saturnino Suanzes » (pĂšre de Juan Antonio Suanzes, son aĂźnĂ© d’un an et condisciple, futur directeur de l’Institut national de l'industrie)[65] - [28]. Les cours de cet Ă©tablissement se donnaient Ă  bord de la frĂ©gate Asturias, dans la rade de Ferrol. PacĂłn note que son cousin Ă©tait le plus jeune de tous les Ă©lĂšves, et qu’il se distinguait surtout en mathĂ©matiques et par son excellente mĂ©moire[66].

Mais alors mĂȘme qu’il attendait la convocation au concours d’entrĂ©e, au , survint l’annonce inopinĂ©e de la fermeture de l’AcadĂ©mie navale de Ferrol[67] - [68]. AprĂšs la dĂ©faite Ă  Cuba, le commandement de la marine se retrouva avec un excĂ©dent d’officiers et limita aussitĂŽt l’accĂšs Ă  l’AcadĂ©mie[69]. FermĂ© en 1901, l’établissement avait rouvert ses portes en 1903, puis les avait fermĂ©es de nouveau en 1907[70] - [68]. À Francisco, l’AcadĂ©mie d’infanterie de TolĂšde tiendra lieu de substitut, tandis que son frĂšre RamĂłn, nĂ© en 1896, fera carriĂšre dans l’aviation[71] - [72].

À l’AcadĂ©mie de TolĂšde

Francisco Franco (debout) et son frĂšre NicolĂĄs (vers 1907).

Quittant pour la premiĂšre fois sa Galice natale, Francisco Franco entreprit fin juin 1907 en compagnie de son pĂšre le voyage de TolĂšde pour participer au concours d’entrĂ©e Ă  l’AcadĂ©mie. Il dĂ©couvrit alors une tout autre Espagne et conservera un souvenir prĂ©cis de ce voyage initiatique qui lui donna une premiĂšre et rapide vision de l’Espagne, en l’occurrence de la Castille aride et dĂ©peuplĂ©e[73] - [69].

Franco, l’un des plus jeunes de sa promotion, passa les Ă©preuves du concours « avec beaucoup de facilitĂ© » ; il est vrai que ces Ă©preuves Ă©taient d’un niveau Ă©lĂ©mentaire. Quoique la promotion cette annĂ©e-lĂ  ait Ă©tĂ© nombreuse (382 futurs cadets), un millier d’autres avaient Ă©tĂ© ajournĂ©s, et parmi eux son cousin PacĂłn, pourtant son aĂźnĂ© de deux ans, qui ne devait pouvoir entrer Ă  l’acadĂ©mie que l’annĂ©e suivante[74] - [68]. Depuis cet instant, l’armĂ©e Ă©tait devenue la vĂ©ritable famille de Franco, d’autant que sa famille biologique se dĂ©litait, car c’est en cette mĂȘme annĂ©e 1907 que son pĂšre abandonna le foyer conjugal[75].

NĂ©anmoins, Franco se souviendra avec amertume de son incorporation dans l’AcadĂ©mie, ayant Ă©tĂ© en effet la cible des bizutages (novatadas), auxquels Ă  cette Ă©poque-lĂ  nul ne pouvait se dĂ©rober : « Triste accueil qui nous Ă©tait offert, nous qui venions plein de dĂ©sir de nous incorporer dans la grande famille militaire »[76]. Le jeune Franco se souviendra des bizutages comme d’un « vĂ©ritable calvaire » et critiquera l’absence de discipline interne et l’irresponsabilitĂ© des directeurs de l’acadĂ©mie Ă  mĂ©langer des cadets d’ñges si diffĂ©rents, Ă  telle enseigne que Franco interdira formellement les bizutages aprĂšs qu’il a Ă©tĂ© nommĂ© en 1928 premier directeur de la nouvelle AcadĂ©mie gĂ©nĂ©rale militaire de Saragosse[77] - [78] - [79] et qu’il assigna Ă  chacun des nouveaux candidats un mentor personnel choisi parmi les cadets plus ĂągĂ©s[78]. Son apparence puĂ©rile, son manque de prestance physique, son cĂŽtĂ© appliquĂ© et introverti, et sa voix aigrelette l’avaient dĂ©signĂ© comme l’une des victimes prĂ©fĂ©rĂ©es des anciens. Une brimade qu’on lui fit subir Ă  deux reprises consista Ă  cacher ses livres sous un lit. La premiĂšre fois Franco fut sanctionnĂ© pour cela ; la rĂ©cidive dĂ©clencha sa fureur et c’est alors qu’il aurait lancĂ© un chandelier Ă  la tĂȘte de ses persĂ©cuteurs. Il se serait ensuivi une rixe et la convocation du jeune cadet chez le directeur. Franco expliqua alors qu’il considĂ©rait cette brimade comme une offense Ă  sa dignitĂ© personnelle, mais assuma la responsabilitĂ© de la rixe et tut les noms des provocateurs, de sorte qu’il n’y eut pas de sanction contre d’autres Ă©lĂšves, ce qui lui valut l’estime de ses camarades[80] - [81] - [82].

Franco sera plus tard assez critique au sujet de l’enseignement qui lui fut dispensĂ© et longtemps aprĂšs n’épargnera pas certains de ses anciens maĂźtres[83]. Cet enseignement s’appuyait en premier lieu sur la mĂ©morisation, et comme Franco possĂ©dait une bonne mĂ©moire, il n’eut pas grand peine Ă  rĂ©ussir ses examens, encore que ses notes ne fussent pas exceptionnelles[84].

L’enseignement prĂ©dominant provenait de vieux manuels militaires français et allemands dĂ©jĂ  obsolĂštes. Le RĂšglement provisoire pour l’instruction tactique publiĂ© par l’AcadĂ©mie de TolĂšde en 1908 et qui fut la bible de la gĂ©nĂ©ration de Franco considĂ©rait encore comme Ă©vidente la supĂ©rioritĂ© de l’infanterie sur les autres armes, alors que toutes les autres armĂ©es d’Europe Ă©taient alors trĂšs attentives au dĂ©veloppement de l’artillerie et des appuis logistiques[84] - [85] - [86]. L’armĂ©e espagnole, fort faible en armements et Ă©quipements, n’était pas prĂ©parĂ©e pour opĂ©rer au mĂȘme niveau que les meilleures armĂ©es contemporaines[84], et la campagne de Melilla, lancĂ©e deux ans aprĂšs l’entrĂ©e de Franco Ă  l’AcadĂ©mie militaire, accentua encore le sentiment gĂ©nĂ©ral d’inadĂ©quation de l’enseignement aux combats que nĂ©cessitait la dĂ©fense des derniers territoires coloniaux[87].

Il semble que Franco ait manifestĂ© dĂšs cette Ă©poque une dilection pour la topographie et les techniques de fortification[84] et qu’il aimait l’histoire, dĂ©plorant le dĂ©sintĂ©rĂȘt des cadres de l’AcadĂ©mie pour le passĂ© illustre de TolĂšde[88]. RĂ©guliĂšrement, de longues randonnĂ©es Ă©taient effectuĂ©es, oĂč les cadets quittaient la ville Ă  cheval et en musique, puis Ă©taient logĂ©s pour la nuit dans les modestes foyers de paysans, « oĂč nous commencions Ă  connaĂźtre de prĂšs les grandes vertus et la noblesse du peuple espagnol ». En 1910, le pĂ©riple de fin d’études conduisit les cadets en 5 jours de TolĂšde Ă  Escorial[89].

En , la cĂ©rĂ©monie solennelle de remise des brevets aux 312 cadets eut lieu dans le patio de l’Alcazar. Francisco Franco se classait au 251e rang sur les 312 de sa promotion[90] - [91] - [92]. Le fait que sa note finale se situait dans la catĂ©gorie plus faible n’était pas la consĂ©quence de mauvaises notes, mais de ceci que les critĂšres du classement tenaient davantage compte de l’ñge, de l’envergure et de la prestance physique[93]. On peut remarquer du reste que le major de sa promotion, DarĂ­o Gazapo ValdĂ©s, n’était que lieutenant-colonel en 1936, au moment du coup d’État, auquel il participa Ă  Melilla, tandis que le numĂ©ro deux de la promotion n’était, lui, que commandant d’infanterie Ă  Saragosse[94]. Dans la mĂȘme promotion, on relĂšve les noms de Juan YagĂŒe, qui deviendra l’un de ses appuis les plus fermes de Franco lors de sa conquĂȘte du pouvoir en 1936, et de Lisardo Doval Bravo, futur gĂ©nĂ©ral de la Garde civile et exĂ©cuteur de basses Ɠuvres pour le compte de Franco. AgustĂ­n Muñoz Grandes, autre futur collaborateur, faisait partie de la promotion suivante[95]. Aussi plusieurs de ceux qui tiendront les premiers rĂŽles sous le long rĂšgne de Franco avaient-ils Ă©tĂ© les compagnons de ses jeunes annĂ©es[96].

Avant la PremiĂšre Guerre mondiale, la seule expĂ©rience de combat pour les jeunes officiers europĂ©ens Ă©taient les conflits coloniaux, et, dans le cas de l’Espagne, le Maroc Ă©tait le seul champ de bataille oĂč acquĂ©rir renommĂ©e et gloire, et une promotion rapide pour mĂ©rites de guerre[97] - [93]. Comme tous ceux de sa promotion, Franco avait donc d’abord demandĂ© une affectation au Maroc, mais une disposition lĂ©gislative rĂ©cente interdisait d’envoyer lĂ -bas les sous-lieutenants frais Ă©moulus. Pour beaucoup, ce ne sera que partie remise, car le Rif sera un tombeau pour nombre d’hommes de la 14e promotion : selon les calculs de Bennassar, 36, soit environ 12 %, seront tuĂ©s au Maroc, et Rafael Casas de la Vega avance mĂȘme le chiffre de 44[98].

CarriĂšre militaire en Afrique

Prélude : premiÚre affectation à Ferrol (1910-1912)

Franco en uniforme d’alfĂ©rez (enseigne), peu aprĂšs son incorporation au rĂ©giment d'infanterie de Ferrol (1910).

AprĂšs que sa requĂȘte d’une affectation en Afrique a Ă©tĂ© rejetĂ©e, car contraire Ă  la loi en vigueur, Franco sollicita et obtint d’ĂȘtre versĂ© comme sous-lieutenant au 8e rĂ©giment d’infanterie d’El Ferrol, pour ĂȘtre prĂšs de sa famille[99]. Franco passa donc deux annĂ©es dans sa ville natale, oĂč son amitiĂ© se resserra avec son cousin PacĂłn et avec Camilo Alonso Vega[87].

Ayant pris son service le , il ressentit trĂšs vite la monotonie de la vie de garnison, laquelle n'offrait pas la moindre chance de parvenir Ă  quelque rĂ©putation[100], mĂȘme si certes ses supĂ©rieurs Ă  Ferrol s’étaient avisĂ©s que Franco manifestait une capacitĂ© inhabituelle Ă  l’instruction et au commandement[101], et se montrait ponctuel et strict dans l’exĂ©cution de ses obligations professionnelles[100]. Surtout, Franco dĂ©couvrit qu’il avait grand plaisir Ă  commander les hommes, et exigeait d’eux un comportement irrĂ©prochable[102], tout en s’efforçant de ne pas commettre d’injustices. Aussi, en , au terme de sa premiĂšre annĂ©e, fut-il nommĂ© instructeur spĂ©cial des nouveaux caporaux[101].

Par ailleurs, il faisait montre d’une piĂ©tĂ© inhabituelle[87] : trĂšs proche de sa mĂšre, il la suivait dans ses exercices pieux, s’inscrivant notamment dans le groupe qui pratiquait l’adoration nocturne du SacrĂ©-CƓur[100].

En 1911, Franco, Alonso Vega et PacĂłn sollicitĂšrent une nouvelle fois leur envoi au Maroc, en faisant appuyer leur demande par toutes les recommandations possibles ; l’appui le plus important vint de l’ancien directeur de l’AcadĂ©mie de TolĂšde, le colonel JosĂ© Villalba Riquelme, Ă  qui l’on venait de confier le commandement du 68e rĂ©giment d’infanterie stationnĂ© Ă  Melilla, et qui obtint, aprĂšs amendement de la loi, que les trois jeunes officiers soient versĂ©s dans son rĂ©giment[103] - [101].

Mise en contexte

La question du Maroc avait Ă©tĂ© rĂ©glĂ©e le par la confĂ©rence internationale d’AlgĂ©siras. L’Espagne se vit attribuer le Rif, zone peuplĂ©e de tribus berbĂšres hostiles Ă  toute pĂ©nĂ©tration Ă©trangĂšre[104]. En , le sultan du Maroc accepta officiellement l’instauration d’un protectorat français sur tout le pays, et en novembre, Paris et Madrid scellĂšrent l’accord formel qui cĂ©dait Ă  l’Espagne une certaine « zone d’influence », grande d’à peine 5 % du territoire, qui fut proclamĂ©e telle en , un an aprĂšs l’arrivĂ©e de Franco en Afrique. En rĂ©alitĂ©, le plan s’inscrivait dans la politique coloniale française qui recherchait la collaboration de l’Espagne pour contenir les Britanniques et faire Ă©chec Ă  toute tentative de pĂ©nĂ©tration de l’Allemagne[105] - [106]. Les Espagnols avaient le sentiment de n’avoir reçu que des miettes du gĂąteau marocain, et l’armĂ©e espagnole, y compris Franco, en conçut une frustration certaine[107]. Franco se vit donc entraĂźnĂ© dans un conflit oĂč s’entremĂȘlaient les intĂ©rĂȘts de l’Espagne, de la France et du Royaume-Uni, principalement, et dans lequel l’Espagne s’engagea avec tĂ©mĂ©ritĂ©, sous la pression d’une part d’une armĂ©e dĂ©sireuse de se dĂ©dommager des rĂ©centes dĂ©faites subies dans les colonies d’outre-mer, d’autre part d’une oligarchie financiĂšre ayant des intĂ©rĂȘts, essentiellement miniers, dans le Maghreb[108]. Dans la PĂ©ninsule, la guerre d’Afrique eut pour effet d’élargir encore la fracture entre armĂ©e et sociĂ©tĂ© civile : d’un cĂŽtĂ©, devant le pacifisme croissant de l’opinion publique, beaucoup d’officiers se voyaient confirmĂ©s dans leur opinion que l’Espagne ne pouvait pas ĂȘtre gouvernĂ©e par des civils[109], de l’autre, l’armĂ©e Ă©tait rejetĂ©e par les classes populaires, qui lui imputaient des milliers de morts, souvent des jeunes gens de familles humbles n’ayant pas Ă©tĂ© en mesure de s’acquitter de la « cote » (cuota) pour les exempter de service militaire[110].

En 1909, les Rifains attaquĂšrent les ouvriers qui construisaient la voie ferrĂ©e unissant Melilla aux mines de fer dont l’exploitation Ă©tait imminente. L’Espagne envoya des renforts, mais elle contrĂŽlait mal le terrain et manquait d’une base logistique, ce qui entraĂźna le dĂ©sastre de Barranco del Lobo de . La rĂ©action espagnole qui s’ensuivit permit d’étendre l’occupation de la zone cĂŽtiĂšre du cap de l’Eau Ă  la pointe Negri. Mais Ă  partir de , le chef de la rĂ©sistance rifaine El Mizzian reprit ses opĂ©rations de guĂ©rilla, causant de lourdes pertes Ă  l’armĂ©e espagnole[111] En , le prĂ©sident du Conseil JosĂ© Canalejas prit prĂ©texte d’une agression kabyle sur les bords du fleuve Kert pour donner mission Ă  un corps de troupes d’élargir les frontiĂšres de la zone espagnole, nouvelle campagne contre laquelle la population espagnole protesta par l’insurrection de l’[112].

Arrivée à Melilla

Défilé militaire devant le bùtiment de la Capitainerie générale à Melilla, vers 1912.

Le , Franco dĂ©barqua Ă  Melilla et fut versĂ© dans le rĂ©giment d’Afrique que commandait JosĂ© Villalba Riquelme. Franco vint rejoindre une armĂ©e dĂ©plorablement organisĂ©e et dirigĂ©e, dont l’équipement Ă©tait dĂ©ficient et surannĂ©, les troupes dĂ©motivĂ©es et le corps d’officiers peu compĂ©tent, ces derniers, pour la plupart mĂ©diocres et pour bon nombre d’entre eux corrompus, se contentant de rĂ©pĂ©ter les tactiques qui avaient dĂ©jĂ  Ă©chouĂ© dans les guerres coloniales antĂ©rieures. Les troupes Ă©taient affligĂ©es de maladies par suite de carences et d’une hygiĂšne dĂ©faillante[113] - [106] - [114]. Melilla Ă©tait alors une ville de bazars, de tripots, de lupanars, et la plaque tournante de tous les trafics, y compris la vente clandestine d’armes, d’équipements ou de denrĂ©es alimentaires aux insurgĂ©s kabyles, et le dĂ©tournement par certains officiers d’intendance d’une partie des sommes allouĂ©es pour la nourriture des soldats, tous trafics dans lesquels Franco certes se gardait de tremper[106] - [115] - [116]. ConfrontĂ© aux turpitudes du milieu et Ă  la duretĂ© des rapports entre les hommes, Franco se forgea jour aprĂšs jour une carapace de froideur, d’impassibilitĂ©, d’indiffĂ©rence Ă  la douleur et de maĂźtrise de soi[117].

Ses premiers engagements en Afrique furent des opĂ©rations routiniĂšres, consistant notamment Ă  entretenir le contact entre plusieurs fortins ou Ă  assurer la protection des mines de Bni Bou Ifrour[118], mais pour Franco et ses compagnons d’armes, qui apprirent d’emblĂ©e les rudiments de la guerre au Maroc[119] et vĂ©curent avec la mĂȘme emphase cet univers colonial, tout cela prenait des allures d’épopĂ©e[105].

Franco, de par son engagement au Maroc, fut amenĂ© Ă  rallier la caste dite africaniste, nĂ©e au-dedans d’une autre caste, la caste militaire. En Afrique, des milliers de soldats et des centaines d’officiers avaient dĂ©jĂ  pĂ©ri ; c’était une affectation risquĂ©e, mais c’en Ă©tait aussi une oĂč la politique d’avancement pour mĂ©rites de guerre permettait de mener une carriĂšre militaire rapide[114]. La frĂ©quence des combats et les trĂšs lourdes pertes espagnoles infligĂ©es par les Rifains rĂ©voltĂ©s rendaient nĂ©cessaires un renouvellement constant des cadres et la mise Ă  contribution des jeunes officiers[116].

Campement de Tifasor.

AffectĂ© Ă  son rĂ©giment en qualitĂ© d’adjoint (agregado), il gagna le le campement de Tifasor, poste avancĂ© proche de la vallĂ©e du fleuve Kert rendue peu sĂ»re par les Ɠuvres du redoutable El Mizzian[120]. Le , Ă  la suite d’une attaque contre une patrouille de police indigĂšne, une contre-attaque fut dĂ©cidĂ©e obligeant les Rifains Ă  abandonner leurs positions et Ă  se retirer sur l’autre rive du Kert. C’est alors que Franco reçut le baptĂȘme du feu, lorsque la petite colonne de reconnaissance dont il avait le commandement devint la cible de tirs nourris de la part des rebelles[120] - [119]. Quatre jours plus tard, le rĂ©giment de Franco prit part Ă  une opĂ©ration de plus grande envergure destinĂ©e Ă  consolider la rive droite du Kert et impliquant un bon millier d’hommes. Les troupes espagnoles, aucunement prĂ©parĂ©es Ă  la guerre de guĂ©rilla et ne disposant mĂȘme pas de cartes, tombĂšrent dans des embuscades, avec d’importantes pertes[121] - [120].

Le , Franco faisait partie de la force de soutien commandĂ©e par Riquelme qui devait empĂȘcher les rebelles de prĂȘter main-forte aux hommes d’El Mizzian retranchĂ©s dans le village d’Al-Lal-Kaddour. Les Espagnols parvinrent Ă  cerner les rebelles, et El Mizzian, pourtant rĂ©putĂ© invulnĂ©rable, fut tuĂ© sur son cheval et sa troupe dĂ©truite. Les RĂ©guliers indigĂšnes, qui constituaient l’avant-garde, avaient tenu le rĂŽle principal ; impressionnĂ© par la promotion au grade de capitaine de deux lieutenants de cette unitĂ©, tous deux blessĂ©s, Franco prit la rĂ©solution de solliciter en une place de lieutenant dans les forces rĂ©guliĂšres indigĂšnes[122]. Le de cette mĂȘme annĂ©e, Franco fut promu lieutenant en premier, alors qu’il n’avait que 19 ans, unique fois du reste oĂč il monta en grade par le seul effet de l’anciennetĂ©[123], et reçut le sa premiĂšre dĂ©coration militaire[124].

Officier dans les RĂ©guliers

Un docteur prodigue des soins Ă  un soldat des Regulares durant la campagne du Kert ().

À sa demande, Franco fut donc affectĂ© le au rĂ©giment des Forces rĂ©guliĂšres indigĂšnes, unitĂ© de choc de l’armĂ©e espagnole, crĂ©Ă©e de fraĂźche date sur le modĂšle français par le gĂ©nĂ©ral DĂĄmaso Berenguer. Les mercenaires maures qui composaient ce corps encore expĂ©rimental avaient dĂ©jĂ  acquis, par leur bravoure, leur efficacitĂ© et leur endurance, une grande renommĂ©e et se voyaient confier rĂ©guliĂšrement les tĂąches les plus dangereuses[125] - [126] - [127]. Seuls les meilleurs officiers Ă©taient choisis pour commander les RĂ©guliers. Franco possĂ©dait les principales qualitĂ©s — vaillance, sĂ©rĂ©nitĂ©, luciditĂ© sous la pression, et aptitude au commandement — et avait, par ses actions en 1912, dĂ©montrĂ© savoir garder la tĂȘte froide et mener ses hommes sous le feu ennemi[128]. Certes, il n’y avait pas lieu pour lui de dĂ©velopper une stratĂ©gie pointue ni des tactiques de guerre trĂšs Ă©laborĂ©es, compĂ©tences qui n’étaient guĂšre utiles dans sa trajectoire militaire du moment[129]. Le commandement espagnol prit l'habitude d'engager les nouvelles troupes indigĂšnes dans des colonnes diffĂ©rentes, afin d’en tirer le meilleur profit, ce qui aura pour effet une prĂ©sence continuelle au feu des officiers qui commandaient ces troupes, dont Franco[130].

Franco rejoignit le poste de Sebt, proche de Nador, dans l’extrĂ©mitĂ© orientale du protectorat, oĂč se trouvaient stationnĂ©es les seules forces indigĂšnes que possĂ©dait alors l’armĂ©e espagnole, et oĂč, parmi ses supĂ©rieurs hiĂ©rarchiques, figuraient DĂĄmaso Berenguer, Emilio Mola et JosĂ© Sanjurjo[131] - [127].

Durant trois ans, le lieutenant Franco va servir constamment en premiĂšre ligne et participer Ă  bon nombre d’opĂ©rations, la plupart sans grande ampleur mais souvent pĂ©rilleuses. Pendant le seul mois de , Franco, en permanence sur la brĂšche, participa Ă  quatre opĂ©rations importantes[132]. Prouvant qu’il savait oĂč concentrer le feu pendant le combat et qu’il avait le talent de garantir le ravitaillement, Franco attira l’attention de ses supĂ©rieurs. Ses hommes de troupe indigĂšnes le respectaient pour sa bravoure et pour l’application honnĂȘte qu’il faisait du rĂšglement militaire[133]. Puriste des rĂšgles, il instaura une discipline de fer, et fut implacable face Ă  l’insubordination, mais vivait personnellement sous le mĂȘme code que ses hommes[134]. Certain jour, il rĂ©unit le peloton d’exĂ©cution aprĂšs qu’un lĂ©gionnaire a refusĂ© de manger et lancĂ© le repas sur un officier ; il donna ordre de le fusiller et fit dĂ©filer le bataillon devant le cadavre[135] - [136].

Pour sĂ©curiser TĂ©touan, les Espagnols avaient Ă©tabli une ligne de fortins entre TĂ©touan, RĂ­o MartĂ­n et LauciĂ©n. L’opĂ©ration du , qui avait pour but de renforcer la position au sud de RĂ­o MartĂ­n, tourna au drame quand une des compagnies subit l’attaque d’un dĂ©tachement rebelle. Le capitaine Ángel Izarduy pĂ©rit dans l’attaque, et pour rĂ©cupĂ©rer le corps, une compagnie fut dĂ©pĂȘchĂ©e, qu’une section de la 1re compagnie de RĂ©guliers, sous les ordres de Franco, devait couvrir de son feu. Franco s’acquitta parfaitement de cette mission, et le communiquĂ© sur cette opĂ©ration signala expressĂ©ment le rĂŽle et le nom de Franco[137], qui se vit le dĂ©cerner la croix de l’Ordre du mĂ©rite militaire de premiĂšre classe en rĂ©compense de sa victoire dans ce combat[138]. Franco prit part Ă  plusieurs actions dans le courant de l’annĂ©e 1914, et Ă©tait devenu en 18 mois un officier Ă  part entiĂšre et avait acquis une compĂ©tence remarquable dans l’efficacitĂ© du feu, mais aussi dans la mise en place de supports logistiques, au sein d’une armĂ©e qui nĂ©gligeait totalement cet aspect[139] - [129]. DĂšs cette Ă©poque, il fit preuve d’un caractĂšre imperturbable et hermĂ©tique, qu’on lui connaĂźtra ensuite durant toute sa vie[140]. Dans les combats, il se distinguait par sa tĂ©mĂ©ritĂ© et sa combativitĂ©, montrait de l’enthousiasme pour les charges Ă  la baĂŻonnette destinĂ©es Ă  dĂ©moraliser l’ennemi[141], et prenait sur lui de grands risques en dirigeant les avancĂ©es de son unitĂ©. En outre, les unitĂ©s sous son commandement excellant par leur discipline et leur mouvement ordonnĂ©, il s’acquit une rĂ©putation d’officier mĂ©ticuleux et bien prĂ©parĂ©, intĂ©ressĂ© par la logistique, attentif Ă  Ă©tablir des cartes et Ă  garantir la sĂ©curitĂ© du campement[142], douĂ© de capacitĂ© tactique[138], pour qui le respect de la discipline Ă©tait un absolu[143]. Sur le champ de bataille, Franco ne reculait jamais et conduisait ses hommes Ă  la victoire quoi qu’il en coĂ»te, parce qu’il savait que la dĂ©faite ou la retraite les fera dĂ©serter ou se retourner contre lui[144].

En , il joua un rĂŽle notable dans l’opĂ©ration contre Beni Hosman, au sud de TĂ©touan, oĂč il s’agissait d’assurer la protection de douars attaquĂ©s et rançonnĂ©s par les rebelles de Ben Karrich. Le communiquĂ© rĂ©serva une mention spĂ©ciale au lieutenant Franco, dont les qualitĂ©s furent reconnues par ses chefs. En , Ă  l’ñge de 23 ans, il fut Ă©levĂ© au grade de capitaine pour « mĂ©rites de guerre », ce qui faisait de lui le plus jeune capitaine de l’armĂ©e espagnole[145] - [138].

À la fin de l’annĂ©e 1915, Franco, enveloppĂ© d’un halo d’invulnĂ©rabilitĂ©, jouissait d’une rĂ©putation exceptionnelle parmi les Rifains qui, le voyant dĂ©daigner toute prĂ©caution et marcher Ă  la tĂȘte de ses hommes sans tourner la tĂȘte, le croyaient dĂ©tenteur de la barakah[146] - [147]. À la fin de l’annĂ©e 1915, sur les 42 gradĂ©s qui s'Ă©taient portĂ©s volontaires pour servir dans les forces rĂ©guliĂšres indigĂšnes de Melilla en 1911 et 1912, seuls sept Ă©taient encore indemnes, dont Franco[143] - [148] - [145] - [149]. Sans doute cette expĂ©rience fut-elle Ă  l’origine de son providentialisme, c’est-Ă -dire de sa conviction non seulement que tout Ă©tait entre les mains de Dieu, mais aussi qu’il avait Ă©tĂ© Ă©lu par la divinitĂ© pour accomplir un dessein spĂ©cial[150].

GrĂące Ă  un accord avec le chef rebelle El RaĂŻssouni[151], une paix quasi-totale rĂ©gna dans la partie occidentale du protectorat Ă  partir d’ et jusqu’en avril de l’annĂ©e suivante[151] - [152].

Blessure Ă  El Bioutz et convalescence Ă  Ferrol

En , le gĂ©nĂ©ral Berenguer confia Ă  Franco l’organisation d’une nouvelle compagnie, puis le , Franco s’étant s’acquittĂ© avec grande diligence de cette mission, lui en donna le commandement[153].

Au printemps de 1916, le calme relatif prit fin avec la rĂ©bellion de la puissante tribu d’Anjra, position partiellement fortifiĂ©e sise sur la colline El Bioutz, dans le nord-ouest du Protectorat, entre Ceuta et Tanger[134]. L’opĂ©ration contre Anjra, la plus vaste jamais lancĂ©e par les autoritĂ©s espagnoles, consista Ă  faire avancer trois colonnes vers un mĂȘme point et mettait en jeu des forces d’une importance exceptionnelle ; le corps se rapportant directement Ă  Franco comportait Ă  lui seul un effectif de prĂšs de 10 000 hommes espagnols, en plus des RĂ©guliers[154] - [134]. Les insurgĂ©s disposaient d’une puissance de feu plus grande que d’ordinaire, y compris plusieurs mitrailleuses. Les troupes espagnoles se retrouvĂšrent bientĂŽt devant Anjra et le tabor (=bataillon) dont faisait partie Franco reçut l’ordre d’attaquer, ce qu'il fit avec dĂ©termination[134]. Dans le combat pour enlever cette position, les deux premiĂšres compagnies furent dĂ©capitĂ©es aussitĂŽt, et le commandant du tabor de Franco fut tuĂ©. PrĂȘchant l’exemple, Franco se saisit du fusil d’un des soldats tuĂ©s Ă  ses cĂŽtĂ©s, quand il fut atteint Ă  son tour d’une balle Ă  l’abdomen[155], laquelle traversa le ventre, frĂŽla le foie, et ressortit dans le dos, provoquant une forte hĂ©morragie. JugĂ© intransportable, Franco fut emmenĂ© Ă  l’infirmerie de campagne, et transfĂ©rĂ© Ă  l’hĂŽpital militaire de Ceuta seulement seize jours plus tard[156] - [157].

Le communiquĂ© du tabor prĂ©cisa qu’il s’était distinguĂ© par « son incomparable courage, les dons de commandement et l’énergie qu’il avait dĂ©ployĂ©e dans ce combat »[156] - [157], et un tĂ©lĂ©gramme du Ă©manant du ministĂšre de la Guerre faisait parvenir au capitaine Franco les fĂ©licitations du gouvernement et des deux Chambres[158]. GrĂące Ă  l’avis favorable du gĂ©nĂ©ral Berenguer, Franco fut nommĂ© le commandant, faisant de lui le commandant le plus jeune d’Espagne[159].

À l’hĂŽpital de Ceuta, il reçut la visite de ses parents, qui avaient sur-le-champ effectuĂ© le voyage et se retrouvaient rĂ©unis pour la premiĂšre et derniĂšre fois depuis leur sĂ©paration de 1907. Le , Franco put s’embarquer Ă  Ceuta pour Ferrol, oĂč il alla passer deux mois de permission[160] - [157]. Il rĂ©intĂ©gra son corps de RĂ©guliers Ă  TĂ©touan le pour y prendre le commandement d’une compagnie, mais n’exerça que trĂšs briĂšvement cette fonction, car, en l’absence de poste vacant, il quitta le Maroc Ă  la fin de , pour se voir affectĂ© comme commandant d’infanterie au 3e rĂ©giment du Prince, en garnison Ă  Oviedo[161] - [145].

Vie de garnison

Pendant les trois annĂ©es oĂč Franco Ă©tait en poste Ă  Oviedo, une opposition commença Ă  se faire jour au sein des forces armĂ©es espagnoles entre pĂ©ninsulaires et africanistes. Les premiers, fort critiques quant Ă  la profusion des dĂ©corations, des rĂ©compenses en mĂ©tallique et des montĂ©es en grade au bĂ©nĂ©fice des camarades faisant du service en Afrique du Nord, considĂ©raient abusifs les avancements pour mĂ©rites de guerre et s’étaient regroupĂ©s dans les dĂ©nommĂ©es Juntas Militares de Defensa, association illĂ©gale[162] apparue lors de la crise de 1917 pour exiger la rĂ©novation de la vie politique, mais aussi, dans une mesure croissante, pour canaliser leurs revendications catĂ©gorielles, en vue du maintien des privilĂšges du corps d’officiers et de l’application d’une Ă©chelle d’avancement indiciaire rĂ©gie strictement par l’anciennetĂ©[163] - [164]. Les seconds, parmi lesquels Franco, jugeaient nĂ©cessaires ces avancements pour rĂ©compenser le travail risquĂ© des officiers en Afrique qui Ă©voluaient dans la « meilleure Ă©cole pratique, pour ne pas dire la seule, de notre armĂ©e »[165].

À la caserne d’Oviedo, il Ă©tait sensiblement plus jeune que beaucoup d’officiers au grade pourtant infĂ©rieur au sien, et seule une poignĂ©e d’anciens combattants de la campagne de Cuba pouvaient rivaliser avec lui sur le plan de l’expĂ©rience de combat[166]. Beaucoup d’entre eux, membres des Juntes de dĂ©fense, estimaient que ses promotions avaient Ă©tĂ© trop rapides et qu’un grade de commandant Ă  24 ans Ă©tait excessif. Sa jeunesse lui valut le surnom de ComandantĂ­n[164] - [167].

Sa principale responsabilitĂ© Ă  Oviedo Ă©tait, en plus de la routine d’une garnison de province, de superviser la formation des officiers de rĂ©serve[168] ; mais en vĂ©ritĂ©, il n’avait pas grand-chose Ă  faire. Son cousin PacĂłn et Camilo Alonso Vega le rejoignirent au bout d’une annĂ©e[169]. Les officiers de rĂ©serve dont il assurait l’instruction, souvent issus des classes de notables, lui servirent d’introducteurs dans les tertulias (salons) de la bonne sociĂ©tĂ©, oĂč il eut l’occasion de nouer quelques relations avec les personnages en vue de la sociĂ©tĂ© civile et de la vie culturelle, tels que le jeune professeur de littĂ©rature de l’universitĂ© d'Oviedo, Pedro Sainz RodrĂ­guez, qui devait devenir pour un bref laps de temps entre 1938 et 1939 ministre de l’Éducation du premier gouvernement Franco[170] - [171].

Entrée en scÚne de Carmen Polo

Franco souhaitait contracter un bon mariage apte Ă  faire pendant Ă  sa carriĂšre militaire. Sans ĂȘtre un chasseur de dot, il visait spĂ©cifiquement les jeunes filles de bonne famille et de haute condition sociale, c’est-Ă -dire une dame convenable, Ă  l’image de sa mĂšre[172].

C’est en 1917, Ă  l’occasion d’une romerĂ­a estivale (fĂȘte populaire traditionnelle) que Franco rencontra sa future Ă©pouse Carmen Polo, qui, trĂšs religieuse, d’allure distinguĂ©e, appartenait Ă  une famille de vieille noblesse asturienne et venait d’avoir seize ans. Son pĂšre vivait de la rente fonciĂšre dans une confortable aisance, mais professait des idĂ©es libĂ©rales[173]. Les Polo rĂ©sisteront longtemps avant de donner leur accord Ă  la liaison naissante, qualifiant le commandant Franco d’« aventurier », de « torero », de « chasseur de dot ». Pour Franco, ce mariage impliquait une promotion sociale et un environnement familial porteur, lui permettant de gommer le dĂ©classement que lui avait fait subir son pĂšre[159].

GrĂšves de 1917 dans les Asturies

Franco fut tĂ©moin de la grĂšve gĂ©nĂ©rale du 10 aoĂ»t 1917. Le mĂ©contentement provoquĂ© par la chertĂ© de la vie avait coalisĂ© les deux grandes centrales syndicales, l’UGT socialiste et la CNT anarchiste, qui avaient signĂ© un manifeste commun rĂ©clamant « des changements fondamentaux du systĂšme » et la convocation d’une assemblĂ©e constituante. L’arrestation des signataires dĂ©clencha des grĂšves dans tous les secteurs d’activitĂ© et dans plusieurs grandes villes d’Espagne, dont Oviedo. Dans les Asturies, oĂč le syndicat UGC comptait un grand nombre d’adhĂ©rents, les mineurs rĂ©ussirent Ă  prolonger les troubles pendant prĂšs de vingt jours[174]. Quoique la grĂšve ait Ă©tĂ© d’abord non violente, le gouverneur militaire Ricardo Burguete proclama l’état de siĂšge, menaça les grĂ©vistes de les traiter comme des « bĂȘtes sauvages », et envoya l’armĂ©e et la Garde civile dans les zones miniĂšres[175].

Franco, se trouvant par hasard dans les Asturies, fut chargĂ© de mener la rĂ©pression et prit la tĂȘte d’une colonne dĂ©pĂȘchĂ©e dans le bassin houiller. Si quelques biographes tiennent que la rĂ©pression exercĂ©e par Franco fut particuliĂšrement brutale, il apparaĂźt toutefois que, aussi rude fĂ»t-elle, elle ne devait pas l’avoir Ă©tĂ© davantage que celle exercĂ©e dans les autres rĂ©gions Ă©tant donnĂ© que les documents de l’époque ne la singularisent pas par rapport aux actions rĂ©pressives conduites ailleurs[176]. Mieux, il ne semble pas mĂȘme que cette troupe ait exercĂ© une quelconque rĂ©pression militaire : la feuille de service de Franco ne fait mention Ă  cette date d’aucune « opĂ©ration de guerre ». Le Caudillo lui-mĂȘme assura plus tard qu’il ne se commettait dans le secteur visitĂ© par lui aucune action rĂ©prĂ©hensible, ce qui apparaĂźt crĂ©dible, attendu que sa colonne revint Ă  Oviedo trois jours avant le dĂ©but de la phase violente de la grĂšve le , qui allait susciter de la part de Burguete une rĂ©pression trĂšs dure et mĂȘme sanglante, avec 2 000 arrestations, 80 morts et des centaines de blessĂ©s[176] - [177] - [178]. NĂ©anmoins, certains ont voulu y voir les premiers signes d’une brutalitĂ© qui va se donner libre cours lors de la Guerre civile ; d’autres au contraire lui prĂȘtent une prise de conscience de la difficile situation ouvriĂšre[176].

Mais, ainsi que l’observe Bennassar, si horrifiĂ© qu’il fĂ»t par les Ă©pouvantables conditions de travail des ouvriers, il n’en avait pas conclu pour autant que la grĂšve Ă©tait lĂ©gitime[177] et exprima sa conviction de la nĂ©cessitĂ© de maintenir l’ordre et les hiĂ©rarchies en dĂ©pit de l’injustice sociale[167] ; d’autre part, par souci de carriĂšre, Franco se garda bien du moindre Ă©cart, d’autant plus que ses intĂ©rĂȘts de carriĂšre se trouvaient coĂŻncider avec ses orientations politiques[179]. Les attaches sentimentales de Franco le rapprochaient d’une caste de possĂ©dants profondĂ©ment hostile aux mouvements populaires susceptibles de la menacer directement. Franco rĂ©prima donc la rĂ©volte des mineurs d’Asturies en officier convaincu et disciplinĂ©[180]. Peu aprĂšs, Franco fut une nouvelle fois envoyĂ© dans le bassin houiller, cette fois en qualitĂ© de juge et dans le cadre de l’état de guerre, pour juger des dĂ©lits de violation de l’ordre public, et prononça des peines de prison Ă  l’encontre de plusieurs grĂ©vistes, sans prendre en considĂ©ration l’origine des violences[181] - [177].

Seconde période en Afrique : la Légion (1920-1926)

Franco, commandant de la 1re bandera (le « premier bataillon ») de la Légion espagnole.

Franco rencontra le commandant JosĂ© MillĂĄn-Astray lors d’un stage de tir en 1919 et le frĂ©quenta assidĂ»ment par la suite. Ce personnage haut en couleur, qui venait de sĂ©journer en France et en AlgĂ©rie pour y Ă©tudier la LĂ©gion Ă©trangĂšre, exerça une grande influence sur Franco et jouera plus tard un rĂŽle dĂ©terminant dans sa trajectoire professionnelle[182] - [183]. En 1920, son projet de LĂ©gion espagnole fut enfin approuvĂ© par le gouvernement espagnol[184], qui y voyait le meilleur moyen de faire la guerre en Afrique sans y envoyer de recrues espagnoles[185]. La LĂ©gion se distinguait par sa discipline de fer, la brutalitĂ© des chĂątiments infligĂ©s Ă  la troupe et, sur le champ de bataille, par sa fonction de troupe de choc ; en contrepartie, en guise de soupape d’échappement, les abus commis par des lĂ©gionnaires contre la population civile Ă©taient traitĂ©s avec indulgence, et le haut commandement tolĂ©rait les nombreuses irrĂ©gularitĂ©s, tels que les charivaris quotidiens ou la prostitution dans les casernes[186]. La LĂ©gion se signalait aussi par les brutalitĂ©s commises Ă  l’encontre de l’ennemi vaincu ; les sĂ©vices physiques et la dĂ©capitation de prisonniers suivie de l’exhibition des tĂȘtes coupĂ©es comme trophĂ©es Ă©taient rĂ©guliĂšrement pratiquĂ©s[187].

Compte tenu que MillĂĄn-Astray manquait de dons d’organisateur, il fut rapidement dĂ©cidĂ© que Franco, connu pour son habiletĂ© Ă  dresser, organiser et discipliner les troupes, serait son collaborateur[184]. Le , Franco fut nommĂ© chef de son premier bataillon (bandera), et le , les premiers lĂ©gionnaires, au nombre de deux centaines, arrivĂšrent Ă  Ceuta. Le mĂȘme soir, les lĂ©gionnaires terrorisaient la ville ; une prostituĂ©e et un chef de la garde furent assassinĂ©s, et les Ă©chauffourĂ©es subsĂ©quentes feront deux morts de plus[188].

En peu de temps, la LĂ©gion (ou Tercio) acquit la renommĂ©e d’ĂȘtre l’unitĂ© de combat la plus endurante et la mieux prĂ©parĂ©e de toute l’armĂ©e espagnole[184]. Franco imposa Ă  ses hommes une discipline implacable, les soumettant Ă  un entraĂźnement intensif afin de rompre les corps Ă  l’effort, Ă  la faim et Ă  la soif, et leur forgeant un moral indestructible. Il sut se faire Ă  la fois craindre, respecter et mĂȘme aimer des lĂ©gionnaires, parce qu’il connaissait chacun d’eux et s’efforçait d’ĂȘtre juste. Au combat, il se montrait impitoyable, appliquant sans Ă©tats d’ñme la loi du talion, autorisant les lĂ©gionnaires Ă  mutiler les Marocains qui tombaient entre leurs mains. Il laissait ses hommes piller les douars, poursuivre et violer les femmes, donnait l’ordre d’incendier les villages, et de ne jamais faire de prisonniers[189]. Franco raconte dans Diario de una bandera :

« À midi, j’obtins l’autorisation du gĂ©nĂ©ral d’aller punir les villages Ă  partir desquels l’ennemi nous harcĂšle. À notre droite, le terrain descend de maniĂšre accidentĂ©e jusqu’à la plage, en bas on trouve une large bande de petits douars. Tandis qu’une section, ouvrant le feu sur les maisons, protĂšge la manƓuvre, une autre se glisse par un raccourci et, encerclant les villages, exĂ©cute les habitants Ă  l’arme blanche. Les flammes s’élĂšvent des toits des maisons, les lĂ©gionnaires poursuivent les habitants[190]. »

  • JosĂ© MillĂĄn-Astray et Franco.
  • Franco dirigeant le tir des hommes de la 1re bandera durant la guerre du Rif (1921).
    Franco dirigeant le tir des hommes de la 1re bandera durant la guerre du Rif (1921).
  • LĂ©gionnaires espagnols exhibant des tĂȘtes de Marocains capturĂ©s et dĂ©capitĂ©s (vers 1922).
    LĂ©gionnaires espagnols exhibant des tĂȘtes de Marocains capturĂ©s et dĂ©capitĂ©s (vers 1922).
  • Franco dans un fortin Ă  Tizi Azza (1923).
    Franco dans un fortin Ă  Tizi Azza (1923).

Le dĂ©sastre d’Anoual (1921)

Le général José Sanjurjo en compagnie du commandant Franco (Mundo Gråfico, 1921).

L’Espagne rĂ©solut d’occuper intĂ©gralement son protectorat et dĂ©signa pour commander Ă  Melilla le gĂ©nĂ©ral de division Manuel FernĂĄndez Silvestre[191]. Pour contrĂŽler le territoire, un dispositif consistant en un rĂ©seau de fortins interconnectĂ©s fut mis en place. Dans la partie occidentale, Berenguer dĂ©ployait ses troupes en consolidant ses positions Ă  mesure qu’il avançait, au contraire des postes d’avant-garde de Silvestre, laissĂ©s sans appui ni protection[192] - [193] ; Silvestre s’enhardit Ă  ouvrir la route entre Melilla et Al HoceĂŻma (Alhucemas en espagnol). Entre-temps, l’indigence matĂ©rielle et technique de l’armĂ©e s’était aggravĂ©e encore, et les hommes de troupe, sans instruction militaire, Ă©taient totalement dĂ©motivĂ©s. En face en revanche, la capacitĂ© de rĂ©sistance des Kabyles s’était multipliĂ©e sous la direction d’Abdelkrim[192].

Les attaques rifaines commencĂšrent le , plus violentes que jamais auparavant, et le , les positions espagnoles les plus avancĂ©es se mirent Ă  tomber comme des dominos, forçant les Espagnols Ă  reculer de plus de 150 kilomĂštres la limite de la zone sous leur domination, jusqu’à Melilla. Dans la perspective de combats trĂšs durs, le commandement espagnol avait mis ses espoirs dans les Regulares et dans la police indigĂšne, mais la quasi-totalitĂ© des effectifs indigĂšnes de la zone orientale dĂ©serta[194] et passa dans le camp d’Abdelkrim. Le , une colonne fut prise en embuscade entre Anoual et Igueriben ; les renforts envoyĂ©s depuis Anoual arrivĂšrent trop tard et ne purent empĂȘcher un premier carnage. BientĂŽt, la place d’Anoual elle-mĂȘme fut assiĂšgĂ©e ; la retraite, trop tardive, dĂ©gĂ©nĂ©ra en dĂ©bandade. Plus de 14 000 hommes furent massacrĂ©s avec sauvagerie. Les Espagnols, assiĂ©gĂ©s Ă  Al Aroui, finirent par se rendre le , mais seront exterminĂ©s Ă  leur tour[195].

Une des premiĂšres rĂ©actions du haut commandement fut de transfĂ©rer une partie de la LĂ©gion vers la zone orientale alors en situation critique. Franco, qui se trouvait Ă  la tĂȘte de sa bandera dans la rĂ©gion de Larache, fut rĂ©clamĂ© d’urgence en renfort pour dĂ©fendre Melilla sous le commandement de MillĂĄn-Astray. Le bataillon de Franco dut d’abord parcourir 50 km Ă  marche forcĂ©e pour atteindre TĂ©touan, et plusieurs hommes moururent d’épuisement en cours de route ; ensuite, tous les hommes furent transportĂ©s jusqu’à Melilla, pour empĂȘcher la ville d’ĂȘtre envahie et mise Ă  sac[196]. Une fois assurĂ©e la dĂ©fense de la ville, les unitĂ©s de la LĂ©gion passĂšrent Ă  une contre-offensive limitĂ©e le . Le jour mĂȘme, MillĂĄn-Astray, blessĂ© au combat, cĂ©da Ă  Franco le commandement, ce qui lui permit d’entrer victorieux dans Nador Ă  la tĂȘte de la LĂ©gion[196] - [197]. Franco participa Ă  la reconquĂȘte du territoire jusqu’en , avec la prise de Driouch. Il fut dĂ©corĂ© de la mĂ©daille militaire et proposĂ© au grade de lieutenant-colonel[196].

Entre-temps, ces dĂ©sastres avaient embrasĂ© la PĂ©ninsule et donnĂ© lieu Ă  une fureur vengeresse dirigĂ©e tour Ă  tour contre les troupes d’Abdelkrim, contre les militaires incapables, et contre la monarchie[198]. En mĂȘme temps, des comptes Ă©taient demandĂ©s aux officiers jugĂ©s responsables, par leur impĂ©ritie, du dĂ©sastre. Franco Ă©tait persuadĂ© que la franc-maçonnerie, force extraordinairement occulte et dominante, Ă©tait derriĂšre ces critiques contre l’armĂ©e, qu’il considĂ©rait immĂ©ritĂ©es. À l'inverse, la LĂ©gion vit son aurĂ©ole grandir[199], et Franco se trouva de nouveau au centre d’un Ă©vĂ©nement de grand retentissement, grĂące auquel il rehaussa son propre prestige et devint un hĂ©ros aux yeux de l’opinion publique[200].

« Les Noces d'un héroïque caudillo », chronique mondaine consacrée au mariage de Franco et Carmen Polo (Mundo Gråfico, 1923).

Lors de ses diffĂ©rentes permissions, qu’il mit Ă  profit pour se rendre Ă  Oviedo et rendre visite Ă  sa future femme, Franco Ă©tait accueilli en hĂ©ros et invitĂ© Ă  des banquets et aux mondanitĂ©s de l’aristocratie locale[201]. Pour la premiĂšre fois, la presse s’intĂ©ressait Ă  lui : le , le journal ABC faisait sa couverture avec la photo de l’« As de la LĂ©gion »[198], et en 1923, Alphonse XIII lui dĂ©cerna une dĂ©coration en mĂȘme temps que la distinction rare de « gentilhomme de la chambre ». À Oviedo, le pĂšre de Carmen Polo avait fini par consentir au mariage de sa fille, dont la date fut fixĂ©e Ă  juin 1922[201]. Cette mĂȘme annĂ©e, Franco publia un livre intitulĂ© Diario de una Bandera, dans lequel il narre les Ă©vĂ©nements vĂ©cus par lui Ă  cette Ă©poque en Afrique[202].

MillĂĄn-Astray, Ă  la suite de quelques dĂ©clarations oĂč il rĂ©agissait avec dĂ©sinvolture Ă  la dĂ©signation d’une commission d’enquĂȘte chargĂ©e de cerner les responsabilitĂ©s des dĂ©boires en Afrique — la dĂ©nommĂ©e commission Picasso, du nom du gĂ©nĂ©ral Juan Picasso GonzĂĄlez, auteur du rapport final et grand-oncle du peintre Pablo Picasso —, fut destituĂ© comme commandant de la LĂ©gion, et remplacĂ© Ă  son poste par le lieutenant-colonel Valenzuela, jusque-lĂ  Ă  la tĂȘte d’une des banderas. Franco, dĂ©pitĂ© de ne pas s’ĂȘtre vu offrir le poste de chef de la LĂ©gion, au motif qu’il n’avait pas le grade requis, sollicita sa mutation vers la PĂ©ninsule, et fut Ă  nouveau versĂ© dans le rĂ©giment du Prince Ă  Oviedo[200] - [201]. Mais aprĂšs que Valenzuela a Ă©tĂ© tuĂ© au combat le , Franco, successeur logique, fut dĂ©signĂ©, une fois Ă©levĂ© au rang de lieutenant-colonel avec effet rĂ©troactif le , commandant en chef de la LĂ©gion, ce qui impliquait son dĂ©part immĂ©diat pour l’Afrique et l’ajournement de son mariage[200] - [203]. Franco reprit donc le chemin du Maroc et y restera encore cinq mois, se vouant Ă  rĂ©former la LĂ©gion, avec des normes de conduite plus exigeantes, en particulier pour les officiers. Le , il retourna Ă  Oviedo, oĂč ses Ă©pousailles furent cĂ©lĂ©brĂ©es le , vĂ©ritable Ă©vĂ©nement mondain[204] - [205] oĂč, avec l’aval du Roi[205], Francisco Franco et Carmen Polo purent faire le leur entrĂ©e dans l’église San Juan el Real d’Oviedo sous dais royal. À l’occasion de la cĂ©rĂ©monie, un journal de Madrid publia un article intitulĂ© « Les Noces d’un hĂ©roĂŻque caudillo », appellation que Franco se voyait alors attribuer pour la premiĂšre fois[206] - [207].

Revista de tropas coloniales, no 1, .

Le , un coup d’État inaugurait la dictature de Primo de Rivera, envers laquelle Franco se montra circonspect, car il Ă©tait notoire que Primo Ă©tait favorable Ă  ce que l’Espagne se retire du Maroc[208]. Primo de Rivera confia Ă  Franco la direction de la Revista de tropas coloniales, dont le premier numĂ©ro parut en . Franco y exposera sa conception de la guerre, selon laquelle il convenait d’éliminer l’adversaire, la nĂ©gociation ou la politique ne pouvant selon lui avoir d’autre effet que de prolonger inutilement les affrontements[209].

Ajustement de la politique marocaine et redéploiement militaire

Primo de Rivera s’était toujours opposĂ© Ă  la politique espagnole au Maroc et prĂ©conisait depuis 1909 l’abandon de ce Rif ingouvernable[210] ; Franco au contraire estimait que la prĂ©sence espagnole au Maroc faisait partie de la mission historique de l’Espagne[211] et considĂ©rait la conservation du protectorat comme un objectif fondamental[212]. Jugeant que l’Espagne pratiquait au Maroc une politique erronĂ©e, faite de demi-mesures, trĂšs coĂ»teuse en hommes et Ă©quipements, il prĂ©conisait une opĂ©ration de grande envergure propre Ă  Ă©tablir un protectorat solide et Ă  en finir avec Abdelkrim[213]. Si Franco reconnaissait certes la nĂ©cessitĂ© d’un repli militaire momentanĂ©, ce ne pouvait ĂȘtre que dans le but de lancer ensuite une offensive dĂ©finitive visant Ă  occuper tout le Rif et Ă  Ă©craser pour de bon l’insurrection[214].

Primo de Rivera aspirait Ă  mettre fin aux opĂ©rations au Maroc, de prĂ©fĂ©rence par la nĂ©gociation, mais l’intransigeance d’Abdelkrim empĂȘchait la signature de la paix souhaitĂ©e[215]. Abdelkrim, surmontant la dĂ©sunion tribale, s’était proclamĂ© Ă©mir, installa une sorte de gouvernement et commença dĂ©but 1924 Ă  se rendre maĂźtre de la partie centrale du protectorat, pour ensuite pĂ©nĂ©trer dans la partie occidentale[216]. Ces mouvements provoquĂšrent le revirement de Primo de Rivera, qui dĂ©cida alors de mener Ă  outrance le combat contre Abdelkrim, confortĂ© dans cette rĂ©solution par la perspective d’une collaboration avec la France et par sa conviction qu’Abdelkrim incarnait une offensive islamo-bolchevique[217].

Primo de Rivera mit alors en Ɠuvre une importante rĂ©organisation du dispositif militaire, consistant Ă  maintenir dans l’est, en prĂ©vision d’une ultĂ©rieure contre-offensive espagnole, une ligne d’occupation limitĂ©e, concomitamment Ă  une retraite plus vaste dans l’ouest, au prix de dĂ©garnir les multiples positions isolĂ©es dans l'arriĂšre-pays. Les opĂ©rations commencĂšrent en , et Franco et ses lĂ©gionnaires furent chargĂ©s de protĂ©ger les retraites successives de quelque 400 positions mineures, et surtout de mener Ă  bien l’opĂ©ration la plus complexe et la plus pĂ©rilleuse, la retirada vers TĂ©touan de la ville de Chefchaouen, qui fut pour Franco une expĂ©rience triste et amĂšre. Ses troupes, exposĂ©es aux attaques et aux embuscades continuelles des hommes d’Abdelkrim, accomplirent ces opĂ©rations avec tĂ©nacitĂ© et compĂ©tence, sans dĂ©sordre ni panique[218] - [213] - [219]. Le , la bonne marche de la manƓuvre lui apporta une nouvelle promotion, au grade de colonel[220] - [218] - [219].

Abdelkrim, encouragĂ© alors Ă  se livrer Ă  de nouvelles attaques, commit l’erreur de lancer des raids sur les positions françaises, forgeant de la sorte contre lui une collaboration franco-espagnole[221] - [222]. Les deux puissances europĂ©ennes signĂšrent en un pacte de coopĂ©ration militaire pour Ă©craser une bonne fois la rĂ©bellion rifaine[221] - [223]. Franco assista Ă  l’entrevue entre PĂ©tain et Primo de Rivera, oĂč finalement le plan espagnol fut retenu, celui-lĂ  mĂȘme que Franco avait dĂ©fendu devant le roi et Primo de Rivera, et Ă  l’élaboration duquel il avait pris part[222]. Il fut convenu qu’une armĂ©e française de 160 000 hommes ferait mouvement depuis le sud, tandis qu’un corps expĂ©ditionnaire espagnol attaquerait les rebelles depuis le nord. L’opĂ©ration clef serait l’invasion amphibie de la baie d’Al HoceĂŻma, au cƓur de la zone insurgĂ©e[223] - [224].

Guerre franco-espagnole du Rif et dĂ©barquement d’Al HoceĂŻma (1925)

Dans le cadre de l’opĂ©ration, Franco, avec la LĂ©gion, les RĂ©guliers de TĂ©touan, et les harkas de Muñoz Grandes, Ă©tait chargĂ© d’arriver par mer le , puis de pousser l’offensive sur les montagnes cĂŽtiĂšres[225]. Le plan avait de meilleures chances de succĂšs car il bĂ©nĂ©ficiait du soutien logistique de la flotte française pendant le dĂ©barquement et de l’offensive terrestre des troupes françaises par le sud[222]. À la tĂȘte de la force d’attaque initiale, Franco s’illustra une fois de plus par sa dĂ©termination : au mĂ©pris du commandement naval, qui avait donnĂ© ordre de se retirer, il insista Ă  poursuivre l’opĂ©ration malgrĂ© les mauvaises conditions de la mer. Comme les pĂ©niches de dĂ©barquement n’arrivaient pas Ă  franchir les bancs de sable, il sauta avec ses hommes dans l’eau, continua Ă  pied, et ne tarda pas Ă  Ă©tablir une tĂȘte de pont sur la terre ferme[224] - [225] - [222] - [223]. Ses troupes eurent d’abord Ă  repousser diverses attaques, puis l’avancĂ©e dĂ©finitive commença le , avec Franco menant l’une des cinq colonnes[226] - [227]. Ainsi, par une avancĂ©e progressive et constante, le cƓur de l’insurrection rifaine fut atteint, pendant que dans le mĂȘme temps, les forces françaises progressaient dans le sud, piĂ©geant Abdelkrim entre deux feux. La campagne se poursuivit pendant sept mois, jusqu’à la reddition du chef rifain en [227] - [228].

Franco fut le seul chef Ă  recevoir une mention spĂ©ciale dans le rapport officiel Ă©tabli par son gĂ©nĂ©ral de brigade[227]. Sa bravoure et son efficacitĂ© lui valurent d’ĂȘtre citĂ© Ă  l’ordre de la nation. Promu gĂ©nĂ©ral de brigade le , Ă  l’ñge de 33 ans, il devint le plus jeune gĂ©nĂ©ral d’Espagne et de toutes les armĂ©es d’Europe et la figure la plus connue de l’armĂ©e espagnole[228] - [226] - [229], et sera choisi pour accompagner le roi et la reine au cours de leur voyage officiel en Afrique en 1927[226]. La France aussi lui rendra hommage en lui dĂ©cernant la LĂ©gion d’honneur en [225] - [226].

Pour Franco, la lutte en Afrique, plus particuliĂšrement le dĂ©barquement d’Al HoceĂŻma, fut une expĂ©rience qu’il devait par la suite se rappeler avec nostalgie et qui deviendra son sujet de conversation favori pour le restant de sa vie[229]. Plus tard, Ă  Madrid, puis Ă  Saragosse, en 1928, il rĂ©digea ses RĂ©flexions politiques, oĂč il esquissait un projet de dĂ©veloppement du Protectorat qui tienne compte des rĂ©alitĂ©s indigĂšnes, soulignant l’intĂ©rĂȘt de crĂ©er des fermes modĂšles, insistant sur les distributions de semences de cĂ©rĂ©ales, sur l’amĂ©lioration des races de bĂ©tail, sur l’opportunitĂ© d’un crĂ©dit Ă  bon marchĂ©, sur le soin Ă  apporter dans le choix des administrateurs militaires, etc.[230]

Le jour oĂč fut annoncĂ©e l’ascension de Francisco Franco au grade de gĂ©nĂ©ral, son succĂšs fut Ă©clipsĂ© par la spectaculaire couverture donnĂ©e par la presse nationale Ă  son frĂšre cadet RamĂłn, lui aussi accueilli en hĂ©ros, comme le premier pilote espagnol ayant traversĂ© l’Atlantique, Ă  bord de l’hydravion Plus Ultra[230]. À cette Ă©poque, Franco se montrait beaucoup plus extraverti, parlait volontiers, racontait des anecdotes, faisant mĂȘme preuve d’humour, assez loin du cynisme froid qu’il affichera plus tard[231].

Dictatures de Primo de Rivera et de DĂĄmaso Berenguer

SĂ©jour Ă  Madrid (1926-1927)

Durant sa pĂ©riode en Afrique, Franco s’était joint aux africanistes, qui s’étaient constituĂ©s en un groupe trĂšs soudĂ©, gardaient continuellement le contact entre eux, se soutenaient les uns les autres face aux officiers pĂ©ninsulaires (ou junteros, membres des Juntas de Defensa), et conspireront contre la RĂ©publique dĂšs ses dĂ©buts. JosĂ© Sanjurjo, Emilio Mola, Luis Orgaz, Manuel Goded, Juan YagĂŒe, JosĂ© Enrique Varela et Franco lui-mĂȘme Ă©taient de notables africanistes et les principaux promoteurs du coup d’État de juillet 1936. Conscient dĂšs cette Ă©poque de sa destinĂ©e privilĂ©giĂ©e, Franco consigna dans ses Apuntes : « Depuis que j’avais Ă©tĂ© fait gĂ©nĂ©ral Ă  33 ans, on m’avait placĂ© sur la voie de grandes responsabilitĂ©s pour le futur »[232].

NommĂ© Ă  Madrid, il avait pris ses quartiers avec sa femme sur l’avenue Paseo de la Castellana, dans les beaux quartiers de la capitale. Ses deux annĂ©es Ă  Madrid furent une pĂ©riode d’intense vie sociale, encore que limitĂ©e par son salaire de gĂ©nĂ©ral de brigade, qui n’était pas trĂšs Ă©levĂ©. Le couple Franco menait une vie agrĂ©able, allait volontiers au thĂ©Ăątre et surtout au cinĂ©ma, le seul art que Franco goĂ»tait intensĂ©ment[233] - [224]. Mais mĂȘme Ă  Madrid, son cercle d’amis le plus proche se composait des anciens camarades du Maroc, tels que MillĂĄn-Astray, Varela, Orgaz et Mola. De mĂȘme, il intĂ©gra son cousin PacĂłn dans son Ă©tat-major au titre d’assistant militaire personnel, amorce de la longue pĂ©riode oĂč PacĂłn demeura Ă  ce poste[234]. Si lors d’un entretien il dĂ©clara que son auteur favori Ă©tait alors l’écrivain excentrique RamĂłn MarĂ­a del Valle-InclĂĄn, ce fut pour prĂ©ciser tout aussitĂŽt que ses lectures et recherches l’inclinaient surtout vers l’histoire et l’économie. Il se constitua une bibliothĂšque personnelle, qui allait ĂȘtre dĂ©truite par des groupes rĂ©volutionnaires lors de la mise Ă  sac de son appartement madrilĂšne en 1936[235].

Il eut soin dans le mĂȘme temps d’entretenir sa rĂ©putation de technicien compĂ©tent, grĂące Ă  la Revista de tropas coloniales qu’il continuait Ă  diriger et oĂč il accueillait les spĂ©cialistes de l’histoire coloniale espagnole. Dans la seule annĂ©e 1927, la revue consacra Ă  MillĂĄn-Astray deux articles avec photos. Franco y manifestait une dĂ©votion naturelle pour l’autoritĂ©, comme en tĂ©moigne le numĂ©ro de mai, presque entiĂšrement occupĂ© par un hommage au roi et Ă  Miguel Primo de Rivera, avec un Ă©ditorial de sa main[233]. Si Franco s’était engagĂ© aux cĂŽtĂ©s de Primo de Rivera, ce n’était pas par affinitĂ© pour le dictateur en lui-mĂȘme, mais parce qu’un systĂšme autoritaire avait sa prĂ©fĂ©rence Ă  un rĂ©gime parlementaire. Pour l’heure toutefois, il s’en tenait strictement Ă  son statut de militaire professionnel, Ă  l’écart de la politique[236].

Les gĂ©nĂ©raux opposĂ©s Ă  Primo de Rivera ne l’étaient pas tant par attachement au systĂšme constitutionnel qu’en raison des efforts du dictateur pour rĂ©former les forces armĂ©es, en particulier pour remĂ©dier Ă  l’hypertrophie du corps d’officiers. Il se proposait de former une armĂ©e plus rĂ©duite, moins onĂ©reuse et plus professionnelle. Un autre problĂšme Ă©tait la persistante opposition, dĂ©jĂ  signalĂ©e, entre junteros et africanistes[237], qui avait en partie, selon les conclusions auxquelles Ă©tait parvenu Primo de Rivera, leur origine dans le fait qu’existaient depuis 1893 quatre acadĂ©mies militaires sĂ©parĂ©es. Jugeant que les revers subis au Maroc Ă©taient dus en partie au manque de coordination et aux rivalitĂ©s entre les diffĂ©rentes armes, il pensait qu’il fallait Ă  la fois amĂ©liorer la formation des officiers et les rapports entre les diffĂ©rentes acadĂ©mies militaires, afin d’homogĂ©nĂ©iser l’armĂ©e et de lutter contre un esprit de corps trop marquĂ©. Il crut donc opportun de faire renaĂźtre en fĂ©vrier 1927 l’AcadĂ©mie gĂ©nĂ©rale militaire, qui avait existĂ© de 1882 Ă  1892, oĂč les futurs officiers se verraient dispenser une instruction de base commune, sans prĂ©judice d’une formation spĂ©cialisĂ©e ultĂ©rieure sĂ©parĂ©e, en fonction des besoins des diffĂ©rents corps techniques. Il estima enfin que Franco Ă©tait l’homme idoine Ă  diriger ladite AcadĂ©mie ; il Ă©tait non seulement un officier expĂ©rimentĂ© dans le combat, mais encore un professionnel d’une grande dignitĂ© et rigueur, capable d’inculquer aux cadets l’esprit patriotique tout en amĂ©liorant la discipline et les compĂ©tences professionnelles[238] - [239] - [240].

Directeur de l’AcadĂ©mie gĂ©nĂ©rale militaire (1927-1931)

Franco, directeur de l'Académie générale militaire.

En , Franco fut chargĂ© par Primo de Rivera de diriger la commission qui devait mettre en chantier le nouvel Ă©tablissement d’enseignement militaire. Franco se voua corps et Ăąme Ă  sa tĂąche et suivit de prĂšs les travaux de construction. Il visita Saint-Cyr, alors dirigĂ© par Philippe PĂ©tain, puis effectua plusieurs dĂ©placements en Allemagne pour y examiner diffĂ©rentes acadĂ©mies militaires[241] - [242]. Pendant son sĂ©jour Ă  Dresde, il fut vivement impressionnĂ© par la culture militaire allemande et par ses traditions. L’orientation de base de l’AcadĂ©mie sera au diapason des cultures militaires française et allemande, fidĂšle en cela Ă  la tradition espagnole depuis le XVIIIe siĂšcle[243].

En , Franco dĂ©mĂ©nagea Ă  Saragosse pour assumer ses nouvelles fonctions et fut rejoint par sa famille deux mois plus tard, puis par Felipe et Zita, frĂšre et sƓur de sa femme[244]. Le , Franco fut nommĂ© premier directeur de l’AcadĂ©mie de Saragosse, ce qui reprĂ©sentait un succĂšs personnel, mais aussi une victoire des africanistes[245]. Le premier cursus de la nouvelle AcadĂ©mie fut inaugurĂ© Ă  l’. La sĂ©lection des aspirants Ă©tait sĂ©vĂšre, et Franco avait imposĂ© un concours d’entrĂ©e ardu et instituĂ© l’anonymat des copies. Il disposa que pour ĂȘtre admissibles les cadets devaient avoir entre 17 et 22 ans ; sur les 785 aspirants, 215 seulement furent agrĂ©Ă©s lors de la premiĂšre promotion[246] - [247]. L’institution attachait une grande importance Ă  la formation morale et psychologique et inscrivait les cadets dans un cadre de formation propice Ă  renforcer la discipline, le patriotisme, l’esprit de service et de sacrifice, le courage physique extrĂȘme, et la loyautĂ© aux institutions Ă©tablies, dont la monarchie[247]. Il s’agissait donc autant de l’apprentissage des armes que de la formation civique et morale d’« hommes d’élite » ; cette formation, que cristallisait le fameux « DĂ©calogue du cadet », visait Ă  Ă©tendre, dans la discipline et le sacrifice, l’esprit de corps Ă  toute l’armĂ©e, et proscrivait tout ce qui pouvait nuire Ă  la constitution de cet esprit, notamment les bizutages. Le sport tenait une place accrue : de longues marches en montagne et Ă  skis Ă©taient prĂ©vues que souvent Franco dirigera lui-mĂȘme. L’enseignement des vingt professeurs Ă©tait soumis Ă  une coordination et Ă  un contrĂŽle permanents. Le projet politique n’est pas absent, puisqu’étaient prĂ©vues aussi, Ă  l’intention des aspirants, de bonnes lectures, telles que la Revue anticommuniste internationale, Ă  laquelle l’AcadĂ©mie s’était abonnĂ©e et dont Franco Ă©tait un fidĂšle lecteur[241] - [248] - [249]. On remarque que la religion ne figure pas dans le susdit dĂ©calogue[250].

Franco prononçant un discours devant les élÚves de l'Académie générale militaire, 1931.

La formation technique en revanche n’était pas un objectif prioritaire. Les candidats se destinant Ă  une place dans les corps spĂ©cialisĂ©s disposaient d’autres lieux oĂč suivre une formation spĂ©cialisĂ©e ; l’AcadĂ©mie elle-mĂȘme manquait d’installations permettant de prĂ©parer complĂštement ses Ă©lĂšves dans la thĂ©orie et la pratique militaires[247]. L’AcadĂ©mie privilĂ©giait la formation pratique avant l’apprentissage thĂ©orique. Franco, proscrivant les manuels officiels, exigea des instructeurs de se centrer sur l’expĂ©rience et sur les exercices pratiques. On s’exerçait certes au maniement des armes, mais, Ă  l’inverse des armĂ©es europĂ©ennes les plus avancĂ©es, qui se focalisaient sur le dĂ©veloppement des chars et des blindĂ©s, Franco penchait pour la cavalerie, dont il supervisait souvent les exercices personnellement[251]. Le plan d’études fut Ă©laborĂ© principalement par le colonel Miguel Campins, ami personnel de Franco et compagnon d’Al HoceĂŻma[252] - [247], l’un des militaires les plus instruits de l’armĂ©e, que Franco avait choisi au poste de sous-directeur, et dans une large mesure grĂące Ă  qui la formation donnĂ©e Ă  Saragosse Ă©tait d’une qualitĂ© nettement supĂ©rieure Ă  celle des acadĂ©mies antĂ©rieures[246]. Dans le choix des enseignants, Franco privilĂ©gia ceux qui s’étaient Ă©levĂ©s dans le rang pour mĂ©rites au combat et qui avaient une compĂ©tence spĂ©ciale dans le domaine technique, en consĂ©quence de quoi les officiers de la mouvance africaniste prĂ©dominaient dans l’AcadĂ©mie[253] - [249]. Il semble du reste que les cadets aient conservĂ© un bon souvenir de leur directeur et lui aient accordĂ© leur confiance, tĂ©moin le fait qu’au moment du dĂ©clenchement de la Guerre civile, plus de 90 % des 720 officiers formĂ©s Ă  l’AcadĂ©mie rejoindront le camp franquiste, proportion nettement plus Ă©levĂ©e que pour l’armĂ©e dans son ensemble[248] - [251].

À Saragosse, la nouvelle AcadĂ©mie avait acquis un grand prestige et les Franco jouissaient d’une vie sociale comme jamais auparavant[243]. Ils faisaient dĂ©sormais partie de l’establishment local et Franco, devenu notable de province, sacrifia Ă  ses obligations mondaines, rencontrant volontiers au casino militaire l’élite intellectuelle locale[250]. Une rue de Saragosse fut nommĂ©e Ă  son nom en [253] - [243]. C’est Ă  cette Ă©poque aussi que fit irruption dans sa vie un personnage qui y jouera un grand rĂŽle dans les annĂ©es Ă  venir, RamĂłn Serrano SĂșñer, originaire de CarthagĂšne, le jeune homme le plus cotĂ© de la ville, rĂ©putĂ© naguĂšre le meilleur Ă©tudiant en droit d’Espagne, brillant avocat passionnĂ© de politique, qui pendant ses Ă©tudes Ă  Madrid s’était liĂ© d’amitiĂ© avec JosĂ© Antonio Primo de Rivera, et qui Ă©pousa la sƓur cadette de la femme de Franco, Zita Polo. Le futur cuñadĂ­simo — formation plaisante sur cuñado, ‘beau-frĂšre’ — exerça dĂšs les premiĂšres annĂ©es de leur rencontre une influence dĂ©terminante sur la rĂ©flexion politique de Franco[254] - [255] - [256].

Franco commença Ă  manifester un grand intĂ©rĂȘt pour la politique. Sous l’influence du Bulletin de l’Entente internationale contre la TroisiĂšme Internationale, Ă©ditĂ© Ă  GenĂšve, auquel Primo de Rivera lui avait offert un abonnement en 1927, Franco avait ajoutĂ© le communisme Ă  la franc-maçonnerie comme deuxiĂšme danger de subversion menaçant l’Espagne et le monde occidental. Mais Franco s’intĂ©ressait alors plus Ă  l’économie qu’à la politique et aimait Ă  se proclamer « calĂ© » dans ce domaine[257].

Son fantasque frĂšre RamĂłn, qui se piquait d’écrire, publia trois brefs rĂ©cits autobiographiques, et se passionnait aussi pour le monde de l’art, avec une prĂ©dilection pour l’avant-garde, en net contraste avec les goĂ»ts traditionnels de son frĂšre. Il se fit franc-maçon, au moment mĂȘme oĂč Franco concevait une rĂ©pulsion radicale contre la franc-maçonnerie[258]. RamĂłn se livra Ă  la subversion politique et, quand eut Ă©clatĂ© le la rĂ©bellion militaire rĂ©publicaine, RamĂłn, en compagnie d’un petit groupe de conspirateurs, s’empara d’un petit aĂ©rodrome prĂšs de Madrid, puis survola le Palais royal en Ă©parpillant des tracts qui proclamaient la rĂ©publique, avant de quitter prĂ©cipitamment les lieux[259]. AprĂšs l’échec de cette tentative de coup de force, et aprĂšs qu’il a Ă©tĂ© accusĂ© en de prĂ©paration d’explosifs et de dĂ©tention illĂ©gale d’armes[260], RamĂłn dut choisir l’exil Ă  Lisbonne, oĂč il se retrouva sans moyens et adressa Ă  son frĂšre une demande d’aide. Franco rĂ©agit par l’envoi d’une somme de 2 000 pesetas, c’est-Ă -dire tout ce qu’il avait pu rĂ©unir en si peu de temps[259], mais en accompagnant son envoi d’une missive, certes affectueuse, mais chargĂ©e aussi de remontrances, pour ramener son frĂšre dans le « droit chemin »[261]. Il y posait notamment que « l’évolution raisonnĂ©e des idĂ©es et des peuples, se dĂ©mocratisant dans les limites de la loi, constitue le vĂ©ritable progrĂšs de la patrie, et toute rĂ©volution extrĂ©miste et violente l’entraĂźnera vers les tyrannies les plus odieuses ». Ceci tend Ă  montrer que Franco n’était pas du tout contraire aux rĂ©formes dĂ©mocratiques, moyennant qu’elles fussent lĂ©gales et ordonnĂ©es, Ă©tablies de prĂ©fĂ©rence sous le rĂ©gime de la monarchie. Le modĂšle de rĂ©bellion militaire du XIXe siĂšcle lui paraissait irrĂ©vocablement dĂ©passĂ©[262]. Il apparaĂźt aussi de cette lettre que Franco tendait Ă  sĂ©parer ses positions politiques et les impĂ©ratifs de la solidaritĂ© familiale, manifestant en cette occasion, comme le note AndrĂ©e Bachoud, « un autre trait de sa personnalitĂ© : un esprit de clan qui l’emporte sur la conviction idĂ©ologique. Son expĂ©rience au Maroc lui a appris Ă  prĂ©fĂ©rer les fidĂ©litĂ©s personnelles aux communautĂ©s d’idĂ©es, toujours rĂ©visables »[263].

Sous la dictature de DĂĄmaso Berenguer

Franco revĂȘtu de sa cape d'hiver (vers 1930).

Franco regretta la dĂ©mission de Primo de Rivera, devenu de plus en plus impopulaire et privĂ© de l’appui du roi Alphonse XIII et de la plupart des hauts gradĂ©s de l’armĂ©e, et jugeait les Espagnols bien ingrats d’oublier les rĂ©ussites du dictateur, tout en se gardant d’exprimer ses sentiments en public[264].

La Dictablanda qui s’ensuivit — jeu de mots sur dictadura, et pouvant se traduire par dictamolle — fut marquĂ©e par le soulĂšvement de Jaca de , Ă©pisode pendant lequel Franco se tint publiquement du cĂŽtĂ© du rĂ©gime. RĂ©sidant Ă  Saragosse, et donc trĂšs proche du thĂ©Ăątre des Ă©vĂ©nements, il mit, sans en attendre l’ordre, ses cadets en colonne de marche pour aller barrer la route qui va de Huesca Ă  Saragosse. Il s’empressa ensuite de proposer ses services au roi et siĂ©gea au tribunal militaire chargĂ© de juger les insurgĂ©s[265].

Entre-temps, une coalition rĂ©publicaine avait Ă©tĂ© crĂ©Ă©e regroupant des rĂ©publicains convaincus issus des partis de gauche et du centre, des autonomistes catalans et basques, et des dĂ©mocrates issus de cercles monarchistes déçus par la dictature de Primo de Rivera[266]. En 1931, Alphonse XIII, devant le mĂ©contentement qu’il ne parvenait plus Ă  contenir, se rĂ©signa Ă  remplacer DĂĄmaso Berenguer par le vieil amiral « apolitique » Aznar, qui organisa une consultation locale de routine, les Ă©lections municipales du , dont les rĂ©sultats mirent en Ă©vidence l’antimonarchisme majoritaire de la population espagnole. Toutes les grandes villes et la quasi-totalitĂ© des capitales de province furent emportĂ©es par un raz-de-marĂ©e rĂ©publicain, et un dĂ©ferlement de manifestants proclama la rĂ©publique le [267] - [268].

À Saragosse, Franco Ă©tait atterrĂ©, s’étant en effet imaginĂ© que la majoritĂ© de la population continuait d’appuyer la couronne. Il fut seul, aux dires de Serrano Suñer, Ă  envisager la possibilitĂ© d’armer ses cadets et de les lancer sur Madrid en dĂ©fense du roi[267], mais lorsqu’il fit part de son intention Ă  MillĂĄn-Astray, celui-ci partagea avec lui une confidence de Sanjurjo, selon qui cette option ne recueillerait pas d’appuis suffisants, et qu’en particulier elle n’avait pas le soutien de la Garde civile ; cela lui fera renoncer[269].

Par la suite, Franco reprocha Ă  Berenguer de n’avoir pas proclamĂ© l’état d’urgence qui aurait sauvĂ© la monarchie, et prĂ©tendra Ă©galement que « la monarchie n’avait pas Ă©tĂ© rejetĂ©e par le peuple espagnol »[267]. Il considĂ©rait que la prise du pouvoir par les rĂ©publicains Ă©tait une usurpation, une sorte de « pronunciamiento pacifique », perpĂ©trĂ© en l’absence de toute opposition organisĂ©e[269], Alphonse XIII p. ex. n’ayant rien entrepris pour s’opposer Ă  la prise de pouvoir par les rĂ©publicains, de sorte que la lĂ©gitimitĂ© passa au nouveau rĂ©gime par l’effet de son renoncement[270]. D’autre part, Franco admettait dans sa correspondance privĂ©e que les institutions Ă©taient appelĂ©es Ă  changer avec les temps nouveaux, ce qui d’un certain point de vue serait regrettable, mais en mĂȘme temps comprĂ©hensible, et mĂȘme, si le nouveau rĂ©gime se rĂ©vĂ©lait juste et honnĂȘte, acceptable[271].

Sous la RĂ©publique

DĂ©but , l’Espagne se trouvait en situation insurrectionnelle, et en fut convoquĂ©e une assemblĂ©e constituante, chargĂ©e de doter le pays d’une constitution moderne[272].

Sous la DeuxiÚme République espagnole, la carriÚre de Franco connaßtra une trajectoire fort différente selon les trois phases politiques qui se sont succédé pendant cette période, à savoir : la phase biennale libérale de gauche (1931-1933) ; la phase biennale de contre-réforme centriste et de droite (1933-1935) ; et le régime quasi révolutionnaire du Front populaire à partir de [270].

Fermeture de l’AcadĂ©mie de Saragosse et phase d’ostracisme

Manuel Azaña avec un groupe de militaires, dont Franco (à droite).

Franco ne chercha pas Ă  gagner les faveurs du nouveau gouvernement et ne craignait pas d’exprimer sa fidĂ©litĂ© au rĂ©gime antĂ©rieur, cultivant ainsi une image d’homme de convictions[273]. Il se montrait disposĂ© Ă  se ranger au nouvel ordre Ă©tabli et se maintiendra dans une position de professionnalisme apolitique disciplinĂ©, sans Ă©gard pour ses sentiments personnels, jusqu’à quatre jours avant le dĂ©but de la Guerre civile[274].

En juillet, Manuel Azaña, le nouveau ministre de la Guerre, se proposa de mener une rĂ©forme des armĂ©es visant notamment Ă  rĂ©duire les dĂ©penses militaires. L’armĂ©e espagnole Ă©tait un objectif primordial du rĂ©formisme rĂ©publicain, et Azaña Ă©tait rĂ©solu Ă  la rĂ©organiser de fond en comble, et surtout Ă  crĂ©er un nouveau cadre institutionnel et politique propre Ă  remettre l’armĂ©e Ă  sa place. Une de ses prĂ©occupations majeures Ă©tait l’hypertrophie du corps des officiers ; au moyen d’une politique gĂ©nĂ©reuse de dĂ©parts Ă  la retraite volontaires, avec « parachute dorĂ© » sous la forme d’une pension quasi complĂšte, d’avantages fiscaux et en nature, le nombre des officiers tomba en un peu plus d’un an de 22 000 Ă  moins de 12 400[275] - [276] - [277] - [274]. Franco pour sa part soutenait, tant dans ses conversations privĂ©es que dans sa correspondance, qu’il Ă©tait de la responsabilitĂ© des officiers patriotes de rester en fonction, et de sauvegarder ainsi autant que possible l’esprit et les valeurs de l’armĂ©e[278]. L’objectif d’Azaña Ă©tait aussi de dĂ©mocratiser et de rĂ©publicaniser le corps des officiers, de rĂ©voquer les projets-vedettes de Primo de Rivera, et de favoriser les factions plus libĂ©rales, au dĂ©triment des africanistes[274].

D’autre part, Azaña procĂ©da Ă  une rĂ©vision du systĂšme des promotions, avec vĂ©rification de la lĂ©gitimitĂ© de celles qui avaient Ă©tĂ© accordĂ©es dans les annĂ©es antĂ©rieures, ce qui ne manqua pas de provoquer de l’aigreur, notamment chez Franco, qui vit le sa promotion au grade de colonel confirmĂ©e, mais invalidĂ© son titre de gĂ©nĂ©ral de brigade[279] - [277] - [280]. Avec ces dispositions, le ministre Azaña entendait assurer des perspectives de promotion aux officiers du rang, plus favorables au rĂ©gime par dĂ©finition[276].

Dans la mĂȘme logique d’économie et d’efficacitĂ©, les six acadĂ©mies militaires existantes furent rĂ©duites Ă  trois ; une nouvelle fut crĂ©Ă©e, destinĂ©e Ă  la force aĂ©rienne. L’AcadĂ©mie militaire de Saragosse, sacrifiĂ©e, fut fermĂ©e en , sous prĂ©texte que l’établissement cultivait un esprit de caste Ă©triquĂ©, auquel il y avait lieu de substituer une formation plus technique[280]. Franco exprime publiquement son mĂ©contentement quand il prit congĂ© de la derniĂšre promotion de cadets. Dans son discours d’adieu le , devant les cadets, il se positionna ouvertement contre la rĂ©forme, insistant aussi sur l’importance de maintenir la discipline, y compris et surtout quand la pensĂ©e et le cƓur entrent en contradiction avec les ordres reçus d’une « autoritĂ© supĂ©rieure plongĂ©e dans l’erreur ». Il insinua que « l’immoralitĂ© et l’injustice » caractĂ©risaient les officiers qui aujourd’hui servaient dans le ministĂšre de la Guerre et conclut par un « Vive l’Espagne », au lieu du « Vive la rĂ©publique ! » de rigueur[281] - [282].

Franco vers 1930.

Azaña ensuite lui adressera un avertissement discret, lui exprimant son « dĂ©plaisir » (disgusto) et joignant une note dĂ©favorable Ă  son Ă©tat de service[283]. Une fois fermĂ©e l’AcadĂ©mie de Saragosse, Franco se retrouva mis en disponibilitĂ© forcĂ©e pendant les huit mois suivants. À l’ circulaient de fortes rumeurs de coup d’État, oĂč Ă©taient citĂ©s les noms des gĂ©nĂ©raux Emilio Barrera et Luis Orgaz et de Franco lui-mĂȘme ; Azaña nota dans son journal que Franco Ă©tait « le seul qu’il faille craindre » et qu’il Ă©tait « le plus dangereux des gĂ©nĂ©raux »[283], ce pourquoi il fut pendant un temps constamment surveillĂ© par trois policiers, alors qu’il s’abstenait (si l’on en croit ses papiers personnels) de toute dĂ©claration ou attitude hostile au gouvernement[284]. Azaña n’eut garde d’élargir le fossĂ© qu’il venait de creuser entre les militaires et lui-mĂȘme, et s’attacha Ă  poursuivre sa ligne politique consistant Ă  intĂ©grer l’armĂ©e Ă  la normalitĂ© rĂ©publicaine et Ă  placer des officiers sĂ»rs aux commandes. Ainsi RamĂłn Franco, qui avait donnĂ© de nombreux gages Ă  la cause rĂ©publicaine, fut-il nommĂ© directeur de l’aĂ©ronautique[276].

Tout indique que Franco admettait le rĂ©gime rĂ©publicain comme permanent, voire lĂ©gitime, encore qu’il eĂ»t voulu le voir Ă©voluer dans une direction plus conservatrice. Il nota dans ses Apuntes :

« Notre souhait doit ĂȘtre que la rĂ©publique soit victorieuse, [
] en la servant sans rĂ©serves, et si par malheur cela ne peut ĂȘtre, que cela ne soit pas Ă  cause de nous[285]. »

En , figurant comme tĂ©moin devant la Commission des responsabilitĂ©s chargĂ©e d’examiner les peines de mort prononcĂ©es contre les officiers qui avaient participĂ© au soulĂšvement de Jaca en 1930, il affirma sa conviction qu’« ayant reçu en dĂ©pĂŽt sacrĂ© les armes de la Nation et les vies des citoyens, il serait criminel en tous temps et dans toute situation que nous, qui sommes revĂȘtus de l’uniforme militaire, puissions les brandir contre la Nation ou contre l’État qui nous les octroie »[286]. Pourtant, l’instauration de la rĂ©publique marqua le dĂ©but de la politisation de Franco, qui depuis lors prenait en compte les facteurs politiques dans chacune de ses dĂ©cisions importantes[287].

La fratrie Franco pourrait passer pour un Ă©chantillonnage des diverses rĂ©actions suscitĂ©es par les rĂ©formes rĂ©publicaines. NicolĂĄs, professionnel compĂ©tent, joyeux et expansif, resta dans l’attentisme, essayant de mener ses affaires au mieux ; quoique gagnant bien sa vie Ă  Valence, il dĂ©missionna pour revenir dans la marine comme professeur Ă  l’école navale de Madrid[288] - [285]. RamĂłn devint une sorte de vedette par ses positions politiques outranciĂšres ; ainsi, il militait en faveur d’une FĂ©dĂ©ration des rĂ©publiques ibĂ©riques et se prĂ©senta comme candidat en Andalousie sur la liste rĂ©publicaine rĂ©volutionnaire, dont le programme prĂ©voyait l’autonomie rĂ©gionale, la disparition des latifundia, avec redistribution de la terre aux paysans, la participation des ouvriers aux bĂ©nĂ©fices de l’entreprise, la libertĂ© religieuse etc. Il connut des succĂšs Ă©lectoraux, reprĂ©senta Barcelone au Parlement, mais finit par se dĂ©considĂ©rer[289] - [287]. Les contentieux entre Franco et son frĂšre RamĂłn finissaient toujours par ĂȘtre surmontĂ©s par le souci de mĂ©nager leur mĂšre que tous deux vĂ©nĂ©raient, et par cette disposition de caractĂšre de Francisco qui lui faisait privilĂ©gier son appartenance Ă  sa famille et Ă  son clan sur ses convictions politiques[290] Ă  ses convictions politiques.

Affectation Ă  La Corogne et Sanjurjade

Franco passa retirĂ© dans les Asturies, dans la maison familiale de sa femme, ses huit mois sans affectation[287]. Cet intervalle d’ostracisme prit fin lorsque son attitude d’abstention politique lui eut permis de retrouver finalement du service le comme chef de la XVe brigade d’Infanterie de Galice, Ă  La Corogne, ce qui valait claire reconnaissance de sa personne de la part d’Azaña[291]. Il semble que celui-ci ait conclu que le nouveau rĂ©gime Ă©tait consolidĂ© et que Franco, en dĂ©pit de ses points de vue conservateurs, Ă©tait un professionnel fiable qu’il n’y avait pas lieu de marginaliser[292].

Cette nouvelle affectation n’était pas plus exigeante que celle Ă  Madrid, et les annĂ©es 1931-1933 seront les derniĂšres d’une vie dĂ©tendue, non accablĂ©e par les responsabilitĂ©s[293]. Il allait donc goĂ»ter la vie paisible d’un notable en Galice, disposant de temps libre Ă  consacrer Ă  ceux qu’il aimait, dont sa mĂšre, Ă  qui il rendait souvent visite. Il prit pour aide de camp son cousin PacĂłn[284].

ProcÚs des conjurés de la Sanjurjada : le général José Sanjurjo et ses comparses, .

Le eut lieu la seule tentative de rĂ©bellion militaire survenue sous la rĂ©publique avant la Guerre civile. L’opinion relativement favorable de beaucoup d’officiers vis-Ă -vis du nouveau rĂ©gime avait changĂ© considĂ©rablement vers la fin de l’annĂ©e 1931, mais sans qu’il y eĂ»t dĂ©jĂ  une dissidence organisĂ©e[293]. JosĂ© Sanjurjo dĂ©cida d’agir avant que l’autonomie ne fĂ»t accordĂ©e Ă  la Catalogne. Le coup de force, mal planifiĂ©, avait reçu l’appui principalement de monarchistes, et aussi de rĂ©publicains conservateurs. Sanjurjo affirma par la suite que le but n’était pas la restauration, mais la formation d’un gouvernement rĂ©publicain plus conservateur qui soumettrait Ă  plĂ©biscite un projet de changement de rĂ©gime[294]. Franco eut pendant toute la prĂ©paration du complot de frĂ©quents contacts avec lui, mais semble, comme presque tous les hauts gradĂ©s en active, avoir pris d’emblĂ©e ses distances[295]. Ainsi, en , quatre semaines avant la Sanjurjada, Sanjurjo eut Ă  Madrid un entretien secret avec Franco pour lui demander son appui Ă  son pronunciamiento ; Franco ne le lui apporta pas, mais resta tellement ambigu, que Sanjurjo a pu ĂȘtre amenĂ© Ă  penser qu’il pourrait compter sur lui, une fois le coup d’État enclenchĂ©[296]. Pourtant, au moment du pronunciamiento, Franco se trouvait Ă  son poste Ă  La Corogne, assurant le commandement de la place, et ne se joignit pas aux rebelles. Le coup d’État ayant avortĂ©, Sanjurjo fut traduit devant le conseil de guerre et pria Franco de le dĂ©fendre, mais celui-ci, bien que conscient que la peine pour rĂ©bellion serait probablement la mort, dĂ©clina et lui rĂ©pondit : « Je pourrais, en effet, vous dĂ©fendre, mais sans espoir. Je pense en justice que vous Ă©tant soulevĂ© et ayant Ă©chouĂ©, vous avez acquis le droit de mourir »[294] - [297]. De toute façon, rĂ©ticent Ă  se lancer dans des aventures incertaines, Franco Ă  aucun moment n’avait adhĂ©rĂ© ni Ă©prouvĂ© de sympathie pour ce putsch[295] et prĂ©fĂ©rait se tenir Ă  l’écart de l’agitation politique du moment[298], mais n’en continuera pas moins Ă  visiter rĂ©guliĂšrement Sanjurjo dans sa prison[299].

Préfet militaire aux Baléares

En , aprĂšs que Franco a passĂ© une annĂ©e Ă  La Corogne, Azaña, pour rĂ©compenser sa loyautĂ© et en quĂȘte peut-ĂȘtre d’appuis face aux violences populaires, ou rassurĂ© par sa discrĂ©tion, le nomma en commandant de la rĂ©gion militaire des BalĂ©ares[298]. Cette nouvelle affectation ayant valeur de promotion, puisqu’il s’agissait d’un poste qui revenait normalement Ă  un gĂ©nĂ©ral de division, cette mutation pourrait en effet s’inscrire dans les efforts d’Azaña pour attirer Franco dans l’orbite rĂ©publicaine, en le rĂ©compensant pour sa passivitĂ© durant la Sanjurjada[300]. Il est vrai que l’attitude de Franco, qui ne s’était engagĂ© dans aucun des multiples mouvements antiparlementaires de droite qui avaient Ă©mergĂ© au cours des deux derniĂšres annĂ©es en Espagne, pouvait apparaĂźtre rassurant au gouvernement[301]. Toutefois Azaña consigna dans son journal qu’il Ă©tait prĂ©fĂ©rable de garder Franco Ă©loignĂ© de Madrid, oĂč « il sera plus Ă  l’écart des tentations »[302] - [303] - [304].

Franco, qui pour sa part jugeait que sa mutation Ă©quivalait Ă  une mise Ă  l’écart[277], se voua cependant tout entier Ă  sa nouvelle fonction. L’Italie fasciste ayant manifestĂ© un intĂ©rĂȘt stratĂ©gique pour les BalĂ©ares, il apparaissait nĂ©cessaire de renforcer les dĂ©fenses de l’archipel. L’armĂ©e espagnole n’était pas spĂ©cialement prĂ©parĂ©e dans l’art de la dĂ©fense cĂŽtiĂšre, de sorte que Franco se tourna vers la France et sollicita l’attachĂ© militaire en poste Ă  Paris de lui transmettre de la bibliographie technique Ă  ce sujet. L’attachĂ© confia la mission Ă  deux jeunes officiers qui suivaient alors les cours de l’École de guerre, le lieutenant-colonel Antonio Barroso et le lieutenant de vaisseau Luis Carrero Blanco, qui formulĂšrent une sĂ©rie de propositions. À la mi-mai, Franco envoya Ă  Azaña un plan dĂ©taillĂ© d’amĂ©lioration des dĂ©fenses insulaires, qui fut approuvĂ© par le gouvernement, mais mis en Ɠuvre en partie seulement[304].

Juan March vers 1931.

MalgrĂ© les incertitudes, les premiĂšres annĂ©es rĂ©publicaines ne furent pas une pĂ©riode de forte tension pour les Franco. Ils faisaient souvent le voyage de Madrid, oĂč ils avaient fait acquisition d’un appartement et oĂč ils frĂ©quentaient les thĂ©Ăątres, les cinĂ©mas etc.[305] Aux BalĂ©ares, Franco noua des relations notamment avec un personnage redoutable pour la rĂ©publique, l’homme le plus riche d’Espagne, le financier Juan March, qui depuis 1931 essayait de protĂ©ger sa fortune contre les mesures de justice sociale du rĂ©gime rĂ©publicain[306] - [301]. C’est probablement durant son sĂ©jour Ă  Majorque que Franco se convertit sans le dire Ă  l’action politique, mĂȘme s'il prĂ©tendra encore longtemps ne pas s’y adonner[307].

La Maçonnerie mise à nu, pamphlet antimaçonnique de Francisco Ferrari Billoch (1936).

Lisant alors beaucoup, Franco Ă©tait prĂ©occupĂ© par la rĂ©volution communiste et par le Comintern, mais sa principale idĂ©e fixe dans ces annĂ©es-lĂ  Ă©tait que le monde occidental Ă©tait rongĂ© de l’intĂ©rieur par une conspiration de la gauche libĂ©rale, organisĂ©e par la franc-maçonnerie, d’autant plus insidieuse que les francs-maçons n’étaient pas des prolĂ©taires rĂ©volutionnaires, mais en majoritĂ© des bourgeois rangĂ©s et respectables. Il croyait que bourgeoisie et franc-maçonnerie s'Ă©taient alliĂ©es aux grandes entreprises et au capital financier, entitĂ©s qui, ignorant la moralitĂ© et la loyautĂ© politique, n’avaient d’autre objectif que d’amasser des richesses au prix de la ruine du peuple et au dĂ©triment du bien-ĂȘtre Ă©conomique gĂ©nĂ©ral. Le monde Ă©tait selon lui menacĂ© par trois internationales : le Comintern, la franc-maçonnerie et le capitalisme financier international, qui tantĂŽt se combattaient, tantĂŽt collaboraient et se soutenaient l’une l’autre pour saper la solidaritĂ© sociale et la civilisation chrĂ©tienne[308]. La franc-maçonnerie restait la principale bĂȘte noire de Franco, et l’obsession anti-maçonnique lui tenait lieu de grille de lecture capable de rendre compte de toute attaque contre son systĂšme de valeurs[307].

Franco ne se sentait aucune affinitĂ© avec l’extrĂȘme droite. MalgrĂ© la crĂ©ation de la Phalange en 1933, le fascisme mussolinien, s’il exerçait un profond attrait sur une partie de la jeunesse espagnole, continuait d’ĂȘtre faible en Espagne et Franco ne lui manifestait aucun intĂ©rĂȘt, le fascisme restant fort Ă©loignĂ© de ses orientations profondes[301] - [309].

Franco commença Ă  manifester ouvertement ses prĂ©fĂ©rences partisanes. En 1933, il fut tentĂ© d’ĂȘtre candidat pour la CEDA, mais son beau-frĂšre lui ayant fait remarquer qu’un gĂ©nĂ©ral pouvait ĂȘtre plus utile qu’un dĂ©putĂ© dans les circonstances prĂ©sentes, il s’était bornĂ© Ă  voter ostensiblement pour ce parti. Il demeurait intimement monarchiste et catholique ; son mariage l’avait rapprochĂ© d’une sociĂ©tĂ© de possĂ©dants, qui pensait et sentait Ă  droite, mais face aux propositions politiques du moment, il manifestait dans ses choix un certain Ă©clectisme. Plus tard, il tiendra Ă  affirmer d’abord sa dette envers VĂ­ctor Pradera, exposant de la droite traditionaliste[310].

Biennat conservateur (novembre 1933-février 1936)

Par suite de la dĂ©sunion de la gauche et Ă  la faveur du systĂšme Ă©lectoral, la CEDA, coalition de droite dirigĂ©e par JosĂ© MarĂ­a Gil-Robles, remporta les Ă©lections gĂ©nĂ©rales du et du [311]. AprĂšs sa victoire, la CEDA, qui dans son ensemble n’était nullement tentĂ©e par le fascisme[312], s’attela Ă  annuler les rĂ©formes qui avaient timidement Ă©tĂ© engagĂ©es par le gouvernement socialiste sortant. Les patrons et propriĂ©taires terriens mirent Ă  profit cette victoire pour abaisser les salaires, licencier des ouvriers (en particulier les syndicalistes), dĂ©loger les mĂ©tayers de leurs terres, et augmenter le montant des fermages[313]. ParallĂšlement, au sein de la formation socialiste, les modĂ©rĂ©s furent supplantĂ©s par des membres plus radicaux ; JuliĂĄn Besteiro se vit ainsi marginalisĂ©, pendant que Francisco Largo Caballero et Indalecio Prieto accaparaient tout le pouvoir de dĂ©cision[314]. L’aggravation de la crise Ă©conomique, la rĂ©vocation des rĂ©formes et les proclamations radicales des dirigeants de gauche dĂ©terminaient une atmosphĂšre d’insurrection populaire. Dans les endroits oĂč les anarchistes Ă©taient majoritaires, les grĂšves et les affrontements entre travailleurs et forces de l’ordre se succĂ©daient Ă  une cadence rapide. À Saragosse, il fallut l’intervention de l’armĂ©e pour Ă©touffer une amorce d’insurrection, avec levĂ©e de barricades et occupation de bĂątiments publics. Comme la majeure partie de la droite espagnole, Franco voyait dans les mouvements rĂ©volutionnaires en Espagne les Ă©quivalents fonctionnels du communisme soviĂ©tique[315].

Promotions

Jusqu’en , malgrĂ© ce retournement de tendance, Franco se tenait toujours Ă  l’écart de la politique, Ă©tant alors tout Ă  son chagrin de la mort de sa mĂšre, survenue le [311] (le faire-part de dĂ©cĂšs ne portait d’ailleurs aucune mention de son ancien mari)[316]. Il rencontra en juin le nouveau ministre de la Guerre, Diego Hidalgo y DurĂĄn, qui dĂ©sirait faire connaissance avec son gĂ©nĂ©ral le plus cĂ©lĂšbre et qui semble avoir Ă©tĂ© trĂšs impressionnĂ© par la rigueur et par la minutie avec lesquelles Franco accomplissait ses fonctions, ainsi que par la discipline qu’il imposait Ă  ses hommes. Fin , aprĂšs la constitution du gouvernement Lerroux, le ministre de tutelle Ă©leva Franco, avec effet immĂ©diat, au grade de gĂ©nĂ©ral de division, en mĂȘme temps qu’il rĂ©intĂ©gra Mola dans l’armĂ©e, qu’il commua la peine d’emprisonnement de Sanjurjo en exil au Portugal, et qu'il s’entourait de plus en plus d’élĂ©ments durs de l’armĂ©e[311] - [306] - [317].

Insurrection révolutionnaire d'octobre 1934

Une église catalane dévastée à la une du journal Ahora, .

Le fut formĂ© un nouvel exĂ©cutif, prĂ©sidĂ© cette fois encore par Lerroux, et auquel viendront se joindre trois autres membres de la CEDA. L’attitude revanchiste du gouvernement Lerroux prĂ©cĂ©dent avait accentuĂ© le mĂ©contentement populaire et incitĂ© la gauche rĂ©volutionnaire Ă  rĂ©agir. En outre, la gauche, inquiĂšte de la montĂ©e des dictatures fascistes en Europe, amalgamait la CEDA Ă  des positions fascistes[318] - [319]. À l’annonce, le , de la constitution du nouveau gouvernement Lerroux, l’UGT, les communistes et les nationalistes catalans et basques — auxquels la CNT anarchiste dĂ©daigna de s’associer, sauf dans les Asturies — organisĂšrent le , Ă  l’effet de renverser le nouveau gouvernement, une insurrection impromptue, qui dĂ©gĂ©nĂ©ra bientĂŽt en rĂ©volution[320]. Cette derniĂšre fut effective dans plusieurs secteurs du pays comme la Catalogne, le Pays basque et, principalement, les Asturies. Si dans d’autres zones, le mouvement fut rĂ©primĂ© avec une relative facilitĂ© par les comandancias militaires locales, il n’en fut pas de mĂȘme dans les Asturies oĂč les mineurs libertaires s’unirent Ă  leurs collĂšgues socialistes, communistes et para-trotskistes. DisciplinĂ©s, munis d’explosifs et d’armes saisies dans les arsenaux, les rĂ©volutionnaires constituĂšrent une force de 30 000 Ă  70 000 hommes, qui rĂ©ussit Ă  se rendre maĂźtre de la plus grande partie de la rĂ©gion, Ă  prendre d’assaut la Fabrique d'armes de Trubia, Ă  occuper les bĂątiments publics — Ă  l’exception de la garnison d’Oviedo et du centre de commandement de la Garde civile de Sama de Langreo — et Ă  couper la route Ă  la colonne du gĂ©nĂ©ral Carlos Bosch Bosch, qui s’était Ă©lancĂ©e au dĂ©part de LeĂłn[321] - [322]. Les rĂ©volutionnaires tuĂšrent de sang froid entre 50 et 100 civils, principalement des prĂȘtres et des gardes civils, dont plusieurs adolescents du sĂ©minaire, incendiĂšrent des Ă©glises et mirent Ă  sac des Ă©difices publics[323]. En outre, ils pillĂšrent plusieurs banques et mirent la main sur 15 millions de pesetas, butin jamais rĂ©cupĂ©rĂ©[324].

Pour le gouvernement, il n’y eut d’autre recours que l’armĂ©e. Hidalgo DurĂĄn fit appel aux officiers les plus sĂ»rs, et dĂ©cida que Franco, sans doute en raison de sa connaissance des Asturies et de son inflexibilitĂ©, resterait Ă  ses cĂŽtĂ©s, avec la mission officieuse de mener la contre-offensive et la rĂ©pression. Hidalgo voulut d’abord envoyer Franco directement dans les Asturies, mais AlcalĂĄ-Zamora lui fit comprendre que la personne au commandement devait ĂȘtre un officier libĂ©ral s’identifiant totalement Ă  la rĂ©publique. Aussi le chef des opĂ©rations sur le terrain allait ĂȘtre le gĂ©nĂ©ral Eduardo LĂłpez de Ochoa, rĂ©publicain sincĂšre et franc-maçon notoire[325] - [326]. Conscient de son incompĂ©tence militaire et subjuguĂ© par Franco, Hidalgo l’installa donc dans son propre bureau comme assesseur technique[325]. Si donc Franco dirigea les opĂ©rations seulement Ă  titre de conseiller direct du ministre de la Guerre, il disposait d’une capacitĂ© d’initiative et de pouvoirs considĂ©rables rendus possibles par sa proximitĂ© avec le ministre. Franco planifia et coordonna les opĂ©rations militaires dans tout le pays et eut mĂȘme l’autorisation d’user de certaines facultĂ©s relevant de la compĂ©tence du ministĂšre de l’IntĂ©rieur[327] - [328] - [329]. Pendant dix jours, assistĂ© par son cousin PacĂłn et par deux officiers de marine de sa confiance, Franco n’allait pas quitter le ministĂšre de la Guerre, dormant la nuit sur le divan du bureau qu’il occupait, tandis que la loi martiale Ă©tait dĂ©crĂ©tĂ©e dans toute l’Espagne[327] - [330] - [329]. Pour lui, l’insurrection faisait partie d’une vaste conspiration rĂ©volutionnaire fomentĂ©e par Moscou[329]. JosĂ© Antonio Primo de Rivera prit contact avec Franco en avril 1931 pour le conjurer sur un ton pathĂ©tique de dĂ©fendre l’unitĂ© de l’Espagne et son indĂ©pendance contre le coup d’État rĂ©volutionnaire. Franco cependant ne tint pas trop compte des alarmes de l’extrĂȘme droite et ne rĂ©pondit pas Ă  la missive de JosĂ© Antonio[331].

Pour vaincre la trĂšs vive rĂ©sistance des mineurs, il fallut le pilonnage d’Oviedo par air et par mer et l’envoi des troupes coloniales[327]. La composante clef des forces de rĂ©pression Ă©tait en effet un corps expĂ©ditionnaire de deux bataillons du Tercio et deux tabores marocains, en plus d’autres unitĂ©s du Protectorat, formant ensemble une troupe de 18 000 soldats, dĂ©pĂȘchĂ©e par bateau Ă  GijĂłn[324]. Le chef de cette troupe, le lieutenant-colonel LĂłpez Bravo, ayant manifestĂ© sa rĂ©pugnance Ă  tirer sur des compatriotes, avait Ă©tĂ© dĂ©barquĂ© Ă  La Corogne, sur ordre de Franco, et remplacĂ© par Juan YagĂŒe, son vieux compagnon d’Afrique, alors en permission[325], dont les troupes s’employĂšrent Ă  expulser d’Oviedo les rĂ©volutionnaires, puis Ă  les rĂ©duire aux secteurs houillers des environs[324]. Cette idĂ©e de transfĂ©rer les unitĂ©s d’élite du Maroc vers les Asturies et de les envoyer contre les insurgĂ©s venait sans doute de Franco[327], cependant un tel transfert n’était pas inĂ©dit, Azaña l'ayant dĂ©jĂ  ordonnĂ© par deux fois dans le passĂ© rĂ©cent. Cette dĂ©cision fut dĂ©terminante, attendu que les unitĂ©s rĂ©guliĂšres de l’armĂ©e espagnole se composaient d’appelĂ©s du contingent, dont beaucoup Ă©taient de gauche, et qu’elles avaient une capacitĂ© de combat limitĂ©e[326]. Tout officier soupçonnĂ© de tiĂ©deur fut remplacĂ©[327], tel que son cousin le commandant Ricardo de la Puente Bahamonde, officier de la force aĂ©rienne, d’idĂ©es libĂ©rales, qui avait la charge d’une petite base aĂ©rienne prĂšs de LeĂłn et avait laissĂ© transparaĂźtre quelque sympathie pour les insurgĂ©s, et que Franco destitua sur-le-champ de son commandement[332] - [324].

Les troupes coloniales défilent dans Gijón aprÚs l'écrasement de la révolution asturienne de 1934.

La rĂ©pression fut impitoyable, et dans le processus de « reconquĂȘte » de la province, les troupes de rĂ©pression, avec l’accord de leurs chefs, se livrĂšrent sans retenue au massacre et au pillage[327]. Sans doute y eut-il de nombreuses exĂ©cutions sommaires, encore qu’on ait pu identifier qu’une seule victime rĂ©elle[324]. Certes, les mineurs du bassin des Asturies avaient pillĂ© et tuĂ© des religieux et des gardes civils, mais les troupes marocaines, selon les termes d’AndrĂ©e Bachoud, « rendront les coups au centuple », avec plus d’un millier de tuĂ©s et un grand nombre de viols ; « avec la pratique qu’il avait de ces troupes, Franco ne pouvait ĂȘtre surpris par ce dĂ©chaĂźnement assassin, et l’avait-il sans doute voulu pour donner une terrible exemplaritĂ© au chĂątiment, sans le moindre Ă©tat d’ñme. C’était pour lui la seule riposte possible au danger couru par la civilisation occidentale. » Comme il le dĂ©clara le , la guerre avait commencĂ© :

« Cette guerre est une guerre de frontiÚres et les frontiÚres sont le socialisme, le communisme et toutes ces formes qui attaquent la civilisation pour la remplacer par la barbarie[333]. »

Franco, requis par Hidalgo de rester dans le ministĂšre pour aider Ă  coordonner la pacification subsĂ©quente, demeura Ă  Madrid jusqu’en . LĂłpez de Ochoa nĂ©gocia, comme le souhaitait AlcalĂĄ Zamora, un cessez-le-feu par lequel les rĂ©volutionnaires, avec Ă  leur tĂȘte notamment Belarmino TomĂĄs, remettaient les armes en Ă©change de la promesse que les troupes de YagĂŒe n’entreraient pas dans le bassin minier[324]. Les engagements pris par LĂłpez Ochoa semblent n’avoir pas Ă©tĂ© parfaitement respectĂ©s par Hidalgo, c’est-Ă -dire par Franco, sous prĂ©texte que les mineurs n’avaient pas eux-mĂȘmes exĂ©cutĂ© toutes les clauses de l’accord[334].

Lisardo Doval en compagnie de Franco.

La rĂ©pression politique Ă  froid qui suivit sera marquĂ©e par la mĂȘme dĂ©mesure, et la responsabilitĂ© du nettoyage appartenait lĂ  encore au gĂ©nĂ©ral Franco ; son homme de main fut le commandant de la Garde civile, Lisardo Doval, ancien condisciple de Franco Ă  l’AcadĂ©mie de TolĂšde, qui avait dĂ©jĂ  sĂ©vi dans les Asturies en 1917, et qui s’activa Ă  rĂ©primer avec un zĂšle sadique, torturant et exĂ©cutant ses prisonniers[335] - [336]. NommĂ© le Ă  la tĂȘte d’une juridiction spĂ©ciale jouissant de l’autonomie administrative, Doval eut sous sa coupe de 15 Ă  20 mille prisonniers politiques, sur lesquels il se livra dans un couvent d’Oviedo Ă  des interrogatoires musclĂ©s assortis de tortures, Ă  telle enseigne que le gouverneur des Asturies demanda et obtint sa destitution fin dĂ©cembre[337]. Bien qu’on ait essayĂ© de minimiser la responsabilitĂ© de Franco dans ces pratiques, les documents d’archives ne laissent aucun doute sur ses intentions ni sur sa pleine adhĂ©sion aux mĂ©thodes de Doval, qu’il fĂ©licita « affectueusement pour l’important service qu’il vient de rendre », ce qui tend Ă  attester que Franco n’a guĂšre changĂ© de convictions ni de mĂ©thodes[335]. En particulier, un tĂ©lĂ©gramme de fĂ©licitations de Franco adressĂ© Ă  Doval datĂ© du a Ă©tĂ© retrouvĂ©[338], qui dĂ©note, selon BartolomĂ© Bennassar, que Franco, « persuadĂ© de combattre dans les Asturies contre la rĂ©volution, sur un front oĂč les ennemis Ă©taient le socialisme, le communisme et la barbarie, dĂ©couvrant aux Asturies l’action du Komintern, Ă©tait prĂȘt Ă  utiliser tous les moyens, sans le moindre scrupule de conscience, ne voulant mĂȘme plus se souvenir des dures conditions de vie des prolĂ©taires asturiens, pourtant connues de lui. IndiffĂ©rent Ă  la mort des autres, il n’est pas Ă  proprement parler cruel, mais Ă  42 ans, il est insensible, et dĂ©jĂ  tendu vers le pouvoir »[339].

L’insurrection et sa rĂ©pression, causant plus de 1 500 morts, ouvrit une fracture dĂ©finitive entre la droite et la gauche[322]. Guy Hermet note que

« les morts tombĂ©s de part et d’autre alimentĂšrent la haine et la rancƓur dans les deux camps. L’affaire des Asturies dessine le tournant central de la Seconde RĂ©publique, en traçant dĂ©jĂ  le clivage qui va sĂ©parer les deux camps antagonistes de la Guerre civile. À partir de ce moment, la classe ouvriĂšre et la gauche n’avaient pas seulement basculĂ© dans une opposition vengeresse Ă  la rĂ©publique conservatrice nĂ©e des Ă©lections de 1933 ; elles avaient Ă©galement cessĂ© de concevoir la dĂ©mocratie comme un rĂ©gime de compromis et d’alternance au pouvoir de courants idĂ©ologiques distincts, et n’acceptaient plus d’autre issue que celle d’un gouvernement rĂ©volutionnaire irrĂ©versible. [
] Sur leur aile gauche, les anarchistes Ă©taient devenus tout disposĂ©s Ă  une collaboration suivie avec les communistes et mĂȘme Ă  l’établissement de certains liens organiques avec eux ; en bref, ils songeaient Ă  promouvoir une version espagnole de la rĂ©volution d'Octobre[340]. »

Pourtant, aucune des organisations politiques impliquĂ©es dans l’insurrection ne fut mise hors la loi, encore que dans certaines provinces les sections socialistes aient dĂ» fermer. Des centaines de dirigeants passĂšrent en jugement sous la loi martiale et plusieurs sentences de mort furent prononcĂ©es, notamment Ă  l’encontre de militaires dĂ©serteurs qui avaient rejoint les rĂ©volutionnaires, mais finalement, seules deux personnes furent exĂ©cutĂ©es, dont l’une s’était rendue coupable de multiples assassinats. Si la CEDA glissa vers une ligne dure, AlcalĂĄ Zamora, conformĂ©ment Ă  son objectif de « recentrer la RĂ©publique », estimait qu’il fallait se rĂ©concilier avec la gauche plutĂŽt que de la rĂ©primer et insista pour que toutes les peines de mort fussent commuĂ©es. Franco, bien qu'horrifiĂ© par la politique d’apaisement du prĂ©sident, campa sur sa ligne ordonnanciste de discipline stricte[341].

Le , pendant les ultimes affrontements dans les Asturies, le gĂ©nĂ©ral Manuel Goded d’une part, qui avait Ă©tĂ© d’abord un fervent libĂ©ral, puis, déçu par le gouvernement du bienio liberal, un opposant Ă  celui-ci, et le gĂ©nĂ©ral JoaquĂ­n Fanjul d’autre part, suggĂ©rĂšrent Ă  Gil-Robles et Ă  Franco que le moment Ă©tait venu pour la droite de s’emparer du pouvoir. Franco refusa catĂ©goriquement, indiquant que si quelqu’un devait Ă©voquer devant lui une intervention militaire, il couperait court Ă  la conversation immĂ©diatement. De mĂȘme, il dĂ©conseilla un autre plan, consistant Ă  tirer Sanjurjo de son exil lisboĂšte pour accomplir en Espagne un pronunciamiento militaire[342].

Lerroux rĂ©compensa Franco pour la part dĂ©cisive qu’il avait prise dans le rĂ©tablissement de l’ordre, en lui attribuant la grand-croix du MĂ©rite militaire et en le nommant le commandant en chef des troupes au Maroc, ce dont Franco fut enchantĂ©. Toute une partie de l’opinion et de la presse de droite considĂ©rait qu’il Ă©tait le sauveur de la patrie, ABC saluant mĂȘme le dĂ©part pour le Maroc du « jeune Caudillo »[335] - [343] - [344] - [345]. Trois mois seulement aprĂšs avoir pris ses fonctions en Afrique, et au lendemain d’une nouvelle crise politique ayant entraĂźnĂ© un nouveau remaniement ministĂ©riel, oĂč Gil-Robles entra dans le gouvernement comme ministre de la Guerre, Franco s’en retourna en Espagne Ă  la suite de sa nomination comme chef d’état-major central de l’armĂ©e de terre, charge du plus haut prestige qu’il remplira jusqu’à la victoire du Front populaire en [346].

Chef d’état-major

Franco, nommĂ© le Ă  la tĂȘte de l’état-major et adhĂ©rant totalement aux objectifs fixĂ©s par le nouveau gouvernement Lerroux, Ɠuvra Ă  mettre en place un verrouillage contre-rĂ©volutionnaire, c’est-Ă -dire Ă  revenir sur les mesures prises antĂ©rieurement par Azaña et Ă  protĂ©ger l’armĂ©e contre les militaires suspects de sympathie envers la rĂ©publique[347] - [344]. Veillant Ă  attribuer les postes de commande Ă  des hommes sĂ»rs, il fit en sorte que ceux qui avaient Ă©tĂ© Ă©cartĂ©s sous le gouvernement d’Azaña retrouvent places et grades : ainsi, le gĂ©nĂ©ral Mola prit le commandement des forces du Maroc, et Varela fut promu gĂ©nĂ©ral[348] - [349]. Toutefois, le conservatisme n’était pas son seul critĂšre, et des hauts gradĂ©s connus pour ĂȘtre des francs-maçons p. ex. purent garder leur poste, voire eurent de l’avancement, moyennant qu’ils aient fait la dĂ©monstration de leur compĂ©tence professionnelle et de leur fiabilitĂ©, ce qui dĂ©note qu’en 1935 la phobie anti-maçonnique de Franco n’était pas absolue. La force aĂ©rienne, qu’Azaña avait placĂ©e directement sous l’autoritĂ© du prĂ©sident de la rĂ©publique, fut rĂ©intĂ©grĂ©e dans l’armĂ©e, et nombre d’autres changements furent dĂ©cidĂ©s dans divers domaines[350].

Franco crĂ©a au sein de l’état-major une section de contre-espionnage chargĂ© de surveiller les mouvements rĂ©volutionnaires et, en particulier, la subversion au sein des forces armĂ©es, partant du constat que 25 % des nouvelles recrues Ă©taient des militants d’organisations de gauche. En 1934-1935 fut fondĂ©e, sur une idĂ©e de hauts gradĂ©s parmi les plus conservateurs, une association semi-secrĂšte d’officiers appelĂ©e Union militaire espagnole (UME), sorte de variante conservatrice des anciennes juntas militares, destinĂ©e Ă  sauvegarder les intĂ©rĂȘts professionnels des officiers et Ă  rehausser leur autoritĂ©[351]. TrĂšs hostile Ă  la rĂ©publique, l’UME augmentait rĂ©guliĂšrement ses effectifs, et les officiers trublions qui l’avaient fondĂ©e se virent rejoints par des gĂ©nĂ©raux de grand renom : Sanjurjo, Fanjul, Mola, Barrera par exemple. Franco lui-mĂȘme, sans en ĂȘtre membre dĂ©clarĂ©, entretenait des relations avec cette association par le truchement de l’un des officiers de son Ă©quipe, le colonel ValentĂ­n Galarza Morante[318] - [351].

La collaboration entre Franco et Gil-Robles fut abruptement interrompue Ă  la mi-, lorsque, Ă  la suite de l’affaire Straperlo, qui avait portĂ© au grand jour la corruption du gouvernement minoritaire Lerroux, celui-ci fut renversĂ© au parlement et qu’AlcalĂĄ-Zamora eut exigĂ© sa dĂ©mission. Pendant la crise de pouvoir qui s’ensuivit, Fanjul, qui souhaitait voir l’armĂ©e intervenir, consulta Franco et d’autres officiers de haut rang. La rĂ©ponse du chef d’état-major fut catĂ©gorique : les militaires Ă©taient politiquement divisĂ©s et commettraient une grave erreur s’ils dĂ©cidaient d’intervenir ; il n’y avait pas de danger imminent de rĂ©volution subversive ; une crise ordinaire comme celle en cours ne nĂ©cessitait pas d’intervention militaire, qui ne se justifierait que s’il y avait une crise d’ampleur nationale menaçant de dĂ©boucher sur un dĂ©litement total ou un coup d’État imminent par des rĂ©volutionnaires[352]. Selon certains auteurs cependant, Franco aurait Ă©tĂ© acquis Ă  l’idĂ©e d’un pronunciamiento dĂšs lors qu’il aurait eu la certitude de rĂ©ussir[353].

Élections gĂ©nĂ©rales de 1936

Une partie de la droite, notamment la CEDA et certaines factions au sein de l’armĂ©e, se mirent Ă  conspirer dans le but d’empĂȘcher la nouvelle consultation Ă©lectorale ou d’en annuler les effets par un coup d’État. Des Ă©missaires de Calvo Sotelo, des gĂ©nĂ©raux acquis Ă  l’idĂ©e d’un soulĂšvement, des monarchistes, et y compris JosĂ© Antonio Primo de Rivera, pressĂšrent Franco, dont l’adhĂ©sion apparaissait indispensable, de rallier ce putsch et de concourir Ă  sa prĂ©paration. Mais ils se heurtĂšrent sinon Ă  un refus, du moins Ă  une rĂ©ponse ambiguĂ« ; Franco, peu enclin par tempĂ©rament Ă  se dĂ©cider sans avoir la certitude de l’emporter, considĂ©rait le moment mal choisi et craignait que l’échec ne soit probable et ses consĂ©quences trĂšs graves pour l’avenir de l’Espagne[354] - [355].

Carte montrant le rĂ©sultat des Ă©lections de par circonscription : celles oĂč la gauche l’emporta sont figurĂ©es en rouge, celles oĂč l’emporta la droite en bleu, et celles oĂč le centre arriva en tĂȘte en vert.

En , les rumeurs insistantes sur la prĂ©paration d’un putsch militaire et sur la supposĂ©e participation de Franco Ă  celui-ci vinrent Ă  la connaissance du prĂ©sident du Conseil provisoire Manuel Portela, qui envoya Vicente Santiago Hodsson demander un entretien avec Franco ; celui-ci, Ă  ce moment toujours chef d’état-major, se montra une nouvelle fois Ă©vasif, lui dĂ©clarant qu’il ne conspirerait pas tant que n’existerait pas un « danger communiste en Espagne »[356].

Les Ă©lections du 16 fĂ©vrier 1936 furent remportĂ©es par le Front populaire. DĂ©daignant les partis centristes, les Ă©lecteurs s’étaient polarisĂ©s entre les deux coalitions ennemies de droite et de gauche ; selon Guy Hermet, « les Espagnols n’avaient pas le souci primordial de la prĂ©servation des institutions rĂ©publicaines, et Ă©taient plus prĂ©occupĂ©s de solder les rancƓurs accumulĂ©es depuis 1931 »[357]. Franco aussi bien que Gil-Robles travaillĂšrent alors inlassablement, de maniĂšre coordonnĂ©e, Ă  faire rĂ©voquer la dĂ©cision des urnes. Le , Ă  trois heures et quart du matin, aussitĂŽt les rĂ©sultats connus, Gil-Robles se rendit au ministĂšre de l’IntĂ©rieur et, s’entretenant avec Portela, tenta de le convaincre de suspendre les garanties constitutionnelles et de dĂ©crĂ©ter la loi martiale. Il y parvint si bien que Portela consentit Ă  proclamer l’état d’alerte et tĂ©lĂ©phona Ă  AlcalĂĄ Zamora pour solliciter l’autorisation d’imposer la loi martiale[358]. ParallĂšlement, Franco, cette mĂȘme nuit, appela au tĂ©lĂ©phone le gĂ©nĂ©ral Pozas, inspecteur gĂ©nĂ©ral de la Garde civile, pour tenter de faire proclamer l’état de guerre afin de contenir des dĂ©sordres prĂ©visibles, mais son interlocuteur se montra opposĂ© Ă  l’initiative. Ensuite, il fit pression sur le ministre de la Guerre, le gĂ©nĂ©ral Molero, puis sur Portela pour faire proclamer la loi martiale et obliger Pozas Ă  dĂ©ployer la Garde civile dans la rue[354].

Le lendemain, le gouvernement, rĂ©uni pour dĂ©battre de la proclamation de la loi martiale, proclama l’état d’alerte pendant huit jours et habilita Portela Ă  dĂ©crĂ©ter la loi martiale quand il le jugerait opportun. Franco, mettant Ă  profit la connaissance qu’il avait, en qualitĂ© de chef d’état-major, des pouvoirs accordĂ©s Ă  Portela, envoya des ordres aux diffĂ©rentes rĂ©gions militaires. Saragosse, Valence, Alicante et Oviedo proclamĂšrent l’état de guerre, tandis que d’autres capitaineries se montraient indĂ©cises. C’est principalement parce que la Garde civile refusa de s’associer au coup de force que celui-ci avorta. Devant l’échec, lorsque Franco vit enfin le chef de gouvernement dans la soirĂ©e, il joua habilement sur les deux plans. Dans les termes les plus courtois, Franco dit Ă  Portela que, face au pĂ©ril que constituait un possible gouvernement de Front populaire, il lui offrait son appui et celui de l’armĂ©e s’il se rĂ©solvait Ă  rester au pouvoir[359]. Il ne voulait agir contre la lĂ©galitĂ© rĂ©publicaine qu’en dernier recours. Quelques semaines aprĂšs la victoire du Front populaire, il adressa Ă  Gil-Robles une lettre oĂč il martela une nouvelle fois sa dĂ©termination ainsi que son refus de s’associer Ă  un coup de force illĂ©gal[354].

Front populaire

Au lendemain des Ă©lections, Manuel Azaña fut nommĂ© prĂ©sident du Conseil. Si Azaña connaissait l’existence du complot, s’il Ă©tait bien au courant de l’atmosphĂšre de conspiration qui existait dans la droite et dans quelques fractions de l’armĂ©e, il n’en savait ni les dĂ©tails, ni exactement qui Ă©taient les conspirateurs, et n’attachait du reste pas grande importance Ă  cette effervescence putschiste et tendait Ă  la minimiser. Parmi les rares dispositions qu’il prit pour y faire face, l’une consista Ă  procĂ©der, dĂšs son troisiĂšme jour au pouvoir, Ă  d’importants changements dans la hiĂ©rarchie militaire afin d’éloigner des centres du pouvoir les officiers supĂ©rieurs conservateurs et ceux des gĂ©nĂ©raux qu’il considĂ©rait les plus enclins au pronunciamiento : le gĂ©nĂ©ral Mola, sur qui Azaña cependant croyait pouvoir encore compter, fut destituĂ© du commandement de l’armĂ©e d’Afrique et expĂ©diĂ© Ă  Pampelune, en Navarre, province Ă©cartĂ©e ; le gĂ©nĂ©ral Goded fut mutĂ© dans les Ăźles BalĂ©ares ; et Franco, quelques jours aprĂšs les Ă©lections, le , fut suspendu de ses fonctions de chef d’état-major et nommĂ© en Ă©change commandant gĂ©nĂ©ral dans les Îles Canaries[360] - [361] - [362].

Franco, trĂšs dĂ©pitĂ© par cette mutation, qu’il interprĂ©ta comme un bannissement[363], eut un entretien avec Azaña et lui exposa qu’une fonction adĂ©quate Ă  Madrid lui permettrait de mieux servir le gouvernement en l’aidant Ă  prĂ©server la stabilitĂ© de l’armĂ©e, voire Ă  Ă©viter des conspirations militaires. Franco devait maintenir cette attitude pendant encore un certain temps, en accord avec ses principes professionnels[364]. Il songea un moment Ă  solliciter sa mise en disponibilitĂ©, en attendant que la situation se clarifie, et Ă  voyager Ă  l’étranger pendant une saison, pour Ă©chapper aux menaces des rĂ©volutionnaires qui exigeaient son incarcĂ©ration. Mais il finit par conclure que, d’une maniĂšre ou d’une autre, le service actif lui permettrait de se rendre plus utile[365].

Les Ă©lections avaient Ă©tĂ© invalidĂ©es dans les provinces de Grenade et de Cuenca. Comme il fallait refaire les Ă©lections dans ces deux circonscriptions, une coalition de droite envisageait de participer au scrutin partiel prĂ©vu pour le . Franco, pressĂ© par son beau-frĂšre, soit attirĂ© par l’action politique soit voulant acquĂ©rir l’immunitĂ© parlementaire, ou encore cherchant Ă  se rapprocher de Madrid, demanda au prĂ©sident de la CEDA de figurer sur la liste de la coalition conservatrice, Ă  titre d’« indĂ©pendant ». Avec l’accord de Gil-Robles et celui de la direction de la CEDA, celle-ci proposa Ă  Franco sur les listes de Cuenca une place qui devait lui garantir de sortir Ă©lu. JosĂ© Antonio Primo de Rivera, figurant sur cette mĂȘme liste, fit opposition, car il considĂ©rait Franco comme insidieux, calculateur et peu fiable. Serrano Suñer fit le voyage aux Canaries, chargĂ©, supposĂ©ment, de convaincre Franco de se retirer ; le rĂ©sultat de ce dĂ©placement fut que Franco rĂ©tracta sa candidature[366] - [367]. Franco et JosĂ© Antonio n’avaient jamais Ă©tĂ© en trĂšs bons rapports, en particulier depuis que Franco avait fait capoter un projet putschiste imaginĂ© par le dirigeant phalangiste, en [368], et le refus de Primo de Rivera de partager avec Franco la mĂȘme liste Ă  Cuenca sera la cause chez ce dernier d’un ressentiment envers le jeune politicien[369]. La fracture Ă©tait consommĂ©e entre la droite traditionnelle, Ă  laquelle Franco se sentait appartenir, et le nĂ©ofascisme que la Phalange voulait instaurer en Espagne[370].

Conspiration

Dans les rumeurs de coup d’État, qui avaient Ă©tĂ© incessantes dĂšs les dĂ©buts de la RĂ©publique, le nom de Franco Ă©tait revenu frĂ©quemment, nonobstant le soin qu’il mettait Ă  Ă©viter de verser dans la politique[371]. De fait, Franco avait Ă©tĂ© sollicitĂ© Ă  participer Ă  ces conspirations, mais se montrait toujours vellĂ©itaire et ambigu[372]. Les conjurĂ©s, qui avaient besoin de la participation de Franco, car celle-ci reprĂ©sentait l’assurance de l’intervention des troupes marocaines, Ă©lĂ©ment dĂ©cisif, et de l’adhĂ©sion de nombreux officiers, s’exaspĂ©raient des hĂ©sitations et rĂ©ticences de Franco, en particulier Sanjurjo, qui traita Franco de « coucou »[373]. En , l’indĂ©cision, les atermoiements et minauderies de Franco faisaient tellement enrager Emilio Mola et le groupe de conspirateurs de Pampelune qu’ils l’appelĂšrent en privĂ© « miss Islas Canarias 1936 »[374] - [375].

AprĂšs la victoire du Front populaire, ces menĂ©es conspiratrices, en se coagulant, commencĂšrent Ă  prendre corps et Ă  gagner en vigueur. Dans les premiers jours, le meneur en fut le gĂ©nĂ©ral Manuel Goded, rĂ©cemment mutĂ© aux BalĂ©ares. Son ancien poste Ă  Madrid Ă©tait occupĂ© par le gĂ©nĂ©ral Ángel RodrĂ­guez del Barrio, qui rĂ©unissait pĂ©riodiquement Ă  Madrid un petit groupe de hauts gradĂ©s militaires, dont quelques-uns dĂ©jĂ  Ă  la retraite[376]. À cinq mois du putsch, aucun projet ne semble encore vraiment au point. Les efforts pour faire proclamer la loi martiale et annuler les Ă©lections ayant Ă©chouĂ©, les conspirateurs multipliaient les rĂ©unions oĂč Franco, informĂ© en permanence, Ă©tait Ă  chaque fois invitĂ©[360]. Le , un jour avant de partir pour Tenerife, Franco assista Ă  une rĂ©union avec des gĂ©nĂ©raux conservateurs dans le logis du courtier en bourse JosĂ© Delgado, dirigeant de la CEDA et ami de Gil-Robles. S’y trouvaient rassemblĂ©s entre autres les gĂ©nĂ©raux Mola, Fanjul, Varela et Orgaz, ainsi que le colonel ValentĂ­n Galarza, chef de l’Union militaire espagnole[377]. Toutes les personnes prĂ©sentes s’entendirent pour former un comitĂ© ayant pour objectif de diriger l’« organisation et la prĂ©paration d’un mouvement militaire qui Ă©vite la ruine et le dĂ©membrement de la patrie » et qui « s’enclencherait seulement au cas oĂč les circonstances le rendraient absolument nĂ©cessaire ». Le mouvement ne devait avoir aucune Ă©tiquette politique dĂ©terminĂ©e ; rien n’était fixĂ© d’avance quant Ă  la restauration ou non de la monarchie ni quant Ă  l’adoption des positions des partis de droite ; la nature du rĂ©gime Ă  Ă©tablir serait dĂ©cidĂ©e en temps voulu. Il fut arrĂȘtĂ© que le coup d’État serait dirigĂ© par Sanjurjo, chef rebelle le plus ancien, Ă  dĂ©faut d’ĂȘtre le plus apte Ă  diriger une insurrection militaire[376]. Franco, sans prendre aucun engagement ferme, s’était bornĂ© Ă  indiquer que tout pronunciamiento devrait ĂȘtre exempt de toute Ă©tiquette dĂ©terminĂ©e[377]. À ce moment-lĂ  encore, il continuait Ă  estimer qu’il Ă©tait trop tĂŽt pour entreprendre avec quelque chance de rĂ©ussite une action contre le gouvernement, mais ne refusait pas le principe de sa participation en cas de nĂ©cessitĂ© absolue[360].

Franco et un parterre d'officiers Ă  Santa Cruz de Tenerife en 1936.

La famille Franco arriva aux Canaries le , puis s’embarqua pour Tenerife, oĂč un accueil peu aimable attendait Franco : les syndicats de gauche avaient dĂ©crĂ©tĂ© un jour de grĂšve gĂ©nĂ©rale pour protester contre sa venue dans l’üle et une manifestation l’accueillit par des quolibets. Un corps de garde fut mis sur pied, qui, confiĂ© au cousin PacĂłn, escortait Franco et sa famille dans presque tous leurs dĂ©placements[360] - [378]. Il apparaĂźt certain que Franco Ă©tait surveillĂ©, son tĂ©lĂ©phone mis sur table d’écoute et son courrier interceptĂ©, raison pour laquelle des messagers constituaient la seule maniĂšre pour lui de communiquer avec ses collĂšgues de la mĂ©tropole[379]. Franco gardait le contact avec Mola et Ă©tait mis au courant des progrĂšs de la conspiration par des communications secrĂštes[380].

En mĂ©tropole, les prĂ©paratifs du soulĂšvement suivaient leur cours sans lui. Les inimitiĂ©s personnelles prĂ©dominaient et paralysaient la concertation. Par exemple, Franco n’aimait pas le vieux gĂ©nĂ©ral Cabanellas, pressenti comme chef de la conspiration, car il Ă©tait franc-maçon[360]. Franco ne fut ni l’inspirateur, ni l’organisateur du complot, ce rĂŽle ayant Ă©tĂ© tenu par Mola, surnommĂ© pour cela « le Directeur »[381]. L’attitude circonspecte de Franco ne laissait de tarauder les officiers les plus engagĂ©s et les principaux conspirateurs se lassaient dĂ©jĂ  de ce qu’ils appelaient sa « coquetterie ». Pourtant, Mola et d’autres conspirateurs n’envisagĂšrent Ă  aucun moment de se passer de Franco, rĂ©putĂ© indispensable au succĂšs du pronunciamiento, en raison du prestige dont il jouissait auprĂšs de la droite espagnole et dans l’armĂ©e[360] - [380]. Contrairement Ă  ce qu’il affirmera plus tard, Franco ne faisait donc pas partie de la conspiration dĂšs mars, refusant pendant de longues semaines encore Ă  s’engager, proclamant que le moment n’était pas encore venu pour mener une action draconienne et irrĂ©vocable et que la situation pouvait encore se rĂ©soudre en Espagne[380]. En outre, il ne se faisait pas d’illusion sur l’issue d’une rĂ©bellion armĂ©e, qu’il voyait comme une entreprise dĂ©sespĂ©rĂ©e avec une forte probabilitĂ© d’échec[380] ; jamais il n’avait imaginĂ© que le mouvement obtiendrait un succĂšs facile, et il Ă©tait persuadĂ© que l’affaire serait longue[373]. Ce n’étaient donc pas en premier lieu les scrupules qui tourmentaient Franco ; il jugeait seulement l’entreprise trop hasardeuse[382].

En avril, devant la vague de violences, de dĂ©sordres et de violations gĂ©nĂ©ralisĂ©es de la loi, une poignĂ©e de dĂ©cideurs militaires, pour la plupart Ă  la retraite, se rĂ©unirent Ă  Madrid. Donnant Ă  leur groupe le nom de « junta de generales » (comitĂ© de gĂ©nĂ©raux), ils en confiĂšrent la direction Ă  Mola. Celui-ci, Ă  l’instar d’autres officiers, Ă©tait obsĂ©dĂ© par le pĂ©ril communiste, terme utilisĂ© habituellement pour dĂ©signer la gauche rĂ©volutionnaire. Fin mai, Sanjurjo accepta d’assumer le rĂŽle dirigeant, jusque-lĂ  confiĂ© Ă  Mola, en vue de l’organisation du soulĂšvement Ă  venir. La rĂ©volte serait dĂ©clenchĂ©e au nom de la rĂ©publique, viserait Ă  restaurer la loi et l’ordre, et son unique mot d’ordre serait « Vive l’Espagne ! ». AprĂšs mise sous tutelle de la gauche, le pays serait dans un premier temps gouvernĂ© par un directoire militaire, qui organiserait auprĂšs d’un Ă©lectorat prĂ©alablement expurgĂ© un plĂ©biscite sur le mode de gouvernement — rĂ©publique ou monarchie. La lĂ©gislation d’avant serait respectĂ©e, la propriĂ©tĂ© privĂ©e prĂ©servĂ©e, et l’Église et l’État resteraient sĂ©parĂ©s[383]. Franco pour sa part, quoique monarchiste de formation et de tradition, se souciait assez peu du statut juridique de l’État, et eĂ»t Ă©tĂ© disposĂ© Ă  servir une rĂ©publique conservatrice et bourgeoise, dĂšs lors qu’elle garantirait le maintien de l’ordre public, la hiĂ©rarchie sociale, le rĂŽle de l’Église et la place de l’armĂ©e dans la nation. Pour l’heure, Franco restait sur la rĂ©serve et Ă©ludait les propositions des conspirateurs ou les Ă©cartait fermement, au motif que le projet Ă©tait prĂ©maturĂ©, mal prĂ©parĂ©, que les esprits n’étaient pas mĂ»rs etc.[366]

Dans un communiquĂ© du , Mola prĂ©cisa les stratĂ©gies pour l’insurrection dans les diffĂ©rentes rĂ©gions militaires. À ce moment-lĂ  encore, Franco se montra indĂ©cis. Le , un Ă©missaire des conspirateurs arriva aux Canaries pour s’assurer de sa participation et pour l’inciter Ă  renoncer Ă  « tant de prudence ». Le colonel YagĂŒe dit Ă  Serrano Suñer que « la mesquine circonspection de Franco et son refus de courir des risques » le dĂ©sespĂ©rait[384]. Devant l’enthousiasme du gĂ©nĂ©ral Orgaz, Franco lui fit remarquer : « Tu te trompes vraiment, cela va ĂȘtre Ă©normĂ©ment difficile et trĂšs sanglant. Nous ne pouvons pas compter sur toute l’armĂ©e, l’intervention de la Garde civile est considĂ©rĂ©e comme douteuse et beaucoup d’officiers se mettront du cĂŽtĂ© de l’autoritĂ© constitutionnelle, quelques-uns parce que c’est plus commode, d’autres, en raison de leurs convictions. Il ne faut pas oublier que le soldat qui se rebelle contre l’autoritĂ© constitutionnelle ne peut plus jamais se dĂ©dire ni se rendre, car il sera fusillĂ© sans autre forme de procĂšs »[385]. L’hypothĂšse de Franco concernant la loyautĂ© de l’armĂ©e vis-Ă -vis de la RĂ©publique Ă  ce moment-lĂ  a pu ĂȘtre confirmĂ©e par des calculs faits par Mola Ă  la mĂȘme date, selon lesquels pas plus de 12 % des officiers de l’armĂ©e de terre auraient eu l’intention de se joindre au soulĂšvement[386].

Les plans de Mola se compliquaient de plus en plus et l’insurrection ne se concevait dĂ©jĂ  plus comme un coup d’État, mais comme une insurrection militaire suivie d’une guerre civile minimale, d’une durĂ©e de quelques semaines, avec mise Ă  contribution de quelques colonnes de troupes rebelles envoyĂ©es depuis les provinces et convergeant sur la capitale. En juin, Mola Ă©tait arrivĂ© Ă  la conclusion que les garnisons de la PĂ©ninsule ne pouvaient pas Ă  elles seules exĂ©cuter toute l’opĂ©ration et que l’insurrection ne pouvait rĂ©ussir qu’à condition de transfĂ©rer du Maroc la majeure partie des unitĂ©s d’élite, ce que Franco lui-mĂȘme avait toujours considĂ©rĂ© indispensable[386]. Franco se vit offrir le commandement de ces forces, et fin juin, paraissait vouloir participer. Pour le transporter rapidement des Canaries vers le Maroc espagnol, on conçut alors le plan de louer un avion privĂ©[387].

Au cours de ces mĂȘmes mois, la situation sociale n’avait cessĂ© de s’aggraver. Il y eut une flambĂ©e du chĂŽmage et les difficultĂ©s Ă  mettre en Ɠuvre les rĂ©formes du nouveau gouvernement frustraient les attentes qu’avait fait naĂźtre la victoire du Front populaire. Les affrontements de rue se multipliaient et le gouvernement se rĂ©vĂ©la incapable de maintenir l’ordre public. La Phalange pour sa part s’appliquait Ă  crĂ©er un climat de terreur. Phalangistes et anarchistes pratiquaient l’« action directe », et une fureur assassine, Ă  laquelle l’époque ajoutait Ă  prĂ©sent une dimension suicidaire, s’emparait des anarchistes et des paysans pauvres[388] - [389], pendant que socialistes et communistes, dĂ©liĂ©s de la responsabilitĂ© gouvernementale, pratiquaient une surenchĂšre dĂ©magogique[390]. La situation Ă©tait marquĂ©e par de multiples violations de la loi, attaques de la propriĂ©tĂ© privĂ©e, violences politiques, vagues de grĂšve massives, dont beaucoup Ă©taient violentes et destructrices, occupations illĂ©gales Ă  grande Ă©chelle de terres dans le sud, vagues d’incendies volontaires, nombreuses destructions de la propriĂ©tĂ© privĂ©e, fermetures arbitraires d’écoles catholiques, mises Ă  sac d’églises et de biens ecclĂ©siastiques dans certaines zones, par la gĂ©nĂ©ralisation de la censure, par des milliers d’arrestations arbitraires, par l’impunitĂ© pour les actions criminelles du Front populaire, par la manipulation et politisation de la justice, par la dissolution arbitraire des organisations de droite, par la coercition et les menaces lors des Ă©lections Ă  Cuenca et Grenade, par une recrudescence notable de la violence politique, se soldant par un bilan de plus de 300 morts. En outre, le gouvernement dĂ©crĂ©ta, en l’absence d’élections, la prise de contrĂŽle de nombre de gouvernements locaux ou de province dans une bonne partie du pays. Il rĂ©gnait un climat prĂ©rĂ©volutionnaire d’anarchie, de non droit et de violence croissante[391]. La haine et la peur de l’adversaire prirent possession des esprits tant Ă  gauche qu’à droite. L’inaction du gouvernement face Ă  la violence et le catastrophisme de la presse et des dirigeants de droite alimentaient la panique des classes moyennes et supĂ©rieures devant la menace communiste[392]. En rĂ©alitĂ©, la rĂ©publique Ă©tait morte dĂšs , la gauche ayant montrĂ© alors son mĂ©pris pour la lĂ©galitĂ© constitutionnelle, et la droite sa soif d’une rĂ©pression impitoyable[393]. DĂšs avant les Ă©lections de , ces partis avaient proclamĂ© qu’ils ne se conformeraient pas au verdict des urnes s’il leur Ă©tait dĂ©favorable[394].

De crainte de transformer sans nĂ©cessitĂ© l’armĂ©e en ennemi, le gouvernement suspendit provisoirement les purges dans le haut commandement, se rappelant que dans les quatre annĂ©es prĂ©cĂ©dentes s’étaient produites quatre insurrections rĂ©volutionnaires et que, si un nouveau soulĂšvement devait survenir, seule l’armĂ©e serait Ă  mĂȘme de le neutraliser. D’autre part, ne doutant pas que toutes les rĂ©formes dĂ©cisives avaient Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es dans les forces armĂ©es, le gouvernement crut pouvoir dĂ©sormais considĂ©rer l’armĂ©e comme un tigre de papier, incapable de jouer un rĂŽle politique d’envergure, et s’imaginait ĂȘtre Ă  l’abri d’une rĂ©bellion militaire[387]. Les rumeurs de la conspiration durent parvenir aux oreilles du gouvernement, mais celui-ci, comme en ce qui concernait la violence, tendait constamment Ă  minimiser les dangers menaçant la rĂ©publique et s’abstenait de faire preuve enfin de la fermetĂ© nĂ©cessaire[395]. S’y ajoutait que certains secteurs de la gauche, y compris la faction modĂ©rĂ©e d’Indalecio Prieto, affirmaient depuis des mois la nĂ©cessitĂ© d’une guerre civile, et depuis quelques semaines, le mouvement socialiste de Largo Caballero tentait de prĂ©cipiter une rĂ©bellion militaire[396]. Socialistes et anarchistes croyaient qu’une victoire dĂ©cisive n’était possible aux travailleurs que par le moyen d’une insurrection armĂ©e, qui ne pourrait se concrĂ©tiser que sous la forme d’une rĂ©sistance Ă  une contre-rĂ©volution militaire[397] ; tous Ă©taient convaincus qu’ils rĂ©ussiraient Ă  Ă©craser une telle contre-rĂ©volution par une grĂšve gĂ©nĂ©rale, laquelle, dans la foulĂ©e, les porterait au pouvoir[396]. Le gouvernement de Casares Quiroga s’attendait Ă  une rĂ©volte militaire Ă  tout moment depuis le , voire l’appelait de ses vƓux, persuadĂ© qu’il Ă©chouerait comme la sanjurjade de 1932, et montrait donc peu de zĂšle Ă  la prĂ©venir, car il escomptait que cela lui permettrait de « nettoyer » l’armĂ©e et de renforcer ainsi la position du gouvernement[396]. Azaña Ă©crira que le soulĂšvement militaire Ă©tait une « conjoncture favorable » que l’on pouvait « mettre Ă  profit pour trancher les nƓuds que les procĂ©dures normales du temps de paix n’avaient pas permis de dĂ©nouer et pour rĂ©soudre radicalement certaines questions que la rĂ©publique gardait en suspens »[398].

Franco, feignant la correction vis-Ă -vis du gouvernement, eut l’obligeance de mettre Azaña en garde contre le malaise et le mĂ©contentement au sein de l’armĂ©e[399]. Il envoya le en ce sens une lettre Ă  Casares Quiroga, y affirmant que les officiers et sous-officiers n’étaient pas hostiles Ă  la RĂ©publique, et s’offrant Ă  remĂ©dier Ă  cette situation[381] ; il y pressait le gouvernement de se laisser conseiller par des gĂ©nĂ©raux qui, « exempts de passions politiques », se souciaient des inquiĂ©tudes et prĂ©occupations de leurs subordonnĂ©s face aux graves problĂšmes de la Patrie[400]. Cette lettre, trĂšs diversement interprĂ©tĂ©e, que Casares Quiroga du reste laissa sans rĂ©ponse, Ă©tait selon Paul Preston « un chef-d’Ɠuvre d’ambiguĂŻtĂ©. Il y Ă©tait insinuĂ© clairement que si Casares cĂ©dait le commandement Ă  Franco, il pourrait dĂ©jouer les conspirations. Dans cette phase, Franco aurait assurĂ©ment prĂ©fĂ©rĂ© ce qu’il considĂ©rait, lui, comme rĂ©tablir l’ordre, avec l’approbation lĂ©gale du gouvernement, au lieu de tout risquer dans un coup d’État »[401].

Fin , les prĂ©paratifs du pronunciamiento Ă©taient presque terminĂ©s, et il restait seulement Ă  conclure un accord avec les carlistes et Ă  s’assurer de la participation de Franco. YagĂŒe et Francisco Herrera, ami personnel de Gil-Robles, furent missionnĂ©s de convaincre Franco de venir les rejoindre, et probablement Franco avait-il, vers la fin juin, donnĂ© quelques gages, car le , Herrera arriva Ă  Pampelune afin d’obtenir l’aval de Mola au projet de louer un avion pour transporter Franco des Canaries vers le Maroc. L’engagement de Franco n’impliquait pour lui Ă  ce moment-lĂ  qu’un rĂŽle de second plan parmi les conspirateurs : aprĂšs le soulĂšvement, Sanjurjo deviendrait chef de l’État, Mola occuperait une haute fonction politique, de mĂȘme que les civils Calvo Sotelo et Primo de Rivera, Fanjul serait capitaine gĂ©nĂ©ral de Madrid, et Goded de Barcelone ; Ă  Franco, on rĂ©servait la charge de Haut Commissaire du Maroc[402].

Le , Mola donna son agrĂ©ment au plan de location d’un avion, pour lequel le financier Juan March, installĂ© Ă  Biarritz, Ă©mit un chĂšque en blanc le . L’avion, un Dragon Rapide, fut pris en location Ă  Londres et dĂ©colla le , pilotĂ© par le Britannique William Henry Bebb, qui dĂšs le se tint prĂȘt Ă  Casablanca, attendant le jour du pronunciamiento. Mais Franco, toujours dubitatif, envoya le lendemain Ă  Mola un communiquĂ© chiffrĂ© faisant Ă©tat d’une « gĂ©ographie peu Ă©tendue » — ce qui signifiait en clair qu’il ne s’engageait pas dans le projet —, par lequel donc il faisait part de son dĂ©sistement, au motif que le moment du pronunciamiento, qui ne pouvait s’appuyer sur un nombre de soutiens suffisant[403], n’était pas venu encore et qu’il n’y Ă©tait pas prĂȘt. Ce message, que l’on fit suivre Ă  Madrid, parvint Ă  Mola le 13 tard dans la soirĂ©e et provoqua, outre la colĂšre de Mola, aussi une grande consternation, car des messages avaient dĂ©jĂ  Ă©tĂ© envoyĂ©s aux militaires du Maroc leur enjoignant de commencer la rĂ©bellion le 18. En rĂ©action, Mola modifia certaines instructions, et ordonna que, dĂšs l’insurrection dĂ©clenchĂ©e, le gĂ©nĂ©ral Sanjurjo s’envole du Portugal vers le Maroc pour y prendre le commandement des forces du Protectorat[391] - [403].

Cadavre de José Calvo Sotelo, .

Dans la nuit du 12 au , JosĂ© Calvo Sotelo, pour certains historiens le cerveau civil de la conspiration, fut assassinĂ© Ă  Madrid par des membres de la Garde d'assaut (fidĂšle Ă  la rĂ©publique). Quelques heures auparavant, leur commandant, le lieutenant Castillo, qui avait griĂšvement blessĂ© un militant de droite, avait Ă©tĂ© tuĂ© par balles Ă  Madrid. AussitĂŽt, des gardes d’assaut se rendirent au ministĂšre de l’IntĂ©rieur exigeant l’autorisation de mettre en dĂ©tention une sĂ©rie de dirigeants conservateurs, dont Gil-Robles et Calvo Sotelo, alors que ceux-ci, en leur qualitĂ© de dĂ©putĂ©s, jouissaient de l’immunitĂ© parlementaire. Ce nonobstant, le ministre de l’IntĂ©rieur leur donna, en violation de la loi, un mandat d’arrĂȘt en bonne et due forme. Gil-Robles se trouvait alors ĂȘtre absent de Madrid, mais Calvo Sotelo fut apprĂ©hendĂ© illĂ©galement par un escadron hĂ©tĂ©roclite de gardes d’assaut, de policiers hors service et de divers activistes socialistes et communistes, puis assassinĂ© en reprĂ©sailles de l’assassinat de Castillo, et abandonnĂ© Ă  l’entrĂ©e du cimetiĂšre de l’Est[404] - [373] - [405].

Cartographie du putsch dessinée par Emilio Mola.

Le gouvernement s’abstint toutefois de prendre les mesures qui s’imposaient, et les auteurs du meurtre soit plongĂšrent dans la semi-clandestinitĂ©, soit se pavanaient avec arrogance. La seule rĂ©action du gouvernement fut d’arrĂȘter deux cents militants de droite, sans rien entreprendre pour protĂ©ger les modĂ©rĂ©s et les conservateurs[396]. La nouvelle de cet assassinat provoqua l’indignation gĂ©nĂ©rale, et des fractions de la droite, se montrant particuliĂšrement actives, appelĂšrent Ă  la rĂ©bellion militaire comme unique moyen de rĂ©tablir l’ordre. De nombreux indĂ©cis se joignirent alors Ă  la conspiration, et dans l’aprĂšs-midi, Indalecio Prieto rendit visite Ă  Casares Quiroga pour lui demander au nom des socialistes et des communistes de distribuer des armes aux travailleurs face Ă  la menace de pronunciamiento, ce que Casares refusa[406].

Le , Mola reçut un nouveau message de Franco lui communiquant sa dĂ©cision de se joindre Ă  la conspiration. L’historien Alberto Reig Tapia note : « Il est Ă©vident que le , le gĂ©nĂ©ral Franco ne se distingua pas par son esprit rebelle ou par sa rĂ©solution, circonstance que ses hagiographes se sont mis en devoir de passer dĂ»ment sous silence. [
] Si Franco se souleva, ce n’était pas parce que la situation Ă©tait devenue insupportable, mais parce qu’il comprit qu’il n’y avait plus d’alternative »[406]. En 1960, Franco affirma dans un discours que sans cet assassinat, qui dĂ©cida beaucoup d’hĂ©sitants, le soulĂšvement n’aurait jamais reçu l’appui nĂ©cessaire des militaires[396]. En particulier, la capacitĂ© des tueurs politiques Ă  agir sous le couvert de l’État dissipa les scrupules des derniers indĂ©cis[404]. La situation limite, toujours Ă©voquĂ©e par Franco comme seul Ă©lĂ©ment pouvant justifier une rĂ©volte armĂ©e, avait fini par se produire. À ce moment, il Ă©tait mĂȘme moins dangereux de se rebeller que de ne pas se rebeller. Il communiqua Ă  Mola son engagement total dans la cause et pressait les autres de dĂ©clencher le soulĂšvement au plus tĂŽt. Il donna des instructions Ă  son cousin PacĂłn pour qu’il prenne un passage pour sa femme et sa fille sur un navire allemand en partance pour Le Havre, de façon Ă  les Ă©carter du danger[407].

Coup d’État

Le , l’avion affrĂ©tĂ© Ă  Londres se posa Ă  Gando, sur la Grande Canarie[408]. AprĂšs l’atterrissage, Franco devait, sans Ă©veiller les soupçons d’un gouvernement en alerte, quitter sa rĂ©sidence de Tenerife et se rendre sur l’üle voisine pour prendre place dans l’avion. TrĂšs opportunĂ©ment, Ă  deux jours de la date du soulĂšvement, le commandant militaire de la Grande Canarie, le gĂ©nĂ©ral Balmes, pĂ©rit d’un coup de feu (accidentel ou non) dans l’abdomen[409] - [410] - [404] - [411], ce qui permit Ă  Franco de se saisir du prĂ©texte d’assister aux funĂ©railles pour prendre le bateau en compagnie de sa femme, de sa fille, de PacĂłn et d’autres officiers de sa confiance, et de se transporter Ă  la Grande Canarie, oĂč il arriva Ă  Las Palmas le lendemain . Franco assista Ă  l’enterrement, puis procĂ©da aux derniers prĂ©paratifs du soulĂšvement, qui devait avoir lieu le [412].

ItinĂ©raire du Dragon Rapide, l’avion qui emporta Francisco Franco Ă  TĂ©touan, oĂč il prit le commandement des troupes insurgĂ©es.

Au Maroc, de crainte que le complot ne soit dĂ©couvert, et sur la foi de rumeurs portant que les conspirateurs allaient ĂȘtre interpellĂ©s, les lĂ©gionnaires et les tabors indigĂšnes avaient avancĂ© leur mouvement d’une journĂ©e, sans attendre Franco[413], et c’est donc dĂšs l’aprĂšs-midi du que le soulĂšvement fut dĂ©clenchĂ© en Afrique. Le Ă  quatre heures du matin, on vint rĂ©veiller Franco pour lui communiquer que les garnisons de Ceuta, de Melilla et de TĂ©touan s’étaient soulevĂ©es avec succĂšs. Dans la mĂȘme matinĂ©e, Franco, aprĂšs avoir embarquĂ© son Ă©pouse et sa fille Ă  destination de la France, monta vers deux heures de l’aprĂšs-midi Ă  bord du Dragon Rapide, qui l’emporta au Maroc[414].

Le Dragon Rapide fit escale Ă  Agadir et Ă  Casablanca, oĂč Franco partagea la mĂȘme chambre que l’avocat et journaliste Luis BolĂ­n. Ce dernier rapporte que dans leur chambre commune Franco se rĂ©pandit en paroles, Ă©voquant tour Ă  tour la liquidation de l’Empire, les erreurs de la RĂ©publique, l’ambition d’une Espagne plus grande et plus juste ; manifestement, Franco Ă©tait animĂ© par le besoin de sauver la patrie[415]. Le jour suivant, , de grand matin, l’avion s’envola pour TĂ©touan, capitale du Protectorat et siĂšge du commandement de l’armĂ©e d’Afrique[414], oĂč, arrivĂ© Ă  7 h 30 du matin, Franco fut reçu avec enthousiasme par les insurgĂ©s et oĂč il parcourut les rues envahies de gens clamant « Vive l’Espagne ! Vive Franco ! ». Il rĂ©digea un discours, diffusĂ© ensuite par les radios locales, dans lequel il prĂ©sentait comme assurĂ©e la victoire du coup d’État (« l’Espagne a Ă©tĂ© sauvĂ©e ») et terminait en disant : « Foi aveugle, ne jamais douter, Ă©nergie ferme, sans atermoiements, parce que la Patrie l’exige. Le mouvement entraĂźne tout sur son passage et il n’est point de force humaine qui puisse le contenir »[416]. Il Ă©tait escomptĂ© que la nouvelle que Franco assumait la direction de l’insurrection en Afrique entraĂźnerait, dans la mĂ©tropole, les officiers indĂ©cis Ă  se joindre au pronunciamiento et remonterait considĂ©rablement le moral des rebelles[417].

Le Protectorat tomba intĂ©gralement sous la domination des insurgĂ©s entre les 17 et . Dans la soirĂ©e du 18, les rebelles entreprirent de se rendre maĂźtres de SĂ©ville, ce qui fit comprendre Ă  Casares Quiroga que tous ses calculs avaient Ă©tĂ© faux. Vers dix heures du soir, le gouvernement Casares dĂ©missionna en bloc[418]. Manuel Azaña, enclin Ă  tenter d’abord de trouver une solution de compromis, convainquit vers minuit Diego MartĂ­nez Barrio, chef du plus modĂ©rĂ© des partis du Front populaire, de former, en excluant la CEDA du cĂŽtĂ© droit et les communistes du cĂŽtĂ© gauche, un gouvernement centriste propice Ă  la conclusion d’un accord avec les insurgĂ©s. Le vers quatre heures du matin, croyant qu’il serait encore possible d’éviter la guerre civile, MartĂ­nez Barrio prit contact avec les commandants militaires rĂ©gionaux, dont la plupart ne s’étaient pas encore soulevĂ©s en armes, pour les requĂ©rir de ne pas rompre le rang et leur promettre un nouveau gouvernement de conciliation entre la droite et la gauche ; en vue de celui-ci, il proposait un accord large, offrant notamment de cĂ©der d’importants ministĂšres, comme celui de l’IntĂ©rieur et de la Guerre, Ă  des militaires. Les entretiens tĂ©lĂ©phoniques de MartĂ­nez Barrio rĂ©ussirent Ă  faire avorter l’insurrection militaire Ă  Valence et Ă  Malaga, mais Ă©chouĂšrent Ă  convaincre la plupart des principaux hauts commandants rebelles[419] - [420]. En particulier, MartĂ­nez Barrio prit langue avec Mola, lequel Ă©carta tout possibilitĂ© de rĂ©conciliation et rĂ©pliqua qu’il Ă©tait dĂ©jĂ  trop tard, attendu que les insurgĂ©s avaient jurĂ© de ne plus faire marche arriĂšre une fois la rĂ©bellion lancĂ©e, et qu’il Ă©tait sur le point de dĂ©crĂ©ter la loi martiale Ă  Pampelune et d’engager les garnisons du Nord dans le soulĂšvement[421].

Vers sept heures du matin le lendemain, une vaste et violente manifestation se mit en marche rĂ©unissant les caballĂ©ristes, les communistes, et mĂȘme l’aile la plus radicale du parti d’Azaña. Peu aprĂšs, MartĂ­nez Barrio, Ă©puisĂ©, remit sa dĂ©mission[422].

Le gouvernement avait calculĂ©, Ă  tort, que la plus grande partie de l’armĂ©e resterait loyale Ă  la rĂ©publique et que la rĂ©bellion serait donc facile Ă  Ă©craser. Le , il apparut que l’insurrection s’était Ă©tendue Ă  toutes les casernes du Nord, et rien ne permettait d’affirmer que les troupes restĂ©es loyales seraient suffisantes en effectifs pour la neutraliser. Azaña dĂ©signa un nouveau cabinet ministĂ©riel, avec Ă  sa tĂȘte JosĂ© Giral. Celui-ci dĂ©cida de ne pas s’appuyer seulement sur les unitĂ©s loyales de l’armĂ©e et sur les forces de sĂ©curitĂ©, mais annonça bientĂŽt qu’il se proposait d’« armer le peuple » et de dissoudre les unitĂ©s militaires rebelles. En rĂ©alitĂ©, il arma uniquement les mouvements rĂ©volutionnaires organisĂ©s, dĂ©cision propre Ă  garantir une guerre civile Ă  grande Ă©chelle[423].

Guerre civile

État de situation au lendemain du coup d’État

Quand Franco arriva Ă  TĂ©touan le matin du , l’insurrection s’était dĂ©jĂ  Ă©tendue Ă  la plupart des garnisons du nord de l’Espagne. Quelques unitĂ©s ne se rebellĂšrent pas avant les 20 et , et d’autres ne rejoindront jamais le soulĂšvement. Les insurgĂ©s s’étaient emparĂ©s d’un peu plus du tiers de l’Espagne, et il apparaissait exclu de prendre dans l'immĂ©diat le contrĂŽle du reste du territoire[424]. Au Maroc, Franco pouvait s’appuyer sur une armĂ©e de terre insurgĂ©e et d’ores et dĂ©jĂ  victorieuse, et Mola, fort du soutien des miliciens carlistes, n’avait rencontrĂ© aucune rĂ©sistance en Navarre. De mĂȘme, Burgos, Salamanque, Zamora, SĂ©govie et Ávila s’étaient soulevĂ©s sans rencontrer d’opposition. Valladolid tomba Ă  son tour aprĂšs qu’a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© par des gĂ©nĂ©raux rebelles le chef de la VIIe rĂ©gion militaire, le gĂ©nĂ©ral Molero, et Ă©crasĂ©e la rĂ©sistance des cheminots socialistes. En Andalousie, Cadix tomba le lendemain du soulĂšvement grĂące Ă  l’arrivĂ©e de forces venues d’Afrique ; et SĂ©ville, Cordoue et Grenade firent allĂ©geance au camp des insurgĂ©s, une fois Ă©crasĂ©e, de façon sanglante, la rĂ©sistance ouvriĂšre.

Carte de l’Espagne deux mois aprĂšs le dĂ©but de la rĂ©bellion militaire.

Ainsi, au lendemain du coup d’État, une zone nationaliste, faite de territoires disjoints, faisait face Ă  une Espagne rĂ©publicaine, Ă  peine entamĂ©e par les empiĂštements rebelles. Les deux tiers du territoire espagnol Ă©taient restĂ©s du cĂŽtĂ© du gouvernement, avec les provinces les plus importantes par leur population et par leur Ă©conomie, la Catalogne, le Levant, l’essentiel de l’Andalousie, l’EstrĂ©madure, le Pays basque, la presque totalitĂ© de la rĂ©gion des Asturies Ă  l’exception d’Oviedo, toute la rĂ©gion de Madrid, la quasi-totalitĂ© des grandes villes— Madrid, Barcelone, Valence, Bilbao, Malaga, oĂč le soulĂšvement Ă©choua et oĂč les ouvriers avaient marchĂ© contre leurs autoritĂ©s hĂ©sitantes, s’étaient emparĂ©s des armes et avaient repoussĂ© les insurgĂ©s —, et les principaux centres de production industrielle et de ressources financiĂšres[425] - [426] - [427]. Les miliciens de Madrid, aprĂšs avoir Ă©touffĂ© le soulĂšvement dans la capitale, firent mouvement sur TolĂšde pour lui faire Ă©chec dans cette ville Ă©galement.

L’armĂ©e, avec ses quelque 130 000 soldats cantonnĂ©s dans la mĂ©tropole, et la Garde civile, force de 30 000 hommes environ, Ă©taient divisĂ©es presque Ă  parts Ă©gales entre insurgĂ©s et Ă©lĂ©ments restĂ©s fidĂšles Ă  la RĂ©publique. Cet apparent Ă©quilibre cependant penchait au bĂ©nĂ©fice des insurgĂ©s, compte tenu de l’armĂ©e d’Afrique, parfaitement Ă©quipĂ©e et seule partie de l’armĂ©e espagnole Ă  avoir Ă©tĂ© trempĂ©e sur le champ de bataille[428] - [429]. C’était surtout une rĂ©bellion des officiers du cadre moyen, des rangs intermĂ©diaires, et des plus jeunes. Sur les 11 hauts commandants les plus importants, seuls trois, dont Franco, ralliĂšrent la rĂ©bellion, de mĂȘme que ne l’avaient fait que 6 des 24 gĂ©nĂ©raux de division en service actif, dont Franco encore (le dernier gĂ©nĂ©ral de division Ă  s’unir Ă  la conspiration), Goded, Queipo de Llano et Cabanellas, et seulement 1 sur les 7 hauts commandants de la Garde civile, mais ce pourcentage tendait Ă  s’élever considĂ©rablement au fur et Ă  mesure qu’on descendait dans la hiĂ©rarchie. Plus de la moitiĂ© des officiers d’active se trouvaient dans la zone rĂ©publicaine, encore que beaucoup aient essayĂ© de passer de l’autre cĂŽtĂ©. Dans la marine et dans les forces aĂ©riennes, la situation Ă©tait beaucoup moins favorable pour les rebelles, la gauche gardant le contrĂŽle sur prĂšs des deux tiers des vaisseaux de guerre et de la majoritĂ© des pilotes militaires, avec le gros des avions[426] - [430]. Une rĂ©bellion s’était produite, sous l’une ou l’autre forme, dans 44 des 51 garnisons de l’armĂ©e espagnole[431] - [426], pour la plupart par le fait d’officiers affiliĂ©s Ă  l’Union militaire espagnole[432]. L’élĂ©ment clef capable d’expliquer la rĂ©ussite ou l’échec du soulĂšvement dans les diffĂ©rentes zones est la position adoptĂ©e par la Garde civile et la Garde d'assaut : lĂ  oĂč ces corps Ă©taient restĂ©s aux cĂŽtĂ©s de la RĂ©publique, le soulĂšvement Ă©chouait[433].

MĂȘme au Maroc, la situation des nationalistes Ă©tait difficile : la rĂ©publique bĂ©nĂ©ficiait du concours des sous-officiers de la marine, qui empĂȘchaient les troupes insurgĂ©es de traverser le dĂ©troit et de dĂ©barquer en Espagne. Sans la lenteur de rĂ©action du gouvernement, renĂąclant Ă  distribuer des armes au peuple, comme le rĂ©clamaient les syndicats, la vigueur de la rĂ©action populaire aurait pu en faire un Ă©chec total[425]. Le gouvernement, par son indĂ©cision face au soulĂšvement, se vit bientĂŽt dĂ©bordĂ© par le spontanĂ©isme rĂ©volutionnaire des anarchistes et des socialistes, qui sans dĂ©lai affrontĂšrent les insurgĂ©s. Cette rĂ©action rĂ©solue, qui surprit les putschistes, fera avorter le coup d’État, y compris dans des zones oĂč ceux-ci avaient escomptĂ© sa rĂ©ussite. Ce fut le cas notamment de Barcelone, oĂč officiait le gĂ©nĂ©ral Goded, et qui Ă©tait l’un des bastions de la conspiration. L’effet paradoxal du soulĂšvement fut que dans les zones oĂč le putsch avait Ă©chouĂ©, une rĂ©volution sociale Ă©clata, c’est-Ă -dire qu’eut lieu ce que justement cherchaient Ă  Ă©viter les rebelles par leur soulĂšvement[434]. Mais en mĂȘme temps, les forces populaires se montraient suspicieuses envers les chefs militaires restĂ©s fidĂšles, compromettant ainsi les chances du gouvernement d’en finir rapidement avec la rĂ©bellion avant que l’armĂ©e du Maroc ne parvienne Ă  franchir le dĂ©troit de Gibraltar[426].

Franco en compagnie d’Emilio Mola et d’autres hauts gradĂ©s insurgĂ©s.

Les rapports entre Franco et Queipo de Llano Ă©taient empreints d’une rancƓur mutuelle, Queipo dĂ©testant Franco comme individu, et Franco se mĂ©fiant de Queipo en raison de sa prĂ©coce adhĂ©sion Ă  la RĂ©publique[435]. De fait, c’est Franco qui sera finalement prĂ©fĂ©rĂ© comme dirigeant, Queipo de Llano et Mola, anciens rĂ©publicains, suscitant de vives rĂ©serves chez ceux qui finançaient le coup d’État, Ă  savoir le banquier Juan March et Juan Ignacio Luca de Tena, le trĂšs riche directeur du journal monarchiste ABC, qui faisaient office d’intermĂ©diaires entre monarchistes et milieux financiers et Ɠuvraient au rĂ©tablissement de la royautĂ©. Selon AndrĂ©e Bachoud, « les conservateurs, et mĂȘme les Allemands, prĂ©fĂ©raient Ă  tout autre dirigeant ce petit gĂ©nĂ©ral silencieux qui, catholique et notoirement monarchiste, connaissait tout le monde et ne semblait avoir partie liĂ©e avec personne »[436]. De plus, Franco, malgrĂ© sa rĂ©serve, exerçait un trĂšs fort ascendant sur ses camarades[437].

Bien que le putsch eĂ»t en partie Ă©chouĂ©, les gĂ©nĂ©raux insurgĂ©s se montraient optimistes, certains, comme Orgaz, croyant que la victoire du coup d’État n’était qu’une question d’heures, ou tout au plus de quelques jours. Mola pensait, aprĂšs l’échec Ă  Madrid, que la victoire serait retardĂ©e de plusieurs semaines, c’est-Ă -dire le temps nĂ©cessaire pour accomplir une opĂ©ration oĂč Madrid serait prise en tenaille par les forces du Nord et par les troupes d’Afrique venant du sud. Franco Ă©tait l’un des gĂ©nĂ©raux les plus proches de la rĂ©alitĂ© ; mais mĂȘme ainsi, il Ă©tait d’un optimisme excessif en conjecturant que la consolidation ne serait pas obtenue avant septembre[438].

Le , Franco accorda un entretien au journaliste amĂ©ricain Jay Allen, oĂč il dĂ©clara : « Je sauverai l’Espagne du marxisme Ă  n’importe quel prix » ; et, Ă  la question du mĂȘme journaliste : « Cela signifie-t-il qu’il faudra tuer la moitiĂ© de l’Espagne ? », il rĂ©pliqua : « Je rĂ©pĂšte : quel qu’en soit le prix »[439]. Le journal ABC de SĂ©ville, ce mĂȘme mois d’aoĂ»t, reproduisait la proclamation suivante de Franco : « Ceci est un mouvement national, espagnol et rĂ©publicain qui sauvera l’Espagne du chaos dans lequel on cherche Ă  la plonger. Ce n’est pas le mouvement de dĂ©fense de certaines personnes dĂ©terminĂ©es ; au contraire, il a plus particuliĂšrement en vue le bien-ĂȘtre des classes ouvriĂšres et des humbles »[440].

Le , il fit hisser Ă  SĂ©ville le vieux drapeau de la monarchie proscrit par la RĂ©publique[441], alors que le soulĂšvement avait Ă©tĂ© dĂ©clenchĂ© sous la devise « Sauver la rĂ©publique » et dans le but premier de restaurer la loi et l’ordre. Les commandants de rĂ©gion Ă©taient quasi unanimes sur ces prĂ©alables et promettaient que toute la lĂ©gislation sociale « valide » de la RĂ©publique (ce qui signifiait essentiellement les rĂšglements pris antĂ©rieurement au ) serait respectĂ©e, de mĂȘme que le programme politique originel de Mola stipulait un respect absolu envers l’Église catholique, mais aussi le maintien de la sĂ©paration de l’Église et de l’État[442]. BientĂŽt, les insurgĂ©s se dĂ©signĂšrent eux-mĂȘmes par « nationaux » (nacionales, mais ils seront couramment appelĂ©s nationalistes dans la presse Ă©trangĂšre), affirmant par lĂ  leur patriotisme et leur respect de la tradition et de la religion, et s’assurant ainsi rapidement du soutien populaire, en particulier dans une bonne partie des classes moyennes, ainsi que dans la population catholique en gĂ©nĂ©ral[443]. Les insurgĂ©s percevaient dans la guerre civile un affrontement entre « l’Espagne vĂ©ritable » et l’« anti-Espagne », entre « les forces de la lumiĂšre » et les « forces des tĂ©nĂšbres »[444], et nommeront « Croisade » le soulĂšvement et la guerre civile subsĂ©quente[445].

Le général Gonzalo Queipo de Llano au micro de Radio Sevilla.

Le dĂ©clenchement de la guerre permit de donner libre cours aux haines qui avaient couvĂ© pendant de longues annĂ©es. Dans la zone rĂ©publicaine, les rĂ©volutionnaires s’attelĂšrent Ă  assassiner tous ceux qu’ils identifiaient comme ennemis. En particulier, curĂ©s et moines furent persĂ©cutĂ©s, et dans les grandes villes se gĂ©nĂ©ralisaient les promenades (paseos), euphĂ©misme pour dĂ©signer les exĂ©cutions extrajudiciaires. Dans la zone rebelle, la haine se conjuguait Ă  des considĂ©rations de stratĂ©gie ; YagĂŒe, aprĂšs avoir pris Badajoz et procĂ©dĂ© dans la foulĂ©e Ă  une rĂ©pression fĂ©roce, qui avait coĂ»tĂ© la vie Ă  des milliers de personnes, fit devant un journaliste le commentaire suivant : « Naturellement que nous les avons tuĂ©s, qu’est-ce que vous supposez ? Que j’allais emmener 4 000 prisonniers rouges dans ma colonne, alors qu’il me fallait avancer contre la montre ? Ou que j’allais les laisser en arriĂšre-garde pour que Badajoz redevienne rouge ? »[446] - [note 1]. DĂšs le premier jour, la haine Ă©tait palpable dans les proclamations des insurgĂ©s. Queipo de Llano, le jour mĂȘme du coup d’État, dĂ©clara sur Radio Sevilla : « Les Maures couperont la tĂȘte aux communistes et violeront leurs femmes. Les canailles qui auront encore la prĂ©tention de rĂ©sister seront abattues comme des chiens »[447].

Aussi le dĂ©but de l’insurrection entraĂźna-t-il le dĂ©but des jugements et exĂ©cutions sommaires. Quelques jours avant le soulĂšvement, Mola avait dĂ©jĂ  donnĂ© ses instructions : « Il faut avertir les timides et les hĂ©sitants que celui qui n’est pas avec nous est contre nous, et qu’il sera traitĂ© comme ennemi. Pour les camarades qui ne sont pas camarades, le mouvement victorieux sera inexorable »[448]. Les gĂ©nĂ©raux Batet, Campins, Romerales, Salcedo, Caridad Pita, NĂșñez de Prado, ainsi que le contre-amiral Azarola et d’autres furent fusillĂ©s pour ne pas avoir ralliĂ© le soulĂšvement. Dans la zone rĂ©publicaine, les gĂ©nĂ©raux Goded, FernĂĄndez Burriel, Fanjul, GarcĂ­a-Aldave, Milans del Bosch et Patxot furent exĂ©cutĂ©s pour s’ĂȘtre soulevĂ©s contre l’État[449] - [450]. Quand Franco arriva Ă  TĂ©touan, son cousin germain Ricardo de la Puente Bahamonde, commandant de l’aĂ©rodrome, devait ĂȘtre fusillĂ© pour s’ĂȘtre tenu aux cĂŽtĂ©s de la RĂ©publique et pour avoir sabotĂ© les appareils sous sa garde ; Franco, feignant d’ĂȘtre malade, cĂ©da le commandement afin qu’un autre que lui pĂ»t signer l’ordre d’exĂ©cution[415] - [451].

Franco à Tétouan face au blocus naval républicain

Entre-temps, Franco Ă©prouvait des difficultĂ©s Ă  transfĂ©rer ses troupes vers la PĂ©ninsule, car la flotte de guerre, dont la quasi-totalitĂ© des vaisseaux opĂ©rationnels demeura fidĂšle au gouvernement de Madrid, empĂȘchait, au moins jusqu’au , tout mouvement depuis le Maroc[436] - [452] et permit au gouvernement de bloquer et de bombarder le littoral du Protectorat. Le seul moyen de transporter des troupes vers l’autre rive du dĂ©troit passait par les airs, mais Franco ne disposait que de sept petits avions surannĂ©s, qu’il avait dĂ©jĂ  utilisĂ©s pour faire passer Ă  SĂ©ville quelques dizaines de lĂ©gionnaires afin de prĂȘter main-forte Ă  Queipo de Llano, qui avait emportĂ© la ville sur un coup d’audace. Cependant, il lui Ă©tait indispensable de pouvoir se reposer sur une force aĂ©rienne plus puissante, donc sur l’appui Ă©tranger, ce pour quoi Franco s’adressa aussitĂŽt Ă  l’Italie et Ă  l’Allemagne[453] - [454]. Certes, dĂšs avant son arrivĂ©e Ă  TĂ©touan, l’on avait rĂ©ussi Ă  transporter par mer plusieurs centaines d’hommes vers Cadix — facteur dĂ©cisif pour la prise de la ville — et vers Algesiras ; bientĂŽt cependant, les Ă©quipages des navires s'Ă©taient mutinĂ©s et le transport de troupes dut ĂȘtre limitĂ© Ă  ce que permettaient les petites felouques marocaines. D'autre part, le gĂ©nĂ©ral KindelĂĄn, fondateur de l’aviation espagnole et participant du soulĂšvement, avait proposĂ© Ă  Franco de transporter ses troupes par les airs et avait mis sur pied un pont aĂ©rien, qui toutefois n'avait pas suffi encore Ă  transporter les plus de 30 000 hommes des troupes africaines[455] - [428].

Se retrouvant donc pour l’heure bloquĂ© Ă  TĂ©touan avec ses troupes, et en attendant les moyens matĂ©riels de gagner la PĂ©ninsule, Franco se voua au travail de propagande, notamment par voie de radio, moyen qu’il utilisera abondamment tout au long de sa vie. Ses premiers discours dĂ©notent des orientations politiques encore vagues, oĂč l’armĂ©e, « creuset des aspirations populaires », Ă©tait investie d’un rĂŽle capital. Il y promettait que le Mouvement veillerait « au bien-ĂȘtre des classes ouvriĂšres et modestes, et Ă  celui de la classe moyenne sacrifiĂ©e »[456]. Sa dĂ©claration Ă  la radio de TĂ©touan du se terminait par un « Vive l’Espagne et la RĂ©publique ! », attestant que les rebelles se gardaient alors, d’un commun accord, de prendre quelque position que ce soit sur la nature juridique du rĂ©gime qu’ils entendaient Ă©tablir[457]. Les rĂ©fĂ©rences religieuses Ă©taient Ă©galement absentes ou presque[458].

L’une des premiĂšres actions de Franco aprĂšs son arrivĂ©e Ă  TĂ©touan fut donc de demander l’aide internationale. Par le Dragon Rapide, il dĂ©pĂȘcha Luis BolĂ­n d’abord Ă  Lisbonne, pour informer Sanjurjo, puis en Italie, pour s’assurer de l’appui de ce pays et nĂ©gocier l’acquisition d’avions de combat[459]. Le , le marquis de Luca de Tena et le mĂȘme BolĂ­n eurent une entrevue avec Mussolini Ă  Rome. Peu de jours plus tard, le , le premier escadron de bombardiers italiens Pipistrello arriva en Espagne[460].

Franco dĂ©cida de demander aussi l’aide de l’Allemagne et dĂ©pĂȘcha des Ă©missaires, qui finirent par obtenir une entrevue avec Hitler[436] - [461], laquelle eut lieu Ă  Bayreuth le et rĂ©unissait Hitler, Goering, et deux reprĂ©sentants nazis au Maroc, porteurs d’une lettre de Franco, qui exposait la situation au , faisait le point des maigres ressources disponibles, et demandait une aide technique, essentiellement du matĂ©riel d’aviation, payable dans un dĂ©lai non prĂ©cisĂ©. Dans les trois heures, aprĂšs que les rĂ©ticences allemandes, provoquĂ©es par l’impĂ©cuniositĂ© des rebelles espagnols, se soient dissipĂ©es aprĂšs l’invocation de la lutte commune contre le pĂ©ril communiste, Hitler dĂ©cida de doubler, sous l’étiquette d’opĂ©ration Feu magique (Unternehmen Zauberfeuer, par rĂ©fĂ©rence Ă  Wagner), son aide en expĂ©diant vingt avions au lieu des dix sollicitĂ©s (avions du modĂšle Junkers Ju-52/3m), Ă  crĂ©dit il est vrai. Cet appui, au demeurant fort modeste, donnera le coup d’envoi Ă  l’internationalisation de la guerre d’Espagne[462] - [463] - [464] - [465]. L’aide fut acheminĂ©e secrĂštement par le biais de deux entreprises privĂ©es crĂ©Ă©es tout exprĂšs Ă  cette fin. C'est donc par le truchement de Franco et Ă  son initiative que l’aide allemande et italienne parvint au camp nationaliste[466] - [467] - [468].

Un partisan de Franco saluant des bombardiers allemands durant la guerre d'Espagne.

À la fin de la premiĂšre semaine d’aoĂ»t, Franco avait pu prendre rĂ©ception de quinze avions Juncker 52, six vieux chasseurs Henschel, neuf bombardiers S.81 italiens et douze chasseurs FIAT CR.32, et d’autres armes et Ă©quipements[469], en partie payĂ©s par le banquier Juan March[453]. Un pont aĂ©rien put alors ĂȘtre organisĂ© entre le Maroc et l’Espagne, permettant de transporter 300 hommes chaque jour. ParallĂšlement, l’aviation pilonna la flotte rĂ©publicaine qui contrĂŽlait le dĂ©troit de Gibraltar[470]. La capacitĂ© de transport continuant d’ĂȘtre insuffisante, Franco, qui avait attendu le moment opportun pour pouvoir transporter les troupes par mer, prit la dĂ©cision en ce sens le , dĂšs qu’une couverture aĂ©rienne satisfaisante eut Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e. À cette date, pendant que la force aĂ©rienne italienne neutralisait la rĂ©sistance de la marine rĂ©publicaine, Franco rĂ©ussit Ă  transfĂ©rer 8 000 soldats et divers Ă©quipements par le dĂ©nommĂ© Convoi de la victoire, malgrĂ© le blocus de la flotte rĂ©publicaine et les rĂ©ticences de ses collaborateurs[471] - [453]. Le lendemain, l’Allemagne se joignit Ă  la couverture aĂ©rienne italienne en envoyant six chasseurs Heinkel He 51 et 95 pilotes et mĂ©caniciens volontaires de la Luftwaffe. À partir de ce jour, les rebelles recevront de façon rĂ©guliĂšre des armements et des munitions de la part de Hitler et de Mussolini[472]. Les navires de transport rebelles traversaient Ă  prĂ©sent le dĂ©troit de Gibraltar Ă  intervalles rĂ©guliers et le transport aĂ©rien gagna lui aussi en ampleur. Dans les trois mois suivants, 868 vols transporteront prĂšs de 14 000 hommes, 44 piĂšces d’artillerie et 500 tonnes d’équipement, opĂ©ration militaire innovante qui contribua Ă  rehausser le prestige de Franco[473]. Vers la fin de septembre, le blocus Ă©tait complĂštement rompu, et 21 000 hommes et 350 tonnes de matĂ©riel avaient Ă©tĂ© transportĂ©s par la seule voie aĂ©rienne[474] - [475]. Franco s’était sans doute avisĂ© que les Ă©quipages des vaisseaux rĂ©publicains avaient refusĂ© d’obĂ©ir Ă  leurs officiers et les avaient massacrĂ©s ; la flotte rĂ©publicaine, dĂ©sorganisĂ©e, ne serait donc pas capable de s’opposer au transbordement de ses troupes. Selon Bennassar, « ce ne sont donc pas les avions italiens et allemands qui ont pour l’essentiel permis la traversĂ©e du dĂ©troit ; ils ont Ă©tĂ© utiles, sans plus »[457].

Le survint un Ă©vĂ©nement crucial pour la future accession de Franco au poste de chef d’État. À Estoril, l’avion qui devait transporter Sanjurjo Ă  Pampelune, trop lourdement chargĂ© (Sanjurjo ayant en effet embarquĂ© une forte malle renfermant uniformes et mĂ©dailles dans la perspective de son entrĂ©e solennelle dans Madrid), s’écrasa peu aprĂšs le dĂ©collage. Sanjurjo, qui aurait dĂ» diriger le coup d’État, pĂ©rit carbonisĂ©[476] - [477] - [382]. Paradoxalement, sa mort fut un coup de chance pour le Mouvement national, vu qu’elle laissa la voie libre deux mois plus tard Ă  un commandant en chef plus jeune et plus capable. Il est douteux que Sanjurjo eĂ»t possĂ©dĂ© la capacitĂ© nĂ©cessaire pour remporter la victoire dans une Guerre civile longue, cruelle et complexe[478].

Depuis la mort de Sanjurjo, le morcellement de la zone nationaliste avait fait Ă©merger trois chefs : Queipo de Llano sur le front andalou, Mola Ă  Pampelune, et Franco Ă  TĂ©touan. Mola avait crĂ©Ă© le le ComitĂ© de dĂ©fense nationale (Junta de Defensa Nacional), composĂ© de lui-mĂȘme et des sept commandants principaux de la zone nationaliste du nord, et prĂ©sidĂ© en thĂ©orie par le vieux gĂ©nĂ©ral Miguel Cabanellas, ancien dĂ©putĂ© du Parti radical, centriste et franc-maçon, que son anciennetĂ© dĂ©signait Ă  la prĂ©sidence, mais dans les faits par le gĂ©nĂ©ral DĂĄvila[462]. Franco ne faisait pas partie de la Junta, mais le 25, celle-ci reconnut son rĂŽle fondamental et le nomma gĂ©nĂ©ral en chef de l’armĂ©e du Maroc et du Sud de l’Espagne, c’est-Ă -dire commandant du contingent le plus important de l’armĂ©e nationaliste[478]. Queipo de Llano, Franco et Mola se concertaient, tout en disposant chacun d’une certaine autonomie[462]. DĂšs le dĂ©but, Franco avait agi comme un chef de premier plan du Mouvement, et nullement en subordonnĂ© rĂ©gional, adressant des ordres aux commandants du sud et dĂ©pĂȘchant ses reprĂ©sentants directement Ă  Rome et Ă  Berlin[478].

Stabilisation des positions nationalistes en Andalousie et marche sur Madrid

Le franchissement du dĂ©troit de Gibraltar par les troupes africaines fut cause d’un certain dĂ©couragement dans la zone rĂ©publicaine, oĂč l’on avait gardĂ© le souvenir de la brutale action rĂ©pressive de ces troupes lors de la rĂ©volution des Asturies en . Ce transfert de troupes, difficile gageure que Franco avait su soutenir avec brio, lui avait permis de consolider les positions rebelles dans le sud de l’Espagne[479], ce qui Ă©tait un succĂšs tant sur le plan diplomatique que militaire[470].

Le , Franco s’envola pour SĂ©ville et installa son quartier-gĂ©nĂ©ral dans le luxueux Palais de Yanduri mis Ă  sa disposition. De lĂ , il entreprit avec Queipo de Llano la conquĂȘte du territoire andalou, ainsi que celle de l’EstrĂ©madure. Ses objectifs Ă©taient d’opĂ©rer la jonction avec la zone nord contrĂŽlĂ©e par Mola, puis de s’emparer de la capitale[480]. DĂšs que la situation dans l’ouest de l’Andalousie eut Ă©tĂ© suffisamment stabilisĂ©e, on put organiser d’abord deux premiĂšres colonnes d’assaut, fortes chacune de 2000 Ă  2500 hommes, puis une troisiĂšme colonne, de quelque 15 000 hommes. Ces colonnes, composĂ©es de lĂ©gionnaires et de troupes indigĂšnes et placĂ©es sous le commandement de Juan YagĂŒe, alors lieutenant-colonel, se mirent en marche le Ă  travers l’EstrĂ©madure en direction du nord et de Madrid et parvinrent Ă  avancer de 80 kilomĂštres dans les premiers jours[479] - [475]. La dĂ©fense de Madrid accaparait une grande partie des forces rĂ©publicaines ; les milices que rencontraient sur la route de Madrid les troupes aguerries de Franco n’étaient pas de taille Ă  leur rĂ©sister[480]. GrĂące Ă  la supĂ©rioritĂ© aĂ©rienne que leur apportaient les aviations italienne et allemande, les troupes rebelles prirent Ă  peu de frais nombre de villages et de villes situĂ©es sur le chemin de SĂ©ville Ă  Badajoz. Les miliciens de gauche et tous ceux suspectĂ©s de sympathiser avec le Front populaire furent vouĂ©s Ă  une extermination systĂ©matique. À Almendralejo, un millier de prisonniers, dont une centaine de femmes, furent fusillĂ©s[479]. En une semaine Ă  peine, la colonne rebelle progressa de 200 kilomĂštres ; la rapide avancĂ©e des troupes du Maroc faisait merveille en rase campagne face Ă  des milices mal commandĂ©es, indisciplinĂ©es et sans expĂ©rience[481].

Sur le front nord en revanche, aprĂšs une semaine de combats, l’avance de Mola vers Madrid s’était enlisĂ©e. Ses troupes et milices de volontaires, dĂ©passĂ©es en nombre par l’adversaire, manquaient de munitions. Mola en vint mĂȘme Ă  envisager une retraite sur une position dĂ©fensive le long du fleuve Duero. Franco insista qu’il ne se retire pas, ni ne cĂšde la moindre parcelle de territoire, l’un de ses principes de base tout au long du conflit. Mola rĂ©ussit Ă  garder sa position, mais ne put pousser plus avant[469].

La Plaza de Toros, oĂč se dĂ©roula le massacre de Badajoz.

Le , les trois colonnes de YagĂŒe s’emparĂšrent de MĂ©rida, puis, le , entraient Ă  Badajoz pour dĂ©gager la frontiĂšre avec le Portugal ami[458]. Dans la ville, le combat ne dura que 36 heures, au terme desquelles la plupart des combattants de la ville, au nombre de prĂšs de 2000, furent fusillĂ©s sur la Plaza de Toros par les troupes maures. Ce carnage, qui sera appelĂ© le massacre de Badajoz, jeta le discrĂ©dit davantage sur Franco, responsable de l’ensemble des opĂ©rations, que sur YagĂŒe, son exĂ©cutant[480] - [458] - [475]. Il s’agissait, en accord avec la stratĂ©gie de Franco, de dĂ©truire physiquement l’ennemi rĂ©publicain, de sang-froid[482]. Ce type d’exactions allait se rĂ©pĂ©ter tout au long du conflit, et l’état de guerre sera proclamĂ© dans chaque ville conquise. Du reste, la rĂ©probation internationale laissait Franco de marbre[480]. Paul Preston note que la terreur que rĂ©pandait l’avancĂ©e des Maures et des lĂ©gionnaires fut une des meilleures armes des nationalistes lors de leur marche sur Madrid. Étant donnĂ© la discipline de fer avec laquelle Franco dirigeait les opĂ©rations militaires, il est peu probable, estime Preston, que l’usage de la terreur eĂ»t Ă©tĂ© en l’espĂšce un simple Ă -cĂŽtĂ© spontanĂ© de la guerre, passĂ© inaperçu de Franco[479]. Selon AndrĂ©e Bachoud :

« La marche victorieuse de ses hommes sĂšme la terreur. Les mĂ©thodes du chef militaire n’ont pas changĂ© depuis la guerre du Maroc ou la rĂ©pression des Asturies. VolontĂ© dĂ©libĂ©rĂ©e d’un chef de marquer les esprits, et la volontĂ© dĂ©jĂ  exprimĂ©e lors des premiĂšres campagnes marocaines que la nĂ©gociation ou le pardon donnent Ă  l’ennemi une chance de refaire ses forces et de reprendre l’avantage. Ce type de raisonnement n’appartient pas aux seules troupes de Franco : la violence s’exerce partout avec la mĂȘme frĂ©nĂ©sie, jamais rĂ©primĂ©e ni condamnĂ©e dans ces bataillons dirigĂ©s par des officiers qui n’ont d’autre expĂ©rience que la guerre en Afrique. Les guerres coloniales leur ont enseignĂ© la primautĂ© de la loi du plus fort sur le respect des hommes. Ils ne changeront pas de mĂ©thodes sur le territoire national. [
] Il est certain que le commandement unique n’existe pas encore et qu’il est difficile d’imposer un comportement Ă  des hommes placĂ©s sous commandements multiples ; il est non moins certain qu’aucun responsable militaire ne se prĂ©occupe de donner des consignes de modĂ©ration ; les massacres font partie d’un ordre des choses acceptĂ© et jamais regrettĂ©[483]. »

Les difficultĂ©s qu’avait Ă©prouvĂ©es YagĂŒe pour s’emparer de Badajoz incitĂšrent l’Italie et l’Allemagne Ă  amplifier leur aide Ă  Franco. Mussolini dĂ©pĂȘcha une armĂ©e de volontaires, le Corpo Truppe Volontarie (CTV), composĂ©e de quelque 2 000 Italiens et intĂ©gralement motorisĂ©e, et Hitler un escadron de professionnels de la Luftwaffe (la 2JG/88), avec environ 24 avions.

Par la discipline des troupes, face Ă  l’absence d’unitĂ© de commandement dans le camp rĂ©publicain, les rebelles des deux zones, nord et sud, rĂ©ussirent Ă  opĂ©rer leur jonction dĂ©but septembre. La situation initiale avait donc Ă©tĂ© renversĂ©e ; au mois d’octobre, l’ouest de l’Espagne, Ă  l’exception des zones cĂŽtiĂšres du Nord, formait un territoire d’un seul tenant sous domination nationaliste. De plus en plus, Franco se comportait comme le chef en titre de l’insurrection. Il rĂ©tablit l’usage du drapeau bicolore sang et or sans requĂ©rir le consentement de ses pairs. Il dĂ©tourna Ă  son bĂ©nĂ©fice la sympathie de l’immense cohorte monarchiste et traditionaliste, tout en marquant ses distances vis-Ă -vis des gesticulations fascistes[484] - [485]. Le seul Ă  jouir d’une reconnaissance internationale, il Ă©tait le destinataire de l’aide Ă©trangĂšre et le chef des forces de combat dĂ©cisives. Si Mola acceptait en gĂ©nĂ©ral ses initiatives, ses relations avec Queipo de Llano dans le sud restaient plus tendues[475].

Franco à Burgos en . Le général Mola marche derriÚre lui, à sa gauche.

Le , Franco transfĂ©ra son quartier-gĂ©nĂ©ral vers le palais des Golfines de Arriba Ă  CĂĄceres[486] - [487], oĂč il crĂ©a un embryon de gouvernement, ce que n’avaient fait ni Mola ni Queipo de Llano[488]. En faisaient partie : son frĂšre NicolĂĄs, secrĂ©taire politique brouillon, chargĂ© des questions politiques ; JosĂ© Sangroniz, assistant pour les affaires extĂ©rieures ; MartĂ­nez Fuset, conseiller juridique, chargĂ© de la justice militaire ; et MillĂĄn-Astray, chef de la propagande. Il avait Ă  ses cĂŽtĂ©s l’inĂ©vitable PacĂłn, quelques vieux compagnons d’Afrique, KindelĂĄn, chargĂ© de l’aĂ©ronautique, et Luis BolĂ­n, responsable de la propagande. Juan March, qui faisait figure de trait-d’union entre Franco et le monde des entreprises, jouait Ă©galement un rĂŽle de premier plan. Viendront bientĂŽt le rejoindre Serrano Suñer et son frĂšre RamĂłn, qui ne tardera pas Ă  renier ses convictions antĂ©rieures. Franco avait ainsi reconstituĂ© autour de lui son univers familier[489] - [488] - [490].

Le , les troupes de Franco s’emparĂšrent de Talavera de la Reina. La fĂ©rocitĂ© des troupes maures Ă  Badajoz Ă©tant arrivĂ©e Ă  la connaissance du public, une partie de la population s’enfuit de la ville, de mĂȘme qu’une partie des miliciens rĂ©publicains avant mĂȘme de prĂ©senter bataille. Le , les colonnes arrivĂšrent Ă  Maqueda, Ă  quelque 80 km de Madrid.

À ce moment, Franco Ă©tait dĂ©jĂ  passĂ© au-dessus des autres chefs nationalistes, y compris Mola, tandis que Cabanellas, le prĂ©sident de la Junta, n’était guĂšre plus qu’un symbole dans la structure politique et militaire. En mĂȘme temps, les commandants nationalistes des diffĂ©rentes zones avaient gardĂ© une considĂ©rable autonomie[491]. Franco avait renforcĂ© ses rapports avec Rome et Berlin, rĂ©ceptionnant tous les approvisionnements italiens et une bonne part de ceux allemands, pour ensuite les redistribuer aux unitĂ©s du Nord. Les trois gouvernements amis qui soutenaient les militaires — Italie, Allemagne, Portugal — le considĂ©raient comme le chef principal. Le , il s’envola pour la premiĂšre fois Ă  Burgos, siĂšge de la Junta, pour planifier et coordonner la campagne militaire avec le gĂ©nĂ©ral du Nord, Mola, qui se montra ouvert et coopĂ©ratif[487].

Entre-temps, dans le Protectorat, les lieutenants de Franco avaient conclu une entente avec les chefs indigĂšnes, ce qui permit au camp nationaliste de faire du Maroc un copieux rĂ©servoir de volontaires musulmans, dont l’effectif devait atteindre les 60 ou 70 mille hommes[492].

Levée du siÚge de l'alcazar de TolÚde

À Maqueda, presque aux portes de Madrid, Franco dĂ©via une partie de ses troupes vers TolĂšde pour y dĂ©sencercler l’Alcazar, assiĂ©gĂ© par les rĂ©publicains. Cette dĂ©cision controversĂ©e, qui laissa aux rĂ©publicains le loisir de renforcer les dĂ©fenses de Madrid, lui vaudra un grand succĂšs personnel de propagande. L’Alcazar Ă©tait un foyer de rĂ©sistance nationaliste oĂč dans les premiers jours du soulĂšvement un millier de gardes civils et de phalangistes Ă©taient allĂ©s se retrancher avec femmes et enfants, et d’oĂč ils opposaient Ă  leurs assaillants une rĂ©sistance dĂ©sespĂ©rĂ©e. AprĂšs les avoir libĂ©rĂ©s le , les partisans de Franco s’appliquĂšrent Ă  transfigurer cette opĂ©ration en lĂ©gende, confortant encore la position de Franco parmi les chefs rebelles. Sa photo le montrant aux cĂŽtĂ©s de JosĂ© MoscardĂł et de Varela occupĂ© Ă  parcourir les ruines de l’Alcazar, et fort Ă©mu tandis qu’il serrait les survivants dans ses bras, fera le tour du monde et lui servira Ă  se faire reconnaĂźtre comme le chef de l’insurrection militaire[493] - [494].

Heinrich Himmler visitant les ruines de l'alcazar de TolÚde en compagnie de José Moscardó en , quatre années aprÚs la fin du siÚge.

Le choix stratĂ©gique de donner la prioritĂ© aux assiĂ©gĂ©s de l’AcadĂ©mie militaire de TolĂšde au dĂ©triment de Madrid a Ă©tĂ© critiquĂ©e, mais Franco Ă©tait pleinement conscient du retard que causerait cette dĂ©cision[495]. Il voulut profiter de l’effet qu’aurait sur son prestige le sauvetage de l’Alcazar, Ă  un moment oĂč Ă©tait dĂ©battue l’opportunitĂ© d’une direction militaire unique et oĂč les gĂ©nĂ©raux nationalistes devaient prendre une dĂ©cision dĂ©finitive sur l’unification du commandement militaire, et par extension, sur la nature du pouvoir politique qui allait ĂȘtre instaurĂ© dans la zone nationaliste, pouvoir politique dont Franco aspirait Ă  devenir le dĂ©positaire[496] - [497] ; la raison politique lui avait dictĂ© de dĂ©livrer les hĂ©ros assiĂ©gĂ©s de TolĂšde et d’apparaĂźtre de la sorte comme leur libĂ©rateur[477]. En outre, la ville, longtemps capitale impĂ©riale de l’Espagne, Ă©tait sur le plan symbolique un enjeu essentiel. D’autres auteurs y ont perçu la manifestation du machiavĂ©lisme de Franco et la dĂ©cision mĂ»rement rĂ©flĂ©chie de prolonger la guerre pour avoir le temps d’asseoir dĂ©finitivement son pouvoir[498] : la prise de Madrid aurait Ă©tĂ© trop prĂ©coce et n’aurait pas permis d’écraser totalement l’adversaire ; pour atteindre cet objectif, il fallait que la guerre durĂąt[499]. Si donc Franco s’attachait bien Ă  organiser la victoire de son camp, il allait le faire sans hĂąte excessive, car il lui fallait laisser mĂ»rir son prestige et asseoir son pouvoir[500]. La prise de Madrid fin septembre eĂ»t sans doute signifiĂ© la fin de la guerre, rendant dĂšs lors inutile de crĂ©er un commandement unique ; le Directoire des gĂ©nĂ©raux aurait sans doute dĂ» sans tarder rĂ©soudre le problĂšme de la nature de l’État, avant que Franco eĂ»t obtenu la position privilĂ©giĂ©e qu’il souhaitait[501].

D’autres auteurs dĂ©montent l’argument selon lequel Franco aurait commis une erreur opĂ©rationnelle trĂšs grave en retardant d’une semaine la marche sur Madrid. Certes, au dĂ©but d’octobre, Madrid n’avait pas de dĂ©fenses fortes et aurait pu ĂȘtre prise facilement, avant que la situation militaire ne change une semaine aprĂšs, quand les armes et les spĂ©cialistes militaires soviĂ©tiques Ă©taient entrĂ©s en action en nombre significatif[502]. Cependant, il apparaĂźt douteux qu’une avancĂ©e rĂ©solue sur Madrid dĂšs septembre, avec les flancs peu protĂ©gĂ©s, avec une logistique faible, et en dĂ©daignant totalement les autres fronts, aurait permis Ă  Franco de s’emparer rapidement de la capitale et de mettre ainsi un point final Ă  la Guerre civile. En pratique, il Ă©tait improbable que Franco adopte une stratĂ©gie aussi audacieuse, car elle allait Ă  l’encontre de ses principes et de ses habitudes[503]. Le retard d’un mois ne s’explique pas uniquement par la libĂ©ration de l’alcazar, mais aussi, et principalement, par les ressources limitĂ©es des nationalistes ; Ă  la fin de septembre, Franco, qui devait affecter des renforts Ă  d’autres fronts qui menaçaient de succomber, ne pouvait pas s’appuyer sur une concentration de troupes suffisante. Au surplus, l’élection de Franco par la Junta de Defensa n’était en rĂ©alitĂ© nullement conditionnĂ©e par la libĂ©ration de l’alcazar[504]. Enfin, en donnant, au dĂ©triment de l’assaut contre Madrid, la prioritĂ© Ă  la conquĂȘte de la zone rĂ©publicaine nord, enclavĂ©e, qui possĂ©dait la majeure partie de l’industrie lourde, les mines de charbon et de fer, une population qualifiĂ©e et la principale industrie d’armement, Franco faisait basculer l’équilibre des forces en sa faveur[505].

Comité de défense nationale

Armes d’Espagne (dans sa version administrative) telles qu’adoptĂ©es par le gĂ©nĂ©ral Franco en 1938.

Avec la mort accidentelle de Sanjurjo, le soulĂšvement se trouva dĂ©capitĂ©, et les Ă©checs de Goded Ă  Barcelone et de Fanjul Ă  Madrid avaient laissĂ© le gĂ©nĂ©ral Mola sans compĂ©titeurs dans la course au statut de chef de l’insurrection[506] - [382]. Le , Mola crĂ©a une Junta de Defensa Nacional composĂ©e de sept membres et dirigĂ©e par Miguel Cabanellas, et dans laquelle Franco ne figurait pas encore. Ce n’est que le que Franco fut admis dans la Junta, c’est-Ă -dire au moment oĂč les premiĂšres unitĂ©s d’Afrique avaient franchi le dĂ©troit de Gibraltar et oĂč Franco avait nouĂ© des relations privilĂ©giĂ©es avec l’Italie et avec l’Allemagne. Dans les nĂ©gociations pour obtenir l’aide italienne, c’est Franco qui avait pris l’initiative et qui les avait menĂ©es Ă  bonne fin. Mussolini et son ministre des Affaires extĂ©rieures Ciano avaient une indĂ©niable prĂ©fĂ©rence pour Franco, au dĂ©triment de Mola. En Allemagne Ă©galement, c’est avec Franco que se multipliaient les contacts, Franco ayant la chance de bĂ©nĂ©ficier de l’appui de nazis actifs rĂ©sidant au Maroc[507]. Le , dans une conversation tĂ©lĂ©phonique, Mola et Franco s’étaient accordĂ©s qu’il n’était pas efficace de doublonner les efforts pour obtenir de l’aide internationale, et Mola avait depuis lors cĂ©dĂ© Ă  Franco le soin d’entretenir les relations avec ceux qui dĂ©jĂ  Ă©taient leurs alliĂ©s et, par lĂ  mĂȘme, la supervision des fournitures de matĂ©riel[508].

La composition de la Junta de defensa reflĂ©tait la division des insurgĂ©s. Elle comprenait quatre officiers opportunistes ou mal dĂ©finis politiquement, les gĂ©nĂ©raux Mola et DĂĄvila, et les colonels Montaner et Moreno. Elle comptait deux monarchistes dans sa composition initiale, avec Saliquet et Ponte. Le gĂ©nĂ©ral Cabanellas dĂ©plaisait Ă  l’extrĂȘme droite en raison de son rĂ©publicanisme et de son appartenance Ă  la franc-maçonnerie. La division se compliqua encore par la suite, d’abord par l’inclusion de Franco le , puis par celle des gĂ©nĂ©raux Queipo de Llano (rĂ©publicain) et d’Orgaz (monarchiste) le [509]. Dans ce contexte de discorde, il apparut vite que la Junte Ă©tait incapable de donner sa cohĂ©rence Ă  une coalition aussi disparate, moins encore de crĂ©er un État nouveau face Ă  l’appareil rĂ©publicain. Ce ComitĂ©, oĂč les dirigeants militaires de la rĂ©bellion, Ă  l’exclusion de tout civil, dĂ©cidaient sur un pied d’égalitĂ©, ne dĂ©tenait pas l’autoritĂ© suffisante pour mettre fin Ă  l’indĂ©pendance de fait dont jouissaient ses membres, gĂ©ographiquement dispersĂ©s et se comportant chacun comme le maĂźtre absolu de leur territoire respectif conquis par les armes. Le , faute d’accord vĂ©ritable, ils s’étaient rĂ©signĂ©s Ă  confier la prĂ©sidence Ă  leur doyen d’ñge, le gĂ©nĂ©ral Cabanellas[510].

Franco bĂ©nĂ©ficiait comme Goded d’une popularitĂ© supĂ©rieure Ă  celle de ses collĂšgues, et bien que sa candidature fĂ»t dĂ©fendue par ses camarades monarchistes, induits en erreur sur ses intentions, Franco n’était liĂ© Ă  aucun clan et se posait comme l’homme de la sagesse et du juste milieu. S’il ne figurait pas vraiment comme l’un des membres fondateurs de la conjuration[511], il avait sauvĂ© ses collĂšgues d’un enlisement qui aurait pu leur ĂȘtre fatal, et apparaissait bien placĂ© pour s’imposer ensuite comme leur arbitre providentiel[512]. À partir de septembre (c’est-Ă -dire passĂ© seulement deux mois), il figurait dĂ©jĂ  comme le plus solide des candidats pour diriger le soulĂšvement. Le , Franco prit une initiative dont il est permis de dĂ©duire qu’il envisageait dĂ©jĂ  cette Ă©ventualitĂ© et qui probablement contribua Ă  consolider davantage encore sa position : sans s’ĂȘtre concertĂ© avec Mola, Franco adopta, lors d’une cĂ©rĂ©monie publique solennelle cĂ©lĂ©brĂ©e Ă  SĂ©ville, le drapeau rouge et or, de sorte qu’ultĂ©rieurement, la Junta, Ă  qui Franco avait forcĂ© la main par cette initiative, ne put qu’entĂ©riner officiellement cette banniĂšre[513]. Par cette initiative, Franco s’assura le soutien des monarchistes, alors que deux semaines seulement auparavant, Mola avait crĂ»ment Ă©conduit Jean de Bourbon, l’hĂ©ritier de la couronne, quand celui-ci voulut se joindre au soulĂšvement[514]. Franco pouvait compter Ă  ce moment sur un groupe de militaires — nommĂ©ment KindelĂĄn, NicolĂĄs Franco, Orgaz, YagĂŒe et MillĂĄn-Astray — disposĂ©s Ă  manƓuvrer pour l’élever au poste de commandant en chef et de chef de l’État[515].

Le fut constituĂ© le premier gouvernement unifiĂ© du Front populaire, prĂ©sidĂ© par le socialiste Francisco Largo Caballero, dont vinrent faire partie deux mois plus tard quatre reprĂ©sentants anarcho-syndicalistes. Vers la mi-septembre, ce gouvernement entreprit de mettre sur pied une nouvelle armĂ©e rĂ©publicaine, centralisĂ©e et disciplinĂ©e. Les premiĂšres armes soviĂ©tiques arrivĂšrent dĂ©but octobre, en mĂȘme temps qu’un groupe nombreux de conseillers militaires soviĂ©tiques, des centaines d’aviateurs et de conducteurs de char, rejoints bientĂŽt par les brigades internationales[516].

Instauration d’un commandement unique (septembre 1936)

Le , la Junta tint Ă  Burgos une rĂ©union oĂč le problĂšme du commandement unique fut abordĂ©. Cette initiative Ă©manait non pas tellement de Franco, mais plutĂŽt des gĂ©nĂ©raux monarchistes KindelĂĄn et Orgaz, qui estimaient qu’un commandement unique Ă©tait essentiel pour remporter la victoire et visaient l’objectif de faire Ă©voluer le rĂ©gime militaire vers la monarchie. Franco avait l’appui de ses conseillers les plus proches, et Italiens et Allemands voyaient Franco comme l’homme clef du camp nationaliste[517]. La question prenait une importance sans cesse croissante Ă  mesure que les colonnes de Franco s’approchaient des environs de Madrid. Les frictions que Franco n’avait pu Ă©viter avec Queipo de Llano dans le sud, et les quelques dĂ©saccords entre Mola et YagĂŒe, chef des colonnes d’assaut contre Madrid au centre, avaient rendu de plus en plus patente la nĂ©cessitĂ© d’un commandant en chef. KindelĂĄn avait donc pressĂ© Franco de solliciter une rĂ©union de toute la Junta pour y soumettre la proposition d’unitĂ© de commandement[518]. Le , en rĂ©union secrĂšte Ă  Salamanque, la Junta prĂ©para en premier lieu un projet de dĂ©cret prĂ©cisant les modalitĂ©s d’un commandement politique et militaire unifiĂ©. Ce texte, dont la rĂ©daction fut confiĂ©e Ă  JosĂ© de Yanguas MessĂ­a, professeur de droit international, prĂ©voyait la dissolution de la Junta de Defensa, la mise en place d’un commandement unique pour tous les corps d’armĂ©e, confiĂ© Ă  un generalĂ­simo, « chef du gouvernement de l’État pendant toute la durĂ©e de la guerre », exerçant son autoritĂ© sur « toutes les activitĂ©s nationales politiques, Ă©conomiques, sociales, culturelles »[519]. La rĂ©union dĂ©cisive fut fixĂ©e au , dans un petit bĂątiment en bois aux environs de Salamanque, oĂč avait Ă©tĂ© improvisĂ©e une petite piste d’atterrissage, vu que la plupart des participants devaient arriver en avion[520]. Lors de cette rĂ©union, convoquĂ©e par Franco Ă  la date convenue, et qui fut tendue, KindelĂĄn, de façon rĂ©pĂ©tĂ©e et avec le soutien d’Orgaz, insista que le problĂšme du commandement unique fĂ»t traitĂ©. Ouverte Ă  11 heures du matin, la rĂ©union fut suspendue Ă  midi, et Ă  sa reprise Ă  4 heures de l’aprĂšs-midi, KindelĂĄn insista encore : « Si dans un dĂ©lai de huit jours, un gĂ©nĂ©ral en chef [GeneralĂ­simo] n’a pas Ă©tĂ© nommĂ©, moi je m’en vais »[521]. AprĂšs que KindelĂĄn a proposĂ© le nom de Franco, celui-ci, qui apparaissait comme le moins compromis par des engagements politiques antĂ©rieurs, qui avait remportĂ© le plus de succĂšs militaires[519], et qui pouvait compter sur l’appui y compris de Mola, fut dĂ©signĂ© GeneralĂ­simo, c’est-Ă -dire chef suprĂȘme des armĂ©es. Il n’eut pas le soutien de Cabanellas, qui prĂ©conisait une direction collĂ©giale et remit en mĂ©moire les hĂ©sitations qu’avait eues Franco jusqu’au dernier moment avant de se dĂ©cider Ă  rejoindre le soulĂšvement. La rĂ©union s’acheva par l’engagement des participants Ă  garder la dĂ©cision secrĂšte jusqu’à ce que le gĂ©nĂ©ral Cabanellas l’ait rendue officielle par voie de dĂ©cret[494] - [522] ; cependant, les jours s’écoulaient sans que le prĂ©sident de la Junta en ait fait l’annonce officielle[523].

Palais Ă©piscopal de Salamanque, quartier-gĂ©nĂ©ral du GeneralĂ­simo Franco, de sa proclamation comme chef d’État le jusqu’au transfert de son QG Ă  Burgos.

C’est aussi ce mĂȘme jour que Franco, retardant la marche sur Madrid, dĂ©cida de dĂ©vier ses troupes vers TolĂšde pour libĂ©rer l’Alcazar[524]. Le , l’AlcĂĄzar Ă©tait libĂ©rĂ© et une manifestation d’hommage Ă  Franco eut lieu Ă  CĂĄceres[501]. Le lendemain se tint Ă  Salamanque une nouvelle rĂ©union de la Junta, oĂč devait se dĂ©cider de quels pouvoirs serait investi le commandant unique et oĂč KindelĂĄn apporta tout prĂ©parĂ© un brouillon du dĂ©cret, que lui et NicolĂĄs avaient rĂ©digĂ© la veille, et aux termes duquel Franco Ă©tait nommĂ© commandant suprĂȘme des forces armĂ©es (GeneralĂ­simo) avec des attributions incluant les pouvoirs de « chef de l’État », et ce « aussi longtemps que durerait la guerre »[525]. Devant les rĂ©ticences des autres membres de la Junta Ă  l’idĂ©e de rĂ©unir en une seule personne le commandement militaire et le pouvoir politique, KindelĂĄn proposa une pause pour dĂ©jeuner ; au cours de celle-ci, lui et YagĂŒe faisaient pression sur les autres membres du conseil pour leur faire soutenir la proposition. À la reprise de la rĂ©union, la proposition fut acceptĂ©e par tous, hormis Cabanellas, et sous rĂ©serve par Mola ; ensuite, le conseil fut chargĂ© de rĂ©diger le dĂ©cret dĂ©finitif[526]. Au sortir de la rĂ©union, Franco dĂ©clara que « ceci est le moment le plus important de ma vie »[527].

Le dĂ©cret, rĂ©digĂ© par Yanguas MessĂ­a, portait en son premier alinĂ©a qu’« en exĂ©cution de l’accord conclu par la Junta de Defensa Nacional Ă©tait nommĂ© chef de gouvernement de l’État espagnol Son Éminence monsieur le gĂ©nĂ©ral de Division don Francisco Franco Bahamonde, qui assumera tous les Pouvoirs du nouvel État »[528]. Si dans la proposition de KindelĂĄn il Ă©tait prĂ©supposĂ© que cette nomination ne vaudrait que pour la durĂ©e de la guerre, cette restriction n’avait pas Ă©tĂ© retenue dans le dĂ©cret finalement adoptĂ©. RamĂłn Garriga, qui plus tard allait faire partie du service de presse franquiste Ă  Burgos, affirma que Franco lut sur le projet de dĂ©cret la mention de ce qu’il serait chef du gouvernement de l’État espagnol seulement Ă  titre provisoire « aussi longtemps que durerait la guerre » et qu’il la biffa avant de le soumettre pour signature Ă  Cabanellas[529].

Le dĂ©cret que Cabanellas publia finalement le proclamait Franco « chef du gouvernement de l’État espagnol », donc sans la clause sur la limitation de ses pouvoirs Ă  la durĂ©e de la guerre. GrĂące Ă  cette omission, Franco allait s’arroger un pouvoir illimitĂ© dans sa portĂ©e aussi bien que dans sa durĂ©e. Le dĂ©cret dĂ©militarisa aussi le pouvoir, crĂ©ant en effet un ComitĂ© technique dont les membres Ă©taient pour la plupart des civils de second plan appelĂ©s Ă  jouer le rĂŽle de ministres[500]. Dans l’idĂ©e de Mola, ces mesures Ă©taient des mesures d’urgence destinĂ©es Ă  s’appliquer seulement pendant la durĂ©e de la guerre, aprĂšs quoi l’on en reviendrait au plan originel, Ă  savoir un processus politique comprenant un plĂ©biscite national, soumis Ă  des contrĂŽles minutieux, qui dĂ©terminerait le futur rĂ©gime de l’Espagne. Les membres de la Junta n’envisageaient pas l’instauration d’une dictature politique permanente exercĂ©e par un seul homme[530] - [531]. Symptomatiquement, Franco, nonobstant qu’il eĂ»t Ă©tĂ© nommĂ© seulement « chef du gouvernement », se mit Ă  se dĂ©signer lui-mĂȘme sous le titre de « chef de l’État ». Le lendemain, les mĂ©dias franquistes publiaient la nouvelle qu’il avait Ă©tĂ© investi « chef d’État », et ce mĂȘme jour, Franco signa son premier ordre par la mention « chef d’État »[532] - [519].

Investiture comme GeneralĂ­simo et amorce d’institutionalisation du rĂ©gime

Investiture de Franco comme chef d’État à Burgos, .

L’investiture de Franco comme chef d’État eut lieu le Ă  Burgos, et fut cĂ©lĂ©brĂ©e en grande pompe, en prĂ©sence de reprĂ©sentants de l’Allemagne, de l’Italie et du Portugal[533] - [534] - [535]. Le GeneralĂ­simo dĂ©clara Ă  cette occasion : « Messieurs les gĂ©nĂ©raux et chefs de la Junta, vous pouvez ĂȘtre fiers, vous avez reçu une Espagne brisĂ©e et vous me remettez une Espagne unie dans un idĂ©al unanime et grandiose. La victoire est de notre cĂŽtĂ© »[536] ; et encore : « Ma main sera ferme, mon poignet ne tremblera pas, et je tĂącherai d’élever l’Espagne Ă  la place qui lui revient eu Ă©gard Ă  son Histoire et Ă  la place qu’elle a occupĂ©e dans les temps passĂ©s »[537]. Si, dans cette allocution, il esquissa un rĂ©gime mal identifiĂ© assez proche des rĂ©gimes totalitaires existants et laissa clairement entendre qu’il ne songeait pas Ă  un mandat limitĂ©, ce n’est que dans le cours de la guerre civile que son ambition de dictateur Ă  vie apparaĂźtra au grand jour, Franco rĂ©vĂ©lant alors des appĂ©tits politiques pour la plupart insoupçonnĂ©s[538].

La Junta de Defensa Nacional fut dissoute, et Ă  sa place fut crĂ©Ă©e une Junta TĂ©cnica del Estado (littĂ©r. ComitĂ© technique de l’État), de type administratif, sans aucune autoritĂ© politique ou militaire, prĂ©sidĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Fidel DĂĄvila, fiable suiveur de Franco et officier administratif par excellence. Mola fut dĂ©signĂ© commandant en chef de l’armĂ©e du Nord, et Queipo de celle du Sud, tandis que Cabanellas Ă©tait relĂ©guĂ© au rang d’inspecteur de l’armĂ©e ; c’est lĂ  le premier exemple de ce qui deviendra une pratique habituelle de son rĂ©gime : offrir une promotion Ă  des postes honorifiques Ă  des figures en vue mais non dĂ©sirĂ©es afin de les mettre Ă  l’écart. Le ComitĂ© technique se composait de sept commissions chargĂ©es des diffĂ©rentes branches de l’administration de l’État, avec chacune son prĂ©sident. Il crĂ©a Ă©galement un secrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral du chef de l’État, oĂč il plaça son frĂšre NicolĂĄs, ainsi qu’un secrĂ©tariat aux Relations internationales, avec SangrĂłniz Ă  sa tĂȘte, et un ministĂšre du Gouvernement gĂ©nĂ©ral (avec les attributions d’un ministĂšre de l’IntĂ©rieur et de la SĂ©curitĂ©), confiĂ© Ă  un autre gĂ©nĂ©ral. Trois des prĂ©sidences de commission revinrent Ă  des monarchistes[539] - [540] - [541]. La Junta tĂ©cnica, bien qu’improvisĂ©e et arbitraire, se montra capable de mobiliser les ressources Ă©conomiques et humaines de la zone nationale, obtenant que la production Ă©conomique dĂ©passe bientĂŽt celle de la zone rĂ©publicaine. La production alimentaire fut satisfaisante, l’exportation de minĂ©raux se maintint, et peu aprĂšs la conquĂȘte du Nord en 1937, la production de charbon et d’acier se rĂ©tablit. Le nouvel État mobilisa efficacement les ressources financiĂšres, les banques continuaient Ă  ĂȘtre rentables, et la peseta de la zone nationaliste resta stable, avec un peu plus de 10 % d’inflation par an, pendant que dans la zone rĂ©publicaine, l’inflation et les dĂ©valuations Ă©taient entrĂ©es dans une spirale non maĂźtrisĂ©e[542].

PremiĂšre croisade : Espagne, guide spirituel du monde.
Affiche de propagande franquiste, vers 1939-1940.

Le gĂ©nĂ©ral Franco sitĂŽt autonommĂ© chef de l’État, un culte Ă  sa personnalitĂ© fut mis en place, en mĂȘme temps qu’était lancĂ©e une campagne de propagande de style fasciste[543], oĂč la zone insurgĂ©e fut submergĂ©e d’affiches Ă  son effigie et oĂč les journaux devaient porter en chapeau le slogan : « Una Patria, un Estado, un Caudillo », dĂ©marquĂ© du « Ein Volk, ein Reich, ein FĂŒhrer » d’Adolf Hitler[544]. Franco s’adjugea l’épithĂšte de Caudillo, titre mĂ©diĂ©val signifiant « chef guerrier », plus particuliĂšrement « chef de guĂ©rilla », utilisĂ© pour la premiĂšre fois en 1923 et pour lequel il eut une dilection dĂšs le dĂ©but, car s’enracinant dans le passĂ© mĂ©diĂ©val de l’Espagne et de la Reconquista, et relevant d’une tradition Ă©pique, de la geste nationale et catholique. PrĂ©cisĂ©ment, un caudillo est un personnage charismatique, un don de la Providence Ă  un peuple, un messie investi d’une mission rĂ©demptrice, ce dont l’Espagne, pervertie par le marxisme, l’anarchisme, et la franc-maçonnerie avait besoin[545] - [546]. Il devint ainsi l’objet d’une adulation orchestrĂ©e par une presse de plus en plus disciplinĂ©e et mise au pas, adulation qui dĂ©passa bientĂŽt celle de toute autre figure vivante de l’histoire d’Espagne[538]. À son passage, lors de ses discours et dans les rassemblements publics, on l’acclamait par « Franco!, Franco!, Franco! », et ses supposĂ©es vertus Ă©taient abondamment vantĂ©es : intelligence, volontĂ©, justice, austĂ©ritĂ©... Ses premiers hagiographes apparurent qui le qualifiaient notamment de « croisĂ© d’Occident, prince des ArmĂ©es »[547]. Ses expressions, citations, paroles et discours Ă©taient repris en chƓur dans tous les mĂ©dias, et depuis lors aussi, l’une de ses obsessions sera d’avoir la haute main sur ces mĂ©dias[548]. D’autre part, le , l’évĂȘque de Salamanque, Enrique PlĂĄ y Deniel, publia une lettre pastorale intitulĂ©e Las dos ciudades (littĂ©r. les Deux CitĂ©s) — en allusion Ă  la CitĂ© de Dieu de saint Augustin —, dans laquelle le soulĂšvement Ă©tait pour la premiĂšre fois qualifiĂ© de « croisade »[531] - [548] (quoique sur ce point, le clergĂ© eĂ»t Ă©tĂ© devancĂ© par les chefs carlistes, qui en avaient inaugurĂ© l’usage[549]). Tout un cĂ©rĂ©monial quasi religieux accompagnait son personnage, et Franco se prĂȘtait Ă  cette reprĂ©sentation, par conviction ou par calcul[550]. Le , il alla s’installer Ă  Salamanque et, acceptant l’offre de l’évĂȘque PlĂĄ y Deniel, prit ses quartiers dans le Palais Ă©piscopal, amalgamant ainsi, comme il devait en prendre l’habitude, les fonctions avec les lieux symboliques[551] — toutefois pour un sĂ©jour qu’il escomptait de courte durĂ©e, jusqu’à son dĂ©mĂ©nagement proche et dĂ©finitif pour la capitale[552].

Depuis cette Ă©poque Ă©galement, sa ferveur religieuse s’était intensifiĂ©e, et il assistait quotidiennement, aux premiĂšres heures du jour, Ă  la messe dans la chapelle de sa rĂ©sidence officielle ; certains aprĂšs-midis, il rĂ©citait le rosaire aux cĂŽtĂ©s de son Ă©pouse ; et enfin, Ă  partir de cette Ă©poque, il allait disposer d’un confesseur personnel[553]. Il n’y a pas le moindre doute sur son catholicisme, mĂȘme si celui-ci n’avait eu qu’une expression publique limitĂ©e quand il Ă©tait jeune officier. La Guerre civile le porta Ă  une pratique religieuse intensive, non sans rapport avec le sens d’un destin providentiel qu’il commençait Ă  dĂ©velopper[554]. Le concept de religion devait ĂȘtre, par-dessus celui de nation, le principal support moral du Mouvement national ; son nouvel État devait ĂȘtre confessionnel[555]. La dimension d’un combat pour la chrĂ©tientĂ© — de « croisade » — ne cessera de le servir. AndrĂ©e Bachoud explique :

« [Son message] apportait la garantie d’une identitĂ© que beaucoup d’Espagnols craignaient de perdre. Certes, il utilise dans les premiers temps une phrasĂ©ologie nĂ©ofasciste accommodĂ©e Ă  la maniĂšre espagnole, mais c’est dans la restitution d’un rituel ancien que la plupart de ses fidĂšles se reconnaissent. [
] Ses discours montrent qu’il est naturellement de plain-pied dans la syntaxe d’une droite archaĂŻque, crĂ©ative et symbolique, en adĂ©quation avec l’imaginaire politique d’un ensemble sociologique dĂ©calĂ© par rapport Ă  ce qu’on peut appeler la « modernitĂ© » du moment. Sa conformitĂ© avec une grande partie de son environnement est l’une des clefs de sa rĂ©ussite, et les tĂ©moignages de soutien le confortent sans doute dans l’idĂ©e qu’il est dĂ©signĂ© pour remplir une mission supĂ©rieure[556]. »

Aussi, tous les Espagnols menacĂ©s par la rĂ©volution du Front populaire, depuis les aristocrates monarchistes jusqu’aux gens des classes moyennes et aux petits agriculteurs catholiques des provinces du Nord, s’agglutinĂšrent-ils autour de Franco comme leur chef, dans une lutte dĂ©sespĂ©rĂ©e pour la survie. Les nationalistes mirent en marche une vaste contre-rĂ©volution de droite s’incarnant dans un nĂ©o-traditionalisme culturel et spirituel inĂ©dit. Les Ă©coles et les bibliothĂšques furent expurgĂ©es non seulement du radicalisme de gauche, mais aussi de presque toutes les influences libĂ©rales, et la tradition espagnole fut consacrĂ©e comme boussole d’une nation dont on disait qu’elle avait perdu le nord pour avoir suivi les principes de la rĂ©volution française et du libĂ©ralisme[557].

S’il concĂ©dait une considĂ©rable autonomie Ă  ses subordonnĂ©s, il exerça dĂšs le dĂ©but un pouvoir personnel plein et une autoritĂ© ferme sur tous les commandants militaires, Ă  tel point que quelques-uns de ceux qui avaient votĂ© pour lui s’étonnĂšrent de ses maniĂšres distantes et impersonnelles et de l’extension de son autoritĂ©. L’activitĂ© politique de groupes et partis cessa d’exister dans la zone nationale ; toutes les organisations de gauche furent interdites sous la loi martiale dĂšs le dĂ©but du conflit, et Gil-Robles ordonna dans une lettre datĂ©e du , soit une semaine aprĂšs la prise de pouvoir de Franco, Ă  tous les membres de la CEDA et Ă  ses miliciens de se soumettre complĂštement au commandement militaire. Seuls les phalangistes et les carlistes gardĂšrent leur autonomie vis-Ă -vis de la nouvelle autoritĂ©, mais lorsque les carlistes tentĂšrent en dĂ©cembre d’ouvrir leur propre Ă©cole d’officiers indĂ©pendante, Franco la fit immĂ©diatement fermer et expĂ©dia le dirigeant carliste, Manuel Fal Conde, en exil. D’autre part, si les phalangistes Ă©taient autorisĂ©s pendant un temps Ă  avoir deux Ă©coles de formation militaire, Franco eut soin d’unifier toutes les milices sous un mĂȘme commandement rĂ©gulier[558] - [559]. Aux quelques chefs militaires qui lui avaient demandĂ© de presser Franco Ă  adopter un systĂšme plus collĂ©gial de gouvernement, Mola rĂ©pondit que pour lui le principal Ă©tait de gagner la guerre et qu’à un tel moment, il fallait se garder de compromettre l’unitĂ©[560].

À Salamanque, Franco avait un homme de main, Lorenzo MartĂ­nez Fuset, qui avait pour mission d’anĂ©antir tout ce qui Ă©tait susceptible de nuire Ă  l’ordre franquiste, Ă  savoir francs-maçons, libĂ©raux, anarchistes, rĂ©publicains, socialistes ou communistes, et obtint par ce procĂ©dĂ© un fort nombre de ralliements Ă  la Phalange et d’enrĂŽlements. Franco, note AndrĂ©e Bachoud, « se complaisait dans le rĂŽle de patriarche apparemment bonhomme, pratiquant constamment la justice distributive, mais qu’il combinait Ă  la rĂ©alitĂ© d’une action rĂ©pressive impitoyable »[551].

Franco envoya des tĂ©lĂ©grammes Ă  Hitler et Ă  Rudolf Hess pour leur faire part, sur un ton cordial, de son investiture. Hitler lui rĂ©pondit par l’entremise du diplomate allemand Du Moulin-Eckart, qui dans un entretien avec Franco le lui offrit l’appui de l’Allemagne, mais diffĂ©ra la reconnaissance du gouvernement rebelle jusqu’à la prĂ©visible prise de Madrid. Du Moulin informa les autoritĂ©s de Berlin de la disposition d’esprit de Franco : « L’amabilitĂ© avec laquelle Franco a exprimĂ© sa vĂ©nĂ©ration pour le FĂŒhrer et Chancelier, sa sympathie pour l’Allemagne, et la rĂ©ception dĂ©licate et chaleureuse qui m’a Ă©tĂ© faite ne permettent pas le moindre doute quant Ă  la sincĂ©ritĂ© de son attitude envers nous »[561].

RamĂłn, restĂ© en contact rĂ©gulier avec NicolĂĄs, avait dĂ©cidĂ© Ă  la mi-, deux semaines avant que son frĂšre ne devienne gĂ©nĂ©ralissime, de rompre avec la zone rĂ©publicaine. Lorsque RamĂłn se prĂ©senta le Ă  Salamanque, Franco lui pardonna tous ses pĂ©chĂ©s politiques d’antan, et afin de le protĂ©ger d’une possible rĂ©torsion, le rĂ©intĂ©gra au sein du groupe familial et ordonna un procĂšs judiciaire en procĂ©dure accĂ©lĂ©rĂ©e, d’oĂč RamĂłn sortit innocentĂ© le [562] - [563]. À la fin du mois, Franco le fit lieutenant-colonel et le nomma chef de l’importante base aĂ©rienne de Majorque. Le , KindelĂĄn, qui n’en avait pas Ă©tĂ© informĂ©, adressa Ă  Franco la lettre sans doute la plus courroucĂ©e qu’il reçût jamais d’un subordonnĂ©. RamĂłn, se mettant au service de la cause des insurgĂ©s, gagna le respect de ses collĂšgues par son engagement et sa compĂ©tence professionnelle, et surtout par son exemple, en dirigeant personnellement nombre d’actions[563] et en accomplissant 51 missions de bombardement sur les villes rĂ©publicaines de Valence, d’Alicante et de Barcelone. Il pĂ©rit dans un accident d’avion le [562].

La position de Franco se consolida encore, aprĂšs que JosĂ© Antonio Primo de Rivera a Ă©tĂ© exĂ©cutĂ© par les rĂ©publicains Ă  Alicante le , ce qui fit passer la Phalange dans l’orbite de Franco[564]. C’est Ă  cette Ă©poque aussi que Franco mit sur pied une flamboyante Garde maure pour sa protection personnelle[565].

Affermissement de l’autoritĂ© de Franco et crĂ©ation d’un parti unique (avril 1937)

Dans les premiers mois de son pouvoir, Franco se concentra sur les affaires militaires et sur les relations diplomatiques. Les activitĂ©s politiques Ă©taient interdites et toutes les forces de droite appuyaient le nouveau rĂ©gime. Seule la Phalange continuait Ă  faire du prosĂ©lytisme, en prenant soin toutefois de pas interfĂ©rer avec l’administration militaire[566]. À partir d’, Franco s’appliqua Ă  consolider sa position politique, avec l’aide prĂ©cieuse de RamĂłn Serrano SĂșñer, arrivĂ© Ă  Salamanque le . Serrano Suñer, homme politique expĂ©rimentĂ© et habile, bien mieux Ă  mĂȘme que Franco et son frĂšre NicolĂĄs de rĂ©soudre les problĂšmes posĂ©s par la construction d’un nouvel État et par l’unification des forces disparates, hĂ©tĂ©rogĂšnes, parfois adverses, qui soutenaient Franco, ne tarda pas Ă  remplacer NicolĂĄs comme conseiller politique de Franco[567] - [568], et tĂącha de donner Ă  l’Espagne nationaliste l’apparence d’un État organisĂ© en s’inspirant du systĂšme mussolinien[569]. En 1937, Franco s’efforça surtout Ă  annihiler le pouvoir quasi autonome que certains de ses collĂšgues militaires exerçaient toujours dans diffĂ©rentes rĂ©gions, spĂ©cialement Ă  SĂ©ville et en Andalousie, soumis depuis des mois au bon vouloir de Queipo de Llano. Il lui fallait aussi discipliner et intĂ©grer dans l’armĂ©e les milices des organisations d’extrĂȘme droite et des carlistes. C’est seulement aprĂšs avoir menĂ© Ă  bien ces opĂ©rations internes que Franco put conduire son action gouvernementale, en particulier par la promulgation, le , d’une loi organique qui mettait fin aux fonctions de la Junte technique, en la rĂ©organisant en un gouvernement composĂ© de dĂ©partements ministĂ©riels classiques[570].

Le deuxiĂšme grand coup politique de Franco fut d’imposer un parti unique et de commettre, selon le mot de Guy Hermet, un « coup d’État dans le coup d’État ». La coalition anti-rĂ©publicaine englobait un ensemble d’aspirations trĂšs diverses et parfois antagonistes : monarchistes (escomptant la restauration de la dynastie des Bourbons), la CEDA (Ă  cette date encore mouvement rĂ©publicain de droite), et la Phalange (parti dominant, avec ses 240 000 militants en 1937)[571]. La plupart considĂ©raient les fonctions de Franco comme un intĂ©rim, au mieux comme une rĂ©gence, en attendant la fin de la guerre[572].

Franco tenta dans un premier temps de fonder, en s’appuyant sur la CEDA, un parti politique Ă  l’image de celui crĂ©Ă© par le dictateur Primo de Rivera[573], mais les rĂ©ticences de certains phalangistes et carlistes, dont les mouvements avaient acquis une puissance considĂ©rable depuis le soulĂšvement, le feront renoncer et changer de stratĂ©gie. De façon gĂ©nĂ©rale, la Phalange se dĂ©marquait sensiblement de la pensĂ©e rĂ©actionnaire qui dominait l’Espagne nationale, spĂ©cialement en matiĂšre religieuse, de nombreux phalangistes professant une franche hostilitĂ© Ă  l’encontre du catholicisme Ă©tabli, comme aussi vis-Ă -vis des militaires de style classique[574]. Pourtant, s’avisant que la logique des circonstances imposait d’aller vers une grande et nouvelle organisation politique, les phalangistes commencĂšrent en fĂ©vrier 1937 Ă  nĂ©gocier les conditions d’une possible fusion avec les carlistes. Ceux-ci toutefois Ă©taient des catholiques ultra-traditionalistes et trĂšs sceptiques envers le fascisme, et un accord de fusion acceptable ne put ĂȘtre trouvĂ©[575].

En España amanece. Arriba España.
Affiche de propagande dépeignant les silhouettes de trois hommes exécutant le salut fasciste devant le symbole de la Phalange.

Serrano Suñer lui proposa de crĂ©er une sorte d’équivalent institutionalisĂ© du fascisme italien, mais plus enracinĂ© dans le catholicisme que ne l’était l’idĂ©ologie italienne. Cela impliquait de fonder un parti politique d’État basĂ© sur la Phalange comme force principale, car, d’aprĂšs Serrano Suñer, le « carlisme souffrait d’une certaine inactualitĂ© politique ; Ă  l’inverse, une bonne part de sa doctrine Ă©tait comprise dans la pensĂ©e de la Phalange, et celle-ci avait le contenu social et rĂ©volutionnaire devant permettre Ă  l’Espagne nationaliste d’absorber idĂ©ologiquement l’Espagne rouge, ce qui est notre grande ambition et notre grand devoir »[576]. Pour mettre en place ce systĂšme nĂ©ofasciste, Serrano Suñer s’attela donc Ă  mettre de l’ordre dans le magma d’aspirations contradictoires qu’était le camp nationaliste, en l’enfermant dans un parti unique placĂ© sous la houlette de Franco, ce qui devait permettre de crĂ©er un État « vĂ©ritablement neuf », diffĂ©rent des constructions antĂ©rieures, tout en mĂ©nageant les Ă©quilibres partisans, sans accorder de primautĂ© d’influence Ă  un seul des soutiens Ă  la cause nationaliste[577] - [578].

Quant Ă  JosĂ© Antonio Primo de Rivera, il se trouvait incarcĂ©rĂ© dans la prison provinciale d’Alicante. Il ne fallait certes pas s’attendre Ă  ce que Franco fĂ»t particuliĂšrement enthousiaste Ă  l’idĂ©e de la libĂ©ration de JosĂ© Antonio, susceptible de devenir un rival politique, mais il ne pouvait non plus rejeter les requĂȘtes des phalangistes. Il mit Ă  leur disposition des moyens et une quantitĂ© considĂ©rable d’argent pour tenter de suborner les geĂŽliers rĂ©publicains[579] - [580]. Paul Preston formule l’hypothĂšse que Franco retarda volontairement les dĂ©marches entreprises par les comtes de Mayalde et de Romanones auprĂšs de LĂ©on Blum pour obtenir la grĂące de JosĂ© Antonio, et observe que l’exĂ©cution de JosĂ© Antonio en servait Franco, qui avait le plus grand intĂ©rĂȘt Ă  utiliser la Phalange comme instrument politique, mais qu’il eĂ»t Ă©tĂ© incapable, en prĂ©sence de son chef, de manipuler Ă  sa guise[581] - [566].

NĂ©anmoins, le seul obstacle rĂ©el Ă  la formation d’un tel parti unique Ă  la dĂ©votion de Franco demeurait la Phalange[574]. Celle-ci s’était certes Ă©normĂ©ment accrue, mais apparaissait vulnĂ©rable, car ses principaux dirigeants avaient pĂ©ri assassinĂ©s sous les coups de la rĂ©pression de gauche, et ses chefs survivants, y compris le nouveau dirigeant Manuel Hedilla, manquaient de prestige, de talent, d’idĂ©es claires et de capacitĂ©s de direction, et de surcroĂźt Ă©taient divisĂ©s en petits groupements[575]. Avec l’aide de son frĂšre NicolĂĄs et du commandant Doval, il se rendit maĂźtre en dix jours de la Phalange : d’abord, en tĂ©lĂ©guidant Hedilla contre le groupe Aznar-DĂĄvila-GarcerĂĄn qui accusait Hedilla de s’ĂȘtre vendu Ă  Franco, puis en relĂ©guant Hedilla vainqueur dans un poste subalterne ; celui-ci, s’étant rebellĂ© le , fut arrĂȘtĂ© le 25 Ă  la suite d’une manipulation orchestrĂ©e par Doval et ses services, jugĂ© par un tribunal militaire ad hoc pour conspiration et tentative de meurtre sur Franco, et condamnĂ© Ă  mort le 29, puis certes graciĂ© Ă  l’intervention de l’ambassadeur d’Allemagne et sous la pression de Serrano Suñer, mais dĂ©moli politiquement ; et simultanĂ©ment, le clan Primo de Rivera, trĂšs rĂ©ticent Ă  l’idĂ©e d’une subordination de la Phalange Ă  Franco, fut marginalisĂ©[582] - [583] - [584].

UnificaciĂłn.
Propagande célébrant l'union des phalangistes et des carlistes en un parti unique.
Illustration publiée dans Flecha, revue pour la jeunesse, .

Le dĂ©cret d’unification politique, auquel Serrano Suñer mit la derniĂšre main et qui fut rendu public Ă  la radio le , Ă©tablissait un parti unique dĂ©nommĂ© Falange Española Tradicionalista y de las Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista, en abrĂ©gĂ© FET y de las JONS. Traditionalistes ou carlistes, phalangistes et autres nĂ©ofascistes formaient dĂ©sormais un tout sous le strict contrĂŽle du chef du gouvernement[577] - [585]. Il restait au Caudillo, qui avait dĂ©jĂ  ornĂ© son pouvoir d’une certaine lĂ©gitimitĂ© internationale et dotĂ© d’une efficacitĂ© administrative convenable, Ă  parer son rĂ©gime d’une lĂ©gitimitĂ© bĂątie sur une assise idĂ©ologique taillĂ©e Ă  sa propre mesure ; la solution se prĂ©senta, selon Guy Hermet, sous les espĂšces d’un parti unique « sans doctrine claire, ramassis de tendances contradictoires s’annulant les unes les autres, assez impuissant pour rassurer les catholiques, mais suffisamment enrobĂ© de verbiage totalitaire pour plaire aux jeunes extrĂ©mistes de droite aussi bien qu’aux protecteurs allemands et italiens de l’État national »[586]. Si certes le nouveau parti officiel, seul autorisĂ©, et l’État adoptĂšrent pour leur crĂ©do les 26 points de la doctrine fasciste de la Phalange, Franco souligna que cela n’était pas un programme dĂ©finitif, absolu et immuable, mais restait sujet Ă  modification dans le futur. La nouvelle structure n’écartait pas une Ă©ventuelle restauration monarchique. Toutes les autres organisations politiques furent dissoutes, et l’on escomptait que leurs membres se joindraient aux FET y de las JONS, placĂ©s sous la direction de Franco, qui se nomma chef national. L’organisation aurait un secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral, un ComitĂ© politique comme instance exĂ©cutive, et un Conseil national plus large, dont Franco, avec l’aide de Serrano Suñer, choisit les 50 membres, selon un dosage subtil des diverses tendances[587] - [588] - [589].

Ainsi, Ă  l’inverse de ce qui s’était produit dans l’Italie fasciste ou l’Allemagne nazie, souligne Guy Hermet, « le parti unique espagnol devint l’appendice subalterne de l’État dictatorial au lieu de le rĂ©gir en maĂźtre. Le rĂ©gime franquiste n’a jamais Ă©tĂ© totalitaire dans la pratique »[590] ; en effet, « si le Caudillo juge opportun de flatter ses alliĂ©s allemands et italiens en appuyant son pouvoir sur un parti de style fasciste, il est au fond de lui-mĂȘme hostile aux vellĂ©itĂ©s pseudo-rĂ©volutionnaires des phalangistes. De plus, la bonne sociĂ©tĂ© trouvait la Phalange vulgaire et populaire, et n’aurait pas admis que la dictature en fasse la seule structure d’encadrement offerte aux Espagnols »[591]. Le parti unique serait donc semi-fasciste, non une simple imitation du parti italien ou d’un autre modĂšle Ă©tranger. Bien que Franco ait dĂ©clarĂ© vouloir instituer un « État totalitaire », le modĂšle qu’il invoquait Ă©tait toutefois la structure politique des Rois catholiques du XVe siĂšcle, ce qui atteste que ce que Franco avait Ă  l’esprit n’était pas un systĂšme de contrĂŽle absolu sur toutes les institutions, c’est-Ă -dire un vĂ©ritable totalitarisme, mais un État militaire et autoritaire qui dominerait toutes les sphĂšres publiques mais permettrait un semi-pluralisme limitĂ© et traditionaliste[592]. Si par la crĂ©ation d’un parti unique et la subsĂ©quente confiscation de toute parole doctrinale, Franco se retrouva dans une position de chef d’État Ă©gale en pouvoir Ă  celle du FĂŒhrer ou du Duce, disposant pareillement de milices combattantes, toute cette opĂ©ration s’était accomplie moyennant une Ă©dulcoration du discours fasciste, amendĂ© par une injection de conservatisme et de clĂ©ricalisme traditionnel[593]. La fonction de la nouvelle FET Ă©tait, selon ses propres paroles, d’incorporer « la grande masse des non-affiliĂ©s », en vue de quoi toute rigiditĂ© doctrinale devenait prĂ©judiciable. De mĂȘme, un mois aprĂšs l’unification politique, il lui faudra convaincre les Ă©vĂȘques catholiques que la FET ne propagerait pas d’« idĂ©es nazies », leur principal sujet d’inquiĂ©tude[594].

Le « décret capital » d'unification politique est encensé dans le journal El Correo Español, .

Lors de la cĂ©rĂ©monie de signature du DĂ©cret d’unification, Franco prononça son cĂ©lĂšbre Discours de la reconstruction nationale, dans lequel il informa la population sur la forme de gouvernement qu’il se proposait d’instaurer Ă  l’issue de la guerre. Cette allocution sera reprise de multiples fois pendant de longues annĂ©es par les mĂ©dias de propagande de la dictature.

« Un État totalitaire harmonisera en Espagne le fonctionnement de toutes les capacitĂ©s et Ă©nergies du pays, au sein duquel et dans l’UnitĂ© nationale, le travail — jugĂ© ĂȘtre parmi tous les devoirs celui auquel il est le moins licite de se soustraire — sera l’unique exposant de la volontĂ© populaire. Et grĂące Ă  lui, le ressentir authentique du peuple espagnol pourra se manifester Ă  travers ces organes naturels qui, au mĂȘme titre que la famille, la commune, l’association et la corporation, feront se cristalliser en rĂ©alitĂ©s notre idĂ©al suprĂȘme. »

— Francisco Franco[595]

L’unification ne fut bien accueillie ni chez les phalangistes, ni chez les carlistes, mais vu la situation extraordinaire que reprĂ©sentait la guerre civile totale, l’immense majoritĂ© accepta nĂ©anmoins de se voir imposer l’autoritĂ© de Franco, abstraction faite de Hedilla et d’un petit groupe de phalangistes influents, qui se permirent de manifester leurs rĂ©serves. Les hauts gradĂ©s de l’armĂ©e, dont fort peu Ă©taient phalangistes, et qui se considĂ©raient comme les dĂ©positaires du vĂ©ritable esprit du Mouvement national, n’étaient pas davantage satisfaits de cette rĂ©forme, mais Ă©taient absorbĂ©s par leurs tĂąches guerriĂšres[596]. Nul dans le camp national ne s’enhardit Ă  exprimer ses rĂ©ticences, de crainte de compromettre la dynamique de la victoire ; aussi la prolongation de la guerre servait-elle les plans de Franco[597].

L’action de Franco dans la premiĂšre annĂ©e de son pouvoir donna Ă  voir l’autocrate dont personne jusque-lĂ  n’avait soupçonnĂ© l’existence. C’était en effet Ă  Salamanque et en famille que les dĂ©cisions de gouvernement et de politique Ă©trangĂšre se prenaient. Des formes juridiques furent donnĂ©es aux exĂ©cutions sommaires, aux emprisonnements, aux licenciements de fonctionnaires suspects etc. À Salamanque, le gouvernement mit aussi sur pied une officine de culture et de propagande destinĂ©e Ă  faire contrepoids Ă  l’engagement des intellectuels occidentaux en faveur de la RĂ©publique, tentative qui se solda par un Ă©chec[598].

Franco Ă©carta l’hĂ©ritier de la couronne espagnole, mais tout en ayant soin de ne pas offenser les monarchistes qui le soutenaient : lorsque Jean de Bourbon voulut derechef rejoindre le mouvement le en prenant un commandement dans la marine, il le retint diplomatiquement Ă  la frontiĂšre, allĂ©guant qu’il valait mieux pour l’hĂ©ritier du trĂŽne de ne pas prendre parti dans la guerre et qu’il n’était pas souhaitable de lui faire courir des risques. Plus tard, il justifia ainsi son attitude : « il me faut d’abord crĂ©er la nation ; c’est ensuite que nous dĂ©ciderons si c’est une bonne idĂ©e de nommer un roi »[599] - [587] - [491] ; c’était donner tout Ă  la fois de vagues gages sur une future restauration de la monarchie et ĂŽter toute occasion au prince d’acquĂ©rir quelque reconnaissance de la nation[600].

En 1937, Franco Ă©tait chef absolu de l’État dont il dĂ©finissait toutes les structures de fonctionnement, et maĂźtrisait tous les rouages de la vie politique. Il avait instaurĂ© un rituel qui institutionalisait et sacralisait son autoritĂ© ; le , date anniversaire du soulĂšvement contre la rĂ©publique, et le , date oĂč il fut fait Caudillo, furent dĂ©crĂ©tĂ©s fĂȘtes nationales[601]. Moins d’un an aprĂšs le dĂ©but de la Guerre civile, le systĂšme franquiste Ă©tait donc en place sous la forme d’un totalitarisme spĂ©cifique enracinĂ© dans la tradition et la religion et censĂ© traduire les aspirations de l’immense majoritĂ© des gens de son camp[602]. Il y eut des tentatives d’amener Franco Ă  adopter une variante du modĂšle politique italien, et des conseils lui furent prodiguĂ©s en ce sens, mais cela aboutit seulement Ă  affirmer que le rĂ©gime espagnol avait une singularitĂ© nationale et que ce serait une erreur de le contraindre[603].

Entre-temps, Franco avait pris ses quartiers Ă  Burgos, dans le Palais de la Isla[604], bientĂŽt suivi de Serrano Suñer et d’autres proches parents de Carmen Polo. La famille Franco adopta un mode de vie provincial, et les visiteurs Ă©taient frappĂ©s par le style « pension de famille » qui caractĂ©risait ce regroupement tribal. Dans les cĂ©rĂ©monies officielles, le provincialisme du rĂ©gime Ă©tait plus patent encore, avec ses rituels de messes, de fĂȘtes, de discours boursouflĂ©s[605].

Entre 1937 et 1938, la Guerre civile entra dans une phase de guerre d'usure, oĂč les forces nationalistes gagnaient progressivement du terrain. Le , le gĂ©nĂ©ral Mola, peut-ĂȘtre le seul rival politique dans le haut commandement capable de contrebalancer l’influence du Caudillo, pĂ©rit dans un accident d’avion, ce qui renforça encore la position de Franco comme dirigeant indiscutable du Mouvement. Aux dires du gĂ©nĂ©ral allemand Wilhelm Faupel, ambassadeur d’Allemagne Ă  Salamanque, « sans aucun doute, le GeneralĂ­simo se sent soulagĂ© par la mort du gĂ©nĂ©ral Mola »[606] - [607], mais les collaborateurs de Mola ne purent trouver de preuve que sa mort fut autre chose qu’un fatal accident. Le commandement dans le Nord passera alors au gĂ©nĂ©ral DĂĄvila, homme devenu absolument loyal Ă  Franco[505]. Hitler commenta : « la vĂ©ritable tragĂ©die pour l’Espagne fut la mort de Mola ; c’était lui l’authentique cerveau, le vĂ©ritable chef. Franco est arrivĂ© au sommet comme Ponce Pilate dans le Credo »[608].

Caution de l’Église

Franco, le général Gonzalo Queipo de Llano et le cardinal Eustaquio Ilundåin y Esteban (1937).

Le Caudillo sut obtenir le soutien inconditionnel de l’Église espagnole et vaincre les rĂ©ticences initiales du Vatican, jusqu’à obtenir aussi l’appui de celui-ci. Franco s’enorgueillissait d’avoir reçu un tĂ©lĂ©gramme du pape le jour de la victoire[609]. Au vu du sentiment catholique croissant des dirigeants et de la population de la zone nationaliste, Franco, par conviction ou par stratĂ©gie, fut portĂ© Ă  chercher en prioritĂ© l’appui de Pie XI et surtout celui du cardinal Pacelli, alors cardinal secrĂ©taire d'État, qui dĂ©finissait la politique extĂ©rieure du Saint-SiĂšge[610].

Pourtant, au dĂ©part, l’Église redoutait une dĂ©rive Ă  l’allemande, mais la masse du clergĂ© espagnol avait d’emblĂ©e apportĂ© sa caution morale aux militaires insurgĂ©s, puis les Ă©vĂȘques avaient donnĂ© leur aval Ă  l’entreprise de sacralisation de la lutte en faisant de celle-ci une « croisade »[590]. Le , Franco et l’archevĂȘque Isidro GomĂĄ conclurent un accord en six points qui garantissait la totale libertĂ© pour toutes les activitĂ©s du clergĂ© et convinrent d’éviter toute interfĂ©rence rĂ©ciproque dans les sphĂšres de l’Église et de l’État. Les anciennes subventions publiques ne furent pas restaurĂ©es immĂ©diatement, mais nombre de mesures furent prises tendant Ă  faire appliquer les prĂ©ceptes catholiques dans la culture et l’enseignement, et toute future lĂ©gislation espagnole devait ĂȘtre compatible avec la doctrine catholique[611]. Franco rĂ©tablit l’Église dans ses prĂ©rogatives d’avant la RĂ©publique et s’engagea Ă  reconstruire les Ă©difices religieux dĂ©truits[597]. La seule note anti-clĂ©ricale provenait de la faction la plus radicale de la Phalange[612].

Finalement, son rĂ©gime reçut la sanction de l’Église par voie d’une lettre pastorale collective intitulĂ©e Aux Ă©vĂȘques du monde entier, rĂ©digĂ©e par le cardinal GomĂĄ, signĂ©e par tous les Ă©vĂȘques hormis cinq (et abstraction faite de ceux assassinĂ©s dans la zone rĂ©publicaine), et publiĂ©e avec l’approbation du Vatican le [613]. Le document, oĂč la position des prĂ©lats de l’Église espagnole Ă©tait exposĂ©e en dĂ©tail, reconnaissait la lĂ©gitimitĂ© du combat des nationalistes, tout en se rĂ©servant d’approuver la forme spĂ©cifique prise par le rĂ©gime franquiste[611]. S’il compromettait l’Église d’Espagne pour des dĂ©cennies, ce texte agit aussi comme rĂ©vĂ©lateur des clivages que la sacralisation de la Guerre civile avait commencĂ© Ă  susciter chez les catholiques, puisqu’en effet, certains Ă©vĂȘques s’étaient abstenus de la signer, et quelques Ă©lĂ©ments indiquent que Pie XI ne l’apprĂ©ciait guĂšre[614]. Significativement aussi, le premier gouvernement rĂ©gulier prĂ©para la Charte du travail sans consulter l’épiscopat, et un dĂ©cret du de la mĂȘme annĂ©e imposa l’unification syndicale qui frappa aussi les syndicats catholiques[615].

Le , le cardinal GomĂĄ publia une lettre pastorale oĂč il assimilait la cause nationaliste Ă  la dĂ©fense du catholicisme contre le communisme et la franc-maçonnerie, puis entreprit une tournĂ©e en Europe pour en persuader le monde catholique[610]. Pie XII envoya alors sa bĂ©nĂ©diction apostolique Ă  Franco, avalisant la totale identification personnelle de Franco avec l’Église[616], et confirma le cardinal GomĂĄ dans ses fonctions de reprĂ©sentant officiel du Saint-SiĂšge. Cette caution du pape ouvrait, entre fascismes et communismes, une troisiĂšme voie, celle de la dĂ©fense des valeurs de l’Occident et de la chrĂ©tientĂ©, et valut Ă  Franco des appuis parmi les catholiques des dĂ©mocraties occidentales. Mais plus gĂ©nĂ©ralement, relĂšve AndrĂ©e Bachoud, en favorisant ostensiblement les trois grandes religions rĂ©vĂ©lĂ©es, Franco s’inscrivait Ă  contre-courant des idĂ©ologies dominantes, mais encore, « son attitude vis-Ă -vis des juifs du Maroc, l’aide fournie pendant la guerre Ă  des juifs sĂ©farades puis l’effort accompli en direction du monde arabe et de l’islam montrent le souci de s’ancrer dans un espace anhistorique et d’affirmer la permanence d’une spiritualitĂ© religieuse qui rendent contingentes et banales toutes les positions politiques »[617].

L’Église accorda Ă  Franco le privilĂšge d’entrer et de sortir des Ă©glises sous un dais, comme un personnage d’essence sacrĂ©e[618]. AprĂšs la chute de Malaga le , Franco s’adjugea la main droite de sainte ThĂ©rĂšse, relique qui devait ensuite l’accompagner toute sa vie[619] - [556] - [620].

Offensive avortée contre Madrid

Préparatifs de la défense de Madrid par des soldats républicains en 1936.

Franco s’étant vouĂ© tout entier Ă  renforcer sa position de pouvoir pendant les deux semaines qui suivirent sa nomination, ses troupes durent attendre jusqu’au avant d’ĂȘtre suffisamment prĂ©parĂ©es pour l’offensive contre la capitale. Le , les premiĂšres armes soviĂ©tiques avaient commencĂ© Ă  parvenir dans le port de CarthagĂšne : 108 bombardiers, 50 chars d’assaut, et 20 vĂ©hicules blindĂ©s, qui prirent le chemin de Madrid, mettant briĂšvement l’armĂ©e de la RĂ©publique Ă  Ă©galitĂ© avec les forces franquistes. DĂšs lors, un nouveau type de guerre allait se pratiquer : auparavant, les troupes d’Afrique avaient progressĂ© en affrontant des miliciens mal Ă©quipĂ©s et une armĂ©e dont certaines composantes n’avaient que peu d’expĂ©rience militaire — soit un type de guerre assez semblable aux guerres coloniales, dont Franco, la LĂ©gion et les troupes rĂ©guliĂšres indigĂšnes avaient une longue pratique. AprĂšs l’acheminement de l’armement soviĂ©tique et la prĂ©sence de troupes italiennes et allemandes, c’est d’une guerre de fronts qu’il s’agissait dĂ©sormais, oĂč cet armement jouait un rĂŽle de premier plan. Il semble que Franco, restĂ© bloquĂ© dans le monde stratĂ©gique de la Grande Guerre, n’ait pas su s’adapter Ă  cette nouvelle donne[621]. Le , l’armĂ©e franquiste se trouvait devant Madrid, prĂȘte pour l’assaut final. Le mĂȘme jour, le gouvernement de la RĂ©publique quitta prĂ©cipitamment la capitale pour Valence, et dans le camp franquiste, l’on prophĂ©tisait que ce ne serait qu’une question d’heures avant que les troupes ne se prĂ©sentent Ă  la Puerta del Sol, centre emblĂ©matique de la ville.

En rĂ©alitĂ©, la fatigue commençait Ă  se faire sentir dans les colonnes nationalistes, ainsi que la nĂ©cessitĂ© d’un meilleur armement et de rĂ©serves. La pĂ©nurie de munitions ne put ĂȘtre rĂ©solue avant octobre. D’autre part, le renseignement militaire de Franco laissant Ă  dĂ©sirer, il est probable qu’il n’était au courant ni du fait que le camp rĂ©publicain mettait sur pied des brigades d’infanterie dans le cadre d’une nouvelle armĂ©e rĂ©guliĂšre, ni de l’arrivĂ©e imminente sur le front de Madrid d’une quantitĂ© considĂ©rable d’armes modernes soviĂ©tiques, avec des spĂ©cialistes pour les manier. Franco opta pour l’itinĂ©raire le plus direct, depuis le sud-ouest, alors que quelques-uns de ses commandants, dont Juan YagĂŒe, auraient prĂ©fĂ©rĂ© se diriger d’abord vers le nord ou le nord-ouest, pour attaquer ensuite la capitale au dĂ©part des montagnes[622].

Impact d'un bombardement sur Madrid en .

Le dĂ©buta la bataille de Madrid, oĂč l’armĂ©e franquiste commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Varela affronta un conglomĂ©rat hĂ©tĂ©rogĂšne de combattants placĂ© sous le commandement du lieutenant-colonel Vicente Rojo Lluch. Bien que l’armĂ©e franquiste rĂ©ussĂźt Ă  franchir le rĂ­o Manzanares et Ă  s’emparer de plusieurs quartiers pĂ©riphĂ©riques, elle sera finalement repoussĂ©e, dans des combats au corps Ă  corps, principalement dans la CitĂ© universitaire. Le , aprĂšs plusieurs tentatives par l’ouest et malgrĂ© l’appui Ă  partir du des avions allemands de la lĂ©gion Condor, Franco dut ordonner l’arrĂȘt de l’offensive et reconnaĂźtre l’échec[623]. GrĂące Ă  la rĂ©sistance de Madrid, la RĂ©publique pourra contenir l’avancĂ©e franquiste pendant plus de deux ans. La dĂ©fense de Madrid fut la premiĂšre, et de fait, l’unique victoire de l’armĂ©e populaire, et laissa entrevoir que la Guerre civile se transformerait en une longue guerre d’usure, sabordant le plan des nationalistes d’arracher une victoire relativement rapide[624].

Franco s’était trop vantĂ© d’un triomphe imminent pour que l’on puisse admettre la thĂšse d’une dĂ©faite calculĂ©e. Il reste que cette dĂ©faite le servira finalement, d’une part sur le plan militaire, puisque ses alliĂ©s italiens et allemands ne pouvaient seulement envisager la dĂ©route d’un camp pour lequel ils s’étaient impliquĂ©s, les Allemands se rĂ©signant alors Ă  envoyer du matĂ©riel supplĂ©mentaire et les Italiens Ă  signer un accord de coopĂ©ration militaire, et d’autre part sur le plan politique, puisque cette dĂ©faite favorisa la mise en place d’un appareil d’État qui en cas de victoire immĂ©diate eĂ»t Ă©tĂ© inenvisageable, et donnait Ă  Franco le temps de couper court Ă  toute vellĂ©itĂ© d’opposition politique et de procĂ©der Ă  une Ă©puration ; enfin, milices carlistes et phalangistes, rĂ©fractaires Ă  la mainmise franquiste, furent contraintes de fusionner[625].

Cette dĂ©faite devant Madrid entraĂźna aussi l’internationalisation dĂ©finitive du conflit[626]. Les Allemands s’inquiĂ©taient de la maniĂšre dont Ă©taient menĂ©es les opĂ©rations militaires, d’autant que le Caudillo se souciait peu de les consulter et assurait pratiquement seul la direction politique et militaire de sa zone, en s’appuyant sur quelques conseillers sĂ»rs[627]. Surtout, il s'Ă©vertuait Ă  crĂ©er des structures et des alliances propres Ă  le protĂ©ger d’une ingĂ©rence excessive dans les affaires de l’État espagnol par les puissances Ă©trangĂšres et par les partis politiques qui soutenaient le rĂ©gime[628]. Vers la fin octobre, l’Allemagne dĂ©pĂȘcha l’amiral Wilhelm Canaris et le gĂ©nĂ©ral Hugo Sperrle Ă  Salamanque pour dĂ©terminer les raisons des difficultĂ©s que Franco rencontrait dans ses tentatives de conquĂ©rir Madrid. Le rĂ©sultat en fut que le ministre allemand de la Guerre missionna Sperrle de faire comprendre « Ă©nergiquement » Ă  Franco que ses tactiques de combat, « routiniĂšres et vellĂ©itaires », empĂȘchaient de tirer parti de la supĂ©rioritĂ© aĂ©rienne et terrestre qu’il dĂ©tenait, ce qui risquait de compromettre les positions conquises[626].

Un avion Heinkel He 111 de la légion Condor larguant ses bombes.

À partir de ce moment, l’Allemagne amplifia son aide militaire sous la condition, acceptĂ©e par Franco, que les forces allemandes soient sous le commandement d’officiers allemands. DĂ©but novembre, la lĂ©gion Condor se trouvait dĂ©jĂ  en Espagne, sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Sperrle. Une de ses premiĂšres missions, pendant le siĂšge de Madrid, consista Ă  bombarder massivement les quartiers populaires, les Allemands souhaitant Ă©valuer la terreur que produisaient ces bombardements sur la population[629], et elle joua aussi un rĂŽle dans le bombardement de Guernica, oĂč, agissant de façon indĂ©pendante vis-Ă -vis de l’état-major de Franco, les Allemands avaient sĂ©lectionnĂ© cette cible totalement sans protection, afin d’éprouver lĂ  encore leur capacitĂ© de dĂ©moralisation[630]. D’autres troupes allemandes, Ă©quipĂ©es de chars, de vĂ©hicules de combat et de bombardiers, arrivĂšrent Ă  SĂ©ville, et le , des unitĂ©s composĂ©es de 6 000 hommes, d’avions, d’artillerie et de vĂ©hicules blindĂ©s furent dĂ©barquĂ©s Ă  Cadix. Mussolini, qui intensifia lui aussi son appui, imputait Ă  Franco l’échec des derniĂšres opĂ©rations et, le , nomma unilatĂ©ralement le gĂ©nĂ©ral Mario Roatta commandant en chef de toutes les forces armĂ©es italiennes opĂ©rant en Espagne et de celles qui pourraient venir leur prĂȘter main-forte Ă  l’avenir[631].

ManƓuvres diplomatiques et internationalisation du conflit

Franco et l'ambassadeur italien Roberto Cantalupo (it) (Salamanque, 1937).

Durant cette pĂ©riode, Franco tĂąchait surtout de transformer en reconnaissance officielle l’attentisme des autres nations, tentant en particulier d’obtenir la qualification de belligĂ©rante pour la zone nationaliste, ce qui aurait ipso facto pour consĂ©quence juridique sa reconnaissance comme État[552]. DĂšs le , Hitler et Mussolini reconnurent le nouveau rĂ©gime de Franco comme le seul gouvernement lĂ©gitime de l’Espagne. Dix jours aprĂšs, Franco signa un traitĂ© secret avec Mussolini, par lequel les deux parties se promettaient appui mutuel, conseil et amitiĂ©, chacune s’engageant Ă  ne jamais permettre qu’une portion de son territoire soit utilisĂ©e par une tierce puissance contre l’autre. Ce traitĂ© marqua le dĂ©but d’un soutien italien qui ne cessera de croĂźtre ensuite, nonobstant que Franco n’ait sollicitĂ© que des armes et des forces aĂ©riennes et se soit irritĂ© de voir arriver un nombre grandissant de troupes d’infanterie de qualitĂ© douteuse. Hitler se tint en marge, car, Ă  l’inverse de l’Italie, il n’avait pas d’intĂ©rĂȘts ni d’ambitions concrĂštes dans la rĂ©gion. Fin 1936, Hitler commenta que pour l’Allemagne l’aspect le plus utile de la guerre d’Espagne Ă©tait que, grĂące Ă  celle-ci, l’attention des autres puissances Ă©tait dĂ©tournĂ©e des activitĂ©s allemandes en Europe centrale, et qu’il Ă©tait donc souhaitable que le conflit se prolonge, pourvu qu’à la fin Franco sorte vainqueur[632].

La RĂ©publique pour sa part avait perdu ses appuis extĂ©rieurs naturels, qui s’inquiĂ©taient de sa dĂ©faillante autoritĂ© face Ă  des combattants rĂ©volutionnaires fanatiques sous l’emprise d’une folie meurtriĂšre[534]. La position des dĂ©mocraties europĂ©ennes, fixĂ©e dĂšs l’, consistait Ă  Ă©viter de prendre le moindre risque[633], Ă  temporiser et Ă  laisser les Espagnols rĂ©gler leurs diffĂ©rends entre eux, au motif que l’expĂ©rience de Primo de Rivera avait montrĂ© que le fascisme prenait mal dans ce pays[634]. En France, des groupes militants au sein des forces armĂ©es et d’une partie des classes moyennes Ă©taient rĂ©solus Ă  s’opposer par la force Ă  tout soutien aux « rouges ». Les rĂ©publicains, ainsi abandonnĂ©s des dĂ©mocraties, Ă©taient rĂ©duits Ă  s’en remettre Ă  l’appui et Ă  la tutelle des SoviĂ©tiques, ce qui jouait en faveur de Franco, qui, en Ă©voquant la constitution d’un front conservateur, sut exploiter l’attitude du Royaume-Uni et de la droite dure française et s’érigea en architecte d’un ensemble gĂ©ographique anti-communiste et chrĂ©tien[635]. DĂšs lors, quand la France de LĂ©on Blum proposa, sous la pression de la Grande-Bretagne, de signer entre les États un pacte de non-intervention dans le conflit espagnol, la plupart des dĂ©mocraties concernĂ©es s’y ralliĂšrent avec soulagement. Franco pouvait donc compter sur l’engagement des pays amis et sur la passivitĂ© de ses ennemis[634].

DĂšs l’annĂ©e suivante, les affaires prenaient le pas sur les motivations humanitaires. La Grande-Bretagne sera la premiĂšre Ă  faire preuve de « rĂ©alisme » politique, signant le avec le gouvernement de Burgos un accord commercial qui lui garantissait la fourniture de 20 % de la production de pyrite espagnole. AprĂšs la chute de Bilbao le , puis celle de Santander le , la conviction s’était ancrĂ©e chez les Britanniques que la victoire de Franco Ă©tait imminente. Londres dĂšs lors adopta une politique de soutien discret s’accompagnant de la reconnaissance progressive de Franco[636], dans la conviction qu’un secours aux rĂ©publicains ne ferait que prolonger la guerre et aboutirait Ă  s’aliĂ©ner Franco, le futur maĂźtre de l’Espagne. De plus, Mussolini envisageait de constituer avec l’Espagne un front mĂ©diterranĂ©en qui laissait espĂ©rer aux Anglais un isolement de l’Allemagne. Franco tirait ainsi parti des inquiĂ©tudes et des stratĂ©gies de chacun de sorte Ă  pousser son propre avantage[637].

Outre sur l’Allemagne et l’Italie, Franco put aussi s’appuyer sur le Saint-SiĂšge. La lettre collective des Ă©vĂȘques, publiĂ©e le et suivie de la reconnaissance du rĂ©gime par le pape, eut un retentissement international et, sans convaincre tous les catholiques Ă  l’extĂ©rieur, contribua Ă  instiller le doute dans leur esprit et Ă  entamer leur bienveillance envers les rĂ©publicains espagnols[638] - [639].

Franco Ɠuvrait en mĂȘme temps Ă  la reconnaissance de son gouvernement par l’Angleterre et par la France, dont il escomptait le changement de gouvernement : « les partis de droite sont en Ă©troit contact avec moi, PĂ©tain est notre ami, mon ami et mon maĂźtre vĂ©nĂ©rĂ© », dĂ©clara-t-il[640]. À partir de , s’ingĂ©niant Ă  jouer l’équilibre des forces, il proposait le renvoi dans leurs pays respectifs de tous les volontaires Ă©trangers et requĂ©rait la neutralitĂ© des pays les moins engagĂ©s, France et Grande-Bretagne, au prĂ©texte que cela lui permettrait de venir aisĂ©ment Ă  bout de ses adversaires, et peut-ĂȘtre aussi de s’affranchir de certaines alliances qu’il avait contractĂ©es[641] ; Franco joua ainsi sur la peur de la France d’avoir un alliĂ© de l’Allemagne sur son flanc sud. Il multipliait donc les manifestations d’apaisement Ă  l’intention des dĂ©mocraties, pendant que le cardinal Pacelli assurait que Franco Ă©tait favorable au retrait des volontaires Ă©trangers, hostile Ă  l’infiltration hitlĂ©rienne en Espagne, et attachĂ© Ă  l’indĂ©pendance de son pays[642].

AprĂšs que l’Angleterre a envoyĂ© Ă  Burgos un reprĂ©sentant officiel, et que le duc d’Albe a Ă©tĂ© accrĂ©ditĂ© en retour, la collaboration du Royaume-Uni avec Franco Ă©taient devenus indĂ©niables. « Franco », Ă©crit AndrĂ©e Bachoud, « tire les fils d’un ensemble qu’à l’évidence il sent bien, dosant habilement, sur les plans national et international, les satisfactions qu’il accorde aux uns et aux autres. Il a une vision globale des diffĂ©rents plans d’interaction, ajoutĂ©e Ă  une science des intentions profondes de ses interlocuteurs et des limites qu’ils ne passeront pas. Il a plusieurs porte-parole auxquels il laisse une certaine marge d’expression et qui ont pour fonction principale de satisfaire l’attente de leurs interlocuteurs. » Dans le camp adverse en revanche, les rĂ©publicains continuaient d’ĂȘtre pĂ©nalisĂ©s par les rĂ©ticences que soulevait la prĂ©sence Ă  leurs cĂŽtĂ©s des SoviĂ©tiques[643].

La vente de charbon Ă  la Grande-Bretagne fut suivie le d’un dĂ©cret annulant toutes les concessions miniĂšres faites aux Ă©trangers avant 1936, ce qui redonnait Ă  Franco la maĂźtrise de ce secteur capital et lui permit d’encaisser des devises indispensables Ă  la guerre, tout en Ă©largissant le champ de ses relations internationales[644].

Critiques italiennes et allemandes

L'ambassadeur allemand Wilhelm Faupel remettant ses lettres de créance à Franco (Salamanque, 1936).

Franco n’avait pas hĂąte de conformer son nouveau rĂ©gime aux normes du fascisme et avait des rapports tendus avec l’ambassadeur d’Allemagne Wilhelm Faupel, qui l’exaspĂ©rait par son « intĂ©rĂȘt excessif et souvent importun » pour les affaires espagnoles. L’intĂ©rĂȘt de l’Allemagne et de l’Italie Ă©tait alors de forcer les nationalistes espagnols Ă  s’engager Ă  leurs cĂŽtĂ©s, et ce en contribuant le plus ostensiblement possible Ă  leur victoire et en s’impliquant donc toujours davantage dans la Guerre civile[645]. La guerre durait au-delĂ  de toute logique militaire et l’incertitude sur l’issue des combats incitait l’Italie et l’Allemagne Ă  rehausser leur engagement, au mĂ©pris des conventions du ComitĂ© de non-intervention. Franco dans le mĂȘme temps cherchait Ă  se faire passer aux yeux des dĂ©mocraties pour l’apĂŽtre d’une rĂ©conciliation qui finirait par Ă©carter ces deux alliĂ©s[646].

Sur le plan militaire, Mussolini et les commandants italiens et allemands critiquaient Franco pour la lenteur de ses opĂ©rations, mais le Caudillo ne pouvait agir diffĂ©remment attendu que son organisation militaire n’eut jamais l’efficacitĂ© nĂ©cessaire pour agir avec plus de rapiditĂ© et d’agilitĂ©. D’ailleurs, dans la Guerre civile espagnole, il n’y avait pas que l’adversaire sur le champ de bataille, mais Ă©galement une considĂ©rable population ennemie. Franco ne pouvait donc se borner Ă  frapper l’ennemi sur un front unique, et devait procĂ©der pas Ă  pas, mĂ©thodiquement, et consolider chaque avancĂ©e, province par province[647]. La stratĂ©gie italienne visant Ă  forcer une victoire rapide se heurta donc Ă  celle de Franco qui privilĂ©giait une avancĂ©e lente et une occupation systĂ©matique du territoire, accompagnĂ©e d’un nettoyage nĂ©cessaire et d’une trĂšs bonne consolidation des positions acquises, plutĂŽt qu’une rapide dĂ©faite des armĂ©es ennemies qui laisserait le pays infectĂ© d’adversaires[648]. Le gĂ©nĂ©ral allemand Wilhelm Faupel commenta que « la formation et l’expĂ©rience militaire de Franco ne le rendaient pas apte Ă  la direction des opĂ©rations dans leur ampleur actuelle »[649] ; et le gĂ©nĂ©ral italien Mario Roatta indiqua dans un tĂ©lĂ©gramme Ă  Mussolini que « l’état-major franquiste Ă©tait incapable d’organiser une opĂ©ration adaptĂ©e Ă  une guerre Ă  grande Ă©chelle »[650]. En privĂ©, les Italiens, non seulement accablaient de leurs sarcasmes le gĂ©nĂ©ral Franco sur le plan militaire, mais encore dĂ©nonçaient l’intensitĂ©, Ă  leurs yeux inhumaine et injustifiĂ©e, de la rĂ©pression en zone nationale[651]. Selon Paul Preston, « juger Franco sur sa capacitĂ© Ă  Ă©laborer une stratĂ©gie Ă©lĂ©gante et incisive, c’est se tromper de sujet. Il obtint la victoire dans la guerre civile d’une maniĂšre et dans un dĂ©lai voulu et prĂ©fĂ©rĂ© par lui. Plus encore, il obtint par cette victoire ce Ă  quoi il aspirait le plus : le pouvoir politique afin de refaire l’Espagne Ă  sa propre image, sans ĂȘtre entravĂ© par ses ennemis Ă  gauche et ses rivaux Ă  droite »[652].

Plus tard, en , Franco sera obligĂ© d’accepter un Ă©tat-major conjoint germano-italien et d’admettre dans son propre Ă©tat-major dix officiers italiens et allemands, ainsi que d’adopter les stratĂ©gies militaires Ă©laborĂ©es Ă  son intention par les gĂ©nĂ©raux italiens principalement[653]. Franco accepta de mauvaise grĂące toutes ces injonctions. Devant les exigences du lieutenant-colonel italien Emilio Faldella, il dĂ©clara :

« Tout compte fait, on a envoyĂ© ici des troupes italiennes sans demander mon autorisation. D’abord, ils m’ont dit que des compagnies de volontaires viendraient pour s’incorporer dans les bataillons espagnols. Ensuite, ils m’ont demandĂ© qu’ils puissent former pour leur propre compte des bataillons indĂ©pendants, et j’y ai consenti. Puis sont arrivĂ©s des officiers de haut rang et des gĂ©nĂ©raux pour les commander, et pour finir, des unitĂ©s dĂ©jĂ  constituĂ©es ont commencĂ© Ă  arriver. Maintenant vous voulez m’obliger Ă  permettre qu’ils luttent ensemble sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Roatta, alors que mes plans Ă©taient trĂšs diffĂ©rents[654]. »

Aux critiques allemandes et italiennes s’ajoutĂšrent celles de gĂ©nĂ©raux espagnols trĂšs proches de lui, dont KindelĂĄn[655]. Les uns et les autres s’accordaient Ă  considĂ©rer que Franco, dans les moments cruciaux, prenait les dĂ©cisions avec lenteur, par excĂšs de prudence ; tous s’accordaient Ă©galement Ă  critiquer sa tendance Ă  dĂ©tourner des troupes des objectifs stratĂ©giques importants. Le gĂ©nĂ©ral Sanjurjo avait dĂ©jĂ  dĂ©clarĂ© quelques annĂ©es auparavant qu’« il est loin d’ĂȘtre un NapolĂ©on »[656].

Poursuite de la guerre et avancées nationalistes

Dans les six premiers mois, Franco tenta de maintenir son avantage en s’appuyant sur les meilleures unitĂ©s de son armĂ©e, les Regulares et la LĂ©gion, soit quelque 20 000 hommes. Comme les rĂ©publicains, les nationalistes mobilisĂšrent des contingents de miliciens, surtout phalangistes et carlistes, et le incorporĂšrent dans leurs rangs tous les appelĂ©s du contingent de 1933 Ă  1935 ; en outre, de nouveaux programmes de formation d’officiers furent mis en place[657].

AprĂšs s’ĂȘtre rendus maĂźtres de tel territoire, les troupes franquistes exerçaient une dure rĂ©pression, dont mĂȘme les alliĂ©s allemands et italiens s’offusquaient. À la suite des protestations, les assassinats indiscriminĂ©s furent troquĂ©s pour des exĂ©cutions sommaires aprĂšs passage en conseil de guerre, ce qui ne faisait guĂšre de diffĂ©rence[658]. Serrano SĂșñer et Dionisio Ridruejo ont Ă©tabli ultĂ©rieurement que le Caudillo s’arrangeait pour que les requĂȘtes en grĂące concernant ces sentences de mort ne lui parviennent qu’aprĂšs qu’elles avaient Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©es[659]. À l’inverse, Franco cĂ©da aux instances du cardinal GomĂĄ pour que cessent les exĂ©cutions de prĂȘtres catholiques engagĂ©s dans le nationalisme basque[660].

Entre mars et eurent lieu successivement la bataille de Guadalajara et le bombardement de Guernica. La premiĂšre fut une initiative du Corpo Truppe Volontarie (CTV) italien, menĂ©e dans le but de soulager le front de Madrid par une attaque contre Guadalajara, mais qui se solda par une dĂ©faite dĂ©sastreuse[661]. Franco autorisa l’opĂ©ration, en promettant de se joindre Ă  l’offensive, mais — par vengeance contre l’arrogance italienne lors de la conquĂȘte de Malaga — ajourna ensuite son aide aux volontaires italiens, qui durent battre en retraite aprĂšs avoir souffert de fortes pertes[662]. Cet Ă©chec aida Franco Ă  s’affranchir de la tutelle Ă©trangĂšre, tandis que le CTV, rĂ©duit et rĂ©formĂ©, cessa d’agir comme un corps d’armĂ©e Ă©tranger autonome et passa Ă  s’intĂ©grer sous le commandement gĂ©nĂ©ral de Franco[607] - [603].

Ruines de Guernica aprĂšs le bombardement.

Le bombardement de Guernica, destinĂ© Ă  dĂ©moraliser l’ennemi, fut exĂ©cutĂ© en par la lĂ©gion Condor allemande sous les ordres du colonel Wolfram von Richthofen et s’inscrivait dans le cadre de l’offensive contre le Pays basque ; l’opĂ©ration se solda par la destruction de la ville de Guernica et par un bilan de 1 645 victimes civiles[663]. L’attaque contre une population sans dĂ©fense causa un scandale international, et sera immortalisĂ© par Pablo Picasso dans son tableau Guernica[664]. Cette action, en mĂȘme temps qu’elle sapa l’honneur de l’armĂ©e allemande, porta aussi atteinte Ă  la cause du camp nationaliste[665]. Franco lui-mĂȘme n’avait pas eu prĂ©alablement connaissance de l’attaque, vu que les dĂ©tails des opĂ©rations quotidiennes de la campagne du Nord ne parvenaient pas nĂ©cessairement Ă  son quartier-gĂ©nĂ©ral, quoiqu’on ait dĂ» en ĂȘtre informĂ© dans celui de Mola et de KindelĂĄn[666] - [667]. Mais au lieu de reconnaĂźtre les faits, les autoritĂ©s nationalistes Ă©ludĂšrent la question, voire niĂšrent que le bombardement ait eu lieu, affirmant que les incendies qui avaient dĂ©truit la plus grande partie de la ville avaient Ă©tĂ© allumĂ©s par les anarchistes lors de leur retraite (comme cela s’était produit Ă  IrĂșn en )[667]. Alors que Hitler insistait auprĂšs de Franco pour qu’il disculpe la lĂ©gion Condor, Franco ordonna Ă  KindelĂĄn de faire parvenir au commandant Richthofen le message suivant :

« Sur indication du GĂ©nĂ©ralissime, je fais part Ă  Votre Excellence qu’aucune localitĂ© ouverte et sans troupes ou industries militaires ne devra plus ĂȘtre bombardĂ©e sans ordre exprĂšs du GĂ©nĂ©ralissime ou du gĂ©nĂ©ral en chef de la force aĂ©rienne. Sont naturellement exceptĂ©s les objectifs tactiques immĂ©diats du champ de bataille[668]. »

Défilé franquiste célébrant la prise de Bilbao.

Le , l’armĂ©e nationaliste entra dans Bilbao, sans guĂšre se voir opposer de rĂ©sistance, et put ainsi mettre la main sur la puissante industrie basque et renforcer ses approvisionnements militaires[669]. Franco transfĂ©ra alors son quartier-gĂ©nĂ©ral Ă  Burgos. Le , les forces franquistes se rendirent maĂźtre de Santander, et ce mĂȘme jour l’armĂ©e basque, qui s’était retirĂ©e en Cantabrie, se rendit aux troupes italiennes, sous la promesse de ne pas subir de reprĂ©sailles ; ce nonobstant, et alors que les nationalistes basques Ă©taient en gĂ©nĂ©ral d’idĂ©ologie conservatrice et catholique, Franco obligea le gĂ©nĂ©ral italien Ettore Bastico Ă  lui remettre les prisonniers, qui furent ensuite condamnĂ©s Ă  mort. Cette duplicitĂ© et cruautĂ© de Franco horrifiĂšrent les Italiens[670] - [671].

Manifestation franquiste sur la Plaza Mayor de Salamanque pour célébrer la prise de Gijón (1937).

AprĂšs la conquĂȘte de la Biscaye et de la Cantabrie, les nationalistes envahirent les Asturies et, le , prirent GijĂłn et AvilĂ©s. Lors de cette phase, l’aviation franquiste largua un mĂ©lange de bombes incendiaires et de carburant, prĂ©figuration du futur napalm[672]. Le , Franco fit envoyer un bataillon de la LĂ©gion Ă©trangĂšre et de RĂ©guliers pour libĂ©rer Oviedo encerclĂ© par les rĂ©publicains[552]. À cette occasion, Franco Ă©dicta une instruction par laquelle il donnait Ă  voir ce qui sera sa ligne stratĂ©gique et tactique tout au long de la guerre : nul front secondaire ne devra jamais ĂȘtre abandonnĂ©[673]. La conquĂȘte des Asturies, longue et lente, opĂ©ration caractĂ©ristique de Franco, lui permit de remporter une victoire absolue au prix de trĂšs peu de pertes et fut suivie d’une forte rĂ©pression. Bien que le rigoureux systĂšme de tribunaux militaires que Franco avait instituĂ© au dĂ©but de cette annĂ©e 1937 ait rĂ©duit le nombre d’exĂ©cutions massives, il y eut nĂ©anmoins dans les Asturies au minimum 2 000 exĂ©cutions, c’est-Ă -dire proportionnellement beaucoup plus qu’au lendemain de la conquĂȘte du Pays basque et de Santander[674].

GrĂące aux victoires dans le Nord, obtenues en grande partie grĂące Ă  l’aviation allemande, Franco put paradoxalement s’affranchir de la tutelle hitlĂ©rienne, car il avait pu mettre la main sur le charbon des grands bassins miniers de la rĂ©gion et pouvait Ă  prĂ©sent le vendre aux Anglais trĂšs demandeurs et commencer ainsi Ă  renouer des relations avec eux[675].

Premier gouvernement (janvier 1938)

Premier conseil des ministres du gouvernement de l'État espagnol à Burgos ().

Le , Franco composa son premier gouvernement rĂ©gulier, destinĂ© Ă  remplacer la Junte technique[676]. Franco avait pris soin d’y faire siĂ©ger les diffĂ©rentes composantes de la coalition nationaliste, les onze ministĂšres se rĂ©partissant en effet entre quatre militaires, trois phalangistes, deux monarchistes, un traditionaliste et un technicien[677]. NicolĂĄs Franco fut envoyĂ© comme ambassadeur au Portugal et SangrĂłniz comme ministre Ă  Caracas. Serrano Suñer, qui avait aussi sous sa coupe la presse et la propagande, y jouit d’une autoritĂ© dĂ©passant de loin ses fonctions de ministre de l’IntĂ©rieur et de secrĂ©taire du Conseil des ministres. Le poste de vice-prĂ©sident et de ministre des Affaires extĂ©rieures fut attribuĂ© au gĂ©nĂ©ral Ă  la retraite Francisco GĂłmez-Jordana, ancien membre du directoire militaire de Primo de Rivera et fervent monarchiste. Pour le reste du gouvernement, Franco avait procĂ©dĂ© avec le sens du dosage politique qu’il allait manifester tout au long de sa carriĂšre, et avec le souci de rĂ©compenser de vieilles fidĂ©litĂ©s ; ainsi plaça-t-il un carliste, le comte de Rodezno, au ministĂšre de la Justice et dĂ©signa-t-il son vieil ami de toujours, Juan Antonio Suanzes, au ministĂšre de l’Industrie et du Commerce. Parmi les autres membres du cabinet ministĂ©riel, on note encore : Fidel DĂĄvila, ministre de la DĂ©fense nationale ; le gĂ©nĂ©ral Severiano MartĂ­nez Anido, responsable de l’Ordre public ; le monarchiste Pedro Sainz RodrĂ­guez, Ă  l’Éducation ; et le phalangiste Raimundo FernĂĄndez Cuesta, titulaire du portefeuille de l’Agriculture, en sus de ses fonctions de secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la FET y de las JONS[678] - [679] - [680] - [681]. Aussi l’équipe ministĂ©rielle, qui prit ses fonctions le , figure-t-elle comme le premier exemple de la politique d’équilibre de Franco, rĂ©sultat d’un savant dosage entre les « diffĂ©rentes familles politiques » du Mouvement national, oĂč une reprĂ©sentation Ă©tait octroyĂ©e Ă  chacune, en fonction de l’indice d’influence du moment[679] - [612].

Une nouvelle loi administrative, relative Ă  la structure du gouvernement, stipulait qu’« au chef de l’État revient le pouvoir suprĂȘme d’édicter des normes juridiques de caractĂšre gĂ©nĂ©ral » ; Ă©tait dĂ©finie Ă©galement la fonction du Premier ministre, qui « devait ĂȘtre unie Ă  celle du chef de l’État »[612]. Le , Ă  l’occasion du deuxiĂšme anniversaire du soulĂšvement, et Ă  l’initiative du nouveau cabinet, Franco fut nommĂ© Capitaine gĂ©nĂ©ral de l’armĂ©e et de la marine, grade anciennement rĂ©servĂ© au roi, et Ă  partir de ce moment, il lui arrivera de revĂȘtir parfois l’uniforme d’amiral[682] - [612].

Franco connut peu de problÚmes politiques pendant les deux derniÚres années de la Guerre civile et put de façon générale esquiver les conflits, en invoquant la nécessité de mettre la politique entre parenthÚses et de se concentrer sur les affaires militaires[683].

Mise en chantier des bases institutionnelles du régime : la Charte du travail

Affiche du Fuero del Trabajo (1938).

Le , le nouveau gouvernement promulgua une façon de constitution intitulĂ©e Fuero del Trabajo (littĂ©r. For du travail), inspirĂ©e de la Charte du travail italienne ; rĂ©digĂ© dans un austĂšre style militaire et religieux, le nouveau statut, qui devait garantir aux Espagnols « la Patrie, le pain et la justice »[684], comprenait des dispositions juridiques garantissant le droit de chacun au travail, instaurant l’assurance vieillesse et l’assurance maladie, et Ă©tablissant le principe des allocations familiales. Ce texte, inspirĂ© Ă  la fois par la Phalange, phagocytĂ©e par Franco et dont le dernier trait distinctif restait la revendication sociale, et par le catholicisme social issu de l’encyclique Rerum novarum[685], s’apparentait en consĂ©quence, par le style et le contenu des dispositions adoptĂ©es, aux rĂ©gimes fascistes ambiants, mais comportait surtout une originalitĂ© de conception par ses liens avec la tradition catholique, qui vaudront Ă  ce systĂšme la dĂ©nomination de national-catholicisme, et aussi par l’influence d’un corporatisme hĂ©ritĂ© d’une droite archaĂŻque et du catholicisme social[686].

La Charte Ă©tait destinĂ©e d’abord Ă  protĂ©ger la famille, ensemble organique que l’État « reconnaĂźt comme cellule primaire naturelle et comme fondement de la sociĂ©tĂ© », et dĂšs lors sous la responsabilitĂ© directe de l’État. L’affirmation du droit Ă  l’emploi concernait surtout l’homme espagnol, qu’il protĂ©geait contre le licenciement ; la femme et l’enfant jouissaient d’une protection spĂ©ciale, notamment en ceci que le travail de nuit leur Ă©tait interdit. Quant Ă  la femme mariĂ©e, elle « est libĂ©rĂ©e de l’atelier et de l’usine », donc consignĂ©e au foyer. Le chef d’entreprise et l’ouvrier devaient se mettre au service de la patrie. La Charte limitait les droits du patron aussi bien que ceux de l’ouvrier ; le premier sera responsable devant l’État et devra affecter une partie de ses bĂ©nĂ©fices Ă  l’amĂ©lioration du bien-ĂȘtre de ses employĂ©s ; en contrepartie, la grĂšve Ă©tait sĂ©vĂšrement sanctionnĂ©e. Un dirigisme Ă©tait instaurĂ© contraire Ă  l’économie de marchĂ© et au droit Ă  la contestation sociale. L’État, tout en affirmant le droit Ă  la propriĂ©tĂ© privĂ©e, se rĂ©servait le pouvoir de se substituer au patron si celui-ci manquait d’initiative ou si les intĂ©rĂȘts nationaux le commandaient. La Charte instaurait le syndicat vertical, « constituĂ© par l’intĂ©gration de tous les Ă©lĂ©ments qui consacrent leur activitĂ© Ă  l’exĂ©cution d’un service dĂ©terminĂ© ou dans une branche de la production, sous la direction de l’État », rendant ainsi sans objet la dĂ©fense des intĂ©rĂȘts catĂ©goriels[687] ; ce syndicalisme vertical, systĂšme oĂč sections patronales et ouvriĂšres Ă©taient donc regroupĂ©es dans un mĂȘme syndicat, offrait une certaine sĂ©curitĂ© de l’emploi puisque ni la libertĂ© de licenciement ni la libre disposition par le patronat des bĂ©nĂ©fices de l’entreprise n’étaient admises[688]. Ce premier texte, amendĂ© et modernisĂ©, demeurera en vigueur jusqu’à la mort de Franco[689].

DerniĂšres phases de la guerre

Franco entourĂ© par JosĂ© MoscardĂł et RamĂłn Serrano SĂșñer (1938).

Fin 1937, Franco, au grand dam de quelques membres de son Ă©quipe et des commandants de la lĂ©gion Condor, reporta puis annula son projet de libĂ©ration de Madrid, et, dĂ©daignant un tĂ©lĂ©gramme de Mussolini qui le priait de prendre des mesures dĂ©cisives pour mettre un terme Ă  la guerre, ordonna Ă  ses forces de reprendre la ville peu importante de Teruel, qui venait de tomber aux mains des rĂ©publicains. Franco n’avait nulle intention de permettre que les rĂ©publicains s’emparent de la seule province que les nationalistes avaient conquise dĂšs les premiers jours du conflit[690].

Dans la phase finale de la guerre, Franco commit plusieurs erreurs stratĂ©giques[691] : le , la ville de LĂ©rida tomba, ce qui laissait la voie libre vers Barcelone, qui Ă©tait alors, aprĂšs la capitale, le principal bastion rĂ©publicain ; pourtant, Ă  l’encontre de l’avis de YagĂŒe, qui avait pĂ©nĂ©trĂ© avec son corps d’armĂ©e dans l’ouest de la Catalogne et priait Franco de pouvoir continuer d’avancer pour occuper dĂ©finitivement toute la rĂ©gion, Franco, dĂ©clinant ce triomphe facile, dĂ©cida de pousser vers Valence[692], selon une trajectoire plus ardue, vers le sud-est, Ă  travers un terrain montagneux, le long d’une route cĂŽtiĂšre Ă©troite, ce qui eut pour effet de prolonger le conflit de plusieurs mois. L’on ne s’explique pas de façon concluante cette dĂ©cision, mais il a Ă©tĂ© argumentĂ© depuis lors que Franco se promettait un supplĂ©ment de devises par l’exportation d’agrumes de Valence (la rĂ©gion valencienne en effet produisait des excĂ©dents alimentaires, au contraire de la Catalogne, qui hĂ©bergeait une population dense en Ă©tat d’inanition). En outre, la conquĂȘte de Valence, pouvant porter un coup fatal Ă  la rĂ©sistance dans la zone centrale, laisserait Madrid isolĂ©e[693]. Entre-temps, l’armĂ©e rĂ©publicaine renforçait et fortifiait notablement l’étroit front au nord de Valence, crĂ©ant la position dĂ©fensive la plus forte depuis la bataille de Madrid. Le , KindelĂĄn envoya Ă  Franco une note dans laquelle il suggĂ©rait que, devant la lenteur de l’avancĂ©e et la hausse des pertes, l’opĂ©ration en cours soit annulĂ©e en faveur d’une offensive immĂ©diate sur la Catalogne, qui disposait Ă  peine de moyens de dĂ©fense. Franco toutefois refusa d’admettre que l’attaque de Valence pĂ»t ĂȘtre une erreur et s’obstina. Les nationalistes s’approchĂšrent peu Ă  peu de Valence au prix de nombreuses pertes, et la guerre ralentit considĂ©rablement entre mai et [694].

Franco observe le front durant l'offensive de Catalogne ().

En juillet dĂ©buta la bataille de l'Èbre, affrontement sanglant de quatre mois, qui se solda par environ 21 500 morts[695] ; malgrĂ© l’importance stratĂ©gique limitĂ©e de cette bataille, Franco suspendit la campagne de Valence et mit tous ses efforts Ă  anĂ©antir les forces rĂ©publicaines sur ce front[696]. Ses initiatives militaires ne semblaient pas toujours heureuses Ă  ses partenaires, qui continuaient Ă  mettre en question ses aptitudes Ă  la stratĂ©gie militaire ou mĂȘme Ă  la gestion politique[697]. Son attitude enragea notamment Mussolini, qui dĂ©clara que « soit l’homme ne sait pas comment faire la guerre, soit il ne le veut pas. Les rouges sont combatifs, Franco non »[698]. Les commandants de la lĂ©gion Condor ne comprenaient pas la lenteur des progressions et critiquaient le manque d’innovation de Franco, qui parfois entamait le moral des combattants allemands. Wilhelm Faupel dĂ©clara Ă  propos de Franco que « ses connaissances personnelles et son expĂ©rience militaire ne sont pas appropriĂ©es pour diriger des opĂ©rations de l’ampleur actuelle », et le gĂ©nĂ©ral Hugo Sperrle considĂ©rait que « Franco n’est de toute Ă©vidence pas le type de dirigeant capable de faire face Ă  des responsabilitĂ©s aussi importantes. Selon les normes allemandes, il manque d’expĂ©rience militaire. Étant donnĂ© qu’il fut fait gĂ©nĂ©ral trĂšs jeune lors de la guerre du Rif, il n’a jamais commandĂ© de grandes unitĂ©s militaires et, par consĂ©quent, n’est pas meilleur qu’un chef de bataillon »[694]. Galeazzo Ciano pour sa part nota : « Franco n’a pas de vision de synthĂšse de la guerre. Ses opĂ©rations sont celles d’un magnifique commandant de bataillon »[699].

Pendant trois jours, en , sur ordre exprĂšs de Mussolini, les avions italiens basĂ©s Ă  Majorque bombardĂšrent Barcelone, causant la mort de prĂšs d’un millier de personnes et en blessant 3000, presque toutes civiles. Franco, qui n’en avait pas Ă©tĂ© informĂ© initialement, fut selon quelques historiens (mais en cette matiĂšre, les documents sont contradictoires) d’abord furieux parce que Mussolini ne l’avait pas consultĂ©, puis chagrinĂ© parce que Pie XI, dans sa protestation, sermonna aussi le camp nationaliste espagnol, au lieu de centrer sa critique sur le dictateur italien. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, et abstraction faite de plusieurs raids aĂ©riens sur Madrid en , les bombardements de Franco se limitaient Ă  des objectifs militaires et de ravitaillement. À noter que le frĂšre RamĂłn Franco participa Ă  ce raid[700] - [701].

Quand il apprit, le , la mort de son frĂšre RamĂłn, il ne manifesta aucune espĂšce d’émotion[702]. En dĂ©cembre, Franco visita la Galice, oĂč les autoritĂ©s de La Corogne lui avaient fait cadeau du manoir Pazo de MeirĂĄs, aprĂšs une souscription populaire[703] - [704].

La chambre de commerce franco-espagnole fondĂ©e en put en quelques mois faire Ă©tat de l’adhĂ©sion de prĂšs de 400 sociĂ©tĂ©s françaises dĂ©sireuses de voir conduire une politique commerciale plus rĂ©aliste, tandis que Franco affichait une hostilitĂ© vis-Ă -vis de la France en raison de l’aide apportĂ©e aux rĂ©publicains[705]. D’autre part, Franco s’appliquait Ă  se donner une image de neutralitĂ© et Ă  faire croire Ă  la France qu’il Ă©tait un rempart tant contre la frĂ©nĂ©sie nazie de la Phalange que contre l’intĂ©grisme des carlistes[706].

La tension rĂ©gnant dans la pĂ©riode allant de l’Anschluss aux accords de Munich fit redouter Ă  Franco la survenue d’une conflagration internationale qui lui aurait fait perdre sa supĂ©rioritĂ© sur ses adversaires rĂ©publicains, en arrachant ceux-ci Ă  leur isolement, puisqu’en cas de conflit, le gouvernement NegrĂ­n aurait aussitĂŽt choisi le camp des dĂ©mocraties occidentales et aurait placĂ© inĂ©vitablement l’Espagne franquiste dans le camp de l’Axe, de façon Ă  internationaliser rĂ©ellement la guerre d’Espagne, seule et derniĂšre chance de l’Espagne rouge[707] ; cependant, la nouvelle de l’accord Hitler-Chamberlain-Daladier, signĂ© le , dĂ©sespĂ©ra NegrĂ­n et mit fin aux angoisses du Caudillo[697]. Le retard de la guerre mondiale laissa Ă  Franco le temps d’achever sa victoire, tandis que la dĂ©claration de guerre de la France et de l’Angleterre au dĂ©but de lui donna le loisir de garder une neutralitĂ© fructueuse[708] - [709].

Entrée de Franco dans San Sebastiån (1939).

En 1939, les derniers rĂ©duits rĂ©publicains tombĂšrent, et le , Franco Ă©mit son dernier communiquĂ© de guerre : « aujourd’hui, l’armĂ©e rouge captive dĂ©sormais et dĂ©sarmĂ©e, les troupes nationales ont atteint leurs ultimes objectifs militaires. La guerre est terminĂ©e »[710]. Au dĂ©but de 1939, ll ne restait plus d’espoir aux rĂ©publicains que dans une reddition honorable. Mais les mĂ©diations, y compris celle du pape, pour arriver Ă  une paix nĂ©gociĂ©e, se heurtĂšrent Ă  l’intransigeance de Franco, car celui-ci, portĂ© par la conviction qu’il luttait contre le mal, missionnĂ© par la Providence ou par Dieu, voulait pousser sa victoire jusqu’à l’éradication du mal. MĂ©thodiquement, Franco reprit une par une les parcelles de territoire tenues par les rĂ©publicains, insensible Ă  toute tentative de compromis[711].

Les historiens se sont interrogĂ©s dans quelle mesure Franco a contribuĂ© Ă  la victoire de son camp. Franco n’était pas un gĂ©nie de la stratĂ©gie ni de la tactique opĂ©rationnelle, mais il Ă©tait un gĂ©nĂ©ral mĂ©thodique, organisĂ© et efficace. Chaque opĂ©ration qu’il accomplissait Ă©tait bien prĂ©parĂ©e du point de vue logistique, et aucune de ses attaques ne dĂ©boucha sur une retraite. Il sut maintenir une administration civile efficace et un front intĂ©rieur propice Ă  prĂ©server le moral des troupes, Ă  mobiliser la population et Ă  stimuler la production Ă©conomique Ă  un niveau supĂ©rieur Ă  celui du camp adverse. Enfin, son action diplomatique lui fit obtenir la neutralitĂ© de la Grande-Bretagne, garantit que la France ne prĂȘte qu’un appui limitĂ© Ă  la rĂ©publique, et lui assura de la part de l’Italie et de l’Allemagne un flux d’approvisionnement quasi ininterrompu[712].

Le dĂ©sir des dĂ©mocraties de maintenir l’Espagne dans la neutralitĂ© permit Ă  Franco de garder la mainmise sur la situation. Franco imposa Ă  la France des conditions draconiennes prĂ©alablement Ă  toute reprise des Ă©changes, dont la restitution des biens dont les « rouges » s’étaient saisis ainsi que de l’or dĂ©posĂ© Ă  la Banque de France et des armes et des biens saisis Ă  la frontiĂšre sur des rĂ©fugiĂ©s rĂ©publicains[713]. Le gouvernement français crut pouvoir « capter » le Caudillo en lui envoyant, au titre d’ambassadeur, le Français le plus prestigieux Ă  ses yeux, le marĂ©chal PĂ©tain, du reste sans grand profit[714].

La dictature franquiste

L’aprĂšs-guerre civile : la repression et les « annĂ©es de la faim »

Défilé de la victoire devant Franco (Madrid, ).

Le , on cĂ©lĂ©bra Ă  Madrid le dĂ©filĂ© de la Victoire, oĂč 120 000 soldats paradĂšrent devant Franco et oĂč la plus prestigieuse des dĂ©corations militaires espagnoles, Ă  savoir la croix laurĂ©e de l’ordre de Saint-Ferdinand, qui avait Ă©tĂ© refusĂ©e Ă  Franco en 1916, lui fut dĂ©cernĂ©e par le gĂ©nĂ©ral JosĂ© Enrique Varela « pour la direction et l’exĂ©cution de la campagne de libĂ©ration »[715] - [716]. Franco avait pensĂ© avec soin les moindres dĂ©tails des festivitĂ©s. La tribune monumentale en forme d’arc de triomphe, dressĂ©e sur la principale avenue madrilĂšne, le paseo de la Castellana, rebaptisĂ©e avenida del GeneralĂ­simo Franco, portait en lettres gĂ©antes, sous le mot « victoria », son nom six fois rĂ©pĂ©tĂ©, et que scandait la multitude : « Franco, Franco, Franco ! »[715]. Selon le communiquĂ© de presse, « l’entrĂ©e du gĂ©nĂ©ral Franco dans Madrid suivra le mĂȘme rituel que celui observĂ© lorsqu'Alfonso VI, accompagnĂ© par le Cid, s’empara de TolĂšde au Moyen Âge »[717]. La cĂ©lĂ©bration se prolongea le lendemain par une nouvelle cĂ©rĂ©monie, cette fois Ă  caractĂšre religieux, cĂ©lĂ©brĂ©e dans l’église Sainte-Barbe de Madrid. Franco pĂ©nĂ©tra dans l’église sous un dais, honneur rĂ©servĂ© au Saint Sacrement et au couple royal. La solennitĂ© centrale, oĂč Franco dĂ©posa l’épĂ©e de la Victoire aux pieds du Grand Christ de LĂ©pante, que l’on avait fait venir ex profeso de la cathĂ©drale de Barcelone, paraissait recrĂ©er une cĂ©rĂ©monie guerriĂšre mĂ©diĂ©vale[718].

RĂ©pression

Républicains détenus au chùteau de Montjuïc à la fin de la guerre d'Espagne.

Pendant la Guerre civile, le nombre d’exĂ©cutions politiques dĂ©passait celui des morts sur le champ de bataille. Les commandants italiens, horrifiĂ©s, refusaient de remettre les prisonniers Ă  leurs alliĂ©s espagnols, protestaient contre le degrĂ© de rĂ©pression indiscriminĂ©e et menaçaient de se retirer de la guerre. AprĂšs la prise de Malaga en , oĂč les nationalistes avaient perpĂ©trĂ© une rĂ©pression massive et provoquĂ© un bain de sang avec, selon les estimations, entre 3 000 et 4 000 exĂ©cutions[719] — mais il est vrai que le responsable direct des tueries d’Andalousie, dont celle de Malaga, fut Gonzalo Queipo de Llano[720] —, Franco rĂ©agit en Ă©largissant et en rĂ©glementant le rĂŽle des tribunaux militaires dans toute la zone nationaliste ; il interdit aux autres instances et aux autres forces de procĂ©der Ă  des exĂ©cutions, et crĂ©a Ă  Malaga cinq nouveaux tribunaux militaires. Le , il communiqua Ă  l’ambassadeur d’Italie qu’il avait donnĂ© des ordres stricts tendant Ă  mettre fin Ă  toutes les exĂ©cutions de prisonniers (cela aussi dans le but d'encourager les dĂ©sertions dans les rangs rĂ©publicains), et tendant Ă  ce que les sentences de mort soient limitĂ©es aux dirigeants de gauche et aux auteurs de crimes violents, et, mĂȘme en ce cas, Ă  ce que la moitiĂ© des peines de mort soient commuĂ©es. Vers la fin mars, Franco annonça qu’il avait relevĂ© de leurs fonctions deux juges de Malaga dont la façon de procĂ©der avait Ă©tĂ© inappropriĂ©e et sĂ©vĂšre Ă  l’excĂšs, et il s’assura que les sentences de mort prononcĂ©es par les tribunaux fussent d’abord ratifiĂ©es par lui-mĂȘme en dernier ressort, avant d’ĂȘtre mises Ă  exĂ©cution. Pourtant, les cas seront rares oĂč Franco accĂ©da aux demandes de clĂ©mence pour des personnes condamnĂ©es dans la zone nationale, quoiqu’il ait graciĂ© un certain nombre d’anarchistes. La rĂ©pression restera officiellement aux mains des tribunaux militaires pendant de nombreuses annĂ©es, et l’Espagne vivra sous la loi martiale durant toute une dĂ©cennie, jusqu’à sa levĂ©e en [720] - [721]. L’un des problĂšmes les plus dĂ©licats qu’eut Ă  affronter Franco pendant ses premiĂšres semaines comme chef d’État fut la plainte du primat d’Espagne, le cardinal GomĂĄ, contre le procĂšs sommaire et l’exĂ©cution de 14 prĂȘtres militants nationalistes basques ; Franco donna immĂ©diatement l’ordre de ne plus exĂ©cuter de curĂ©s nationalistes basques[719].

Bartolomé Bennassar relÚve que Franco a

« fĂ©licitĂ© YagĂŒe aprĂšs la tuerie de Badajoz et n’a jamais dĂ©savouĂ© les exĂ©cutions sauf celle des treize prĂȘtres basques aprĂšs une protestation de la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique. Il a recrutĂ© Lisardo Doval pour les services spĂ©ciaux et nommĂ© un psychopathe tel que JoaquĂ­n del Moral directeur gĂ©nĂ©ral des prisons. Il a laissĂ© exĂ©cuter plusieurs de ses anciens compagnons, Ă  commencer par son cousin Ricardo de La Puente Bahamonde et n’a pas fait l’impossible pour sauver Miguel Campins, son plus prĂ©cieux collaborateur de Saragosse, dont Queipo de Llano avait dĂ©cidĂ© la mort, et s’est vengĂ© mesquinement en refusant Ă  celui-ci la grĂące du gĂ©nĂ©ral Batet. De son cĂŽtĂ©, Mola avait donnĂ© des instructions explicites dans le but de « propager une atmosphĂšre de terreur » et Queipo de Llano multipliait les appels au meurtre sur Radio Sevilla. Les Ă©pisodes tragiques de Badajoz et de Malaga ne sont donc en aucune façon des horreurs isolĂ©es. MĂȘme dans les zones oĂč le Mouvement l’emporta sans coup fĂ©rir et sans combats, bon nombre de « mal-pensants » furent abattus sans pitiĂ© [
][722]. »

Dans un communiquĂ© du quartier-gĂ©nĂ©ral de Franco du formulant les conditions finales offertes par Franco pour accĂ©lĂ©rer la reddition des derniers rĂ©duits de la zone rĂ©publicaine, il Ă©tait promis que « ni le simple fait d’avoir servi dans le camp rouge, ni celui d’avoir militĂ© simplement et comme affiliĂ© dans des courants politiques contraires au Mouvement national ne feront l’objet de poursuites en responsabilitĂ© criminelle ». Seuls les dirigeants politiques et les coupables de crimes violents « et d’autres crimes graves » (sans autre prĂ©cision) seraient dĂ©fĂ©rĂ©s devant les tribunaux militaires[723] - [724]. Entre 1937 et 1938, plus de la moitiĂ© des prisonniers s’incorporĂšrent dans l’armĂ©e nationaliste[725].

Le , sitĂŽt terminĂ©e la Guerre civile, commença le dĂ©part en exil de 400 000 Ă  500 000 Espagnols, pour 200 000 desquels cet exil se transformera en un exil permanent[726] - [727]. Jusqu’à 270 000 personnes[728] - [729] furent entassĂ©es en 1939 dans les geĂŽles de Franco, dans des conditions infra-humaines, et au nombre d’exĂ©cutions estimĂ© Ă  50 000 doivent s’ajouter ceux qui pĂ©rirent dans les prisons par suite de ces conditions de dĂ©tention[730] - [731] - [732] - [733]. Certes, souligne Jorge SemprĂșn, « la rĂ©pression franquiste, qui fut brutale, ne peut pas se comparer aux rĂ©pressions stalinistes »[734], ni Ă  celles des nazis, mais tout autre point de comparaison peut servir d’aune pour donner la mesure de la rĂ©pression outranciĂšre que Franco exerça une fois la guerre terminĂ©e. Les 50 000 exĂ©cutions du franquisme sont sans commune mesure avec les centaines d’exĂ©cutions commises au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en France, en Allemagne ou en Italie[735].

À gauche, extrait du Bulletin officiel de l'État publiant la « loi de RĂ©pression de la maçonnerie et du communisme » (). À droite, dossier d'une procĂ©dure ouverte contre un opposant par le Tribunal spĂ©cial pour la rĂ©pression de la maçonnerie et du communisme en 1945.

Deux jours avant la chute de la Catalogne, le , il fit adopter la loi sur les ResponsabilitĂ©s politiques (en abrĂ©gĂ© LRP), qui sanctionnait toute forme de subversion politique ainsi que l’assistance volontaire Ă  l’effort de guerre du cĂŽtĂ© rĂ©publicain, y compris les cas qualifiĂ©s de « passivitĂ© grave », et qui lui permettait de juger et de condamner, de maniĂšre rĂ©troactive, pour des faits survenus Ă  partir du , soit plus d’un an et demi avant le dĂ©but de la Guerre civile, « tous ceux qui ont contribuĂ© au soulĂšvement de 1934 ou Ă  la formation du Front populaire, ou se sont opposĂ©s de maniĂšre active au Mouvement national », se donnant ainsi les moyens d’une rĂ©pression impitoyable[736] - [723]. La loi incriminait de façon automatique tous les membres de partis politiques de gauche ou rĂ©volutionnaires (mais non les militants de base des syndicats de gauche), ainsi que quiconque avait participĂ© Ă  un « tribunal populaire » dans la zone rĂ©publicaine. Être membre d’un ordre maçonnique Ă©tait considĂ©rĂ© Ă©galement comme une trahison[723]. En vertu de cette loi, des purges furent pratiquĂ©es chez les travailleurs de la culture, en particulier chez les journalistes, et dĂ©sormais, tous les directeurs de journal et de revue allaient ĂȘtre nommĂ©s par l’État et devaient ĂȘtre phalangistes[737] ; Franco fut presque toujours impitoyable envers les journalistes ou les intellectuels[720]. ComplĂ©tĂ© en 1942, ce texte va demeurer en vigueur jusqu’au . Franco, remarque AndrĂ©e Bachoud, « n’a pas changĂ© de doctrine depuis le temps oĂč il commandait la LĂ©gion au Maroc : il ne tolĂšre pas d’ennemi vivant. Pour lui, la lutte n’est pas finie et durera au moins jusqu’en 1948, date Ă  laquelle l’état de guerre sera enfin officiellement levĂ© »[736] - [738] - [677]. La rĂ©pression s’exerça dans plusieurs sphĂšres : en plus des exĂ©cutions et des condamnations Ă  de longs emprisonnements, une sociĂ©tĂ© fut mise en place oĂč les vaincus Ă©taient exclus de la vie politique, culturelle, intellectuelle et sociale[737]. Le franquisme de ces premiĂšres annĂ©es de paix sera caractĂ©risĂ© par l’élimination systĂ©matique de l’adversaire, pratiquĂ©e sans passion, avec la certitude tranquille de dĂ©fendre l’ordre nĂ©cessaire, prenant parfois aussi la forme de bannissements, de rĂ©vocations, et passait toujours par la prison[729]. Les progrĂšs dans la comprĂ©hension de la rĂ©pression ont permis de percevoir celle-ci comme un phĂ©nomĂšne structurel d’une portĂ©e dĂ©passant les seules exĂ©cutions et assassinats et de rendre de plus en plus intelligible la nouvelle rĂ©alitĂ© sociale que le rĂ©gime s’était attelĂ© Ă  configurer[739]. Franco en effet projetait non seulement d’achever la construction d’un nouveau systĂšme autoritaire, mais encore d’accomplir une vaste contre-rĂ©volution culturelle propre Ă  rendre impossible une nouvelle guerre civile, cela impliquant que la rĂ©pression contre la gauche devait se poursuivre, suivant sa propre logique[730].

On crĂ©a aussi des brigades pĂ©nales et des bataillons punitifs — comme Ă  Valle de los CaĂ­dos — oĂč les prisonniers, soumis aux travaux forcĂ©s, servirent souvent de main-d’Ɠuvre gratuite au bĂ©nĂ©fice de beaucoup d’entreprises[740], dans une optique de « rĂ©demption par le travail »[741]. De 1936 Ă  1947, de 367 000 Ă  500 000 prisonniers politiques sont passĂ©s dans ces camps, qui ont massivement alimentĂ© des bataillons de travailleurs utilisĂ©s comme main-d’Ɠuvre esclave[742]. S’y ajoutait la rĂ©pression Ă©conomique qui, dans la premiĂšre phase du rĂ©gime et en guise de butin de guerre, prenait la forme d’un favoritisme de l’État au bĂ©nĂ©fice des vainqueurs et pĂ©nalisant les vaincus[743].

AprĂšs la Guerre civile, la peur rĂ©gnait, mais les critiques contre les orientations du rĂ©gime et de son gouvernement s’exprimaient Ă  haute voix et s’écrivaient mĂȘme dans certains journaux autorisĂ©s[744]. Vers la fin 1941, la plupart des prisons avaient Ă©tĂ© fermĂ©es et plus de 95 % de l’ensemble des sentences de mort avaient alors Ă©tĂ© prononcĂ©es. Dans les 30 mois suivants, les procureurs requirent 939 peines de mort supplĂ©mentaires, mais beaucoup ne furent pas retenues par les tribunaux, et celles pour lesquelles le tribunal avait suivi le rĂ©quisitoire furent commuĂ©es[745]. Le , troisiĂšme anniversaire de son accession au pouvoir, Franco accorda l’amnistie Ă  tous les membres de l’armĂ©e rĂ©publicaine condamnĂ©s Ă  des peines d’emprisonnement infĂ©rieures Ă  six ans. Le , la libĂ©ration sous caution fut accordĂ©e aux prisonniers politiques purgeant une peine de moins de six ans. DĂšs lors, la population carcĂ©rale commença Ă  diminuer rapidement, puis davantage encore sous l’effet d’autres mesures de grĂące, jusqu’à ce que le nombre total de prisonniers politiques retombe Ă  environ 17 000[746]. Franco n’accordera l’amnistie dĂ©finitive qu’en 1966, et ne cessa de s’opposer Ă  l’idĂ©e de l’octroi de pensions aux veuves des combattants rĂ©publicains[747].

Caractérisation du régime

Deux enfants exécutent le salut fasciste devant une affiche glorifiant Franco comme le « caudillo de Dieu et de la Patrie, le premier homme au monde ayant vaincu le bolchevisme sur les champs de bataille » ().

L ’historien Javier Tusell observe que « l’absence d’une idĂ©ologie bien dĂ©finie permit [Ă  Franco] de basculer de telles formules dictatoriales vers telles autres, broutant au fascisme dans les annĂ©es 40 et aux dictatures dĂ©veloppementalistes dans les annĂ©es 60 »[743]. L’idĂ©ologie franquisme a Ă©tĂ© dĂ©finie comme un national-catholicisme se caractĂ©risant par son nationalisme centraliste et par l’influence de l'Église sur la politique et sur les autres sphĂšres de la sociĂ©tĂ©. Le catholicisme (de mĂȘme que l’armĂ©e) n’était pas seulement une sphĂšre partiellement autonome vis-Ă -vis de l’État, mais en Ă©tait l’essence mĂȘme, sous-tendant le systĂšme politique ; il prĂ©tendait ĂȘtre le plus intĂšgre, le plus pur et le plus omniprĂ©sent sur terre, et inventa une espĂšce de surcroĂźt d’orthodoxie qui lui donnait une supĂ©rioritĂ© supposĂ©e sur le reste des catholicismes nationaux[748]. Selon Alberto Reig Tapia, « Franco se dĂ©finit politiquement et idĂ©ologiquement surtout par des traits nĂ©gatifs : antilibĂ©ralisme, antimaçonnique, antimarxiste, etc. »[749]. Le qualificatif de « parangon des rĂ©gimes fascistes » paraĂźt inappropriĂ©. Il s’agissait plutĂŽt d’une dictature militaire dans la tradition historique de l’Espagne, mais exceptionnelle dans sa durĂ©e. D’une part, la rudimentaire idĂ©ologie franquiste coĂŻncidait souvent avec la mentalitĂ© militaire de caserne que Franco transposait dans les diffĂ©rentes sphĂšres de la sociĂ©tĂ© espagnole ; d’autre part, les principales qualitĂ©s que Franco exigeait de son entourage Ă©taient la fidĂ©litĂ© et l’obĂ©issance, et nul mieux qu’un militaire n’était apte Ă  satisfaire cette exigence fondamentale de loyautĂ© au Caudillo et sa mĂ©fiance Ă  l’égard des intrigues[750] - [751]. Un facteur absolument dĂ©cisif pour expliquer la pĂ©rennitĂ© du rĂ©gime est le souvenir de la guerre civile, du traumatisme de laquelle la sociĂ©tĂ© espagnole mit un temps si long Ă  se remettre[752].

Miguel Primo de Rivera est Ă  dĂ©signer comme modĂšle de son rĂ©gime, et certaines de ses idĂ©es-clef ressurgirent Ă  mesure que le rĂ©gime s’institutionnalisait : crĂ©ation d’un parti unique, corporatisme, hispanicitĂ©, dirigisme, etc. Une autre rĂ©fĂ©rence pourrait ĂȘtre aussi Salazar, qui avait constituĂ© un État nouveau catholique et technocratique au Portugal oĂč il faisait figure de despote Ă©clairĂ© et oĂč un national-catholicisme avait Ă©galement Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©[753].

De sa position de pouvoir absolu, Franco s’efforçait de contrĂŽler tous les secteurs de la vie espagnole. Au moyen de la censure, de la propagande et de l’enseignement scolaire fut mise en marche, selon Reig Tapia, « une des hagiographies les plus hallucinantes qu’ait connu l’histoire contemporaine. Un homme banal, quoique des plus habiles et acharnĂ© Ă  tirer parti avec le plus grand rendement de ses circonstances particuliĂšres, fut couvert d’éloges totalement dĂ©mesurĂ©s et Ă©tait, pour beaucoup de ses suiveurs, non pas seulement un gouvernant exceptionnel, mais le plus grand des derniers siĂšcles »[754]. Pendant la Guerre civile, le style fasciste prĂ©domina, le nom du Caudillo fut peint sur la façade de nombreux bĂątiments dans tout le pays, sa photo fut apposĂ©e dans tous les bureaux et officines des Ă©difices publics, souvent flanquĂ©e de celle de JosĂ© Antonio Primo de Rivera, et son effigie apparut sur les timbres-poste et sur les piĂšces de monnaie[755]. Franco s'employa Ă  populariser son image en parcourant le pays, surtout les rĂ©gions du Nord, dans les mois qui suivirent la victoire. Chacun de ces dĂ©placements Ă©tait une cĂ©rĂ©monie du culte public autour de sa personne[756].

Pendant la Guerre civile, la doctrine nationale avait postulĂ© que l’identitĂ© vĂ©ritable de l’Espagne rĂ©sidait dans l’« Empire », concept qu’il convenait donc de remettre en honneur, si l’on voulait que l’Espagne redevĂźnt pleinement l’Espagne. Une des premiĂšres mesures prises par le gouvernement de fut de choisir pour le nouvel État des armoiries, en l’espĂšce la couronne impĂ©riale et le blasonnement des Rois catholiques, assorti des colonnes d’hercule et de la lĂ©gende Plus Ultra de l’empereur Charles Quint. L’annonce en fut faite par Franco en en l’église Sainte-Barbe de Madrid, Ă  l’effet d’amalgamer l’idĂ©e d’Empire avec le rĂšgne du Christ en Espagne[757].

Les piliers du régime

Une fois les rĂ©publicains dĂ©faits, il restait Ă  convaincre l’opinion espagnole de l’opportunitĂ© de maintenir le rĂ©gime Ă©tabli en 1936[758]. Franco assit son autoritĂ© sur certaines fractions idĂ©ologiques de la sociĂ©tĂ©, appelĂ©es « familles » : les militaires, l’Église, la Phalange comme parti unique, les secteurs monarchiste, carliste et conservateur, et les partisans de l’Église catholique. Cette coalition — ensemble composite de groupes aux intĂ©rĂȘts diffĂ©rents, et dans certains cas opposĂ©s, qui avait collaborĂ© au coup d’État de 1936 — restait cependant profondĂ©ment divisĂ©e[759], la Guerre civile ayant crĂ©Ă© une unitĂ© de raison plus que de passion autour de la personne de Franco. Pour beaucoup, le rĂ©tablissement de la monarchie Ă  travers le couronnement de Don Juan de BorbĂłn Ă©tait une solution de rechange au fascisme. L’influence des nazis, avec 70 000 Allemands installĂ©s en Espagne, Ă©tait d’autant plus redoutĂ©e qu’il n’y avait plus de tĂȘte espagnole parmi les phalangistes et que la multiplication des adhĂ©sions Ă  la fin de la Guerre civile en avait fait un groupe hĂ©tĂ©roclite incontrĂŽlable[760].

Ces principaux piliers seront reprĂ©sentĂ©s au sein des gouvernements successifs dans des proportions qui varient au fil des remaniements ministĂ©riels, chacune de ces composantes, incarnĂ©e par un homme ou un groupe d’hommes s’exprimant Ă  sa guise. Franco sut les instrumentaliser en s’appuyant tantĂŽt sur les uns, tantĂŽt sur les autres, au grĂ© de ses intĂ©rĂȘts du moment, et en les mettant chacune en premiĂšre ligne lorsqu’elle coĂŻncidait avec son projet du moment. Franco se rĂ©servait de changer les fonctions des reprĂ©sentants de ces piliers ou tout simplement Ă  les limoger chaque fois que la nĂ©cessitĂ© d’un changement de cap s’imposait[761] - [762]. Selon les termes de l’historien Paul Preston, « sa façon de gouverner serait celle d’un gouverneur militaire colonial plĂ©nipotentiaire »[761]. Pour certains historiens, l’un des ressorts profonds de l’action du Caudillo, hors de tout systĂšme et de toute doctrine, semble ĂȘtre son objectif premier de satisfaire les dĂ©sirs d’une classe moyenne Ă©cartĂ©e du bien-ĂȘtre pendant des dĂ©cennies par un État sans ressources et une oligarchie mĂ©prisante, et d’apaiser ses frayeurs face aux ouvriers revendicateurs[763].

Franco et son Ă©pouse priant dans la basilique Sainte-Marie-du-ChƓur de Saint-SĂ©bastien en 1941.

Le Saint-SiĂšge n’était pas hostile Ă  l’émergence de cette quatriĂšme voie entre communisme, fascisme et dĂ©mocratie libĂ©rale. Que Franco fĂ»t catholique par conviction ou par intĂ©rĂȘt, ses rapports avec le monde catholique et le Saint-SiĂšge tenaient la premiĂšre place dans sa dĂ©finition de sa politique intĂ©rieure et extĂ©rieure[753]. Franco Ă©tait « l’instrument des plans providentiels de dieu sur la patrie », selon les mots du cardinal GomĂĄ, en accord avec l’image d’un Franco dĂ©pĂȘchĂ© par la providence divine pour sauver l’Espagne du chaos. Tout au long de son rĂ©gime, Franco ne cessera d’aspirer Ă  obtenir de l’Église cette lĂ©gitimitĂ© de droit divin[764]. Si le Vatican fut parfois conduit Ă  protester contre des mesures allant Ă  l’encontre des intĂ©rĂȘts de la catholicitĂ© et de la libertĂ© de l’Église (telles que l’interdiction de la presse catholique, la censure en matiĂšre religieuse, etc.), il n’était pas envisageable pour l’Église de voir l’Espagne quitter son orbite. Franco saura exploiter au maximum les concessions qu’il faisait au Saint-SiĂšge, afin d’asseoir plus solidement sa position politique tant en Espagne que dans l’opinion internationale[765].

Franco souhaitait la reconduction du Concordat, caduc depuis la rĂ©publique, lequel avait fait de la religion catholique la religion officielle de l’Espagne, tout en dĂ©finissant les prĂ©rogatives respectives du Saint-SiĂšge et de la monarchie. En particulier, la reconduction de ce pacte permettrait Ă  Franco d’écarter les nominations d’évĂȘques nationalistes basques et catalans proposĂ©es par le pape[765]. L’accord signĂ© le donnait Ă  Franco un droit de regard sur les nominations des prĂ©lats, et en Ă©change, la papautĂ©, inquiĂšte devant l’infiltration des thĂ©ories nazies en Espagne, obtint que l’accord culturel conclu Ă  Burgos entre l’Allemagne et l’Espagne le ne soit jamais ratifiĂ© ; de plus, le ministre de l’Éducation donna le les garanties souhaitĂ©es en assurant que l’idĂ©ologie nazie Ă©tait incompatible avec la doctrine officielle[766].

Quant au deuxiĂšme pĂŽle de l’action politique de Franco, le fascisme, il s’inscrivit d’abord, mais pour assez peu de temps, dans un registre para-fasciste. Ainsi en allait-il, dans le domaine syndical, des principes de collaboration entre classes sociales et d’organisation corporatiste du monde du travail contenus dans la Charte du travail, qui institua le syndicat unique obligatoire[767]. Dans l’entourage de Franco, le fascisme Ă©tait incarnĂ© dans la personne de RamĂłn Serrano SĂșñer, Ă  la fois ostensiblement favorable au fascisme, et opposĂ© Ă  « toute dĂ©pendance politique vis-Ă -vis de Rome ». Par les relations qu’il avait jadis entretenues avec JosĂ© Antonio Primo de Rivera, il apparaissait aux yeux de beaucoup de phalangistes comme le dĂ©positaire naturel de l’orthodoxie du fascisme espagnol. Depuis 1937, il ne quittait plus Franco et jouait un rĂŽle dĂ©terminant dans le rĂ©gime, jusqu’à donner l’impression que le pays Ă©tait dirigĂ© non pas par Franco mais par le tandem qu’il formait avec son beau-frĂšre. Il reprĂ©sentait la tentation fasciste et surtout belliciste de l’Espagne durant la Seconde Guerre mondiale, mais avait contre lui les autres, c’est-Ă -dire les conservateurs, les militaires, les catholiques, les monarchistes — tous ceux qui jugeaient l’entrĂ©e en guerre prĂ©maturĂ©e et dangereuse pour l’Espagne, et tous ceux qui souhaitaient la restauration d’un ordre ancien. Dans le nouveau gouvernement formĂ© en , Franco confia Ă  Serrano Suñer le poste de ministre de l’IntĂ©rieur et le laissa agir et s’exprimer, car il satisfaisait Hitler et Mussolini, mais parallĂšlement le laissait s’exposer et se compromettre[768] ; Jordana fut relevĂ© de ses fonctions de ministre des Affaires extĂ©rieures et remplacĂ© par Juan Luis Beigbeder, plus favorable Ă  l’Axe, et le personnel politique conservateur fut Ă©cartĂ©. Bien que tout semble alors aller dans le sens d’une fascisation du rĂ©gime[769] - [770] et que certains aient qualifiĂ© ce cabinet de « gouvernement phalangiste », il mettait en Ă©vidence que la politique de Franco allait toujours tenter de trouver un Ă©quilibre entre les diffĂ©rentes « familles » idĂ©ologiques du rĂ©gime, au grĂ© des phases et des circonstances[771]. L’administrateur le plus compĂ©tent du nouveau gouvernement Ă©tait le ministre des Finances JosĂ© Larraz LĂłpez, issu de la CEDA[772].

Franco assistant à des manƓuvres militaires dans la province de Guipuscoa en 1946.

La caractĂ©ristique principale du rĂ©gime franquiste reste le poids Ă©norme de l’armĂ©e dans les fonctions politiques, et le trait le plus visible du rĂ©gime Ă©tait le nombre de militaires qui au fil des ans allaient faire partie du gouvernement, nombre qui varia selon les circonstances et les nĂ©cessitĂ©s, mais qui fut toujours considĂ©rable, et du reste, la rudimentaire idĂ©ologie franquiste se confondait souvent avec la mentalitĂ© militaire[750]. Des diffĂ©rentes familles, celle militaire Ă©tait, Ă  la fin de la guerre, la mieux reprĂ©sentĂ©e, quoique Franco eĂ»t bien soin de ne pas donner aux militaires un pouvoir corporatif dans aucun cabinet. Durant cette premiĂšre phase du rĂ©gime, jusqu’en 1945, 46 % des nominations Ă©churent Ă  des militaires et ceux-ci occupaient prĂšs de 37 % des hautes fonctions dans les ministĂšres militaires et Ă  l’IntĂ©rieur[773]. Si Franco partageait les crispations de ses homologues militaires face au commerce, au libre-Ă©change, aux profits[774], le pĂŽle militaire ne formait pas un ensemble homogĂšne. Il y avait par exemple une tendance chez les militaires de haut rang Ă  considĂ©rer Franco uniquement comme un primus inter pares, certains estimant qu’aprĂšs la victoire dans la Guerre civile, il y avait lieu de cĂ©der le pas Ă  une autre forme de gouvernement[775]. Certains espĂ©raient et prĂ©paraient le retour de la monarchie, comme KindelĂĄn et Aranda, d’autres comme YagĂŒe s’étaient laissĂ© sĂ©duire par la Phalange, d’autres encore, comme Queipo de Llano, s’exaspĂ©raient de l’omnipotence de Franco[776]. DisposĂ© certes Ă  discuter des affaires militaires avec les hauts gradĂ©s, Franco restait en revanche inflexible face Ă  toute dĂ©sobĂ©issance politique. Ainsi, le , destitua-t-il YagĂŒe pour avoir critiquĂ© le gouvernement[775]. En , Franco destitua aussi Queipo de Llano du commandement militaire d’Andalousie, oĂč il Ă©tait devenu une sorte de vice-roi ; Queipo, qui dĂ©testait Franco — il l’avait affublĂ© du sobriquet de Paca la culona (± Francette la fessue, ‘culona’ signifiant aussi ‘soldat invalide’) —, dirigeait la faction militaire d’opposition Ă  la puissance croissante de la Phalange et avait commencĂ© Ă  tramer un complot contre le Caudillo[777], affirmant la nĂ©cessitĂ© de former un nouveau directoire militaire chargĂ© de rĂ©gler les affaires politiques et de statuer sur l’avenir du rĂ©gime. Franco, qui en avait eu vent en mai, ordonna en juillet que Queipo se prĂ©sente Ă  Burgos ; il fut limogĂ© comme capitaine gĂ©nĂ©ral de SĂ©ville, briĂšvement mis aux arrĂȘts dans un hĂŽtel, puis envoyĂ© Ă  Rome comme attachĂ© militaire[769].

Pour ce qui est du pĂŽle monarchiste, Franco avait d’emblĂ©e frustrĂ© les aspirations des monarchistes Ă  restaurer Alphonse XIII sur le trĂŽne d’Espagne[778]. Pourtant, Franco aimait et admirait la monarchie ; Ă  aucun moment de sa vie, il n’en avait niĂ© la lĂ©gitimitĂ© et s’était toujours engagĂ© Ă  la rĂ©tablir. En 1948, il rĂ©tablit la crĂ©ation nobiliaire, avec le mĂȘme souci qu’Alphonse XIII de faire une place Ă  part aux militaires[779]. Selon lui, le rĂ©gime monarchique avait Ă©tĂ© sapĂ© par des complots et par des « ennemis intĂ©rieurs », Ă©paulĂ©s par des forces internationales puissantes : libĂ©raux, puis communistes, judĂ©o-maçons, ou, Ă  partir de 1945, francs-maçons tout court. Son souci Ă©tait de conjurer la rĂ©surgence de ces forces dĂ©lĂ©tĂšres, afin de permettre en toute sĂ©curitĂ© cette restauration, qu’il repoussait vers un avenir toujours plus lointain[753].

Le parti unique FET comptait 650 000 militants en 1939. L’affiliation Ă©tait trĂšs utile comme moyen de promotion professionnelle, et le nombre d’affiliĂ©s alla croissant dans les annĂ©es suivantes, jusqu’à atteindre son maximum en 1948. La FET avait pour mission d’endoctriner la population et livrait une bonne part du personnel politique et administratif du systĂšme : quasiment tous les nouveaux maires et gouverneurs de province Ă©taient des affiliĂ©s, mais la plupart d’entre eux Ă©taient passifs, la mobilisation active restant assez faible[780]. La principale mission dont Franco chargea les phalangistes Ă©tait la mise sur pied et le dĂ©veloppement des syndicats nationaux, les dĂ©nommĂ©s « syndicats verticaux », qui regroupaient, au sein des mĂȘmes institutions, patrons et ouvriers[781].

Institutionalisation de la dictature

Jusqu’à la fin de 1937, le camp nationaliste faisait la guerre et ne se souciait guĂšre de reconstruire un État[541]. NĂ©anmoins, dĂšs , Franco avait commencĂ© Ă  consolider le dispositif institutionnel de son pouvoir, crĂ©ant son personnel politique, dont Ă  l’origine le noyau Ă©tait familial, amical et professionnel, et mettant en place une structure encore dĂ©pourvue de forme dĂ©finie. Ce dispositif institutionnel Ă©volua ensuite par ajouts successifs, qui venaient alourdir la lĂ©gislation par effets de placage, mais toujours en accord avec l’objectif de Franco de demeurer Ă  la tĂȘte du pays et avec ses propres certitudes[782]. En 1937, l’autoritĂ© absolue de Franco avait Ă©tĂ© proclamĂ©e et Ă©levĂ©e Ă  un point tel qu’il n’avait plus Ă  rĂ©pondre de ses actes, hormis devant Dieu et l’Histoire[783]. « Le Chef assume dans son entiĂšre plĂ©nitude l’autoritĂ© la plus absolue. Le Chef rĂ©pond devant Dieu et devant l’Histoire » [784].

Les dirigeants du nouvel État espagnol Ă©taient fermement convaincus de se trouver Ă  l’avant-garde de l’histoire, de faire partie d’un nouveau systĂšme de rĂ©gimes « organiques », autoritaires et nationaux, qui reprĂ©sentaient la pensĂ©e la plus moderne et la plus innovante de l’époque. Franco, qui avait dirigĂ© son gouvernement comme s’il s’agissait d’un corps d’armĂ©e, vit ses prĂ©rogatives de chef d’État s’accroĂźtre encore par la Ley de Jefatura (loi sur la direction de l’État) du , qui Ă©largissait les pouvoirs dĂ©finis dans le dĂ©cret antĂ©rieur du . Avec cette nouvelle loi, qui stipulait que tous les pouvoirs du gouvernement reposaient « confiĂ©s Ă  titre permanent » Ă  l’actuel chef de l’État, que celui-ci dĂ©tenait « de maniĂšre permanente les fonctions de gouvernement » et qu’il Ă©tait catĂ©goriquement dispensĂ© de l’obligation de soumettre les nouvelles lois ou les nouveaux dĂ©crets au Conseil des ministres, « si des raisons d’urgence conseillent d’agir ainsi », Franco se dota de l’instrument qui lui permettait de se dispenser de toute concertation personnelle ou institutionnelle et lui donnait le pouvoir de promulguer Ă  sa convenance lois et dĂ©crets[762] - [785] - [716]. Franco se vit ainsi attribuer plus de pouvoir que n’en avait jamais eu aucun autre gouvernant en Espagne avant lui[786] - [787]. Dans un document du qui expose ses ambitions Ă©conomiques, Franco affirmait que la rĂ©ussite de son programme nĂ©cessitait de « crĂ©er un instrument policier et d’ordre public aussi vaste et aussi Ă©tendu que l’exigent les circonstances, car il n’y aurait rien de plus coĂ»teux pour la Nation que la perturbation de la paix intĂ©rieure indispensable Ă  notre redressement »[788]. Aussi, lois, dĂ©crets et, de façon gĂ©nĂ©rale, toutes les actions gouvernementales et lĂ©gislatives dĂ©coulaient de ses dĂ©cisions personnelles[789]. Cependant, Franco semble en mĂȘme temps vouloir faire durer le provisoire et l’ambigu, afin d’éviter toute entrave susceptible de limiter sa prĂ©Ă©minence politique face aux phalangistes et aux monarchistes[790].

Franco Ă  Reus en 1940.

Le , le lent processus de mise en place de l’architecture institutionnelle du rĂ©gime connaĂźt une nouvelle Ă©tape avec la promulgation des Lois fondamentales et de la seconde loi organique instituant les Cortes, parlement espagnol conçu comme une sorte de parlement corporatiste, grosso modo sur le modĂšle de la Chambre des Faisceaux et des Corporations mussolinienne[791]. Ces lois formaient la deuxiĂšme pierre d’un ensemble institutionnel construit progressivement Ă  partir de 1938 et achevĂ© en 1966, qui Ă©tablissait les principes qui rĂ©gissaient la dictature, tout en les accommodant aux nĂ©cessitĂ©s nationales et internationales des diffĂ©rentes Ă©poques ; l’impression de placage de principes pseudo-dĂ©mocratiques sur un rĂ©gime indiscutablement autoritaire a fait naĂźtre le terme de « constitutionnalisme cosmĂ©tique »[792]. En fait, cette ouverture relative relĂšve de la fiction, car si cette loi restaura l’ancienne appellation de Cortes, ce fut pour dĂ©signer une assemblĂ©e de type corporatiste[790], composĂ©e de 563 parlementaires ou procuradores dont beaucoup Ă©taient membres de droit : les ministres ainsi que les maires des 50 prĂ©fectures que compte l’Espagne ; des cardinaux et des Ă©vĂȘques, les recteurs d’universitĂ© etc., dĂ©signĂ©s directement ou indirectement par le chef de l’État ; et des reprĂ©sentants des familles, des communes ou des syndicats. Cette assemblĂ©e, qui ne disparaĂźtra qu’en 1976, n’avait du reste qu’un rĂŽle consultatif[792]. L’imposition du syndicat unique paralysait les revendications ouvriĂšres en dĂ©pit des progrĂšs marginaux rĂ©alisĂ©s en matiĂšre de stabilitĂ© de l’emploi, d’allocations familiales et de protection mĂ©dicale des salariĂ©s[793].

La panoplie rĂ©pressive institutionnelle fut enrichie encore par : la loi de , qui muselait la jeunesse catholique en l’embrigadant obligatoirement dans une structure unique, le SEU ; et la loi du , qui, en accord avec les convictions profondes de Franco, dĂ©finissait et rĂ©primait toute une sĂ©rie de dĂ©lits : la franc-maçonnerie et le communisme, la propagande contre le rĂ©gime, la propagande sĂ©paratiste, les dĂ©lits de « disharmonie sociale ». Anarchistes, socialistes, communistes, francs-maçons Ă©taient considĂ©rĂ©s comme des dĂ©linquants[794] - [795].

« Années de la faim »

Livret de rationnement (Barcelone, 1941).

La situation Ă©conomique de l’aprĂšs-guerre en fut une de pĂ©nurie totale, en particulier de cĂ©rĂ©ales, consĂ©quence de la quasi-destruction de l’agriculture, et Ă©tait marquĂ©e Ă©galement par un manque de carburant, rendant impossible la distribution de produits de base Ă  la population[796] - [797]. La malnutrition et les maladies furent la cause d’une surmortalitĂ© d’au moins 200 000 dĂ©cĂšs par rapport Ă  la mortalitĂ© d’avant la Guerre civile[798]. La pĂ©nurie Ă©conomique, qui s’accompagna d’un rationnement, fit naĂźtre un marchĂ© noir et entraĂźna une hausse de la prostitution et de la mendicitĂ©, de mĂȘme que des maladies Ă©pidĂ©miques[799]. Les dĂ©penses conjointes des deux camps dans la Guerre civile s’étaient Ă©levĂ©es Ă  plus de 1,7 fois le PIB, Ă  quoi il convient d’ajouter la disparition de la grande rĂ©serve d’or et les 500 millions de dollars de dettes de l’Espagne vis-Ă -vis de l’Italie et de l’Allemagne. Cet endettement et les destructions, qui empĂȘchaient de redresser une situation dramatique, furent Ă  l’origine de ce qu’il est convenu d’appeler les annĂ©es de la faim[800] - [758]. Cette situation de graves privations et de souffrances pour la majeure partie de la population se prolongera, dans les zones rurales du sud en particulier, pendant encore plusieurs annĂ©es. Cependant, pour Franco, les souffrances endurĂ©es Ă©tait, dans une large mesure, un chĂątiment pour l’apostasie spirituelle d’une moitiĂ© de la nation, comme il l’exprima dans un discours Ă  JaĂ©n en [801].

Le nĂ©potisme et la corruption institutionalisĂ©e, gĂ©nĂ©rale en 1940, ne faisaient qu’empirer encore les conditions de vie de l’aprĂšs-guerre. Les critiques le plus communĂ©ment exprimĂ©es par les militaires monarchistes contre Franco, en particulier par KindelĂĄn, concernaient la malversation phalangiste dans les gouvernements centraux et locaux et leur corruption affichĂ©e[802]. Beaucoup Ă©taient consternĂ©s de voir combien Franco Ă©tait peu intĂ©ressĂ© Ă  en finir avec la corruption ; il se pourrait qu'il l’ait vue comme un accompagnement inĂ©luctable du systĂšme de dĂ©veloppement qui Ă©tait en train de se mettre en place[803].

La politique Ă©conomique et sociale de Franco Ă©tait Ă  la fois rĂ©actionnaire et nationaliste. Les circonstances de la guerre avaient condamnĂ© l’Espagne Ă  la pĂ©nurie et Ă  l’autarcie, mais le pouvoir travestit ce handicap en facteur de promotion de l’indĂ©pendance nationale. DĂšs 1939, une lĂ©gislation vint limiter de maniĂšre drastique les droits des sociĂ©tĂ©s Ă©trangĂšres et leurs possibilitĂ©s d’investissement[790]. En Ă©conomie, le nouveau rĂ©gime ne mit jamais en pratique la rĂ©volution national-syndicaliste des phalangistes orthodoxes, mais conjuguait un ultra-conservatisme culturel et religieux avec un certain nombre de plans rĂ©formistes ambitieux. Franco, convaincu que l’économie libĂ©rale et la dĂ©mocratie parlementaire Ă©taient devenues totalement obsolĂštes, croyait que le gouvernement devait apporter une solution concertĂ©e aux problĂšmes Ă©conomiques et insistait sur une politique de volontarisme Ă©tatique. Il avait adoptĂ© un keynĂ©sianisme assez simpliste et, impressionnĂ© par les accomplissements des politiques d’État en Italie et en Allemagne, croyait qu’un programme de nationalisme Ă©conomique et d’autarcie Ă©tait faisable. En consĂ©quence, il annonça le que l’Espagne devait entreprendre sa reconstruction sur la base de l’autosuffisance Ă©conomique, inaugurant ainsi la pĂ©riode d’autarcie qui sera maintenue au long d’une vingtaine d’annĂ©es[804]. Franco Ă©tait aussi enclin Ă  juger de la santĂ© de l’économie du pays en fonction de l’équilibre de la seule balance commerciale[805]. Pourtant, le seul remĂšde efficace et urgent eĂ»t Ă©tĂ© l’injection de capital Ă©tranger Ă  grande Ă©chelle, et aprĂšs le dĂ©but de la guerre en Europe, un tel financement ne pouvait provenir que des États-Unis. Par le principe d’autarcie, le gouvernement s’interdit de chercher Ă  obtenir des fonds Ă©trangers ; ne furent donc signĂ©s que des accords commerciaux mineurs avec les dĂ©mocraties occidentales, assortis d’un petit crĂ©dit de Londres. Franco affirmait que l’Espagne pouvait atteindre ses objectifs par la mise en circulation de grandes quantitĂ©s d’argent pour les investir dans l’économie nationale, et qu’« il fallait crĂ©er beaucoup d’argent pour faire de grands travaux », persistant Ă  dire qu’imprimer de l’argent pour financer des travaux publics et de nouvelles entreprises n’engendrerait pas d’inflation, car cela stimulerait la production, ce qui bĂ©nĂ©ficierait Ă  l’État sous forme de hausse des recettes fiscales, suivie du remboursement des crĂ©dits[806]. Quant Ă  la dette extĂ©rieure, Hitler requit que celle vis-Ă -vis de l’Allemagne soit remboursĂ©e rubis sur l’ongle, tandis que Mussolini effaça unilatĂ©ralement plus d’un tiers de la dette italienne[807].

Les idĂ©es de base de la politique Ă©conomique furent exposĂ©es dans un long document intitulĂ© « Fondements et lignes directrices d’un plan d’assainissement de notre Ă©conomie, en harmonie avec notre reconstruction nationale », qui dĂ©taillait le plan de relance Ă©conomique et que Franco signa le . Ce plan, de conception autarcique, qui ne fit qu’aggraver la pĂ©nurie, s’appuyait sur un vague processus de dĂ©veloppement sur dix ans, censĂ© apporter modernisation et autosuffisance, qui proposait Ă  la fois d’augmenter les exportations et de rĂ©duire les importations, et, pour Ă©viter d’ĂȘtre tributaire des investissements Ă©trangers, imposait des restrictions au crĂ©dit international, en plus de maintenir la peseta Ă  un taux de change surĂ©valuĂ©[796] - [772].

Le processus d’industrialisation fut mis en route par une sĂ©rie de mesures destinĂ©es Ă  concĂ©der un certain nombre d’avantages Ă  l’industrie nationale et Ă  Ă©viter la domination des capitaux Ă©trangers. Ce sont en particulier la loi de Protection et de stimulation de l’industrie nationale, d’, qui prĂ©voyait un large Ă©ventail d’incitatifs, de dĂ©grĂšvements fiscaux et un plan spĂ©cial de crĂ©ation de nouvelles industries, et une loi postĂ©rieure, dite de RĂ©gulation et de DĂ©fense de l’industrie nationale, promulguĂ©e en novembre de la mĂȘme annĂ©e et appelĂ©e Ă  rester en vigueur pendant vingt ans, qui dĂ©finissait certains types d’industries pouvant prĂ©tendre Ă  des aides spĂ©ciales et qui interdisait que la participation Ă©trangĂšre au capital d’une entreprise dĂ©passe 25 %, sauf autorisation exceptionnelle[808] - [809].

L’Institut national de colonisation fut crĂ©Ă© en 1939 pour faire face Ă  l’un des maux rĂ©currents affectant l’agriculture espagnole, Ă  savoir la sĂ©cheresse. Au moyen de subventions de l’État, une politique d’irrigation fut mise en Ɠuvre, qui permit de valoriser des terres, lesquelles en contrepartie furent partiellement rĂ©quisitionnĂ©es pour y installer de nouveaux exploitants ; les rĂ©sultats de cette politique seront cependant assez minces pendant les deux dĂ©cennies suivantes[810]. À l’inverse, par une loi de , l’État, pour revenir Ă  la situation fonciĂšre d’avant 1932, appliqua une contre-rĂ©forme agraire par laquelle les domaines expropriĂ©s ou occupĂ©s furent restituĂ©s en quelques mois Ă  leurs anciens dĂ©tenteurs[793].

Franco visitant la centrale thermique de Ponferrada, .

L’État, s’estimant dans l’obligation d’assumer la prise en charge de secteurs Ă  rentabilitĂ© lointaine ou insuffisante, prit l’initiative de certains Ă©quipements, comme le rĂ©seau ferroviaire avec la crĂ©ation de la RENFE en , et stimula l’investissement public, par le biais de l’Institut national de l'industrie (INI), sorte de holding d’État fondĂ© en , chargĂ© de « stimuler et financer, pour le service de la Nation, la crĂ©ation et la rĂ©surrection de nos industries », en partie sur le modĂšle italien de l’IRI. L’objectif Ă©tait de satisfaire aux nĂ©cessitĂ©s de dĂ©fense de l’Espagne, de promouvoir le dĂ©veloppement de l’énergie, de la production chimique et d’acier, la construction navale et la fabrication d’automobiles, de camions et d’avions. Par le jeu des privatisations ou des participations en capital, un Ă©norme complexe d’économie mixte fut ainsi mis sur pied[809] - [808] - [793]. Franco choisit pour organiser et diriger l’INI Juan Antonio Suanzes, officier du gĂ©nie naval et ami d’enfance, homme intĂšgre et Ă©nergique, qui allait crĂ©er les principales grandes entreprises du secteur public. L’augmentation de l’influence militaire fut propice Ă  la mise en place d’un capitalisme d’État, et l’INI devint une institution clef du rĂ©gime, absorbant plus du tiers de l’investissement public[809]. La politique fiscale laxiste et conservatrice appliquĂ©e pendant cette phase limitait cependant les recettes de l’État[801].

Parmi les raisons de l’échec Ă©conomique figurent le coĂ»t trop Ă©levĂ© des rĂ©alisations dirigĂ©es par l’État, leur faible rentabilitĂ©, qui exigeaient le maintien de bas salaires qui, Ă  leur tour, entretenaient la faiblesse de la demande, et l’insuffisante attention portĂ©e Ă  la productivitĂ©[811]. Les dĂ©cisions arbitraires et peu rĂ©alistes, et parfois restrictives, mais financĂ©es par l’expansion monĂ©taire, alimentaient l’inflation et empĂȘchaient la croissance. La politique Ă©conomique de Franco se concentrait outre mesure sur la seule industrie, et tendait Ă  nĂ©gliger l’agriculture. Les effets combinĂ©s de la Guerre civile, d’une gouvernance rigide, du contrĂŽle des prix, du manque d’investissement et en particulier du manque de fertilisants, Ă  quoi s’ajouta une mauvaise mĂ©tĂ©o, devaient fatalement conduire Ă  une baisse de la production alimentaire, qui dans l’aprĂšs-guerre civile diminua de 25 % par rapport aux annĂ©es 1934 et 1935. Le , on dĂ©crĂ©ta le rationnement des denrĂ©es de premiĂšre nĂ©cessitĂ©, qui sera maintenu Ă  diffĂ©rents degrĂ©s durant plus d’une dĂ©cennie[812].

La rĂ©alisation du programme buta d’autre part sur les comportements individuels : bureaucratisation excessive, obligation de vendre toute production de blĂ© Ă  un organisme public, de dĂ©clarer tous les stocks de produits, d’effectuer sous surveillance le transport des marchandises, ce qui multipliait les intermĂ©diaires et les pouvoirs locaux, et augmentait d’autant les occasions de fraude[763] - [812].

Positionnement international

Franco et Galeazzo Ciano Ă  Saint-SĂ©bastien ().

Franco entretenait une confusion permanente sur les objectifs profonds de sa diplomatie[762] ; cependant, discours et documents dĂ©montrent son engagement de plus en plus marquĂ© vis-Ă -vis des puissances de l'Axe, mĂȘme si, dĂ©sireux de saisir l’occasion de la future guerre pour rĂ©aliser le vieux rĂȘve d’un empire africain, oĂč il revendiquait le Maroc et parfois l’Oranie, Franco conditionnera Ă  un partage de l’Afrique du Nord toute action de sa part aux cĂŽtĂ©s de l’Axe ou toute perspective de participation de l’Espagne Ă  la guerre[813].

Fin , Franco signa un traitĂ© d’amitiĂ© avec l’Allemagne par lequel les deux parties s’engageaient Ă  se porter secours mutuellement en cas d’attaque contre l’une d’elles. De mĂȘme, il adhĂ©ra au pacte anti-Komintern, conclu trois ans auparavant entre Berlin et Tokyo. D'autre part, pour Ă©viter d’ĂȘtre rĂ©duit au rĂŽle de satellite de l’Axe, le rĂ©gime avait aussi pour objectif d’élever l’Espagne au rang de puissance internationale. Cela nĂ©cessitait une importante mise Ă  niveau militaire, Ă  l’effet de quoi les premiĂšres propositions prĂ©sentĂ©es par l’état-major de la Marine en et prĂ©voyaient un gigantesque programme de construction navale s’échelonnant sur onze ans. On s’attendait Ă  ce que, dans une prochaine guerre europĂ©enne, la flotte espagnole pĂ»t jouer un rĂŽle dĂ©cisif, l’Espagne rompant alors l’équilibre entre l’Axe et ses ennemis et devenant la « clef de la situation » et « l’arbitre des deux blocs ». Cependant aucun des plans susmentionnĂ©s ne devint rĂ©alitĂ©, ni mĂȘme n’eut un dĂ©but de rĂ©alisation[814]. En fait, Franco Ă©tait convaincu que l’Espagne n’était pas en mesure de s’engager dans une nouvelle guerre et ne le serait pas avant longtemps[815].

La politique de rapprochement avec l’Italie, dont Serrano Suñer apparaĂźt comme le maĂźtre d’Ɠuvre, parcourut plusieurs Ă©tapes, dont un voyage de Franco en Italie en , et des conversations secrĂštes avec Mussolini et Ciano portant sur un partage de l’empire colonial français d’Afrique du Nord et sur la reprise de Gibraltar par l’Espagne aprĂšs une entrĂ©e en guerre diffĂ©rĂ©e, le temps d’achever son redressement Ă©conomique et militaire. Dans son discours Ă  Saint-SĂ©bastien de , Franco manifesta officiellement son adhĂ©sion de principe au fascisme ainsi que son enthousiasme pour Mussolini ; pour autant, aucun accord ne fut signĂ©[816].

Pour maintenir l’Espagne dans la neutralitĂ©, les dĂ©mocraties occidentales s’évertuaient Ă  enjĂŽler Franco, en rĂ©affirmant leur christianisme commun et en mettant l’accent sur ce qui sĂ©parait l’Espagne des puissances de l’Axe, en particulier sur sa nature religieuse[770]. Le , la France consentit Ă  restituer l’or que la RĂ©publique espagnole avait, pour solder les futurs achats Ă  l’Union soviĂ©tique, dĂ©posĂ© Ă  la succursale de la Banque de France Ă  Mont-de-Marsan[758].

La Grande-Bretagne, par la domination qu’elle exerçait sur les mers, et les États-Unis Ă©taient en position de fournir ou non aux Espagnols les denrĂ©es et les combustibles indispensables. PlutĂŽt que de provoquer la chute de Franco en exacerbant la misĂšre de la population espagnole, ces pays choisirent d’aider Franco pour s’assurer sa neutralitĂ©, celui-ci leur apparaissant prĂ©fĂ©rable aux rĂ©publicains divisĂ©s[817]. AprĂšs que la tension a montĂ© en Europe au , Franco mena une politique qu’il qualifia d’« habile prudence ». Le rĂ©gime travailla aussi Ă  Ă©tablir des relations plus Ă©troites avec les pays hispano-amĂ©ricains, avec les Philippines et avec le monde arabe, pour acquĂ©rir plus de poids Ă  l’international. L’Allemagne voulait de la part de l’Espagne une neutralitĂ© solidaire, ou espĂ©rait au minimum une neutralitĂ© bienveillante[818].

Avant et pendant la drÎle de guerre : la politique de neutralité

Franco et Juan Luis Beigbeder (Ă  droite), 1939.

En , Franco avait signĂ©, aux cĂŽtĂ©s de Hitler et de Mussolini, le pacte anti-Komintern, puis le traitĂ© d’amitiĂ© germano-espagnol. Le , Franco retira l’Espagne de la SociĂ©tĂ© des nations et programma pour cet Ă©tĂ© deux visites, l’une Ă  Mussolini et l’autre Ă  Hitler, qui durent ĂȘtre reportĂ©es Ă  cause de l’éclatement de la guerre. Hitler exprima Ă  Franco son souhait de le voir rallier l’Axe, mais Franco lui fit observer que l’Espagne avait besoin de temps pour rĂ©cupĂ©rer militairement et Ă©conomiquement. En attendant, le , il remania son gouvernement en y faisant entrer des phalangistes et des sympathisants de l’Axe, notamment Juan Luis Beigbeder, nommĂ© ministre des Affaires extĂ©rieures, en remplacement de l’anglophile Francisco GĂłmez-Jordana[819]. Hitler dĂ©clara que Franco Ă©tait, avec Mussolini, le seul alliĂ© sĂ»r[820].

Cependant, Ă  la suite de la signature du pacte germano-soviĂ©tique, les militaires, les catholiques et la majoritĂ© de la population Ă©taient devenus plus hostiles encore qu’auparavant Ă  l’entrĂ©e en guerre de l’Espagne[815]. Jusque-lĂ , les Espagnols avaient supposĂ© que l’anti-soviĂ©tisme Ă©tait consubstantiel Ă  la politique de Hitler, comme il l’était Ă  celle de Franco[821]. L’invasion allemande de la Pologne provoqua la consternation, car ce pays Ă©tait un État national catholique et autoritaire, qui avait beaucoup en commun avec le rĂ©gime franquiste[822] - [821]. AprĂšs la dĂ©claration de guerre de la Grande-Bretagne et de la France le , Franco, regrettant que la guerre ait Ă©tĂ© dĂ©clenchĂ©e si tĂŽt, adopta dĂšs le lendemain et dans un premier temps une position de neutralitĂ© et lança Ă  l’intention des grandes puissances un appel Ă  faire de mĂȘme, appel destinĂ© Ă  aider l’Axe en dĂ©courageant les autres puissances Ă  se porter au secours de la Pologne[823] ; si Franco en effet condamna publiquement la destruction de la catholique Pologne, sa principale prĂ©occupation restait avant tout la menace soviĂ©tique[824]. En Espagne, les uns inclinaient Ă  emboĂźter le pas Ă  la marche triomphale des nazis et des fascistes, et les autres Ă  rĂ©affirmer les valeurs catholiques de rĂ©sistance[825]. La presse espagnole, quoique trĂšs contrĂŽlĂ©e par les nazis, dissimulait mal le malaise de l’armĂ©e. En rĂ©action aux manifestations de protestation des Jeunesses catholiques contre l’invasion de la Pologne, Franco interdit par dĂ©cret, le , le mouvement Juventudes de AcciĂłn CatĂłlica, pour l’intĂ©grer dans un syndicat Ă©tudiant unique, le SEU, dirigĂ© par la Phalange, en plus de soumettre Ă  la censure son organe de presse, Signo[815].

En dĂ©pit de sa neutralitĂ©, l’Espagne accorda aux sous-marins allemands la permission d’utiliser les ports espagnols de Cadix, Vigo et Las Palmas comme base de rĂ©paration et de ravitaillement[826], ce qui leur permettait d’étendre leur rayon d’action. De mĂȘme, les aĂ©ronefs allemands pouvaient dans le mĂȘme but disposer des aĂ©roports espagnols, dont il a Ă©tĂ© prouvĂ© par le Conseil de sĂ©curitĂ© des Nations unies qu’ils Ă©taient utilisĂ©s par l’aviation allemande en vue de missions contre la flotte alliĂ©e. Les Allemands faisaient rĂ©parer leurs appareils dans des aĂ©roports espagnols et Ă©taient autorisĂ©s Ă  inspecter les appareils alliĂ©s quand il advenait que ceux-ci soient forcĂ©s d’atterrir sur le sol espagnol. L’espionnage et le sabotage allemands contre des cibles alliĂ©es en Espagne Ă©tait facilitĂ©s par les autoritĂ©s espagnoles[827]. Ces opĂ©rations de ravitaillement, commencĂ©es en janvier 1940, arrivĂšrent Ă  la connaissance du renseignement britannique, et devant les protestations de Paris et Londres, Franco y mit fin temporairement. Elles reprirent le aprĂšs la dĂ©faite de la France, et furent poursuivies pendant encore 18 mois, jusqu’au moment oĂč, en , un de ces sous-marins tomba aux mains de la marine britannique. AprĂšs que le gouvernement de Londres a menacĂ© l’Espagne de couper l’approvisionnement en pĂ©trole et l’acheminement d’autres produits vitaux, Franco n’eut d’autre choix que de cesser ces ravitaillements[828] - [829].

De la campagne de France Ă  l’opĂ©ration Barbarossa (juin 1940-fin 1941) : la tentation de la guerre

Jusqu’à la dĂ©bĂącle française, Mussolini avait approuvĂ© l’offensive de Hitler, mais sans y participer, se retranchant derriĂšre sa faiblesse Ă©conomique et une insuffisante prĂ©paration militaire. Il chercha Ă  constituer avec l’Espagne un sous-ensemble europĂ©en mĂ©ridional autour d’objectifs politiques et culturels communs. Mais, le , aprĂšs l’entrevue qu’il eut avec Hitler au col du Brenner, et devant la dĂ©faite des armĂ©es française et britannique, convaincu Ă  prĂ©sent que les franco-britanniques Ă©taient sur le point d’ĂȘtre vaincus, Mussolini franchit le pas et, renonçant donc au statut de « non-belligĂ©rant » dans lequel l’Italie s’était rĂ©fugiĂ©e jusqu’alors, dĂ©clara officiellement la guerre aux AlliĂ©s[830] - [822]. Cependant, il savait l’Espagne trop faible pour faire de mĂȘme, et la pressa d’adopter la position de non-belligĂ©rance[831] - [822]. Serrano Suñer, partisan du rapprochement avec l’Italie et de l’engagement dans le conflit mondial, qui traitait, par-dessus la tĂȘte du ministre des Affaires Ă©trangĂšres, avec Ciano, Mussolini, Ribbentrop ou Hitler, suscita en Espagne la franche hostilitĂ© des militaires et des catholiques. Le , lorsque Mussolini dĂ©cida d’entrer en guerre, Franco, pressĂ© de se joindre au conflit, sembla tentĂ© ; c’est pourtant la formule de non-belligĂ©rance qui fut adoptĂ©e le par le Conseil des ministres, formule qui, bien qu’inexistante dans le droit international, prĂ©tendait traduire Ă  la fois l’impossibilitĂ© d’intervenir matĂ©riellement dans le conflit et un soutien moral Ă  la cause de l’Axe[832] - [830]. La politique de Franco restera sous ce statut durant les trois annĂ©es suivantes, jusqu’au [833].

Franco voyait dans Hitler un instrument de la divine providence, un vengeur historique et un justicier ayant mission de rĂ©volutionner l’ordre international, de venger les offenses causĂ©es par la France et la Grande-Bretagne et de replacer les peuples europĂ©ens dignes, comme l’Espagne, Ă  leur juste rang[775]. RĂ©agissant Ă  la dĂ©faite française de , Franco fĂ©licita Hitler en ces termes :

« Cher FĂŒhrer : Au moment oĂč sous votre direction les armĂ©es allemandes conduisent la plus grande bataille de l’histoire Ă  une fin victorieuse, je voudrais vous exprimer mon admiration et mon enthousiasme et ceux de mon peuple, qui observe avec une profonde Ă©motion le cours glorieux de la lutte qu’il considĂšre comme la sienne. [...] Je n’ai pas besoin de vous assurer combien grand est mon vƓu de ne pas rester en marge de vos labeurs et combien grande est pour moi la satisfaction de vous prĂ©senter en toute occasion les services que vous estimerez avantageux[834]. »

Grand-Croix de l’ordre de l'Aigle allemand dĂ©cernĂ©e par Hitler Ă  Franco le , la plus haute dĂ©coration du TroisiĂšme Reich pouvant ĂȘtre confĂ©rĂ©e Ă  un Ă©tranger. Lorsque l’ambassadeur d’Allemagne lui Ă©pingla la mĂ©daille le , Franco, Ă©mu, lui parla de sa foi dans « la victoire de nos idĂ©aux communs »[835].

Dans les deux annĂ©es suivantes, comme minimum prĂ©alable Ă  tout engagement dans la guerre, l’Espagne ne cessera de rĂ©clamer Ă  Hitler les moyens de reprendre Gibraltar et d’occuper la totalitĂ© du Maroc[836] - [837]. Franco souhaitait participer Ă  la curĂ©e et redresser ce qu’il estimait ĂȘtre une injustice lors du dĂ©coupage de l’Afrique du Nord entre les puissances coloniales. Il mit le prix fort Ă  son intervention, aux dĂ©pens de la France, en plus de fournitures considĂ©rables en denrĂ©es alimentaires, Ă©nergĂ©tiques et en armements[838]. Cette soif impĂ©riale des Espagnols se mĂȘlait Ă  la religiositĂ© nĂ©otraditionnelle du rĂ©gime et Ă  son dĂ©sir de relancer la « mission civilisatrice » de l’Espagne dans le monde, le tout s’exprimant dans le cri de ralliement de la Phalange « Pour l’Empire vers Dieu »[839].

Deux jours aprĂšs l’annonce de la non-belligĂ©rance, le , profitant de la conjoncture, Franco ordonna Ă  des unitĂ©s marocaines de son armĂ©e d’occuper la zone de Tanger, alors sous mandat international, ce qui fut accompli sans tirer un seul coup de feu. Cette opĂ©ration, la seule action d’expansion territoriale jamais dĂ©cidĂ©e par Franco, conduisit Hitler Ă  faire plus grand cas des services que pouvait lui rendre l’Espagne, d’autant que l’offensive sur Gibraltar Ă©tait devenue une urgence[840] - [841]. La deuxiĂšme Ă©tape consista Ă  prĂ©parer, dans le sillage de la chute de la France, l’invasion du protectorat français du Maroc. D’importants renforts furent donc envoyĂ©s dans la zone espagnole et des agents s’infiltrĂšrent dans la zone française pour y monter les esprits contre la France, tant au Maroc que dans le nord-ouest de l’AlgĂ©rie, oĂč la population europĂ©enne comprenait un nombre important de descendants d’immigrĂ©s espagnols. Toutefois, les unitĂ©s espagnoles n’étaient pas de taille face aux rĂ©serves militaires que la France gardait en Oranie, renforcĂ©es encore par de nombreux avions arrivĂ©s de la mĂ©tropole. De plus, Hitler, afin d’orienter la France vers la collaboration avec l’Allemagne, dĂ©cida pour l’heure de ne pas agir au dĂ©triment de l’empire colonial français. NĂ©anmoins, l’idĂ©e d’une expansion territoriale avec l’appui de l’Allemagne ne cessera jamais d’ĂȘtre une prioritĂ© pour Franco[842].

Collier de l’ordre suprĂȘme de la TrĂšs Sainte Annonciade dĂ©cernĂ© Ă  Franco par le roi d’Italie sur proposition de Mussolini et Ă©pinglĂ© par l’envoyĂ© spĂ©cial du Duce le [843].

Si donc, dans un premier temps, Hitler avait fait peu de cas de l’offre de Franco, les difficultĂ©s qu’il Ă©prouvait dans sa guerre contre la Grande-Bretagne l’avaient fait prendre conscience fin juillet de l’opportunitĂ© que l’Espagne intervienne dans le conflit. Hitler cherchait Ă  obtenir un nouvel avantage stratĂ©gique et prĂ©parait une opĂ©ration visant Ă  conquĂ©rir Gibraltar et Ă  boucler la MĂ©diterranĂ©e[844]. Le , Serrano Suñer, alors encore ministre de l’IntĂ©rieur, fut chargĂ©, au titre d’envoyĂ© spĂ©cial de Franco, d’une entrevue avec Hitler suivie d’une rencontre avec Mussolini et Ciano. Tout donne Ă  penser qu’il mettait la derniĂšre main aux prĂ©paratifs d’entrĂ©e en guerre de l’Espagne, dans le cadre de l’opĂ©ration FĂ©lix dĂ©cidĂ©e par Hitler avec pour premier objectif la conquĂȘte de Gibraltar[845]. Auparavant, le , Berlin avait commandĂ© un rapport sur les coĂ»ts et bĂ©nĂ©fices de l’entrĂ©e en guerre de l’Espagne ; il y Ă©tait fait Ă©tat de ce que l’Espagne, sans l’aide de l’Allemagne, ne pourrait que difficilement supporter l’effort de guerre ; en contrepartie, l’engagement de l’Espagne prĂ©senterait des avantages, notamment de couper les exportations espagnoles de minerais vers la Grande-Bretagne, de permettre Ă  l’Allemagne d’accĂ©der aux mines de fer et de cuivre que les Anglais possĂ©daient en Espagne, d’expulser les forces britanniques de la MĂ©diterranĂ©e occidentale, et de dominer le dĂ©troit de Gibraltar. En outre, l’Espagne paraissait disposĂ©e Ă  permettre Ă  l’Allemagne d’établir une base militaire sur les cĂŽtes du Maroc, mais en aucun cas aux Ăźles Canaries. Les inconvĂ©nients seraient une prĂ©visible occupation britannique des Canaries et des BalĂ©ares, l’extension du territoire de Gibraltar, une possible jonction des forces britanniques avec celles françaises au Maroc, et le risque de compromettre l’approvisionnement de l’Espagne en denrĂ©es de premiĂšre nĂ©cessitĂ© et en carburant ; enfin, la nĂ©cessitĂ© de rĂ©armer le pays, avec les difficultĂ©s que reprĂ©senteraient, pour le transport du matĂ©riel de guerre, les routes Ă©troites et l’écartement ferroviaire diffĂ©rent. Le Haut Commandement allemand arrivait Ă  des conclusions semblablement pessimistes, signalant que l’Espagne ne disposait pas d’une artillerie satisfaisante, n’avait de munitions que pour quelques jours d’hostilitĂ©s, et que les usines d’armement avaient une capacitĂ© insuffisante[846]. En contrepartie de son entrĂ©e en guerre, Franco demandait la cession Ă  l’Espagne de tout le Maroc français, de l’Oranie et d’une vaste frange de territoire subsaharien appartenant Ă  l’AOF. Enfin, l’Allemagne devait livrer de grandes quantitĂ©s de fournitures et de matĂ©riel militaire ainsi que toutes sortes de biens pour soulager la pĂ©nurie en Espagne. En face, le rĂ©gime de Vichy, dotĂ© d’une Ă©conomie moderne, d’un empire d’outre-mer et de forces armĂ©es coloniales, devenu un satellite de l’Allemagne, pesait plus lourd dans la balance[847], et Hitler Ă©tait beaucoup plus soucieux de mĂ©nager la collaboration de la France et de ne pas s’aliĂ©ner l’armĂ©e française trĂšs attachĂ©e Ă  son empire colonial, que d’obtenir l’appui d’un pays aussi faible en ressources[848]. Une deuxiĂšme Ă©tude, plus dĂ©taillĂ©e, de l’aide dont aurait besoin l’Espagne pour entrer en guerre finit par rebuter les Allemands, malgrĂ© les gages sĂ©rieux que Franco avait donnĂ©s Ă  l’Axe, celui-ci ayant notamment dĂ©clinĂ© l’énorme aide financiĂšre que les États-Unis avaient proposĂ©e pour le dissuader de s’engager aux cĂŽtĂ©s de l’Allemagne[848]. Le plan Felix ne sera finalement pas mis en Ɠuvre par la rĂ©ticence espagnole Ă  s’engager dans la guerre avant d’y ĂȘtre prĂ©parĂ©e[849], et par les exigences inchangĂ©es de l’Espagne en Ă©change de sa participation Ă  la guerre, Ă  savoir : des aides, des armements et des territoires en Afrique du Nord, en plus d'un Ă©largissement de la GuinĂ©e espagnole (il semble mĂȘme que dans un entretien ultĂ©rieur ait Ă©tĂ© Ă©voquĂ© aussi le rattachement Ă  l’Espagne de la Catalogne française[845], tandis que des voix dans l’aile dure de la Phalange rĂ©clamaient aussi l’annexion du Portugal)[850] - [851]. Ces ambitions se heurtaient Ă  celles de l’Allemagne, qui, pour prix de son aide militaire, exigeait la cession d’une des Canaries, de Fernando Poo et d’AnnobĂłn, en contrepartie du Maroc français[845] - [852].

En dĂ©pit de ces dĂ©convenues, Franco, dans une lettre Ă  Serrano Suñer en , dĂ©clara « croire aveuglĂ©ment en la victoire de l’Axe et ĂȘtre totalement rĂ©solu Ă  entrer dans la guerre »[853]. Le , Franco procĂ©da Ă  un remaniement gouvernemental, oĂč Serrano SĂșñer prit, aux Affaires Ă©trangĂšres, la place de Beigbeder, considĂ©rĂ© trop favorable aux AlliĂ©s[854].

Illustration espagnole commémorant l'entrevue d'Hendaye entre Hitler et Franco.

Le , au dĂ©part de San SebastiĂĄn, Franco se rendit en France en compagnie de Serrano Suñer pour avoir Ă  Hendaye une entrevue avec Hitler. Bien que Franco fĂ»t parti avec beaucoup d’avance, il arriva avec cinq minutes de retard au rendez-vous, ce qui fut cause d’une certaine exaspĂ©ration cĂŽtĂ© allemand[855] - [856]. Franco nourrissait l’espoir d’obtenir une rĂ©compense en proportion de ses offres rĂ©pĂ©tĂ©es de rejoindre l’Axe[857] ; Hitler pour sa part vint, aux dires de Reinhard Spitzy, au rendez-vous dans l’idĂ©e qu’il Ă©tait du devoir de Franco de s’engager dans la guerre dans le camp allemand, eu Ă©gard Ă  toutes les faveurs prodiguĂ©es par l’Allemagne Ă  Franco durant la guerre civile espagnole, et comptait parvenir, au fil de la conversation, Ă  persuader Franco d’entrer en guerre comme alliĂ© de l’Allemagne. Serrano Suñer rapporte que pendant une heure et demie Franco exposa Ă  Hitler ses ambitions et que celui-ci ne faisait que bĂąiller pendant tout ce temps[858] - [859]. On sait, malgrĂ© l’absence de documents sur le contenu de cette entrevue, que face aux revendications territoriales espagnoles, Hitler Ă©tait acquis Ă  la position française. Se disposant Ă  attaquer en MĂ©diterranĂ©e et convaincu que la France Ă©tait beaucoup plus apte Ă  dĂ©fendre l’Afrique du Nord contre les AlliĂ©s, Hitler refusa d’engager toute nĂ©gociation sur le Maroc en l’absence de la France, mais comptait nĂ©anmoins toujours associer l’Espagne Ă  l’attaque sur le front mĂ©diterranĂ©en[860] - [855]. En tout Ă©tat de cause, Hitler n’accordait alors Ă  une intervention espagnole qu’un intĂ©rĂȘt limitĂ©. Ses conseillers politiques et militaires estimaient en effet que l’Espagne, trop affaiblie, n’était pas un partenaire fiable, et Mussolini, peu enclin Ă  retrouver l’Espagne Ă  la table de partage du butin mĂ©diterranĂ©en, avait suggĂ©rĂ© au FĂŒhrer que l’intervention espagnole Ă©tait inopportune[861]. Du reste, presque tous les officiers supĂ©rieurs espagnols avaient une conscience trĂšs lucide de la rĂ©alitĂ© militaire de l’Espagne, et mĂȘme ceux favorables Ă  l’intervention s’avisaient que l’Espagne n’était nullement prĂ©parĂ©e Ă  un tel conflit[862]. L’entrevue se prolongea sur plusieurs heures : les exigences coloniales de Franco ne furent pas prises en compte par Hitler, et celui-ci ne put obtenir de Franco aucun assouplissement dans ses revendications. Tous deux devaient plus tard commenter la rĂ©union en termes dĂ©prĂ©ciatifs. Hitler dit qu’« avec ces types, il n’y avait rien Ă  faire » et qu’il prĂ©fĂ©rait qu’on lui arrache trois ou quatre dents plutĂŽt que de converser Ă  nouveau avec Franco, qu’il qualifia de « charlatan latin ». Plus tard, il fit Ă  Mussolini le commentaire que Franco « n’était parvenu Ă  se faire GeneralĂ­simo et chef de l’État espagnol que par accident. Ce n’était pas un homme Ă  la hauteur des problĂšmes de dĂ©veloppement politique et matĂ©riel de son pays »[863]. Joseph Goebbels nota dans son carnet que « le FĂŒhrer n’a pas de bonne opinion de l’Espagne et de Franco. [...] Ils ne sont pas du tout prĂ©parĂ©s Ă  la guerre ; ce sont des nobliaux d’un empire qui n’existe plus »[864]. De son cĂŽtĂ©, Franco dĂ©clara Ă  Serrano Suñer : « Ces gens sont insupportables ; ils veulent que nous entrions en guerre en Ă©change de rien »[865]. S’y ajoutait l’inquiĂ©tude de Franco de voir les troupes allemandes fouler le sol espagnol pour attaquer Gibraltar[866].

Le protocole d’accord proposĂ© Ă  l’issue de la rencontre, ayant Ă©tĂ© rĂ©digĂ© Ă  l’avance, ne tenait aucun compte de la rencontre qui venait d’avoir lieu ni des revendications espagnoles, et se heurta au refus de l’Espagne. Franco proposa un protocole de conciliation, lequel comportait l’adhĂ©sion au pacte tripartite (dont il souhaitait qu’elle demeure secrĂšte pour le moment) et l’engagement d’entrer en guerre aux cĂŽtĂ©s des puissances de l’Axe, si les circonstances l’exigeaient et si l’Espagne se trouvait en condition de le faire[867] - [859]. La version finale du protocole secret signĂ© par les deux parties le stipulait :

  • l’adhĂ©sion de l’Espagne au pacte tripartite ;
  • l’adhĂ©sion de l’Espagne au traitĂ© d’amitiĂ© et d’alliance entre l’Italie et l’Allemagne ;
  • l’intervention de l’Espagne dans la prĂ©sente guerre des puissances de l’Axe contre l’Angleterre, moyennant que les premiĂšres lui aient fourni l’appui et les fournitures nĂ©cessaires pour sa prĂ©paration ;
  • l’incorporation de Gibraltar Ă  l’Espagne et cession Ă  l’Espagne de territoires en Afrique dans la mĂȘme proportion que la France en sera dĂ©dommagĂ©e par d’autres territoires de mĂȘme valeur ;
  • le maintien du secret absolu sur le prĂ©sent protocole.
Franco à cÎté de Heinrich Himmler, lors de la visite de celui-ci en Espagne, en .

Si le protocole semblait dĂ©cisif, il ne l’était pas en rĂ©alitĂ©, puisqu’aucune date prĂ©cise n’y Ă©tait spĂ©cifiĂ©e et que tout Ă©tait placĂ© sous le sceau du secret[868]. En fait, note AndrĂ©e Bachoud, « en rejetant ses aspirations au sujet du Maroc, en refusant la moindre concession territoriale, Hitler avait touchĂ© le point sensible. Franco inclina dĂ©sormais vers les Anglais, qui utilisaient la mĂ©thode douce depuis quelques annĂ©es Ă  son Ă©gard, et disposaient de surcroĂźt d’une arme redoutable : le contrĂŽle des mers »[841]. Pourtant, Franco prit en plusieurs initiatives dangereuses, surtout militaires, pour satisfaire aux conditions du protocole d’accord et qui ne pouvaient ĂȘtre interprĂ©tĂ©es que comme des indices de sa disposition Ă  entrer en guerre aux cĂŽtĂ©s de l’Axe[864] - [841] ; de plus, le , l’administration internationale de Tanger fut dissoute et la ville officiellement intĂ©grĂ©e dans le protectorat espagnol[841]. L’état-major Ă©labora un nouveau plan de mobilisation, propre, thĂ©oriquement, Ă  agrandir l’effectif des troupes Ă  900 000 hommes, mais qui ne sera pas mis en Ɠuvre. Ce plan prĂ©voyait que l’attaque contre Gibraltar serait menĂ©e par des troupes espagnoles uniquement, les Allemands n’agissant que comme renfort en cas de forte riposte britannique. Les Allemands cependant jugeaient les troupes espagnoles inaptes Ă  mener Ă  bien une telle conquĂȘte et cantonnaient dans le Jura des troupes d’assaut capables d’intervenir dans une opĂ©ration conjointe terrestre et aĂ©roportĂ©e[869]. De surcroĂźt, la situation Ă©conomique de l’Espagne apparaissait dĂ©sespĂ©rĂ©e et obligea le Caudillo Ă  solliciter l’aide des États-Unis, sous la forme de quelques envois de cĂ©rĂ©ales effectuĂ©s par l'entremise de la Croix rouge, mais conditionnĂ©s par le maintien de la neutralitĂ© de l’Espagne[870]. Franco commença dĂšs lors Ă  miser sur les deux camps[871] et Ă  appliquer une tactique dilatoire[872].

DĂ©ploiement prĂ©vu pour l’opĂ©ration FĂ©lix[873] - [874].

Entre-temps aussi, le capitaine de frĂ©gate Luis Carrero Blanco, chef d’opĂ©ration de l’état-major de la Marine, avait rĂ©digĂ© un rapport le , dans lequel il arguait que la prise de Gibraltar n’était pas un Ă©lĂ©ment dĂ©cisif, car la Royal Navy continuerait de toute maniĂšre Ă  dominer l’Atlantique Nord et donc Ă  permettre Ă  la Grande-Bretagne d’étrangler Ă©conomiquement l’Espagne par un blocus total. Hitler entre-temps, de plus en plus prĂ©occupĂ© par d’autres problĂšmes, avait ordonnĂ© que cessent pour le moment les prĂ©paratifs pour l’opĂ©ration de Gibraltar[875]. Franco quant Ă  lui rĂ©itĂ©rait sa foi en la victoire de l’Allemagne et sa disposition Ă  entrer en guerre dĂšs que les circonstances le permettraient[876]. Carrero Blanco, catholique intĂ©griste et adversaire rĂ©solu de la Phalange, sera incorporĂ© Ă  l’état-major de Franco en , et Ă  partir de cette date, Franco eut au moins deux entrevues par semaine avec Carrero Blanco, qui l’aidait Ă  dĂ©finir ses orientations politiques et lui permit de devenir intellectuellement moins dĂ©pendant de Serrano Suñer[877] - [855].

En , Ă  cause de la rĂ©sistance anglaise et des dĂ©convenues italiennes, l’Espagne avait cessĂ© d’ĂȘtre pour l’Allemagne une prioritĂ© de troisiĂšme ordre, et Goebbels regrettait Ă  prĂ©sent que l’Allemagne eut renoncĂ© Ă  se rendre maĂźtre de Gibraltar[878]. En , l’amiral Canaris fut envoyĂ© Ă  Madrid solliciter l’autorisation pour les troupes allemandes de traverser l’Espagne, mais Franco eut l’habiletĂ© d’insister pour qu’on le laisse mener lui-mĂȘme cette attaque, tout en demandant un dĂ©lai pour se prĂ©parer[879]. Tandis que les atermoiements espagnols exaspĂ©raient Berlin, Hitler finit par admettre que la date de l’opĂ©ration de Gibraltar Ă©tait caduque et dĂ©cida de la diffĂ©rer sine die pour ne pas perturber les initiatives que l’Allemagne envisageait de prendre Ă  l’est[880], de sorte que le protocole d’Hendaye resta de fait lettre morte[881].

Pourtant, selon Javier Tusell, l’allĂ©geance des gouvernants espagnols Ă  l’Axe n’était pas feinte ; dĂ©sireux d’entrer en guerre, ils l’auraient fait si les conditions avaient Ă©tĂ© propices. Ils croyaient dans la nĂ©cessitĂ© d’un « Ordre nouveau » en Europe, encore que leur conception ait comportĂ© un nouveau modĂšle de l’équilibre international, avec l’Espagne dans le rĂŽle de puissance dominante dans le sud-ouest de l’Europe, dĂ©fenderesse d’une sorte de civilisation hispano-catholique, et l’Allemagne dans le rĂŽle de figure de proue, non de maĂźtresse absolue dudit ordre nouveau[882]. En rĂ©alitĂ©, l’Espagne faisait tout ce qui Ă©tait en son pouvoir pour servir l’Allemagne, hormis entrer en guerre. Cela comportait le ravitaillement des sous-marins allemands, la mise Ă  disposition d’un petit nombre de vaisseaux destinĂ©s Ă  approvisionner les forces allemandes en Afrique du Nord, une collaboration active avec l’espionnage allemand, des opĂ©rations de sabotage contre Gibraltar, et l’accueil de la presse nazie en Espagne. Cette collaboration permit Ă  l’Allemagne d’envoyer par le fond plusieurs navires alliĂ©s[883].

Le eut lieu Ă  Bordighera l'unique rencontre entre Franco et Mussolini, sollicitĂ©e par Hitler pour essayer d’amener l’Espagne Ă  entrer en guerre, mais oĂč Franco fit Ă  Mussolini les mĂȘmes promesses qu’à Hitler. Ciano dĂ©crivit son intervention comme « ampoulĂ©e, dĂ©cousue et se perdant dans des minuties et des dĂ©tails ou dans de longues digressions sur des sujets militaires »[879] - [884] ; pour d’autres, l’entrevue fut fort cordiale : Mussolini entendit les arguments espagnols et en sortit avec la certitude que Franco ne pouvait ni ne voulait aller Ă  la guerre[829]. Mais une nouvelle fois, on Ă©choua Ă  conclure un accord pouvant concilier les revendications des uns et des autres[885]. Hitler, aprĂšs rĂ©ception du compte rendu de Mussolini sur cette entrevue, renonça dĂ©finitivement, et ni ses ministres, ni d’autres dirigeants ne feront plus d’efforts pour convaincre l’Espagne d’entrer en guerre[886] - [882]. Quoiqu’il y eĂ»t en Allemagne des voix prĂ©conisant l’intervention directe de l’Allemagne en Espagne, une telle opĂ©ration apparut bientĂŽt impossible devant l’urgence de venir en aide aux troupes italiennes dans les Balkans[887]. NĂ©anmoins, la crainte d’un dĂ©barquement britannique en Espagne porta les Allemands Ă  concevoir en un plan dĂ©nommĂ© opĂ©ration Isabella pour faire face Ă  cette Ă©ventualitĂ©[888]. La rencontre avec Mussolini fut suivie d’une entrevue avec PĂ©tain Ă  Montpellier, mais le courant ne passa pas entre les deux hommes[879].

La derniĂšre grande tentation de Franco se situe en , lorsque Hitler eut remportĂ© une nouvelle victoire Ă©clair dans les Balkans, laquelle coĂŻncida avec les premiĂšres victoires spectaculaires de Rommel en Libye. Il y eut alors un ordre du ministĂšre de la Marine adressĂ© Ă  tous les capitaines de la marine marchande concernant l’attitude Ă  adopter au cas oĂč ils recevraient la nouvelle que l’Espagne Ă©tait entrĂ©e en guerre[889].

AprĂšs la destitution du gĂ©nĂ©ral Beigbeder (qui, de surcroĂźt, apprit la nouvelle par les journaux), le mĂ©contentement des militaires, qui se sentaient dĂ©possĂ©dĂ©s de leur victoire et humiliĂ©s d’ĂȘtre tenus Ă  l’écart, se rĂ©percuta sur Serrano Suñer, qui devint de plus en plus impopulaire[890]. Celui-ci songeait Ă  prendre la place de Franco et s’évertuait Ă  le discrĂ©diter Ă  l’extĂ©rieur. Les monarchistes partisans de Juan de BorbĂłn, les traditionalistes, les carlistes aussi commençaient Ă  rĂ©clamer la fin de l’intĂ©rim de Franco[891]. Dans cette pĂ©riode, les critiques de la part des militaires furent plus vives que jamais : les gĂ©nĂ©raux dĂ©nonçaient la corruption, le chaos d’une bureaucratie prolifĂ©rante, l’extrĂȘme raretĂ© des produits les plus Ă©lĂ©mentaires, et surtout l’influence et les plans des phalangistes, qu’ils jugeaient irrationnels, incompĂ©tents et corrompus[892]. Cependant Franco se rassurait en sachant que son pouvoir tenait aux forces qui tiraient dans des sens opposĂ©s, et qui s’annulaient[891].

Une sorte de parti militaire se constitua dont les figures les plus notables Ă©taient les gĂ©nĂ©raux KindelĂĄn, Orgaz et aussi JosĂ© Enrique Varela. Ce parti s’opposait nettement Ă  l’idĂ©ologie phalangiste et Ă  l’influence de Serrano Suñer[893]. En , la rivalitĂ© entre l’état-major militaire et la Phalange, ainsi que les rumeurs autour de l’ambition croissante de Serrano SĂșñer, qui avait peu avant prononcĂ© un discours inhabituellement agressif oĂč il demandait plus de pouvoir pour la Phalange[892], aboutirent Ă  un petit remaniement ministĂ©riel voulu par Franco : le colonel ValentĂ­n Galarza fut nommĂ© aux Affaires intĂ©rieures, et Carrero Blanco faisait son entrĂ©e au gouvernement comme sous-secrĂ©taire Ă  la PrĂ©sidence, en plus de plusieurs autres personnalitĂ©s notoirement anti-phalangistes nommĂ©es Ă  des postes importants[891] - [894]. Serrano SĂșñer menaça de dĂ©missionner comme ministre des Affaires extĂ©rieures, mais Franco ayant refusĂ© sa dĂ©mission, il resta finalement Ă  son poste, quoique relĂ©guĂ© dans une position marginale[895]. Toutefois Franco Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă  ne pas se dĂ©faire de l’atout fasciste, mais de domestiquer cette mouvance, en nommant Ă  des postes importants trois personnalitĂ©s phalangistes loyales Ă  Franco, non susceptibles de provoquer des dissensions. Ainsi l’obĂ©issant JosĂ© Luis Arrese fut-il nommĂ© secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la FET, par quoi Franco crĂ©a une polaritĂ© rivale Ă  celle de Serrano Suñer, qui dut cĂ©der une partie de ses attributions Ă  Arrese[892] - [891] - [896]. Cette nomination permit Ă  Franco de convertir chaque jour davantage la Phalange en une simple bureaucratie, en plate-forme pour l’appui populaire et en appareil d’organisation de manifestations de masse en soutien Ă  Franco, tout en estompant ses vellĂ©itĂ©s rĂ©volutionnaires[897].

Mais la nomination la plus importante Ă©tait celle de Carrero Blanco, qui s’empara d’une partie de l’influence perdue par Serrano Suñer et allait devenir le bras droit de Franco, son collaborateur le plus proche et le plus fidĂšle pendant plus de trois dĂ©cennies, devenant en quelque sorte son alter ego politique. Carrero Blanco Ă©tait modĂ©rĂ©ment monarchiste et prudemment pro-allemand, mais aussi un catholique dĂ©vot et trĂšs critique envers ce qu’il appelait le « paganisme nazi »[898]. Sa promotion marque sans Ă©quivoque la fin de l’ùre du beau-frĂ©rissime, qui dut aussi encaisser l’échec de son projet de constitution phalangiste d’esprit totalitaire, avant de perdre son portefeuille ministĂ©riel en et d’ĂȘtre remplacĂ© par Jordana, figure de proue du clan anti-phalangiste et rĂ©putĂ© favorable aux alliĂ©s[899].

À l’étĂ© 1941, Franco continuait d’avoir pleinement confiance dans la victoire de l’Axe :

« Je voudrais porter dans tous les recoins d’Espagne l’inquiĂ©tude de ces moments, oĂč, avec le sort de l’Europe, se joue aussi celui de notre nation, et non parce que j’aurais des doutes sur le rĂ©sultat du conflit. Le sort en est jetĂ©. C’est dans nos campagnes que les premiĂšres batailles ont Ă©tĂ© livrĂ©es et gagnĂ©es. [...] La guerre a Ă©tĂ© mal conçue, et les alliĂ©s ont perdu. »

— Discours devant le Conseil national de la FET, [900].

Juan de Bourbon, aprĂšs la mort de son pĂšre, joua la carte allemande et rechercha l’aide politique de Hitler en faveur d’une restauration. À plusieurs reprises, ses reprĂ©sentants nĂ©gociĂšrent avec Goering et avec des diplomates allemands, allant jusqu’à proposer que la restauration adopte les principes phalangistes et que soit nommĂ© un gĂ©nĂ©ral pro-allemand comme premier ministre pour assurer que l’Espagne entre en guerre[901].

Soldats de la division Bleue sur le front de l'Est.

Le , l’Allemagne envahit l’Union soviĂ©tique. Le lendemain, le gouvernement espagnol convoqua une rĂ©union urgente, oĂč Serrano Suñer proposa d’organiser un corps de volontaires espagnols pour lutter aux cĂŽtĂ©s de la Wehrmacht sur le front russe. Des voix contraires se firent entendre, notamment de Varela et de Galarza, qui argumentaient que, quelque souhaitable que fĂ»t la destruction de l’Union soviĂ©tique, la guerre en Ă©tait devenue plus compliquĂ©e et que l’Allemagne se retrouvait dans une situation affaiblie. NĂ©anmoins, et malgrĂ© la neutralitĂ© espagnole, Franco accepta la proposition de Salvador Merino d’envoyer en Allemagne des travailleurs volontaires et consentit Ă  la crĂ©ation d’une unitĂ© de combattants volontaires comme symbole de solidaritĂ© et comme contribution de l’Espagne Ă  la lutte contre l’ennemi commun. En peu de temps fut constituĂ©e une grande unitĂ© de combat de 18 000 volontaires phalangistes, laquelle, baptisĂ©e division Bleue (en espagnol DivisiĂłn Azul) et dirigĂ©e par le gĂ©nĂ©ral phalangiste pro-allemand AgustĂ­n Muñoz Grandes, fut envoyĂ©e en Russie sous commandement nazi[887] - [902] - [903]. La campagne de Russie suscita un regain d’optimisme quant Ă  la victoire de l’Axe, et, le , Serrano SĂșñer dĂ©clarait au journal Deutsche Allgemeine Zeitung que l’Espagne passait de la « non-belligĂ©rance » Ă  la « belligĂ©rance morale »[904]. Dans son communiquĂ© officiel du , Franco dĂ©clara :

« Dieu a ouvert les yeux aux hommes d’État et, depuis 48 heures, l’on combat contre la bĂȘte de l’Apocalypse, dans la lutte la plus colossale enregistrĂ©e par l’Histoire, pour abattre l’oppression la plus sauvage de tous les temps[905]. »

Le 1941, Franco prononça devant le Conseil national de la FET le discours le plus pro-allemand de toute la guerre. Il condamna durement les « ennemis Ă©ternels » de l’Espagne, en allusion claire Ă  la Grande-Bretagne, Ă  la France et aux États-Unis, qui persistaient Ă  mener des « intrigues et des actions » contre la patrie. Il conclut en louangeant l’Allemagne d’avoir engagĂ© « la bataille Ă  laquelle l’Europe et le christianisme aspiraient depuis tant d’annĂ©es et oĂč le sang de notre jeunesse va s’unir Ă  celui de nos camarades de l’Axe, comme expression vivante de solidaritĂ© » et en reprochant aux puissances dĂ©mocratiques d’exploiter les besoins en denrĂ©es de base de l’Espagne comme moyen de pression pour acheter sa neutralitĂ©[906] - [905]. Ces paroles alertĂšrent les alliĂ©s, Ă  telle enseigne que les Britanniques conçurent alors des projets d’occupation des Ăźles Canaries[907]. Une autre consĂ©quence en fut que plusieurs hauts commandants militaires (Orgaz, KindelĂĄn, Saliquet, Solchaga, Aranda, Varela et VigĂłn), dont la plupart Ă©taient monarchistes, commencĂšrent Ă  ourdir des plans pour renverser Franco[908]. Cependant, les difficultĂ©s Ă©conomiques croissantes et les premiers revers subis par l’armĂ©e allemande en Russie et en Afrique du Nord incitĂšrent Franco Ă  la prudence, le faisant renoncer Ă  ses rĂȘves impĂ©riaux et songer avant tout Ă  se maintenir au pouvoir[909]. De plus, l’opĂ©ration Barbarossa avait l’avantage de dĂ©placer la guerre Ă  l’est, bien loin de la MĂ©diterranĂ©e, de sorte que l’Allemagne cessa de se focaliser sur Gibraltar et que la pression pour que l’Espagne entre en guerre se relĂąchait ; Franco eut de nouveau le loisir d’affirmer son amitiĂ© avec l’Axe Ă  moindres frais[902].

L’extrĂȘme pĂ©nurie du pays contraignait Franco Ă  tenter d’obtenir de meilleures conditions Ă©conomiques et d’échange avec Londres et Washington, Ă  quoi l’Espagne parvint grĂące Ă  la mĂ©diation de l’habile ambassadeur Juan Francisco de CĂĄrdenas[910]. Un rapprochement avec les États-Unis eut lieu en , quand le prĂ©sident Roosevelt choisit personnellement pour ambassadeur Ă  Madrid le professeur Carlton Hayes, un sien ami, dĂ©mocrate libĂ©ral, catholique, comme le plus apte Ă  s’entendre avec Franco et Ă  le convaincre de revenir Ă  la neutralitĂ©[911] - [912]. Hayes devint bientĂŽt le plus sĂ»r avocat de Franco auprĂšs des AlliĂ©s, s’escrimant Ă  les convaincre que le Caudillo n’était pas fasciste. À cette date, Franco pouvait considĂ©rer qu’il bĂ©nĂ©ficiait de la bienveillance passive des États-Unis[911].

Les monarchistes se faisaient plus actifs ; si en 1940-1941, ils avaient cherchĂ© l’appui de l’Allemagne, ils se tournaient Ă  prĂ©sent, au premier semestre de 1942, vers la Grande-Bretagne. Mais d’autres, telles qu'YagĂŒe et VigĂłn, jonglaient avec l’idĂ©e d’une « monarchie phalangiste » Ă©paulĂ©e par Hitler comme meilleure solution aux divisions du pays[913].

Jusqu’à la chute de Mussolini (fin 1941-juillet 1943) : la politique de l’expectative

En Ă©clata l’une des crises politiques les plus graves du rĂ©gime de Franco, point culminant d’un long affrontement entre l’armĂ©e et la Phalange : Ă  l’issue d’une cĂ©rĂ©monie de commĂ©moration des combattants carlistes morts sur le champ d’honneur qui se tenait Ă  Begoña, faubourg de Bilbao, et Ă  laquelle avaient assistĂ© les ministres Varela et Iturmendi, un groupe de carlistes et de monarchistes, qui au sortir de la basilique avait profĂ©rĂ© des cris contre Franco et la Phalange, fut pris Ă  partie par un groupe de phalangistes, les deux groupes Ă©changeant d’abord leurs slogans, puis des insultes, enfin des coups, jusqu’au moment oĂč des grenades Ă  main furent lancĂ©es depuis le groupe des phalangistes. Varela, indemne, Ă©leva une vigoureuse protestation auprĂšs de Franco[914] - [915] - [791]. AprĂšs l’entretien qu’il eut avec lui le pour lui demander d’agir contre la Phalange, mais oĂč il Ă©tait apparu que Franco n’avait pas l’intention de faire quoi que ce soit, Varela prĂ©senta sa dĂ©mission. Carrero Blanco dit Ă  Franco que si les deux dĂ©missions annoncĂ©es avaient lieu (celle de ValentĂ­n Galarza outre celle de Varela), et que si Serrano Suñer Ă©tait maintenu Ă  son poste, les militaires et d’autres anti-phalangistes clameraient que la Phalange avait obtenu une victoire complĂšte[916]. Lors de la grave crise gouvernementale qui s’ensuivit, Franco limogea le ministre des ArmĂ©es Varela, puis procĂ©da Ă  un remaniement de son gouvernement, Ă©cartant le ministre de l’IntĂ©rieur Galarza et le remplaçant par Blas PĂ©rez GonzĂĄlez, l’un des futurs collaborateurs les plus fidĂšles de Franco, mais en contrepartie, congĂ©diant Ă©galement, afin de tenir la balance Ă©gale entre la Phalange et l’armĂ©e, le phalangiste Serrano SĂșñer, pour le remplacer par Jordana, principal changement de ce remaniement. Le plus ardu fut de trouver un remplaçant Ă  Varela, appuyĂ© par la quasi-totalitĂ© de la hiĂ©rarchie militaire. Franco finalement offrit le poste au gĂ©nĂ©ral de division Carlos Asensio Cabanillas et dĂ©cida d’assumer personnellement la prĂ©sidence du ComitĂ© politique de la Phalange[914] - [917] - [918]. Selon Paul Preston, « pour Franco, Begoña fut politiquement le passage Ă  l’ñge majeur. Jamais plus il ne sera aussi dĂ©pendant d’un homme comme il l’avait Ă©tĂ© vis-Ă -vis de Serrano SĂșñer »[919].

L’objectif de ces changements Ă©tait d’apaiser le conflit interne au gouvernement et de renforcer l’autoritĂ© de Franco, qui s’entourait ainsi de la meilleure Ă©quipe qu’il ait eue jusque-lĂ . Sur le plan extĂ©rieur, Franco, malgrĂ© la nomination de Jordana, n’avait pas l’intention de modifier son attitude apparente vis-Ă -vis de l’Axe et chargea le pro-allemand Asensio de transmettre des assurances au gouvernement du Reich[920]. Cependant, on assiste Ă  un virage plus en douceur : Jordana, qui n’était pas anglophile mais Ă©tait arrivĂ© Ă  la conclusion que l’issue la plus probable de la guerre Ă©tait une victoire des AlliĂ©s, voulait mettre un terme Ă  la non-belligĂ©rance et faire retourner l’Espagne Ă  la neutralitĂ©, malgrĂ© un discours oĂč continuait Ă  prĂ©dominer un anticommunisme de principe. Jordana deviendra, aprĂšs Franco, la personne la plus importante du gouvernement espagnol durant la Seconde Guerre mondiale[917] - [921].

DĂšs la fin de 1941, le gĂ©nĂ©ral KindelĂĄn, monarchiste et persuadĂ© de la victoire finale des Occidentaux et de l’URSS, adjurait Franco de prĂ©parer et de mener Ă  bien une restauration monarchique et de ne pas trop se compromettre vis-Ă -vis de l’Axe, afin de conserver le pouvoir et de sauver les acquis essentiels de la victoire dans la Guerre civile[922]. AprĂšs les Ă©checs allemands et italiens de 1942, Franco prit discrĂštement quelques prĂ©cautions, demandant notamment le remplacement de l’attachĂ© militaire du Reich et exigeant l’expulsion de deux autres diplomates allemands. Les autoritĂ©s espagnoles intervinrent en Italie pour soustraire des SĂ©farades au travail obligatoire, et Franco fit montre de fermetĂ© envers les Italiens accusĂ©s d’avoir violĂ© l’espace aĂ©rien espagnol lors de bombardements contre Gibraltar[923].

Franco avait reçu, quelques heures Ă  l’avance seulement, des lettres personnelles de Roosevelt et Churchill lui assurant que le dĂ©barquement d’Alger de ne donnerait lieu Ă  aucune incursion militaire dans le Protectorat du Maroc, ni dans les Ăźles, et qu’ils n’avaient nulle intention d’intervenir dans les affaires espagnoles[924]. AvisĂ© depuis des semaines de l’offensive alliĂ©e sur l’Afrique du Nord, Franco n’entreprit rien pour contrarier la concentration de troupes Ă  Gibraltar, et fit mĂȘme un geste hostile envers l’Allemagne en refusant le d’accorder des facilitĂ©s d’approvisionnement Ă  ses sous-marins[925]. Cependant, la guerre abordait ici sa phase la plus pĂ©rilleuse pour l’Espagne : en effet, Hitler rĂ©pliqua Ă  l’initiative alliĂ©e en occupant la zone libre française et en transportant des troupes vers Tunis. Cette situation stratĂ©gique nouvelle ne fit qu’accentuer les tensions politiques en Espagne, et, sans doute pour la premiĂšre fois, la gauche s’enhardit Ă  donner des signes de soutien aux AlliĂ©s dans quelques villes d’Espagne[926].

Europe is getting hot ! We've got to move to the western hemisphere...
À la suite de leurs revers militaires en Europe, les dirigeants nazis Ă©coutent Franco qui leur suggĂšre de se replier en AmĂ©rique du Sud. Caricature du dessinateur Arthur Szyk (1942).

Franco entre-temps s’ingĂ©niait Ă  maintenir sa stratĂ©gie originelle. Croyant encore que l’Allemagne survivrait Ă  la guerre dans une position relativement forte, il restait convaincu que d’une maniĂšre ou d’une autre la guerre produirait de grands changements politiques et territoriaux desquels son rĂ©gime finirait par sortir avantagĂ©. Toutefois, il notifia le Ă  Ribbentrop qu’il Ă©tait parvenu Ă  la ferme conviction que pour des raisons politiques et Ă©conomiques, il n’était pas souhaitable que l’Espagne entre en guerre[927]. En tout Ă©tat de cause, il Ă©tait vital pour les rĂ©gimes espagnol et portugais de ne pas se tromper de camp[928], et au cours de l’annĂ©e 1942, Franco continua de miser sur les deux, donnant des gages aux deux camps afin de mĂ©nager l’avenir, tout en maintenant son allĂ©geance aux puissances de l’Axe et en gardant confiance dans leur victoire[929] - [930]. À la fin de cette annĂ©e, il releva le philonazi Muñoz Grandes — de qui il se murmurait que Hitler cherchait Ă  le mettre Ă  la place du Caudillo — du poste de commandant de la division Bleue, pour lui substituer Emilio Esteban Infantes[931] - [932]. Dans les annĂ©es suivantes du conflit mondial, Franco poursuivra sa diplomatie duplice, Ă  l’usage de laquelle il conçut sa thĂ©orie des « deux guerres » (ou des « trois guerres ») : selon lui, il y avait une guerre entre les puissances europĂ©ennes, face Ă  laquelle il s’affirmait neutre, et une autre contre le bolchevisme, oĂč il se disait belligĂ©rant aux cĂŽtĂ©s des Allemands[933] - [934], postulant en effet la primautĂ© de la lutte contre le communisme, qui aurait dĂ» et qui devait engendrer une union sacrĂ©e des AlliĂ©s et de l’Axe[935] ; enfin, dans la troisiĂšme guerre, qui mettait face Ă  face le Japon et ces mĂȘmes dĂ©mocraties occidentales, l'Espagne Ă©tait acquise Ă  la cause des États-Unis et de la Grande-Bretagne[936]. Au nom de l’anticommunisme[937], cette thĂ©orie permettait Ă  Franco de justifier auprĂšs des Britanniques et des AmĂ©ricains certains comportements et discours en apparence incohĂ©rents[938].

Juan de BorbĂłn s’approcha de l’Angleterre avec un plan prĂ©voyant que les AlliĂ©s, avec l’aide des monarchistes, envahiraient les Canaries et proclameraient sous sa direction un gouvernement provisoire de rĂ©conciliation nationale, projet qui aurait eu l’assentiment de KindelĂĄn, d’Aranda, et du capitaine gĂ©nĂ©ral des Canaries. Franco, informĂ©, donna ordre d’arrĂȘter les conspirateurs, mais la plupart lui Ă©chapperont. NĂ©anmoins, en , Franco proposa Ă  Juan de BorbĂłn de prendre la tĂȘte de l’État espagnol et de s’engager sur une nouvelle voie qui tienne compte de l’Ɠuvre dĂ©jĂ  accomplie en « s’identifiant avec la FET y de las JONS », avec en contrepartie la promesse du trĂŽne[923].

À partir de , Franco amorça un tournant de sa politique Ă©trangĂšre. Le dĂ©barquement en AlgĂ©rie avait modifiĂ© les rapports de force en Afrique du Nord, et les autoritĂ©s consulaires de Tanger et de la zone espagnole du Maroc, puis la rĂ©sidence du Maroc, se ralliĂšrent aux autoritĂ©s françaises d’Alger. Franco alors reconnut de facto les autoritĂ©s de la France libre en se faisant reprĂ©senter dĂšs auprĂšs du gĂ©nĂ©ral Giraud par SangrĂłniz, connu pour ses sympathies envers les AlliĂ©s. L’Espagne Ă©tant un passage obligĂ© pour les Français dĂ©sireux de rejoindre la France libre, le ComitĂ© d’Alger Ă©tait disposĂ© Ă  s’entendre avec le rĂ©gime de Franco. Pour autant, l’Espagne ne rompra pas officiellement avec l’Allemagne et avec le gouvernement de Vichy, mais poursuivra les relations commerciales avec l’Axe[939], Arrese concluant en effet en un nouvel accord de commerce avec l’Allemagne, par lequel celle-ci s’engageait Ă  exporter des biens pour une valeur minimum de 70 millions de marks[940].

La faim de la population imposa au rĂ©gime de solliciter l’acheminement de cĂ©rĂ©ales, que les États-Unis, l’Angleterre et l’AmĂ©rique du Sud Ă©taient disposĂ©s Ă  fournir, mais non sans incidence sur la politique extĂ©rieure du rĂ©gime. Seuls les États-Unis Ă©taient pour l’heure en mesure d’accorder Ă  Franco des prĂȘts lui permettant d’acquĂ©rir des denrĂ©es essentielles. L’Import and Export Bank lui avança des fonds, mais moyennant des gages Ă©conomiques et politiques[941].

DerniÚres années de guerre

La destitution de Mussolini en , — qui fit sensation Ă  Madrid, au point que le secrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral du Mouvement fut laissĂ© Ă  l’abandon pendant plusieurs jours[938] —, puis le dĂ©barquement alliĂ© en Sicile de incitĂšrent Franco Ă  inflĂ©chir davantage encore, par petites touches, sa politique extĂ©rieure vers la neutralitĂ©, mais sans rupture abrupte avec l’Axe[935]. Devant le tournant de la guerre, l’administration espagnole entama au cours du mois d’aoĂ»t un lent processus de dĂ©phalangisation ou de dĂ©fascisation, et le SEU interdit Ă  ses membres d’établir toute analogie entre le rĂ©gime espagnol et les « États totalitaires », augurant de ce qui deviendra bientĂŽt la politique officielle de dĂ©fascisation graduelle[942]. En 1943, la DĂ©lĂ©gation nationale de propagande Ă©dicta des instructions trĂšs prĂ©cises :

« En aucun cas, sous aucun prĂ©texte, tant dans des articles de collaboration que dans des Ă©ditoriaux et des commentaires [
], il ne sera fait rĂ©fĂ©rence Ă  des textes, Ă  des idĂ©es ou Ă  des exemples Ă©trangers lorsque seront Ă©voquĂ©s les caractĂ©ristiques et fondements politiques de notre mouvement. L’État espagnol s’appuie exclusivement sur des principes, des normes politiques et des bases philosophiques strictement nationales. La comparaison de notre État avec d’autres qui pourraient paraĂźtre similaires ne sera tolĂ©rĂ©e en aucun cas, et moins encore le fait de faire des dĂ©ductions Ă  partir de prĂ©tendues adaptations Ă  notre patrie d’idĂ©ologies Ă©trangĂšres[943]. »

À l’intĂ©rieur, le principal adversaire de Franco Ă©tait dĂ©sormais Juan de Bourbon, qui travaillait Ă  se concilier l’appui des futurs vainqueurs et avait aussi le soutien des nationalistes catalans. Restaient en faveur de Franco une bonne partie des militaires et les phalangistes, groupe dĂ©sormais menacĂ©, surtout aprĂšs la chute de Mussolini, et donc dĂ©vouĂ©[944]. Le , Don Juan Ă©crivit Ă  Franco que le moment Ă©tait venu d’« avancer le plus possible la date de la restauration » et de mettre fin Ă  un « rĂ©gime provisoire et alĂ©atoire », Ă  quoi Franco rĂ©pondit qu’il n’était pas opposĂ© Ă  la monarchie Ă  condition qu’elle fasse siens les principes du Mouvement, qu’elle ne retombe pas dans les errements du libĂ©ralisme, et qu’elle mĂšne une « entreprise de concorde »[945]. Une majoritĂ© de lieutenants-gĂ©nĂ©raux au sommet de la hiĂ©rarchie militaire se montra d’accord avec les monarchistes. Un manifeste, dit « Manifeste des 27 » , signĂ© Ă  l' par 27 membres des Cortes (procuradores), parmi qui le duc d’Albe, Joan Ventosa, JosĂ© de Yanguas MessĂ­a, des militaires africanistes, et 17 personnalitĂ©s carlistes, suggĂ©ra Ă  Franco de faire un pas de cĂŽtĂ© en faveur de la restauration comme unique voie pour Ă©viter le retour Ă  l’extrĂ©misme politique. Franco riposta en convoquant sĂ©parĂ©ment tous les lieutenants-gĂ©nĂ©raux signataires, en leur reprĂ©sentant qu’il n’était pas indiquĂ© de laisser le pouvoir aux mains d’un roi inexpĂ©rimentĂ©, d’autant que le pays n’était pas monarchiste, en leur infligeant Ă  tous une amende pĂ©cuniaire, et en les limogeant ou en les mutant vers d’autres lieux, tandis que les procuradores signataires disparurent presque en silence de la vie publique[946] - [947].

Affiche de propagande dépeignant l'Espagne préservée du conflit mondial grùce à Franco ().

Le rĂ©gime continua de maquiller son apparence et de corriger certaines de ses positions politiques. Le , il fut ordonnĂ© que la FET cesse d’ĂȘtre appelĂ©e parti et soit dĂ©signĂ©e dorĂ©navant par Mouvement national, dĂ©nomination gĂ©nĂ©rique et exempte de connotations fascistes. La doctrine du mouvement allait se modĂ©rant de plus en plus, inclinant vers un corporatisme catholique, avec abandon progressif du modĂšle fasciste. Jordana sut persuader Franco de retirer la DivisiĂłn Azul, retrait finalement dĂ©cidĂ© le , suivi de la dissolution officielle le . La politique de « non-belligĂ©rance » se donna pour close, encore qu’elle ne fĂ»t jamais rĂ©pudiĂ©e officiellement, Franco Ă©voquant en effet dans un discours prononcĂ© le une politique de « neutralitĂ© vigilante »[948]. La Phalange s’aligna sur la stratĂ©gie de Franco, et Arrese ne cessait d’expliquer que la Phalange n’avait rien de commun avec le fascisme italien, et qu’elle Ă©tait un mouvement « authentiquement espagnol »[949].

Dans la phase finale de la guerre, Franco inclina de plus en plus vers les AlliĂ©s, mĂȘme s’il continua d’aider l’Allemagne jusqu’à la fin, en particulier en continuant d’accueillir sur le sol espagnol des postes d’observation, des installations radar et des stations d’interception radio allemands[950] et en exportant du tungstĂšne[951], composante essentielle de certains explosifs et des blindages des chars d’assaut, dont le Portugal et l’Espagne avaient Ă©tĂ© pour l’Allemagne les principaux pourvoyeurs[952]. D’autre part, il attendit encore jusqu’au avant de retirer effectivement les forces espagnoles de Russie, mais y laissa quelque 1 500 volontaires Ă  titre personnel[953]. Pour ces raisons, auxquelles s’ajoutait l’immobilisation de navires italiens dans des ports espagnols, les États-Unis dĂ©cidĂšrent fin d’interrompre la fourniture de pĂ©trole Ă  l’Espagne[954] - [955]. Cependant, la presse espagnole se gardait d'indiquer les motifs de cet embargo, et faisait accroire que les AlliĂ©s visaient Ă  briser la neutralitĂ© espagnole[956]. Dans la pĂ©nurie que connaissait le pays, ce moyen de pression se rĂ©vĂ©la dĂ©terminant, et en , un accord fut conclu avec Washington et Londres, par lequel le gouvernement espagnol s’engageait Ă  interrompre tout envoi de tungstĂšne vers l’Allemagne, Ă  retirer la lĂ©gion Azul, Ă  fermer le consulat allemand Ă  Tanger, et Ă  expulser du territoire espagnol tous les espions et saboteurs allemands (cette derniĂšre mesure ne sera jamais mise en application). Cependant, Franco continuait d’espĂ©rer que l’Espagne, et non l’Italie, soit la principale alliĂ©e de l’Allemagne et n’envisageait toujours pas alors l’éventualitĂ© d’une dĂ©faite totale de l’Allemagne, idĂ©e qu’il n’admettra qu’aprĂšs le dĂ©barquement de Normandie[957] - [955] - [958].

Jordana, mort inopinĂ©ment en , fut remplacĂ© par JosĂ© FĂ©lix de Lequerica, philonazi notoire, ce dont allaient se ressentir les relations avec les AlliĂ©s[959]. Pourtant, la mission de Lequerica consistait Ă  refaçonner la politique extĂ©rieure, de sorte Ă  assurer la survie du rĂ©gime et Ă  s’approcher en mĂȘme temps des AlliĂ©s. Il mit l’accent sur la « vocation atlantique » de l’Espagne, sur l’importance de ses relations avec l’hĂ©misphĂšre occidental, et sur le rĂŽle culturel et spirituel de l’Espagne dans le monde hispanophone[960].

En se produisit l’Invasion du Val d'Aran par des troupes rĂ©publicaines, qui furent refoulĂ©es sans aucune difficultĂ© par le gĂ©nĂ©ral YagĂŒe[961] - [962]. L’élimination de cette invasion fut pour Franco une occasion inespĂ©rĂ©e de montrer Ă  ses opposants monarchistes et catholiques de l’intĂ©rieur la rĂ©alitĂ© des dangers que courait encore l’Espagne, et aux AlliĂ©s la persistance d’une menace communiste, et parallĂšlement de renforcer l’épuration. Celle-ci reçut l’approbation tacite des dĂ©mocraties, qui voyaient dans cette attaque la confirmation que les inquiĂ©tudes de Franco Ă©taient fondĂ©es[963] - [958].

Jean de Bourbon, comprenant que les AlliĂ©s ne feront rien contre Franco, essaya de dĂ©stabiliser l’Espagne de l’intĂ©rieur : le , dans un appel lancĂ© depuis Lausanne, connu sous le nom de Manifeste de Lausanne, il condamnait les contacts que Franco avait maintenus avec l’Allemagne nazie, appelait Ă  la restauration d’une monarchie dĂ©mocratique, et invitait les monarchistes Ă  dĂ©missionner de leurs fonctions[964] - [965] - [962]. Mais il n’y eut guĂšre, parmi les monarchistes en vue, que le duc d’Albe, ambassadeur Ă  Londres, et le gĂ©nĂ©ral Alphonse d’OrlĂ©ans Ă  dĂ©missionner alors de leurs fonctions[964]. Cet Ă©chec confirma aux AlliĂ©s que Jean de Bourbon n’avait pas d’audience suffisante en Espagne pour prendre la relĂšve[966]. Toutefois, pour contenter la faction monarchiste, Franco annonça en la crĂ©ation d’un Conseil du Royaume chargĂ© de prĂ©parer sa succession[967].

Avec la fin de la guerre et la dĂ©faite de l’Allemagne et de l’Italie, les aspirations impĂ©riales de Franco s’évanouirent, de mĂȘme que son projet totalitaire. Selon Alberto Reig Tapia, « bien que le rĂ©gime politique franquiste naissant se fĂ»t pleinement engagĂ© dans sa dĂ©cision de crĂ©er ex novo un État totalitaire comme alternative au rĂ©gime libĂ©ral-dĂ©mocratique, Ă  l’instar de ses alliĂ©s naturels, le fascisme italien et le national-socialisme allemand, il ne put rĂ©aliser son rĂȘve, et la dĂ©faite de Hitler et de Mussolini d’abord, l’isolement international et la guerre froide ensuite, l’obligĂšrent Ă  renoncer Ă  ses objectifs, le forçant Ă  abandonner l’“idĂ©al totalitaire” en faveur de l’“autoritarisme pragmatique” »[968]. DĂ©sormais, au cours des dĂ©cennies suivantes, dans une tentative de renouer avec les dĂ©mocraties europĂ©ennes de l’aprĂšs-guerre, Franco s’évertuera Ă  qualifier son rĂ©gime de « dĂ©mocratie authentique », rĂ©alisĂ©e sous la forme d’une « dĂ©mocratie organique » basĂ©e sur la religion, la famille, les institutions locales et l’organisation syndicale, en opposition aux dĂ©mocraties « inorganiques » Ă  Ă©lections directes. En , il dĂ©clara dans un entretien que son rĂ©gime avait maintenu une « neutralitĂ© absolue » tout au long du conflit et que son gouvernement n’avait « rien Ă  voir avec le fascisme », parce que « l’Espagne ne pourrait jamais s’unir Ă  d’autres gouvernements qui n’auraient pas le catholicisme pour principe essentiel »[969].

En Grande-Bretagne, deux tendances s’affrontaient, celle d’Anthony Eden, hostile au Caudillo, et celle de Churchill, qui continuait Ă  affirmer que Franco n’était pas un fasciste et disait craindre que des sanctions trop sĂ©vĂšres ne rompent l’équilibre europĂ©en. En , un certain consensus se dĂ©gagea sur le maintien de Franco au pouvoir, sous rĂ©serve de l’exclure des confĂ©rences de paix et de prĂ©server certaines formes[970]. En , une nouvelle pĂ©riode d’ostracisme commença quand aprĂšs la mort de Roosevelt, le vice-prĂ©sident Harry Truman, franc-maçon, plus opposĂ© Ă  Franco que son prĂ©dĂ©cesseur, vint aux affaires aux États-Unis, pendant que l’Union soviĂ©tique demandait incessamment sa destitution. Franco, Ă  nouveau en difficultĂ©, continua nĂ©anmoins Ă  afficher une loyautĂ© inaltĂ©rĂ©e envers l’Allemagne en dĂ©bĂącle. L’Espagne sera l’un des rares pays europĂ©ens Ă  rendre hommage Ă  Hitler Ă  l’occasion de sa mort, le [966] - [971] - [972]. Mais Carrero Blanco avait relĂ©guĂ© la Phalange au second plan au bon moment, c’est-Ă -dire avant les dĂ©faites dĂ©cisives de l’Allemagne[973] ; cependant lors du remaniement de , Franco n’aura garde de mettre la Phalange au placard ; elle lui demeurait utile, soit comme bouc Ă©missaire, soit comme agent de mobilisation de masse[974].

Le gouvernement mexicain, trĂšs opposĂ© Ă  Franco, prĂ©senta Ă  la sĂ©ance inaugurale des Nations unies une motion visant Ă  faire exclure l’Espagne, qui fut adoptĂ©e par acclamation. L’ostracisme atteignit son point culminant fin 1946, lorsque la presque totalitĂ© des ambassadeurs furent retirĂ©s de Madrid, et se poursuivit jusqu’en 1948, date Ă  partir de laquelle, du fait de la guerre froide, le cours de la politique internationale commença Ă  changer au bĂ©nĂ©fice de Franco[972].

Franco et les Juifs

Un réfugié juif embarquant dans un port espagnol.

BartolomĂ© Bennassar relĂšve qu’« il n’y avait pas dans la lĂ©gislation espagnole contemporaine de dispositions de discrimination raciale et qu’il n’y eut aucune instance comparable Ă  un Commissariat gĂ©nĂ©ral aux questions juives. Les quelque 14 000 juifs du Maroc espagnol, dont la nationalitĂ© fut rĂ©affirmĂ©e, ne furent pas inquiĂ©tĂ©s »[975]. Franco intervint une fois publiquement pour stopper une flambĂ©e d’antisĂ©mitisme dans le Protectorat durant la Guerre civile. Les juifs espagnols servaient dans son armĂ©e dans les mĂȘmes conditions que les autres soldats, et il n’y eut aucun rĂšglement pris par son gouvernement tendant Ă  imposer des restrictions ou des discriminations Ă  l’encontre des juifs[960]. Selon Gonzalo Álvarez Chillida, le gĂ©nĂ©ral Franco avait Ă©tĂ© « philosĂ©farade depuis ses annĂ©es de guerre dans le Rif, comme en tĂ©moigne l’article Xauen la triste publiĂ© dans la Revista de tropas coloniales en 1926, alors qu’il avait 33 ans. Dans ledit article, il mettait en Ă©vidence les vertus des juifs sĂ©farades avec qui il lui avait Ă©tĂ© donnĂ© de traiter et avec qui il avait nouĂ© une certaine amitiĂ© — vertus juives qu’il mettait en regard de la « sauvagerie » des « Maures » ; quelques-uns parmi ces SĂ©farades l’avaient activement aidĂ© lors du soulĂšvement national de 1936. Son scĂ©nario du film Raza[976] (Ă©crit sous le pseudonyme de Jaime de Andrade fin 1940 et dĂ©but 1941, d’inspiration autobiographique mais teintĂ© de romantisme, ensuite portĂ© Ă  l’écran par JosĂ© Luis SĂĄenz de Heredia[977]) comporte un Ă©pisode oĂč ce philosĂ©faradisme se fait jour, Ă  savoir quand le personnage visite avec sa famille la synagogue Santa MarĂ­a la Blanca de TolĂšde et y dĂ©clare : « Juifs, Maures et chrĂ©tiens se trouvĂšrent ici et, au contact de l’Espagne, se purifiĂšrent ». Álvarez Chillida argumente que « pour Franco, la supĂ©rioritĂ© de la nation espagnole se manifestait dans sa capacitĂ© Ă  purifier jusqu’aux juifs, en les transformant en SĂ©farades, bien diffĂ©rents de leurs autres coreligionnaires ». D’aucuns se sont Ă©vertuĂ©s Ă  expliquer le philosĂ©faradisme de Franco par de supposĂ©es origines judĂ©oconverties ; cependant, il n’existe aucune preuve pour Ă©tayer cette thĂšse. Quoi qu’il en soit, le philosĂ©faradisme du gĂ©nĂ©ral Franco n’affecta pas sa politique de maintenir l’Espagne indemne de juifs, sauf sur ses territoires africains[976].

Le mĂȘme Álvarez Chillida affirme que « Franco Ă©tait beaucoup moins antisĂ©mite que nombre de ses compagnons d’armes, comme Mola, Queipo de Llano ou Carrero Blanco, et cela se rĂ©percuta sans aucun doute sur la politique de son rĂ©gime Ă  l’endroit des juifs ». Dans ses discours et dĂ©clarations pendant la guerre civile, il n’utilisait jamais d’expressions antisĂ©mites, celles-ci n’apparaissant en effet pour la premiĂšre fois qu’aprĂšs la victoire dans la guerre, concrĂštement dans le discours qu’il prononça le aprĂšs le dĂ©filĂ© de la Victoire Ă  Madrid[978] :

« Ne nous faisons pas d’illusions : l’esprit judaĂŻque qui permettait la grande alliance du grand capital avec le marxisme, qui a tant pactisĂ© avec la rĂ©volution anti-espagnole, ne s’extirpe pas en un seul jour et frĂ©tille au fond de beaucoup de consciences. »

Dans son discours de fin d’annĂ©e, alors que Hitler venait d’envahir la Pologne et entreprenait de confiner les juifs polonais dans les ghettos, il dit comprendre

« [...] les motifs qui ont portĂ© diffĂ©rentes nations Ă  combattre et Ă  Ă©loigner de leurs activitĂ©s ces races chez qui la cupiditĂ© et l’intĂ©rĂȘt sont le stigmate qui les caractĂ©rise, compte tenu que leur prĂ©dominance dans la sociĂ©tĂ© est cause de perturbation et de danger pour l’accomplissement de leur destin historique. Nous autres, qui, par la grĂące de Dieu et par la lucide vision des Rois catholiques, nous sommes dĂ©livrĂ©s d’une si lourde charge il y a plusieurs siĂšcles [
] »

Pendant la guerre, on ne peut, pour Bennassar, imputer Ă  Franco une attitude systĂ©matiquement hostile envers les juifs, alors que Serrano Suñer recommanda une attitude passive aux diplomates espagnols Ă  l’étranger, de façon Ă  ne pas gĂȘner la politique allemande, et que son successeur aux Affaires Ă©trangĂšres, Jordana, ne fit preuve d’aucune complaisance envers les SĂ©farades menacĂ©s[979]. Jusqu’à l’, quelques milliers de juifs fuyant le nazisme, probablement au nombre de quelque 30 000, purent transiter par l’Espagne au cours de leur fuite, et rien n’indique qu’un seul d’entre eux ait Ă©tĂ© livrĂ© aux Allemands[960]. Franco tolĂ©rait, sans les susciter, les initiatives de ses reprĂ©sentants consulaires visant Ă  protĂ©ger les Juifs, qu’il appelait SĂ©farades, pour mieux marquer leur origine ibĂ©rique[980], et le gouvernement espagnol consentit Ă  rapatrier de l’Europe occupĂ©e les SĂ©farades (les "ladinos") ou Ă  leur donner un passeport espagnol, notamment Ă  ceux de Salonique, en leur rendant la nationalitĂ© espagnole perdue en 1492, ainsi qu’un petit nombre d’autres juifs. L’Espagne ne fit aucun effort concret pour sauver les juifs non sĂ©farades, et le sauvetage de victimes potentielles qui eut lieu en GrĂšce, Bulgarie et Roumanie fut tributaire, du moins au dĂ©but, des efforts humanitaires des diplomates espagnols dans ces pays[981].

Selon Yad Vashem, durant la premiĂšre partie de la guerre, l'Espagne laissa passer de 20 000 Ă  30 000 Juifs Ă  travers l'Espagne. Puis, de l'Ă©tĂ© 1942 Ă  l'automne 1944, 8 300 Juifs furent sauvĂ©s par le rĂ©gime espagnol : 7 500 rĂ©ussirent Ă  passer en Espagne oĂč ils reçurent un asile temporaire et 800 Juifs espagnols (sur les 4000 vivant en Europe occupĂ©e par les Nazis) furent admis en Espagne[982].

La Maçonnerie en action, pamphlet antimaçonnique et antisĂ©mite (Madrid, Éditions Toledo, 1941).

Les dĂ©clarations les plus virulemment antisĂ©mites de Franco se trouvent dans deux articles signĂ©s du pseudonyme Jakin Boor qu’il Ă©crivit en 1949 et 1950 pour le journal Arriba et dans lesquels il associait les juifs Ă  la franc-maçonnerie et les qualifiait de « fanatiques dĂ©icides » et d’« armĂ©e de spĂ©culateurs ayant coutume d’enfreindre ou de contourner la loi »[983]. En particulier, dans l’article intitulĂ© Acciones asesinas (littĂ©r. Actions assassines), paru le , tissu d’incongruitĂ©s Ă©tabli Ă  partir du libelle antisĂ©mite Protocoles des sages de Sion, auquel Franco ajoutait pleine crĂ©ance et grĂące auquel, d’aprĂšs lui, on avait pu avoir connaissance de la conspiration du judaĂŻsme « pour s’emparer des leviers de la sociĂ©tĂ© »[978], Franco relate les crimes juifs dans l’Espagne du XVe siĂšcle, dont les meurtres rituels d’enfants. Au vu de ces Ă©crits, il apparaĂźt probable que la protection des juifs qu’il avait laissĂ© s’organiser lui avait Ă©tĂ© insufflĂ©e par son antipathie pour Hitler, ou par son frĂšre NicolĂĄs ; Ă  partir de la fin de 1942, on peut y voir aussi la pression de Pie XII qui dĂ©nonçait « l’horreur des persĂ©cutions raciales » et de demandait de soutenir les prĂȘtres ou les institutions agissant en faveur des juifs[984]. Selon Álvarez Chillida, ces Ă©crits eurent pour consĂ©quence qu’IsraĂ«l Ă©mit Ă  l’ONU un vote dĂ©favorable Ă  la levĂ©e des sanctions internationales dĂ©cidĂ©es Ă  l’encontre de l’Espagne en 1946[983].

L’Espagne dans l’aprùs-guerre mondiale

La pĂ©riode comprise entre l’ et l’ fut la plus difficile qu’ait connue le rĂ©gime[985]. Franco eut Ă  lutter sur plusieurs fronts : l’opposition monarchiste Ă  l’intĂ©rieur, celle des exilĂ©s rĂ©publicains Ă  l’extĂ©rieur, et celle des puissances alliĂ©es autour de l’ONU. Il devait par ailleurs faire face aux guĂ©rillĂ©ros du maquis anti-franquiste, actifs jusqu’en 1951, particuliĂšrement dans le Nord-Ouest (Galice, Asturies, Cantabrie)[986] - [987], bien que Franco fĂ»t d’une part confiant qu’une nouvelle offensive de la gauche rĂ©volutionnaire ne serait suivie d’aucune adhĂ©sion vĂ©ritable dans la grande masse du peuple espagnol[988] — le rĂ©gime ayant crĂ©Ă© pendant les premiĂšres annĂ©es de son pouvoir absolu un vaste et solide rĂ©seau d’intĂ©rĂȘts mutuels avec toute l’élite de la sociĂ©tĂ©, mais Ă©galement avec une bonne part de la classe moyenne, y compris la population catholique rurale[856] —, et d’autre part profondĂ©ment convaincu qu’au terme d’une pĂ©riode de vingt ans, les systĂšmes politiques d’Europe occidentale ressembleraient plus Ă  celui de son Espagne qu’à celui des États qui lui Ă©taient hostiles[856].

Position internationale

Arborant la croix gammée nazie, Franco s'alarme du squelette dans le placard qui rappelle sa position en faveur de l'Axe ainsi que la participation de la Division Bleue sur le front de l'Est.
Franco's Closet, caricature du dessinateur américain John F. Knott (1945).

Franco avait amorcĂ© dĂšs l’ une opĂ©ration de cosmĂ©tique politique visant Ă  donner Ă  son rĂ©gime une façade plus acceptable[989]. À la chute du TroisiĂšme Reich, des directives furent envoyĂ©es pour maquiller cette dĂ©faite en victoire du rĂ©gime. À en croire ces directives, l’Espagne s’était tenue Ă  distance de la guerre et avait toujours eu le souci de la paix[990].

En 1945, l’ONU rĂ©cemment fondĂ©e refusa l’adhĂ©sion de l’Espagne, et l’annĂ©e suivante recommanda Ă  ses membres de rappeler leur ambassadeur. Roosevelt dĂ©clara qu'il « n’y avait pas de place au sein des Nations unies pour un gouvernement fondĂ© sur des principes fascistes »[991], et en , les États-Unis rappelĂšrent leur ambassadeur, qui ne devait plus ĂȘtre remplacĂ© avant 1951[992]. La France pour sa part ferma en sa frontiĂšre avec l’Espagne et rompit ses relations Ă©conomiques[993] - [994]. Les AlliĂ©s (et leurs opinions publiques) rĂ©prouvaient Franco et prĂ©fĂ©raient un retour Ă  la monarchie ou Ă  la rĂ©publique, mais redoutaient en mĂȘme temps qu’une restauration dĂ©pourvue de soutien populaire ou une rĂ©publique vouĂ©e Ă  la discorde puissent ramener en Espagne des troubles susceptibles de dĂ©boucher sur une victoire de rĂ©volutionnaires instables, et au-delĂ , du communisme[995].

Franco avait liĂ© sa destinĂ©e avec celle de l’Espagne : en prĂ©tendant que l’isolement international Ă©tait dirigĂ© non pas contre sa personne, mais contre l’Espagne, Franco cessait du coup d’ĂȘtre la cause des maux de l’Espagne et pouvait passer pour le champion qui la dĂ©fendait contre ses ennemis ancestraux[996], et dans le mĂȘme temps avait beau jeu d'imputer au « blocus international » la difficile situation Ă©conomique du pays, en fait due principalement Ă  la politique autarcique du gouvernement[997]. La campagne internationale contre le rĂ©gime Ă©tait qualifiĂ©e de conspiration Ă©trangĂšre « anti-espagnole » de la gauche libĂ©rale visant Ă  flĂ©trir le pays par une nouvelle « lĂ©gende noire », et la campagne des puissances occidentales Ă©tait taxĂ©e par Franco de conjuration d’un « super-État maçonnique » mondial[998]. Ainsi s’appliquait-il Ă  dĂ©jouer avec tranquillitĂ© et minutie les menaces extĂ©rieures, tout en en tirant le meilleur parti, tenant en effet, avec l’ostracisme dont le rĂ©gime Ă©tait victime, l’explication de tous ses malheurs[999]. NĂ©anmoins, Franco avait donnĂ© des gages aux vainqueurs : en , l’Espagne avait rompu ses relations diplomatiques avec le Japon, et le mĂȘme mois, le ministre de la Justice Eduardo AunĂłs avait fait savoir aux ambassades amĂ©ricaine et britannique que les dĂ©lits relatifs aux faits de guerre Ă©taient amnistiĂ©s. À l’intention de la France, le rĂ©gime avait procĂ©dĂ© le Ă  l’arrestation de Pierre Laval et d’Abel Bonnard, rĂ©fugiĂ©s en Espagne. Laval sera extradĂ© vers la France, mais Bonnard relĂąchĂ©[1000].

Franco, qui manifestait Ă  l’égard de l’environnement international une grande insolence, n’essayant mĂȘme pas de donner le change[1001], rĂ©pliqua Ă  l’ostracisme international en convoquant sur la Place de l'Orient Ă  Madrid une grande manifestation de soutien au rĂ©gime, ainsi qu’il le fera plusieurs fois encore quand la pression internationale exigera qu’il fasse la dĂ©monstration de son soutien populaire. Le peuple espagnol eut certes Ă  souffrir des suites de l’isolement imposĂ© au rĂ©gime par des pays comme la France, le Royaume-Uni et les États-Unis[1002], mais la majoritĂ© de l’opinion modĂ©rĂ©e serra les rangs autour du rĂ©gime pendant toute cette pĂ©riode. Les couches les moins favorables Ă  Franco Ă©taient les ouvriers et les journaliers ; quasiment toute l’opinion catholique approuvait le rĂ©gime, ce qui incluait la majoritĂ© de la population rurale du Nord et une bonne part des classes moyennes urbaines[1003].

Franco reçut quelques assurances discrĂštes de la part de certains dirigeants de la droite europĂ©enne. De Gaulle aurait mĂȘme envoyĂ© un message secret Ă  Franco pour lui assurer qu’il ne romprait pas ses relations diplomatiques avec l’Espagne ; comme ses partenaires, de Gaulle entend ne pas livrer l’Espagne au communisme, dĂ©sormais perçu comme le pĂ©ril majeur[1004]. Franco entre-temps exhibait documents et tĂ©moignages pour dĂ©montrer sa neutralitĂ© et la spĂ©cificitĂ© de son rĂ©gime « anticommuniste » et « catholique » et faisait Ă©tat des garanties que Roosevelt lui avait donnĂ©es, le , en Ă©change de son aide passive lors de l’opĂ©ration Torch[1005]. Alberto MartĂ­n-Artajo, nommĂ© en ministre des Affaires Ă©trangĂšres, pouvait compter en sa qualitĂ© de prĂ©sident du ComitĂ© national de l’Action catholique sur un bon accueil au Vatican et auprĂšs des hommes politiques dĂ©mocrates-chrĂ©tiens des pays occidentaux[1006].

L’aversion de Truman et de beaucoup d’AmĂ©ricains Ă  l’égard de Franco Ă©tait tempĂ©rĂ©e par la nĂ©cessitĂ© de veiller Ă  ce que la destitution Ă©ventuelle du Caudillo n’entraĂźne pas la mise en place d’un gouvernement « rouge » qui leur serait hostile et par la crainte de provoquer une solidaritĂ© hispanique chez les Latino-AmĂ©ricains[1007]. Le cardinal amĂ©ricain Francis Spellman fut envoyĂ© Ă  Madrid en , avec pour mission de remettre au Caudillo une note comminatoire rĂ©digĂ©e conjointement par la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, qui condamnait le rĂ©gime et demandait la constitution d’un gouvernement provisoire[1008]. Mais le mĂȘme mois, lors du dĂ©filĂ© de la victoire, la foule tĂ©moigna sa dĂ©votion au Caudillo, ce qui renforça chez les États-Unis et la Grande-Bretagne l’idĂ©e qu’il ne fallait rien entreprendre contre un rĂ©gime qui ne menaçait pas la paix du monde. La dĂ©termination de Franco et le nombre de ses partisans leur faisaient redouter, en cas d’intervention, une nouvelle guerre civile dont l’issue pourrait aller Ă  l’encontre des intĂ©rĂȘts du monde occidental[1009]. De fait, aucun État au monde n’alla jusqu’à rompre complĂštement ses relations avec l’Espagne ; tous laissĂšrent en poste des attachĂ©s diplomatiques et les ambassades restaient ouvertes. Les mesures d’ostracisme, incitant une grande partie de la sociĂ©tĂ© espagnole Ă  resserrer les rangs autour de Franco, allaient au rebours du but recherchĂ©[1010].

Un rapport publiĂ© par un sous-comitĂ© de l’ONU le affirmait que le rĂ©gime franquiste devait son existence Ă  l’aide apportĂ©e par l’Axe, qu’il Ă©tait de caractĂšre fasciste, qu’il avait collaborĂ© avec l’Axe durant la Seconde Guerre mondiale, puis ultĂ©rieurement donnĂ© refuge Ă  des criminels de guerre, et qu’il exerçait une dure rĂ©pression contre ses adversaires intĂ©rieurs ; le rapport concluait en indiquant que le rĂ©gime « reprĂ©sentait une menace potentielle pour la paix et la sĂ©curitĂ© internationales »[996] - [993]. Il est vrai qu’au cours de ces annĂ©es, le rĂ©gime franquiste vint en aide Ă  de nombreux fugitifs nazis, fascistes et collaborateurs de Vichy, comme notamment le gĂ©nĂ©ral belge des SS LĂ©on Degrelle, le gĂ©nĂ©ral italien Gastone Gambara, ou l’Allemand Otto Skorzeny[1011]. Au total, plus d’un millier de collaborationnistes, la plupart de bas rang, avaient trouvĂ© refuge en Espagne, mais parmi eux ne figurait aucun dirigeant nazi de premier plan. À la fin de la guerre, presque tous les militaires et fonctionnaires allemands qui se trouvaient Ă  Madrid furent internĂ©s temporairement, puis refoulĂ©s vers l’Allemagne[1012].

Manifestation de soutien Ă  Franco sur la place de l'Orient le .

Il devenait de plus en plus Ă©vident que les grandes puissances ne se prĂȘteraient pas Ă  une intervention armĂ©e en Espagne, et se contenteraient de frapper le pays d’ostracisme[1013]. À l’ONU, le camp des adversaires de Franco commença Ă  s’affaiblir : d’une part, un front de la latinitĂ© s’esquissa qui refusait les sanctions contre l’Espagne, et un peu plus de la moitiĂ© des pays d’AmĂ©rique latine refusa d’adhĂ©rer Ă  la proposition des États-Unis d’isoler l’Espagne diplomatiquement ; d’autre part, certains des pays musulmans les plus puissants dĂ©cidĂšrent de s’abstenir. NĂ©anmoins, le , sur recommandation de l’ONU, les capitales occidentales, hormis Lisbonne, Berne, Dublin et le Saint-SiĂšge, rappelĂšrent leurs ambassadeurs[1014], provoquant un raz-de-marĂ©e de fureur en Espagne. À Madrid, des centaines de milliers, peut-ĂȘtre un million de manifestants dĂ©ferlĂšrent alors sur la place de l'Orient pour rĂ©affirmer leur soutien Ă  Franco[1015] - [1016]. Y participĂšrent aussi des Ă©crivains cĂ©lĂšbres sans attaches franquistes, tel que le prix Nobel de littĂ©rature Jacinto Benavente et le scientifique et homme de lettres Gregorio Marañón[1017].

À l’ONU, le vote des rĂ©publiques sud-amĂ©ricaines pouvait reprĂ©senter un appui notable. Pour contrebalancer l’influence du Mexique, autour duquel s’était formĂ© un pĂŽle de rejet du gouvernement franquiste, Franco tenta de constituer un rĂ©seau de pays latino-amĂ©ricains refusant les sanctions contre le rĂ©gime espagnol. Pendant la guerre, Franco s’était attachĂ© Ă  poursuivre la politique de rapprochement avec l’AmĂ©rique latine telle que dĂ©veloppĂ©e par Miguel Primo de Rivera[1018], mais aprĂšs la guerre, le souci de sa survie politique avait conduit Franco Ă  sacrifier ses ambitions sur le continent amĂ©ricain Ă  la nĂ©cessitĂ© de prĂ©server de bons rapports avec le prĂ©sident Roosevelt[1019]. Seule l’Argentine de Juan PerĂłn signa en un accord commercial, lequel fut ratifiĂ© en juin de la mĂȘme annĂ©e lors de la visite d’Eva PerĂłn[1002] - [1020], chargĂ©e par PerĂłn de revitaliser le concept affectif de l’« hispanitĂ© »[1021] - [1010]. L’Argentine et l’Espagne signeront des accords commerciaux et prendront des positions politiques communes, l’Argentine s’engageant notamment Ă  des exportations rĂ©guliĂšres de cĂ©rĂ©ales vers l’Espagne[1022] ; ces importations, incluant des fertilisants, constituĂšrent, Ă  leur apogĂ©e en 1948, un quart au moins de tous les biens importĂ©s en Espagne, et pendant deux annĂ©es cruciales, l’acheminement de divers produits de premiĂšre nĂ©cessitĂ© put ainsi ĂȘtre assurĂ©[1021]. Quand le , l’ONU prĂ©conisa le rappel des ambassadeurs, l’Espagne n’échappa Ă  l’isolement Ă©conomique et politique que grĂące au soutien du Portugal, du Vatican et surtout de l’Argentine[1023]. Les relations avec l’Argentine commenceront Ă  se dĂ©tĂ©riorer Ă  partir de 1950, et Franco en cherchera la raison dans l’influence de la franc-maçonnerie et de la forte communautĂ© juive en Argentine[1024]. Respectant l’islam comme toutes les grandes religions monothĂ©istes, Franco tenta par ailleurs un rapprochement avec les pays arabes et se montra rĂ©ceptif Ă  leurs revendications. Plus tard, il saura exploiter Ă  son avantage auprĂšs des pays de la Ligue arabe les votes d’IsraĂ«l hostiles Ă  l’Espagne lors des confĂ©rences de l’ONU[1025].

La situation d’ostracisme prit fin en partie lorsque les nĂ©cessitĂ©s gĂ©ostratĂ©giques des États-Unis porteront ce pays Ă  coopĂ©rer avec l’Espagne. Les États-Unis tentĂšrent d’associer l’Espagne au TraitĂ© de l'Atlantique Nord (OTAN), mais durent, devant l’opposition de pays europĂ©ens, principalement du Royaume-Uni, se contenter de la signature d’un traitĂ© bilatĂ©ral[1026].

Si certes la RĂ©solution adoptĂ©e par l’ONU le ne valait pas rĂ©habilitation du rĂ©gime, elle ne reconduisait pas non plus la rĂ©solution 39, qui en 1946 avait exclu l’Espagne et qui cette fois n’obtint plus les deux tiers des voix requis[1027]. La Grande-Bretagne signa en et deux accords avec l’Espagne, et la France se rĂ©signa alors Ă  emboĂźter le pas Ă  ses partenaires, mais ne reprendra pas ses relations avec l’Espagne et ne rouvrira pas ses frontiĂšres avant [1021].

Situation intérieure

Franco prononçant un discours à Éibar (Pays basque) en 1949.

La stratĂ©gie de Franco fut de cimenter son assise politique en s’appuyant sur trois axes principaux : l’Église, l’armĂ©e et la Phalange[1028]. Pour fidĂ©liser ces appuis, il fabriqua l’image d’une Espagne assaillie par l’« offensive maçonnique », qui commandait plus que jamais de maintenir l’ordre et l’unitĂ© nationale[1029]. En , il fit devant son frĂšre NicolĂĄs le commentaire suivant : « Si les choses tournent mal, moi je finirai comme Mussolini, parce que je rĂ©sisterai jusqu’à verser ma derniĂšre goutte de sang. Moi, je ne prendrai pas la fuite, comme l’a fait Alphonse XIII » [985] - [1030].

Si la Phalange constituait dĂ©sormais pour Franco le commando d’élite, sĂ»r, disciplinĂ©, nombreux et qu’il avait su mettre au pas[1031], il multipliait aussi les concessions Ă  l’Église, et chaque discours rĂ©pĂ©tait ce mĂȘme Ă©noncĂ© : « Tous les actes de notre rĂ©gime revĂȘtent une signification catholique. C’est notre spĂ©cificitĂ© »[1032]. Chacun de ses dĂ©placements dans les chefs-lieux de province Ă©taient prĂ©texte Ă  cĂ©lĂ©bration d’un Te Deum dans la cathĂ©drale[1033]. Les catholiques redoutaient de voir Franco remplacĂ© par des gouvernants moins sĂ»rs, ou de voir se scinder la communautĂ© catholique entre partisans de Franco et partisans de la restauration, les catholiques se trouvant en effet tiraillĂ©s entre une fidĂ©litĂ© de principe Ă  la monarchie traditionnelle et l’intĂ©rĂȘt qu’ils avaient de soutenir un rĂ©gime aussi explicitement catholique que celui de Franco. Ils insistaient pour que Franco estompe ses liens trop visibles avec la Phalange et renforce encore les orientations catholiques qui lui avaient dĂ©jĂ  valu des sympathies Ă  l’extĂ©rieur[1034]. Cette tendance Ă©tait stimulĂ©e par Pie XII, dont le but affichĂ© Ă©tait, selon CĂ©line Cros, de « promouvoir la restauration d’une civilisation chrĂ©tienne rappelant l’ordre chrĂ©tien qui rĂ©gnait dans l’Occident mĂ©diĂ©val »[1035]. Enrique PlĂĄ y Deniel, dĂ©sormais archevĂȘque de TolĂšde, publia le une lettre pastorale, la VĂ©ritĂ© sur la guerre d’Espagne, par laquelle il s’efforçait de mobiliser les catholiques europĂ©ens en faveur du Caudillo[999].

Le , Franco remania son gouvernement, en Ă©vinçant ceux de ses membres les plus liĂ©s Ă  l’Axe : Lequerica fut remplacĂ© aux Affaires Ă©trangĂšres par Alberto MartĂ­n-Artajo, et Asensio Cabanillas par Fidel DĂĄvila, au poste de ministre des ArmĂ©es ; le portefeuille de ministre-secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Mouvement fut supprimĂ©[1036]. Ce qui donne sa signification Ă  ce remaniement est la nomination aux Affaires Ă©trangĂšres d’Artajo, exposant du monde catholique et Ă©lĂ©ment clef destinĂ© — mais principalement sur le plan symbolique — Ă  accentuer l’identitĂ© catholique du rĂ©gime et Ă  susciter l’appui des catholiques au rĂ©gime. On note en outre, aux Travaux publics, la nomination Ă©galement d’un catholique. Arrese dut quitter le gouvernement, laissant derriĂšre lui, comme principal accomplissement, la totale domestication de la Phalange et la rĂ©duction de sa cosmĂ©tique fasciste. Le nouveau cabinet renfermait une dose suffisante de « catholicisme politique » que pour lui donner une apparence nouvelle[1031] - [1037] et mettre le rĂ©gime Ă  l’abri des attaques de l’ONU[1038]. Avec ce nouveau gouvernement s’ouvrait officiellement la phase catholique du rĂ©gime qui allait durer jusqu’en 1973, c’est-Ă -dire jusqu’à la mort de Carrero Blanco. Les catholiques poursuivaient, en plaçant leurs reprĂ©sentants dans le gouvernement de Franco, deux objectifs : supplanter la Phalange et « incorporer l’Espagne franquiste Ă  la sociĂ©tĂ© internationale », et pouvaient compter sur la sympathie de partis nouvellement formĂ©s en Europe sur une mĂȘme base idĂ©ologico-confessionnelle[1039]. ParallĂšlement, en , se constituait un gouvernement en exil prĂ©sidĂ© par JosĂ© Giral[1039] - [1040].

Pour le reste, les changements effectuĂ©s furent partiels et minimes, et Ă  beaucoup d’égards purement cosmĂ©tiques[1041]. Le dosage Ă  l’intĂ©rieur du gouvernement Ă©tait toujours Ă  peu prĂšs maintenu, militaires, phalangistes, monarchistes et catholiques se partageant les portefeuilles dans des proportions identiques ; Franco en effet ne prenait pas le risque de donner une place prĂ©pondĂ©rante Ă  tel ou tel courant politique, ni de dĂ©courager une des composantes du franquisme par une rĂ©duction trop abrupte de sa reprĂ©sentation dans les instances gouvernementales. De ce moment date aussi la prĂ©sence ininterrompue de Luis Carrero Blanco, qui devient le symbole de la continuitĂ© dans la conduite des affaires du pays[1042]. Du reste, contrairement Ă  une opinion rĂ©pandue, les membres de l’Opus Dei ne furent jamais nombreux dans le gouvernement, mĂȘme dans celui qualifiĂ© en 1961 de monocolore ; de plus, Laureano LĂłpez RodĂł a toujours affirmĂ© que les membres de l’Opus Dei ne participaient au gouvernement qu’à titre individuel. Cependant l’Opus Dei Ă©tait incarnĂ© au pouvoir par de fortes personnalitĂ©s, telles que Mariano Navarro Rubio, Alberto Ullastres, LĂłpez RodĂł et Gregorio LĂłpez-Bravo. Les catholiques classiques demeurĂšrent toujours rĂ©servĂ©s Ă  l’égard de l’Opus Dei, et les phalangistes lui Ă©taient en gĂ©nĂ©ral hostiles[1043].

La Phalange Ă  l’inverse vit sa prĂ©sence institutionnelle rĂ©duite et passa au second plan. Le salut romain fut officiellement aboli le , en dĂ©pit de l’opposition des ministres phalangistes. L’appareil bureaucratique du Mouvement allait cependant continuer Ă  fonctionner de façon souterraine. Franco commenta Ă  Artajo que la Phalange Ă©tait importante pour conserver l’esprit et les idĂ©aux qui avaient impulsĂ© le Mouvement national de 1936 et pour Ă©duquer l’opinion publique. Comme organisation de masse, il canalisait l’appui populaire Ă  Franco. En outre, il fournissait contenu et cadres administratifs pour la politique sociale du rĂ©gime et servait de « rempart contre la subversion », vu que depuis 1945 les phalangistes n’avaient guĂšre d’autre option que d’épauler le rĂ©gime. Le Caudillo observa cyniquement que les phalangistes faisaient office de paratonnerre et qu’on « leur faisait porter le chapeau des erreurs du gouvernement »[1044].

La gauche communiste, qui essaya d’organiser une insurrection intĂ©rieure, se vit opposer une rĂ©pression impitoyable. Le souci permanent de Franco Ă©tant de ne donner Ă  ses ennemis aucun signe de faiblesse, il se montrait insensible aux pressions, d’oĂč qu’elles viennent, et laissa exĂ©cuter le Cristino GarcĂ­a, militant communiste et hĂ©ros de la rĂ©sistance française[993] - [1045] - [1003], entrĂ© clandestinement en Espagne pour y organiser des actions de guĂ©rilla[1046] - [1047]. Cependant, la guĂ©rilla communiste et anarchiste continuait d’ĂȘtre active, mais ne cessa de faiblir aprĂšs 1947. Ses actions les plus graves furent des attentats contre les chemins de fer, au nombre de 36 en 1946 et de 73 l’annĂ©e suivante, oĂč la Garde civile perdit 243 de ses membres et Ă  la suite desquels prĂšs de 18 mille personnes furent arrĂȘtĂ©es pour complicitĂ©. Aucun de ces attentats n’eut toutefois la moindre rĂ©sonance en Espagne, consigne ayant en effet Ă©tĂ© donnĂ©e d’observer Ă  leur sujet un silence absolu. D’autre part, de nouvelles grĂšves furent dĂ©clenchĂ©es en 1946 et 1947, mais s’émoussĂšrent rapidement sous l’effet d’une forte rĂ©pression[1048].

La loi martiale, en vigueur depuis la fin de la Guerre civile, fut abolie par dĂ©cret en , encore que tous les dĂ©lits politiques de quelque importance aient continuĂ© d’ĂȘtre jugĂ©s devant des tribunaux militaires[1048]. Les jugements sommaires Ă  l’encontre d’adversaires politiques tendaient Ă  se modĂ©rer depuis l’entrĂ©e en vigueur du nouveau code pĂ©nal, promulguĂ© le . Le nonce avait exhortĂ© tous les Ă©vĂȘques espagnols Ă  signer une pĂ©tition de clĂ©mence, qui fut remise au ministre de la Justice Eduardo AunĂłs, mais la hausse du nombre des exĂ©cutions ne devait s’inflĂ©chir qu’au printemps 1945, lorsqu’il Ă©tait devenu clair que l’Espagne n’aurait Ă  affronter aucune attaque militaire[1049] ; en effet, rien n’indiquait qu’une intervention Ă©trangĂšre en Espagne Ă©tait sur le point de se produire, et la seule exigence qui fut adressĂ©e Ă  Franco est celle de se retirer de la ville de Tanger, ce qu’il fera le [1012] - [1050].

Architecture institutionnelle du régime : Charte des Espagnols, loi sur le Référendum et loi de Succession

Fac-similĂ© de la premiĂšre page de la Charte des Espagnols, publiĂ©e dans le Bulletin officiel de l'État du .

Pour donner au systĂšme une structure juridique plus objective et prĂ©voir quelques garanties civiles de base, un ensemble de lois dites fondamentales furent promulguĂ©es. Il s’agissait en outre de renforcer l’identitĂ© catholique du rĂ©gime et d’attirer les personnalitĂ©s politiques catholiques, afin d’obtenir le soutien du Vatican et d’attĂ©nuer l’hostilitĂ© des dĂ©mocraties occidentales. À cet effet, le rĂ©gime s’appuierait moins sur le Mouvement national, sans pour autant le supprimer, et sans permettre l’émergence d’une organisation politique rivale. Par ces nouvelles lois, le rĂ©gime se dotait des caractĂ©ristiques fondamentales d’une monarchie autoritaire, corporatiste et catholique, appuyĂ© sur une structure de reprĂ©sentation indirecte et corporative, par opposition Ă  un systĂšme reprĂ©sentatif direct[1051] et en accord avec le refus de Franco de « s’accrocher au char dĂ©mocratique »[1052]. Ainsi fut adoptĂ©e le la Charte des Espagnols, troisiĂšme des Lois fondamentales (faisant suite Ă  la Charte du travail, de 1938, et Ă  la loi des Cortes, de 1942), qui, prenant appui en partie sur la constitution de 1876, dĂ©finissait les « droits et devoirs des Espagnols », avec l’ambition de rĂ©unir les droits historiques reconnus par la loi traditionnelle. Elle garantissait certaines des libertĂ©s civiques communes dans le monde occidental, comme celle de rĂ©sidence, le secret de la correspondance, et le droit de ne pas ĂȘtre dĂ©tenu pendant plus de 72 heures sans ĂȘtre dĂ©fĂ©rĂ© devant un juge. C’est Ă  Castiella que l’on doit l’article 12 qui prĂ©voit la libertĂ© d'expression, sous rĂ©serve de ne pas attaquer les principes fondamentaux de l’État, et l’article 16 sur la libertĂ© d'association. Toutefois, ces libertĂ©s pouvaient ĂȘtre suspendues, notamment en vertu de l’article 33, qui stipulait qu’aucun des droits ne pouvait s’exercer aux dĂ©pens de l’« unitĂ© sociale, spirituelle et nationale »[1053] ; aussi, si le texte desserra quelques-uns des verrous installĂ©s lors de la Guerre civile, chacune des ouvertures Ă©tait en mĂȘme temps assortie de restrictions telles qu’elles en devenaient inopĂ©rantes[1001].

Le fut promulguĂ©e la loi sur le RĂ©fĂ©rendum, qui Ă©tablissait l’obligation d’une consultation populaire directe pour les textes concernant la modification des institutions, mais Ă  la seule initiative du chef de l’État[1041] - [1054].

La mise en place de ce que d’aucuns ont appelĂ© le « constitutionnalisme cosmĂ©tique » fut complĂ©tĂ© par la nouvelle loi Ă©lectorale pour les Cortes du : elle maintenait les Ă©lections indirectes, contrĂŽlĂ©es et corporatistes, mais renforçait la reprĂ©sentation des consistoires provinciaux et la participation syndicale. Aucune de ces rĂ©formes ne comportait de changement fondamental, mais composaient une façade de lois et de garanties dont les porte-voix du rĂ©gime pourraient se prĂ©valoir, quelque grand du reste que fĂ»t le dĂ©calage avec la rĂ©alitĂ©[1044]. Franco ne cessera de qualifier le rĂ©gime de « dĂ©mocratie populaire organique », formule qui allait ĂȘtre rĂ©pĂ©tĂ©e, avec de nombreuses variantes, pendant les trois dĂ©cennies suivantes[998]. Les Cortes, composĂ©es de trois catĂ©gories de membres (procuradores), Ă©taient Ă©lues au suffrage restreint et par degrĂ©s, et, n’ayant pas l’initiative des lois, ne faisaient qu’approuver, Ă  quelques amendements prĂšs, tous les projets du gouvernement[936].

AprĂšs avoir Ă©tĂ© annoncĂ©e par Franco Ă  toute l’Espagne par radio le , la Loi de succession du chef de l'État fut adoptĂ©e le , puis ratifiĂ©e par rĂ©fĂ©rendum le , pour entrer en vigueur le [1055]. Par cette loi, la monarchie fut proclamĂ©e par un texte oĂč l’Espagne Ă©tait dĂ©finie comme « une unitĂ© politique, un État catholique, social et reprĂ©sentatif qui, en accord avec sa tradition, se dĂ©clare constituĂ© en royaume », avec un rĂ©gent Ă  vie, Franco, dotĂ© du pouvoir extraordinaire de dĂ©signer son successeur. Il Ă©tablissait un État confessionnel, et surtout la pĂ©rennisation de Franco comme chef de l’État[1056]. Il s’agissait non d’une restauration, mais de l’instauration d’une monarchie nouvelle[1057] ; en effet, il ne pouvait ĂȘtre question dans l’esprit de Franco de restaurer la monarchie car, en abandonnant le pouvoir et en quittant le pays, Alphonse XIII avait prononcĂ© la dĂ©chĂ©ance et la fin de la monarchie constitutionnelle du XIXe siĂšcle ; seul Ă©tait dĂ©sormais envisageable d’instaurer une monarchie nouvelle, « antilibĂ©rale et sociale », dont le modĂšle serait celle des Rois catholiques et des premiers Habsbourgs. La seule façon de retrouver une lĂ©gitimitĂ© perdue serait pour Don Juan d’admettre que l'intronisation de son fils Juan Carlos soit subordonnĂ©e Ă  l’adhĂ©sion de celui-ci aux principes du Mouvement et Ă  sa personne[1058]. Afin de consolider cette loi de Succession, deux nouvelles institutions furent crĂ©Ă©es : le Conseil de rĂ©gence, chargĂ© d’assurer l’intĂ©rim pendant la transition vers le successeur de Franco, et le Conseil du Royaume, chargĂ© d’assister le chef de l’État dans les questions et les prises de dĂ©cision importantes relevant de sa seule compĂ©tence ; dirigĂ© par le prĂ©sident des Cortes, le Conseil rĂ©unirait le plus haut prĂ©lat siĂ©geant dans cette assemblĂ©e, le gĂ©nĂ©ral le plus ancien, et le chef d’état-major, en plus de sept autres membres, et serait habilitĂ© Ă  dĂ©clarer la guerre et Ă  examiner toutes les lois votĂ©es par les Cortes[1059]. L’article 19 reconnaissait comme lois fondamentales de la nation la Charte des Espagnols, la Charte du travail et la Loi portant constitution des Cortes, la « prĂ©sente loi sur la Succession », la loi rĂ©cemment adoptĂ©e sur le rĂ©fĂ©rendum national, et toute autre loi qui pourrait ĂȘtre promulguĂ©e Ă  l’avenir dans cette mĂȘme catĂ©gorie. La loi de Succession fut approuvĂ©e Ă  la quasi-unanimitĂ© par les Cortes, puis, en application de la loi sur le RĂ©fĂ©rendum, soumise Ă  rĂ©fĂ©rendum populaire[1060], oĂč elle obtint une approbation presque unanime : prĂšs de 90 % de la population se dĂ©plaça pour voter et le projet fut adoptĂ© par une majoritĂ© de 93 % des voix[1056] - [1057]. Ces deux nouvelles lois organiques ne changeaient pas fondamentalement la nature du rĂ©gime qui restait autoritaire, catholique et national-syndicaliste[1061].

L’une des premiĂšres mesures prises par Franco en sa qualitĂ© de reprĂ©sentant de la monarchie fut de crĂ©er en de nouveaux titres nobiliaires en grand nombre[1060], ce qui devait attester de sa nouvelle stature royale[1062]. Franco adopta aussi la coutume de marcher sous un dais portĂ© par quatre prĂȘtres quand il entrait dans une Ă©glise, prĂ©rogative spĂ©ciale des rois d’Espagne, symbole le plus visible de la relation spĂ©ciale entre les deux institutions, malgrĂ© les rĂ©ticences des Ă©vĂȘques Ă  lui accorder ce privilĂšge[1063] - [781].

La question monarchique

Franco s’était avisĂ© que l’issue la plus viable pour son rĂ©gime Ă©tait une monarchie combinant lĂ©gitimitĂ© traditionnelle et traits autoritaires[1064]. Il ne s’attaquait jamais publiquement au principe royal et ne manquait jamais de se proclamer monarchiste. Cependant, souligne AndrĂ©e Bachoud,

« c’est au nom d’une vision idĂ©ale de la monarchie qu’il rĂ©cuse le comte de Barcelone ou remet en question la gestion d’Alphonse XIII. Il se prĂ©sente volontiers comme gardien d’une orthodoxie sacrĂ©e contre les dĂ©viations rĂ©centes de la monarchie parlementaire. [
] La royautĂ© selon Franco semble ressortir Ă  un imaginaire empruntĂ© aux romans de chevalerie, qui mĂȘle au respect de la filiation royale l’exigence de qualitĂ©s exceptionnelles, acquises et vĂ©rifiĂ©es Ă  l’occasion d’épreuves qui marquent le roi d’un sceau religieux[1065]. »

D'autre part, il n’était pas assurĂ© que l’idĂ©e monarchiste recueille l’adhĂ©sion d’une population ayant votĂ© majoritairement pour la rĂ©publique en 1931, et que le peuple espagnol souhaite une restauration Ă  travers un prĂ©tendant restĂ© longtemps Ă©loignĂ© d’Espagne[1031]. De surcroĂźt, Juan de Bourbon, en attaquant le rĂ©gime depuis son exil, avait suscitĂ© chez les Espagnols une rancƓur ancestrale contre l’ennemi extĂ©rieur du Nord et un rĂ©flexe de dignitĂ© nationale qui jouaient en faveur de Franco[1066]. Fin 1945, Don Juan prĂ©cisa ses intentions dans un entretien avec la Gazette de Lausanne oĂč il dit refuser un plĂ©biscite organisĂ© par Franco, s’engager Ă  restaurer une dĂ©mocratie libĂ©rale Ă  l’image de l’Angleterre et des États-Unis, et prĂ©tendre « rĂ©parer le mal que Franco a causĂ© en Espagne »[1067]. Il offrait l’alternative d’une « monarchie traditionnelle » et promettait « l’approbation immĂ©diate, par vote populaire, d’une Constitution politique ; la reconnaissance de tous les droits inhĂ©rents Ă  la personne humaine et la garantie des libertĂ©s politiques correspondantes ; l’établissement d’une assemblĂ©e lĂ©gislative Ă©lue par la nation ; la reconnaissance de la diversitĂ© rĂ©gionale ; une large amnistie politique ; une juste distribution de la richesse et la suppression des injustes inĂ©galitĂ©s sociales [
] »[1068]. En face, Franco quant Ă  lui proposait, selon ses propres termes, « une dĂ©mocratie catholique et organique qui dignifierait et Ă©lĂšverait l’homme, en garantissant ses droits intellectuels et collectifs, et qui n’admettrait pas son exploitation par le caciquat et les partis politiques traditionnels », assurant qu’il avait commencĂ© Ă  crĂ©er un État de droit[1069]. Franco ne se considĂ©rait pas comme un dictateur ; il se flattait de ne pas interfĂ©rer personnellement dans le systĂšme judiciaire ordinaire, et assurait qu’aux Cortes les dĂ©bats Ă©taient libres. Il Ă©tait convaincu que l’Espagne reposait sur les Ă©paules du « massif de la race » et sur les classes moyennes, et le fait que l’opposition monarchiste recrutait dans les hautes sphĂšres de la sociĂ©tĂ© ne faisait que le confirmer dans cette croyance. Les plus grandes rĂ©alisations de l’Espagne moderne Ă©taient selon lui le fait de personnes des classes moyennes, ou mĂȘme infĂ©rieures, qui avaient su prospĂ©rer[1070].

Un ample front antifranquiste, regroupant des personnalitĂ©s de gauche et de droite, soutenu financiĂšrement par Joan March, s’était constituĂ©[1071]. En fĂ©vrier 1946, Ă  la suite de rumeurs sur un accord entre Don Juan, dĂ©sormais installĂ© Ă  Estoril, et Franco, une lettre collective de soutien au comte de Barcelone, oĂč les signataires se dĂ©solidarisaient de la politique totalitaire du Caudillo, fut rĂ©digĂ©e et signĂ©e par 458 membres de l’élite sociale et politique espagnole, dont deux anciens ministres de Franco, 22 professeurs d’universitĂ© etc.[1067] - [1072] En rĂ©action, Franco convoqua une rĂ©union du Conseil supĂ©rieur de l’ArmĂ©e, oĂč il rĂ©affirma qu'une monarchie correctement prĂ©parĂ©e et structurĂ©e, instaurĂ©e par lui en temps opportun, devait ĂȘtre le successeur logique de son rĂ©gime, moyennant que ladite monarchie respecte les principes pour lesquels il avait luttĂ©, et qu’en ces moments dĂ©licats et pĂ©rilleux, la stabilitĂ© et la sĂ©curitĂ© ne pouvaient ĂȘtre garanties que par la continuation de sa direction politique. Il semble qu’il ait pu compter sur l’appui des militaires, dont la majoritĂ© respectait son autoritĂ© ; nul en effet ne pouvait avoir intĂ©rĂȘt Ă  Ă©conduire son commandant en chef en vue de telle ou telle expĂ©rimentation politique, au milieu de l’hostilitĂ© internationale et de l’offensive de la gauche en exil[1073]. Pour le reste, Franco se contenta de s’entretenir successivement seul Ă  seul avec chacun d’eux, et d’éloigner pour quelques mois la tĂȘte de file monarchiste des militaires, le gĂ©nĂ©ral KindelĂĄn, dĂ©signĂ© comme bouc Ă©missaire, en le confinant dans les Canaries, puis exprima son mĂ©pris ostentatoire pour l’aristocratie ingrate et inutile[1067] - [1072]. Franco fit communiquer par son frĂšre NicolĂĄs que les relations avec Don Juan Ă©taient rompues, Ă©tant donnĂ© l’incompatibilitĂ© de leurs positions[1074].

Don Juan publia le le manifeste d’Estoril, oĂč il dĂ©nonçait l’illĂ©galitĂ© de la nouvelle loi de Succession, se dĂ©solidarisait du rĂ©gime, et rĂ©itĂ©rait la nĂ©cessitĂ© de la sĂ©paration de l’Église et de l’État, de la dĂ©centralisation rĂ©gionale, et du retour Ă  un parlementarisme libĂ©ral. Les seuls appuis que ces propos reçurent sont ceux d’un regroupement des « Grands d’Espagne », soit d'une Ă©lite minoritaire. Du reste, par sa victoire au rĂ©fĂ©rendum sur la loi de Succession, Franco avait apportĂ© un dĂ©menti formel aux exilĂ©s, avec l'arme de la consultation populaire[1056]. Par son Manifeste, Don Juan s’était selon Paul Preston Ă©liminĂ© lui-mĂȘme comme possible successeur du Caudillo[1075].

Ce nonobstant, le , Franco eut une rencontre en haute mer avec Don Juan Ă  bord de son yacht personnel, l’Azor, habituellement amarrĂ© dans le golfe de Biscaye[1076]. Pendant l’entretien, qui dura trois heures, Don Juan accepta qu’à partir de son fils Juan Carlos, alors ĂągĂ© de dix ans, poursuive sa formation en Espagne[1077] - [1078]. D’autre part, Franco s’était rapprochĂ© de Don Jaime, frĂšre aĂźnĂ© de Don Juan, qui, sourd-muet, avait dĂ» renoncer Ă  la couronne mais laissait Ă  prĂ©sent courir la menace de se rĂ©tracter afin de prĂ©server l’avenir de ses deux descendants mĂąles[1079]. Ainsi, pour Franco, brandissant la loi de Succession, le nombre de candidats au trĂŽne ne cessait-il d’augmenter[1080]. Cependant, l’essentiel pour lui Ă©tait qu’il avait sous sa tutelle un roi potentiel qui va lui permettre d’établir la monarchie idĂ©ale, autour d’un enfant de sang royal, formĂ© par les meilleurs maĂźtres, avec lui-mĂȘme comme mentor[1079].

DĂ©cennie 1950 : de l’isolement Ă  l’ouverture internationale

Franco arborant l'ordre de Saint-Ferdinand (1950).

Vie familiale et concussion

La fille de Franco, Carmen, lors de son mariage ().

La dĂ©cennie 1950 commença pour Franco par un heureux Ă©vĂ©nement : les noces de sa fille Carmen avec CristĂłbal MartĂ­nez-BordiĂș, qui, cĂ©lĂ©brĂ©es le dans la chapelle d’El Pardo, en prĂ©sence de centaines d’invitĂ©s, avaient l’allure d’une cĂ©rĂ©monie royale[1081]. Le gendre, brillant mĂ©decin de 27 ans, originaire de JaĂ©n, spĂ©cialiste en chirurgie thoracique, Ă©tait descendant d’une famille noble aragonaise et porteur depuis 1943 du titre de marquis de Villaverde. Cette alliance conduira Ă  la constitution d’un groupe d’influence dĂ©nommĂ© le clan du Pardo, terme recouvrant la mainmise de la famille de Villaverde, en particulier ses trois frĂšres et d’autres parents, sur un certain nombre de postes dans de grandes entreprises au cours des 25 derniĂšres annĂ©es de vie de Franco[1082] - [1083].

Selon RamĂłn Garriga Alemany, c’est depuis ce mariage que l’esprit de lucre s’empara de tous les Franco, l’épouse Carmen Polo notamment commençant Ă  se passionner pour les bijoux et les antiquitĂ©s. Les rumeurs de malversation et d’escroquerie visaient tous les membres de la famille, plus particuliĂšrement le frĂšre de Franco, NicolĂĄs, et son gendre[1084]. L’autarcie adoptĂ©e dans les premiĂšres annĂ©es du franquisme, avec ses monopoles, les rigiditĂ©s administratives de l’aprĂšs-guerre civile, et la nĂ©cessitĂ© d’obtenir des autorisations et des subventions pour l’exploitation de secteurs convoitĂ©s comme les mines, avaient servi de terreau au trafic d’influence et apportĂ© des profits Ă  une caste de privilĂ©giĂ©s et Ă  certains proches du rĂ©gime. Franco, bien que sans doute informĂ©, laissa agir son frĂšre, et ne s’intĂ©ressa guĂšre au comportement de ses ministres sous ce rapport, ne rĂ©agissant qu’en cas de rĂ©vĂ©lations intempestives[1085].

Franco lui-mĂȘme ne s’est jamais adonnĂ© Ă  la spĂ©culation financiĂšre, car, confiant dans ses politiques publiques, il investissait ses propres deniers presque exclusivement dans des entreprises d’État, comme la compagnie Canal de Isabel II, la sociĂ©tĂ© pĂ©troliĂšre CAMPSA, la RENFE, l’Institut national de colonisation, les titres de la Banco de CrĂ©dito Local et les bons du TrĂ©sor. Dans la pĂ©riode qui va de 1950 Ă  1961, le total de ses fonds oscillait entre 21 et 24 millions de pesetas, rĂ©partis en parts presque Ă©gales entre livret d'Ă©pargne et investissements. Nul n’a pu apporter une quelconque preuve indiquant qu’il dĂ©tenait un compte en Suisse ou dans un paradis fiscal[1086].

Les problĂšmes de santĂ© chroniques lui seront Ă©pargnĂ©s jusqu’à un Ăąge avancĂ©[1087]. La maladie de Parkinson fut diagnostiquĂ©e vers 1960, peu avant son 70e anniversaire. Si au dĂ©but les symptĂŽmes Ă©taient maĂźtrisables par des mĂ©dicaments, on ne pourra dans la dĂ©cennie suivante empĂȘcher ses mains de trembler fortement, bien que sa luciditĂ© n’en ait jamais Ă©tĂ© atteinte[1088].

Son principal passe-temps Ă©tait la chasse, et son intĂ©rĂȘt pour ce loisir lui valut de nombreuses invitations de la part de personnes nanties ou en mal d’influence[1089] - [1087]. Selon certains auteurs, les activitĂ©s cynĂ©gĂ©tiques du Caudillo, habituellement financĂ©es par des hommes d’affaires, Ă©taient de vĂ©ritables bourses d’affaires au cours desquelles des « chasseurs adulateurs » — industriels, nĂ©gociants, importateurs et grands propriĂ©taires fonciers — obtenaient des faveurs, des dĂ©rogations fiscales, ou des licences d’importation, manƓuvres constitutives d’un systĂšme de corruption institutionalisĂ©e, dont Franco tirait un parti habile en s’informant ainsi des pratiques souterraines, plus ou moins avouables, mais aussi des hommes qui dĂ©tenaient le pouvoir Ă  l’échelon local[1090] - [1091] ; pour d’autres au contraire, ces « chasseurs adulateurs » s’en revenaient toujours bredouilles, Franco refusant tout net qu’on vienne l’importuner avec des questions Ă©conomiques[1092].

MalgrĂ© ses coutumes austĂšres[1093], Franco Ă©tait devenu dans les annĂ©es 1960 un grand consommateur de tĂ©lĂ©vision et passait des heures devant deux tĂ©lĂ©viseurs allumĂ©s en mĂȘme temps. Il lisait passablement beaucoup, principalement la nuit, et selon son petit-fils, sa bibliothĂšque personnelle finit par compter autour de 8 000 volumes. Dans la journĂ©e, il compulsait les dossiers prĂ©parĂ©s par ses ministres et jetait Ă  l’occasion un coup d’Ɠil sur le New York Times, considĂ©rĂ© par lui comme la voix officieuse de la franc-maçonnerie[1094].

Pendant 37 ans, il passa ses vacances d’étĂ© dans le castel galicien de MeirĂĄs, et aimait Ă  naviguer sur l’Azor, ancien drague-mines, lent mais confortable, converti en bateau de plaisance et amarrĂ© dans le port de Saint-SĂ©bastien[1087]. Il s’adonnait aussi Ă  la peinture, crĂ©ant la plupart du temps des natures mortes (de chasse, ou reprĂ©sentant des trophĂ©es de pĂȘche), qui, bien qu’ayant vu le jour au Pardo, furent accrochĂ©es par Franco non pas dans les grands salons protocolaires du Pardo, mais dans le castel de MeirĂĄs[1095].

MalgrĂ© ses nombreux voyages, il ne parvenait pas Ă  ĂȘtre vĂ©ritablement bien informĂ©, ne parlant qu’avec un nombre restreint de personnes, qui presque toujours lui disaient ce qu’il dĂ©sirait entendre. MĂȘme dans l’armĂ©e, ses contacts s’amenuisaient de plus en plus, et ses seuls collaborateurs personnels, — abstraction faite de Luis Carrero Blanco —, Ă©taient des familiers, des proches parents, et une poignĂ©e de vieux amis d’enfance et de jeunesse[1096].

Position internationale

Dans les annĂ©es 1950, le climat crĂ©Ă© par la Guerre froide favorisa le rapprochement du rĂ©gime franquiste avec les puissances occidentales, en particulier avec les États-Unis, dont le gouvernement Ă©tait prĂ©occupĂ© au dĂ©but de la dĂ©cennie par la bombe atomique soviĂ©tique et par la victoire du maoĂŻsme en Chine[1097]. Vu que l’adhĂ©sion de l’Espagne Ă  l’OTAN restait bloquĂ©e par le refus des dĂ©mocraties europĂ©ennes, Franco se concentra Ă  dĂ©velopper une relation bilatĂ©rale avec Washington[1098] et avait dĂ©posĂ© ses espoirs de rapprochement avec Washington entre les mains de son ancien ministre des Affaires Ă©trangĂšres, l’affable JosĂ© FĂ©lix de Lequerica, envoyĂ© en 1948 dans la capitale amĂ©ricaine au titre d’« inspecteur d’ambassades », qui y accomplit un travail efficace, son Spanish lobby rĂ©ussissant Ă  gagner de plus en plus d’appuis auprĂšs des congressistes conservateurs et catholiques, contre la ligne dure du secrĂ©taire d’État Dean Acheson[1099].

Franco pouvait jouer trois cartes : l’anticommunisme, la position gĂ©ostratĂ©gique de l’Espagne, et le catholicisme[1100]. Devant l’expansion du communisme en Europe et en Asie, les militaires amĂ©ricains Ă©taient de plus en plus en dĂ©saccord avec l’hostilitĂ© de Truman envers Franco. BientĂŽt, l’inquiĂ©tude que suscitaient entre 1948 et 1950 les avancĂ©es du communisme dans le monde poussa Ă  la reprise des relations diplomatiques officielles. Franco se montrait conciliant sur les questions que les AmĂ©ricains considĂ©raient comme essentielles, dont notamment l’intolĂ©rance qui frappait le protestantisme en Espagne ; sur ce point, Franco promit d’appliquer de la maniĂšre la plus large la Charte des Espagnols qui Ă©tablissait la tolĂ©rance en matiĂšre religieuse. Concernant la dĂ©fense, il marquait une prĂ©fĂ©rence pour des accords bilatĂ©raux avec les États-Unis plutĂŽt qu’un systĂšme collĂ©gial. En , Truman consentit Ă  l’Espagne un prĂȘt de 62 millions de dollars. Dans les annĂ©es suivantes, les AmĂ©ricains auront, Ă  chaque nouvelle avancĂ©e du communisme, une raison supplĂ©mentaire de vouloir associer l’Espagne Ă  la dĂ©fense de l’Occident[1101], en particulier lors de la guerre de CorĂ©e, qui accrut fortement la tension de la guerre froide et fut l’occasion pour Franco d’offrir son aide Ă  Truman[1102] ; le monde se croyait alors au seuil de la troisiĂšme guerre mondiale, ce qui faisait de la stabilitĂ© de l’Espagne et de sa position gĂ©ostratĂ©gique un point de la plus grande importance pour les puissances occidentales[1103].

Le , l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies vota en faveur de l’abrogation de la rĂ©solution de 1946 qui exhortait les États Ă  rompre leurs relations diplomatiques avec l’Espagne[1104], ce qui marqua la fin dĂ©finitive de l’ostracisme[1105]. L’Espagne devint membre de plein droit de l’ONU et obtint une relative normalisation des relations diplomatiques et Ă©conomiques avec les gouvernements sociaux-dĂ©mocrates d’Europe occidentale[1106]. Le , les États-Unis envoyĂšrent enfin un ambassadeur Ă  Madrid, Stanton Griffis, ce qui valait reconnaissance par la plus grande puissance mondiale[1107] - [1108]. L’amiral Sherman, chef de l’état-major amĂ©ricain, qui visita Madrid en et noua Ă  cette occasion une relation durable avec Carrero Blanco, reprĂ©sentait largement l’opinion militaire amĂ©ricaine par sa volontĂ© de donner Ă  Franco un rĂŽle particulier dans la guerre froide[1100] - [1109]. Ainsi Franco put-il sortir de son isolement diplomatique sans avoir fait la moindre concession aux dĂ©mocraties occidentales, les impĂ©ratifs de la guerre froide l’ayant emportĂ© sur les considĂ©rations Ă©thiques[1109].

Franco à cÎté du président américain Eisenhower, lors de la visite de ce dernier en Espagne en .

Le gouvernement Eisenhower, plus bienveillant vis-Ă -vis de Franco, Ă©tablit des relations nouvelles avec l’Espagne, assorties de programmes amĂ©ricains de formation et de spĂ©cialisation Ă  l’intention des officiers espagnols, auxquels participeront 5 000 militaires au moins[1110]. Une alliance fut finalement conclue avec les États-Unis, sous les espĂšces des Accords de Madrid, signĂ©s le [1111] - [971] Ă  l’issue de trois annĂ©es de nĂ©gociations ardues[1112]. En vertu de ces accords, l’Espagne reçut un armement moderne, destinĂ© Ă  remplacer le matĂ©riel de l’armĂ©e de terre et de la force aĂ©rienne, cette derniĂšre ayant Ă  peine Ă©tĂ© rĂ©novĂ©e depuis 1939. L’aide Ă©conomique se monta Ă  226 millions de dollars, somme en contrepartie de laquelle l’Espagne s’engageait Ă  prendre des mesures pour libĂ©raliser son Ă©conomie, encore fortement rĂ©gulĂ©e, ce Ă  quoi les nouveaux ministres nommĂ©s en 1951 s’étaient dĂ©jĂ  attelĂ©s Ă  pas hĂ©sitants. Le troisiĂšme pacte prĂ©voyait le droit pour les États-Unis d’établir sur le territoire espagnol quatre bases militaires, dont trois bases aĂ©riennes et une base de sous-marins. Les bases arboreraient le drapeau espagnol et seraient placĂ©es sous commandement conjoint espagnol et amĂ©ricain. Cet accord fut le coup de grĂące pour l’opposition rĂ©publicaine, mĂȘme si un gouvernement en exil, renouvelĂ© pĂ©riodiquement[1113] - [1114], mais que la France cessa de subventionner en 1952[971], continuera d’exister dans l’ombre Ă  Paris[1115].

Le , Eisenhower rendit visite Ă  Franco, ce qui Ă©tait la premiĂšre visite d’un prĂ©sident amĂ©ricain en Espagne et un nouveau coup de pouce Ă  la position internationale du Caudillo[1116] - [1117]. Eisenhower fut reçu par Franco dans la base aĂ©rienne conjointe de TorrejĂłn, aprĂšs quoi les deux dignitaires firent leur entrĂ©e Ă  Madrid en voiture dĂ©capotable, acclamĂ©s par une foule d’un million de personnes. Eisenhower resta fort impressionnĂ© par la capacitĂ© de Franco Ă  mobiliser de telles multitudes[1118]. Au moment de se sĂ©parer, les deux se donnĂšrent l’accolade, qui fut opportunĂ©ment captĂ©e par un photographe[1119] - [1120]. Ainsi Franco s’était-il muĂ© de « bĂȘte fasciste » en « sentinelle de l’Occident », selon le titre de sa derniĂšre biographie officieuse[1100] - [1121].

En , aprĂšs l’arrivĂ©e au parlement d’une majoritĂ© de droite, la France aussi changea d’attitude : Antoine Pinay Ɠuvra Ă  rĂ©concilier la France avec l’Espagne, et bientĂŽt le gouvernement Pleven consentit Ă  faire des concessions[1122]. À la Chute de la QuatriĂšme RĂ©publique, Franco dĂ©clara :

« Avec l’effondrement de la QuatriĂšme RĂ©publique française, ce ne sont pas les formes de la vie politique libre qui ont perdu leur prestige, mais une idĂ©ologie et une technique politique qui prĂ©tendent s’étendre aux dĂ©pens de l’autoritĂ©. Le jeu parlementaire est incompatible avec les nĂ©cessitĂ©s les plus Ă©lĂ©mentaires de la vie nationale dans n’importe quel pays[1123]. »

Deux mois aprĂšs l’accession au pouvoir de de Gaulle, avec qui Franco se sentait des affinitĂ©s (par sa carriĂšre, par la façon dont il s’était hissĂ© au pouvoir, par ses rapports avec l’État et le peuple, par son affirmation de l’indĂ©pendance nationale), la dĂ©tente fut Ă©tablie entre les deux pays ; notamment, un accord fut signĂ© sur une exploitation commune des gisements du Sahara. Franco dĂ©montra sa solidaritĂ© avec la politique française en AlgĂ©rie en refusant une audience Ă  Ferhat Abbas. En mĂȘme temps, relĂšve AndrĂ©e Bachoud, « chacun cherche une sortie honorable, c’est-Ă -dire nĂ©gociĂ©e, en Afrique du Nord. Ni l’un ni l’autre n’ont les moyens de s’opposer de front aux positions amĂ©ricaines, favorables Ă  la dĂ©colonisation. Ni l’un ni l’autre ne souhaitent une perte d’influence dans les pays arabes en s’engageant dans des combats perdus ». À partir de 1958, Ă  l’initiative de Carrero Blanco et de Castiella, des concessions territoriales furent accordĂ©es (notamment, dĂšs 1958, Ă  Mohammed V, par la restitution de la zone de Tarfaya), cependant Franco resta intraitable sur les prĂ©sides et sur Ifni[935].

Franco avait Ă©tabli et maintenu des contacts permanents avec la plupart des pays de la Ligue arabe, et avait refusĂ© de reconnaitre le nouvel État d’IsraĂ«l, puis protestĂ© en 1951 lorsque JĂ©rusalem devint le siĂšge du ministĂšre israĂ©lien des Affaires Ă©trangĂšres[1124]. Franco, dans un de ses articles publiĂ©s sous le pseudonyme de Hakim Boor, disait qu’il fallait soutenir les efforts de la papautĂ© pour obtenir un statut international pour JĂ©rusalem. De telles idĂ©es eurent l’effet d’exacerber les tensions entre son rĂ©gime et IsraĂ«l, avec qui des relations normales ne pourront jamais ĂȘtre Ă©tablies tant que vivra le Caudillo[1098]. Franco adressa un message chaleureux aux peuples arabes, insistant sur les liens historiques qu’ils avaient avec l’Espagne et sur leur commune renaissance : « Notre gĂ©nĂ©ration assiste Ă  une rĂ©surgence parallĂšle des peuples arabes et hispaniques qui contraste avec la dĂ©crĂ©pitude d’autres pays »[1124].

DĂ©colonisation

Franco avait fini par admettre que le Protectorat prendrait un jour son indĂ©pendance, encore qu’il ait pensĂ© que celle-ci n’adviendrait pas avant plusieurs dĂ©cennies. L’Espagne cantonnait alors 68 000 soldats au Maroc[1125]. Si entre 1945 et 1951, sous le mandat de JosĂ© Enrique Varela comme haut-commissaire, le nationalisme marocain avait Ă©tĂ© rĂ©primĂ© en coopĂ©ration avec l’administration du Maroc français, le successeur de Varela, Rafael GarcĂ­a Valiño, fournit au contraire protection et moyens d’action aux militants marocains, pour autant qu’ils dirigent leurs actions violentes uniquement contre la zone française[1126]. Lorsque la France dĂ©posa le sultan Mohammed V en , Franco, pris de court, manifesta son dĂ©saccord en octroyant une amnistie Ă  tous les prisonniers politiques du protectorat et en accordant quelques mois aprĂšs aux nationalistes marocains une audience oĂč il blĂąma la dĂ©cision française. Il autorisa les nationalistes marocains Ă  utiliser Radio TĂ©touan pour s’adresser Ă  leurs compatriotes. À cette Ă©poque, Franco espĂ©rait encore exploiter les erreurs et les difficultĂ©s de la France au Maroc pour y Ă©tendre son influence, mais sous-estimait la vigueur de l’anti-colonialisme en France[1127]. AprĂšs le rĂ©tablissement de Mohammed V Ă  l’automne 1955, GarcĂ­a Valiño poursuivit son double jeu, dans l’illusion que l’Espagne jouissait de quelque considĂ©ration spĂ©ciale. Compte tenu des pressions soviĂ©tiques en MĂ©diterranĂ©e et au Moyen-Orient, les États-Unis pressaient la France d’agir rapidement[1125]. Entre-temps, la revendication marocaine s’était Ă©tendue Ă  la zone espagnole, avec les mĂȘmes mĂ©thodes (attentats etc.) que celles employĂ©es naguĂšre contre le protectorat français. AprĂšs l’indĂ©pendance de la zone française le , le haut-commissaire espagnol fit fermer les frontiĂšres de la zone espagnole pour parer Ă  toute attaque Ă©ventuelle, pendant que Franco Ă©tait tiraillĂ© entre ses convictions de jeunesse et le rĂ©alisme politique qui le portait Ă  cĂ©der aux revendications du Maroc indĂ©pendant[1128]. La politique de ressentiment contre la France s’était ainsi retournĂ©e contre les intĂ©rĂȘts espagnols en Afrique du Nord. DĂšs les premiers signaux d’alerte indiquant que la France s’apprĂȘtait Ă  renoncer Ă  son protectorat, Franco ne put faire autrement que d’assurer Ă  John Foster Dulles que l’Espagne ferait de mĂȘme. Franco se montra en privĂ© trĂšs chagrinĂ©, voire ulcĂ©rĂ©, par la perspective de perdre la piĂšce centrale de ce qui subsistait des possessions espagnoles d’outre-mer[1129].

Mohammed V atterrit Ă  Madrid le , irrita les autoritĂ©s espagnoles par son arrogance, et refusa de reconnaĂźtre le califat du Nord imaginĂ© par Franco. Le Caudillo se vit contraint d’accepter le fait accompli et signa le le traitĂ© d’indĂ©pendance du Maroc[1130] - [1125], cĂ©dant aussi au Maroc la zone de Cap Juby, mais gardant, sous la pression de son entourage — Muñoz Grandes, Carrero Blanco, et les ministres des Affaires Ă©trangĂšres Artajo puis Castiella —, les prĂ©sides Ceuta et Melilla, la petite zone d’Ifni (jusqu’en 1969), et le RĂ­o de Oro (jusqu’en 1976)[1131] - [1132]. Au contraire de la France, qui avait su s’adapter Ă  temps et nouer des relations positives avec le Maroc, Franco avait fort mal gĂ©rĂ© cette affaire et en sortit dĂ©pitĂ©[1133].

Franco, conscient qu’Ifni serait impossible Ă  conserver Ă  long terme, put maintenir le statu quo durant onze ans encore, mais en le pavillon espagnol fut dĂ©finitivement amenĂ© Ă  Sidi Ifni. Une autre consĂ©quence de ces Ă©vĂ©nements fut la dissolution de la Garde maure, remplacĂ©e par des volontaires des rĂ©giments de cavalerie des diffĂ©rentes capitaineries[1134].

Relations avec le Saint-SiĂšge

Franco rĂ©alisa une identification mutuelle entre Église et État[1112], une alliance Ă©troite entre pouvoir politique et pouvoir religieux, que l’historiographie populaire de l’époque illustre abondamment, en particulier au travers de photographies oĂč les Ă©vĂȘques figurent au mĂȘme titre que le Caudillo et les gĂ©nĂ©raux vainqueurs au premier rang des cĂ©rĂ©monies publiques. Devenus quasiment fonctionnels, les liens entre l’Église et la dictature se trouvaient d’ailleurs clairement affirmĂ©s dans le « serment de fidĂ©litĂ© Ă  l’État espagnol » prĂȘtĂ© devant le Caudillo par les nouveaux Ă©vĂȘques[1135]. Quoique les prĂ©lats n’aient pas tous Ă©tĂ© des partisans enthousiastes du rĂ©gime de Franco (voir p. ex. le cas du cardinal Segura, qui abhorrait le fascisme, mais qui professait un intĂ©grisme d’un autre Ăąge)[915], la hiĂ©rarchie catholique fut ferme et sincĂšre dans son soutien, et le principal appui dans les annĂ©es de l’isolement international[1136]. Si les avantages pour l’Église Ă©taient Ă©vidents, rĂ©ciproquement, les liens avec l’Église servaient Franco et son rĂ©gime sous plusieurs aspects. Le principal bĂ©nĂ©fice Ă©tait d’aider le rĂ©gime Ă  asseoir sa lĂ©gitimitĂ© et Ă  Ă©largir la base populaire qui l’appuyait[1137]. En outre, l’idĂ©ologie du rĂ©gime fut en grande partie Ă©laborĂ©e par l’Église, et les reprĂ©sentants de l’Église apportaient personnellement leur concours Ă  l’Ɠuvre de lĂ©gitimation doctrinale du pouvoir par une vĂ©ritable surenchĂšre vis-Ă -vis de l’autre officine idĂ©ologique de la dictature qu’était la Phalange. L’Action catholique aussi collabora Ă  la justification du pouvoir Ă©tabli, en se transformant en appareil d’encadrement complĂ©mentaire ou rival des organisations phalangistes[1138]. Enfin, ces liens avec l’Église fournissaient une source de nouveaux cadres, oĂč puiser du personnel politique de niveau. Mettre l’accent sur le catholicisme Ă©tait aussi la premiĂšre stratĂ©gie mise en Ɠuvre pour obtenir la lĂ©gitimitĂ© internationale[1139].

Le , le Concordat avec le Vatican, rĂ©clamĂ© par Franco depuis la fin de la Guerre civile, fut enfin signĂ©, ce qui conforta l’ouverture internationale de l’Espagne. Peu aprĂšs, le pape Pie XII dĂ©cora Franco de l’ordre du Christ[1140]. C’est, selon AndrĂ©e Bachoud, « la premiĂšre trĂšs grande consĂ©cration de Franco, l’aboutissement naturel d’une entente exceptionnelle, y compris dans l’histoire de la trĂšs catholique Espagne, entre le chef d’État et l’Église ». Tout ce qui avait Ă©tĂ© accordĂ© Ă  l’Église depuis le dĂ©but de la Guerre civile fut maintenu et amplifiĂ© : exemptions fiscales, versement d’un traitement aux prĂȘtres, constructions de lieux de culte, respect des fĂȘtes religieuses, libertĂ© de la presse pour l’Église et censure ecclĂ©siastique des autres publications[1141], par quoi la presse catholique jouissait d’une libertĂ© supĂ©rieure aux autres[1142]. Les membres du clergĂ© bĂ©nĂ©ficiaient d’une immunitĂ© judiciaire ; aucun d’entre eux ne pouvait ĂȘtre poursuivi pĂ©nalement sans autorisation de l’autoritĂ© ecclĂ©siastique, et le jugement ne pouvait ĂȘtre public. L’État s’engageait Ă  soutenir les Ă©coles religieuses et Ă  rendre l’enseignement de la religion obligatoire dans tous les Ă©tablissements, publics et privĂ©s[1141] - [1143]. Franco affichait sa ferveur religieuse, accompagnant doña Carmen aux offices et rappelant sans cesse le rĂŽle de la divine Providence dans sa durable rĂ©ussite[1144].

Politique intérieure : montée en puissance des technocrates

À l’intĂ©rieur, les protestations allaient s’amplifiant contre la situation Ă©conomique et la chertĂ© de la vie. L’une des premiĂšres Ă©preuves du rĂ©gime fut la grĂšve des traminots et des usagers des transports publics contre l’augmentation des tarifs Ă  Barcelone en , qui s’accompagna d’une manifestation de centaines de milliers de personnes[1145] - [1146] et rĂ©vĂ©la l’existence d’une opposition capable de s’organiser. Les tarifs des transports publics furent ramenĂ©s Ă  leur taux initial ; encouragĂ©e par cette premiĂšre victoire, une grĂšve gĂ©nĂ©rale fut dĂ©clenchĂ©e. Franco dĂ©pĂȘcha des troupes pour faire cesser le dĂ©sordre, mais le prĂ©fet militaire de Barcelone, le monarchiste Juan Bautista SĂĄnchez, dĂ©cida de les consigner dans leur caserne, Ă©vitant ainsi un affrontement sanglant. AprĂšs le remplacement du prĂ©fet par le gĂ©nĂ©ral Felipe Acedo Colunga, et plus de 2 000 arrestations, le travail reprit, mais la participation d’une nouvelle organisation d’inspiration catholique, la HOAC, attesta que le front catholique prĂ©sentait des fissures. Le mois suivant, par une grĂšve affectant prĂšs de 250 mille personnes, le Pays basque connut Ă  son tour la paralysie. De nouveau, des phalangistes et des catholiques, et mĂȘme certains patrons, se rangĂšrent du cĂŽtĂ© des grĂ©vistes. Franco s’avisa alors que seule une plus grande prospĂ©ritĂ© Ă©conomique, certes dans le cadre conservateur du rĂ©gime, serait Ă  mĂȘme de corriger certains dĂ©sĂ©quilibres[1147].

Le , Franco remania son gouvernement : Carrero Blanco fut promu ministre de la PrĂ©sidence, JoaquĂ­n Ruiz-GimĂ©nez nommĂ© ministre de l’Éducation, AgustĂ­n Muñoz Grandes ministre des ArmĂ©es, Manuel ArburĂșa se vit confier le portefeuille du Commerce au dĂ©triment de Suanzes, JoaquĂ­n Planell celui de l’Industrie, et Gabriel Arias-Salgado prit la tĂȘte du ministĂšre — fraĂźchement instituĂ© — de l’Information et du Tourisme[1148]. Dans ce nouveau gouvernement, l’essentiel du dispositif resta en place : des catholiques, des phalangistes, des militaires liĂ©s au Caudillo par une vieille amitiĂ©, dans des proportions Ă  peine changĂ©es par rapport au prĂ©cĂ©dent gouvernement[1149] ; mais Carrero Blanco, dont la prĂ©sence et le rĂŽle s’affirmaient chaque jour davantage[1149], fut Ă©levĂ© au rang de ministre, de sorte qu’il pouvait assister Ă  tous les conseils ministĂ©riels[1146]. Aussi l’existence d’un tandem complĂ©mentaire Franco/Carrero Blanco se dessinait-il avec de plus en plus d’insistance ; cette collaboration Ă©troite n’était pas de nature amicale, mais basĂ©e sur des relations purement hiĂ©rarchiques. Carrero Blanco s’appliquait Ă  rĂ©diger de longs rapports Ă  l’attention de Franco, qui les lisait, puis mĂ©ditait longtemps avant de se dĂ©cider de suivre ou non les conseils de son « Ă©minence grise »[1150].

La nouvelle Ă©quipe, qui avait pour mission de rĂ©aliser le dĂ©veloppement Ă©conomique de l’Espagne sans pour autant altĂ©rer la nature fondamentale du rĂ©gime[1151], engagea une timide ouverture de l’économie vers l’extĂ©rieur, selon un processus graduel qui s’accompagnait d’une discordance croissante entre Franco et son rĂ©gime[1152]. ArburĂșa en particulier Ă©baucha la libĂ©ralisation du marchĂ© extĂ©rieur, notamment des importations, accorda au secteur privĂ© des facilitĂ©s de crĂ©dit jusqu’alors rĂ©servĂ©es au secteur public, et s’efforça d’établir dans le secteur industriel une complĂ©mentaritĂ© entre l’INI et les entreprises privĂ©es[811]. GirĂłn commit l’erreur, dans l’espoir d’obtenir l’adhĂ©sion ouvriĂšre au rĂ©gime, d’imposer par dĂ©cret, aux moments les moins opportuns, des augmentations de salaire importantes, dont le rĂ©sultat fut l’envol de l’inflation, annulant, malgrĂ© les mesures de contrĂŽle des prix, le bĂ©nĂ©fice des hausses salariales et dĂ©clenchant des grĂšves sporadiques Ă  Barcelone en [1153].

En , des Ă©lections municipales restreintes eurent lieu Ă  Madrid, les premiĂšres depuis la Guerre civile[1154] - [1048]. Cette timide tentative de dĂ©mocratisation avait Ă©tĂ© rendue possible par de nouvelles dispositions prescrivant que l’élection d’un tiers des conseillers municipaux de Madrid soit soumise aux suffrages des chefs de famille et des femmes mariĂ©es[1155]. La liste Ă©lectorale du Mouvement se trouva confrontĂ©e Ă  une liste IndĂ©pendante et Ă  une autre crĂ©Ă©e par les monarchistes[1156]. Ces derniers remportĂšrent quelques succĂšs apprĂ©ciables, 51 mille voix s’étant portĂ©es sur eux, contre 220 mille sur le Mouvement. Au moment oĂč les phalangistes s’affrontaient aux monarchistes, mieux organisĂ©s et en progression dans la haute aristocratie et chez certains catholiques, Franco privilĂ©giait toujours ses vĂ©ritables soutiens et choisit p. ex. de cĂ©lĂ©brer l’anniversaire de la mort de JosĂ© Antonio en costume de la Phalange[1157]. D’ailleurs, et au rebours de la dĂ©fascisation amorcĂ©e en 1943, Franco remit en exergue le Mouvement « occultĂ© », jugeant indispensable l’appui de celui-ci comme Ă©lĂ©ment actif de mobilisation. Le Mouvement gardait sa position officielle, lors mĂȘme qu’il ne cessait de perdre des membres et que son noyau le plus orthodoxe se dĂ©clarait « contre la monarchie bourgeoise et capitaliste »[1158].

La Commission des Affaires Ă©conomiques, que prĂ©sidait Carrero Blanco, devait, en dĂ©pit de l’autonomie officielle dont elle jouissait par rapport aux pouvoirs du chef de l’État, soumettre ses dĂ©cisions Ă  l’approbation du Caudillo. Celui-ci p. ex. opposa son vĂ©to Ă  un projet de Carrero Blanco prĂ©voyant la nomination par lui des 150 membres qui composeraient un Conseil national chargĂ© de vĂ©rifier la conformitĂ© de toute nouvelle loi avec les principes du Mouvement ; en effet, si Franco consentait Ă  dĂ©lĂ©guer, il voulait continuer Ă  avoir le dernier mot, de sorte que les dĂ©cisions soient en accord avec ses propres principes fondamentaux[1159]. Cependant, Franco tendait Ă  s’éloigner de plus en plus de la politique active, prĂ©fĂ©rant se centrer, en sa qualitĂ© de chef d’État, sur les cĂ©rĂ©monies protocolaires, en mĂȘme temps qu’il s’adonnait davantage Ă  ses passe-temps favoris[1160]. À partir d’, le cousin PacĂłn consigna par Ă©crit ses conversations avec le Caudillo[1161] ; ses notes montrent le mĂ©contentement de nombreux officiers supĂ©rieurs qui reprochaient Ă  Franco de se dĂ©tourner des affaires de l’État, et surtout d’avoir quittĂ© leur monde. Chaque ministre agissait Ă  sa guise et Franco paraissait peu se soucier des actions des personnages qu’il avait mis en place[1162]. Muñoz Grandes notamment n’était pas trĂšs rigoureux ni efficace dans sa mission de gĂ©rer les forces armĂ©es espagnoles, qui ne cessaient de pĂ©ricliter jusqu’au moment oĂč elles reçurent l’aide amĂ©ricaine. Nombre de plaintes concernant la nĂ©gligence de Muñoz Grandes parvinrent Ă  Franco, mais le principal critĂšre de celui-ci Ă©tait la loyautĂ© politique, qui, dans le cas de Muñoz Grandes justement, n’était pas en cause. Du reste, depuis la fin de la Guerre civile, et plus encore aprĂšs la Seconde Guerre mondiale, Franco ne manifestait plus guĂšre d’intĂ©rĂȘt pour les institutions militaires[1163].

Dans les annĂ©es 1950, des dĂ©bats passionnĂ©s avaient lieu dans les jeunesses phalangiste, catholique et monarchiste, et des groupes se constituaient hors du cadre officiel, dont notamment la Nouvelle Gauche universitaire et le Front de LibĂ©ration populaire (FLP, surnommĂ© el Felipe). Pendant que les jeunes catholiques militaient pour une monarchie dĂ©mocratique, les Ă©tudiants phalangistes professaient leur prĂ©fĂ©rence pour une rĂ©publique autoritaire et leur refus de toute restauration, et s'impatientaient de voir enfin mise en Ɠuvre la justice sociale, Ă©lĂ©ment central dans la doctrine de JosĂ© Antonio[1164]. Le , la Phalange perdit les Ă©lections universitaires, et le 8, Ă  la facultĂ© de droit de Madrid, Ă©clataient des Ă©chauffourĂ©es oĂč un jeune phalangiste fut blessĂ©, apparemment par un autre phalangiste. Feignant d’ignorer ce dernier dĂ©tail, Franco, particuliĂšrement irritĂ© par la dissidence de la jeunesse lorsqu’elle trouvait son origine dans les familles de personnalitĂ©s du rĂ©gime (s’y trouvaient en effet impliquĂ©s des enfants et neveux des vainqueurs de la Guerre civile, tels que Alfredo KindelĂĄn, Rubio, etc.)[1165], reprit alors les choses en main, suspendant les rares libertĂ©s Ă©noncĂ©es dans la Charte des Espagnols, et limogeant le ministre de l’Éducation ainsi que le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Mouvement — façon typique de Franco de renvoyer les protagonistes dos Ă  dos. Selon Javier Tusell, Franco « n’a plus besoin du groupe catholique collaborationniste qui l’avait accompagnĂ© Ă  partir de la crise de » et qui lui avait assurĂ© sa respectabilitĂ© Ă  l’extĂ©rieur. Le remaniement ministĂ©riel de dĂ©boucha sur un arbitrage en faveur de la Phalange, par quoi Franco entendait satisfaire la jeunesse phalangiste tout en la remettant au pas[1166] - [1167], et consolider son rĂ©gime face Ă  une situation oĂč la Phalange, en dĂ©pit de ses airs belliqueux, se faisait sans cesse plus faible et oĂč les monarchistes intensifiaient leur activitĂ©, ainsi que les dirigeants catholiques, et oĂč mĂȘme l’opposition de gauche commençait Ă  redonner des signes de vie. Le changement le plus important de son nouveau gouvernement fut de remettre Arrese au poste de secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Mouvement. En outre, un groupe de jeunes dirigeants du Mouvement fut promu Ă  cette occasion, dont JesĂșs Rubio GarcĂ­a-Mina, Torcuato FernĂĄndez-Miranda et Manuel Fraga Iribarne[1168].

Le , Carrero Blanco soumit Ă  Franco un rapport exposant sa solution Ă  la crise. Selon lui, il y avait lieu de relĂ©guer davantage encore le Mouvement et Ă  nommer de nouveaux ministres hautement qualifiĂ©s capables de traiter des matiĂšres aussi complexes que la croissance Ă©conomique ou le dĂ©veloppement[1169]. Franco, dans une sorte de fuite en avant, choisit alors de faire appel Ă  une Ă©quipe d’experts adeptes du libĂ©ralisme Ă©conomique[1170]. Le eut lieu un remaniement gouvernemental de grande portĂ©e, une « nouvelle donne » (selon le mot de Bennassar), en ce sens qu’il consacra l’arrivĂ©e Ă  des postes importants des dĂ©nommĂ©s technocrates, qui, pour la plupart liĂ©s Ă  l’Opus Dei, furent chargĂ©s de libĂ©raliser l’économie espagnole et de permettre une plus grande ouverture ; ce sont nommĂ©ment : Camilo Alonso Vega, nommĂ© ministre de l’IntĂ©rieur, Antonio Barroso, dĂ©signĂ© ministre des ArmĂ©es, Fernando MarĂ­a Castiella, nommĂ© aux Affaires extĂ©rieures, Mariano Navarro Rubio, aux Finances, et Alberto Ullastres, au Commerce[1171] - [1172]. Ces technocrates avaient Ă©tĂ© qualifiĂ©s ainsi parce que, selon Ullastres, « nous n’étions ni phalangistes, ni dĂ©mocrates-chrĂ©tiens, ni traditionalistes. [
] Nous avons Ă©tĂ© appelĂ©s parce que les politiques n’entendaient rien Ă  l’économie, qui Ă©tait alors pratiquement une science neuve en Espagne »[1173]. En outre, un Office de coordination et de planification Ă©conomiques fut instituĂ© et placĂ© sous la direction de Laureano LĂłpez RodĂł[1174], membre de l’Opus Dei, qui prĂ©sentait l’avantage d’ĂȘtre catalan, Ă  un moment oĂč Carrero Blanco tentait de calmer le jeu dans une Catalogne en effervescence[1175], et qui tĂącha, en collaboration avec les ministĂšres Ă©conomiques, d’impulser l’économie espagnole, ce qui se traduira par le Plan de stabilisation de 1959[1176] - [1177]. Carrero Blanco, qui menait de plus en plus la politique du rĂ©gime, fut sans doute Ă  l’origine du choix du nouveau ministĂšre[1178]. Le dosage habituel entre les diverses forces du rĂ©gime avait Ă©tĂ© bouleversĂ© aux dĂ©pens de la Phalange qui ne conservait que les seconds couteaux[1179], ce remaniement marquant la fin de la nomination de figures de la vieille garde phalangiste dans les grands ministĂšres. Ainsi, Franco destitua GirĂłn aprĂšs 16 annĂ©es comme ministre du Travail, et relĂ©gua Arrese au nouveau ministĂšre du Logement, oĂč il ne restera qu’un an. RĂ©ticent Ă  privilĂ©gier un autre groupe de pouvoir, comme les monarchistes ou les catholiques, Franco composa un gouvernement oĂč les titulaires des ministĂšres clef Ă©taient choisis en fonction de leur compĂ©tence professionnelle et non de leur allĂ©geance politique. Avec le dĂ©classement dĂ©finitif de la Phalange-Mouvement, Franco mit de cĂŽtĂ© le soubassement politico-idĂ©ologique originel du rĂ©gime, et au fil du temps, le rĂ©gime allait pencher de plus en plus vers l’« autoritarisme bureaucratique », sans socle politique et idĂ©ologique nettement dĂ©fini, et aussi sans perspectives clairement dessinĂ©es[1172]. Pourtant, en , lors d’une rĂ©union du Conseil national de la FET, Franco confirma le rĂŽle central du Mouvement dans les structures prĂ©vues pour sa succession[1180].

L’arrivĂ©e au gouvernement de Navarro Rubio et d’Ullastres, et les plans de 1957 et 1958 donnĂšrent le signal d’un dĂ©collage Ă©conomique auquel Franco ne croyait pas et dont il n’avait pas compris le mĂ©canisme[709]. Pour Bennassar, « la dĂ©signation des technocrates est significative de la maniĂšre de gouverner de Franco Ă  ce stade de sa carriĂšre : il ne savait pas ce qu’il fallait faire, mais il savait trouver ceux qui Ă©taient capables de le faire. [
] Ce sont ces transformations quasi souterraines, dont Franco lui-mĂȘme ne mesura pas toute l’ampleur, qui rendront possible le succĂšs de la transition dĂ©mocratique »[1181]. Pour AndrĂ©e Bachoud, le changement de gouvernement de fut la premiĂšre et derniĂšre occasion pour Franco d’intervenir en vĂ©ritable homme d’État ; par la suite, la nouvelle Ă©quipe aura l’habiletĂ© de le dĂ©mettre subrepticement de nombre de ses prĂ©rogatives[1170].

Les ministres et les principaux hauts fonctionnaires disposaient presque toujours d’une libertĂ© de mouvement pour diriger leur dĂ©partement, moyennant qu’ils suivent les directives du rĂ©gime. Lequerico p. ex. opinait qu’« un ministre de Franco Ă©tait comme un roitelet qui faisait tout ce qu’il voulait sans que le Caudillo interfĂšre dans sa politique ». Cette relative autonomie Ă©tait assortie chez Franco d’une cĂ©citĂ© pour les infractions administratives et la corruption, du moins dans les premiĂšres phases du rĂ©gime. De façon gĂ©nĂ©rale, Franco Ă©tait correct dans ses maniĂšres, mais se montrait rarement cordial, sauf lors de rĂ©unions informelles ; il acquit avec le passage des ans une conduite arrogante et sĂ©vĂšre, et ses pointes d’humour se faisaient de plus en plus rares et ses mots d’éloge de plus en plus parcimonieux. Quand Franco provoquait une crise de gouvernement ou qu’il destituait tel ministre, les intĂ©ressĂ©s en Ă©taient informĂ©s par un avis laconique, remis par une estafette Ă  moto[1182]. Le comportement austĂšre qu’il avait eu pendant des dĂ©cennies au sein de l’armĂ©e avait fini par dĂ©teindre sur sa façon d’affronter les situations dĂ©licates. Il ne s’énervait jamais, et il Ă©tait extrĂȘmement rare de le voir se mettre en colĂšre[1183].

Les rĂ©unions du Conseil des ministres suivaient une Ă©tiquette rigoureuse et convenue, qui Ă©tablissait entre Franco et ses ministres une distance rappelant celle entre le monarque et les grands vassaux[1184], et devinrent cĂ©lĂšbres pour leur durĂ©e marathonienne et leur style spartiate. Dans les annĂ©es 1940, il dirigeait la discussion et parlait longuement et intensĂ©ment, se lançant dans des pĂ©roraisons et errant d’un sujet Ă  l’autre. Mais il devint progressivement plus taciturne, et finit par tomber dans l’extrĂȘme opposĂ©, c’est-Ă -dire parlant trĂšs peu[1185] - [1186]. L’intĂ©rĂȘt et les connaissances de Franco dans les sujets de gouvernement Ă©taient trĂšs inĂ©gaux. Dans les derniĂšres annĂ©es, son attention Ă©tait fort variable. Les sujets administratifs ordinaires ne paraissaient pas l’intĂ©resser du tout, et il n’intervenait que trĂšs peu dans les discussions, si animĂ©es soient-elles. À l’inverse, son intĂ©rĂȘt Ă©tait vivement Ă©veillĂ© par certaines autres matiĂšres, telles que la politique extĂ©rieure, les relations avec l’Église, l’ordre public, les problĂšmes liĂ©s aux mĂ©dias, et les sujets en rapport avec le monde du travail[1187].

Le mois de vit la rĂ©surgence d’importants mouvements sociaux, en Catalogne d’abord, au Pays basque ensuite, menĂ©s par les Commissions ouvriĂšres, syndicats clandestins constituĂ©s Ă  l’origine par des ouvriers catholiques, bientĂŽt rejoints par des militants communistes[1188]. D’autres revendications inquiĂ©taient le rĂ©gime, telles que l’affirmation d’une identitĂ© basque et catalane, qui bĂ©nĂ©ficiait de l’appui des ecclĂ©siastiques locaux[1189].

Valle de los CaĂ­dos, le grand monument du rĂ©gime franquiste, fut inaugurĂ© le . Lors d’une cĂ©rĂ©monie fastueuse, Franco prononça un discours passablement revanchiste, rappelant que l’ennemi avait Ă©tĂ© forcĂ© de « mordre la poussiĂšre de la dĂ©faite »[1190] - [1191] - [1192] et signalant aussi que c’était lĂ  qu’il souhaitait lui-mĂȘme ĂȘtre enterrĂ©.

Remodelage institutionnel : loi sur les Principes fondamentaux et loi sur les Principes du Mouvement

Le fut promulguĂ©e la loi sur les Principes fondamentaux qui, inspirĂ©e des doctrines de Karl Kraus, Ă©tait destinĂ©e Ă  remplacer les 26 points Ă©dictĂ©s par JosĂ© Antonio Primo de Rivera lors de la crĂ©ation de la Phalange. La loi divine y Ă©tait rĂ©affirmĂ©e ainsi que l’adhĂ©sion de l’Espagne aux doctrines sociales de l’Église ; l’unitĂ©, la catholicitĂ©, l’hispanitĂ©, l’armĂ©e, la famille, la commune et le syndicat demeuraient les bases du rĂ©gime. Franco ne se rĂ©signait Ă  dĂ©lĂ©guer ses pouvoirs qu’en matiĂšre d’économie seulement[1193].

En 1956, Arrese, Ă  qui Franco avait donnĂ© carte blanche pour concevoir de nouvelles lois fondamentales, prĂ©senta un projet constitutionnel qui, accordant au Mouvement des pouvoirs exorbitants, provoqua un tollĂ© et mit en lumiĂšre de profondes contradictions dans le sein du rĂ©gime. Dans ce projet, toute l’initiative revenait aux forces actives de la Phalange et au Mouvement national, qui deviendrait la colonne vertĂ©brale de l’État et le dĂ©positaire de la souverainetĂ©[1194] - [1195]. Les plus vifs dĂ©tracteurs de cette proposition furent les dirigeants de l’armĂ©e et de l’Église[1194], mais il vint Ă©galement de fortes critiques de la part des monarchistes, des carlistes, et mĂȘme de quelques membres du gouvernement. À la consternation de LĂłpez RodĂł, Franco rĂ©itĂ©ra publiquement son appui Ă  Arrese. Ce qui porta finalement Franco Ă  renoncer Ă  ce projet fut la rĂ©probation manifestĂ©e dĂ©but 1957 par trois cardinaux espagnols, emmenĂ©s par Enrique PlĂĄ y Deniel, qui dĂ©clarĂšrent que le projet d’Arrese violait la doctrine pontificale. Les projets proposĂ©s, affirmaient-ils, ne procĂ©daient pas de la tradition espagnole, mais du totalitarisme Ă©tranger, et la forme de gouvernement envisagĂ©e Ă©tait « une vĂ©ritable dictature de parti unique, comme le fut le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne et le pĂ©ronisme en Argentine »[1196] - [1197]. Artajo de son cĂŽtĂ© mobilisa plusieurs personnalitĂ©s de l’Action catholique pour faire Ă©chec au projet. Franco, chapitrĂ© de la sorte par les autoritĂ©s ecclĂ©siastiques, finit par opposer son veto au projet[1198].

Sous la mĂȘme mandature furent adoptĂ©es Ă©galement : la Loi sur l’ordre public, qui Ă©tait dans le fond une adaptation de la lĂ©gislation rĂ©publicaine de 1933 et modifiait le champ de compĂ©tence des tribunaux, tendant Ă  ce que mĂȘme les crimes, les sabotages et la dĂ©nommĂ©e subversion politique soient du ressort des tribunaux civils, et non plus des tribunaux militaires[1199] ; et, en , la loi sur les Principes du Mouvement, succĂ©danĂ© du projet d’Arrese, conçu principalement par Carrero Blanco, LĂłpez RodĂł et le jeune diplomate Ă©mergent Gonzalo FernĂĄndez de la Mora, qui dĂ©finissait un nouveau corps doctrinal avec pour but possible de doter le rĂ©gime d’une autre base idĂ©ologique, propre Ă  achever sa dĂ©fascisation et Ă  dissocier rĂ©gime et Phalange, lors mĂȘme qu’y figuraient encore des phrases de JosĂ© Antonio[1200] - [1192].

Politique Ă©conomique

Franco Ă©tait un rĂ©gĂ©nĂ©rationniste qui cherchait Ă  rĂ©aliser le dĂ©veloppement Ă©conomique de son pays, mais tout en restaurant et prĂ©servant un cadre culturel conservateur, quelque contradictoires que fussent ces deux objectifs. À partir de 1945, le gouvernement consentit Ă  libĂ©raliser peu Ă  peu sa politique jusque-lĂ  rĂ©solument dirigiste[1201]. Mais malgrĂ© quelques mesures de libĂ©ralisation, l’économie nationale avait continuĂ© Ă  ĂȘtre strictement rĂ©gulĂ©e, le crĂ©dit international Ă©tait restĂ© limitĂ©, et les investissements Ă©trangers, dĂ©couragĂ©s par la politique d’autarcie, Ă©taient inexistants[1202]. Inflation et autarcie conjuguĂ©es faisaient obstacle Ă  l’amĂ©lioration de l’appareil productif, auquel il Ă©tait interdit d’importer l’outillage nĂ©cessaire. Le dĂ©ficit de la balance des paiements mit l’Espagne au bord de la banqueroute[1203]. Le pays n’avait retrouvĂ© qu’en 1951 son niveau de revenu par habitant de 1935[1202].

Entre-temps, les relations avec les États-Unis s’étaient substantiellement amĂ©liorĂ©es et de nouveaux crĂ©dits furent mis Ă  la disposition de l’économie espagnole[1204]. DĂ©sormais assurĂ© du soutien amĂ©ricain et donc de l’aide extĂ©rieure pour redresser les secteurs les plus dĂ©ficitaires, Franco Ă©tait prĂšs dorĂ©navant d’abandonner l’autarcie dont les rĂ©sultats ont Ă©tĂ© nĂ©gatifs et de s’engager dans une nouvelle direction Ă©conomique. Pourtant, la politique d’ouverture pratiquĂ©e surtout Ă  partir de 1956, annĂ©e oĂč Laureano LĂłpez RodĂł entra au gouvernement comme secrĂ©taire technique de la PrĂ©sidence, ne rĂ©pondait pas aux inclinations naturelles de Franco et suscitait ses rĂ©ticences[1205] - [1206].

Le passage de l’autarcie au libĂ©ralisme s’accomplit avec des maladresses, et la nouvelle Ă©quipe manqua de coordination, de directives prĂ©cises, tiraillĂ©e entre les tenants du libĂ©ralisme, prĂ©occupĂ©s d’amĂ©liorer la productivitĂ© de l’économie, et les ministres de la Phalange, soucieux d’abord de justice sociale et hostiles au capitalisme moderne, et sous l’influence de qui le programme gouvernemental comprendra aussi des projets de grands travaux hydrauliques et des mesures structurelles[1207]. MalgrĂ© une croissance d’environ 50 % entre 1950 et 1958[1202], l’économie subissait les effets d’un contrĂŽle continu de l’État, des restrictions au crĂ©dit et aux investissements, d’une faible croissance des exportations, et du fait que l’économie restait dĂ©pendante des dĂ©penses publiques, lesquelles par contrecoup provoquaient de l’inflation et une surĂ©valuation de la peseta. Dans le budget de 1958 furent inscrites quelques initiatives modestes visant Ă  stimuler les exportations et Ă  ouvrir timidement la porte aux investissements Ă©trangers.

La situation devint critique au , aprĂšs trois annĂ©es d’inflation galopante et un important dĂ©ficit de la balance des paiements. En mai, l’OCDE publia un rapport oĂč elle pressait l’Espagne d’effectuer des rĂ©formes draconiennes, tandis que l’Institut espagnol de monnaie Ă©trangĂšre, qui rĂ©gulait les Ă©changes de devises, observait que l’économie espagnole s’acheminait vers la cessation de paiements. Navarro Rubio arguait qu’il n’y avait pas d’autre option qu’une libĂ©ralisation radicale de l’économie, ce qui impliquait d’éliminer les rĂ©gulations et les restrictions, de dĂ©valuer la peseta de prĂšs de 50 %, en accord avec sa valeur rĂ©elle sur les marchĂ©s internationaux, de permettre des investissements Ă©trangers Ă  grande Ă©chelle, et d’augmenter les exportations. Ces mesures se heurtaient de front Ă  la conception que Franco se faisait de l’économie, et le Caudillo renĂąclait Ă  changer de cap ; s’il Ă©tait disposĂ© Ă  accepter certaines rĂ©formes, il refusait encore de renoncer aux principes de base de l’autarcie[1208]. Navarro Rubio a relatĂ© l’extrĂȘme difficultĂ© avec laquelle il fit accepter son plan Ă  Franco, d’autant que celui-ci Ă©tait confortĂ© dans sa fidĂ©litĂ© Ă  l’idĂ©al autarcique par des collaborateurs trĂšs anciens, tels que Suanzes. Le Caudillo redoutait les organismes internationaux auxquels il prĂȘtait des intentions malveillantes, il rĂ©pugnait Ă  la libĂ©ralisation des Ă©changes et au renoncement Ă  l’interventionnisme de l’État, aussi parce que les primes et les subventions avaient Ă©tĂ© un des leviers de la politique Ă©conomique depuis 1940 et lui assuraient des moyens de pression[1177].

Carrero Blanco s’opposait plus fermement encore que Franco aux rĂ©formes proposĂ©es et voulait au contraire renforcer la politique autarcique originelle. Franco craignait que plus de libĂ©ralisme Ă©conomique n'entraĂźne plus de libĂ©ralisme politique et culturel, et qu’une plus grande ouverture au commerce international et Ă  l’investissement n’ouvre la porte Ă  l’influence subversive de l’étranger. Mais Franco fut toujours pragmatique avant toute chose, et les analyses indiquaient qu’il Ă©tait impĂ©ratif d’agir[1209]. En rĂ©alitĂ©, ce fut le succĂšs initial de Navarro Rubio et d’Ullastres qui leur permit d’obtenir l’adhĂ©sion de Franco, obnubilĂ© par l’équilibre de la balance commerciale, et de faire admettre leur politique de libĂ©ralisation des Ă©changes. Navarro Rubio prit de sĂ©vĂšres mesures de rigueur budgĂ©taire grĂące auxquelles on put boucler l’annĂ©e 1957 avec un excĂ©dent, puis rĂ©alisa une rĂ©forme fiscale qui augmenta les ressources de l’État, tandis qu’Ullastres, en fixant un taux de change unique, rendait le pays attrayant aux capitaux Ă©trangers tout en freinant les importations[1210].

La mĂ©thode des technocrates consista Ă  faire entrer en Espagne des devises Ă©trangĂšres par tous les moyens : en maintenant les salaires Ă  bas niveau ; en favorisant, par des incitations fiscales, l’investissement Ă©tranger ; en dĂ©veloppant le tourisme ; et en facilitant l’exportation de main-d'Ɠuvre vers les pays industrialisĂ©s. Ces techniques furent employĂ©es souvent contre l’avis de Franco, qui les comprenait souvent mal, mais qui, Ă  la vue des premiers rĂ©sultats, finit assez vite par cĂ©der. Le blocage des salaires et la rĂ©duction des dĂ©penses publiques, appliquĂ©s aux dĂ©pens des promesses sociales du gouvernement, dĂ©chaĂźnaient des mouvements de grĂšve Ă  rĂ©pĂ©tition, ainsi que la rĂ©probation des partis politiques en exil[1211]. Les rĂ©formes des ministres de l’Opus Dei butaient aussi contre l’hostilitĂ© des phalangistes, mais les membres de l’Opus Dei, appuyĂ©s par des Ă©lĂ©ments actifs du capitalisme espagnol, persistaient Ă  transformer la lĂ©gislation et l’appareil productif : « Une Ă  une », Ă©crit AndrĂ©e Bachoud, « des lois sont proposĂ©es, soumises au Caudillo, parfois acceptĂ©es, parfois rejetĂ©es. Franco apparaĂźt comme l’arbitre de toute initiative. Chacun lui prĂ©sente des comptes rendus, des projets. Il Ă©coute longuement, rĂ©pond parfois, prend le projet, l’amende ou l’enterre. Quel que soit l’accueil qu’il rĂ©serve Ă  une proposition, son autoritĂ©, son verdict, mĂȘme tacite, ne sont jamais discutĂ©s »[1212].

La Phalange, incarnĂ©e par le ministre GirĂłn, voulait une hausse progressive des salaires, alors que la droite traditionnelle, soutenue par les technocrates, s’y opposait, par crainte de l’inflation. Franco se laissa convaincre par les thĂ©oriciens du libĂ©ralisme Ă©conomique qu’il fallait commencer par la prospĂ©ritĂ© d’un petit nombre avant de songer Ă  une meilleure rĂ©partition. En Navarre et dans le Pays basque Ă©clatĂšrent des mouvements de protestation ouvriĂšre, appuyĂ©s par le clergĂ© et par une partie du patronat catholique qui, de son propre chef, accorda une augmentation de 40 pesetas par jour, Ă  la suite de quoi Franco cĂ©da Ă  GirĂłn qui proposait une hausse salariale de 23 %, promptement annihilĂ©e par l’inflation[1213].

Le Plan de stabilisation, conçu en accord avec les normes du FMI et assorti d’une aide de 418 millions de dollars du mĂȘme FMI, fut adoptĂ© en . La production nationale et l’investissement Ă©tranger furent soutenus par des subventions, de nouveaux crĂ©dits et des avantages fiscaux, seuls les secteurs en difficultĂ© restant protĂ©gĂ©s de la concurrence par les lois protectionnistes[1214]. Au bout d’un an, et abstraction faite d’un bref intervalle de rĂ©cession en guise d’ajustement, l’économie espagnole connut une croissance accĂ©lĂ©rĂ©e, enregistrant dans la dĂ©cennie suivante des taux de croissance exceptionnels, avec une moyenne de 7,2 %, soit le plus haut niveau de croissance et d’expansion d’Europe. Comme Franco le reconnut plus tard, le Plan eut parallĂšlement des consĂ©quences sociales et culturelles dĂ©sastreuses, au rebours de la contre-rĂ©volution culturelle qu’il avait engagĂ©e[1215].

Plage espagnole et palace typique des paradores de turismo (hĂŽtellerie de luxe) en 1957.
Le développement du tourisme devient alors l'une des principales sources de devises pour le pays.

Dans le domaine agricole, des mesures de remembrement du territoire furent prises qui purent rĂ©soudre en partie les problĂšmes posĂ©s par une parcellisation excessive des terres, en particulier en Galice, et la loi dite de concentraciĂłn parcelaria prĂ©voyait la mise en place d’un systĂšme de coopĂ©ratives permettant de rationaliser l’exploitation des terres. Une autre grande rĂ©alisation fut le dĂ©veloppement du tourisme, qui sera bientĂŽt, avec l’aide extĂ©rieure, la principale source de devises Ă©trangĂšres[1216].

Un sujet de controverse concerne la part respective dans le « miracle Ă©conomique espagnol » prise par l’environnement Ă©conomique et par la gestion du gouvernement de Franco. Il y eut assurĂ©ment une conjoncture Ă©conomique occidentale trĂšs porteuse, et l’un des facteurs les plus importants du dĂ©veloppement de l’Espagne Ă©tait la prospĂ©ritĂ© du Nord europĂ©en qui exportait sa croissance, investissait dans les zones prometteuses, absorbait la main-d’Ɠuvre espagnole sous-employĂ©e, et envoyait des milliers de touristes dans le pays. Mais d’autre part, il y eut la dĂ©cision de Franco de remplacer une partie des ministres phalangistes par des techniciens et des experts en Ă©conomie. L’essor Ă©conomique avait en effet Ă©tĂ© voulu et pilotĂ© par LĂłpez RodĂł, et la nouvelle Ă©quipe dĂ©signĂ©e par Franco sut Ă  partir de 1957 nĂ©gocier correctement le virage du libĂ©ralisme et transformer, sans cĂ©sure abrupte avec les crĂ©dos de la vieille Ă©quipe, la doctrine Ă©conomique du rĂ©gime[1217]. L’une des chances de Franco est d’avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© du concours d’hommes dont la stature intellectuelle, la culture, le talent, Ă©taient bien supĂ©rieurs au siens[1218].

Relations avec les monarchistes

Juan de Bourbon en 1950 entre ses deux fils, Juan Carlos (gauche) et Alfonso (droite).

L’opposition monarchiste n’avait guĂšre de poids et se dĂ©lita davantage encore par une sĂ©rie d’initiatives inopportunes, telles que celle de François-Xavier de Bourbon-Parme, le prĂ©tendant carliste, qui se proclama roi d’Espagne, ressuscitant ainsi les querelles dynastiques et discrĂ©ditant le principe monarchique[1205]. Dans la suite, la cause monarchiste sut nĂ©anmoins accroĂźtre le nombre de ses partisans, y compris dans la jeunesse[1155]. Franco reconnaissait la lĂ©gitimitĂ© de la monarchie, car elle faisait partie de son hĂ©ritage mental, indĂ©pendamment du jugement qu’il pouvait porter sur les prĂ©tendants. Il avait jetĂ© son dĂ©volu sur Juan Carlos, seul garant de la continuitĂ© et de qui il travaillait Ă  faire un monarque idĂ©al[1219].

Le , contre l’avis de ses principaux conseillers Gil-Robles et Sainz RodrĂ­guez, Don Juan eut une nouvelle entrevue avec Franco dans une villa en EstrĂ©madure[1220]. Franco exigea que le prince Juan Carlos reçoive, sous peine d’ĂȘtre Ă©cartĂ© de la ligne de succession, une formation militaire et une Ă©ducation appuyĂ©es sur les principes du Mouvement, Ă  quoi don Juan donna son assentiment[1221]. Il fut donc dĂ©cidĂ© que Juan Carlos ferait ses Ă©tudes supĂ©rieures en Espagne, notamment des Ă©tudes militaires Ă  l’AcadĂ©mie de Saragosse, rouverte par Franco. Mais Gil-Robles et d’autres conseillers de Don Juan objectĂšrent que cela associerait trop Ă©troitement la monarchie au rĂ©gime, et tentĂšrent de le convaincre d’envoyer Juan Carlos complĂ©ter sa formation Ă  l’universitĂ© catholique de Louvain[1156]. Face au refus de Don Juan sur ce point, Gil-Robles cessa d’Ɠuvrer pour sa cause[1222]. Franco donna des assurances Ă  Don Juan quant Ă  la future dĂ©signation de Juan Carlos comme son successeur, lors mĂȘme que, pour l’heure, la monarchie ne jouissait que de peu de soutien, mais, avec le temps, « tous finiront par ĂȘtre monarchistes par nĂ©cessitĂ© ». Le moment viendrait oĂč les fonctions de chef de l’État et de chef de gouvernement auraient Ă  se dissocier « par les limitations de santĂ© de mon cĂŽtĂ© ou par ma disparition »[1223]. Cette entrevue produisit une forte impression sur le comte de Barcelone, Ă  prĂ©sent convaincu que Franco projetait rĂ©ellement de restaurer la monarchie[1110]. Toutefois, l’identification complĂšte et dĂ©finitive de Don Juan avec le rĂ©gime ne devait jamais se produire[1192].

Franco continua Ă  veiller scrupuleusement Ă  l’éducation du prince et Ă  choisir les acadĂ©mies militaires, les universitĂ©s, la formation religieuse les plus Ă  mĂȘme de le prĂ©parer au rĂŽle suprĂȘme, en s’assurant que les modalitĂ©s qu’il imposait soient respectĂ©es, et que l’on se tienne Ă  la double allĂ©geance, celle de la monarchie et celle du franquisme[1224]. En effet, la thĂ©orie prĂ©valait de plus en plus de la double lĂ©gitimitĂ©, celle de la filiation dynastique, et celle du coup d’État du , que Don Juan se rĂ©signa Ă  admettre[1225]. Dans les archives personnelles de Franco, on peut lire : « Une propagande habile serait Ă  faire sur ce que doit ĂȘtre la Monarchie, en dĂ©faisant dans le pays les concepts de la Monarchie aristocratique et dĂ©cadente, antipopulaire, de camarilla de privilĂšges et de potentats subordonnĂ©s aux nobles et aux banquiers »[1226].

Décennie 1960 : réformes politiques et développement économique

Photographie de Franco reproduite sur une affiche de propagande gouvernementale incitant Ă  voter en faveur de la Loi organique de l'État lors du rĂ©fĂ©rendum de 1966.

Politique intérieure

En janvier 1960, Franco avait confiĂ© Ă  PacĂłn : « Le rĂ©gime donnera naissance Ă  une monarchie reprĂ©sentative dans laquelle tous les Espagnols pourront Ă©lire leurs reprĂ©sentants au Parlement et intervenir ainsi dans le gouvernement de l’État, de mĂȘme que dans celui des municipalitĂ©s »[1227]. Pourtant, la stagnation institutionnelle de la dĂ©cennie 1950 se prolongera encore bien avant dans la dĂ©cennie suivante. S’était installĂ© en effet un systĂšme fondamentalement bureaucratique, un gouvernement autoritaire immobiliste du point de vue politique, qui, grĂące au succĂšs de la nouvelle politique Ă©conomique et l’impuissance de l’opposition, n’avait que peu Ă  craindre de l’avenir, sauf disparition ou incapacitĂ© du Caudillo[688]. Fraga et LĂłpez RodĂł eurent des entrevues avec Franco, oĂč ils lui prĂ©sentĂšrent des projets pour qu’à sa mort un cadre institutionnel soit en place propre Ă  Ă©viter des affrontements majeurs. Si Franco Ă©tait accessible Ă  leur argumentation en faveur de libĂ©ralisations, il Ă©tait freinĂ© non seulement par ses rĂ©ticences naturelles, mais aussi par un Carrero Blanco intransigeant. Franco se trouvait, explique AndrĂ©e Bachoud, « au centre de forces contraires, les unes franchement conservatrices, les autres timidement libĂ©rales ; face Ă  ces pressions, il bouge le moins possible. Les conseils des ministres se tiennent Ă  l’ombre de ce chef de gouvernement, Ă  la fois prĂ©sent et absent, souvent murĂ© par l’ñge et l’incomprĂ©hension des mĂ©canismes de plus en plus complexes de l’économie, parfois traversĂ© d’intuitions brillantes »[1228].

En 1962, parallĂšlement Ă  une vague de grĂšves miniĂšres dans les Asturies, les sentiments antifranquistes s’intensifiĂšrent dans toute l’Europe, et prirent corps lors du IVe congrĂšs du Mouvement europĂ©en rĂ©uni Ă  Munich les 6 et , rassemblement que le journal Arriba nomma pĂ©jorativement « contubernio (concubinage, acoquinement) de Munich ». Le congrĂšs avait conviĂ© un ample Ă©ventail de personnalitĂ©s espagnoles d’opposition, au nombre d’une centaine, rĂ©sidant en Espagne ou vivant en exil, issus y compris des factions monarchistes et catholiques[1229] - [1227], pour discuter des conditions d’une dĂ©mocratisation de l’Espagne. Ce fut la premiĂšre rencontre formelle entre les diffĂ©rents groupes d’opposition au rĂ©gime de Franco, Ă  l’exception des communistes[1230]. À l’issue des dĂ©bats, tous signĂšrent une dĂ©claration commune exigeant que l’adhĂ©sion de l’Espagne Ă  la CEE soit subordonnĂ©e Ă  l’existence d’« institutions dĂ©mocratiques » approuvĂ©es par le peuple, Ă  savoir : la garantie des droits de la personne humaine, la reconnaissance de la personnalitĂ© des rĂ©gions, les libertĂ©s syndicales, et la lĂ©galisation des partis politiques[1231]. Franco cria au complot judĂ©o-maçonnique et suspendit l’article 14 de la Charte des Espagnols, qui autorisait Ă  choisir librement son lieu de rĂ©sidence ; le gouvernement avisa les signataires rĂ©sidant en Espagne qu’ils avaient le choix entre l’exil volontaire ou la dĂ©portation Ă  leur retour au pays ; un bon nombre optĂšrent alors pour l’exil[1232] - [1233].

Don Juan, dont quelques-uns des conseillers, notamment deux monarchistes de premier rang, Gil-Robles et SatrĂșstegui, avaient assistĂ© Ă  cette assemblĂ©e, fut mis en difficultĂ©[1231]. Franco en avait acquis la conviction que le prĂ©tendant jouerait toujours sur deux tableaux, et, ne se satisfaisant ni de l’explication de Don Juan comme quoi lui-mĂȘme n’avait aucune responsabilitĂ© dans l’affaire de Munich, ni de la dĂ©mission de Gil-Robles du conseil privĂ© de Don Juan, dĂ©cida de couper tous les ponts avec lui et cessa depuis ce moment d’envisager sĂ©rieusement de nommer Don Juan pour son successeur[1234]. Significativement, Franco nota dans ses papiers privĂ©s : « ce qui pourrait se passer de pis est que la nation tombe aux mains d’un prince libĂ©ral, passerelle vers le communisme »[1235].

Le , Franco procĂ©da Ă  un nouveau remaniement ministĂ©riel, nommant pour la premiĂšre fois un vice-prĂ©sident, en la personne d’AgustĂ­n Muñoz Grandes[1236] ; faisant entrer au gouvernement Gregorio LĂłpez-Bravo, membre de l’Opus Dei, au poste de ministre de l’Industrie, qui, avec Ullastres et Navarro Rubio, tous deux maintenus Ă  leurs postes, vint renforcer encore l’équipe technocratique ; appelant au gouvernement Manuel Lora-Tamayo, Ă  l’Éducation, et JesĂșs Romeo GorrĂ­a, au Travail, eux aussi issus de la mĂȘme sphĂšre ; et remplaçant, au ministĂšre de l’Information et de la Propagande, Arias-Salgado par Fraga, d’origine phalangiste[1237] - [1218], dont la double mission serait d’une part de prĂ©parer une loi sur la presse avec une censure moins stricte, en accord avec le nouveau ton du rĂ©gime, et d’autre part de stimuler l’industrie touristique en Espagne[1238]. Le choix de Fraga, qui Ă©tait rĂ©putĂ© « libĂ©ral », apportait une petite dose d’ouverture[1239]. Arrese, qui depuis 1957 n’avait Ă©tĂ© lĂ  que pour figurer la permanence du Mouvement, et de qui la rĂ©ussite Ă©conomique avait fait un symbole inutile, passait ainsi Ă  la trappe. La nomination de Muñoz Grandes Ă  la vice-prĂ©sidence du gouvernement Ă©tait destinĂ©e Ă  rassurer la vieille garde franquiste, laissant espĂ©rer Ă  celle-ci l’établissement d’un rĂ©gime prĂ©sidentialiste plutĂŽt que la monarchie prĂ©vue par la loi sur la Succession[1240]. Ce remaniement manifesta l’habituel sens du dosage de Franco, qui nomma quelques figures emblĂ©matiques du temps passĂ© pour rassurer, en mĂȘme temps que quelques hommes pour faire Ă©voluer l’Espagne dans le sens dĂ©sirĂ©, et que Franco se rĂ©servait de mettre en jeu le cas Ă©chĂ©ant[1241]. Tel quel, ce gouvernement de 1962, de mĂȘme que le suivant, Ă©tait divisĂ© en deux factions antagonistes : d’une part les ministres du Mouvement, qui voulaient pĂ©renniser le rĂ©gime et rejetaient la succession monarchique, et d’autre part les technocrates, qui estimaient que le problĂšme de la succession devait se rĂ©soudre Ă  travers la personne de Juan Carlos. En pleine commĂ©moration de 25 AnnĂ©es de paix, Franco dĂ©clara en que « c’est avec le systĂšme monarchique que notre doctrine s’accommode le mieux et que nos principes sont le mieux assurĂ©s »[1242]. DĂ©sormais, Franco agira davantage comme chef de l’État que comme chef du gouvernement, accordant des audiences, recevant les dignitaires Ă©trangers, dĂ©cernant prix et mĂ©dailles, ou inaugurant des infrastructures publiques[1243].

Franco accepta la proposition de Don Juan tendant Ă  ce que le duc de FrĂ­as, aristocrate Ă©rudit, devienne le nouveau prĂ©cepteur de Juan Carlos, mais insista pour que le pĂšre Federico SuĂĄrez Verdeguer, historien du droit et l’une des figures les plus importantes de l’Opus Dei, soit son nouveau directeur spirituel[1244]. Juan Carlos reçut une formation d’officier dans chacune des trois armes, suivit des cours en facultĂ© de droit, eut le loisir d’observer le fonctionnement de chacun des ministĂšres et visita le pays[1245].

En furent annoncĂ©es les fiançailles de Juan Carlos et de SofĂ­a[1246]. Franco assista en spectateur passif Ă  cette intrigue princiĂšre, Don Juan l’ayant Ă  dessein tenu en marge[1247]. Franco communiqua alors Ă  Juan Carlos qu’il lui dĂ©cernerait ainsi qu’à SofĂ­a le Grand Collier de l’ordre de Charles III, par quoi il laissa entendre Ă  Don Juan et au prince qu’en dĂ©clinant la Toison d’Or offerte par Don Juan, en attribuant des titres nobiliaires et en dĂ©cernant de grandes dĂ©corations, il usait des prĂ©rogatives d’un monarque sans ĂȘtre roi[1248]. Ensuite, aprĂšs une entrevue prĂ©alable avec le pape, mais sans en informer Don Juan, le couple princier dĂ©cida de faire une visite prolongĂ©e Ă  Franco, puis de quitter Estoril et de s’installer Ă  Madrid. Franco fut sĂ©duit par SofĂ­a, par son intelligence et sa culture. En , Franco mit Ă  la disposition du couple le palais de la Zarzuela et tous les services propres Ă  assurer le prestige du prince[1249].

Franco rĂ©affirma les bases doctrinales de son État Ă  l’occasion du Jour du Caudillo, le :

« La grande faiblesse des États modernes dĂ©coule de leur manque de contenu doctrinal, de ce qu’ils ont renoncĂ© Ă  maintenir une conception de l’Homme, de la vie et de l’Histoire. La plus grande erreur du libĂ©ralisme est son refus de toute catĂ©gorie permanente de raison, son relativisme absolu et radical, erreur qui, sous une version diffĂ©rente, fut celle aussi de ces autres courants politiques qui ont fait de l’« action » leur unique exigence et la norme suprĂȘme de leur conduite. [
] Lorsque l’ordre juridique ne procĂšde pas d’un systĂšme de principes, d’idĂ©es et de valeurs reconnues comme supĂ©rieures et antĂ©rieures mĂȘme Ă  l’État lui-mĂȘme, il dĂ©bouche sur un volontarisme juridique omnipotent, que son organe soit la dĂ©nommĂ© « majoritĂ© », purement numĂ©rique et se manifestant inorganiquement, ou les organes suprĂȘmes du Pouvoir[1250]. »

Dans son discours de fin d’annĂ©e en 1961, Franco argua que les dirigeants de ce monde ne gouvernaient pas, mais Ă©taient gouvernĂ©s par une justice immanente oĂč Dieu savait reconnaĂźtre les siens et chĂątier ses ennemis ; Franco, dĂ©signĂ© par Dieu pour exĂ©cuter ses desseins, Ă©tait par nature destinĂ© Ă  recevoir les bienfaits de Dieu et ne pouvait pas ĂȘtre suspectĂ© de complicitĂ© avec l’Allemagne hitlĂ©rienne, qui combattait Dieu et qui donc appartenait Ă  un camp irrĂ©ductiblement opposĂ© au sien[1251].

Dans un entretien avec CBS, Franco reconnut que la dĂ©mocratie inorganique pouvait fonctionner aux États-Unis, en raison de son systĂšme bipartite, Ă  deux partis complĂ©mentaires, mais qu’il n’avait pas fonctionnĂ© dans des pays tels que l’Espagne sous la RĂ©publique, avec un systĂšme fragmentĂ© et multipartite. En outre, il insista qu’il s’agissait d’une question d’expĂ©rience historique, vu que l’Espagne Ă©tait un pays trĂšs ancien, dĂ©jĂ  passĂ© par la phase dĂ©mocratique, phase dont il prophĂ©tisait qu’elle ne serait pas permanente dans le monde occidental : « MĂȘme vous, les AmĂ©ricains, qui vous croyez si sĂ»rs, vous devrez changer. Nous autres Latins avons brĂ»lĂ© les Ă©tapes, nous nous sommes engagĂ©s dans beaucoup de choses avant la dĂ©mocratie et l’avons consommĂ©e avant, et avons dĂ» aller Ă  d’autres formes plus sincĂšres et plus rĂ©elles »[1252].

La seule modification de fond acceptĂ©e sans rĂ©serve par Franco Ă©tait le dĂ©veloppement Ă©conomique, malgrĂ© quelques difficultĂ©s de comprĂ©hension des nouvelles techniques de gestion. Il renonça donc Ă  la vieille Ă©quipe qui avait conduit la politique de dirigisme et d’autarcie — en particulier Ă  Suanzes[1253], son ami d’enfance, qui finit par dĂ©missionner de façon irrĂ©vocable, en raison de l’abandon progressif de l’ultradirigisme et de l’approbation du premier Plan de dĂ©veloppement de LĂłpez RodĂł pour les annĂ©es 1964-1967, sur lequel il n’avait mĂȘme pas Ă©tĂ© consultĂ©[1254] — et se glorifiera bientĂŽt auprĂšs de la population espagnole des succĂšs de la nouvelle Ă©quipe, s’applaudissant en dĂ©but de chaque annĂ©e, lors de ses vƓux Ă  la nation, des progrĂšs Ă©conomiques accomplis[1253]. En revanche, quand SolĂ­s Ruiz fit une proposition d’autoriser une certaine reprĂ©sentation politique, en permettant l’existence de diffĂ©rentes « associations politiques », certes Ă  condition qu’elles restent dans le cadre du Mouvement, il se heurta au scepticisme du Caudillo, qui craignait que de telles innovations puissent rĂ©duire l’autoritĂ© du gouvernement et ouvrir la boĂźte de Pandore[1255].

Les industriels catalans ayant Ă©tĂ© les principaux bĂ©nĂ©ficiaires du dynamisme Ă©conomique impulsĂ© par le catalan LĂłpez RodĂł, les relations avec la Catalogne s’étaient dĂ©tendues. Les autoritĂ©s avaient cessĂ© de rĂ©primer l’usage du catalan, dĂšs lors que les principes de l’unitĂ© de l’État Ă©taient respectĂ©s[1256]. L’ombre au tableau Ă©tait l’attitude de plus en plus critique et les nouvelles positions sociales et dĂ©mocratiques de l’Église[1257] ; en effet, sous l’influence des tendances rĂ©formistes et de libĂ©ralisation de Vatican II, en particulier de l’encyclique Pacem in terris, publiĂ©e le par le pape Jean XXIII, qui exhortait Ă  dĂ©fendre les droits de l’homme et les libertĂ©s politiques[1258] - [1259], plusieurs Ă©vĂȘques commençaient Ă  se faire critiques envers le rĂ©gime[1236], et le jeune clergĂ© en particulier entendait se conformer aux doctrines conciliaires[1259]. Les acteurs clef Ă©taient les organisations ouvriĂšres catholiques HOAC et JOC, ciblĂ©es par l’entrisme communiste, qui prenaient part Ă  des grĂšves illĂ©gales et pouvaient compter sur l’appui de nombreux membres de la hiĂ©rarchie catholique. S’il y eut bien des arrestations, la rĂ©action du gouvernement fut modĂ©rĂ©e, et en aoĂ»t, une hausse sensible du salaire minimum fut approuvĂ©e[1236]. En , l’opposition catholique parvint Ă  s’unir et Ă  former une Union dĂ©mocrate chrĂ©tienne, sur un programme radical de rĂ©formes comprenant la nationalisation des banques et la collaboration avec le PSOE[1260]. Ce changement de cap de l’Église, dĂ©sireuse de reconquĂ©rir les masses, fut pour Franco le facteur le plus dĂ©stabiliseur, qui bousculait les engagements pris entre Franco et le Saint-SiĂšge. Le concordat vint Ă  ĂȘtre remis en cause, et en , le concile demanda aux États de renoncer au privilĂšge de « prĂ©sentation » des Ă©vĂȘques[1257], qu’il rĂ©pugnait Ă  Franco d’abandonner ; il y eut en consĂ©quence bientĂŽt 14 siĂšges Ă©piscopaux vacants, Ă  quoi le Vatican supplĂ©ait en nommant des Ă©vĂȘques « auxiliaires », ce qu’il pouvait faire sans « prĂ©sentation » du gouvernement espagnol, et ces auxiliaires Ă©taient presque toujours acquis aux doctrines conciliaires[1261]. À la clĂŽture du IXe congrĂšs national du Mouvement, Franco rappela comment il avait sauvĂ© l’Église de « l’état lamentable » oĂč l’avait mise la Seconde RĂ©publique, et dĂ©nonça « l’inflitration progressive des communistes dans certains organes catholiques »[1260].

Le rejet international dont le rĂ©gime faisait l’objet regagna en vigueur en 1963, Ă  la suite du jugement et de l’exĂ©cution du dirigeant communiste JuliĂĄn Grimau[1262]. Sur ordre du ComitĂ© central du PCE, Grimau avait Ă©tĂ© envoyĂ© en Espagne, oĂč il s’exposa imprudemment et fut apprĂ©hendĂ©. Ayant Ă©tĂ© au dĂ©but de la Guerre civile inspecteur de police Ă  la Brigade de recherche criminelle, puis vers la fin de la guerre chef de la police politique secrĂšte Ă  Barcelone, Grimau avait contribuĂ© entre et la fin de 1938 Ă  faire assassiner aussi bien des opposants de droite que des membres du POUM et des anarchistes. Il fut mis en accusation et jugĂ© non pour ses activitĂ©s clandestines comme membre de la direction du PCE, mais pour ses prĂ©sumĂ©s crimes de guerre, et condamnĂ© Ă  la peine maximale[1263]. La presse internationale le dĂ©peignit comme un opposant innocent, un militant en passe d’ĂȘtre exĂ©cutĂ© pour le seul crime d’avoir Ă©tĂ© un opposant politique, et mit en branle contre le rĂ©gime de Franco une campagne mĂ©diatique massive de protestation pour exiger l’indulgence[1264] ; en France notamment, de grands noms de la crĂ©ation littĂ©raire et artistique se mobilisĂšrent[1265]. Franco cependant se montra implacable, et la pression internationale ne fit que l’enferrer dans sa dĂ©cision et dans son dĂ©sir de faire la dĂ©monstration de sa totale souverainetĂ© et indĂ©pendance[1264]. Cette exĂ©cution porta un double coup au rĂ©gime : les gouvernements des pays de la CEE dĂ©cidĂšrent de surseoir aux accords en cours avec l’Espagne, et le Saint-SiĂšge se dĂ©solidarisa du rĂ©gime[1266], mais les consĂ©quences internationales se rĂ©vĂ©lĂšrent en dĂ©finitive assez peu graves pour l’Espagne[1267] ; avec de Gaulle Ă  la tĂȘte de la Ve rĂ©publique, l’Espagne bĂ©nĂ©ficiait de meilleures relations avec la France, Ă  quoi l’exĂ©cution de Grimau et l’asile accordĂ© par quelques phalangistes au gĂ©nĂ©ral putschiste Salan pendant six mois entre 1960 et 1961, ne constitueront pas un obstacle sĂ©rieux[1268]. L’équipe gouvernementale, atterrĂ©e par les consĂ©quences de l’exĂ©cution de Grimau — mais LĂłpez RodĂł a bien prĂ©cisĂ© que la majoritĂ© des ministres consultĂ©s au cours du Conseil du s’étaient dĂ©clarĂ©s hostiles Ă  la grĂące[1269] —, s’avisa que dĂ©sormais l’intĂ©rĂȘt du pays Ă©tait d’éviter de tels dĂ©rapages ; elle sollicitera, et obtiendra, jusqu’en 1973, la grĂące des opposants[1266]. L’affaire hĂąta aussi la rĂ©forme des organes judiciaires de sorte Ă  transfĂ©rer la compĂ©tence de ce genre de causes vers les juridictions civiles[1267], et le rĂ©gime crĂ©a en outre le le Tribunal d'ordre public, devant lequel les prĂ©venus seraient jugĂ©s non plus militairement, mais civilement, et dĂ©crĂ©ta que les condamnĂ©s seraient dorĂ©navant exĂ©cutĂ©s par le lacet Ă©trangleur (garrote vil) au lieu d’ĂȘtre fusillĂ©s[1270].

Plaque apposĂ©e en 1965 sur un immeuble d’habitation du grand ensemble 25 Años de Paz (littĂ©r. 25 Ans de Paix) Ă  Estepona.

Cette mĂȘme annĂ©e 1964, Franco prĂ©senta les premiers signes de la maladie de Parkinson, sous forme de tremblements des mains, de rigiditĂ© corporelle, d’une expression faciale figĂ©e, et de dĂ©fauts de concentration et de mĂ©moire[1271]. Par le contrĂŽle de l’information, la censure et l’auto-censure des mĂ©dias, et la crainte des suites politiques de la disparition du Caudillo, la discrĂ©tion Ă  ce sujet put ĂȘtre maintenue, et ce sont au contraire les signes de vitalitĂ© du Caudillo qui Ă©taient exhibĂ©s avec insistance. DĂ©libĂ©rĂ©ment, au sein du gouvernement, la maladie n’était jamais prise en compte, et personne dans l’équipe gouvernementale ne se hasardait Ă  s’y rĂ©fĂ©rer, ni Ă  marquer des signes d’impatience devant la lenteur de ses dĂ©cisions. Le dĂ©veloppement Ă©conomique avait Ă©largi les assises sociales du rĂ©gime et accru l’effectif des classes moyennes, qui ne souhaitaient pas d’aventures politiques[1272]. Sa famille en revanche, en particulier Carmen Polo et le gendre Villaverde, se croyait autorisĂ©e par sa maladie Ă  intervenir dans les affaires de l’État et accrut son emprise, mĂȘme si pendant encore quelques annĂ©es, Franco, Ă©crit AndrĂ©e Bachoud, resta « le maĂźtre effectif d’un jeu oĂč il continuait Ă  donner son accord Ă  une proposition ou Ă  rester sourd Ă  telle autre, suivant cette mĂ©thode mi-active, mi-passive »[1273] et Ă  se rĂ©server Ă  lui seul la question de la succession et l’éducation du prince[1274].

En 1965, Franco procĂ©da derechef Ă  un remaniement ministĂ©riel, conformĂ©ment Ă  ce qui en rĂ©alitĂ© avait Ă©tĂ© programmĂ© par Carrero Blanco : Navarro Rubio fut remplacĂ© aux Finances, aprĂšs neuf ans au gouvernement, par Juan JosĂ© Espinosa San MartĂ­n, Ullastres au Commerce par Faustino GarcĂ­a-MoncĂł, Federico Silva Muñoz prit le poste de ministre des Travaux publics, et Laureano LĂłpez RodĂł devint ministre sans portefeuille[1275] - [1276]. Ce remaniement, le dernier des exercices d’équilibriste typiques de Franco, ne visait qu'Ă  confirmer les politiques existantes, puisqu'en effet le reste des ministres technocrates allait continuer sur la mĂȘme voie, LĂłpez-Bravo, l’un des favoris de Franco, continuant comme ministre de l’Industrie, et LĂłpez RodĂł gardant son poste au Plan de dĂ©veloppement[1277].

Le , une loi sur la presse, Ă©laborĂ©e par Fraga et approuvĂ©e par les Cortes le , fut promulguĂ©e, qui abolissait la censure a priori, mais en rendant les journalistes et rĂ©dacteurs de presse responsables de ce qu’ils Ă©crivaient[1278] - [1279]. Franco n’avait cessĂ© de se montrer sceptique vis-Ă -vis de ce projet, et Carrero Blanco, Alonso Vega, entre autres, Ă©taient rĂ©ticents. Il avait fallu que Fraga, soutenu par plusieurs ministres « civils » dont LĂłpez RodĂł et Silva Muñoz, dĂ©ploie des trĂ©sors de persuasion pour enlever l’adhĂ©sion de Franco[1280]. Le Caudillo finit Ă  contre-cƓur par accepter la loi, dĂ©clarant : « Je ne crois pas, moi, Ă  cette libertĂ©, mais c’est un pas auquel beaucoup de raisons importantes nous obligent ». L’explication officielle Ă©tait que l’Espagne Ă©tait devenue un pays plus instruit, plus cultivĂ©, et politiquement plus soudĂ©, par quoi l’ancienne rĂ©gulation de Serrano Suñer Ă©tait devenue superflue ; la censure serait dĂšs lors volontaire, sans directives officielles imposĂ©es, encore que le gouvernement se rĂ©servait le droit d’imposer des sanctions, des amendes, des confiscations, des suspensions, et mĂȘme des emprisonnements. Sans Ă©tablir Ă  proprement parler la libertĂ© de la presse, la loi assouplit considĂ©rablement les fortes restrictions antĂ©rieures[1281].

Affiche de propagande pour la Loi organique de l'État soumise Ă  rĂ©fĂ©rendum (1966).

La mĂȘme annĂ©e 1966, la Loi organique de l'État fut prĂ©sentĂ©e devant les Cortes ; cependant il avait Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© qu’il n’y aurait pas de dĂ©bat sur cette loi complexe ; elle serait soumise d’abord aux Cortes, puis au peuple espagnol, sans examen public prĂ©alable de ses avantages et inconvĂ©nients, ni explications approfondies[1282]. L’objectif dĂ©clarĂ© Ă©tait de coiffer le dispositif institutionnel et de renforcer la nature juridique de l’État, en codifiant, clarifiant et rĂ©formant partiellement les pratiques dĂ©jĂ  existantes[1279] - [1283]. Elle reflĂ©tait surtout la position de Carrero Blanco et de LĂłpez RodĂł, et, dans une moindre mesure, de Franco lui-mĂȘme, qui repoussa rondement les derniĂšres requĂȘtes de Muñoz Grandes et de SolĂ­s tendant Ă  faire adopter pour le futur une forme de gouvernement prĂ©sidentialiste, au lieu du retour Ă  la monarchie. La Loi organique rĂ©solvait plusieurs contradictions dans les six Lois fondamentales qui formaient le corps doctrinal du rĂ©gime — Charte du travail, loi sur les Cortes, Charte des Espagnols, loi sur le RĂ©fĂ©rendum, loi sur la Succession, et Principes fondamentaux du Mouvement national —, Ă©liminait ou rĂ©duisait les vestiges terminologiques de la phase fasciste[1283], et Ă©tait prĂ©sentĂ©e, en association avec les autres Lois fondamentales, comme la « constitution espagnole »[1284]. Elle inscrivait la monarchie Ă  venir dans la continuitĂ© des principes du Mouvement national. Certaines dispositions introduisaient un dĂ©but de libĂ©ralisation, dont : la sĂ©paration des pouvoirs entre le chef de l’État et le chef du gouvernement, ce dernier nommĂ© pour cinq ans, avec l’aval du Conseil du royaume, et le premier se voyant confĂ©rer d’amples pouvoirs, comme le droit de nommer et de destituer le prĂ©sident du Conseil, de convoquer les Cortes (ou de les suspendre), de convoquer le Conseil des ministres (et mĂȘme de le prĂ©sider s’il le dĂ©sirait), et de proposer des sujets pour les rĂ©fĂ©rendums nationaux[1283] ; le souci de maintenir la constitutionnalitĂ© des lois avec pour gardiens le chef de l’État et le Conseil du royaume[1285], le texte spĂ©cifiant que ni le Conseil national du Mouvement, ni la Commission permanente des Cortes ne pouvait prĂ©senter de proposition contraire Ă  la lĂ©gislation en vigueur, ni promouvoir aucune mesure gouvernementale qui contredirait les Principes fondamentaux[1286] ; les principes de pluralisme politique et de participation des citoyens Ă  la vie politique et syndicale ; et l’élection au suffrage direct d’une partie des procuradores, dont le nombre fut rehaussĂ© Ă  565[1285]. Plus prĂ©cisĂ©ment, concernant ce dernier point, un tiers des dĂ©lĂ©guĂ©s des Cortes seraient dĂ©sormais Ă©lus par des « chefs de famille », lors de scrutins qui n’étaient en fait que simulacres d’un processus dĂ©mocratique, puisque tous les dĂ©lĂ©guĂ©s Ă©taient membre du Mouvement et prĂšs de la moitiĂ© d’entre eux Ă©taient des fonctionnaires d’État. Du reste, Franco ne manqua de signaler Ă  un de ses ministres que les Cortes n’étaient pas souveraines et que lui seul Ă©tait habilitĂ© Ă  sanctionner les lois[1287] ; de fait, les membres des Cortes faisaient partie de l’oligarchie, et prĂšs de la moitiĂ© d’entre eux Ă©taient fonctionnaires d’État. Mais si les Cortes ne devinrent jamais un vrai parlement et n’avaient pas le droit de proposer des lois, leurs membres s’enhardirent occasionnellement Ă  critiquer certains aspects des lois proposĂ©es par le gouvernement, voire Ă  y apporter quelques amendements mineurs[1284]. Franco nĂ©anmoins dĂ©finit cette Loi organique comme une « large dĂ©mocratisation du processus politique », ajoutant :

« La dĂ©mocratie qui, bien comprise, est le plus prĂ©cieux legs civilisateur de la culture occidentale, apparaĂźt, Ă  chaque Ă©poque, liĂ©e Ă  des circonstances concrĂštes. [
] Les partis ne sont pas un Ă©lĂ©ment essentiel et permanent, sans lesquels la dĂ©mocratie ne pourrait pas ĂȘtre rĂ©alisĂ©e. [
] À partir du moment oĂč les partis deviennent des plateformes pour la lutte des classes et des facteurs de dĂ©sintĂ©gration de l’unitĂ© nationale [
], ils ne sont pas une solution constructive, ni tolĂ©rante [
][1288]. »

Le , la loi fut adoptée par référendum avec une participation de 88 % et un pourcentage de votes négatifs de seulement 1,81 %, mais avec des soupçons de fraude, certaines localités ayant en effet enregistré un taux de participation de 120 %, ce qui fut promptement imputé à des « individus de passage »[1289] - [1288]. Ce résultat représenta néanmoins un succÚs pour le Caudillo, attribuable en partie à sa popularité[1290].

Franco et Juan Carlos en 1969.

À la fin des annĂ©es 1960, la contestation et les dĂ©sordres prirent de l’ampleur, d’une part dans les universitĂ©s, Ă  Madrid et Barcelone surtout, oĂč plusieurs professeurs furent expulsĂ©s de leur facultĂ©[1291], et d’autre part dans les zones industrialisĂ©es du nord, sous l’impulsion des Commissions ouvriĂšres. Abstraction faite de quelques actions Ă©nergiques, le degrĂ© de rĂ©pression policiĂšre fut de façon gĂ©nĂ©rale assez limitĂ©, Franco ne voulant pas rĂ©pĂ©ter l’expĂ©rience de Miguel Primo de Rivera, dont la politique avait portĂ© les universitĂ©s Ă  s’unir contre son rĂ©gime[1292]. Carrero Blanco tenait la Loi sur la presse de 1966 et la gestion laxiste de Fraga pour responsables de la rĂ©bellion estudiantine. Franco aussi doutait de Fraga, mais, au contraire des ultras, ne croyait pas qu’il fĂ»t possible de retourner Ă  la situation ancienne. Devant la montĂ©e des conflits sociaux et l’agitation nationaliste dans les provinces basques, le gouvernement rĂ©pliqua par un regain de sĂ©vĂ©ritĂ© et en particulier par un nouveau dĂ©cret qui transfĂ©rait aux tribunaux militaires la compĂ©tence judiciaire pour les cas d’attentats terroristes et de dĂ©lits politiques. À l’inverse, en , Ă  l’occasion du 30e anniversaire de la fin de la Guerre civile, une amnistie dĂ©finitive fut approuvĂ©e[1293].

Franco, vieux et coupĂ© de la rĂ©alitĂ©, Ă©tait de plus en plus permĂ©able Ă  l’influence et toujours plus dĂ©pendant de la collaboration de son groupe[1294]. Il se retirait lentement du jeu, mais tout en demeurant trĂšs jaloux de ses pouvoirs[1276]. Les dissensions, qui s’exprimaient Ă  dĂ©couvert, paralysaient la machine gouvernementale. Franco ajoutait Ă  la confusion en basculant tour Ă  tour vers une tendance ou une autre[1295].

La bataille politique au sein du Conseil des ministres se rĂ©duisait Ă  une opposition entre Mouvement d’un cĂŽtĂ©, incarnĂ© par Muñoz Grandes, dĂ©jĂ  dans ses derniers mois comme vice-prĂ©sident du gouvernement, et Opus Dei de l’autre, reprĂ©sentĂ© principalement par Carrero Blanco[1281]. La lutte Ă©tait inĂ©gale : le Mouvement Ă©tait isolĂ© sur le plan international et dĂ©noncĂ© pour ses engagements passĂ©s[1296] ; de plus, Muñoz Grandes Ă©tait inapte Ă  l’intrigue politique et gravement malade. L’Opus Dei par contre avait accru son influence au sein du monde catholique et des milieux capitalistes[1281]. Certes, en une occasion l’Église se montra critique aussi envers l’Opus Dei, aux membres duquel fut rappelĂ©e l’importance d’obĂ©ir aux Ă©vĂȘques et de vivre en accord avec les vƓux de pauvretĂ©[1297]. Carrero Blanco, par crainte qu’un anti-monarchiste dĂ©clarĂ© puisse empĂȘcher la restauration de la monarchie aprĂšs la mort de Franco, tenta en vain de convaincre Franco de relever Muñoz Grandes de ses fonctions[1296] - [1298].

Dans une pĂ©riode de confusion et de montĂ©e en puissance d'un syndicalisme aux revendications apolitiques, il fut dĂ©cidĂ© en de remanier le gouvernement, apparemment Ă  l’instigation de Carrero Blanco, qui, s’il s’efforçait de poursuivre l’ouverture Ă©conomique, cherchait Ă©galement Ă  rĂ©voquer les concessions accordĂ©es. Franco repoussa lucidement la proposition de confier le ministĂšre de la Justice Ă  l’homme de droite ultra-rĂ©actionnaire Blas Piñar. Les autres changements proposĂ©s par Carrero Blanco et acceptĂ©s par Franco tendaient Ă  renforcer l’influence d’un catholicisme libĂ©ral et conservateur, fortement marquĂ© par l’Opus Dei, dont le nombre de membres Ă  des postes clef fut doublĂ©. Chacun des hommes qui entouraient Franco incarnait des directions possibles entre lesquelles il se rĂ©servait de choisir, arbitrant lentement entre les pressions et les arguments des uns et des autres[1299]. Une autre dĂ©cision significative de Franco en 1967 concerna la vice-prĂ©sidence du gouvernement : le , il finit par dĂ©mettre de cette fonction Muñoz Grandes, avec l’explication officielle que, en vertu de la Loi organique, un membre du Conseil du royaume ne pouvait pas exercer comme vice-prĂ©sident. Les motifs rĂ©els Ă©taient son mauvais Ă©tat de santĂ© (il Ă©tait atteint d’un cancer), son Ăąge, son dĂ©saccord avec Franco sur la bombe atomique espagnole, et surtout son opposition marquĂ©e Ă  la monarchie. Le , entĂ©rinant une situation depuis longtemps Ă©tablie[1300] - [1301] - [1302], Franco nomma vice-prĂ©sident Carrero Blanco, Ă  qui le Caudillo vieillissant dĂ©lĂ©guera ensuite de plus en plus de pouvoir[1303] - [1300].

Quant au Mouvement, on ne savait plus en rĂ©alitĂ© quel Ă©tait son rĂŽle. Lors de cĂ©rĂ©monies publiques, Franco assurait aux membres du Mouvement qu’il se tenait Ă  leurs cĂŽtĂ©s et que leur organisation continuait d’ĂȘtre essentielle, soulignant que « le Mouvement est un systĂšme, et il y a de la place en lui pour tout le monde ». Franco imputait la faiblesse du Mouvement Ă  l’intransigeance des vieilles chemises, qui voulaient maintenir les doctrines radicales d’origine et n’avaient pas Ă©tĂ© capables de mettre Ă  jour leurs postulats pour attirer de nouveaux militants[1304]. Franco prenait de plus en plus mal les positions nouvelles de l’Église, telles qu’exprimĂ©es dans la derniĂšre encyclique Populorum Progressio de , Ă  quoi s’ajoutaient l’engagement des prĂȘtres basques et catalans en faveur des rĂ©gionalismes et leur implication dans les revendications sociales. Franco rĂ©agissait en penchant vers ceux qu’il avait toujours considĂ©rĂ©s comme les siens, le Mouvement, et soutint donc les positions de celui-ci, refusant qu’un pluralisme politique puisse s’exprimer hors des associations qui y Ă©taient intĂ©grĂ©es. Un texte de loi en ce sens, trĂšs restrictif quant Ă  la libertĂ© d’association[1305], fut approuvĂ© officiellement le [1306]. En 1968, Franco autorisa son ministre de la Justice Ă  crĂ©er Ă  Zamora une prison spĂ©ciale pour prĂȘtres, oĂč 50 membres du clergĂ© furent emprisonnĂ©s[1307]. En , une loi fut votĂ©e par laquelle le nom de FET y de las JONS Ă©tait changĂ© dĂ©finitivement en Mouvement national[1308].

Dans la seconde moitiĂ© de la dĂ©cennie 1960, Franco Ă©tait pressĂ© par son entourage de dĂ©signer enfin un successeur, car il montrait des signes croissants de dĂ©crĂ©pitude et l’on craignait pour la continuitĂ© du rĂ©gime[789] - [1309]. Il assurait qu’une nouvelle Loi organique Ă©tait en prĂ©paration et qu’il serait bientĂŽt en mesure de la prĂ©senter ; mais c’est en vain qu’on l’attendit. Juan Carlos, qui avait une conception de la monarchie assez proche de celle de Franco, Ă©tait de plus en plus souvent aperçu aux cĂŽtĂ©s du Caudillo[1310], et tant LĂłpez RodĂł que Fraga, sous des angles diffĂ©rents, s’activĂšrent Ă  monter une campagne de soutien Ă  la candidature du prince comme successeur[1311]. Franco avait une idĂ©e exigeante et archaĂŻque de la monarchie, et s’employait par une relation bihebdomadaire avec Juan Carlos Ă  peaufiner son Ă©ducation[1312]. De façon gĂ©nĂ©rale, le Caudillo Ă©tait satisfait du prince, dont la relative simplicitĂ© du style de vie lui plaisait, et disposĂ© Ă  accepter l’éventualitĂ© que le prince effectue aprĂšs sa mort quelques changements mineurs au rĂ©gime. MĂȘme, il ne manifesta pas grande inquiĂ©tude lorsqu’il reçut un rapport faisant Ă©tat de ce que Juan Carlos avait activement participĂ© Ă  un dĂźner avec douze libĂ©raux modĂ©rĂ©s, soigneusement sĂ©lectionnĂ©s, qui avait eu lieu en , et oĂč le prince avait exprimĂ© sa prudente prĂ©fĂ©rence pour un systĂšme Ă©lectoral bipartite sous une monarchie restaurĂ©e[1313]. Cependant, Franco se gardait encore de prendre la dĂ©cision finale. En 1968, Carrero Blanco, LĂłpez RodĂł et d’autres avocats du prince au sein du gouvernement commençaient Ă  faire pression sur le Caudillo avec plus d’insistance encore pour qu’il nomme un successeur, avant qu’il n’en soit rendu incapable par la maladie[1314]. Vers cette Ă©poque, Salazar, puis de Gaulle avaient dĂ» cĂ©der le pouvoir, autant d’occasions offertes aux proches de Franco pour l’inciter, sinon Ă  se retirer, du moins Ă  dĂ©signer son successeur. C’est Ă  l’instigation de Carrero Blanco, qui prĂ©senta le Ă  Franco un mĂ©morandum intitulĂ© ConsidĂ©rations sur l’application de l’article 6 de la loi sur la Succession, que le pas dĂ©cisif fut enfin accompli. Franco Ă©couta le vice-prĂ©sident du gouvernement et lui rĂ©pondit enfin : « Conforme con todo », soit : D’accord sur tout[1315] - [1314]. En , lors d’un entretien, Juan Carlos se dĂ©clara prĂȘt Ă  faire « tous les sacrifices » nĂ©cessaires et Ă  « respecter les lois et institutions de mon pays » (entendre : les Lois fondamentales de Franco) « d’une maniĂšre trĂšs spĂ©ciale »[1316] ; reprenant les termes maintes fois employĂ©s par Franco, il dĂ©clara ĂȘtre partisan d’une « instauration monarchique », et non d’une restauration (puisqu’on ne pouvait admettre une lĂ©gitimitĂ© antĂ©rieure au ), et vouloir accepter d’ĂȘtre dĂ©signĂ© successeur, au mĂ©pris des prĂ©tentions de son pĂšre[1317] - [1318]. Lorsque quelques jours plus tard Franco s’entretint Ă  nouveau avec Juan Carlos, il lui fit part de sa dĂ©cision de le nommer pour son successeur avant la fin de l’annĂ©e. Carrero Blanco redoubla d’efforts, et le Franco l’informa finalement que sa dĂ©cision Ă©tait prise et que l’annonce officielle aurait lieu dans un dĂ©lai d’un mois[1316]. Juan Carlos se soucia de se concerter avec son conseiller, Torcuato FernĂĄndez Miranda, qui lui garantit qu’une fois qu’il aurait hĂ©ritĂ© pleinement de la structure lĂ©gale de l’État franquiste, des rĂ©formes seraient parfaitement envisageables[1319]. L’entourage de Franco considĂ©rait Juan Carlos comme faible de caractĂšre et dĂ©nuĂ© des capacitĂ©s politiques nĂ©cessaires Ă  se confronter aux institutions du rĂ©gime ; mais l’on estima qu’avec le choix portĂ© sur Juan Carlos, la continuitĂ© du rĂ©gime serait, du moins pour quelque temps, assurĂ©e[1319].

Le , Franco prĂ©senta la dĂ©signation de Juan Carlos devant le Conseil des ministres, puis le lendemain devant les Cortes. Le , Juan Carlos signa le document officiel d’acceptation, lors d’une cĂ©rĂ©monie rĂ©duite, dans sa rĂ©sidence de la Zarzuela, puis se rendit dans l’aprĂšs-midi en compagnie de Franco aux Cortes en vue de la cĂ©rĂ©monie d’acceptation et de prestation de serment. En sĂ©ance plĂ©niĂšre des Cortes, Juan Carlos jura « loyautĂ© Ă  Son Excellence le chef de l’État et fidĂ©litĂ© aux principes du Mouvement et aux autres Lois fondamentales du Royaume »[1320] - [1321]. La dĂ©signation fut approuvĂ©e par les Cortes sans guĂšre d’opposition : 419 voix pour et 19 contre[1322]. Tandis que la loi dĂ©signant le prince comme successeur Ă©tait en chantier, le comte de Barcelone fit paraĂźtre une dĂ©claration oĂč il marquait sa rĂ©probation devant une « opĂ©ration qui s’est faite sans lui, et sans la volontĂ© librement exprimĂ©e du peuple espagnol »[1323] ; il manifesta son intention de ne pas abdiquer et maintint sa propre candidature au trĂŽne. Il retourna Ă  son opposition anti-franquiste ouverte de 1943-1947, et s’engagea dans plusieurs conspirations, toutes infructueuses, jusqu’à la mort du Caudillo[1321] - [1324].

Du reste, Franco ne tenta jamais d’endoctriner Juan Carlos directement et ne rĂ©pondait jamais pĂ©remptoirement aux questions que le prince lui posait sur certains sujets politiques en rapport avec l’avenir. Il prĂ©fĂ©rait que le prince ne fasse pas de dĂ©clarations ni de commentaires politiques pour Ă©viter des complications et garder les mains libres pour la suite. Pourtant, dĂ©but 1970, Juan Carlos se laissa aller Ă  signaler au New York Times que l’Espagne future aurait besoin d’un type de gouvernement diffĂ©rent de celui qui avait Ă©mergĂ© de la Guerre civile[1325].

À la fin de la dĂ©cennie 1960 Ă©clata le scandale financier Matesa, du nom d’une fabrique de mĂ©tiers Ă  tisser, dont le PDG, Juan VilĂĄ Reyes, trĂšs proche des milieux de l’Opus Dei, s’était fait octroyer abusivement des sommes considĂ©rables au titre de subventions Ă  l’exportation, ce qui fut mis au jour en par le directeur des douanes[1326] - [1327]. La publicitĂ© exceptionnelle faite Ă  ce scandale paraĂźt ĂȘtre un coup montĂ© contre l’Opus Dei par le Mouvement, qui, acceptant mal la prĂ©pondĂ©rance des technocrates dans la plupart des organismes Ă©conomiques nationaux[1326], exploita l’affaire pour discrĂ©diter les ministres Ă©conomiques de l’Opus Dei[1328]. C’était aussi une occasion de montrer du doigt les dangers du libĂ©ralisme pratiquĂ© depuis une dĂ©cennie[1329]. Les 41 journaux du Mouvement dĂ©noncĂšrent l’affairisme de l’Opus Dei et les complicitĂ©s au sein du gouvernement. La malversation, assortie d’une Ă©norme affaire d’évasion de devises oĂč de nombreuses personnalitĂ©s de l’industrie et de la finance Ă©taient compromises, dĂ©passa donc vite le cadre du dĂ©lit financier pour devenir l’occasion d’un rĂšglement de comptes politique[1329], dans le cadre d’une campagne de presse qui supposait au moins l’accord tacite des ministres SolĂ­s et Fraga[1327] ; ce dernier surtout s’activa Ă  ce que les mĂ©dias donnent Ă  l’affaire une couverture maximale, bien que Franco eĂ»t donnĂ© l’ordre d’arrĂȘter la campagne[1328]. En , le Tribunal suprĂȘme inculpa tant les ministres sortants que l’ancien ministre de l’Économie Navarro Rubio, et sept autres hauts fonctionnaires[1330], et prononça un jugement sans appel, dĂ©nonçant le traitement de faveur dont avait bĂ©nĂ©ficiĂ© Matesa, l’absence de contrĂŽle et de garanties de dĂ©fense des intĂ©rĂȘts publics, la fuite des capitaux etc. À la rentrĂ©e de septembre, Franco annonça sa position dĂ©finitive et confirma la sanction du tribunal[1331]. VilĂĄ Reyes, jugĂ© et condamnĂ© Ă  trois ans d’emprisonnement et Ă  une forte amende, adressa une lettre de chantage Ă  Carrero Blanco, menaçant de rĂ©vĂ©ler des cas d’évasion de devises impliquant plus de 450 personnalitĂ©s de haut rang et entreprises, beaucoup d’entre elles trĂšs proches du rĂ©gime. Carrero Blanco persuada Franco que si l’affaire n’était pas close dĂ©finitivement, elle causerait un dommage irrĂ©parable au rĂ©gime lui-mĂȘme. Le , saisissant l’occasion du 35e anniversaire de son ascension Ă  la tĂȘte de l’État, Franco octroya son indult Ă  tous les principaux impliquĂ©s[1332].

Le , Carrero Blanco fit parvenir Ă  Franco un mĂ©morandum, oĂč il analysait la situation politique, mettait en accusation les fauteurs de dĂ©sordre et faisait un certain nombre de propositions. Il sut convaincre Franco d’ouvrir une crise ministĂ©rielle, de sorte Ă  amortir la rĂ©action sociale et Ă  faire retourner le calme au sein du cabinet ministĂ©riel. Il demanda le dĂ©part d’hommes fort diffĂ©rents dans leurs options politiques, mais ayant pour dĂ©nominateur commun d’avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© trĂšs longtemps de la confiance de Franco[1329] - [1333]. Le nouveau gouvernement d’ signifia une victoire totale pour Carrero Blanco et mit fin Ă  la crise la plus profonde depuis douze ans. La nouvelle Ă©quipe reçut le sobriquet de « gouvernement monocolore », vu que la presque totalitĂ© des ministres Ă©taient membres de l’Opus Dei ou de l’Association catholique nationale de propagandistes (ACNdP), ou des sympathisants dĂ©clarĂ©s. JosĂ© MarĂ­a LĂłpez de Letona prenait la tĂȘte du ministĂšre de l’Industrie, Alberto Monreal Luque de celui des Finances, Enrique Fontana Codina de celui du Commerce, Camilo Alonso Vega fut remplacĂ© Ă  l’IntĂ©rieur par TomĂĄs Garicano, et Fraga par Alfredo SĂĄnchez Bella Ă  l’Information. Aussi, les principaux ministres issus du Mouvement, dont Fraga, SolĂ­s et Castiella, furent limogĂ©s, de mĂȘme que ceux des technocrates des ministĂšres Ă©conomiques qui avaient Ă©tĂ© Ă©claboussĂ©s par le scandale Matesa. Les principaux ministres technocrates et membres de l’Opus Dei, comme Gregorio LĂłpez-Bravo, qui passa Ă  occuper le portefeuille des Affaires Ă©trangĂšres, et LĂłpez RodĂł, restĂšrent dans le gouvernement. Pour le portefeuille de prĂ©sident du Mouvement (qui avait alors rang de ministre), Franco dĂ©signa l’ancien tuteur de Juan Carlos, Torcuato FernĂĄndez Miranda, de qui il escomptait une profonde rĂ©forme du Mouvement. Franco s’était ainsi inclinĂ© sur quasiment tout, ne marquant son indĂ©pendance que par son refus d’attribuer le portefeuille des Affaires Ă©trangĂšres Ă  Silva Muñoz, lui prĂ©fĂ©rant un autre membre de l’Opus Dei, LĂłpez-Bravo. Si certaines dĂ©clarations de ministres limogĂ©s portent Ă  penser que le Caudillo, bien que consultĂ©, n’avait pas pris une part effective dans ce remaniement, les sanctions prises simultanĂ©ment contre un libĂ©ral, un phalangiste et un membre de l’Opus Dei seraient, selon AndrĂ©e Bachoud, « assez dans la maniĂšre de Franco ; il a toujours pratiquĂ© par le passĂ© le chĂątiment distributif qui consiste Ă  renvoyer dos Ă  dos et Ă  sanctionner d’une maniĂšre Ă©gale tous les fauteurs de troubles, sans s’interroger sur leurs responsabilitĂ©s respectives ».Dans son allocution de NoĂ«l de cette annĂ©e, Franco ne dit rien sur l’affaire Matesa, dĂ©clarant, dans une phrase devenue cĂ©lĂšbre, que pour « ceux qui douteraient de la continuitĂ© de notre Mouvement, todo ha quedado atado y bien atado », soit ± « tout est dĂ©sormais ficelĂ© et bien ficelĂ© »[1334] - [1335] - [1336].

Le monolithisme gouvernemental engendra des frictions au sein du franquisme entre : les dĂ©nommĂ©s immobilistes (connus Ă©galement sous le nom de Bunker), liĂ©s Ă  l’extrĂȘme droite, qui refusaient les changements et prĂ©conisaient comme successeur la personne d’Alfonso de BorbĂłn y Dampierre, futur mari de la petite-fille de Franco, Carmen MartĂ­nez-BordiĂș ; les continuĂŻstes, c’est-Ă -dire technocrates et partisans de la monarchie de Juan Carlos ; et les aperturistas (littĂ©r. ouverturistes), favorables aux rĂ©formes politiques, et emmenĂ©s par Fraga. À l’extrĂ©mitĂ© la plus dure de l’éventail se trouvait le groupe d’ultra-droite Fuerza Nueva, dirigĂ© par Blas Piñar, et le groupe parapolicier Guerrilleros de Cristo Rey[1337]. Le public manifestait sa mauvaise humeur contre le groupe thĂ©ocratique, tandis que le Caudillo semblait ne plus pouvoir assumer les pleins pouvoirs, que nul cependant ne s’aventurait Ă  contester. Au prix de paralyser les institutions, les ministres continuaient donc Ă  respecter Ă  la lettre les dĂ©cisions de Franco, qui apparaissait tour Ă  tour indĂ©cis et autoritaire, d’une grande luciditĂ© ou ressassant de vieux crĂ©dos[1338].

Franco Ă©tait traumatisĂ© d’ĂȘtre dĂ©sormais dĂ©savouĂ©, voire combattu, par une Église sur laquelle il avait fondĂ© la continuitĂ© de son rĂ©gime, et interprĂ©ta comme un jugement nĂ©gatif sur son action l’instruction, donnĂ©e par le pape en , de promouvoir la justice sociale[1339]. Au cours de l’annĂ©e 1969 Ă©clatĂšrent 800 grĂšves, qui furent reçues par Franco comme des manifestations d’ingratitude du peuple espagnol[1340].

En , Charles de Gaulle dĂ©cida, aprĂšs sa dĂ©mission de la prĂ©sidence, d’effectuer en Espagne le voyage que, comme reprĂ©sentant de la France, il n’avait jamais pu faire auparavant. AprĂšs un pĂ©riple aux Asturies, les Ă©poux de Gaulle furent reçus Ă  Madrid Ă  un dĂ©jeuner mi-officiel, mi-familial, en compagnie de LĂłpez-Bravo. Ensuite, de Gaulle eut avec Franco une demi-heure d’entretien dont on ignore la teneur. De retour en France, de Gaulle adressa Ă  Franco le une lettre aux termes trĂšs Ă©logieux, avec notamment cette phrase : « Avant tout, j’ai Ă©tĂ© heureux de faire personnellement votre connaissance, c’est-Ă -dire celle de l’homme qui assure, au plan le plus illustre, l’avenir, le progrĂšs, la grandeur de l’Espagne. » De Gaulle, qui s’était toujours souciĂ© de maintenir des relations cordiales avec le Caudillo et avec l’Espagne, fut le seul chef d’État europĂ©en Ă  manifester par son voyage d’abord, par sa lettre ensuite, de l’admiration pour Franco et sa carriĂšre, mĂȘme si en public, le prĂ©sident français se montra plus rĂ©servĂ©[1341] - [1342] - [1343].

Miracle Ă©conomique et agitation sociale

Une mÚre et ses enfants posent devant une SEAT 600, symbole des années du desarrollismo (développementalisme) économique.

Dans les 25 derniĂšres annĂ©es du rĂ©gime de Franco, l’expansion Ă©conomique et la hausse du niveau de vie ont Ă©tĂ© les plus fortes de toute l’histoire d'Espagne[1344]. Franco avait dĂšs le dĂ©part affichĂ© sa dĂ©termination Ă  dĂ©velopper l’économie espagnole, mais les politiques qui permettront finalement d’atteindre cet objectif s’écarteront sensiblement de celles adoptĂ©es au lendemain de la Guerre civile. La modernisation que Franco avait en vue devait ĂȘtre orientĂ©e sur l’industrie lourde, hors du marchĂ© capitaliste, plutĂŽt que sur une Ă©conomie de consommation et d’exportation. Il Ɠuvra au dĂ©veloppement social, mais sous la forme d’un bien-ĂȘtre de base et sous l'Ă©gide d’une conscience patriotique nationale et d’une culture nĂ©o-traditionaliste catholique, et non sous le signe de l’individualisme et du matĂ©rialisme. Franco pensait que l’économie libĂ©rale de marchĂ© avait Ă©tĂ© la cause de la croissance relativement lente de l’économie espagnole au XIXe siĂšcle et que le nouveau dirigisme autarcique des dictatures contemporaines Ă©tait destinĂ© Ă  supplanter ce modĂšle. Pendant la Guerre civile, la politique Ă©conomique de son gouvernement — Ă©tatique, autoritaire, nationaliste et autarcique — avait connu un certain succĂšs, en particulier en comparaison des Ă©checs du gouvernement rĂ©publicain[1345]. AprĂšs la victoire, une politique d’autarcie fut imposĂ©e Ă  l’ensemble de l’économie, avec les mĂȘmes techniques qu’auparavant, mais d'une façon plus stricte et d’une application plus large. La politique Ă©conomique de l’aprĂšs-guerre mondiale accordait la prioritĂ© Ă  l’industrie nouvelle, surtout Ă  l’industrie lourde, et en 1946, la production dĂ©passait de deux pour cent le niveau de 1935[1346].

Une politique fiscale peu vigoureuse, oĂč l’État ne percevait qu’un peu moins de 15 % du produit national, limitait les possibilitĂ©s de l’investissement public que Franco envisageait. L’imposition directe avait toujours Ă©tĂ© faible en Espagne et il y avait une forte rĂ©ticence Ă  changer de modĂšle, l’impĂŽt progressif ayant des relents de socialisme ; du reste, l’on se souciait peu alors de redistribution des richesses[1347]. Les rĂ©formes fiscales de 1957 et 1964 ne modifieront pas substantiellement un rĂ©gime fiscal trĂšs rĂ©gressif et comportant de nombreuses failles. Les impĂŽts indirects par contre Ă©taient parmi les plus Ă©levĂ©s au monde[1348]. Le monde extĂ©rieur, l’occident capitaliste autant que le monde communiste, Ă©tait qualifiĂ© d’hostile au rĂ©gime et Ă  la culture espagnole vĂ©ritable, en considĂ©ration de quoi ĂȘtre aussi indĂ©pendant que possible ne cessera d’ĂȘtre un objectif crucial. La politique autarcique fut poursuivie jusqu’en 1959, mais sera rĂ©ajustĂ©e en deux phases successives. Comme la plupart des dictateurs du XXe siĂšcle, Franco croyait Ă  la primautĂ© du politique sur l’économique et pensait que l’État pouvait soumettre l’économie Ă  ses propres fins[1349].

Vers la fin de 1957, Luis Carrero Blanco mit sur la table un plan coordonnĂ© d’augmentation de la production nationale, qui tendait Ă  renforcer encore l’autarcie, au mĂ©pris du puissant courant venant d’Europe occidentale et poussant vers la coopĂ©ration internationale. Les nouveaux ministres de l’Économie et leurs collaborateurs Ă©taient au contraire beaucoup plus attirĂ©s par les opportunitĂ©s du marchĂ© international. À l’issue d’une phase initiale de rĂ©ticence, Franco se laissa convaincre par Navarro Rubio d’accepter un nouveau modĂšle afin d’équilibrer l’économie et de pĂ©renniser la prospĂ©ritĂ© de l’Espagne[1350]. Aussi, aprĂšs que le modĂšle autarcique a mis l’Espagne au bord de la faillite, le rĂ©gime avait-il fini par consentir — non sans le regimbement et l’opposition des secteurs phalangistes et de Franco lui-mĂȘme — Ă  ce que soit instaurĂ©e une lente libĂ©ralisation de l’économie[1351] - [1352]. Les aides amĂ©ricaines, commencĂ©es aprĂšs la signature du traitĂ© bilatĂ©ral, avaient permis de faire face Ă  cette situation Ă©conomique critique[1351]. La chape du protectionnisme fut alors progressivement allĂ©gĂ©e : par listes successives, les interdictions d’exportation et d’importation furent levĂ©es, et les capitaux Ă©trangers invitĂ©s Ă  s’investir dans les secteurs dĂ©ficitaires, car ils bĂ©nĂ©ficiaient d’un rĂ©gime prĂ©fĂ©rentiel, dĂ©rogeant du droit commun trĂšs protecteur pour les entreprises nationales[1353]. Au dĂ©but de la dĂ©cennie 1960, les rĂ©formes Ă©conomiques des technocrates commencĂšrent Ă  porter leurs fruits, ce qui conforta leur position et entraĂźna un glissement progressif du pouvoir en leur faveur et aux dĂ©pens des phalangistes et, corollairement, une dissociation encore plus marquĂ©e entre le Caudillo et les affaires politiques quotidiennes[1354].

Le Plan de stabilisation, Ă©laborĂ© en 1959 sous la supervision du FMI et de l’OCDE, marqua le dĂ©marrage dĂ©finitif de l’économie espagnole. L’Espagne, en Ă©change d’aides financiĂšres, adressa un mĂ©morandum au FMI, dans lequel elle s’engageait Ă  « adopter les mesures nĂ©cessaires pour mettre l’économie espagnole en condition de solvabilitĂ© et de stabilitĂ© Ă©conomique »[1355] - [1351]. Tout au long de la dĂ©cennie 1960, l’économie espagnole s’accrut Ă  un rythme annuel moyen de 7 %, en cela dĂ©passĂ© seulement par le Japon. Entre 1960 et 1966, la croissance espagnole, alors la plus forte au monde, dĂ©passa les 38 %, sous-tendant ce qui sera appelĂ© le « miracle Ă©conomique espagnol »[1356] - [1357]. Vers la fin de 1973, le revenu par tĂȘte avait franchi la barre des 2 000 dollars, chiffre que LĂłpez RodĂł avait retenu comme seuil Ă  franchir avant que la dĂ©mocratie puisse prendre pied en Espagne. En revenu rĂ©el, c’était le mĂȘme revenu que celui qu’avait eu le Japon quatre ans auparavant[1358]. Il est vrai que l’Espagne partait d’un niveau trĂšs bas et avait Ă©tĂ©, avec la GrĂšce et le Portugal, l’un des pays les plus pauvres d’Europe, avec un revenu par tĂȘte infĂ©rieur mĂȘme Ă  quelques pays latino-amĂ©ricains[1359].

Plaque du ministĂšre du Logement. La construction de logements sociaux fut stimulĂ©e pendant l’époque franquiste.

Si certes l’Espagne se trouva exclue du processus de reconstruction europĂ©en, qui avait commencĂ© dĂšs la fin de la Seconde Guerre mondiale et englobait les dĂ©cennies concernĂ©es, et si elle ne fut donc pas pleinement associĂ©e au progrĂšs Ă©conomique des pays environnants[1360], il Ă©tait inĂ©vitable qu’elle aussi bĂ©nĂ©ficie de la croissance forte et soutenue gĂ©nĂ©rĂ©e par ledit processus et que le contexte Ă©conomique international soit aussi un facteur dĂ©terminant pour l'Ă©conomie espagnole[1361]. La croissance espagnole fut en partie tributaire de l’expansion Ă©conomique des États environnants et des retombĂ©es de celle-ci, dont notamment l’entrĂ©e de capital Ă©tranger, l’afflux de touristes, et les entrĂ©es de devises provenant des Espagnols Ă©migrĂ©s (l’émigration permanente concernait plus de 800 000 Espagnols, auxquels s’ajoutaient autant d’émigrants temporaires). Les entrĂ©es de devises provenant de l’émigration atteignaient un montant proche de 6 000 millions de dollars (soit 12 % des recettes du pays en provenance de l’étranger)[1362]. Les apologistes du franquisme revendiquent cette croissance en la prĂ©sentant comme une consĂ©quence directe de l’action gouvernementale, quand en rĂ©alitĂ© celle-ci n’a Ă©tĂ© dĂ©terminante que dans la mesure oĂč, pour tirer avantage de la vague de croissance en Europe, le gouvernement sut se rĂ©soudre Ă  Ă©liminer l’ensemble des lois, ordonnances et institutions qui avaient Ă©tĂ© crĂ©Ă©es dans la pĂ©riode autarcique[1363]. Ce dĂ©veloppement, dĂ©sordonnĂ© par certains aspects, et l’exode rural favorisĂšrent l’apparition de bidonvilles autour des grandes villes. Les taux de croissance Ă©conomique Ă©levĂ©s ne s’accompagnaient pas d’une crĂ©ation d’emploi subsĂ©quente — la nĂ©cessitĂ© d’industrialiser le pays tendait Ă  privilĂ©gier la hausse du facteur capital face au facteur travail —, et ce fut l’émigration vers l’Europe qui permit d’éviter que la faible capacitĂ© Ă  crĂ©er de l’emploi ne se traduise par une augmentation du taux de chĂŽmage[1364].

Franco et Carmen Polo (probablement vers 1960).

Les efforts pour rĂ©percuter la croissance sur le niveau de vie des Espagnols finirent par suivre, d’une part parce que la justice sociale avait Ă©tĂ© constamment invoquĂ©e par Franco depuis 1961, et d’autre part pour des motifs Ă©conomiques, le dĂ©veloppement industriel ne pouvant se faire sans renforcer le marchĂ© intĂ©rieur[1356]. Bien qu’une partie des ressources normalement destinĂ©es Ă  moderniser l’économie se soient retrouvĂ©es dans l’escarcelle de personnes proches du pouvoir, il apparaĂźt nĂ©anmoins qu’une bonne partie de la population bĂ©nĂ©ficia d’une amĂ©lioration de son niveau de vie[1365] ; la hiĂ©rarchie catholique, mais aussi les phalangistes, tentaient en effet d’obtenir que la prospĂ©ritĂ© bĂ©nĂ©ficie aussi aux plus dĂ©favorisĂ©s. Les manifestations ouvriĂšres reçurent l’appui des membres les plus en vue de la Phalange et mobilisĂšrent aussi de nombreux ecclĂ©siastiques, suivant en cela l’encyclique Mater et Magistra. Dans le domaine du bĂątiment p. ex., on n’avait, depuis la fin de la Guerre civile, rĂ©alisĂ© que quelque 30 000 logements chaque annĂ©e pour une population qui s’était accrue de 300 000 individus par an. Un conflit Ă©clata entre JosĂ© Luis Arrese, porte-voix des thĂ©ories sociales du Mouvement et ministre du Logement, qui proposait la construction d’un million de logements sociaux, et Navarro Rubio, pour qui cette proposition Ă©tait incompatible avec la politique Ă©conomique qu’il menait alors. Franco ayant pris fait et cause pour Navarro Rubio, Arrese fut contraint de dĂ©missionner[1366]. En , pendant un voyage en Andalousie, le gouverneur civil de la province de SĂ©ville, Hermenegildo Altozano Moraleda, emmena Franco voir un bidonville, dont le chef de l’État resta horrifiĂ©, claire dĂ©monstration de sa mĂ©connaissance des rĂ©alitĂ©s du pays[1367] - [1368] - [1369]. Le , de retour Ă  Madrid, il en parla Ă  PacĂłn, ajoutant que l’attitude des grands propriĂ©taires andalous Ă©tait rĂ©voltante car ils laissaient crever de faim les journaliers affectĂ©s par un Ă©prouvant chĂŽmage saisonnier[1370]. En tous cas, il exige de ses ministres, en particulier de Navarro Rubio, de trouver les moyens d’y remĂ©dier[1371].

La croissance dĂ©sĂ©quilibrĂ©e occasionna les mĂȘmes malaises sociaux que dans les autres pays industrialisĂ©s, mais plus criants, et la revendication sociale Ă©tait empĂȘchĂ©e de s’exprimer par la chape gouvernementale. Le dĂ©cret sur le banditisme de considĂ©rait les « actes de subversion sociale » comme des actes de rĂ©bellion militaire, de mĂȘme que les arrĂȘts de travail, grĂšves, sabotages et autres actes analogues, quand ils ont des buts politiques et causent de graves troubles de l’ordre public[1372]. Ce dispositif rĂ©pressif permettait Ă  Franco de refuser longtemps toute amĂ©lioration sociale. Si dans le reste de l’Europe, on Ɠuvrait depuis 1945 Ă  mettre en place des mĂ©canismes et des institutions propres Ă  universaliser la protection sociale, en Espagne en revanche, ce ne sera pas avant 1963, avec la promulgation de la loi sur les Bases de la sĂ©curitĂ© sociale, qu’un authentique systĂšme de sĂ©curitĂ© sociale commencera timidement Ă  ĂȘtre instaurĂ©[1373]. La mise en place de ce systĂšme s’accĂ©lĂ©ra par la suite, jusqu’à englober les paysans Ă  partir de 1964, tandis que son Ă©ventail de services s’élargit considĂ©rablement. Finalement, en 1971, les petits commerçants et travailleurs indĂ©pendants y furent intĂ©grĂ©s Ă©galement, et le systĂšme se fit universel l’annĂ©e suivante[1374]. Son instauration, bien qu’elle se soit faite sans une concomitante rĂ©forme fiscale qui l’eĂ»t dotĂ©e des moyens nĂ©cessaires, et malgrĂ© l’inefficacitĂ© de la gestion des ressources de l’État, reprĂ©sente une importante avancĂ©e en matiĂšre de protection sociale, et en 1973, quatre Espagnols sur cinq bĂ©nĂ©ficiaient d’une couverture mĂ©dicale. Ces rĂ©formes n’étaient pas tant une concession du franquisme qu’une conquĂȘte du monde du travail, facilitĂ©e par la situation de faiblesse oĂč se trouvait alors le rĂ©gime[1375]. En fut adoptĂ© Ă©galement le principe d’un salaire minimum[1265].

Il y eut une montĂ©e en puissance du militantisme ouvrier, principalement autour des Commissions ouvriĂšres (CC.OO.), qui surgirent non comme un syndicat Ă  proprement parler, mais comme une plateforme syndicale, impulsĂ©e par le Parti communiste qui, s’appuyant sur un rĂ©seau clandestin, utilisait les structures du syndicat vertical pour porter les revendications Ă  la rue, en tentant ainsi d’opĂ©rer une mobilisation de masse ; d’autres centrales syndicales commençaient aussi Ă  se faire actives, comme p. ex. l’USO et l’UGT[1376]. Les multiples grĂšves, impliquant 1 850 000 ouvriers entre 1962 et 1964, sont la traduction de l’influence croissante des syndicats clandestins et d’un syndicalisme spontanĂ©iste, oĂč s’exerçait l’influence de phalangistes, de noyaux communistes, de catholiques progressistes (notamment de l’Action catholique ouvriĂšre), et surtout des CC.OO.[1377] La mobilisation revendicative de la classe ouvriĂšre et la lente conversion antifranquiste du nouveau mouvement ouvrier espagnol furent le plus grand dĂ©fi qu’eut Ă  affronter le rĂ©gime de Franco dans la dĂ©cennie 1960[1378].

Inauguration de l’Instituto Nacional de Investigación y Tecnología Agraria y Alimentaria (INIA) par Franco en 1954.

L’agriculture commença Ă  recevoir plus d’attention dans les annĂ©es 1950, et de fait, quelques efforts positifs furent entrepris dans ce domaine, notamment une augmentation du budget agricole. Plus de 800 mille hectares furent reboisĂ©s, prĂšs de 300 mille hectares de marais assĂ©chĂ©s, et les lois sur le remembrement, prĂ©voyant notamment de regrouper les minifundios improductives, commençaient Ă  porter leurs fruits[1368] - [1379]. La reforestation extensive en Espagne fut l’un des projets les plus ambitieux de ce type dans le monde, et dans la dĂ©cennie 1970, Franco parvint Ă  transformer pour une bonne part le paysage dĂ©solĂ© qui l’avait tant surpris quand il voyagea pour la premiĂšre fois Ă  travers l’Espagne centrale en 1907. L’amĂ©nagement de lacs de retenue permit de multiplier par dix le volume des rĂ©serves d’eau du pays. De mĂȘme, l’irrigation connut une expansion considĂ©rable[1371]. L’Institut national de colonisation octroya des terres Ă  plus de 90 000 paysans, et Franco lui-mĂȘme investit une petite somme personnelle dans cette entreprise. Toutefois, la politique de cet institut n’eut que peu d’effet[1379].

ParallĂšlement au dĂ©veloppement Ă©conomique, il se produisait une modernisation de la sociĂ©tĂ©, qui la fit Ă©voluer d’une sociĂ©tĂ© agraire vers une sociĂ©tĂ© industrielle, avec notamment des progrĂšs dans l’instruction publique, grĂące auxquels le taux de scolaritĂ© passa Ă  90 % et l’analphabĂ©tisme put ĂȘtre abaissĂ©[1380]. En 1974, pour la premiĂšre fois dans l’histoire du pays, tous les enfants Ă©taient scolarisĂ©s dans l’enseignement primaire, y compris dans les zones montagneuses peu accessibles, et le nombre d’universitĂ©s fut multipliĂ© par deux. L’industrie de l’édition Ă©tait florissante, en partie grĂące Ă  la suppression de la censure a priori en 1966[1374]. Une autre avancĂ©e fut la timide intĂ©gration de la femme dans le monde du travail et dans l’enseignement[1380].

Les classes moyennes doublĂšrent presque leurs effectifs et les classes infĂ©rieures s’étaient rĂ©duites d’au moins un tiers ; en ce sens, l’objectif de Franco de crĂ©er une plus grande Ă©galitĂ© sociale fut atteint partiellement. En deux dĂ©cennies Ă  peine, l’Espagne changea fonciĂšrement, passant d’une sociĂ©tĂ© encore largement prolĂ©tarisĂ©e Ă  une sociĂ©tĂ© dotĂ©e d’une vaste classe moyenne[1358]. ParallĂšlement Ă  une augmentation du bien-ĂȘtre et une amĂ©lioration des infrastructures du pays, on constate aussi, favorisĂ©e par le contact avec l’extĂ©rieur, l’adoption de façons de vivre et de coutumes plus libĂ©rales : minijupe, cheveux longs chez les hommes, tenue vestimentaire dĂ©contractĂ©e, bikini, musique pop etc., en mĂȘme temps qu’à un changement dans les mƓurs sexuelles : la vente de pilules contraceptives dĂ©passa le million d’unitĂ©s en 1967[1381]. Ces transformations se rĂ©percutĂšrent sur la psychologie sociale et culturelle, avec comme consĂ©quence l’adoption de la mentalitĂ© matĂ©rialiste, de la sociĂ©tĂ© de consommation et de la culture de masse du monde contemporain occidental, effets collatĂ©raux de la rĂ©ussite Ă©conomique que le Caudillo ne souhaitait ni n’avait prĂ©vu[1382]. Les noyaux originels de soutien Ă  Franco pendant la Guerre civile, Ă  savoir les petites villes et la sociĂ©tĂ© rurale du Nord, allaient s’érodant lentement mais systĂ©matiquement. En dĂ©pit du maintien d’une censure, certes quelque peu relĂąchĂ©e, les influences Ă©trangĂšres s’insinuĂšrent en Espagne par le tourisme de masse, l’émigration Ă  grande Ă©chelle, et l’intensification des contacts Ă©conomiques et culturels, faisant que la sociĂ©tĂ© espagnole se trouvait exposĂ©e Ă  des styles et des comportements totalement contraires Ă  la culture traditionnelle[1383]. AprĂšs la mort de Franco, les nouveaux dirigeants dĂ©couvriront que la sociĂ©tĂ© et la culture sur lesquelles s’appuyait son pouvoir avaient pratiquement cessĂ© d’exister, en raison de quoi il Ă©tait totalement impossible que le rĂ©gime se perpĂ©tue[1384].

Politique extérieure

Fernando MarĂ­a Castiella s’appliqua Ă  dĂ©velopper une politique extĂ©rieure plus autonome, moins dĂ©pendante des États-Unis, et Ă  Ă©tablir Ă  cet effet, en matiĂšre Ă©conomique et culturelle, des relations plus Ă©troites et plus stables avec les pays d’Europe occidentale. Franco pour sa part Ă©tait opposĂ© Ă  l’idĂ©e d’une Europe unie et critiquait le concept d’« europĂ©isme » ; cependant son sens pragmatique lui ayant fait comprendre que l’Espagne devait faire sa demande d’adhĂ©sion, il finit par l’autoriser en 1962. Les pays de la CEE tinrent la dragĂ©e haute Ă  l’Espagne en invoquant des raisons politiques, mais en rĂ©alitĂ© leurs rĂ©ticences tenaient plus Ă  leur scepticisme sur le processus de libĂ©ralisation de l’économie espagnole, sur ses rĂ©glementations douaniĂšres, et sur son retard de dĂ©veloppement[1385].

Le gouvernement des États-Unis apparaissait, en comparaison du gouvernement prĂ©cĂ©dent, plus soucieux de maintenir de bonnes relations avec l'Espagne[1386]. Mais en mĂȘme temps, Franco laissait entendre que la dĂ©pendance Ă©conomique et politique de l’Espagne vis-Ă -vis des États-Unis n’impliquait pas un alignement total sur les positions amĂ©ricaines. Ses propos favorables Ă  Fidel Castro et Ă  son anti-impĂ©rialisme, Ă  la souverainetĂ© du peuple cubain, la dĂ©nonciation du risque d’embrasement du monde hispanique etc. donnaient un nouveau contenu au concept d’hispanitĂ©, concept jusque-lĂ  d’un lyrisme inoffensif, mais dĂ©sormais outil politique opĂ©rant. En affichant un anticolonialisme et un anticapitalisme de principe, Franco, note AndrĂ©e Bachoud, proposait un modĂšle aux pays qui cherchaient Ă  s’affranchir de la tutelle des deux superpuissances, et, brandissant sa propre trajectoire comme exemple Ă  suivre, se forgeait un personnage apte Ă  gagner la sympathie des pays d’AmĂ©rique latine, des pays arabes fraĂźchement dĂ©colonisĂ©s et des Africains[1387].

Franco monnaya l’indĂ©pendance de la GuinĂ©e et d’Ifni contre un accord de pĂȘche avec le Maroc et contre la crĂ©ation d’une province autonome au Sahara espagnol[1388] - [1389], mais n’avait en revanche pas l’intention de faire la moindre concession sur les villes de Ceuta et Melilla[1385], choisissant ainsi, parmi les deux tendances prĂ©sentes au sein de son gouvernement — celle de Castiella, partisan de l’ouverture, et celle de Carrero Blanco, hostile Ă  ce qu’il taxait de politique d’abandon —, la voie la plus rĂ©aliste, montrant par lĂ  sa capacitĂ© Ă  s’adapter et Ă  remettre en question des positions qui avaient Ă©tĂ© primordiales pendant une grande partie de sa vie[1388]. L’aspect le plus fĂącheux Ă©tait le soutien marquĂ© apportĂ© Ă  Hassan II par la politique amĂ©ricaine en Afrique du Nord. La vente par les États-Unis d’une importante quantitĂ© d’armes Ă  Hassan II amena le gouvernement espagnol Ă  protester, notamment Ă  travers une lettre personnelle de Franco au prĂ©sident Johnson[1390]. Dans le Sahara espagnol, le gouvernement, dans une tentative de court-circuiter le Maroc, reconnut le territoire comme une province d’Espagne et octroya aux habitants la nationalitĂ© espagnole et donc les mĂȘmes droits qu’aux autres Espagnols, y compris une reprĂ©sentation dans les Cortes. Franco cependant admit l’évidence : le Sahara en soi avait peu de valeur et ne prĂ©sentait d’intĂ©rĂȘt que dans le cadre d’une stratĂ©gie visant Ă  sauvegarder d’autres zones qui Ă©taient espagnoles depuis des siĂšcles et habitĂ©es par des Espagnols, Ă  savoir les Canaries et Ceuta et Melilla[1389].

L’annĂ©e 1964 marqua le dĂ©but de l’intĂ©gration lente, par petits pas, Ă  la CEE[1391]. En , le gouvernement espagnol signa avec le MarchĂ© commun un accord prĂ©fĂ©rentiel, trĂšs favorable aux exportations espagnoles, car ne mettant guĂšre en cause les tarifs douaniers protectionnistes[1392]. En dĂ©pit de ses sentiments contradictoires Ă  ce sujet, Franco s’en rĂ©jouit, car cela reprĂ©sentait une Ă©tape dĂ©cisive vers l’intĂ©gration Ă©conomique et consacrait sa politique de libĂ©ralisation et de croissance rapide[1393].

Pendant l’, le gouvernement amĂ©ricain fit parvenir Ă  Franco un mĂ©morandum classifiĂ© l’informant que les États-Unis comptaient faire obstacle Ă  la mainmise communiste sur le Vietnam, et requĂ©rant la participation symbolique de l’Espagne sous les espĂšces d’une assistance mĂ©dicale. Franco rĂ©pondit par une lettre au prĂ©sident Johnson, oĂč il lui prĂ©dit une dĂ©faite et lui reprĂ©senta que les États-Unis commettaient une erreur fondamentale en envoyant des troupes, alors que Ho Chi Minh, quoique staliniste, Ă©tait vu par beaucoup d’Espagnols comme un patriote et comme un combattant pour l’indĂ©pendance de son pays[1394]. En accord avec sa sensibilitĂ© tiers-mondiste, qu’il partageait avec beaucoup d’Espagnols[1391], il conseilla Ă  Johnson de ne pas s’engager dans cette guerre et de suivre une politique plus flexible et plus au diapason du monde complexe des annĂ©es 1960[1395]. Cependant Franco continuait de penser que les liens avec Washington Ă©tait l’épine dorsale de sa politique extĂ©rieure, pour des raisons de prestige, d’appui politique et de sĂ©curitĂ© internationale, mais aussi pour les avantages Ă©conomiques[1396].

DerniÚres années : le tardofranquisme

Au dĂ©but des annĂ©es 1970, la classe dirigeante du rĂ©gime se subdivisait en continuĂŻstes et immobilistes. Parmi les actions des immobilistes, il y eut notamment la tentative de remplacer, comme successeur de Franco, Juan Carlos par Alphonse de Bourbon, le promis de la petite-fille de Franco, le « prince bleu », qui avait la faveur de l’extrĂȘme droite, en particulier de l’épouse et du gendre de Franco[1337]. Les gouverneurs de province Ă©taient requis par le Mouvement d’accorder une importance moindre aux visites de Juan Carlos et de mettre en vedette celles d’Alphonse de Bourbon[1397].

Pendant que le gouvernement devait affronter Ă  la fois le Mouvement et les partisans d’une dĂ©mocratisation, Franco demeurait, par son passĂ© et son Ăąge, au-dessus de la mĂȘlĂ©e. L’épiscopat espagnol, tiraillĂ© entre fidĂ©litĂ©s politiques de longue date et soumission aux orientations papales, se rĂ©signa lentement Ă  se dĂ©solidariser du rĂ©gime et Ă  suivre Paul VI dans son projet de rĂ©conciliation nationale. Le gouvernement et Franco considĂ©raient les nouvelles orientations de l’Église comme « une attaque contre le rĂ©gime franquiste et contre la tradition multisĂ©culaire de la patrie »[1398]. En , dans une rĂ©union inĂ©dite, l’assemblĂ©e conjointe des Ă©vĂȘques et prĂȘtres demanda publiquement pardon pour les erreurs et les pĂ©chĂ©s commis durant la Guerre civile[1399]. Vicente Enrique y TarancĂłn, prĂ©sident de la ConfĂ©rence Ă©piscopale espagnole depuis 1971, prĂ©senta un vĂ©ritable cahier de revendications dĂ©mocratiques : abolition des tribunaux spĂ©ciaux, protection contre la torture, libertĂ©s syndicales, et reconnaissance des minoritĂ©s ethniques et culturelles[1400]. En outre, de nombreux prĂȘtres jeunes Ă©taient engagĂ©s dans des activitĂ©s politiques aux cĂŽtĂ©s de groupes d’extrĂȘme gauche, voire impliquĂ©s dans des actions violentes et de terrorisme, tels que celles de l’ETA, ce qui nĂ©cessita la crĂ©ation d’une prison spĂ©ciale, appelĂ©e « prison concordataire », oĂč les dĂ©tenus, conformĂ©ment au concordat, recevaient un traitement particulier[1401]. Franco manifesta son incomprĂ©hension pour cette « soumission [de l’Église] aux exigences du moment, inspirĂ©es par la franc-maçonnerie et le judaĂŻsme, les ennemis dĂ©clarĂ©s de l’Église et de l’Espagne »[1402]. En , Franco envoya au pape Paul VI une missive, rĂ©digĂ©e par Carrero Blanco et LĂłpez-Bravo, dans laquelle il relevait que l’hostilitĂ© croissante de l’Église envers son rĂ©gime n’avait pas empĂȘchĂ© « l’Église de faire un usage systĂ©matiquement pointilleux de ses droits civils, Ă©conomiques, fiscaux et concordataires, ainsi que le dĂ©montrent les 165 refus d’autorisation de procĂšs visant des ecclĂ©siastiques au cours des cinq derniĂšres annĂ©es, nombre de ces refus concernant des affaires trĂšs graves et comportant une vĂ©ritable complicitĂ© avec des mouvements sĂ©paratistes »[1403].

Chaque fois qu’il Ă©tait en difficultĂ© avec l’Église, Franco basculait vers sa cohorte personnelle, redoublant alors les dĂ©monstrations d’adhĂ©sion aux principes directeurs du Mouvement, « aujourd’hui plus actuels que jamais », et les rappels des temps hĂ©roĂŻques de la Croisade ; avec l’ñge, les axes forts de ses choix et de sa personnalitĂ© resurgissaient intacts, tels qu’ils Ă©taient dans les dĂ©buts de sa vie politique[1404]. Franco, Ă©crit AndrĂ©e Bachoud,

« raisonnait en termes d’engagements rĂ©ciproques passĂ©s et, dans une optique archaĂŻque d’union du trĂŽne et de l’autel, n’admettait pas la dĂ©fection du Saint-SiĂšge, qui remettait en question tout l’édifice institutionnel prĂ©vu par les diffĂ©rentes lois organiques. Cette rupture fut pour lui un effondrement, face auquel s’effaçait tout le reste [
]. L’attitude de l’Église fut l’une des raisons qui, ajoutĂ©es Ă  la maladie de Parkinson, allaient l’enfoncer dans une aboulie, dramatique surtout pour le gouvernement qui, confrontĂ© Ă  une crise qui atteint tous les secteurs de la vie publique, n’est plus en mesure d’intervenir, car devant attendre du vieil homme les dĂ©cisions qui ne venaient pas[1405]. »

En , Franco reçut la visite de Richard Nixon et de Henry Kissinger, visite qui renforça l’image de marque du chef de l’État Ă  l’intĂ©rieur et Ă  l’extĂ©rieur de l’Espagne, mais qui figure aussi le point de tolĂ©rance maximal des dĂ©mocraties occidentales envers le franquisme[1406]. Le mois suivant, il eut un entretien avec le gĂ©nĂ©ral Vernon Walters, Ă  qui le Caudillo parut « vieux et faible. Sa main gauche tremblait parfois avec tant d’intensitĂ© qu’il devait l’assujettir avec la droite. Parfois, il paraissait absent, d’autres fois il rĂ©agissait avec Ă -propos Ă  ce que nous traitions »[1407].

Deux mois aprĂšs la visite de Nixon, le procĂšs de Burgos, qui s’acheva par la condamnation Ă  la peine de mort de six membres de l’ETA, fit rĂ©gresser de trente ans la position internationale de l’Espagne dans le monde[1408]. La juridiction militaire apparaissait aux yeux de nombreux dĂ©mocrates espagnols et europĂ©ens, et aussi de l’Église espagnole, comme un archaĂŻsme. L’affaire eut une rĂ©percussion importante dans l’armĂ©e, une grande partie des officiers ne souhaitant plus assumer ce rĂŽle rĂ©pressif, pendant que d’autres, plus nombreux, retrouvaient la solidaritĂ© d’antan contre l’hispanophobie internationale et invitaient Franco Ă  une sĂ©vĂ©ritĂ© sans merci. Face Ă  de telles divergences, Franco convoqua immĂ©diatement un Conseil extraordinaire auquel pour la premiĂšre fois Juan Carlos fut conviĂ© ; aprĂšs une courte dĂ©libĂ©ration, il fut dĂ©cidĂ© de rĂ©pondre aux appels de l’armĂ©e et de suspendre l’Habeas Corpus[1409]. Les dĂ©bats Ă  l’ONU Ă  ce sujet eurent pour rĂ©sultat paradoxal de consolider le rĂ©gime franquiste[1410], et les durs du Mouvement (le Bunker) organisĂšrent le une manifestation de soutien Ă  Franco sur la place de l'Orient, dont le prĂ©texte Ă©tait de rĂ©pliquer Ă  la propagande anti-espagnole ainsi qu’à la contestation intĂ©rieure menĂ©e par l’opposition dĂ©mocratique, et qui rĂ©unit selon la presse espagnole 500 000 personnes ; mais ce fut en rĂ©alitĂ© — comme en tĂ©moignent certains slogans qui attaquaient directement le gouvernement, en particulier ceux de ses ministres qui appartiennent Ă  l’Opus Dei —, une dĂ©monstration de la capacitĂ© de mobilisation du Bunker au service de son dessein d’évincer des postes de pouvoir les technocrates et les continuĂŻstes[1411]. Quant Ă  Franco, il en Ă©tait confortĂ© dans sa conviction qu’il Ă©tait aussi indispensable Ă  l’Espagne que par le passĂ©, et dissuadĂ© de passer la main[1411]. Selon Fraga, l’image de Franco acclamĂ© par la multitude et sa dĂ©tĂ©rioration physique eurent, dans l’opposition dĂ©mocratique, l’effet paradoxal de retenir celle-ci de tenter de prĂ©cipiter sa chute, et, chez les membres du Bunker, celui de leur faire accepter que « tant que Franco vivrait, rien ne serait entrepris contre eux »[1412]. Entre-temps, Franco reçut des messages de plusieurs dignitaires Ă©trangers, dont aussi le pape Paul VI, qui sollicitaient des mesures de clĂ©mence[1413]. CĂ©dant peut-ĂȘtre Ă  l’appel de son frĂšre NicolĂĄs, ou trouvant peut-ĂȘtre opportun de dĂ©savouer le clan des durs, il rĂ©unit son Conseil des ministres le pour consultation, puis, fort de l’immense plĂ©biscite rendu Ă  sa personne[1400], dĂ©cida, aprĂšs que la majoritĂ© des ministres a votĂ© en faveur d’une commutation de la peine de mort[1414], et, en derniĂšre instance, devant l’insistance, principalement, de LĂłpez RodĂł et de Carrero Blanco, prĂ©occupĂ©s par les inĂ©vitables rĂ©percussions internationales[1415], de gracier les condamnĂ©s de Burgos. Dans son discours de fin d’annĂ©e, Franco s’ingĂ©nia Ă  expliquer les protestations internationales sous l’angle de son idĂ©e fixe de persĂ©cution : « La paix et l’ordre dont nous avons joui pendant plus de trente ans ont Ă©veillĂ© la haine chez les puissances qui ont toujours Ă©tĂ© l’ennemi de la prospĂ©ritĂ© de notre peuple »[1415].

Dans les annĂ©es 1970, les mobilisations ouvriĂšres et Ă©tudiantes tendaient Ă  se gĂ©nĂ©raliser. Certaines fractions politiques, telles que la DĂ©mocratie chrĂ©tienne, jusque-lĂ  proche du rĂ©gime, prenaient Ă  prĂ©sent position contre Franco ; il n’est jusque dans le phalangisme lui-mĂȘme que des groupes d’opposition n'Ă©mergeaient ; dans l’armĂ©e, une association clandestine, l’UniĂłn Militar DemocrĂĄtica (UMD), faisait de l’opposition, au dĂ©fi de la discipline militaire ; et la plus grande alliĂ©e, l’Église, apparaissait divisĂ©e. Pour achever de rendre la situation insoutenable, l’ETA et d’autres groupes terroristes multipliaient leurs actions. Franco rĂ©agit Ă  ces tensions en faisant un virage vers les positions immobilistes[1416]. Le , lors de la cĂ©lĂ©bration de l’anniversaire de sa nomination comme chef d’État, cĂ©lĂ©bration qui s’accompagnait de nouveaux rassemblements sur la Plaza de Oriente, Franco manifesta clairement son intention de ne pas se retirer. Dans la faction continuĂŻste, on commençait Ă  craindre la prĂ©visible perte des facultĂ©s physiques et mentales de Franco, risquant de survenir avant que la transmission des pouvoirs ne soit devenue effective[1417].

Le prĂ©sident du gouvernement Carlos Arias Navarro visitant le gĂ©nĂ©ral Franco pendant sa convalescence Ă  l’hĂŽpital universitaire La Paz Ă  Madrid.

Les derniĂšres annĂ©es de Franco illustrent l’extraordinaire difficultĂ© de Franco Ă  renoncer aux parcelles de pouvoir qu’il dĂ©tenait encore[1418]. En , Carrero Blanco lui remit un copieux rapport dans lequel il le pressait de nommer un prĂ©sident du gouvernement afin de prĂ©server ses propres forces et maintenir intact son prestige comme chef de l’État. Une autre proposition, de nature plus politique, Ă©tait d’autoriser dans le sein du Mouvement quelques associations politiques. LĂłpez RodĂł se chargea ensuite de prĂ©ciser les conditions de la succession, et le un dĂ©cret fut publiĂ© par lequel Ă©taient confĂ©rĂ©s Ă  Juan Carlos les pouvoirs qui lui revenaient en tant qu’hĂ©ritier officiellement dĂ©signĂ© au trĂŽne, ainsi qu’il Ă©tait stipulĂ© dans la Loi organique. Parmi ces pouvoirs figurait le droit d’assumer provisoirement les compĂ©tences du chef de l’État si Franco venait Ă  ĂȘtre dans l’incapacitĂ© physique d’exercer ses fonctions[1419].

Au dĂ©but de , ayant fini par accepter qu’il n’était plus en Ă©tat physique de diriger le gouvernement, Franco se rĂ©signa, sur les instances de LĂłpez RodĂł, Ă  consommer la sĂ©paration des fonctions de chef de l’État et de chef du gouvernement[1418], et mit donc en branle le mĂ©canisme destinĂ© Ă  dĂ©signer pour la premiĂšre fois un prĂ©sident de gouvernement. La loi spĂ©ciale des PrĂ©rogatives, votĂ©e le , institua le dĂ©doublement des fonctions de chef d’État et de prĂ©sident du gouvernement[1420]. La loi disposait que le Conseil du royaume prĂ©sente Ă  Franco une liste de trois noms, d’oĂč il devait en choisir un. Franco demanda que le nom de Carrero Blanco figure sur la liste, et le Conseil y ajouta les noms de Fraga et du phalangiste de la premiĂšre heure Raimundo FernĂĄndez-Cuesta. Le , Franco dĂ©signa officiellement Carrero Blanco prĂ©sident du gouvernement[1421]. Pour le reste, le nouveau cabinet Ă©tait l’Ɠuvre de Carrero Blanco, et le seul nom que Franco imposa Ă©tait celui de Carlos Arias Navarro, l’un des procureurs lors de la rĂ©pression Ă  Malaga en 1937, qui avait une rĂ©putation de dur et vint remplacer TomĂĄs Garicano Ă  l’IntĂ©rieur. La vice-prĂ©sidence Ă©chut Ă  Torcuato FernĂĄndez Miranda, ancien tuteur de Juan Carlos et ministre-secrĂ©taire du Mouvement, titre qu’il garda[1421]. La plupart des membres de l’Opus Dei, par contrecoup de l’affaire Matesa, furent exclus de la nouvelle Ă©quipe, Ă  l’exception de LĂłpez RodĂł, qui passa du ministĂšre du Plan aux Affaires Ă©trangĂšres. À l’instar de Franco, Carrero Blanco choisit de revaloriser le rĂŽle du Mouvement, aprĂšs les dĂ©convenues subies du cĂŽtĂ© du Saint-SiĂšge. La volontĂ© de Carrero Blanco de faire durer les institutions transparaĂźt dans le programme qu’il prĂ©senta aux Cortes le [1422], de sorte que la nomination de Carrero Blanco fut interprĂ©tĂ©e comme un signe d’immobilisme, dans le sens d’une continuation du franquisme aprĂšs Franco[1423].

Les facultĂ©s intellectuelles et l’endurance de Franco dĂ©clinaient. Depuis trois ans dĂ©jĂ , les rĂ©unions du Conseil, qui naguĂšre duraient jusqu’à une heure avancĂ©e de la nuit, s’abrĂ©geaient et parfois s’interrompaient dĂšs la fin de la matinĂ©e pour tenir compte de la fatigue du Caudillo. Ces trois derniĂšres annĂ©es, il n’était pas rare que Franco s’endorme en cours de dĂ©bat[1424] - [1301].

En 1973 Ă©clata la crise pĂ©troliĂšre mondiale, laquelle ne manqua pas d’affecter aussi l’Espagne. Le miracle Ă©conomique prit fin, cĂ©dant le pas Ă  une pĂ©riode de stagnation et de crise qui dura plus de dix ans. Cette annĂ©e-lĂ , les tensions sociales s’aggravĂšrent considĂ©rablement dans le pays : en avril, un grĂ©viste fut tuĂ© par la police Ă  Barcelone ; le , fĂȘte du Travail, un policier fut poignardĂ©. Le , Garicano, déçu par l’immobilisme du rĂ©gime, dĂ©missionna. Franco chargea Carrero Blanco de former un nouveau gouvernement, dont la composition dĂ©note un durcissement du rĂ©gime : FernĂĄndez-Miranda en fut nommĂ© vice-prĂ©sident, en plus de secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Mouvement ; LĂłpez RodĂł passa aux Affaires extĂ©rieures, ce qui Ă©tait considĂ©rĂ© comme un « exil » ; deux phalangistes de la ligne dure, JosĂ© Utrera Molina et Francisco Ruiz-Jarabo, se virent confier le portefeuille du Logement et de la Justice, respectivement ; et Arias Navarro fut nommĂ© ministre de l’IntĂ©rieur[1425].

Le , au moment oĂč se dĂ©roulait le dĂ©nommĂ© ProcĂšs 1001, dans lequel comparaissaient dix responsables syndicaux des Commissions ouvriĂšres et qui se voulait exemplaire, l’ETA assassina dans un spectaculaire attentat le prĂ©sident du gouvernement et principal appui de Franco, Carrero Blanco[1426] - [1422]. Franco apprit la nouvelle d’abord avec son habituel stoĂŻcisme, mais ne tarda pas Ă  s’abĂźmer[1427], dĂ©clarant : « Ils m’ont coupĂ© le dernier lien que m’unissait au monde »[1428]. Franco apparaĂźt aux yeux de tous bouleversĂ© et dĂ©semparĂ© Ă  la fois, en proie Ă  des Ă©motions irrĂ©pressibles[1429], et faisait montre en privĂ© d’un complet abattement. Lors des funĂ©railles, qui eurent lieu en l’église Saint-François-le-Grand, Franco s’effondra en larmes, et l’enregistrement de la scĂšne par la tĂ©lĂ©vision permit pour la premiĂšre fois aux Espagnols de voir pleurer le Caudillo[1427].

FernĂĄndez-Miranda exerça la prĂ©sidence par intĂ©rim, mais, considĂ©rĂ© par Franco avant tout comme un intellectuel et un partisan de l’ouverture, et rejetĂ© unanimement par la vieille garde du rĂ©gime[1430], il n’entrait pas en ligne de compte pour succĂ©der Ă  Carrero Blanco et ne figura pas sur la liste des trois prĂ©sidentiables soumis au chef de l’État[1429]. Franco penchait pour Alejandro RodrĂ­guez de ValcĂĄrcel, mais celui-ci dĂ©clina l’offre. Un autre candidat envisagĂ©, Pedro Nieto AntĂșnez, homme de pleine confiance, mais ĂągĂ© et presque sourd, sans expĂ©rience politique, en outre impliquĂ© dans un scandale immobilier, fut vivement repoussĂ© lors d’une rĂ©union du Conseil national du Mouvement. Le choix finit par tomber sur Arias Navarro, d’une loyautĂ© Ă©prouvĂ©e, catholique strict, bon administrateur, instruit, propriĂ©taire d’une vaste bibliothĂšque, et fort d’une longue expĂ©rience au service du rĂ©gime[1431]. En Espagne, une thĂ©orie circule selon laquelle Franco, se laissant influencer par la camarilla du Pardo — terme qui englobait des personnalitĂ©s comme Carmen Polo, Villaverde, Vicente Gil, etc. —, dĂ©cida de poursuivre la ligne dure et fit porter son choix sur Arias Navarro[1432] - [1418]. Le public acquit le sentiment que le Caudillo Ă©tait fortement dominĂ© par sa femme, trĂšs amie avec la femme d’Arias Navarro, et plus largement par sa famille, alors que Juan Carlos en revanche ne fut pas consultĂ©[1433]. Selon d’autres auteurs, ladite camarilla ne formait pas un groupe soudĂ©, et la dĂ©cision fut prise par Franco lui-mĂȘme[1434]. Cette dĂ©signation du remplaçant de Carrero Blanco sera l’ultime dĂ©cision politique importante de Franco[1435]. La croissante propension de Franco Ă  sangloter accrĂ©ditait la conviction de la classe politique qu’il avait perdu une grande partie de son autonomie d’apprĂ©ciation et de dĂ©cision[1436].

Le nouveau gouvernement constituĂ© le et prĂ©sentĂ© aux Cortes en fĂ©vrier sera le dernier de l’ùre Franco. Mis sur pied avec les restes du noyau dur du rĂ©gime, sa composition diffĂ©rait fort de l’équipe antĂ©rieure, vu que moins de la moitiĂ© des ministres de Carrero Blanco gardĂšrent leur poste. Franco se contenta de nommer les trois ministres militaires, insistant seulement qu’Antonio Barrera de Irimo fĂ»t maintenu Ă  l’Économie et qu'Utrera Molina devĂźnt ministre du Mouvement. Abstraction faite des trois ministres militaires, ce fut lĂ  le premier cabinet totalement civil de l’histoire du rĂ©gime. Arias Ă©carta plusieurs membres de l’Opus Dei et leurs plus proches collaborateurs, y compris, au regret de Franco, LĂłpez RodĂł. Les membres de la nouvelle Ă©quipe Ă©taient des bureaucrates pragmatiques, le seul doctrinaire Ă©tant Utrera Molina[1437].

Paradoxalement, l’action d’Arias déçut la ligne dure, dĂšs que les problĂšmes politiques et sociaux complexes de l’Espagne eurent contraint le nouveau gouvernement Ă  mettre en Ɠuvre plusieurs rĂ©formes[1438]. Le , Arias prononça un discours dans lequel il affirma que « la responsabilitĂ© de l’innovation politique ne peut reposer uniquement sur les Ă©paules du Caudillo », et annonça d’emblĂ©e la libĂ©ralisation de la vie publique — posture connue sous le nom de l’esprit du 12 fĂ©vrier, qui le mit en contradiction avec le Bunker[1439] - [1436]. Il promit en particulier une nouvelle loi sur les gouvernements locaux, qui disposerait que les maires et dĂ©putĂ©s provinciaux soient Ă©lus au suffrage direct, la mise en chantier d’une nouvelle loi sur le travail prĂ©voyant une plus grande « autonomie » pour les travailleurs, et un nouveau statut des associations au sein du Mouvement[1440]. Le nouveau titulaire du portefeuille de l’Information et du Tourisme, PĂ­o Cabanillas Gallas, assouplit encore la censure[1437]. Le nouveau gouvernement procĂ©da Ă  des nombreux changements de personnel dans les hautes fonctions de l’administration, remplaçant en l’espace de trois mois 158 hauts fonctionnaires nommĂ©s par les technocrates des gouvernements antĂ©rieurs[1441]. Tout cela ne laissait d’inquiĂ©ter Franco, qui y voyait une attaque « contre la doctrine essentielle du rĂ©gime »[1436], quand mĂȘme Arias prenait soin d’agir avec mesure[1440].

En , au lendemain de la chute de la dictature portugaise, oĂč une faction de l’armĂ©e avait dĂ©clenchĂ© une rĂ©volution socialiste, le secteur dur du rĂ©gime s’empressa de renforcer ses positions, en s’assurant les postes clef dans le commandement militaire[1442]. Ladite rĂ©volution dĂ©concerta Franco, compte tenu que les forces armĂ©es dans leur ensemble Ă©taient la seule institution de l’État Ă  se maintenir ferme et unie. Le pire Ă©tait la profusion dans la presse espagnole d’articles favorables au coup d’État au Portugal et aux rĂ©formes progressistes[1443]. À la suite du coup de force avortĂ© de au Portugal (dit aussi rĂ©volte de Tancos), AntĂłnio de SpĂ­nola sollicita l’intervention espagnole, en vertu des clauses de dĂ©fense mutuelle du vieux pacte IbĂ©rique, intervention demandĂ©e Ă©galement par Henry Kissinger. Toutefois Franco refusa d’intervenir, allĂ©guant que le gouvernement portugais antĂ©rieur avait annulĂ© le pacte, tout en rassurant Kissinger quant Ă  la non viabilitĂ© du tournant radical de la rĂ©volution portugaise[1444].

En 1974 l’agitation ouvriĂšre s’intensifia, avec un nombre record de grĂšves, dont la presse, de moins en moins soumise et contrĂŽlĂ©e, rendait compte[1445]. En mars, l’anarchiste catalan Salvador Puig i Antich et le dĂ©linquant de droit commun Heinz Chez furent condamnĂ©s et exĂ©cutĂ©s malgrĂ© une mobilisation internationale pour leur grĂące[1446]. Ces exĂ©cutions successives dĂ©cidĂ©es par un dictateur moribond horrifiĂšrent le monde dĂ©mocratique et rejetĂšrent le gouvernement Arias Navarro dans l’isolement[1447].

DĂ©but , Franco contracta une thrombose veineuse profonde, qui, au jugement de Vicente Gil, nĂ©cessitait une hospitalisation. Avant de quitter le Pardo, le Caudillo ordonna Ă  Arias et Ă  ValcĂĄrcel de prĂ©parer les documents et de garder prĂȘt le dĂ©cret de transfert des pouvoirs en accord avec la Loi organique, quoique sans requĂ©rir de mettre ledit dĂ©cret en marche[1448] - [1449]. MalgrĂ© une hĂ©morragie gastrique[1448], Franco rassembla ses derniĂšres Ă©nergies pour demeurer aux commandes, et poussĂ© par ceux qui voulaient gĂ©rer au mieux de leurs intĂ©rĂȘts le temps qu’il lui restait Ă  vivre, se soumit aux diffĂ©rents traitements. L’annĂ©e 1974 sera un va-et-vient entre le Conseil des ministres et la salle d’opĂ©ration[1450].

Le gendre Villaverde s’opposa Ă  ce que l’on informe son beau-pĂšre de la gravitĂ© de son Ă©tat, afin d’empĂȘcher qu’il ne dĂ©lĂšgue ses pouvoirs Ă  Juan Carlos[1451]. Une altercation se produisit le aprĂšs que Franco a finalement autorisĂ© la passation de pouvoirs. Arias pĂ©nĂ©tra dans la chambre d’hĂŽpital de Franco pour lui remettre les documents de la passation, mais s’effaroucha Ă  l’idĂ©e de prĂ©senter l’affaire au Caudillo ; Gil s’offrit alors Ă  le faire, mais se heurta Ă  l’opposition de Villaverde, qui tenta de lui couper la route, obligeant Gil Ă  l’écarter rudement. Gil ensuite parla Ă  Franco sur un ton direct et dĂ©gagĂ© ; le Caudillo l’écouta puis, se tournant vers Arias, dit : « que la loi s’accomplisse, PrĂ©sident »[1451] - [1452].

Villaverde ayant exigĂ© la mise Ă  pied de Gil[1451] - [1453], celui-ci fut remplacĂ© par le docteur Vicente Pozuelo Escudero, qui s’empressa de rĂ©duire la dose d’anticoagulants, possible cause de l’hĂ©morragie, et ordonna un nouveau traitement, grĂące auquel l’état de Franco s’amĂ©liora promptement. À peine guĂ©ri Ă  la fin du mois, et autorisĂ© Ă  quitter l’hĂŽpital, il courut assister au Conseil des ministres, puis partit en convalescence tout le mois d’aoĂ»t dans son manoir de MeirĂĄs[1453], oĂč il fut pris en main par une nouvelle Ă©quipe de mĂ©decins constituĂ©e par Villaverde autour du Dr Pozuelo[1454].

Depuis le , Juan Carlos Ă©tait donc chef de l’État en exercice. Son premier acte Ă  ce titre fut de ratifier l’accord hispano-amĂ©ricain, cosignĂ© par Nixon aux États-Unis. En aoĂ»t, il prĂ©sida un Conseil des ministres au Pardo, en prĂ©sence de Franco, et un autre dans le manoir de MeirĂĄs. Entre-temps, Villaverde s’était Ă©rigĂ© en chef de famille et en une sorte de substitut de son beau-pĂšre. Il se concerta avec GirĂłn sur la meilleure maniĂšre de frustrer les plans du gouvernement et encourageait Franco, qui rĂ©cupĂ©rait avec rapiditĂ©, de reprendre ses fonctions dĂšs que possible[1455]. Franco, qui hĂ©sitait entre procĂ©der au couronnement de Juan Carlos ou rĂ©assumer ses pouvoirs, choisit la deuxiĂšme option, aprĂšs qu’il a reçu fin aoĂ»t un rapport (exagĂ©rĂ©) d’Utrera Molina rĂ©vĂ©lant les plans qui se tramaient visant Ă  dissoudre le Mouvement, Ă  en revenir aux partis politiques, et mĂȘme Ă  dĂ©clarer Franco physiquement et mentalement inapte, Ă  quoi s’ajoutaient des rumeurs sur des conversations tĂ©lĂ©phoniques entre Juan Carlos et son pĂšre ainsi que sur des contacts du prince avec des opposants politiques, y compris Santiago Carrillo. Le 1er septembre, au bout d’une Ă©clipse de 43 jours, Franco se mit en contact avec Arias pour lui communiquer laconiquement qu’il Ă©tait guĂ©ri et qu’il reprenait les rĂȘnes du pouvoir[1456].

Pozuelo, chargĂ© de la rĂ©Ă©ducation physique de Franco, voulut au cours de ces semaines amener le Caudillo Ă  prĂ©parer ses mĂ©moires, et dans un premier temps Franco accĂ©da Ă  cette requĂȘte. Pozuelo enregistra les conversations sur bande magnĂ©tique, que sa femme ensuite transcrivait. Le rĂ©cit autobiographique ne va pas au-delĂ  de l’annĂ©e 1921, Franco ayant, pour des raisons inconnues, abandonnĂ© le projet. Le texte dĂ©montre que chez Franco l’idĂ©e d’ĂȘtre un instrument de la divine providence ne s’était pas estompĂ©e : « dans ce que je fais, je n’ai pas le moindre mĂ©rite, car j’accomplis une mission providentielle, et c’est Dieu qui m’aide. Je mĂ©dite devant Dieu, et en gĂ©nĂ©ral, les problĂšmes se rĂ©solvent d’eux-mĂȘmes pour moi »[1445].

Arias convoqua une confĂ©rence de presse le oĂč il fit part de son intention de « poursuivre la dĂ©mocratisation du pays Ă  partir de ses propres bases constitutionnelles, en vue d’élargir la base sociale de participation et dans la perspective d’enracinement de la monarchie », vĂ©ritable dĂ©claration de guerre pour les ultras. Le , Franco, prĂ©occupĂ© par les dĂ©bats dans la presse sur les associations politiques et dĂ©sapprouvant la politique de communication, limogea le ministre Cabanillas, suspect de libĂ©ralisme excessif. Utrera Molina, dernier vrai phalangiste restant dans le gouvernement, Ă©labora un projet de loi autorisant les associations politiques, mais seulement sous l’égide du Mouvement, et moyennant le respect de conditions strictes et complexes. Ce plan fut approuvĂ© par le Conseil national et promulguĂ© par Franco, puis approuvĂ© par les Cortes en . Franco Ă©tait conscient que son rĂ©gime s’effondrerait aprĂšs sa mort, mais voulait croire encore que les institutions, auxquelles les hommes de pouvoir Ă©taient liĂ©s par serment, perdureraient[1457].

Vers la fin de 1974, Franco prĂ©sentait des symptĂŽmes Ă©vidents de sĂ©nilitĂ© : il avait sans cesse la mandibule pendante et les yeux larmoyants, raison pour laquelle il se mit Ă  chausser des lunettes noires, et ses gestes Ă©taient devenus hĂ©sitants et spasmodiques. Selon Paul Preston, « ceux qui parlaient avec lui remarquaient qu’il avait perdu la capacitĂ© de penser logiquement »[1458]. À partir de ses 80 ans, il se sentait fatiguĂ© et inapte au travail pendant une bonne partie de la journĂ©e, et il Ă©tait rare qu’il eĂ»t quelque chose Ă  dire lors des rĂ©unions du Conseil des ministres. Pendant le dĂ©filĂ© de la Victoire de , il dut utiliser un siĂšge pliant pour feindre de se tenir debout durant la revue des troupes. Entre-temps, l’espoir que le gouvernement prenne l’initiative d’une plus grande ouverture s’était Ă©vanoui. Le cabinet Ă©tait divisĂ© et Franco, Ă  peine capable de le diriger, paraissait se satisfaire de l’immobilisme, tandis que l’opinion publique considĂ©rait Juan Carlos comme l’unique espoir de progrĂšs[1459].

La seule rĂ©ponse que put donner le gouvernement, figĂ© par la maladie de Franco, aux multiples problĂšmes de l’Espagne Ă©tait la rĂ©pression. AprĂšs que des conseils de guerre ont prononcĂ© cinq condamnations Ă  mort, le pape intercĂ©da pour obtenir leur grĂące. Dans la lettre, empreinte de respect et de dĂ©votion, que Franco adressa au pape, il lui exprima « ses regrets de n’avoir pu accĂ©der Ă  sa demande, parce que de graves raisons d’ordre intĂ©rieur s’y opposent »[1460]. La dĂ©mission du ministre du Travail Ă  propos du blocage d’une loi plus libĂ©rale sur les relations de travail provoqua la crise gouvernementale du [1461]. Le dernier gouvernement de Franco fut alors constituĂ©, dans lequel, comme principale innovation, faisait son entrĂ©e Fernando Herrero Tejedor, au poste de ministre-secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Mouvement[1462]. Arias, sachant que Franco n’avait d’autre choix que de cĂ©der, avait mis sa propre dĂ©mission dans la balance pour exiger le limogeage de deux ministres liĂ©s au Mouvement, dont Utrera Molina, pour les remplacer par des figures plus modĂ©rĂ©es. Pour la premiĂšre fois dans les annales du rĂ©gime, Franco dut cĂ©der, signe patent de l’affaiblissement de son autoritĂ©. Utrera vint prendre congĂ© au Pardo, oĂč Franco tomba en sanglots dans les bras du dernier ministre en qui il avait pleine confiance. Tejedor, homme d’ouverture, choisit pour secrĂ©taire le jeune Adolfo SuĂĄrez[1463].

Outre le conflit avec le Maroc Ă  propos du Sahara occidental, la question clef des derniers mois de la vie de Franco Ă©taient les nĂ©gociations avec les États-Unis sur un nouveau traitĂ© relatif aux bases militaires, la discussion portant sur la garantie de dĂ©fense mutuelle. Le , pour accĂ©lĂ©rer les pourparlers, le prĂ©sident amĂ©ricain Gerald Ford visita Franco, qui lui parut capable de se concentrer sur les sujets centraux et lui apparaissait plus alerte qu’en [1464]. Ford reçut un accueil moins chaleureux que ses prĂ©dĂ©cesseurs, et passa plus de temps avec le prince Juan Carlos qu’avec Franco, signal clair de ce que rĂ©servait l’avenir[1465].

DerniĂšres apparitions publiques

Franco et Juan Carlos en 1975.

À l’étĂ© de l’annĂ©e 1975, le sentiment de dĂ©litement du rĂ©gime Ă©tait gĂ©nĂ©ral[1466]. Franco Ă©tait dĂ©sormais Ă  l’arriĂšre-plan[1467], et la presse tĂ©moignait implicitement du lent glissement de Franco vers les coulisses du thĂ©Ăątre politique[1468]. Franco continuait Ă  prĂ©sider les Conseils des ministres mais, de l’aveu mĂȘme de LĂłpez RodĂł, ceux-ci n’étaient plus que formalitĂ© ; les ministres se rĂ©unissaient la veille, dĂ©battaient et prenaient leurs dĂ©cisions sous la direction du chef de gouvernement, de sorte que la prĂ©sence du Caudillo, le lendemain, ne servait qu’à les entĂ©riner[1469].

Le , le gouvernement durcit les peines pour terrorisme et, Ă  nouveau, transfĂ©ra la compĂ©tence pour de telles affaires aux tribunaux militaires, tandis que quatre jours plus tard, une nouvelle loi anti-terroriste entrait en vigueur, qui prescrivait la peine de mort pour le meurtre d’un policier ou de tout autre fonctionnaire[1470]. Le eurent lieu les ultimes exĂ©cutions du franquisme : cinq personnes au total (trois militants du FRAP et deux militants de l’ETA politico-militaire) furent exĂ©cutĂ©s par un peloton d’exĂ©cution, en application de sentences prononcĂ©es par quatre conseils de guerre. Six autres personnes avaient Ă©galement Ă©tĂ© condamnĂ©es Ă  mort, mais leur peine fut commuĂ©e en peine de rĂ©clusion par Franco[1471] - [1472]. Ces dĂ©cisions, opposĂ©es quant Ă  l’octroi de la grĂące, — celle de 1970 d’une part, celles de 1974 et 1975 d’autre part —, sont significatives de la dĂ©pendance du Caudillo Ă  l’égard de ses ministres[1467] et reflĂštent les luttes internes du rĂ©gime et les attitudes divergentes des ouverturistes et de ceux du Bunker ; en 1975, comme en 1974 et 1970, c’est la majoritĂ© du Conseil qui dĂ©cidait, et non plus Franco, qui se bornait Ă  « consulter »[1473]. Ces exĂ©cutions, les derniĂšres de la dictature franquiste, soulevĂšrent une vague de rĂ©probation, au-dedans et au-dehors du pays. Quinze pays europĂ©ens rappelĂšrent leur ambassadeur, et des protestations, voire des attaques eurent lieu contre les ambassades d’Espagne dans la plupart des pays europĂ©ens. En rĂ©action, la foule se rassembla le sur la place de l'Orient Ă  Madrid pour cĂ©lĂ©brer, pour l’ultime fois, l’anniversaire de l’accession au pouvoir du Caudillo, mais ne put qu’à peine l’entrevoir. VĂȘtu de l’uniforme de gala de capitaine gĂ©nĂ©ral des armĂ©es, et cĂŽtoyĂ© par sa femme, le couple princier et l’ensemble du gouvernement, Franco apparut au balcon, et lors de ce qui serait sa derniĂšre apparition publique rĂ©pĂ©ta devant la foule son discours de toujours, dĂ©nonçant derechef, d’une voix chevrotante, au milieu de la ferveur gĂ©nĂ©rale, le complot maçonnique de gauche contre l’Espagne et appelant Ă  la lutte contre « la subversion communiste-terroriste »[1474] - [1475].

Le , Franco ordonna Ă  son ministre des Affaires Ă©trangĂšres Pedro Cortina Mauri de signer le nouvel accord sur les bases militaires, et d’accepter grosso modo les conditions amĂ©ricaines, Franco ayant en effet compris que la prĂ©sente crise internationale pouvait lui valoir une nouvelle pĂ©riode d’ostracisme et cherchant Ă  s’en prĂ©munir par le maintien de solides relations avec Washington[1472].

La toute derniĂšre apparition de Franco eut lieu le , lors d’une cĂ©rĂ©monie Ă  l’Institut de culture hispanique, prĂ©sidĂ©e par Alphonse de Bourbon. Franco y contracta un refroidissement, au pire une lĂ©gĂšre grippe, mais en dĂ©pit des recommandations de ses mĂ©decins, ne voulut pas suspendre ses activitĂ©s, et subit une lĂ©gĂšre attaque cardiaque. Depuis lors, il Ă©tait entourĂ© jour et nuit d’une Ă©quipe mĂ©dicale composĂ©e de 38 spĂ©cialistes, aides soignants et infirmiers. Franco s’opposant Ă  une nouvelle hospitalisation, plusieurs piĂšces du Pardo furent amĂ©nagĂ©es en clinique[1476]. Le , il rĂ©digea son testament, qu’il confia Ă  sa fille Carmen et dont il devait ĂȘtre donnĂ© lecture au peuple espagnol aprĂšs sa mort[1475].

L’affaire du Sahara occidental amena le gouvernement Ă  se rĂ©unir au Pardo le . En dĂ©pit des conseils du docteur Pozuelo, Franco, raccordĂ© Ă  des cĂąbles et Ă  des capteurs par lesquels les mĂ©decins suivaient ses paramĂštres vitaux, prĂ©sida son dernier Conseil des ministres. La rĂ©union ne dura guĂšre plus de 20 minutes, et Franco prit Ă  peine la parole. MĂȘme Villaverde reconnut que le moment de la passation de pouvoir Ă©tait arrivĂ©, mais Franco, quand on lui annonça que les mĂ©decins dĂ©conseillaient la poursuite de toute activitĂ©, feignit la surprise et affirma se porter trĂšs bien, ce qui signifiait qu’il ne transfĂ©rerait le pouvoir qu’une fois en Ă©tat de complĂšte prostration[1477]. Fin novembre, son Ă©tat s’empira notablement, et Arias et ValcĂĄrcel se rendirent chez Juan Carlos pour lui proposer d’assumer le rĂŽle de chef de l’État, mais le prince refusa de s’y prĂȘter une nouvelle fois, si ce ne devait ĂȘtre qu’à titre temporaire[1475] - [1477].

Agonie et mort

Du 17 au 22 octobre, Franco souffrit d'une crise d'angine, d'athĂ©rosclĂ©rose, d'insuffisance cardiaque aiguĂ« et d'un ƓdĂšme pulmonaire[1478]. Le , l'Ă©vĂȘque de Saragosse apporta Ă  Franco la cape de la Vierge du Pilier et lui administra l'extrĂȘme-onction dans le bloc opĂ©ratoire improvisĂ© oĂč il Ă©tait soignĂ© dans le palais du Pardo[1479]. L'Ă©quipe de praticiens est dirigĂ©e par son gendre, le marquis de Villaverde[1478]. Le , son Ă©tat se dĂ©tĂ©riora plus avant, et le 30, aprĂšs un lĂ©ger infarctus et une pĂ©ritonite, Franco ordonna de mettre en Ɠuvre l'article 11 de la Loi organique et de transfĂ©rer tous les pouvoirs Ă  Juan Carlos. Des commentateurs doutent que le refus initial de transfert du pouvoir soient personnellement de la volontĂ© de Franco[1480]. DĂ©but novembre, Franco eut un nouvel Ă©pisode d'hĂ©morragie gastrique massive due Ă  un ulcĂšre peptique et fut opĂ©rĂ© (avec succĂšs) par une Ă©quipe de chirurgiens dans l'infirmerie du Pardo. À l'encontre de ses souhaits, Franco fut transportĂ©, sur indication de Villaverde, Ă  l'hĂŽpital de La Paz Ă  Madrid, oĂč il subit l'ablation de deux tiers de son estomac. La rupture d'une des sutures, cause d'une nouvelle hĂ©morragie avec pĂ©ritonite, nĂ©cessita une troisiĂšme opĂ©ration deux jours plus tard[1479] - [1481], suivie d'une dĂ©faillance multi-organique. Le , il subit une intervention pour la troisiĂšme et derniĂšre fois et, le 18, le docteur Hidalgo Huerta annonça qu'il s'abstenait dorĂ©navant d'opĂ©rer le malade, qui est dorĂ©navant placĂ© en « hibernation ». Le Ă  11 h 15, les tubes qui le raccordaient aux machines et le maintenaient en vie furent dĂ©branchĂ©s[1482], ce qui occasionna finalement la mort de Franco par choc septique Ă  4 h 20, le , Ă  l'Ăąge de 82 ans et aprĂšs 39 ans de rĂšgne sur l'Espagne[1483] - [1484]. La presse mondiale et les espagnols suivirent pendant un mois l'agonie du Caudillo. Les problĂšmes de successions et de la survie du rĂ©gime expliquĂšrent les moyens mĂ©dicaux employĂ©s, ultĂ©rieurement qualifiĂ©s d'acharnement thĂ©rapeutique[1478] - [1480]. Le dĂ©cĂšs fut annoncĂ© Ă  la presse au moyen d'un tĂ©lĂ©gramme rĂ©digĂ© par Rufo Gamazo, haut responsable des mĂ©dias auprĂšs du Mouvement national, tĂ©lĂ©gramme qui fut envoyĂ© vers 5 heures du matin et ne comportait que trois fois la phrase « Franco ha muerto » (« Franco est mort »)[1485]. À 6 h 15 du matin, la nouvelle fut diffusĂ©e pour la premiĂšre fois par la radio nationale, et le prĂ©sident du gouvernement, Carlos Arias Navarro, prononça Ă  dix heures du matin son fameux message tĂ©lĂ©visĂ© : « Espagnols
, Franco
 est mort »[1486].

Tombe de Franco dans la crypte de Valle de los CaĂ­dos (2005).

Il a Ă©tĂ© calculĂ© que pendant les 50 heures que la chapelle ardente installĂ©e dans la salle des Colonnes du palais d'Orient resta ouverte au public, entre 300 000 et 500 000 personnes, formant de longues files d'attente de plusieurs kilomĂštres, y vinrent manifester leurs derniers respects. Une foule importante suivit Ă©galement le cortĂšge funĂšbre, qui au dĂ©part de Madrid se rendit Ă  Valle de los CaĂ­dos, oĂč le corps de Franco fut inhumĂ© dans un tombeau majestueux jouxtant celui de JosĂ© Antonio Primo de Rivera. En revanche, seuls trois chefs d'État assistĂšrent aux obsĂšques : le prince Rainier de Monaco, le roi Hussein Ier de Jordanie, et le gĂ©nĂ©ral Augusto Pinochet du Chili[1487] - [1488]. Les États-Unis Ă©taient toutefois reprĂ©sentĂ©s par le vice-prĂ©sident en exercice Nelson Rockefeller[1489]. Trente jours de deuil national furent dĂ©crĂ©tĂ©s[1490].

AprĂšs sa mort, les mĂ©canismes de succession se mirent en marche et Juan Carlos — acceptant les conditions posĂ©es par la lĂ©gislation franquiste — fut investi roi d'Espagne[1491], mais accueilli avec scepticisme par les adeptes du rĂ©gime et rejetĂ© par l'opposition dĂ©mocratique. Dans la suite, Juan Carlos allait jouer un rĂŽle central dans le processus complexe de dĂ©mantĂšlement du rĂ©gime franquiste et de mise en place d'une lĂ©galitĂ© dĂ©mocratique[1491], processus connu sous l'appellation de « transition dĂ©mocratique espagnole ».

Exhumation du corps

L'exhumation et la relocalisation du corps de Francisco Franco ont Ă©tĂ© approuvĂ©es par le gouvernement de Pedro SĂĄnchez le 15 fĂ©vrier 2019[1492]. Initialement prĂ©vue avant le 1er mars 2019, elle a Ă©tĂ© retardĂ©e en raison d'une suspension prĂ©ventive par le juge JosĂ© Yusty Bastarreche[1493] - [1494], et plus tard Ă©galement Ă  titre conservatoire par le Tribunal suprĂȘme Ă  l'unanimitĂ©[1495]. Enfin, le 24 septembre 2019, le Tribunal suprĂȘme, rejetant le recours formĂ© par la famille, a entĂ©rinĂ© l'exhumation de Francisco Franco, ainsi que son enterrement dans le cimetiĂšre de Mingorrubio[1496].

Exhumation et reinhumation ont eu lieu le [1497].

Idéologie

Franco acquit plus de pouvoir que tout autre gouvernant en Espagne[786] - [787], et exerça ce pouvoir pour intervenir dans tous les domaines de la sociĂ©tĂ© espagnole. Cependant, comme l’a observĂ© Brian Crozier, « nul dictateur moderne n’a Ă©tĂ© moins idĂ©ologue »[1498], Franco se distinguant en effet surtout par son pragmatisme ; les diffĂ©rentes tendances qui l’appuyaient eurent tour Ă  tour un poids plus ou moins grand dans ses gouvernements au grĂ© des intĂ©rĂȘts du moment[1499]. Selon Javier Tusell, « l’absence d’une idĂ©ologie bien dĂ©finie permit [Ă  Franco] de basculer d’une formule dictatoriale Ă  une autre, s’inspirant du fascisme dans les annĂ©es 1940 et des dictatures dĂ©veloppementalistes dans la dĂ©cennie 1960 », au grĂ© de la conjoncture nationale et internationale[1500] - [1501].

Affiche nationaliste durant la guerre d'Espagne.

L’on ne sait rien des idĂ©es politiques qu’avait Franco dans sa jeunesse. Il ne laissera entrevoir que plus tard l’influence des formes les plus nationalistes et autoritaires du rĂ©gĂ©nĂ©rationnisme des premiĂšres annĂ©es du XXe siĂšcle[61]. Les conversations privĂ©es tĂ©moignent des certitudes Ă©lĂ©mentaires de Franco, fondĂ©es sur quelques convictions clefs, viscĂ©rales, immuables, et bien sommaires ; l’univers lui est d’une simplicitĂ© qu’a dĂ©montrĂ©e sa propre histoire, qu’il identifie Ă  celle de l’Espagne[1502]. Selon Alberto Reig Tapia, « politiquement et idĂ©ologiquement, Franco se dĂ©finit surtout par des traits nĂ©gatifs : antilibĂ©ralisme, antimaçonnisme, antimarxisme, etc. »[749]. À quelques exceptions prĂšs, il n’a pas Ă©tĂ© possible de trouver dans les nombreux tĂ©moignages publiĂ©s une pensĂ©e d’envergure, un projet politique qui suggĂšre la stature d’un grand homme ; tout au plus y perçoit-on quelques bonnes intuitions[1503]. Dans l’immobilitĂ© de sa pensĂ©e, il s’est voulu le gardien d’une Espagne archaĂŻque et se concevait comme la sentinelle du monde occidental et chrĂ©tien. Ces positions s’accompagnaient de la croyance qu’il avait Ă©tĂ© Ă©lu pour sauver l’Espagne de tous les « pĂ©rils ». Dans les derniers moments de sa vie, il renoua avec les discours sur les complots extĂ©rieurs judĂ©o-maçonniques et avec les professions de foi patriotique et religieuse dont il n’a jamais changĂ© la lettre ni l’esprit[1504]. La gloire de l’Espagne est la seule constance de ses propos ; pour le reste, il peut ĂȘtre tantĂŽt philosĂ©mite, tantĂŽt antisĂ©mite, prĂŽner une Ă©conomie national-socialiste puis une Ă©conomie libĂ©rale, passer d’un discours colonialiste Ă  un discours anti-colonialiste, etc.[1109]

Les sept annĂ©es que Franco a vĂ©cu sous la dictature de Miguel Primo de Rivera ont laissĂ© une empreinte durable sur sa pensĂ©e politique et offrent des points de repĂšre pour comprendre certaines de ses dĂ©cisions ultĂ©rieures[1505]. Il Ă©tait tributaire de Primo de Rivera pour la conception des institutions nationales et du parti unique : l’idĂ©e franquiste de rĂ©unir dans une assemblĂ©e « les classes reprĂ©sentatives, c’est-Ă -dire les universitĂ©s, l’industrie, le commerce, les travailleurs, en somme, toute l’Espagne qui pense et qui travaille » avait Ă©tĂ© formulĂ©e dĂšs 1924 et pris corps en 1926 dans un projet de parlement corporatif, regroupant les « reprĂ©sentants des diffĂ©rentes activitĂ©s, classes et valeurs » et comprenant aussi des membres de droit, recrutĂ©s parmi les Ă©vĂȘques, les prĂ©fets de rĂ©gions militaires, les gouverneurs de la Banque d'Espagne, ainsi qu’un certain nombre de hauts fonctionnaires de la magistrature ou de l’administration. En 1929, il complĂ©ta ce systĂšme corporatiste Ă  l’italienne par une constitution qui attribuait au roi un rĂŽle de premier plan sous la forme de pouvoirs lĂ©gislatifs et exĂ©cutifs et qui instituait un nouvel organe consultatif, le Conseil du royaume. En outre, Primo de Rivera Ă©tablit, sur l’exemple fasciste, une sorte de parti unique, l’Union patriotique, dont le programme, prĂ©figurant celui de Franco, Ă©tait antiparlementariste et articulait autour du concept de « dĂ©mocratie organique » les thĂšmes de la propriĂ©tĂ©, de la morale catholique, et de la dĂ©fense de l’unitĂ© de l’Espagne — tout cela, souligne AndrĂ©e Bachoud, servit plus tard de modĂšle Ă  Franco[1506]. Dans le domaine Ă©conomique, Primo de Rivera, dirigiste en mĂȘme temps que nationaliste, ne faisait pas de la propriĂ©tĂ© un absolu, mais la subordonnait aux nĂ©cessitĂ©s du progrĂšs et de la puissance Ă©conomique du pays, ainsi qu’aux impĂ©ratifs d’une plus grande justice sociale et de la stabilisation sociale par le dĂ©veloppement Ă©conomique[1507].

Revers d’une piĂšce de monnaie de cinq pesetas frappĂ©e en 1949, avec l’effigie de Franco et la lĂ©gende suivante : « FRANCISCO FRANCO CAUDILLO DE ESPAÑA POR LA G. DE DIOS» (littĂ©r. FRANCISCO FRANCO CAUDILLO D’ESPAGNE PAR LA G(RÂCE) DE DIEU)[1508]. Pour Franco, la monnaie Ă©tait « une expression de la souverainetĂ© »[1509].

Le franquisme Ă©tait, selon Hugh Thomas, « un systĂšme en lui-mĂȘme bien plus qu’une variĂ©tĂ© de fascisme ». Selon BartolomĂ© Bennassar, il Ă©tait un habile compromis entre le fascisme espagnol (le phalangisme), le catholicisme militant, le carlisme, le lĂ©gitimisme alphonsin, un capitalisme ultranationaliste (dans sa premiĂšre version) et un patriotisme de style bismarckien dans son rapport aux travailleurs. À la diffĂ©rence de Hitler ou de Mussolini, Franco n’avait pas liĂ© son sort Ă  celui d’un parti et ne permit pas Ă  la Phalange de jouer le rĂŽle d’un parti nazi ou fasciste ; c’est, affirme Bennassar, l’un des secrets de sa longĂ©vitĂ© politique[1501]. Son rejet du parlementarisme est notoire, y compris celui antĂ©rieur aux annĂ©es 1930[1510]. Dans les annĂ©es 1950, il manifesta son mĂ©pris pour les dĂ©mocraties soumises Ă  leurs opinions publiques, Ă  leurs intĂ©rĂȘts Ă©conomiques, et opposa l’affirmation des valeurs Ă©ternelles contre les errements libĂ©raux et dĂ©mocratiques[1122]. Dans sa conception de la dĂ©mocratie organique, il s’agissait de privilĂ©gier les cellules sociales — famille, corporations professionnelles, etc. — aux dĂ©pens de l’expression individuelle[1511].

AprĂšs sa victoire dans la Guerre civile, Franco s’employa d'abord Ă  instaurer en Espagne un État totalitaire de type fasciste ; c’était l’époque oĂč le fascisme italien et le national-socialisme allemand avaient la vogue. Pourtant, le rĂ©gime franquiste, mĂȘme dans sa premiĂšre dĂ©cennie d’existence, ne se confond pas avec le fascisme, mĂȘme si Franco laisse se dĂ©velopper un discours fasciste et ne rĂ©cuse pas ses liens idĂ©ologiques profonds avec Mussolini, et mĂȘme s’il a su estimer la force que lui donnait un parti unique. Il se montre assez rĂ©tif Ă  la personne et aux idĂ©es de JosĂ© Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange, mais saisit l’intĂ©rĂȘt d’assumer l’hĂ©ritage et les symboles de ce parti, pour s’assurer le contrĂŽle et l’appui de milices nombreuses et militantes. Mais il est plus enclin, par formation et par nature, Ă  imposer un ordre d’essence militaire, et Ă  chercher ses modĂšles plus loin dans le passĂ© de l’Espagne[1512]. Davantage que du corporatisme fasciste italien, c’est d’une nostalgie d’une Espagne archaĂŻque et souveraine soumise aux seules lois de Dieu que relĂšvent p. ex. sa conception d’une dĂ©mocratie organique ou son rĂȘve d’une solidaritĂ© hispano-amĂ©ricaine. Son modĂšle Ă©tait la monarchie des Habsbourg et, plus encore, le rĂšgne autoritaire et puissant des Rois catholiques[1513]. Du reste, le prĂ©tendu parti unique de Franco n’était qu’une fiction, car il n’est en rĂ©alitĂ© qu’un conglomĂ©rat de forces diffĂ©rentes et souvent opposĂ©es ; les monarchistes, de nombreux militaires en particulier, s’opposaient Ă  la Phalange, et l’Église disputait Ă  celle-ci le contrĂŽle de la sociĂ©tĂ© et surtout de la jeunesse ; et l’adhĂ©sion massive au catholicisme n’est pas compatible avec le fascisme classique. Franco arbitra entre ces forces en limitant les appĂ©tits de pouvoir de la Phalange[893]. En , Franco dĂ©clara : « Moi, je le sais bien, je n’ai jamais Ă©tĂ© fasciste et nous n’avons jamais luttĂ© pour la victoire de cet idĂ©al. J’ai Ă©tĂ© l’ami de Mussolini et de Hitler parce qu’ils nous ont aidĂ©s Ă  combattre les communistes »[1514].

Sa principale obsession concernait une supposĂ©e conspiration judĂ©o-maçonnico-communiste internationale contre les intĂ©rĂȘts de l’Espagne[1515]. Sa phobie de la franc-maçonnerie trouva Ă  s’exprimer notamment dans le recueil d’articles intitulĂ© MasonerĂ­a qu’il publia en 1952 sous le pseudonyme de Jakim Boor[1516]. Ces articles, mĂȘlant affirmations gratuites et sophismes, attribuait Ă  la franc-maçonnerie tous les malheurs de l’Espagne depuis la perte de son empire colonial jusqu’aux incendies d’églises de 1931, en passant par l’expulsion des JĂ©suites. Dans l’actualitĂ©, JosĂ© Giral, Trygve Lie, Paul-Henri Spaak, tous trois titulaires du 33e degrĂ©, Ă©taient prĂ©sentĂ©s comme des alliĂ©s des communistes[1517]. La responsabilitĂ© des loges est postulĂ©e Ă©galement dans la chute de la monarchie, et le premier gouvernement de la RĂ©publique est fait de « marionnettes maçonniques »[1518]. Il est Ă  noter que l’Église catholique avait condamnĂ© rĂ©solument la franc-maçonnerie dĂšs son apparition, et Ă  la fin du XIXe siĂšcle, LĂ©on XIII avait relancĂ© la haine anti-maçonnique dans son encyclique Humanum genus[1519]. Il est Ă  rappeler aussi que la franc-maçonnerie Ă©tait bien implantĂ©e en Galice (on y comptait Ă  la fin du XIXe siĂšcle prĂšs de mille adhĂ©rents, dont 28 % Ă©taient des militaires), oĂč elle s’était dĂ©veloppĂ©e dans les grandes villes, Ă  La Corogne surtout et Ă  un moindre degrĂ© Ă  Ferrol, qui comptait dix loges Ă  la fin du siĂšcle[1520] - [723]. Une faille se fera dans cette fixation anti-maçonnique aprĂšs l’établissement de bonnes relations avec les États-Unis, Ă  la suite de quoi il dut reconnaĂźtre que la plupart des francs-maçons agissaient de bonne foi, voire Ă©taient « bons » ; c’était dĂ©sormais le communisme qu’il percevait de plus en plus comme le vĂ©ritable mal[1369].

Une autre constance dans la pensĂ©e de Franco est l’idĂ©e d’un complot de l’étranger contre l’Espagne. Ainsi, pendant la Guerre civile, les rouges auraient Ă©tĂ© aidĂ©s par la France, la Grande-Bretagne et le monde entier (les Brigades internationales), mais sans que Franco fasse la moindre allusion Ă  l’aide de l’Allemagne et de l’Italie reçue par les nationalistes. Cela le conduisit Ă  Ă©tablir naturellement un parallĂšle entre 1898 (explosion du cuirassĂ© Maine) et 1936[1521]. Plus spĂ©cialement, il avait accumulĂ© au Maroc des rancunes contre la France. Il Ă©tait Ă©vident pour lui que certaines banques et des trafiquants avaient organisĂ© la contrebande d’armes Ă  destination du Maroc espagnol afin de fomenter et d’entretenir la rĂ©bellion. Mais il Ă©tend son grief contre l’Espagne elle-mĂȘme : « Le pays vit Ă  l’écart de l’action du Protectorat et considĂšre avec indiffĂ©rence le rĂŽle et les sacrifices de l’armĂ©e et de ces officiers pleins d’abnĂ©gation [
] »[1522]. Si Ă  ces phobies on ajoute son admiration pour tout ce qui relĂšve du monde militaire[1523] et son tenace sens religieux — aprĂšs sa nomination comme chef des insurgĂ©s, il prit un confesseur personnel, commençait la journĂ©e par une messe et priait un rosaire presque quotidiennement[1524] —, on a pu sans doute tracer les contours de son armature idĂ©ologique.

En matiĂšre Ă©conomique, Franco croyait en l’autarcie de l’Espagne, c’est-Ă -dire en la capacitĂ© de l’Espagne de se suffire, et dans le dirigisme d’État. DĂšs le dĂ©but de la Guerre civile, ses proclamations annonçaient la construction d’un nouvel ordre dans lequel l’économie serait organisĂ©e, orientĂ©e et dirigĂ©e par l’État. Dans cette logique, il impulsa la crĂ©ation de l’Institut national de colonisation en 1939, puis de l’Institut national de l’industrie (INI) en 1941[1525]. L’INI fut Ă  l’origine d’entreprises industrielles importantes (pĂ©trochimie, construction navale, centrales d’énergie, aluminium etc.), Ɠuvre Ă  laquelle Franco s’identifiait totalement, s’enthousiasmant pour les rĂ©alisations de l’INI et se plaisant Ă  assister aux inaugurations[1526].

En 1938, Franco Ă©tait dĂ©jĂ  convaincu d’ĂȘtre un instrument de la Divine Providence, douĂ© de pouvoirs particuliers[1527], et croyait Ă  sa prĂ©destination[1369]. La vision manichĂ©enne qu’il avait du monde et de l’Histoire le prĂ©disposait Ă  se considĂ©rer comme un homme providentiel, comme le « doigt de Dieu »[1528]. Les rĂ©fĂ©rences prĂ©coces Ă  son « ange gardien », son entĂȘtement Ă  garder prĂšs de lui la relique de la main de sainte ThĂ©rĂšse, tĂ©moignent de cette croyance en une mission providentielle, que ratifiait la rĂ©pĂ©tition de ses succĂšs[1529]. L’accumulation de menus coups de chance Ă  des moments dĂ©cisifs de sa vie avait Ă©tĂ© perçue par Franco comme une attention spĂ©ciale de la Providence[432]. Pendant ses annĂ©es au Maroc, le jeune lieutenant Franco s’était acquis une rĂ©putation d’invulnĂ©rabilitĂ©, jouant avec succĂšs le rĂŽle du trompe-la-mort[709], Ă  telle enseigne que ses troupes lui attribuaient la baraka. Le , l’opportune mort accidentelle du gĂ©nĂ©ral Amado Balmes lui donna un prĂ©texte plausible de se rendre Ă  la Grande Canarie. Ensuite, accidents, assassinats, exĂ©cutions concoururent Ă  l’élimination de ses rivaux potentiels[1530]. Ensuite, deux autres militaires de haut rang furent Ă©liminĂ©s : JoaquĂ­n Fanjul Ă  Madrid et Manuel Goded Ă  Barcelone, qui furent fusillĂ©s par les rĂ©publicains les 19 et , puis Emilio Mola dans un accident d’avion en 1937, Ă  la mort de qui Franco rĂ©agit d’ailleurs avec une froideur proche de l’indiffĂ©rence. Goded en particulier n’aimait guĂšre Franco, et ne se serait pas prĂȘtĂ© Ă  la manƓuvre qui fit de Franco le gĂ©nĂ©ralissime et en mĂȘme temps le chef de l’État[1531]. Sa victoire dans la Guerre civile lui servant de lĂ©gitimation de son pouvoir, il ne cessa de la cĂ©lĂ©brer en l’attribuant Ă  l’aide divine plutĂŽt qu’à celle de l’Axe, et renforça Ă  partir de cette conviction l’ancrage catholique de sa politique[1513]. Plus tard, dans ses discours de chef d’État, il se prĂ©sentera souvent comme « missionnĂ© », sauveur « par la grĂące de Dieu »[432]. Il s’érigea lui-mĂȘme en statue solitaire face Ă  l’Histoire[1532], et ira jusqu’à identifier la destinĂ©e de l’Espagne avec la sienne[1533] ; trĂšs tĂŽt en effet, dĂšs les annĂ©es de Saragosse (1928-1931), Franco fut enclin Ă  s’identifier Ă  l’Espagne, patrie objet du devoir et du sacrifice. DĂšs lors, il devenait le maĂźtre de ce devoir, le seul apte Ă  en dĂ©finir la nature et Ă  en fixer les obligations[1534]. Son tempĂ©rament narcissique devait l’amener bientĂŽt Ă  identifier la cause et le service de l’Espagne, avec sa propre cause, son propre service[1535].

La force et de la continuitĂ© de Franco s’explique en grande partie par la protection que lui apporta l’Église traditionnelle, qui lĂ©gitima son pouvoir Ă  l’intĂ©rieur et constitua la caution de sa moralitĂ© Ă  l’extĂ©rieur et garantissait la continuitĂ© du rĂ©gime[1536]. Le , Franco dĂ©clara, aprĂšs avoir rĂ©affirmĂ© les liens organiques entre l’Église et l’État, qu’il entendait « bannir l’esprit de l’EncyclopĂ©die jusqu’à ses vestiges »[1529]. De plus, en restant scrupuleusement fidĂšle Ă  la pensĂ©e officielle et invariable de l’Église, il n’eut plus Ă  craindre les alĂ©as du temps politique dans une sociĂ©tĂ© en constante Ă©volution[1537].

Personnalité et vie privée

Tout au long de sa dictature, Franco vécut dans le palais du Pardo avec sa famille.

Psychologie

Les pages Ă©crites par Franco avant ou aprĂšs la guerre et ses discours dĂ©notent un esprit bornĂ© ; l’absence de signes avant-coureurs de gĂ©nie contredit la finesse stratĂ©gique peu commune manifestĂ©e plus tard[1538]. Cependant, « n’en dĂ©plaise Ă  ses dĂ©tracteurs systĂ©matiques », Ă©crit Bennassar, Franco « Ă©tait un homme intelligent »[1539]. Il y avait une discordance entre son apparence physique et sa rĂ©putation militaire et politique. NĂ©anmoins, son autoritĂ© acquit durant la Guerre civile des dimensions authentiquement charismatiques ; le statut de Caudillo ne fut jamais dĂ©fini en thĂ©orie, mais se basait sur l’idĂ©e d’une lĂ©gitimitĂ© charismatique[1540].

Le jeune Franco Ă©tait de constitution fluette, au point qu’on l’appelait Cerillita, c’est-Ă -dire Allumette, ce qui expliquerait sa timiditĂ© d’alors. Sa voix, Ă  la fois douce et aiguĂ«, peu masculine, parfois criarde, qui produisait sans prĂ©avis une fausse note, aurait Ă©tĂ© le cauchemar de Franco dĂšs le collĂšge de Ferrol et l’une des principales raisons de son caractĂšre renfermĂ©[1541]. À TolĂšde, il n’avait probablement pas une grande confiance en lui-mĂȘme. Son pĂšre le tenait en petite estime, et ses camarades ne le prenaient ni pour un phĂ©nix, ni pour un chef, ni pour un amuseur, ni pour un macho enviable[1539]. Il n’avait reçu des autres aucun tĂ©moignage d’admiration ou de considĂ©ration qui pĂ»t le rassurer sur lui-mĂȘme, Ă  l’exception de sa mĂšre Pilar[1542]. Dans son court roman Raza, il donna libre cours Ă  ses frustrations secrĂštes sous le masque de la fiction[1543]. Son biographe, le psychiatre Enrique GonzĂĄlez Duro, est persuadĂ© qu’il nourrissait, Ă  partir d’une « vision hĂ©roĂŻque de l’histoire d’Espagne », des rĂȘves de gloire, des projets grandioses[1539], et qu’il en vint Ă  idĂ©aliser l’Espagne comme s’il s’agissait de sa vĂ©ritable et grande famille, puisque la sienne s’était brisĂ©e — forme de compensation en quelque sorte. La forte dĂ©votion Ă  l’égard de sa mĂšre, et le sentiment de protection qu’il lui voua, furent transmutĂ©s pour la premiĂšre fois en un nouvel idĂ©al de service envers la mĂšre-Patrie, transfert psychologique qui se serait produit Ă  TolĂšde[56]. Le quinquagĂ©naire Franco n’avait pas totalement digĂ©rĂ©, malgrĂ© ses succĂšs, les frustrations de l’adolescence et de la jeunesse[1518], et la Guerre civile lui permit non seulement de conquĂ©rir le pouvoir, mais aussi de crĂ©er un culte Ă  sa personne qui exacerba un narcissisme latent, enfin Ă©panoui[1544]. Au Maroc, ayant dĂ©couvert que le premier pouvoir est celui que l’on exerce sur soi-mĂȘme, il s’était entraĂźnĂ© Ă  l’impassibilitĂ©, au mĂ©pris apparent du danger ; il avait acquis un contrĂŽle absolu de son corps, Ă©ludĂ© les tentations de l’alcool, de l’amour vĂ©nal, acquis une inflexibilitĂ©, une cruautĂ© sans haine mais froide et insensible aux drames individuels. Il s’était aperçu que le pouvoir qu’il avait sur lui-mĂȘme Ă©tait en quelque sorte transmissible, car son autoritĂ© avait Ă©tĂ© trĂšs vite indiscutĂ©e, inspirant mĂȘme une sorte de crainte[1545]. Il apprit aussi Ă  camoufler sa timiditĂ© par une apparence de froideur et d’indiffĂ©rence, encore que, quand il Ă©tait dĂ©tendu et plus animĂ©, il fĂ»t aussi expansif que tout un chacun. Au long de sa vie, il Ă©tait, en ce qui concernait ses affaires personnelles, peu communicatif, mais sa froideur pouvait virer en une surprenante vivacitĂ© s’il se sentait Ă  l’aise. Une fois devenu dictateur, il utilisa la froideur et la mise Ă  distance comme outils de pouvoir[28]. Il n’imita sa mĂšre ni pour sa mansuĂ©tude et sa rĂ©signation, ni pour sa capacitĂ© d’indulgence et son aptitude Ă  travailler avec abnĂ©gation en faveur d’autrui, ni pour sa chaleur humaine, sa gĂ©nĂ©rositĂ© et sa charitĂ© chrĂ©tienne. Franco devint un adulte d’une austĂ©ritĂ© insigne, d’une grande maĂźtrise de soi et d’une imperturbable dĂ©termination, d’un grand respect pour la famille, la religion et la tradition, mais aussi une personne qui souvent se montrait froide, aride et implacable, d’une capacitĂ© limitĂ©e Ă  rĂ©pondre aux sentiments d’autrui, une personnalitĂ© susceptible de susciter admiration et respect, avec une surprenante habilitĂ© Ă  imposer son commandement, mais qui bornait sa chaleur humaine Ă  un petit cercle de proches parents et d’amis[40]. ImpassibilitĂ© (qu'elle soit voulue ou naturelle) devant tout imprĂ©vu et mĂ©fiance prĂ©dominent dans sa personnalitĂ©[1546]. Ses rapports avec le monde Ă©taient guidĂ©s par un code Ă©lĂ©mentaire dont les maĂźtres-mots Ă©taient rĂ©compense et chĂątiment, reconnaissance et rancune, services Ă  payer et offenses Ă  venger[1191].

Manipulation et art du dosage

PacĂłn Ă©crit que « le Caudillo joue avec les uns et les autres, il ne promet rien de maniĂšre ferme et, grĂące Ă  son habiletĂ©, dĂ©concerte tout le monde », et va jusqu’à prĂ©tendre que Franco a su ruiner les ambitions de Muñoz Grandes en le nommant exprĂšs ministre de l’ArmĂ©e : celui-ci se rĂ©vĂ©la alors un administrateur dĂ©sastreux, faisant la preuve ainsi de son incompĂ©tence[1547].

Sa mĂ©thode favorite d’exercice du pouvoir consistait Ă  diviser pour rĂ©gner et Ă  arbitrer entre des factions rivales, dont il exacerbait au besoin les ambitions et aspirations contradictoires. DĂ©pourvu de convictions idĂ©ologiques fermes — la structure de l’État l’indiffĂ©rait Ă  demi et il ne prit jamais au sĂ©rieux l’idĂ©e des syndicats verticaux — et se satisfaisant d’idĂ©es simples, il Ă©tait bien placĂ© pour occuper durablement la position d’arbitre aprĂšs qu’il a conquis le pouvoir suprĂȘme[805]. De plus, le Caudillo avait soin de placer dans chaque cabinet ministĂ©riel des personnalitĂ©s sans option politique clairement dĂ©finie (Arburua, Peña Boeuf, Blas PĂ©rez, Fraga) qu’il pouvait Ă  son grĂ© incliner dans un sens ou dans l’autre afin d’obtenir une majoritĂ©[1043]. Puisqu’il ne pouvait se dĂ©faire de la Phalange, il fabriqua une Phalange Ă  sa mesure, composĂ©e de « francophalangistes », avec un Muñoz Grandes ou un Arrese, et oĂč il puisait les fusibles de service : Arrese, SolĂ­s, et GirĂłn[1548]. Ainsi, en Ă©change de prĂ©bendes sous forme de charges publiques attribuĂ©es pour prix de l’abandon du rĂȘve national-syndicaliste, Franco rĂ©duisit la Phalange Ă  n’ĂȘtre qu’une courroie de transmission de son gouvernement[1549].

LĂłpez RodĂł rapporte que « le Conseil des ministres Ă©tait pour lui en quelque sorte un Parlement de poche qui lui permettait d’assister Ă  des dĂ©bats Ă  huis clos sur des questions politiques, Ă©conomiques, internationales, etc., et de tirer ainsi les choses au clair. Il ne se fĂąchait pas qu’un ministre le contredise, ce qui n’était pas rare, p. ex. s’il s’agissait de libĂ©raliser le commerce extĂ©rieur ». Cette aptitude Ă  l’écoute Ă©tait l’un de ses principes de base dans le maniement des hommes. Dans la pratique quotidienne, comme il ne prĂ©tendait pas imposer les moyens de parvenir aux objectifs et ne s’intĂ©ressait qu’aux rĂ©sultats, il laissait une grande latitude d’action Ă  ses ministres (ses ministres Ă©conomiques en particulier, qui jouirent Ă  partir de 1957 d’une libertĂ© considĂ©rable), et si l’expĂ©rience rĂ©ussissait, comme ce fut le cas de la nouvelle politique Ă©conomique Ă  partir de 1957, Franco la laissait se prolonger et conservait les ministres dans leur fonction, tout en revendiquant pour lui-mĂȘme une bonne part des succĂšs obtenus ; si elle se heurtait Ă  une vive opposition ou Ă©chouait, comme ce fut le cas du projet de Lois fondamentales d’Arrese, Franco limogeait le ministre ou lui attribuait un autre portefeuille. Lorsque Franco jugeait qu’il avait Ă©puisĂ© les possibilitĂ©s d’un ministre ou qu’il fallait conduire une politique nouvelle et l’incarner dans un autre personnage, il ne faisait guĂšre de sentiment ; ainsi, en 1942, quand la victoire de l’Axe devint douteuse, se sĂ©para-t-il de Serrano Suñer, apologiste de l’alliance avec l’Axe[1550]. Les qualitĂ©s que Franco recherchait chez ses ministres Ă©taient d’abord la loyautĂ©, ensuite la compĂ©tence et l’efficacitĂ©, la discrĂ©tion dans le jeu politique, enfin l’habiletĂ© dans la gestion de l’opinion et dans le maintien de l’ordre public[1551]. Il excellait dans la gestion du temps, habile Ă  manier surtout la temporisation : selon le mot de Bennassar, « Franco avait si souvent gagnĂ© grĂące Ă  des procĂ©dĂ©s dilatoires, qu’il finit par conclure Ă  part lui qu’il Ă©tait urgent d’attendre »[1552] ; quelle que soit l’urgence, il attendait, de maniĂšre parfois insupportable pour ses interlocuteurs[1538].

Franco ne faisait pas pour son compte main basse sur les finances de l’État, au contraire de son entourage et de certains dignitaires du rĂ©gime. Franco, qui, bien informĂ©, n’ignorait pas ces pratiques, malversations et surtout trafics d’influence, n’aimait guĂšre cependant qu’on l’entretienne de l’immoralitĂ© ou de la vĂ©nalitĂ© de ses proches ou de ses ministres ; en vĂ©ritĂ©, la corruption, dĂšs lors qu’il la contrĂŽlait, faisait partie de son systĂšme, car l’homme impliquĂ© dans un fait de corruption demeurait Ă  sa merci[1553].

Sa gestion des Ă©vĂ©nements pendant la Seconde Guerre mondiale est rĂ©vĂ©latrice de sa mĂ©thode coutumiĂšre. Une chronologie fine de ces annĂ©es rĂ©vĂšle le parcours tortueux de la diplomatie franquiste et les changements du vocabulaire officiel (neutralitĂ©, non-belligĂ©rance, neutralitĂ©) qui l’accompagnaient[1554]. La dĂ©faite de l’Axe conduisit Franco Ă  mettre la Phalange en Ă©tat d’hibernation relative, de l’ au , et Ă  mettre en vedette les rĂ©fĂ©rences catholiques et monarchistes de son rĂ©gime[1555].

Piété

La religiositĂ© de Franco se rattachait Ă  la tradition espagnole, formaliste, appuyĂ©e sur la liturgie et le rituel, et non pas particuliĂšrement sur la mĂ©ditation personnelle, l’étude ou l’application pratique de la doctrine[620]. La faiblesse de sa formation thĂ©orique le rĂ©duisait Ă  des dĂ©marches rĂ©pĂ©titives telles que la rĂ©citation quotidienne du rosaire. Il assistait scrupuleusement Ă  la messe dominicale et pratiquait de temps Ă  autre des exercices spirituels[1556]. Comme ses frĂšres et sƓurs, il accompagnait sa mĂšre Ă  la messe ou dans ses visites Ă  l’ermitage de la Vierge de Chamorro. L’influence de sa mĂšre dans ce domaine fut plus tardive et s’exerça lorsque, diplĂŽmĂ© de l’acadĂ©mie de TolĂšde, Franco fut envoyĂ© comme sous-lieutenant Ă  Ferrol[1557]. Ce fut sans doute pour faire plaisir Ă  sa mĂšre, la seule de la famille dont la piĂ©tĂ© Ă©tait authentique et profonde, que Francisco Franco devint en , au Ferrol, un des fidĂšles de l’Adoration nocturne[1558]. Mais, mĂȘme alors, l’influence de sa mĂšre n’était pas dĂ©cisive et, au Maroc, quelques mois plus tard, ces Ă©lans mystiques n’étaient plus de saison et l’officier Franco ne manifestait plus aucune ferveur religieuse. On lui prĂȘte mĂȘme une devise : « Ni femmes, ni messes ! » La grave blessure de 1916 et la convalescence Ă  Ferrol ont pu marquer un tournant[1557]. On note que la religion ne figure pas dans le dĂ©calogue, cet ensemble de prĂ©ceptes rĂ©digĂ© par Franco Ă  l’usage de l’École militaire de Saragosse[250].

Selon Guy Hermet, qui fait Ă©tat de plusieurs tĂ©moignages dĂ©notant de fortes convictions laĂŻques chez Franco, il n’aurait changĂ© d’attitude que plus tard soit par intĂ©rĂȘt politique, soit parce qu’il aurait vers 1936 dĂ©couvert soudain la foi. D’aprĂšs AndrĂ©e Bachoud cependant, ces hypothĂšses se recoupent mal avec ce que l’on sait du caractĂšre de Franco, puisque l’une suppose une sorte de gĂ©nie politique dĂ©pourvu de scrupules qui pour s’assurer le pouvoir aurait feint des convictions religieuses, l’autre une capacitĂ© de passion ou d’illuminations soudaines en porte-Ă -faux avec ce que l’on sait de lui par ailleurs ; l’auteur rappelle que Franco appartenait par nature Ă  une sociĂ©tĂ© oĂč la religion Ă©tait un rempart contre les dĂ©bordements rĂ©volutionnaires et une marque d’adhĂ©sion Ă  l’ordre Ă©tabli, et il a pu, le moment venu, en accord parfait avec tous les conformismes officiels de l’époque, trouver utile de mieux affirmer une foi que partageaient la plupart de ses partisans[250]. En somme, si Franco Ă©tait religieux, il l’était plus en vertu de son aversion Ă  l’endroit de la franc-maçonnerie, qu’en raison d’une piĂ©tĂ© rĂ©elle[549].

Aussi, apparemment indiffĂ©rent au religieux jusqu’à , Franco affecta-t-il, dĂšs sa prise de pouvoir, les dehors d’une piĂ©tĂ© Ă©difiante, se rendant Ă  la messe plusieurs fois par semaine, s’entourant de religieux, majoritairement dominicains, laissant bientĂŽt rĂ©pandre de bĂ©atifiques rumeurs sur lui-mĂȘme[1559], et prenant un aumĂŽnier personnel[616]. Il ne manque d’émailler ses discours de rĂ©fĂ©rences Ă  Dieu et de participer Ă  de grandioses cĂ©rĂ©monies religieuses. Dans le discours qu’il prononça le , il annonça que l’État nouveau se conformerait aux principes catholiques. Le , il prĂ©side en pleine bataille de Brunete les fĂȘtes de Saint-Jacques-de-Compostelle, pour reconnaĂźtre l’apĂŽtre comme patron de l’Espagne[1560] - [1561]. Au Maroc, il tĂ©moigna de la sympathie aux Juifs, et de façon gĂ©nĂ©rale une certaine bienveillance envers les trois religions rĂ©vĂ©lĂ©es[415].

Préoccupations sociales

Si Franco se prĂ©occupait peu du service aux autres, il lui advint, au faĂźte du pouvoir, de manifester des prĂ©occupations sociales authentiques, sans doute empreintes de paternalisme, mais rĂ©elles[1562]. Franco a confiĂ© au Dr Pozuelo quelques dĂ©tails sur son enfance qui attestent d’une certaine conscience des inĂ©galitĂ©s sociales dans une sociĂ©tĂ© « trĂšs hiĂ©rarchisĂ©e »[1563] - [7] :

« Je me souviens de ce qui impressionna ma sensibilitĂ© d’enfant — le trĂšs bas niveau de vie des porteuses d’eau qui fournissaient l’eau aux maisons. AprĂšs avoir fait longtemps la queue devant les fontaines publiques, exposĂ©es aux intempĂ©ries, elles percevaient quinze cĂ©ntimos pour transporter et monter Ă  l’étage, sur leurs tĂȘtes, les seaux [ferrĂ©s] de 25 litres d’eau. Ou cet autre cas de femmes qui, dans le port, dĂ©chargeaient, pour une peseta la journĂ©e, le charbon des bateaux[1564]. »

Franco, comme Luis Carrero Blanco, fut toute sa vie prĂ©occupĂ© par les problĂšmes sociaux. Pour certains auteurs, dont Juan Pablo Fusi, cette prĂ©occupation Ă©tait sincĂšre. Elle se serait manifestĂ©e dĂšs 1934, lorsque Franco prit conscience des conditions de travail iniques des mineurs asturiens, ce qui lui inspira une doctrine sociale qui combinait un paternalisme social-catholique avec une conception autoritaire de la paix sociale[1565] - [1566]. Cela explique qu’il ait promulguĂ© une lĂ©gislation sociale qui fondait la sĂ©curitĂ© de l’emploi et rendait trĂšs difficiles les licenciements, puis crĂ©a les allocations familiales, les assurances obligatoires contre la maladie, la vieillesse, etc., s’imaginant que cette lĂ©gislation Ă©tait l’une des plus avancĂ©es au monde[1567]. Bennassar relĂšve une contradiction entre la « froide rĂ©solution de cet homme Ă  l’égard de ses adversaires, son inaptitude Ă  l’oubli des offenses, son indiffĂ©rence devant la mort des autres, et son indignation rĂ©elle devant les manifestations les plus Ă©videntes de la misĂšre sociale »[1370].

Vie privée et loisirs

Franco Ă  bord de l’Azor, en compagnie entre autres de Luis Carrero Blanco (2e de la gauche, poing sur la hanche) et de son gendre CristĂłbal MartĂ­nez-BordiĂș (debout Ă  gauche, vareuse claire), en train d’observer, amusĂ©, ses petites-filles.

L’on ne sait guĂšre autre chose de la vie privĂ©e de Franco que ce qui est de source officielle et qui a Ă©tĂ© rendu public, et lui-mĂȘme ne rĂ©vĂ©lait jamais rien de son intimitĂ©[225]. Il avait Ă©pousĂ© Carmen Polo, avec qui il eut une fille, MarĂ­a del Carmen. Son gendre Ă©tait CristĂłbal MartĂ­nez-BordiĂș, marquis de Villaverde, et l'un de ses arriĂšre-petits-enfants Ă©tait Luis Alfonso de BorbĂłn y MartĂ­nez-BordiĂș, fils d'Alphonse de Bourbon et de sa petite-fille Carmen MartĂ­nez-BordiĂș y Franco. La famille Franco passait ses vacances d’étĂ© soit dans le manoir Pazo de MeirĂĄs, non loin de la Corogne, soit dans le palais d'Aiete, prĂšs de San SebastiĂĄn ; pour la Semaine sainte, ils avaient coutume de se rendre dans leur demeure de La Piniella, Ă  Llanera, dans les Asturies[1568]. Franco n'Ă©tait pas passionnĂ© dans ses affections personnelles, mais il Ă©tait stable et dĂ©vouĂ© et fut un mari fidĂšle et considĂ©rĂ©. C'Ă©tait un mĂ©nage heureux, et il n’y eut jamais de signe d'instabilitĂ© dans cette union, qui Ă  presque tous Ă©gards Ă©tait trĂšs conventionnelle et typique de l’élite espagnole de cette Ă©poque[205].

Jusqu’à la fin des annĂ©es 1940, les Franco menĂšrent une vie simple, sans ostentation, sauf s’il s’agissait de mises en scĂšne Ă  vocation politique. Franco lui-mĂȘme n’avait pas de maĂźtresses et ne semble pas avoir Ă©prouvĂ© le dĂ©sir d’en avoir ; les vices et les passions lui faisaient dĂ©faut, mĂȘme les menus plaisirs ne l’attiraient guĂšre ; il avait des goĂ»ts ordinaires, s’habillait sans recherche, se gardait des excĂšs gastronomiques, buvait trĂšs modĂ©rĂ©ment, ne fumait pas ; il ne paraissait pas apprĂ©cier les joies de la conversation, sauf peut-ĂȘtre dans sa premiĂšre jeunesse, quand il frĂ©quentait les tertulias. Sa cour d’adulateurs, faute d’autre chose, feignait de s’extasier parfois devant la taille d’un poisson pris ou devant le nombre de piĂšces abattues pendant une partie de chasse[1569]. L’atmosphĂšre du Pardo Ă©tait lourde, compassĂ©e, dĂ©pourvue de toute spontanĂ©itĂ©. PacĂłn par exemple dĂ©plorait la froideur de son cousin, si froid que « souvent il glace les meilleurs de ses amis », et l’indiffĂ©rence avec laquelle il rĂ©agit au dĂ©part de PacĂłn affecta beaucoup celui-ci[1570]. S’il aimait Ă  Ă©taler son dĂ©nuement, Franco tolĂ©rait assez bien autour de lui la frĂ©nĂ©sie de richesse et d’ostentation que manifestaient son frĂšre, sa femme, plus tard son gendre ou certains de ses fidĂšles. Il ne paraĂźt jamais scandalisĂ© (du moins publiquement) en face d’abus qui dĂ©frayaient pourtant la chronique. Il avait certes un goĂ»t marquĂ© pour les belles maisons ; plus tard, il faudra toute l’énergie de son beau-frĂšre RamĂłn Serrano SĂșñer pour le dissuader d’habiter le palais royal, et le convaincre d’aller plus modestement habiter, le , dans le chĂąteau du Pardo, Ă  18 km de Madrid. Peut-ĂȘtre avait-il le goĂ»t de l’apparat ; il n’avait pas en tout cas la passion de l’art ni du luxe[1571] - [756] - [1572]. Son gendre Villaverde, play-boy superficiel et frivole, au verbe facile, Ă©tait entourĂ© d’une famille aux mƓurs rapaces, qui considĂ©rait le mariage de Villaverde avec la fille de Franco comme une conquĂȘte. Il Ă©vinça progressivement du Pardo les clans Franco et Polo, et crĂ©a un climat courtisan artificiel qui dĂ©plaisait au Caudillo, qui s’y sentait peu Ă  l’aise et se rĂ©fugiait de plus en plus dans la solitude[1573]. Franco lisait peu alors, moins qu’autrefois, mais fut affectĂ© par la lecture du livre de Hugh Thomas, La Guerre d’Espagne, dont il ne cessa de dĂ©battre avec PacĂłn. Il s’en tenait gĂ©nĂ©ralement Ă  des articles de presse sĂ©lectionnĂ©s par son entourage dans la presse française, anglaise ou amĂ©ricaine[1574].

Franco lors d'une de ses parties de pĂȘche (1967).

Parmi ses loisirs de prĂ©dilection Ă©mergent en particulier le golf, la chasse et la pĂȘche ; ces loisirs Ă©taient souvent exploitĂ©s Ă  des fins de propagande, la presse se plaisant Ă  montrer ses prouesses, et Ă  le faire apparaĂźtre avec d’abondants trophĂ©es de chasse et, plus souvent encore, en train d’attraper des poissons de forte taille[1397]. Souvent aussi, il jouait interminablement aux cartes[1089].

Il avait Ă  sa disposition une embarcation de plaisance, le yacht Azor, Ă  bord duquel il partait Ă  la pĂȘche au thon, et rĂ©ussit mĂȘme Ă  attraper un cachalot en 1958[1575]. Il pratiquait la chasse les weekends ou parfois pendant des semaines entiĂšres, Ă  la haute saison. Bien des fois, les prises avaient prĂ©alablement Ă©tĂ© attirĂ©es par des appĂąts, pour que Franco les trouve « par hasard ». Selon Paul Preston, la chasse Ă©tait une « soupape d’échappement pour l’agressivitĂ© sublimĂ©e de Franco, extĂ©rieurement timide »[1576].

Sa conversation tendait Ă  revenir sans cesse sur son thĂšme favori, le Maroc. Il Ă©tait totalement Ă©tranger au monde de la culture : il n’éprouvait que dĂ©dain pour les intellectuels, dĂ©dain qu’il manifestait par des expressions telles que : « avec l’orgueil propre aux intellectuels »[1577]. Il se passionnait pour le sport, spĂ©cialement pour le football, et Ă©tait un supporteur dĂ©clarĂ© du Real Madrid et de la sĂ©lection espagnole de football[1578] - [1579]. Il jouait au tiercĂ© et gagna une fois, en 1967, un million de pesetas[1580]. Une autre de ses passions Ă©tait le cinĂ©ma, en particulier les westerns, et des projections privĂ©es de films Ă©taient organisĂ©es au Pardo[1581]. Il s’était Ă©galement passionnĂ© pour la peinture, Ă  laquelle il s’était initiĂ© dans les annĂ©es 1920 et qu’il reprit dans les annĂ©es 1940 ; du reste, il subsiste peu de tableaux de Franco, car la plupart ont Ă©tĂ© dĂ©truits dans un incendie en 1978. Il peignait de prĂ©fĂ©rence des paysages et des natures mortes, dans un style inspirĂ© de la peinture espagnole du XVIIe siĂšcle et des cartons de Goya. Il rĂ©alisa aussi un portrait de sa fille Carmen dans un style rappelant Modigliani[1582].

Écrits de Francisco Franco

  • La Franc-maçonnerie (trad. François Thouvenin, prĂ©f. Johan Livernette), Paris, Saint-RĂ©mi, , 304 p. (ISBN 978-2816205695).

Notes et références

Notes

  1. Sur l’épisode de Badajoz, voir G. Hermet (1989), p. 109 et Bennassar 2004, p. 97-98.

Références

  1. Miguel Cabanellas (président de la Junte de Défense nationale en zone soulevée)
    José Miaja (président du Conseil national de Défense en zone républicaine)
  2. Nom complet : Francisco Paulino Hermenegildo TeĂłdulo Franco y Bahamonde Salgado Pardo.
  3. Prononciation en espagnol d'Espagne retranscrite selon la norme API.
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  656. Lors d’une conversation le avec Manuel Azaña, cf. Memorias polĂ­ticas, Barcelone 1978, p. 47.
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  731. Les auteurs Payne et Palacios tendent à relativiser le phénomÚne des morts en prison. Selon ces auteurs, « Franco ne permit pas que beaucoup de prisonniers de gauche meurent de faim ou de maladie », cf. : S. Payne & J. Palacios (2014), p. 268.
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Filmographie

Liens externes

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