Cortes franquistes
Les Cortes franquistes, officiellement dĂ©nommĂ©es Cortes espagnoles, Ă©taient une institution parlementaire instaurĂ©e par la dictature franquiste en , en vertu dâune loi dite fondamentale, et prĂ©sentĂ©e par le rĂ©gime comme organe de participation du peuple espagnol aux missions de lâĂtat.
Lieu de réunion des Cortes franquistes.
Type | Chambre basse |
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Création | (inauguration ) (Espagne franquiste) |
Lieu | Madrid |
Durée du mandat | 3 ans |
Président | Esteban Bilbao (de 1943 à 1965) |
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SystĂšme Ă©lectoral |
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La fonction principale de cette assemblĂ©e Ă©tait (thĂ©oriquement) lĂ©gislative, câest-Ă -dire la conception et lâapprobation des lois du rĂ©gime. Sa composition, conformĂ©ment aux principes corporatistes et organicistes de lâidĂ©ologie traditionaliste, Ă©tait supposĂ©e reflĂ©ter la structuration naturelle (« organique ») de la sociĂ©tĂ©, et non ĂȘtre articulĂ©e sur les partis politiques, jugĂ©s inorganiques, câest-Ă -dire factices, favorisant la discorde sociale et dissolvant lâunitĂ© nationale ; lâassemblĂ©e des Cortes Ă©tait par consĂ©quent organisĂ©e en accord avec les « entitĂ©s naturelles » que sont la famille, la commune et le corps de mĂ©tier, et les fractions parlementaires regroupaient donc les reprĂ©sentants des tercios familial, local et syndical respectivement. Les dĂ©putĂ©s (rebaptisĂ©s procurateurs, afin de renouer avec la tradition historique espagnole) Ă©taient soit nommĂ©s de droit (natos) en raison de la haute fonction quâils exerçaient, soit nommĂ©s souverainement par le chef de lâĂtat, soit encore Ă©lus Ă travers un scrutin Ă suffrage indirect (par degrĂ©s). Cette derniĂšre modalitĂ© (Ă©lective) Ă©tait toutefois loin de correspondre Ă une Ă©lection libre, en particulier par suite de lâinterfĂ©rence du gouvernement sur le choix des candidatures (les critĂšres dâĂ©ligibilitĂ©), choix oĂč prĂ©valaient surtout la cooptation, la dĂ©signation et la sĂ©lection prĂ©alable, dâoĂč le terme de digitocratie forgĂ© par la faconde populaire. Seule, sans doute, lâĂ©lection du tercio familial pouvait-elle prĂ©tendre Ă quelque lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique, encore que limitĂ©e, mais elle ne fut mise en place que trĂšs tardivement (Ă partir de 1967 seulement).
Dans les faits, lâassemblĂ©e Ă©tait largement dominĂ©e par le parti unique FET y de las JONS, le Conseil national duquel Ă©tait, de surcroĂźt, habilitĂ© dâoffice Ă y siĂ©ger. Enfin, le gouvernement exerçait, notamment Ă travers le prĂ©sident des Cortes, lâhomme lige Esteban Bilbao, une emprise sur les commissions parlementaires, centre de gravitĂ© de lâinstitution et instrument de diverses manĆuvres rĂ©glementaires et non rĂ©glementaires, ainsi que sur lâordre du jour de lâassemblĂ©e. Sây ajoutait le pouvoir personnel confĂ©rĂ© Ă Franco par les Lois de prĂ©rogative, notamment la facultĂ© de court-circuiter les Cortes pour imposer telles mesures prĂ©tendument commandĂ©es par une situation dâurgence. Parmi les compĂ©tences des Cortes figurait aussi un rĂŽle de comitĂ© de surveillance du gouvernement et de lâadministration, mission que les Cortes nâĂ©taient pas davantage Ă mĂȘme dâaccomplir.
Le rĂ©sultat fut un parlement docile â un pseudo-parlement, selon l'expression dâun auteur â, qui n'eut guĂšre d'initiative lĂ©gislative et adoptait, souvent sans dĂ©bat et tels quels pour la plupart les projets de loi prĂ©sentĂ©s par le gouvernement. Les Cortes franquistes votĂšrent leur auto-dissolution (« hara-kiri ») en .
Contexte historique
Une tentative fut entreprise par Serrano SĂșñer, beau-frĂšre du gĂ©nĂ©ral Franco, de convertir en chambre reprĂ©sentative unique du nouvel Ătat le Conseil national du parti unique FET y de las JONS, lequel Conseil national Ă©tait entrĂ© en fonction dans la foulĂ©e de lâinstauration de ce parti en , dĂšs aprĂšs l'adoption du DĂ©cret d'unification. Serrano SĂșñer se proposait de faire du Conseil national et de son ComitĂ© politique, que lui-mĂȘme prĂ©sidait, quelque chose de plus quâune simple « chambre dâidĂ©es », et rĂ©digea Ă cet effet un projet de loi « portant organisation de lâĂtat », dont le but principal Ă©tait de faire de la Chambre du parti une rĂ©plique du Grand Conseil fasciste mussolinien[1] - [2]. Ledit projet Ă©voquait aussi la mise en place de Cortes corporatives, mais celles-ci nâauraient Ă©tĂ© investies que dâun rĂŽle secondaire, ce qui ne manqua de susciter une levĂ©e de boucliers chez les militaires, les carlistes et chez tous les adeptes des idĂ©es traditionalistes[2]. Dans les dĂ©buts de la dictature, Serrano SĂșñer avait en effet mis en doute lâopportunitĂ© de crĂ©er des Cortes organiques de style traditionnel, en arguant que seul le Conseil national de FET y de las JONS avait vocation Ă faire office dâorgane de participation du peuple aux missions de lâĂtat[3].
En consĂ©quence, Serrano SĂșñer fut bientĂŽt Ă©vincĂ© par Franco de la tĂȘte du parti et remplacĂ© par JosĂ© Luis Arrese, « vieille chemise » (phalangiste de la premiĂšre heure), idĂ©ologiquement proche de JosĂ© Antonio Primo de Rivera, mais en mĂȘme temps suffisamment docile et jugĂ© apte Ă mener Ă bien lâĆuvre de « bureaucratisation et de domestication de la Phalange » (selon le mot de Stanley G. Payne) que Franco avait en vue. Ă lâautomne 1941, Esteban Bilbao et JosĂ© Luis Arrese sâattelĂšrent Ă Ă©laborer un projet de loi relatif aux Cortes, qui pour lâessentiel rĂ©pondait Ă lâidĂ©ologie traditionaliste, abstraction faite de lâ« inclusion parmi ses membres du Conseil national au complet », en maniĂšre de concession aux Phalangistes[2]. Serrano SĂșñer, bien que totalement tenu Ă lâĂ©cart de la gestation du projet, parvint nĂ©anmoins, alors que la rĂ©daction Ă©tait presque close, Ă introduire quelques changements, notamment lâadjonction dâun prĂ©ambule et la substitution du terme « procurateurs aux Cortes » Ă celui de « membres des Cortes »[4]. Pour le reste, le Conseil national de FET y de las JONS fut relĂ©guĂ© au second plan, sans capacitĂ© dâintervenir directement dans les fonctions lĂ©gislatives de lâĂtat ; son rĂšglement lui assignait le rĂŽle de « chambre dâidĂ©es » de la dictature, organisme « par l'intermĂ©diaire duquel la rĂ©forme de lâĂtat devra ĂȘtre orientĂ©e de telle façon quâelle corresponde dans tous ses aspects Ă lâambition historique du Mouvement national » (selon lâart. 7 dudit RĂšglement, datĂ© du 20 dĂ©cembre 1942)[5].
Origines historiques et idéologie sous-jacente
Au cours du XIXe siĂšcle et dans le premier tiers du XXe siĂšcle, un systĂšme reprĂ©sentatif du peuple reproduisant les strates naturelles de la sociĂ©tĂ© avait Ă©tĂ© conçu par plusieurs penseurs de tendance traditionaliste, dont Antonio Aparisi y Guijarro, Enrique Gil Robles, Manuel VĂĄzquez de Mella et VĂctor Pradera[6]. Dans le sillage de ces auteurs, une fois terminĂ©e la Guerre civile, le jeune rĂ©gime franquiste, Ă la recherche dâun mode nouveau de reprĂ©sentation politique pouvant figurer comme solution de rechange au rĂ©gime libĂ©ral-dĂ©mocratique et prĂ©tendre Ă une meilleure validitĂ© du point de vue de la reprĂ©sentativitĂ© de la sociĂ©tĂ©[7], entreprit de thĂ©oriser un systĂšme nouveau, baptisĂ© « dĂ©mocratie organique », dĂ©cantation des thĂ©ories traditionnelles sur la reprĂ©sentation politique, mais adaptĂ©es Ă la rĂ©alitĂ© particuliĂšre de la dictature franquiste, et devant servir d'alternative Ă la dĂ©mocratie dite inorganique, câest-Ă -dire individualiste et libĂ©rale[6]. Aux dires des idĂ©ologues du rĂ©gime, cette incarnation spĂ©cifiquement espagnole des doctrines corporatiste et traditionaliste constituait le prĂ©alable Ă une dĂ©mocratie vĂ©ritable, vu quâil sâagissait dâun systĂšme oĂč les reprĂ©sentants politiques font partie du mĂȘme corps social que celui auquel appartiennent leurs mandants[7]. Franco lui-mĂȘme, depuis de longues annĂ©es abonnĂ© Ă la revue AcciĂłn Española, avait fait siens le rejet de la dĂ©mocratie et de tout type de parlementarisme libĂ©ral et adhĂ©rait au modĂšle autoritaire traditionnel[8].
Cependant, la logique sous-tendant la composition des Cortes franquistes â Ă savoir quâelle devait le reflet de la structuration de toute sociĂ©tĂ© humaine selon les dĂ©nommĂ©es « entitĂ©s naturelles », Ă savoir le trinĂŽme famille, commune et syndicat (dĂ©signĂ©s conventionnellement par les trois tiers, ou tercios) â comportait quelques entorses au schĂ©ma corporatiste, attendu que dâune part, ni la famille, ni la commune ne pouvaient au sens strict ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme des corporations professionnelles, et que dâautre part elle incluait, comme partie intĂ©grante de la nouvelle structure, le parti unique FET y de las JONS. Cette mĂȘme logique allait du reste ĂȘtre appliquĂ©e pendant la dictature Ă chacun des prĂ©tendus parlements, quâils se situent au niveau local (le conseil municipal), provincial (la dĂ©putation) ou gĂ©nĂ©ral (les Cortes)[9]. Dans la reprĂ©sentation organique, les entitĂ©s naturelles (les tercios) Ă©taient les uniques cadres possibles au-dedans desquels la volontĂ© populaire Ă©tait habilitĂ©e Ă sâexprimer. Ătait donc rĂ©pudiĂ©e toute identification avec la dĂ©mocratie libĂ©rale, qui Ă©tait perçue comme une idĂ©ologie tendant Ă dissoudre lâunitĂ© nationale et impliquant le fractionnement de celle-ci selon la classe sociale et selon les territoires. Les partis politiques Ă©taient proscrits et il nây avait pas dâĂ©lections dĂ©mocratiques.
Il Ă©tait argumentĂ© que la nature des nouvelles Cortes garantissait une « dĂ©mocratie authentique », Ă savoir la « dĂ©mocratie organique ». Pour Franco et ses alliĂ©s, la dĂ©mocratie Ă©tait synonyme « du relativisme le plus cru » et de la « dictature des majoritĂ©s », garante de lâ« irresponsabilitĂ© la plus absolue, parce que lorsque ce sont les masses anonymes qui dĂ©cident, il devient impossible dâexiger dâelles des comptes pour leurs caprices »[10].
Le systĂšme de gouvernement traditionnel ainsi ressuscitĂ© se heurta bientĂŽt Ă la rĂ©alitĂ© autoritaire consubstantielle au caudillat de Franco[6]. Il nâentrait pas dans le propos des Cortes franquistes dâĂȘtre le dĂ©positaire de la souverainetĂ© nationale, Ă©tant donnĂ© que la totalitĂ© du pouvoir souverain, en lâabsence dâune sĂ©paration des pouvoirs, se concentrait en dernier ressort aux mains du chef de lâĂtat, en lâoccurrence le gĂ©nĂ©ral Franco.
Câest avec le systĂšme corporatiste du fascisme italien que lâinstitution espagnole prĂ©sente la plus grande similitude[11]. Ledit systĂšme fut substituĂ© en 1939 Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s du royaume d'Italie, parlement italien qui, depuis la marche sur Rome de 1922, n'Ă©tait dĂ©jĂ plus de toute maniĂšre quâune institution rĂ©siduelle, oĂč les dĂ©putĂ©s opposĂ©s Ă Mussolini Ă©taient exposĂ©s aux pressions du pouvoir en place, voire Ă©cartĂ©s ; en 1934, les 400 dĂ©putĂ©s de la Chambre italienne avaient Ă©tĂ© Ă©lus par plĂ©biscite, sur liste unique, Ă laquelle lâon ne pouvait voter que par « oui » ou « non », au moyen de bulletins facilement identifiables, en consĂ©quence de quoi le scrutin dĂ©boucha sur un rĂ©sultat de 96,25 % de « oui »[12]. Cependant, le moule initial des Cortes espagnoles Ă©tait un mĂ©lange amalgamant dâune part la Camera dei Fasci e delle Corporazioni, instituĂ©e dans lâItalie fasciste en 1939, et dâautre part un cas dâespĂšce autochtone, lâAssemblĂ©e nationale consultative, mise sur pied en 1927 sous la dictature de Primo de Rivera . Le caractĂšre Ă©phĂ©mĂšre de ces deux Chambres corporatistes, dĂ©mantelĂ©es respectivement en 1943 et 1930, sans avoir jamais dĂ©passĂ© leur seule premiĂšre lĂ©gislature, interdisait de leur faire jouer le rĂŽle de prototypes accomplis, consacrĂ©s par une longue pratique. Lâexemple primorivĂ©riste de chambre reprĂ©sentative avait mĂȘlĂ© corporatisme et politique, malgrĂ© lâinexistence alors dâun parti politique de rĂ©fĂ©rence â lâUnion patriotique nâayant jamais rĂ©ussi Ă se dĂ©velopper pleinement[13] - [14] - [15] â, et admettait en outre Ă siĂ©ger des reprĂ©sentants de lâarmĂ©e et de lâĂglise, ce qui n'allait pas se reproduire de la mĂȘme maniĂšre dans le franquisme. La chambre italienne pour sa part, comme sa dĂ©nomination lâindique, Ă©tait un assemblage de reprĂ©sentation corporative et politique, vu quâelle mĂ©nageait un espace rĂ©servĂ© pour les membres du Partito Nazionale Fascista (PNF), nonobstant que ceux-ci aient siĂ©gĂ© sans aucunement se soucier du principe corporatif. La Chambre italienne fait donc figure de modĂšle initial, en particulier en ce qui concerne la prĂ©sence du parti unique FET y de las JONS, encore que, comme pour toutes les influences lĂ©gislatives que le franquisme hĂ©rita du fascisme italien, le lĂ©gislateur espagnol ait pris Ă©gard Ă ses propres particularitĂ©s et tirĂ© les leçons des dysfonctionnements de lâexpĂ©rience originelle[14]. Il est remarquable par ailleurs quâaucun rĂŽle significatif dans la conception et la crĂ©ation des Cortes franquistes nâa Ă©tĂ© dĂ©volu Ă Eduardo AunĂłs PĂ©rez, pourtant principal thĂ©oricien du corporatisme en Espagne, et qui nâavait pas cessĂ© dâĂȘtre actif dans les cercles du franquisme[14].
Instauration et caractéristiques
Les Cortes franquistes furent instituĂ©es le , au sixiĂšme anniversaire du coup dâĂtat de 1936, et commencĂšrent leurs sĂ©ances le . Fonctionnant comme un pseudo-parlement[16], les Cortes sâaffirmaient comme lâorgane supĂ©rieur de participation du peuple espagnol aux missions de lâĂtat â tel quâĂ©noncĂ© Ă lâarticle premier de la loi constitutive des Cortes, modifiĂ©e par la loi organique de l'Ătat de 1967 en sa disposition complĂ©mentaire troisiĂšme â, et avait en thĂ©orie pour fonction principale lâĂ©laboration et lâapprobation des lois, bien que le pouvoir lĂ©gislatif ait Ă©tĂ© en rĂ©alitĂ© rĂ©servĂ© au chef de lâĂtat. Pour faire apparaĂźtre les Cortes comme sâinscrivant dans la continuitĂ© de la tradition parlementaire espagnole, le siĂšge de la nouvelle Chambre fut fixĂ© au palais des CortĂšs, sis Carrera de San JerĂłnimo Ă Madrid, oĂč elle emmĂ©nagea dĂšs quâeurent Ă©tĂ© effectuĂ©s quelques remaniements Ă lâhĂ©micycle destinĂ©s Ă mettre sa capacitĂ© en adĂ©quation avec la composition de lâassemblĂ©e[17].
Tant la Loi constitutive des Cortes de 1942 que le RĂšglement provisoire de 1943 faisaient droit aux plus anciens principes traditionnels que sont le rejet du parlement libĂ©ral, la rĂ©pudiation du suffrage universel et la proscription des partis politiques. Les Ă©lections libres, considĂ©rĂ©es comme nâĂ©tant quâun « simple gueuloir » (selon le mot de JosĂ© Corts Grau, juriste et collaborateur dâAcciĂłn Española), nâavait pas sa place dans le rĂ©gime reprĂ©sentatif de la dictature, « la volontĂ© populaire inorganiquement exprimĂ©e » ne pouvant figurer comme « source dâautoritĂ© »[18] - [17]. Tout vestige des partis politiques fut Ă©liminĂ©, en accord non seulement avec lâidĂ©ologie de la droite antilibĂ©rale, mais aussi avec lâobsession personnelle de Franco Ă lâencontre les organisations quâil regardait comme « disloquantes et avilissantes »[17]. Cette loi, dont aucune des dispositions nâimpliquait de changement fondamental pour le rĂ©gime, formait lâune des premiĂšres pierres dâune façade de lois et de garanties dont les porte-voix du franquisme allaient pouvoir ensuite se prĂ©valoir comme attestations de reprĂ©sentativitĂ© politique et de droits civils[19] - [note 1].
Le processus de crĂ©ation des Cortes franquistes a Ă©tĂ© esquissĂ© comme suit par lâhistorien Miguel Ăngel GimĂ©nez MartĂnez :
« Ă lâautomne 1941, [Esteban] Bilbao et [JosĂ© Luis] Arrese commencĂšrent Ă travailler sur un projet de loi portant crĂ©ation des Cortes, qui rĂ©pondait, pour ses aspects fondamentaux, Ă lâidĂ©ologie traditionaliste, quoiquâavec quelques retouches opĂ©rĂ©es en accord avec lâoptique phalangiste, par le biais de lâinclusion, parmi ses membres, du Conseil national [du Mouvement] au complet[2]. »
Un traditionalisme « retouchĂ© » fut, selon GimĂ©nez MartĂnez, ce qui rĂ©sulta logiquement des efforts conjuguĂ©s dâun traditionaliste (Esteban Bilbao) et dâun phalangiste (JosĂ© Luis Arrese, alors ministre-secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du Mouvement, câest-Ă -dire second, aprĂšs Franco, dans la hiĂ©rarchie de FET y de las JONS, et ayant rang de ministre), et de la marginalisation du principal avocat du projet fasciste, RamĂłn Serrano SĂșñer ; toujours selon GimĂ©nez MartĂnez, le Conseil national du Mouvement se retrouva dĂšs lors totalement Ă©clipsĂ© par les Cortes en ce qui concerne la prĂ©servation des principes idĂ©ologiques fondateurs du rĂ©gime, et fut relĂ©guĂ© au rĂŽle dâinstitution essentiellement « dĂ©corative » et privĂ©e de fonctions concrĂštes dans la nouvelle armature politico-administrative du rĂ©gime[5]. Souhaitant nuancer cette affirmation de la prĂ©Ă©minence de lâidĂ©ologie traditionaliste[5], lâhistorien MarĂn Corbera souligne que lâĂ©vincement de Serrano SĂșñer nâimpliqua pas que lâinstitutionnalisation du nouveau rĂ©gime allait se faire strictement selon les schĂ©mas traditionalistes, attendu quâavec le dĂ©part de Serrano SĂșñer n'avaient disparu ni les syndicats verticaux, ni le parti unique, ni les ministĂšres dĂ©tenus par des phalangistes (dans une proportion de 6 sur les 13), et que lâinfluence traditionaliste ne fut en aucune maniĂšre renforcĂ©e[20]. En effet, la prĂ©sence du traditionalisme (qui ne sera jamais en mesure de prĂ©senter un front cohĂ©rent et uni) dans les hautes fonctions de lâĂtat fut trĂšs rĂ©duite et celle de la Phalange (câest-Ă -dire de militants de FE y de las JONS dâavant la Guerre civile) au contraire fort importante. Il sâensuivit une prĂ©sence massive de phalangistes dans la branche syndicale, dans lâadministration locale, quâelle dominait largement, dans le nouveau parti unique FET y de las JONS, et parmi les procurateurs familiaux ainsi que dans le reste des institutions appelĂ©es Ă dĂ©pĂȘcher quelques-uns de leurs membres Ă la Chambre[21].
Le parti FET y de las JONS joua un rĂŽle dĂ©cisif dans la crĂ©ation des Cortes franquistes, compte tenu que, Ă cĂŽtĂ© dâArrese et de Bilbao, les artisans de la Loi Ă©taient les ministres de lâIntĂ©rieur Blas PĂ©rez et de lâĂducation nationale Ibåñez MartĂn, tous deux phalangistes, et quâils bĂ©nĂ©ficiĂšrent du renfort sporadique de lâInstitut dâĂ©tudes politiques (IEP) â institution façonnĂ©e par le parti unique[22] et authentique cercle de rĂ©flexion de la dictature â, par le truchement de quelques-uns de ses intellectuels[5]. Certes, si le parti resta (hormis pendant lâĂšre Serrano Suñer) sous la direction de phalangistes authentiques, tels que FernĂĄndez-Cuesta, Arrese, SolĂs Ruiz, etc., il accueillait aussi des minoritĂ©s carlistes, traditionalistes, intĂ©gristes, des membres de groupes de pression catholiques (comme lâAssociation catholique nationale de propagandistes, sigle ACNdP), dâanciens militants monarchistes alphonsins, dâanciens cĂ©distes, et surtout quiconque avait activement collaborĂ© Ă la victoire dans la Guerre civile, y compris sâil nâavait appartenu auparavant Ă aucun parti[22].
La FET y de las JONS, rebaptisĂ©e Consejo Nacional del Movimiento (Conseil national du Mouvement) et revitalisĂ©e par Luis Arrese en 1956, acquit un nouvel Ă©lan Ă partir de 1961 et fut transformĂ©e â de fait, et partiellement de droit â en une façon de seconde chambre ou de SĂ©nat Ă la suite de la promulgation de la Loi organique de lâĂtat le . Câest ainsi quâĂ lâencontre du dogme organiciste fut imposĂ©e, chapeautant toute la structure des Cortes franquistes, une institution assimilable Ă un parti politique, si camouflĂ©e quâait Ă©tĂ© cette derniĂšre qualitĂ© sous la dĂ©nomination de Mouvement[23].
Les Cortes franquistes se situaient Ă mi-chemin entre une assemblĂ©e lĂ©gislative et une assemblĂ©e dĂ©libĂ©rante, vu quâĂ leurs compĂ©tences spĂ©cifiques elles se voyaient toujours opposer les dĂ©nommĂ©es Lois de prĂ©rogative, dont le gĂ©nĂ©ral Franco sâautorisera jusquâĂ sa mort et aux termes desquelles il pouvait « Ă©dicter des rĂšgles juridiques Ă caractĂšre gĂ©nĂ©ral » chaque fois quâil lâestimait opportun[24].
Discours inaugural de Franco (mars 1943)
Le rĂ©gime franquiste, en quĂȘte de justificatif pour ses nouvelles institutions, sâautorisait volontiers de lâhistoire dâEspagne et tenta dâidentifier ses propres organismes Ă ceux de la monarchie traditionnelle, que lâon proclamait glorieuse et impĂ©riale jusquâaux XVIIIe et XIXe siĂšcles. Câest Ă cette vision de lâhistoire que se rĂ©fĂ©ra Francisco Franco dans son « Discours prononcĂ© lors de la session inaugurale » des Cortes le .
« Deux siĂšcles de dĂ©cadence politique, de mĂ©diocritĂ© de nos classes dirigeantes, avaient crĂ©Ă© chez notre peuple un complexe dâinfĂ©rioritĂ© quâattisaient encore les efforts geignards et aliĂ©nants des intellectuels. Câest Ă cela que sâest affrontĂ©e la Croisade espagnole, ouvrant la voie Ă la plus fĂ©conde des rĂ©volutions, Ă©veillant la conscience collective de notre nation en une explosion dâhĂ©roĂŻsme et de volontĂ©[25]. »
Dans lâoptique anti-intellectualiste et volontariste propre au franquisme, ces deux siĂšcles nĂ©fastes Ă©taient regardĂ©s comme dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s et comme consĂ©cutifs Ă lâintroduction en Espagne des idĂ©es des LumiĂšres et libĂ©rales, taxĂ©es dâanti-espagnoles. Franco considĂ©rait la Seconde RĂ©publique espagnole comme un rĂ©gime manquĂ©, incompatible avec lâunitĂ©, lâautoritĂ© et la hiĂ©rarchie, et rĂ©sultant de la « dĂ©cadence politique » et de la corruption Ă tous niveaux. Câest au titre de la lutte contre ce rĂ©gime que la Guerre civile avait pris nom de « Croisade ».
Franco concevait les institutions parlementaires mĂ©diĂ©vales comme un mode de collaboration du peuple aux missions de lâĂtat, par le biais notamment dâune intervention dans le rĂšglement et lâadministration des impĂŽts, et estimait que les intĂ©rĂȘts du peuple Ă©taient reprĂ©sentĂ©s par les procuradores des anciennes municipalitĂ©s. Dans le mĂȘme esprit, il Ă©tablissait une analogie entre le soulĂšvement populaire du 2 mai 1808 (contre les troupes napolĂ©oniennes) et le coup dâĂtat militaire de juillet 1936 (appelĂ© dans la propagande franquiste « soulĂšvement national »), et imputait les « maux de lâEspagne » Ă un conglomĂ©rat idĂ©ologique, obsessionnellement prĂ©sent dans ses discours : la « conspiration judĂ©o-maçonnico-marxiste internationale ».
« [...] quâaprĂšs avoir procĂ©dĂ© Ă la mise en ordre de notre Ătat, nous nous sĂ©parions de ces groupes corrompus et que nous empĂȘchions que ces vices, qui ont caractĂ©risĂ© le systĂšme passĂ©, puissent ressurgir dans le prĂ©sent, et ce en cherchant au contraire dans les institutions traditionnelles espagnoles le tronc ancien sur lequel greffer les rameaux neufs et vigoureux de notre Mouvement.
Lâhistoire des Cortes de Castille est une lutte constante entre lâĂ©lĂ©ment populaire et les pouvoirs sĂ©culiers les plus forts et violents, sans quâĂ aucun moment nâait Ă©tĂ© atteint un Ă©tat raisonnable dâĂ©quilibre entre les intĂ©rĂȘts adverses. Avec notre guerre de Succession, les vieilles traditions finirent par succomber, et sous la dynastie des Bourbons, les Cortes nâavaient guĂšre plus quâune existence nominale, jusquâĂ ce que le glorieux soulĂšvement national du , insidieusement exploitĂ© par des encyclopĂ©distes et francs-maçons, eut permis dâasseoir, sous le masque des aspirations patriotiques et populaires, le rĂ©gime libĂ©ral parlementaire, qui prĂ©sida aux jours les plus tristes de notre Patrie et qui culmine, dans le prĂ©sent siĂšcle, avec la proclamation de la Seconde RĂ©publique espagnole, laquelle, nâayant pas de territoires dâoutre-mer Ă liquider, sâattacha Ă fragmenter son propre sol, quâelle venait de submerger sous lâinvasion barbare du matĂ©rialisme bolchevique[25]. »
En 1943, au terme de la premiĂšre phase du franquisme, et compte tenu du sort adverse que connaissaient alors ses alliĂ©s internationaux (nommĂ©ment lâAllemagne et lâItalie) dans la phase finale de la Seconde Guerre mondiale, Franco poussait explicitement Ă une redĂ©finition tant des « idĂ©es politiques » que du « profil moral, philosophique et juridique » du nouvel Ătat espagnol en cours dâĂ©dification, quâil convenait dĂ©sormais de ne plus identifier intĂ©gralement au fascisme italien ou au nazisme allemand, ou, Ă lâintĂ©rieur, avec le projet phalangiste. Lâobjectif nâĂ©tait pas la dĂ©mocratisation, mais la consolidation du rĂ©gime et le rassemblement de toutes les dĂ©nommĂ©es familles du franquisme â les « bleus » (câest-Ă -dire les phalangistes ou « national-syndicalistes »), les monarchistes des diffĂ©rentes tendances (carlistes, juanistes), les catholiques (ou « national-catholiques ») et les militaires (africanistes ou dâautres tendances) â sous une doctrine unique et sous des directives politiques Ă©laborĂ©es « verticalement » (Ă partir du sommet, sous lâautoritĂ© indiscutable de Franco) et sâappuyant sur les « principes immuables du Mouvement national »[26]. Lâon sâefforçait de continuer Ă fonder la lĂ©gitimitĂ© du rĂ©gime sur la « Victoire » et sur lâexercice du pouvoir, par un systĂšme de gouvernement paternaliste que viendrait limiter et piloter une participation politique sous la forme dâune « collaboration ordonnĂ©e » de toutes les fractions de la vie nationale, organisĂ©es dans le cadre des mĂ©canismes totalitaires du Mouvement national. Lâon se promettait ainsi de garantir « des lois pertinentes, de lâordre dans lâadministration, et la justice dans les tribunaux ».
Dans la ligne nĂ©oscolastique, Franco postulait que la finalitĂ© de la politique devait ĂȘtre la conservation et le perfectionnement de la sociĂ©tĂ© humaine dans un sens catholique traditionaliste, inspirĂ© de Dieu. Son idĂ©e de gouvernement comportait un concept dâaction sociale compatible tant avec lâidĂ©ologie phalangiste quâavec la doctrine sociale de l'Ăglise, et rĂ©cusait tout type de lutte de classes â classes sociales dont les intĂ©rĂȘts auraient en effet Ă sâeffacer au bĂ©nĂ©fice de lâunitĂ© de la Patrie :
« Nous aimons la libertĂ©, mais avec ordre ; et nous considĂ©rons comme dĂ©lictueux tout ce qui irait Ă lâencontre de Dieu ou de la morale chrĂ©tienne, de la Patrie et du social, attendu que Dieu, la Patrie et la Justice sont les trois principes inamovibles sur lesquels repose notre Mouvement[27]. »
Composition
La Loi constitutive des Cortes, promulguĂ©e le , prescrivait la convocation dâune assemblĂ©e unicamĂ©rale, Ă scrutin indirect (par degrĂ©s), dĂ©tenant thĂ©oriquement lâinitiative des lois, quoique dans les faits celle-ci ait rĂ©sidĂ© dans la figure de Franco par suite de lâadoption des lois de et dâ tendant Ă doter le chef de lâĂtat de la capacitĂ© inconditionnĂ©e dâĂ©mettre des normes lĂ©gislatives Ă caractĂšre gĂ©nĂ©ral (câest-Ă -dire que Francisco Franco fut, techniquement, un dictateur Ă partir de et jusquâĂ sa mort, quoique lâayant Ă©tĂ© de facto depuis ). Les Cortes Ă©taient nĂ©anmoins dĂ©finies comme lâorgane supĂ©rieur de participation du peuple espagnol aux missions de lâĂtat, missions dont la principale consistait en lâĂ©laboration et lâapprobation des lois, sans prĂ©judice de la sanction revenant de droit au chef de lâĂtat[28].
Concomitamment Ă la reconfiguration du parlement dans un sens corporatiste, opĂ©rĂ©e en 1943, le rĂ©gime dĂ©cida que les membres des Cortes seraient dorĂ©navant dĂ©signĂ©s, non plus par le terme de dĂ©putĂ©, ainsi quâil Ă©tait dâusage, mais par le titre de procurador (procurateur, terme rendu aussi par procureur chez certains auteurs), dĂ©signation inspirĂ©e des anciennes Cortes de Castille et privilĂ©giĂ©e par le pouvoir pour prĂ©venir toute association avec le systĂšme libĂ©ral[29] - [30].
Les procurateurs se classaient dans lâune de trois catĂ©gories suivantes : membres dâoffice (« natos »), membres Ă©lectifs et membres dĂ©signĂ©s. Ces catĂ©gories Ă©taient dĂ©finies comme suit :
- les procurateurs natos sont membres de droit (« por derecho propio », nommĂ©s dâoffice) en vertu de la fonction quâils exercent, et, par corollaire, perdent leur qualitĂ© de procurateur dĂšs quâils cessent dâexercer ladite fonction ;
- les procurateurs Ă©lectifs sont ceux qui, comme le nom lâindique, sont redevables de leur statut de procurateur Ă une Ă©lection. Leur mandat de procurateur Ă©tait dâune durĂ©e de trois ans et susceptible de prolongation Ă la faveur dâune rĂ©Ă©lection ;
- les procurateurs dĂ©signĂ©s sont ceux qui, en raison de leur position dans la hiĂ©rarchie de lâĂglise, des forces armĂ©es ou de lâadministration, ou eu Ă©gard Ă dâinsignes services rendus par eux Ă lâEspagne, Ă©taient directement nommĂ©s par le chef de lâĂtat[31].
Aux Cortes franquistes siégeaient les personnes suivantes :
- Les membres du gouvernement ;
- Les conseillers nationaux (=membres du Conseil national du Mouvement) ;
- Le prĂ©sident du Tribunal suprĂȘme de justice, du Conseil dâĂtat, du Conseil suprĂȘme de justice militaire, du Tribunal des comptes du Royaume, et du Conseil de lâĂ©conomie nationale ;
- Cent-cinquante reprĂ©sentants de lâOrganisation syndicale espagnole (OSE) ;
- Un représentant des communes pour chacune des provinces, choisi par les municipalités parmi leurs membres, et un autre pour chacune des communes de plus de 300 000 habitants ainsi que pour Ceuta et Melilla, élus par les municipalités concernées parmi leurs membres respectifs ;
- Un reprĂ©sentant pour chaque dĂ©putation provinciale et communautĂ© interinsulaire canarienne, Ă©lu par les corporations respectives parmi leurs membres, et les reprĂ©sentants des corporations locales des territoires non constituĂ©s en provinces, Ă©lus de la mĂȘme maniĂšre ;
- Deux représentants de la famille pour chaque province, élus par ceux figurant sur le registre électoral des chefs de famille et par les femmes mariées ;
- Les recteurs des universités ;
- Le prĂ©sident de lâInstitut d'Espagne et deux reprĂ©sentants choisis parmi les membres des AcadĂ©mies royales qui le composent ;
- Le président du Conseil supérieur de la recherche scientifique et deux représentants de celui-ci choisis par ses membres ;
- Le prĂ©sident de lâInstitut des ingĂ©nieurs civils et un reprĂ©sentant des associations dâingĂ©nieurs qui le composent ;
- Deux reprĂ©sentants des collĂšges dâavocats ;
- Deux représentants des collÚges de médecins ;
- Un reprĂ©sentant pour un nombre dâautres collĂšges professionnels, dont celui des architectes, des pharmaciens, des notaires, etc. ;
- Enfin, telles personnes qui par leur position dans lâĂglise, dans lâarmĂ©e ou dans lâadministration, ou en vertu des importants services rendus par eux Ă la Patrie, Ă©taient dĂ©signĂ©es par le chef de lâĂtat, aprĂšs consultation avec le Conseil du Royaume, jusquâĂ un nombre ne dĂ©passant pas les vingt-cinq[32].
Les Cortes franquistes nâavaient donc pas un nombre fixe de membres, lesquels, amenĂ©s Ă siĂ©ger suivant des modes dâinvestiture disparates, reprĂ©sentaient des groupes trĂšs distincts, tout en agissant dans la mĂȘme Chambre, dotĂ©s de droits identiques[33].
Le bureau et les commissions
Les Cortes franquistes se composaient de procurateurs dâune part, et de membres du bureau (« de la Mesa ») dâautre part. La Mesa comprenait le prĂ©sident, les deux vice-prĂ©sidents et les quatre secrĂ©taires. Le prĂ©sident Ă©tait choisi par le chef de lâĂtat dans une liste citant trois personnalitĂ©s membres des Cortes (terna) et dressĂ©e par les soins du Conseil du Royaume ; son mandat, avalisĂ© par le prĂ©sident en exercice du Conseil du Royaume, avait une durĂ©e de six ans. Ă chaque nouvelle lĂ©gislature, vice-prĂ©sidents et secrĂ©taires Ă©taient dĂ©signĂ©s en sĂ©ance plĂ©niĂšre des Cortes parmi les procurateurs prĂ©sents[34].
Ă de multiples occasions, la prise de dĂ©cision du prĂ©sident des Cortes concernant diffĂ©rents aspects du fonctionnement de la Chambre fut conditionnĂ©e Ă lâapprobation du gouvernement. Le signe le plus flagrant, en mĂȘme temps que le principal outil, de cette emprise de lâexĂ©cutif et du prĂ©sident des Cortes sur lâinstitution parlementaire Ă©tait lâexistence dâun ordre du jour qui devait ĂȘtre exĂ©cutĂ© strictement tant en salle plĂ©niĂšre quâau sein des commissions, et qui Ă©tait mis au point par la prĂ©sidence de lâassemblĂ©e en connivence avec le gouvernement. En consĂ©quence, aux Cortes nâĂ©taient en dĂ©finitive abordĂ©s et traitĂ©s que les sujets voulus par lâexĂ©cutif et par Franco. Les compĂ©tences exclusives de la prĂ©sidence permettaient Ă celle-ci dâexercer une forte influence sur le cours des travaux de la Chambre, puisquâelle dirigeait les sessions plĂ©niĂšres, celles de la Commission permanente et le cas Ă©chĂ©ant celles des autres commissions, organisait les dĂ©bats, rĂ©partissait les procurateurs dans les diffĂ©rentes commissions, et coordonnait le travail des rapporteurs[35].
Ces fonctions polyvalentes de la prĂ©sidence Ă©taient encore potentialisĂ©es par la figure dâEsteban Bilbao EguĂa, qui occupa la fonction pendant 22 annĂ©es consĂ©cutives, Ă savoir entre 1943 et 1965, oĂč Bilbao confĂ©rait aux travaux de la Chambre un caractĂšre de « permanence et de continuitĂ© », et faisait en sorte, selon lâexpression de PacĂłn, cousin de Franco, que les Cortes « ne dirent pas autre chose que ce que le gouvernement voulait »[36] - [37].
La particularitĂ© des commissions de lâassemblĂ©e franquiste rĂ©side en ce quâelles sâimposaient comme instance habituelle de travail et tendaient Ă Ă©clipser totalement lâassemblĂ©e plĂ©niĂšre[37], rĂ©duite Ă une simple « apophyse de la fonction reprĂ©sentative »[38]. La premiĂšre dâentre elles, et la plus importante, Ă©tait la Commission permanente, dirigĂ©e elle aussi par le prĂ©sident de la Chambre, et dont les travaux furent dĂ©cisifs tant pour le rĂ©gime interne des Cortes que pour ses relations externes. Les amples compĂ©tences des diffĂ©rentes commissions eurent pour effet de rabaisser le travail de lâassemblĂ©e Ă une simple fonction d'enregistrement et dâapprobation de leurs dĂ©cisions, faisant perdre Ă celle-ci sa qualitĂ© dĂ©libĂ©rative et sapant lâunitĂ© des Cortes comme corps lĂ©gislatif, dans la mesure oĂč en effet tout le travail Ă©tait effectuĂ© sĂ©parĂ©ment dans les commissions et que de celles-ci Ă©manaient avis et recommandations, immanquablement adoptĂ©s ensuite[39].
Les procurateurs de droit (natos) et désignés
Les procurateurs dĂ©signĂ©s formaient un groupe stable et restreint, dont lâeffectif oscilla entre un maximum de 117 (sous la Ve lĂ©gislature, de 1955 Ă 1958) et un minimum de 70 (sous la Ire lĂ©gislature, de 1943 Ă 1946), et entre une part maximum des siĂšges de 19,3 % (Ă la IIIe, de 1949 Ă 1952) et un minimum de 11,8 % (Ă la Xe lĂ©gislature, de 1971 Ă 1977), Ă tendance lĂ©gĂšrement dĂ©croissante. Les procurateurs natos (nommĂ©s dâoffice) formĂšrent dĂšs les dĂ©buts lâimmense majoritĂ© de la Chambre, avec un effectif de 303 lors de la Ire lĂ©gislature, jusquâĂ retomber lors de la Xe et derniĂšre lĂ©gislature Ă seulement 121. Les natos atteignirent en chiffres absolus leur point cuminant Ă la VIIIe lĂ©gislature (1964 Ă 1967), oĂč ils Ă©taient 315 Ă siĂ©ger dans lâhĂ©micycle, mais connurent par la suite une tendance historique dĂ©croissante, tant numĂ©riquement quâen pourcentage, passant de 56,8 % de la Chambre (Ire lĂ©gislature) Ă seulement 14,6 % (Xe et derniĂšre lĂ©gislature)[40].
Les reprĂ©sentants des universitĂ©s, fussent-ils recteurs ou vice-recteurs, Ă©taient eux aussi tributaires de nominations gouvernementales (pour les recteurs) ou ratifiĂ©es par le ministĂšre de tutelle (pour les vice-recteurs). Quant au reste (associations, collĂšges professionnels et chambres de commerce), on ne pouvait figurer dans leurs comitĂ©s de direction respectifs quâĂ lâissue de dĂ©signations ou dâĂ©lections fortement soumises Ă interfĂ©rence gouvernementale[41].
Les procurateurs Ă©lus
Le troisiĂšme groupe, celui des Ă©lus, connaissant arithmĂ©tiquement une Ă©volution inverse Ă celle des nommĂ©s dâoffice (« natos ») et des dĂ©signĂ©s par le chef de lâĂtat, fut en expansion constante et se hissa dâun taux initial de 30 % en 1943 Ă 69,1 % Ă la IXe lĂ©gislature et Ă 73,6 % Ă la derniĂšre, avec une oscillation dans la pĂ©riode intermĂ©diaire entre 39,5 % lors de la IIIe et 46,3 % lors de la VIe lĂ©gislature (1958-1961)[40]. Cependant, la lĂ©gislature oĂč la majoritĂ© de procurateurs Ă©lus Ă©tait la plus marquĂ©e fut la IXe, inaugurĂ©e en 1967, peu aprĂšs la tenue du rĂ©fĂ©rendum approuvant la Loi organique de l'Ătat, point dâachĂšvement lĂ©gislatif de la dictature en vue de sa perpĂ©tuation. Ă cette occasion, la reprĂ©sentativitĂ© corporative fut renforcĂ©e par lâĂ©largissement de lâĂ©ventail dâorigine des procurateurs Ă©lus. En effet, lors de la IXe lĂ©gislature vinrent pour la premiĂšre fois se joindre Ă lâassemblĂ©e, en plus des reprĂ©sentants Ă©lus de la FET y de las JONS (peu conforme Ă lâesprit corporatiste), de ceux de lâOrganisation syndicale OSE (tercio laboral) et de ceux de lâadministration locale (municipalitĂ©s et dĂ©putations provinciales, ou tercio municipal), les dĂ©nommĂ©s procurateurs familiaux (tercio familiar), Ă©lus directement par les chefs de famille et au nombre de 108, soit 14,8 % du total des membres de la Chambre[42]. Avec cette derniĂšre Ă©tape (arrivĂ©e des procurateurs familiaux), lâon achevait de mettre en Ćuvre, apparemment, la reprĂ©sentation politique du trinĂŽme de rĂ©fĂ©rence famille, commune et syndicat, et amĂ©nageait pour la premiĂšre fois une certaine place Ă quelque chose qui pouvait ĂȘtre perçu, dans ses formes extĂ©rieures du moins, comme un vĂ©ritable scrutin dĂ©mocratique, avec y compris des campagnes Ă©lectorales[43]. Toutefois, il ressort de lâexamen du mode dâĂ©lection (voir ci-dessous) que la Xe et ultime lĂ©gislature se soldait en rĂ©alitĂ© par un taux dâĂ©lus de seulement 33 %, en dessous du pourcentage de 34,3 % de la IXe (1967-1971)[44] - [41].
ProcĂ©dure dâĂ©lection
Pouvaient ĂȘtre Ă©lus procurateurs ceux qui avaient su prĂ©alablement franchir tout un parcours dâĂ©lections partielles, parcours qui variait au fil du temps et nâavait que peu Ă voir avec lâexercice dâun droit de vote rĂ©el, au vu des limitations, sans cesse changeantes, qui furent introduites dans la procĂ©dure dâĂ©lection, tant en ce qui concerne le droit de vote (suffrage dit actif) que les conditions dâĂ©ligibilitĂ© (suffrage passif)[30].
DĂšs 1948-49, lâarmature complexe de la reprĂ©sentation politique au sein de la dictature franquiste pouvait apparaĂźtre bien ordonnĂ©e, soumise Ă une cadence rĂ©guliĂšre trisannuelle de renouvellement de ses strapontins, et ce malgrĂ© les corrections apportĂ©es annĂ©e aprĂšs annĂ©e Ă la composition des diffĂ©rentes assemblĂ©es ou au mode dâĂ©lection des procurateurs, dĂ©putĂ©s provinciaux et conseillers communaux, afin de forger une image la plus reprĂ©sentative et la plus organique possible, tout en Ă©cartant toute possibilitĂ© dâinfiltration par lâopposition clandestine. Ce rempart contre les infiltrations prit la forme de rĂšglements Ă©lectoraux destinĂ©s Ă interdire, par le contrĂŽle du suffrage passif (= lâĂ©ligibilitĂ©), toute action indĂ©sirable de la part de ceux disposant du droit au suffrage actif (=les Ă©lecteurs) ; autrement dit, les Ă©lections Ă©taient contrĂŽlĂ©es par la voie dâun mĂ©ticuleux passage au crible des candidatures garantissant que tous les candidats soient indubitablement dĂ©vouĂ©s Ă la dictature, voire par la mise en place de situations oĂč il y avait autant de candidats que de postes Ă pourvoir, rendant le scrutin superflu[45]. Le mode rĂ©el de fonctionnement des voies dâaccĂšs aux fonctions reprĂ©sentatives dans le rĂ©gime franquiste relevait en rĂ©alitĂ©, non du trinĂŽme organiciste (famille, commune, corps de mĂ©tier), mais bien plutĂŽt du trinĂŽme cooptation, sĂ©lection et dĂ©signation. La sagesse populaire avait bien discernĂ© que ce qui sâĂ©tait substituĂ© Ă la dĂ©mocratie de la RĂ©publique nâĂ©tait pas un nouveau type de dĂ©mocratie, mais un systĂšme que le peuple allait ironiquement appeler digitocratie (« dedocracia », de dedo, doigt)[40] ou « digitalisme »[46].
Aussi la complexitĂ© de la composition des Cortes franquistes Ă©tait-elle plus apparente que rĂ©elle, car indĂ©pendamment des multiples chicanes et des diverses procĂ©dures dâinvestiture, la qualitĂ© de procurateur sâacquĂ©rait par la grĂące du gouvernement et, plus particuliĂšrement, de Franco. Il Ă©tait exclu que la base sociale puisse accĂ©der Ă la Chambre, puisque câĂ©taient lâappareil du Mouvement, lâOSE et lâadministration de lâĂtat qui dĂ©terminaient qui Ă©taient Ă©ligibles et qui, parmi eux, il convenait de privilĂ©gier[47].
Le tercio familial
Il est Ă noter tout dâabord que le processus dâĂ©lection aux Cortes dâun « tercio familiar » (tiers familial), tel que le prĂ©voyait la loi â « Deux reprĂ©sentants de la famille pour chaque province, Ă©lus par ceux figurant au Recensement Ă©lectoral des chefs de famille et par les femmes mariĂ©es, dans la forme quâĂ©tablira la loi » â, ne sera pas mis en place avant 1967, et ce fut seulement en 1967 et 1971 que des scrutins auront finalement lieu pour permettre de pourvoir Ă lâĂ©lection de cette fraction des procurateurs aux Cortes[48]. La majoritĂ© dâĂąge donnant accĂšs au statut dâĂ©lecteur avait Ă©tĂ© fixĂ©e Ă 21 ans pour les hommes et Ă 25 ans pour les femmes, avec des conditions diffĂ©rentes selon la situation familiale[49] - [note 2], encore que pour les rĂ©fĂ©rendums le droit de vote ait Ă©tĂ© accordĂ© à « tous les hommes et femmes de la nation ayant atteint leurs vingt-et-un ans »[50].
La mise en avant de la famille impliquait que les listes Ă©lectorales pour ce scrutin aient nĂ©cessairement coĂŻncidĂ© avec le registre des chefs de famille ; ceux-ci, de sexe masculin, Ă©taient dĂ©positaires de lâautoritĂ© la plus haute au sein de la cellule de base de la vie sociale, et appelĂ©s Ă assumer le rĂŽle de pater familias, câest-Ă -dire de lâindividu sous lâautoritĂ© de qui se trouvait lâensemble des biens et des personnes appartenant au mĂ©nage ; toutefois, certaines catĂ©gories de femmes (veuves, femmes cĂ©libataires Ă©mancipĂ©es, etc.) pouvaient aussi ĂȘtre dotĂ©es de ce statut[9].
Le droit dâĂ©ligibilitĂ© nâĂ©tait pas universel pour les chefs de famille, vu que chaque type dâĂ©lection â municipales Ă partir de 1948 et pour les Cortes Ă partir de 1967 â sâaccompagnait de rĂšglementations complexes par lesquelles la recevabilitĂ© des candidatures Ă©tait laissĂ©e Ă la totale discrĂ©tion de Commissions Ă©lectorales nommĂ©es par les autoritĂ©s centrales ou par les gouverneurs civils concernĂ©s[51]. Pour se porter candidat comme procurateur familial, il fallait satisfaire aux conditions suivantes :
« Article huitiĂšme. [...] Pour ĂȘtre proclamĂ© candidat, il sera requis, outre de remplir les conditions fixĂ©es aux articles cinquiĂšme et sixiĂšme, de rĂ©pondre Ă quelquâune des suivantes : a) Ătre ou avoir Ă©tĂ© Procurateur aux Cortes. b) Ătre proposĂ© par au moins cinq Procurateurs aux Cortes, qui ne pourront proposer que deux candidats. c) Ătre proposĂ© par au moins sept ou par plus de la moitiĂ© des DĂ©putĂ©s provinciaux ou des Conseillers de chacun des Cabildos insulaires de la mĂȘme province, qui ne pourront proposer quâun seul candidat. d) Ătre proposĂ© par des chefs de famille ou par des femmes mariĂ©es inscrites au Registre Ă©lectoral de la province respective, au nombre non infĂ©rieur Ă mille ou Ă zĂ©ro virgule cinq pour cent du total du registre[52]. »
Au cours de la brĂšve histoire des Ă©lections de procurateurs familiaux, laquelle a consistĂ© en deux scrutins seulement (en 1967 et 1971), nul ne rĂ©ussit Ă devenir candidat par la voie du point d), seul point de lâarticle prĂ©voyant une candidature dâinitiative populaire, et rien nâindique que quiconque y soit parvenu par le biais du point c), possibilitĂ© en effet malaisĂ©e, nĂ©cessitant la complicitĂ© des autoritĂ©s supĂ©rieures. Il appert donc que la plupart des procurateurs Ă©lus ne le furent que moyennant quâils aient dĂ©jĂ Ă©tĂ© auparavant titulaires de la mĂȘme fonction, soit dĂ©signĂ©s soit dâoffice (natos), ou quâils aient Ă©tĂ© parrainĂ©s par cinq procurateurs en exercice, eux aussi majoritairement dĂ©signĂ©s ou natos[41].
Le tercio communal
Il est significatif quâen examinant les rĂ©sultats du processus Ă©lectoral dans lâadministration locale Ă partir de la Ire lĂ©gislature (1943-1946), on constate que les cinquante reprĂ©sentants des communes de province (sans les chefs-lieux) Ă©taient Ă trois prĂšs tous des maires en 1943-1946[53] - [54]. Une situation semblable allait se rĂ©pĂ©ter Ă chaque lĂ©gislature, indiquant que les reprĂ©sentants Ă©lus de lâadministration locale Ă©taient presque toujours des maires ou des prĂ©sidents de dĂ©putation, et seulement de maniĂšre anecdotique des conseillers communaux ou des dĂ©putĂ©s provinciaux. Il est Ă noter parallĂšlement que les maires sortis Ă©lus comme procurateurs par le vote de leurs homologues avaient Ă©tĂ© auparavant dĂ©signĂ©s pour occuper leur poste de maire par les gouverneurs civils, eux-mĂȘmes nommĂ©s par le ministre de lâIntĂ©rieur. Les maires nĂ©gociaient avec le gouverneur civil pour dĂ©terminer qui parmi les conseillers seraient admis Ă prĂ©senter leur candidature et qui parmi eux devront sortir gagnants de la confrontation. De la sorte, nul conseiller ne parvenait mĂȘme Ă devenir candidat pour obtenir un siĂšge aux Cortes quâil nâait dâabord passĂ© Ă travers plusieurs filtres successifs[54]. Dans ces conditions, il y a lieu de mettre en doute la qualitĂ© dâĂ©lu des reprĂ©sentants de lâadministration locale, voire leur qualitĂ© de reprĂ©sentant effectif dâautre chose que des politiques pilotĂ©es depuis lâappareil gouvernemental central[55].
De mĂȘme, il y a lieu de dĂ©nier la qualitĂ© dâĂ©lus Ă ceux choisis pour reprĂ©senter les provinces auprĂšs du Conseil national du Mouvement, soit un minimum de 50 personnes par lĂ©gislature. Pas davantage les Ă©lections des conseillers nationaux Ă lâintĂ©rieur du parti ne peuvent-elles ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme un scrutin libre, pour deux raisons : dâabord parce que les listes Ă©lectorales se composaient uniquement de militants du parti unique FET y de las JONS, et en second lieu Ă cause des restrictions que le dĂ©cret y affĂ©rent posait Ă la facultĂ© dâĂȘtre candidat, par quoi ladite facultĂ© demeurait rĂ©servĂ©e Ă un trĂšs petit nombre de personnes :
« Article 1. AlinĂ©a 2. â Ătre ou avoir Ă©tĂ© a) Chef provincial du Mouvement, b) Conseiller national de la FET y de las JONS, soit par libre dĂ©signation, soit en vertu de la charge occupĂ©e ; Lieutenant-gĂ©nĂ©ral de la Garde de Franco ou Inspecteur national de la Vieille Garde, c) Procurateur aux Cortes, en quelque reprĂ©sentation que ce soit, d) RĂ©compensĂ© pour des services ou des mĂ©rites que le Commandement aura jugĂ© comme donnant droit au dĂ©cernement de la Palme dâArgent[56]. »
En dâautres termes, pour ĂȘtre Ă©ligible lors de ces scrutins particuliers, il fallait avoir Ă©tĂ© auparavant nommĂ© Ă quelque poste Ă©levĂ© ou avoir Ă©tĂ© dĂ©corĂ© par les plus hautes autoritĂ©s de la FET y de las JONS[57] - [58].
LâĂ©lection pour le tercio local renfermait une autre distorsion : lâabsence de proportionnalitĂ© entre nombre de procurateurs et nombre dâhabitants des diffĂ©rentes communes et provinces, tĂ©moin le fait que p. ex. des territoires au chiffre de population si disparate quâAlbacete ou Barcelone dĂ©lĂ©guaient un nombre identique de procurateurs. Du reste, ce type de dĂ©sĂ©quilibre Ă©tait une constante dans le systĂšme de reprĂ©sentation franquiste[59].
Le tercio syndical
Les membres de lâOSE (Organisation syndicale espagnole) ne reprĂ©sentaient pas le monde du travail, Ă©tant donnĂ© que les syndicats libres avaient Ă©tĂ© interdits et quâen leur lieu et place en avait Ă©tĂ© instituĂ© un autre, contrĂŽlĂ© par le gouvernement, unique, organisĂ© verticalement et Ă affiliation obligatoire, lâOSE[59]. Le « tiers du travail » (tercio laboral ou sindical) sâinscrivait dans le cadre de cette nouvelle structure oĂč travailleurs (« producteurs », dans le nouveau langage officiel) et chefs dâentreprise Ă©taient organiquement intĂ©grĂ©s. Tout autre type dâorganisation et de reprĂ©sentation, en particulier sâil Ă©tait dâinspiration proprement politique, Ă©tait proscrit car inorganique et susceptible dâouvrir la voie Ă la « dictature des masses »[51].
Les procurateurs du tercio syndical Ă©taient pareillement subdivisĂ©s entre natos (de droit) et Ă©lus, encore que cette distinction ait Ă©tĂ© peu pertinente attendu quâen rĂ©alitĂ© tous Ă©taient directement ou indirectement dĂ©signĂ©s par le gouvernement. Ainsi Ă©taient Ă©lus de droit les hauts directeurs de lâOSE, les prĂ©sidents des Syndicats nationaux et de la ConfrĂ©rie nationale des cultivateurs et Ă©leveurs, tandis quâĂ©taient Ă©ligibles ceux des travailleurs, techniciens et chefs dâentreprise jugĂ©s conformes Ă la ligne politique du Syndicat vertical et qui se prĂ©sentaient au nom de chacun des Syndicats nationaux (quatre procurateurs par branche), de la ConfrĂ©rie nationale des cultivateurs et Ă©leveurs (quatre propriĂ©taires, quatre mĂ©tayers et quatre journaliers), de la FĂ©dĂ©ration syndicale du commerce (trois procurateurs), etc. Chaque type dâĂ©lection Ă©tait dirigĂ© par la DĂ©lĂ©gation nationale des syndicats, non seulement lâĂ©lection du tercio syndical aux Cortes, mais aussi celle destinĂ©e Ă pourvoir aux postes reprĂ©sentatifs organiques attribuĂ©s Ă lâOSE dans lâadministration[59].
Aussi, en 1971, les 169 procurateurs syndicaux, rĂ©putĂ©s « Ă©lus », Ă©taient-ils issus du syndicat vertical OSE, qui subissait les interfĂ©rences dâun Ătat dont il Ă©tait une partie constitutive depuis sa crĂ©ation. Aucun titulaire dâune haute fonction Ă lâOSE ne lâĂ©tait par Ă©lection indĂ©pendante. Les reprĂ©sentants des travailleurs â la dĂ©nommĂ©e section sociale â Ă©taient choisis parmi les bureaucrates syndicaux qui avaient Ă©tĂ© recrutĂ©s chez les militants de la FET y de las JONS, de mĂȘme que bon nombre des chefs dâentreprise ayant gagnĂ© un siĂšge de procurateur â dans la section dite Ă©conomique â Ă©taient des affiliĂ©s du parti[60].
Les groupes professionnel et culturel
Le groupe (ou tercio) professionnel comprenait : le prĂ©sident de lâInstitut des ingĂ©nieurs civils et un reprĂ©sentant des associations dâingĂ©nieurs qui le composent ; deux reprĂ©sentants des collĂšges dâavocats ; deux reprĂ©sentants des collĂšges de mĂ©decins ; un reprĂ©sentant pour chacun des collĂšges suivants : celui des agents de change et des courtiers en bourse ; des architectes ; des Ă©conomistes ; des pharmaciens ; des licenciĂ©s et docteurs en sciences et en lettres ; des licenciĂ©s et docteurs en sciences chimiques et physico-chimiques ; des notaires ; des procureurs auprĂšs des tribunaux ; des agents du cadastre ; des vĂ©tĂ©rinaires ; et des autres collĂšges professionnels de titulaires de lâenseignement supĂ©rieur, Ă©lus par leurs collĂšges officiels respectifs ; trois reprĂ©sentants des chambres officielles de commerce ; un pour les chambres de la propriĂ©tĂ© urbaine et un autre pour les associations de locataires, choisis par leurs comitĂ©s ou organes reprĂ©sentatifs. Tous les Ă©lus sous le prĂ©sent titre devaient obligatoirement ĂȘtre membres de leurs collĂšges respectifs et des corporations ou associations qui les Ă©lisaient[32].
Dans les premiers temps, le groupe culturel se composait des recteurs des 12 universitĂ©s existant en Espagne en 1942 (Madrid, Barcelone, Grenade, La Laguna, Murcie, Oviedo, Salamanque, Saint-Jacques-de-Compostelle, SĂ©ville, Valence, Valladolid et Saragosse) et du prĂ©sident de lâInstitut d'Espagne[61] - [32].
Les reprĂ©sentants des universitĂ©s, fussent-ils recteurs ou vice-recteurs, Ă©taient tributaires dâune nomination gouvernementale (pour les recteurs) ou dâune nomination sujette Ă ratification par le ministĂšre de tutelle (pour les vice-recteurs). Quant au reste des groupements professionnels (associations, collĂšges professionnels et chambres de commerce), on ne pouvait figurer dans leurs comitĂ©s de direction respectifs quâĂ lâissue de dĂ©signations ou dâĂ©lections fortement soumises Ă interfĂ©rence gouvernementale[41].
Fonctionnement et pratiques
Les Cortes franquistes Ă©taient renouvelĂ©es par pĂ©riodes de trois ans, appelĂ©es lĂ©gislatures, en phase avec le mandat triennal des procurateurs Ă statut Ă©lectif. Le fonctionnement des Cortes Ă©tait rĂ©gi par le rĂšglement de 1957, lequel Ă©tablissait en premier lieu les privilĂšges des procurateurs, en particulier leur inviolabilitĂ©, leur immunitĂ©, leur charte et leurs indemnitĂ©s. La Loi organique de l'Ătat de 1967 allait apporter de profonds changements dans lâorganisation des Cortes franquistes et en rĂ©former le mode de fonctionnement[8].
Les Cortes Ă©taient dirigĂ©es par un prĂ©sident, assistĂ© dâune Commission permanente ; dâune Commission de gouvernance intĂ©rieure ; dâune Commission de correction de style, chargĂ©e de rĂ©viser les textes ; et de la Commission de compĂ©tence lĂ©gislative, chargĂ©e de veiller au respect des attributions des Cortes en la matiĂšre. Les autres commissions Ă©taient des corps spĂ©cialisĂ©s, en principe une par ministĂšre, qui avaient pour mission dâexaminer les projets de loi ressortissant Ă leur domaine, puis dâexposer leurs conclusions devant lâassemblĂ©e[37].
Il nây eut guĂšre de dĂ©bats durant les sessions des Cortes franquistes. Les procurateurs ne pouvaient pas intervenir Ă partir de leur siĂšge lors des sĂ©ances plĂ©niĂšres et devaient le faire obligatoirement Ă la tribune. En outre, un reprĂ©sentant nâavait pas la possibilitĂ© de demander la parole si son intervention nâĂ©tait pas prĂ©alablement inscrite Ă lâordre du jour, ce qui empĂȘchait tout Ă©change dâarguments. Il nây avait pas de pĂ©riodes fixes pour les sĂ©ances et les sessions plĂ©niĂšres Ă©taient convoquĂ©es Ă lâentiĂšre discrĂ©tion de la prĂ©sidence[62].
La pratique avait pris pied de donner lecture des avis des commissions avant leur mise aux dĂ©bats. Cependant, le prĂ©sident pouvait soumettre Ă la dĂ©cision des Cortes quâil soit renoncĂ© Ă une lecture intĂ©grale ou partielle des avis proposĂ©s aux votes si, du fait de leur extension, ils risquaient de retarder le dĂ©roulement de lâordre du jour. Les dĂ©crets-lois, desquels il Ă©tait seulement « rendu compte » devant lâassemblĂ©e, faisaient lâobjet dâune lecture sommaire de ses seuls titres Ă la fin de la session[62].
En gĂ©nĂ©ral, les sĂ©ances ne suscitaient aucun intĂ©rĂȘt dans la presse et dans lâopinion publique. Les procurateurs eux-mĂȘmes sâabsentaient pendant ces interventions longues et rĂ©pĂ©titives, et ne retournaient dans la salle plĂ©niĂšre quâau moment de la clĂŽture, quand il sâagissait de passer au vote. Celui-ci pouvait ĂȘtre de type ordinaire ou nominatif, et aucun quorum pour sa validation nâĂ©tait fixĂ©. Esteban Bilbao avait pendant son mandat de prĂ©sident des Cortes pris pour habitude dâenclencher lors des votes une procĂ©dure anti-rĂ©glementaire, Ă savoir le « vote par assentiment »[63], mis en Ćuvre par Esteban Bilbao pour marquer avec force lâadhĂ©sion de la Chambre aux projets de la dictature et Ă©viter que le dĂ©compte des suffrages puisse faire surgir un rĂ©sultat susceptible dâentacher cet appui[64]. Les lois qui furent approuvĂ©es sous les lĂ©gislatures de Bilbao sans aucune consignation des voix Ă©mises, ou Ă lâadoption desquelles fut proclamĂ©e une fausse unanimitĂ©, se chiffrent par centaines. Ces pratiques nâĂ©taient pas sans irriter nombre de procurateurs, exaspĂ©rĂ©s par le zĂšle de Bilbao Ă dissimuler au gouvernement les moindres dissensions[65].
Dâautre part, les « procĂ©dures lĂ©gislatives extraordinaires » furent fort souvent mises en action par Franco en vertu des dĂ©nommĂ©es Lois de prĂ©rogative, qui habilitaient le chef de lâĂtat Ă Ă©dicter des dispositions normatives sans le concours de la Chambre, voire sans dĂ©libĂ©ration prĂ©alable du Conseil des ministres, si des motifs dâurgence le commandaient. Franco fut ainsi amenĂ© Ă court-circuiter les Cortes en de multiples occasions, faisant usage de cette facultĂ© tant pour les lois fondamentales que pour la lĂ©gislation ordinaire. Au surplus, le gouvernement avait la possibilitĂ©, « pour motifs dâurgence » avancĂ©s par le chef de lâĂtat (mais en rĂ©alitĂ© pour des questions sans aucun caractĂšre dâurgence la plupart du temps), dâapprouver des dĂ©crets-lois sans que les Cortes aient eu le loisir dâen dĂ©battre, de les approuver ou de les rejeter ; en ce cas, on se bornait Ă en « rendre compte » Ă lâassemblĂ©e avant leur promulgation[66]. Enfin, sâagissant plus particuliĂšrement de crĂ©dits extraordinaires, des procĂ©dures irrĂ©guliĂšres avaient cours, notamment par une insidieuse mise Ă contribution par le gouvernement de la Commission permanente, laquelle approuvait en secret dĂ©crets-lois et projets de loi sans en rĂ©fĂ©rer Ă la Chambre en session plĂ©niĂšre[67].
Les procurateurs ne pouvaient pas se rabattre sur une quelconque organisation extraparlementaire, attendu que tout parti, toute association ou structure de nature politique non incorporĂ©e dans le Mouvement Ă©taient interdits. Les membres des Cortes menaient leur travail individuellement, Ă la Chambre et en dehors, avec seulement des soutiens ponctuels et circonstanciels, mais sans alliances stables aptes Ă faire Ă©cho Ă leur travail devant lâopinion publique[68][note 3].
Comportement de vote
Lâensemble des rĂšgles Ă©lectorales en vigueur devait fatalement entraĂźner la prĂ©sence aux Cortes franquistes dâune majoritĂ© Ă©crasante de militants de la FET y de las JONS, quand mĂȘme tous nâappartenaient certes pas Ă la mĂȘme faction. Leur affiliation au parti valait, par-dessus toute autre considĂ©ration, allĂ©geance et fidĂ©litĂ© au rĂ©gime et leur permettait de franchir tous les filtres de sĂ©lection et de passer pour adĂ©quats en toute circonstance[69].
Un examen du comportement de vote permet dâĂ©tablir que dans la pĂ©riode 1943-1967, seules pour 19 rĂ©solutions sur les 340 soumises aux voix, soit 5,6 %, il sâest trouvĂ© plus de 15 procurateurs Ă sâopposer Ă une loi projetĂ©e par le gouvernement[44] - [70]. Il est vrai que lâopposition au gouvernement fut multipliĂ©e par quatre Ă lâoccasion de lâultime dĂ©cision importante prise par ce parlement, Ă savoir son auto-dissolution (son hara-kiri, selon lâexpression consacrĂ©e), mais mĂȘme alors, cette opposition ne reprĂ©senta pas mĂȘme 10 % de lâensemble[71].
Compétences
Les Cortes franquistes remplissaient une fonction spĂ©cifiquement lĂ©gislative, Ă savoir la prĂ©paration et lâĂ©laboration des lois. (Lâinitiative des lois pouvait sâexercer par le truchement de projets de loi ou de propositions de loi ; on parle de projet lorsque lâinitiative en revient au gouvernement ou au Conseil des ministres, et de proposition lorsquâelle Ă©mane des Cortes ou des procurateurs, dans le respect de la forme telle que fixĂ©e dans la loi et le rĂšglement y affĂ©rent.) La fonction lĂ©gislative des Cortes restait tributaire de la sanction quâil appartient au chef de lâĂtat dâaccorder[72]. Les lois produites par la dictature franquiste nâĂ©manaient donc pas dâun organe populaire reprĂ©sentatif, mais relevaient en dernier ressort des prĂ©rogatives de Franco en personne, prĂ©rogatives par lesquelles il Ă©tait habilitĂ© Ă Ă©dicter des normes juridiques Ă caractĂšre gĂ©nĂ©ral. De par leur nature mĂȘme, les Cortes franquistes, dĂ©pourvues ainsi dâun authentique pouvoir lĂ©gislatif, comportaient le refus implicite de reconnaĂźtre les libertĂ©s politiques des citoyens espagnols Ă travers un systĂšme Ă©lectif[73].
En vertu de la Loi constitutive des Cortes, la fonction primordiale de la Chambre Ă©tait donc de nature lĂ©gislative, et elle avait Ă connaĂźtre de tous les arrĂȘtĂ©s et de toutes les lois se rapportant : aux budgets ordinaires et extraordinaires de lâĂtat ; aux grandes opĂ©rations dâordre Ă©conomique ou financier ; Ă la fixation ou la rĂ©vision du rĂ©gime fiscal ; Ă la rĂ©glementation bancaire et monĂ©taire ; Ă lâintervention Ă©conomique des Syndicats verticaux et Ă toute mesure lĂ©gislative affectant de maniĂšre significative lâĂ©conomie nationale ; aux lois de base sur lâacquisition et la perte de la nationalitĂ© espagnole et sur les devoirs et droits des Espagnols ; Ă lâordonnancement juridique et politique des institutions de lâĂtat ; aux bases de lâadministration locale, de lâorganisation judiciaire et de lâadministration publique ; Ă la rĂ©forme du droit civil, commercial, social, pĂ©nal et procĂ©dural ; Ă lâordonnancement agraire, commercial et industriel ; aux plans nationaux dâenseignement ; ou de toute autre loi que le gouvernement, Ă sa propre instigation ou sur proposition de la commission correspondante, dĂ©ciderait de soumettre Ă la Chambre[74] - [65].
En plus de la fonction lĂ©gislative, les Cortes franquistes dĂ©tenaient dâautres attributions en ce quâelles :
- exerçaient un certain contrĂŽle sur lâadministration ;
- eurent une fonction extraordinaire lors de la mise au point de la Loi de succession du chef de l'Ătat (Ley de SucesiĂłn en la Jefatura del Estado) ;
- avaient en leurs mains un pouvoir de dĂ©cision fondamental par leur pouvoir de dĂ©clarer lâincapacitĂ© du chef de lâĂtat ;
- eurent une fonction constituante lors de la réforme des Lois fondamentales du Royaume ;
- avaient vocation Ă ratifier les traitĂ©s ou conventions internationales, lorsque ceux-ci Ă©taient susceptibles dâaffecter la souverainetĂ© ou lâintĂ©gritĂ© territoriale de lâEspagne ;
- Ă©taient appelĂ©s Ă autoriser le chef de lâĂtat Ă accomplir tels actes qui, aux termes de la loi fondamentale, requĂ©raient lâintervention des Cortes ;
- Ă©taient appelĂ©s Ă approuver les budgets gĂ©nĂ©raux et les comptes gĂ©nĂ©raux de lâĂtat.
Sur les six lois dites fondamentales Ă©laborĂ©es ou modifiĂ©es de 1943 Ă 1967, les Cortes nâeurent Ă connaĂźtre pleinement que de deux (Ă savoir la Charte des Espagnols et la Loi de succession du chef de l'Ătat), en examinĂšrent deux autres dans une mesure limitĂ©e (la Loi sur les principes du Mouvement national et la Loi sur lâorganisation de lâĂtat), mais nâeurent aucun rĂŽle dans lâadoption des deux autres (Loi portant modification de la Loi sur les Cortes et la Loi sur le rĂ©fĂ©rendum national)[75]. En particulier, les Principes du Mouvement national de 1958 et la Loi sur lâorganisation de lâĂtat de 1967 ne furent pas approuvĂ©es « aux Cortes » (en las Cortes), mais « devant les Cortes » (ante las Cortes), Ă©tant donnĂ© que la Chambre nâengagea aucune procĂ©dure dâaucune sorte en commission ou devant lâassemblĂ©e en vue de quelque amendement, mais que Franco les rĂ©unit pour leur faire remplir, selon lâexpression de Javier Tusell, une « fonction de pure rĂ©sonance », câest-Ă -dire quâil prĂ©senta devant elles les diffĂ©rents articles, en escomptant de voir survenir alors toutes les dĂ©monstrations possibles dâadhĂ©sion afin de pouvoir se parer dâune plus grande lĂ©gitimitĂ© devant lâopinion publique[76] - [77] - [78].
Pas davantage les compĂ©tences exclusives des Cortes en matiĂšre de « ratification de traitĂ©s et conventions internationales »[79] ne furent-elles respectĂ©es, vu que, quand bien mĂȘme elles furent avisĂ©es de certaines cĂ©rĂ©monies protocolaires, il nây eut sur plusieurs sujets importants, tels que lâindĂ©pendance du Maroc, aucun dĂ©bat parlementaire[67].
La facultĂ© pourtant dĂ»ment reconnue des procurateurs de rĂ©diger des propositions de loi se heurtait Ă une sĂ©rie dâentraves qui les rendait peu disposĂ©s Ă mettre en chantier des textes lĂ©gislatifs. P. ex., il Ă©tait nĂ©cessaire de rĂ©unir cinquante signataires de la Chambre ou quinze dâune mĂȘme commission avant quâune proposition soit prise en compte par la prĂ©sidence, et mĂȘme en ce cas le prĂ©sident, ou le gouvernement lui-mĂȘme, pouvait dĂ©daigner lâinitiative par le simple moyen de ne pas la faire figurer Ă lâordre du jour. Il sâensuit que les commissions nâĂ©mirent dâavis favorable que sur quatre propositions de loi au cours des huit premiĂšres lĂ©gislatures. Ce dĂ©faut dâinitiative lĂ©gislative de la Chambre Ă©tait compensĂ© par lâactivitĂ© du gouvernement et de Franco lui-mĂȘme, dont la volontĂ©, en dĂ©pit de tous les dehors institutionnels, et comme lâa soulignĂ© Javier Tusell, Ă©tait le vĂ©ritable organe lĂ©gislatif, raison pour laquelle les projets de loi, et non les propositions, accaparaient les travaux de la Chambre. Ă leur passage par les commissions des Cortes, les textes du gouvernement Ă©taient acceptĂ©s moyennant seulement quelques modifications, peu nombreuses, sous la menace du gouvernement de retirer le projet[80] - [81].
Lâhistorien GimĂ©nez MartĂnez indique :
« Les avis des commissions nâĂ©taient pas tous mis aux dĂ©bats devant lâassemblĂ©e, mais seulement ceux jugĂ©s importants par la prĂ©sidence et par le gouvernement Ă©taient dĂ©fendus par le prĂ©sident de la commission concernĂ©e ou par quelque membre de lâĂ©quipe chargĂ©e de rĂ©diger lâavis. Normalement, les projets de loi inscrits Ă lâordre du jour avec tour de parole Ă©taient ceux auxquels avait Ă©tĂ© apportĂ© en commission un nombre significatif dâamendements, sans que ce nombre nâait Ă©tĂ© fixĂ© par le rĂšglement. Lâimmense majoritĂ© des avis Ă©taient « vus » Ă la clĂŽture des sessions plĂ©niĂšres de la Chambre, de laquelle nâĂ©taient requis ni votes ni acquiescement dâaucune sorte. La plupart des lois importantes Ă©taient certes « expliquĂ©es » par un procurateur membre de la commission â qui dans bon nombre de cas se trouvait ĂȘtre aussi sous-secrĂ©taire â et « contresignĂ© », facultativement, par quelque ministre. Il nây avait pas toutefois de dĂ©bat dâaucune nature, et lâon passait directement aux voix. Le rĂ©sultat Ă©tait toujours affirmatif : jamais dans lâhistoire des Cortes franquistes entre 1943 et 1967, il ne se produisit un seul vote contre un avis sur un projet de loi du gouvernement. Des 4415 avis Ă©mis par les commissions dans la pĂ©riode 1943-1967, lâassemblĂ©e des Cortes nâen approuva par son vote que 340, de sorte que des avis restants, il Ă©tait seulement donnĂ© lecture, lesquels avis, en vertu de cette procĂ©dure seule, Ă©taient alors considĂ©rĂ©s comme approuvĂ©s[82]. »
Quant aux interpellations, facultĂ© introduite avec lâadoption du rĂšglement de 1957, elles ne consistaient quâen questions formulĂ©es directement en sĂ©ance plĂ©niĂšre, suivies immĂ©diatement par la rĂ©ponse du ministre concernĂ©, sans dĂ©bat ni vote subsĂ©quent. Il nâen fut dĂ©posĂ© que deux pendant les huit premiĂšres lĂ©gislatures[83].
Histoire
De la loi sur les Cortes (1943) Ă la loi sur la Succession (1947)
AprĂšs que la Loi portant organisation de lâĂtat (Ley de OrganizaciĂłn del Estado) prĂ©sentĂ©e par RamĂłn Serrano SĂșñer eut Ă©tĂ© rejetĂ©e, une loi sur les Cortes fut approuvĂ©e, prĂ©voyant la crĂ©ation dâun « organe dâautolimitation du pouvoir, sous forme dâune institution plus systĂ©matique », dotĂ© dâun poids lĂ©gislatif modĂ©rĂ©[84]. Ainsi, le , fut sanctionnĂ©e par une Chambre constituante de nature partiellement corporative la Loi constitutive des Cortes, censĂ©e attĂ©nuer la prĂ©Ă©minence des prĂ©rogatives de lâexĂ©cutif en instituant une assemblĂ©e de procurateurs chargĂ©e de futures fonctions lĂ©gislatives, tel quâĂ©noncĂ© Ă lâarticle 12, qui remodelait, dans une mesure limitĂ©e, les pouvoirs du chef de lâĂtat et instaurait au niveau national un systĂšme de reprĂ©sentation sur le mode corporatif[85].
Mise en place de la « dictature constituante » (1947-1958)
La deuxiĂšme pĂ©riode des Cortes franquistes commence avec lâadoption de la Loi de succession du chef de l'Ătat du , approuvĂ©e par rĂ©fĂ©rendum le suivant. Cette loi donnait corps Ă ce qui avait Ă©tĂ© conceptualisĂ© et Ă©noncĂ© comme suit par JosĂ© MarĂa PemĂĄn, intellectuel proche du phalangisme : le caudillat fut un « monarchisme circonstanciel » qui, « incarnant la volontĂ© de Dieu, sauve un pays â lâEspagne â, une civilisation â lâEurope â et lâĆuvre elle-mĂȘme de Dieu sur terre â la chrĂ©tientĂ© »[86]. Le dĂ©but de cette pĂ©riode se situe dans la deuxiĂšme moitiĂ© de la IIe lĂ©gislature des Cortes franquistes, mise en place le [87], et sâĂ©tend les trois lĂ©gislatures suivantes :
ApogĂ©e du processus dâinstitutionnalisation du rĂ©gime (1958-1966)
Le processus dâinstitutionnalisation du rĂ©gime franquiste connut son point culminant entre 1958 et 1966[91]. LâĂ©chec de JosĂ© Luis Arrese Ă faire de la Phalange le pivot du systĂšme politique et le point de rĂ©fĂ©rence pĂ©renne aprĂšs la future disparition du chef de lâĂtat laissa la voie libre Ă la nouvelle Ă©quipe ministĂ©rielle de 1957, câest-Ă -dire Ă la gĂ©nĂ©ration de technocrates dĂ©veloppementalistes parrainĂ©e par Luis Carrero Blanco et emmenĂ©e par Laureano LĂłpez RodĂł. Quelques annĂ©es plus tard, Franco dĂ©clara :
« [...] Est homme libre celui qui possĂšde un salaire suffisant, un emploi stable, une sĂ©curitĂ© sociale couvrant tous les risques, et un niveau de vie lui permettant dâavoir part aux biens de la civilisation moderne[note 4]. »
Ainsi fut instaurĂ© lâ« Ătat autoritaire du bien-ĂȘtre » (1960-1977), modĂšle qui selon Gregorio RodrĂguez Cabrero devait jouer un rĂŽle dĂ©cisif dans la future mise en place de la dĂ©mocratie parlementaire au plein sens du terme[92].
Cette pĂ©riode sâĂ©tale sur trois lĂ©gislatures :
Déclin inéluctable et autodissolution (1967-1976)
LâarrivĂ©e de reprĂ©sentants de la famille (le tercio familiar), Ă©lus en 1967 par les chefs de famille en exĂ©cution de la Loi organique de l'Ătat de 1966, inaugure une pĂ©riode marquĂ©e par la rĂ©gression et la dĂ©cadence irrĂ©versibles du rĂ©gime franquiste, qui ne se maintenait plus que sous lâeffet de sa propre inertie historique, autant que par lâimpuissance de lâopposition Ă le renverser. Cette pĂ©riode, qui sâĂ©tire jusquâĂ la dissolution des Cortes franquistes en 1977, remplacĂ©es alors par le CongrĂšs des dĂ©putĂ©s, englobe les deux derniĂšres lĂ©gislatures, Ă savoir :
- la IXe législature des Cortes franquistes, convoquées le [96].
- la Xe législature des Cortes franquistes, convoquées le [97].
La loi portant rĂ©forme politique, approuvĂ©e le aprĂšs avoir reçu le soutien de 435 des 531 procurateurs, fut lâinstrument juridique par lequel il put ĂȘtre procĂ©dĂ©, dans le contexte de la Transition dĂ©mocratique, Ă une abolition juridiquement fondĂ©e des structures de la dictature franquiste, dont les Cortes (conduisant au hara-kiri de celles-ci), suivie de la convocation dâĂ©lections dĂ©mocratiques.
Présidents
Le prĂ©sident des Cortes franquistes Ă©tait dĂ©signĂ© par le chef de lâĂtat, par voie de dĂ©cret, au lieu dâĂȘtre choisi par la Chambre elle-mĂȘme[98]. Ont ainsi assumĂ© la prĂ©sidence :
- Esteban de Bilbao EguĂa, du au [99] ;
- Antonio Iturmendi Bañales, du au [100] ;
- Alejandro RodrĂguez de ValcĂĄrcel y Nebreda, du au [101] ;
- Torcuato FernĂĄndez-Miranda y Hevia, du au [102].
Notes et références
Notes
- Lâadoption de la loi sur les Cortes suscite chez lâhistorienne AndrĂ©e Bachoud les considĂ©rations suivantes :
« [La loi portant crĂ©ation des Cortes] est la deuxiĂšme pierre dâun ensemble construit progressivement sous la pression des nĂ©cessitĂ©s nationales et internationales. CommencĂ© en 1938, achevĂ© en 1966, il Ă©tablit les principes qui rĂ©gissent la dictature tout en les accommodant Ă lâair du temps. On a parlĂ© Ă ce propos de constitutionnalisme cosmĂ©tique [...] pour traduire lâimpression de placage de principes pseudo-dĂ©mocratiques sur un rĂ©gime indiscutablement autoritaire. La dĂ©mocratie organique mise en place, par opposition Ă une dĂ©mocratie inorganique fondĂ©e sur le suffrage universel et le systĂšme des partis, avait fort peu Ă voir avec ce quâon appelle dĂ©mocratie dans les pays libres [...].
Cf. AndrĂ©e Bachoud, Franco, ou la rĂ©ussite d'un homme ordinaire, Paris, Fayard, , 530 p. (ISBN 978-2213027838), p. 245. » - La loi du Ă©tablissait la majoritĂ© civile Ă 21 ans (auparavant, elle Ă©tait fixĂ©e Ă 23 ans), encore quâil fĂ»t stipulĂ© que les filles de famille majeures, mais ĂągĂ©es de moins de 25 ans, ne pouvaient quitter le domicile du pĂšre ou de la mĂšre sans leur permission, sauf en vue de contracter mariage ou dâentrer dans un institut approuvĂ© par lâĂglise. Cependant, les dispositions sur le travail nâĂ©tendaient pas â dans le cas des sujets masculins â la protection jusquâĂ cet Ăąge, tant pour des raisons liĂ©es aux normes sur lâinstruction obligatoire, que pour des motifs de structure des relations de travail et dâinfluence internationale. Cf. (es) Cristina Amich ElĂas, « El trabajo de los menores de edad en la dictadura franquista », Historia ContemporĂĄnea, Lejona, Universidad del PaĂs Vasco, no 36,â , p. 163-192 (ISSN 1130-2402, lire en ligne).
- Cette situation de soumission de fait a Ă©tĂ© rĂ©sumĂ©e de façon percutante par lâĂ©crivain Fernando Arrabal dans sa Lettre au gĂ©nĂ©ral Franco de :
« Ceux qui devraient ĂȘtre les reprĂ©sentants de la nation, envoyĂ©s au Parlement, sont nommĂ©s par vous ou Ă©lus par des procĂ©dĂ©s si particuliers que jamais (je dis bien jamais) une personne opposĂ©e au gouvernement nâa pu entrer aux Cortes. Les maires, les gouverneurs, les directeurs de journaux, les chefs syndicalistesâŠ, toute personne dĂ©tenant la moindre parcelle dâautoritĂ© en Espagne a dĂ» se porter garante de sa loyautĂ© envers la doctrine officielle, et dĂšs que cesse sa fidĂ©litĂ© elle est ipso facto destituĂ©e. »
- Fernando Arrabal, Lettre au général Franco / Carta al general Franco (édition bilingue français-espagnol), Paris, Union générale d'éditions, coll. « 10/18 », , 187 p., p. 76.
- Ces paroles, prononcées par Franco en 1966 et reproduites par Juan Beneyto dans (es) La identidad del franquismo : Del alzamiento a la Constitución, Madrid, Gråficas Espejo, , 303 p. (ISBN 978-8485209125), p. 80-81, résument les nouveaux objectifs du régime, en accord avec les impératifs de développement et de modernisation économiques.
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- (es) « Ley 82/1968, de 5 de diciembre, modificando los preceptos de la Ley de RĂ©gimen Local, relativos a la elecciĂłn de Concejales por el tercio familiar en el sentido de que se incluya entre los electores y los elegibles a la mujer casada », BOE, Madrid, ministĂšre de lâIntĂ©rieur,â (lire en ligne).
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- M. MarĂn Corbera (2018), p. 100.
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- M. Ă. GimĂ©nez MartĂnez (2012), p. 256.
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- Selon lâart. 2, I, f & g de la Loi constitutive des Cortes du .
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- M. Ă. GimĂ©nez MartĂnez (2012), p. 267-268.
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- Voir article 14 de la Loi constitutive des Cortes du .
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- BOCE nÂș 983, p. 21045.
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- E. JerĂłnimo SĂĄnchez-Beato & M. Ăngel Morales PayĂĄn (2005), p. 21-22.
- Ălection BOE 1, du 16 mars 1943.
- Nommé président par décret de nomination du 30 septembre 1965, publié au BOE n° 237 du 4 octobre 1965.
- Ălu prĂ©sident des Cortes espagnoles par dĂ©cret de nomination du 22 novembre 1969. Le mĂȘme jour est publiĂ© le dĂ©cret par lequel, sur sa propre requĂȘte, Antonio Iturmendi Bañales est dĂ©chargĂ© de ses fonctions pour raison de santĂ©.
- NommĂ© prĂ©sident par dĂ©cret n° 3144/75 du 2 dĂ©cembre, en accord avec la proposition formulĂ©e par le Conseil du Royaume, et dans la forme prĂ©vue dans lâarticle septiĂšme I de la Loi constitutive des Cortes espagnoles.
Bibliographie
- (es) EstefanĂa JerĂłnimo SĂĄnchez-Beato et Miguel Ăngel Morales PayĂĄn, De las Cortes Españolas al Congreso de los Diputados: el devenir de su presidencia (1942-78), AlmerĂa, Universidad de AlmerĂa; Servicio de Publicaciones, , 90 p. (ISBN 8482407872).
- (es) NicolĂĄs Sesma Landrin, « Franquismo, ÂżEstado de Derecho?: notas sobre la renovaciĂłn del lenguaje polĂtico de la dictadura durante los años 60 », Pasado y memoria, Alicante, Universidad de Alicante; Ărea de Historia ContemporĂĄnea, no 5,â , p. 45-58 (ISSN 1579-3311).
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- (es) Miguel Ăngel GimĂ©nez MartĂnez, « Las Cortes de Franco o el Parlamento imposible », Trocadero: Revista de historia moderna y contemporĂĄnea, Cadix, UniversitĂ© de Cadix, no 27,â , p. 67-100 (ISSN 0214-4212, lire en ligne).
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- (es) EstefanĂa JerĂłnimo SĂĄnchez-Beato et Miguel Ăngel Morales PayĂĄn, De las Cortes Españolas al Congreso de los Diputados: el devenir de su presidencia (1942-1978), AlmerĂa, Universidad de AlmerĂa, Servicio de Publicaciones, coll. « Derecho », , 90 p. (ISBN 978-8482407876).
N. B. : On trouvera par ailleurs une bibliographie dĂ©taillĂ©e sur les Cortes franquistes dans (en) Stanley G. Payne, The Franco Regime, 1936â1975, Madison (Wisconsin), University of Wisconsin Press, , 677 p. (ISBN 978-0299110703), p. 536 etss.