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Espagne des LumiĂšres

En Espagne, il est conventionnellement considĂ©rĂ© que le siĂšcle des LumiĂšres commence au dĂ©but du XVIIIe siĂšcle, avec l’ascension au trĂŽne d’Espagne du roi Philippe V, premier souverain de la dynastie des Bourbons. ParallĂšlement Ă  un processus rĂ©formiste menĂ© par le nouveau rĂ©gime sur les plans politique, institutionnel, social et administratif, un mouvement de renouveau intellectuel se dĂ©ploya en Espagne, qui fut encouragĂ© par le pouvoir (sous l’impulsion de Benito FeijĂło) pour ce qui concerne les domaines scientifique (institutions, financement d’expĂ©ditions) et Ă©conomique (crĂ©ation de sociĂ©tĂ©s Ă©conomiques).

Le Sommeil de la raison produit des monstres, gravure no 43 des Caprices de Goya (1799).

SynthĂšse

Le mouvement des LumiĂšres qui prit pied en Espagne (sous la dĂ©nomination de IlustraciĂłn) adhĂ©rait aux mĂȘmes principes que ses Ă©quivalents dans le reste de l’Europe. Pour les ilustrados espagnols, la raison Ă©tait l’outil essentiel permettant d’atteindre Ă  la vĂ©ritĂ© et au regard de laquelle devaient ĂȘtre soumises Ă  critique toutes les « vĂ©ritĂ©s » (ou croyances admises) hĂ©ritĂ©es de la « tradition », en particulier celles qui s’appuyaient sur les prĂ©jugĂ©s, sur l’ignorance et sur la superstition, ou encore sur les dogmes religieux.

Les seuls instruments auxquels l’on pouvait avoir recours Ă©taient ceux procurĂ©s par la philosophie et la science. En mettant en application (par la technique) la connaissance ainsi acquise et en l’étendant (par l’éducation) Ă  la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre, l’homme sera en mesure de se perfectionner lui-mĂȘme, de progresser, d’amĂ©liorer ses conditions de vie, de se libĂ©rer de l’ignorance et de la superstition, et de parvenir ainsi au bonheur, sans attendre de l’obtenir dans l’« autre vie ». Le mouvement des LumiĂšres, qui en Espagne comme ailleurs, constitua toujours une minoritĂ©, dynamique et influente certes, resta essentiellement rĂ©formiste, n’aspirant pas Ă  modifier substantiellement l’ordre social et politique en vigueur, et n’ambitionnant que de mettre en place des rĂ©formes propices Ă  ce que les ilustrados dĂ©nommaient le « bonheur public », lequel aurait donc Ă  s’accommoder de l’inĂ©galitĂ© juridique et de l’absolutisme. Cet aspect rĂ©formiste intĂ©ressera les monarchies d’Europe et d’Espagne, disposĂ©es Ă  impulser le « progrĂšs », mais sans pour autant mettre en cause l’ordre social et politique Ă©tabli, les rois se prĂ©occupant plus du renforcement de leur autoritĂ©, du perfectionnement de leur appareil administratif et de l’agrandissement de leurs territoires, que du proclamĂ© bonheur de leurs sujets. Aussi les gouvernements se serviront-ils des LumiĂšres pour doter d’une aura de modernitĂ© leurs projets de rĂ©forme Ă©conomique, fiscale, administrative et militaire, et justifier ainsi comme nĂ©cessaire et inĂ©vitable la croissante intervention de l’État dans tous les ordres de la vie sociale. Cependant, les LumiĂšres espagnoles prĂ©sentaient quelques singularitĂ©s, qui les diffĂ©renciaient des mouvements similaires en Europe. Plus qu’ailleurs, les reprĂ©sentants des LumiĂšres Ă©taient de bons chrĂ©tiens et de fervents monarchistes qui n’avaient rien de subversif ni de rĂ©volutionnaire, et prĂ©conisaient des changements pacifiques et graduels touchant toutes les sphĂšres de la vie nationale, afin de remĂ©dier aux dĂ©ficiences du pays et rendre l’Espagne apte Ă  concourir avec les principales puissances europĂ©ennes. Sans doute le trait le plus spĂ©cifique des LumiĂšres en Espagne est-il que tous ses reprĂ©sentants s’étaient maintenus dans le giron du catholicisme, de sorte qu’on a pu parler de LumiĂšres catholiques. Pour beaucoup d’entre eux, la raison et la religion partageaient une mĂȘme « lumiĂšre naturelle », Ɠuvre du CrĂ©ateur, et ils s’évertueront Ă  rendre les avancĂ©es de la science compatibles avec le contenu de la Bible. Toutefois, en s’ingĂ©niant Ă  faire valoir des critĂšres rationnels dans les manifestations religieuses de la piĂ©tĂ© populaire et en proposant une piĂ©tĂ© rationnelle destinĂ©e Ă  se substituer Ă  la piĂ©tĂ© baroque, qui prĂ©dominait Ă  l’époque et consistait en une religiositĂ© toute extĂ©rieure (notamment basĂ©e sur le culte des reliques et des images, sur les pĂšlerinages et les processions, etc.), ce pour quoi ils incriminaient le clergĂ© rĂ©gulier, les hommes des LumiĂšres s’étaient attirĂ© l’hostilitĂ© tant du clergĂ© que du peuple. Au rebours de la position de l’Église, ils prĂ©conisaient la lecture de la Bible en langue vulgaire. Les ilustrados espagnols subissaient plus fortement que leurs collĂšgues europĂ©ens la tutelle de l’État et de l’Église, laquelle tutelle s’exerçait Ă  travers des instruments coercitifs tels que l’Index, le nihil obstat, l’Inquisition, et favorisait l’autocensure. Une autre singularitĂ© des LumiĂšres espagnoles est un Ă©litisme marquĂ©, les ilustrados en effet estimant en gĂ©nĂ©ral que le plus grand nombre ne devait avoir accĂšs qu’à la seule instruction primaire et que les plus hauts niveaux de formation eussent Ă  rester rĂ©servĂ©s Ă  une Ă©lite. Ils prĂ©tendaient en outre lutter contre ce qu’ils nommaient les manifestations « pernicieuses » de la culture populaire, telles que corridas, carnavals, etc.

Portrait de la dramaturge Rita de Barrenechea (1757-1795), marquise de la Solana, par Francisco Goya.

Une vision erronĂ©e veut que l’introduction des LumiĂšres en Espagne fut l’Ɠuvre les Bourbons. En rĂ©alitĂ©, ceux-ci n’étaient pas moins rĂ©ticents que les autres monarchies, et les nouveaux courants de pensĂ©e europĂ©ens Ă©taient dĂ©jĂ  connus des dĂ©nommĂ©s Novatores (1680-1720), c’est-Ă -dire dĂšs avant l’arrivĂ©e des Bourbons en Espagne. Du reste, la prĂ©occupation majeure du premier Bourbon n’était pas la rĂ©novation culturelle, mais la politique internationale et militaire, ce qui donc ne pouvait que retarder le dĂ©ploiement des LumiĂšres en Espagne. Les Novatores, qui Ă©taient en contact avec les bollandistes et les mauristes et dont l’activitĂ© forme le prĂ©lude aux LumiĂšres espagnoles proprement dites, avaient fait, suivant les principes de la rĂ©volution scientifique du XVIIe siĂšcle, le pari d’une explication rationnelle de la rĂ©alitĂ© et Ă©prouvaient une aversion de la tradition, de l’incurie et de l’immobilisme intellectuel, acadĂ©mique et scientifique, sans jamais prendre le chemin de la rĂ©volution. MĂ©ritent mention en particulier : Francisco GutiĂ©rrez de los RĂ­os, qui dans un ouvrage de 1680 condamnait la scolastique, se rĂ©fĂ©rait Ă  Descartes, et faisait l’éloge de ceux qui, Ă  l’encontre de la philosophie aristotĂ©licienne, se vouaient Ă  la vĂ©ritable connaissance de la nature et de ce qui la compose ; et Juan de Cabriada, de qui l’Ɠuvre pionniĂšre Carta FilosĂłfico, MĂ©dico-Chymica de 1687, premier manifeste du nouvel esprit novateur, comportait une critique de la mĂ©thode scholastique et affirmait l’exigence de l’expĂ©rimentation. Une acadĂ©mie destinĂ©e Ă  dĂ©fendre la nouvelle science fut mise sur pied en 1697. Significativement, les attaques dont ils faisaient l’objet ne cesseront pas avec les Bourbons.

Il est d’usage de distinguer les PremiĂšres LumiĂšres (1720-1750) et les LumiĂšres espagnoles dans leur phase d’épanouissement (Plena IlustraciĂłn, 1750-1810). Concernant les PremiĂšres LumiĂšres, sont Ă  relever, dans le domaine de la critique historique, les noms de Mayans, trait d’union avec les novateurs, qui dĂ©fendit le point de vue que l’on ne pouvait connaĂźtre la vĂ©ritĂ© historique qu’en faisant appel aux sources et en les soumettant Ă  un rigoureux examen critique, et de Feijoo, qui se voua Ă  combattre la superstition et Ă  propager les nouveautĂ©s scientifiques de toute sorte. En matiĂšre de pensĂ©e politique et sociale, est Ă  signaler TheĂłrica y PrĂĄctica de Comercio y Marina de JerĂłnimo de UztĂĄriz (1724, plusieurs fois traduit), Ă©tude phare de la pensĂ©e mercantiliste espagnole, qui, si on ne peut la voir comme un paradigme de la pensĂ©e Ă©conomique des LumiĂšres (qui oscillait entre la physiocratie française et le libĂ©ralisme Ă©conomique d’Adam Smith), constitue nĂ©anmoins une Ɠuvre des LumiĂšres par deux de ses traits : sa dĂ©marche scientifique et son objectif de progrĂšs social ; le livre eut une rĂ©percussion sur les politiques des derniers gouvernements de Philippe V. En sciences exactes, l’hĂ©ritage des Novateurs sera encore dĂ©terminante dans un premier temps, par quoi notamment les apports de Newton ne seront connus vĂ©ritablement en Espagne qu’avec l’expĂ©dition gĂ©odĂ©sique parrainĂ©e par l’AcadĂ©mie des sciences de Paris Ă  laquelle participĂšrent les Espagnols Jorge Juan et Antonio de Ulloa, qui Ă  leur retour, publiĂšrent un ouvrage en 1748, oĂč les auteurs dĂ©fendaient les postulats newtoniens, incluant l’hĂ©liocentrisme.

Dans la deuxiĂšme phase des LumiĂšres espagnoles, les ilustrados parvinrent Ă  constituer quelques foyers Ă©pars, plutĂŽt restreints et nullement radicaux, et qui s’énumĂšrent comme suit : les Asturies (avec Jovellanos et Campomanes) ; la GuipĂșzcoa basque (oĂč fut fondĂ©e la premiĂšre Sociedad EconĂłmica de Amigos del PaĂ­s, ainsi que le SĂ©minaire royal des nobles) ; Valence (avec l’astronome Jorge Juan, adepte du systĂšme newtonien, et le botaniste Cavanilles) ; Barcelone (avec son AcadĂ©mie des belles-lettres, son ComitĂ© royal particulier de commerce, et son universitĂ© de Cervera, pĂ©piniĂšre d’hommes des LumiĂšres, tels que le juriste Josep Finestres, son disciple Ramon LlĂ tzer de Dou i de Bassols et Antonio de Capmany, auteur du premier traitĂ© d’histoire Ă©conomique de l’Espagne) ; SĂ©ville (oĂč le groupe ilustrado le plus remarquable se constitua autour du cercle de l’Alcazar, qui sera pendant quelque temps le noyau des LumiĂšres le plus important d’Espagne, en dĂ©pit qu’il y eĂ»t Ă  SĂ©ville et dans l’Andalousie de fortes rĂ©sistances Ă  ce mouvement) ; en Galice (oĂč l’on formulait des thĂšses fort modĂ©rĂ©es, Ă  l’exception de Vicente del Seixo, qui eut maille Ă  partir avec l’Inquisition et avec les autoritĂ©s civiles) ; Saragosse (oĂč la Real Sociedad EconĂłmica Aragonesa de Amigos del PaĂ­s Ă©tait l’une des plus actives d’Espagne, et oĂč fut fondĂ©e la premiĂšre chaire d’Économie civile dont le titulaire Ă©tait Lorenzo Normante, cible de maintes critiques et d’une dĂ©nonciation Ă  l’Inquisition) ; Salamanque (dont l’universitĂ© Ă©tait trĂšs divisĂ©e entre le secteur traditionaliste et le camp favorable aux idĂ©es nouvelles, mais cessa ensuite d’ĂȘtre un bastion du traditionalisme) ; et enfin Madrid (l’indĂ©niable centre des LumiĂšres espagnoles, Ă  la faveur d’une conjonction de facteurs prĂ©sents dans aucune autre ville d’Espagne, Ă  savoir : des institutions d’enseignement d’esprit moderne, une atmosphĂšre cosmopolite, une presse abondante, un mĂ©cĂ©nat d’aristocrates ilustrados, une Sociedad EconĂłmica de Amigos del Pays dont l’activitĂ© Ă©clipsait de loin celle des provinces, et la prĂ©sence de la Cour). Les Sociedad EconĂłmica de Amigos del Pays jouĂšrent un rĂŽle primordial dans la diffusion des idĂ©es des LumiĂšres. La premiĂšre en date, fondĂ©e en 1763 Ă  l’initiative de nobles ilustrados de GuipĂșzcoa, avait pour particularitĂ© d’ĂȘtre ouverte aux membres du tiers-Ă©tat enrichis par le commerce, lesquels jouissaient au sein de la SociĂ©tĂ© des mĂȘmes droits que les sociĂ©taires issus de la noblesse ou du clergĂ©. En 1764 fut crĂ©Ă©e la Real Sociedad Bascongada de Amigos del PaĂ­s, prototype des futures sociĂ©tĂ©s de mĂȘme nom, dont les buts Ă©taient d’appliquer les nouvelles connaissances scientifiques aux activitĂ©s Ă©conomiques. À cet effet fut fondĂ© le SĂ©minaire royal des nobles, afin d’enseigner les matiĂšres bannies des universitĂ©s, comme la physique expĂ©rimentale ou la minĂ©ralogie. L’initiative se diffusa bientĂŽt en direction de Cadix, de SĂ©ville et de Madrid, puis Ă©galement aux grandes villes d’AmĂ©rique espagnole. Significativement, les Sociedades de Amigos del PaĂ­s furent officialisĂ©es, et donc mises au pas, Ă  l’instigation du ministre Campomanes, qui en rĂ©digea les statuts, par suite de quoi les Sociedades eurent dĂ©sormais pour fonction principale d’appuyer les rĂ©formes du roi, se trouvaient sous tutelle publique, virent leur composition restreinte Ă  la « noblesse la plus illustre » et aux membres de l’administration et des autoritĂ©s locales, et virent leur champ d’activitĂ©s s’amenuiser pour ne plus englober que « la thĂ©orie et la pratique de l’économie politique dans toutes les provinces d’Espagne » (en dĂ©laissant les sciences pures et les arts).

Les Bourbons pourtant faisaient grand cas des sciences, et Charles III en particulier intensifia l’impulsion qui leur avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© donnĂ©e sous le rĂšgne de Ferdinand VI. Des personnalitĂ©s scientifiques Ă©minentes travaillaient dans plusieurs institutions acadĂ©miques espagnoles ; des chaires de chimie furent crĂ©Ă©es dans diffĂ©rents organismes officiels, tandis que la minĂ©ralogie et la mĂ©tallurgie faisaient l’objet, en fonction surtout des nĂ©cessitĂ©s de l’armĂ©e et de la marine, d’une attention spĂ©ciale du gouvernement, au mĂȘme titre que la mĂ©decine, les mathĂ©matiques, la gĂ©ographie, la cartographie et l’astronomie. Parmi les figures les plus notables des sciences exactes, citons Jorge Juan (qui se voua Ă  la recherche en astronomie, mathĂ©matiques et physique) et Gabriel CĂ­scar (qui rĂ©digea une sĂ©rie de manuels scientifiques de grande diffusion et qui, nommĂ© reprĂ©sentant espagnol auprĂšs de la commission chargĂ©e d’établir Ă  Paris le nouveau systĂšme mĂ©trique dĂ©cimal, rĂ©digea sur cette matiĂšre un ouvrage internationalement saluĂ©). En botanique, le systĂšme de LinnĂ© fut acceptĂ© par la plupart des scientifiques espagnols et par tous les jardins botaniques crĂ©Ă©s Ă  cette Ă©poque grĂące au directeur du Jardin botanique de Madrid, Cavanilles, qui Ă©tait en contact avec Buffon. En chimie, la thĂ©orie de Lavoisier ayant Ă©tĂ© rapidement acceptĂ©e, on vit surgir bientĂŽt en Espagne plusieurs laboratoires de chimie fondĂ©s par les institutions d’État ou crĂ©Ă©s par les Sociedades EconĂłmicas de Amigos del PaĂ­s. La gĂ©ologie de l’Allemand Abraham Gottlob Werner connut un mĂȘme accueil. Durant cette pĂ©riode furent rĂ©alisĂ©es plusieurs expĂ©ditions scientifiques qui eurent un grand retentissement dans toute l’Europe, en particulier celle dirigĂ©e par FĂ©lix de Azara dans le RĂ­o de la Plata et sur le Paraguay, et l’expĂ©dition Balmis (1803-1806), dont l’objectif Ă©tait de propager la vaccination contre la variole dans l’Empire espagnol, l’un des jalons de la mĂ©decine prĂ©ventive moderne.

Caractéristiques particuliÚres des LumiÚres en Espagne

Premier tome (1726) du Diccionario de autoridades de la Académie royale espagnole.

Le mouvement des LumiĂšres surgit dans l’Europe du XVIIIe siĂšcle comme un mode d’apprĂ©hension du monde, de l’existence humaine et la sociĂ©tĂ©, ne dĂ©coulant pas des textes sacrĂ©s et de la « tradition », mais se voulant au contraire une alternative Ă  ceux-ci, et que l’on escomptait faire prĂ©valoir en « illuminant » les sociĂ©tĂ©s europĂ©ennes afin qu’elles abandonnent dĂ©finitivement l’ignorance et la superstition et ne se reposent plus dĂ©sormais que sur des idĂ©es rationnelles. Dans le Diccionario de autoridades publiĂ© par l’AcadĂ©mie royale espagnole entre 1726 et 1739, lumiĂšre de la raison (« luz de la razĂłn ») Ă©tait dĂ©fini comme « la connaissance des choses qui provient du discours naturel qui distingue les hommes d’avec les bĂȘtes », et allait de pair avec la « lumiĂšre de la critique » ou les « lumiĂšres critiques », en ce que « les lumiĂšres » non seulement « s’en remettaient Ă  l’exercice de l’intelligence et Ă  la connaissance acquise par un nombre rĂ©duit de personnes, mais aussi [
] Ă  l’usage critique de la raison face aux prĂ©jugĂ©s hĂ©ritĂ©s du passĂ© »[1].

La VĂ©ritĂ©, le Temps et l’Histoire, allĂ©gorie de Goya (1800).

Bien que les LumiĂšres (IlustraciĂłn en espagnol, avec son dĂ©rivĂ© ilustrado) ne fussent pas une doctrine ou un systĂšme philosophique, mais un mouvement intellectuel hĂ©tĂ©rogĂšne, ses membres partageaient une sĂ©rie de principes, d’attitudes et de valeurs Ă©troitement liĂ©es entre elles[2]. Ainsi, pour les intellectuels des LumiĂšres, la raison Ă©tait-elle l’outil essentiel permettant d’atteindre Ă  la vĂ©ritĂ© et au regard de laquelle devaient ĂȘtre soumises Ă  critique toutes les « vĂ©ritĂ©s » (ou croyances admises) hĂ©ritĂ©es de la « tradition » (du passĂ©), en particulier celles qui s’appuyaient sur les prĂ©jugĂ©s, sur l’ignorance et sur la superstition, ou encore sur les dogmes religieux[3]. Au moyen de la raison, l’homme est capable, et lui seul, de connaĂźtre et expliquer la rĂ©alitĂ©, entendue comme la Nature (non comme la CrĂ©ation de quelque Dieu, encore que les dĂ©istes reconnaissaient qu’il existait quelque type d’« Être suprĂȘme », principe de tout l’existant), en ayant recours exclusivement aux instruments que lui procuraient la philosophie et la science. En appliquant cette connaissance (par la technique) et en l’étendant Ă  toute la sociĂ©tĂ© (par l’éducation), l’homme sera en mesure de se perfectionner lui-mĂȘme, de progresser (d’amĂ©liorer ses conditions de vie et de se libĂ©rer de l’ignorance et de la superstition), et de parvenir ainsi au bonheur, sans attendre de l’obtenir dans l’« autre vie »[4].

En Espagne, le mouvement des LumiĂšres ne se propagea que parmi certaines Ă©lites (dont quelques nobles et prĂȘtres, et quelques personnes qualifiĂ©es et membres fortunĂ©s du tiers Ă©tat) et, ainsi que le soulignent les auteurs Antonio Mestre et Pablo PĂ©rez GarcĂ­a, il convient de se souvenir que « la production culturelle du XVIIIe siĂšcle ne mĂ©rite pas d’ĂȘtre tout entiĂšre estampillĂ©e comme Ă©tant issue des LumiĂšres. En rĂ©alitĂ©, les gens des LumiĂšres constituaient toujours une minoritĂ©, certes dynamique et influente, mais somme toute minoritaire. Et, quoique les principes qu’ils dĂ©fendaient fussent arrivĂ©s Ă  imprĂ©gner toute leur Ă©poque, les effectifs des indiffĂ©rents, des traditionnalistes et des ennemis des LumiĂšres Ă©taient toujours beaucoup plus lourds que ceux des partisans du progrĂšs, de la raison et de la libertĂ© »[5].

Page de titre du livre La falsa filosofĂ­a, de Fernando de Ceballos, dans l’édition de 1775.

La dĂ©nomination « LumiĂšres » (IlustraciĂłn en espagnol) ne fut rĂ©pandue en Espagne qu’aprĂšs 1760 pour dĂ©signer un programme d’« instruction, d’enseignement, de transmission ou d’acquisition de connaissances » au bĂ©nĂ©fice d’une personne particuliĂšre ou de la sociĂ©tĂ© dans son ensemble. DĂšs avant cette date, on utilisait le verbe ilustrar, bien qu’avec deux sens diffĂ©rents, d’une part celui catholique et traditionnel en rapport avec Dieu et avec la foi, et celui de donner lustre et splendeur Ă  la patrie ou Ă  la nation, et d’autre part celui nouveau d’instruire, enseigner, transmettre des connaissances, ilustrar dans cette acception s’utilisant indiffĂ©remment avec le verbe dar luces (littĂ©r. donner des lumiĂšres). Ainsi l’abbĂ© GĂĄndara, lorsqu’en 1759 il souhaita la bienvenue au nouveau roi Charles III, se dĂ©clara-t-il convaincu que bientĂŽt « l’incurie sera bannie, l’ignorance proscrite, que l’on acquerra les lumiĂšres, que le Royaume s’éclairera »[6]. C’est Ă©galement vers 1760 que l’on commença Ă  utiliser le terme siĂšcle des LumiĂšres (ou siglo ilustrado), bien que cette derniĂšre expression fĂ»t paradoxalement trĂšs employĂ©e dans un sens pĂ©joratif, par ceux qui s’opposaient aux nouvelles idĂ©es, comme le moine Fernando de Ceballos, qui fit paraĂźtre en 1776 Demencias de este siglo ilustrado, confundidas por la sabidurĂ­a del Evangelio (littĂ©r. DĂ©mences du prĂ©sent siĂšcle illustrĂ©, confondues par la sagesse de l’Évangile), ou comme JosĂ© GĂłmez de Avellaneda, Ă©galement moine, qui Ă©crivit la mĂȘme annĂ©e une satire dirigĂ©e contre Pablo de Olavide et intitulĂ©e El Siglo Ilustrado. Vida de D. Guindo Cerezo, nacido y educado, instruido, sublime y muerto segĂșn las Luces del presente siglo (littĂ©r. le SiĂšcle des LumiĂšres. Vie de Don Guindo Cerezo, nĂ© et Ă©duquĂ©, instruit, sublime et mort selon les LumiĂšres du prĂ©sent siĂšcle)[7].

Modération du mouvement des LumiÚres et collaboration avec la monarchie absolue bourbonnienne

AllĂ©gorie de l’industrie de Goya.

Pendant longtemps, l’on a cru que le caractĂšre « modĂ©rĂ© » des propositions Ă©mises par les intellectuels espagnols des LumiĂšres Ă©tait un trait spĂ©cifique de l’Espagne ; toutefois des Ă©tudes plus rĂ©centes sur les LumiĂšres en Europe ont remis en question la vision traditionnelle de celles-ci comme Ă©lĂ©ment dĂ©clencheur de la chute de l’Ancien RĂ©gime et ont mis en Ă©vidence que partout en Europe les LumiĂšres avaient Ă©tĂ© un mouvement essentiellement rĂ©formiste. Les gens des LumiĂšres — hormis quand ils se mettront Ă  Ă©voluer vers le libĂ©ralisme Ă  la fin du XVIIIe siĂšcle — n’aspiraient pas Ă  modifier substantiellement l’ordre social et politique en vigueur ; ils ambitionnaient d’introduire des rĂ©formes qui favoriseraient ce qu’ils dĂ©nommaient le bonheur public et Ă  cet effet dĂ©siraient, en vue de la mise en Ɠuvre de ces rĂ©formes, s’introduire dans les couches privilĂ©giĂ©es[4]. Le texte suivant de l’ilustrado asturien Gaspar Melchor de Jovellanos peut ici faire figure d’exemple :

« Je ne m’attarderai pas Ă  assurer Ă  la Sociedad [EconĂłmica de Amigos del PaĂ­s des Asturies] que ces lumiĂšres et connaissances ne s’obtiennent que par l’étude des sciences mathĂ©matiques, de la bonne physique, de la chimie et de la minĂ©ralogie — facultĂ©s qui ont enseignĂ© aux hommes nombre de veritĂ©s utiles, qui ont expulsĂ© du monde nombre de prĂ©occupations pernicieuses, et auxquelles l’agriculture, les arts et le commerce d’Europe sont redevables des rapides progrĂšs qui ont Ă©tĂ© faits dans le prĂ©sent siĂšcle. Et en effet, comment serait-il possible, sans l’étude des mathĂ©matiques, de faire avancer l’art du dessin, qui est l’unique source d’oĂč les arts peuvent puiser la perfection et le bon goĂ»t ? Comment arriverait-on Ă  connaĂźtre un nombre incroyable d’instruments et de machines, absolument nĂ©cessaires Ă  assurer la soliditĂ©, la beautĂ© et le prix modique des choses ? Comment, sans la chimie, l’art de teindre et d’imprimer pourrait-il progresser dans les fabriques de vaisselle et de porcelaine, ou comment les manufactures pourraient-elles travailler les diffĂ©rents mĂ©taux ? »

— G. M. Jovellanos, Discurso sobre la necesidad de cultivar en el Principado el estudio de las ciencias naturales (1782).

C’est justement cet aspect rĂ©formiste qui allait attirer l’attention des gouvernements absolutistes d’Europe, disposĂ©s certes Ă  impulser le « progrĂšs », mais sans pour autant mettre en cause l’ordre social et politique Ă©tabli. Aussi les gouvernements se serviront-ils des LumiĂšres pour doter d’une aurĂ©ole d’immaculĂ©e modernitĂ© leurs projets de rĂ©forme Ă©conomique, fiscale, administrative et militaire, et justifier ainsi comme nĂ©cessaire et inĂ©vitable la croissante intervention de l’État dans tous les ordres de la vie sociale. Chaque fois que telle ou telle personnalitĂ© des LumiĂšres eut dĂ©passĂ© certaines bornes, elle avait fini par se heurter au pouvoir coercitif de l’État[8].

Les ilustrados espagnols se fiaient Ă  ce que la Couronne jouĂąt le rĂŽle d’« impulseur » de la modernisation culturelle, sociale et Ă©conomique dont ils se faisaient les avocats. Cependant, la Couronne, pour sa part, exploita les propositions des LumiĂšres pour obtenir que son pouvoir fĂ»t incontestĂ© et sans restriction d’aucune sorte. Il s’ensuivit que la collaboration monarchie-LumiĂšres Ă©tait parfois ambiguĂ« et contradictoire : les gouvernements n’impulseront les rĂ©formes que dans la mesure oĂč celles-ci n’étaient pas trop radicales et ne mettaient pas en pĂ©ril la stabilitĂ© du bĂąti politique et social de l’Ancien RĂ©gime. De lĂ  rĂ©sulteront les principales frustrations pour le mouvement des LumiĂšres en Espagne, puisque, comme l’a signalĂ© l’historien Carlos MartĂ­nez Shaw, les rois « Ă©taient de façon gĂ©nĂ©rale plus intĂ©ressĂ©s par le renforcement de leur autoritĂ©, par le perfectionnement de leur machinerie administrative et par l’agrandissement de leurs territoires, que par le proclamĂ© bonheur de leurs sujets »[9].

Ainsi que le souligne l’historien Roberto FernĂĄndez, la majoritĂ© des reprĂ©sentants des LumiĂšres espagnols « Ă©taient de bons chrĂ©tiens et de fervents monarchistes qui n’avaient rien de subversif ni de rĂ©volutionnaire au sens actuel du terme. Ils Ă©taient, cela oui, des partisans rĂ©solus de changements pacifiques et graduels qui toucheraient toutes les sphĂšres de la vie nationale sans altĂ©rer fondamentalement l’ordre social et politique en vigueur — c’est-Ă -dire, rĂ©former les dĂ©ficiences pour remettre l’Espagne Ă  niveau et en mesure de concourir avec les principales puissances europĂ©ennes, tout en maintenant les bases d’un systĂšme qu’ils ne considĂ©raient pas comme intrinsĂšquement mauvais »[10]. En consĂ©quence, remarque MartĂ­nez Shaw, « la campagne rĂ©formiste des ilustrados dut s’arrĂȘter devant les privilĂšges des classes dominantes, devant les structures du rĂ©gime absolutiste et devant les anathĂšmes des autoritĂ©s ecclĂ©siastiques »[11].

Les « LumiÚres catholiques »

Peut-ĂȘtre la caractĂ©ristique la plus spĂ©cifique des LumiĂšres en Espagne est-elle que tous ses reprĂ©sentants s’étaient maintenus dans le giron du catholicisme ; il n’y eut en effet dans leurs rangs aucun dĂ©iste, et bien Ă©videmment aucun athĂ©iste. « Nier la sincĂšre religiositĂ© de nos ilustrados serait une erreur », affirment Antonio Mestre et Pablo PĂ©rez GarcĂ­a[12]. C’est ce qui a portĂ© quelques historiens Ă  parler de « LumiĂšres catholiques » en Espagne, oĂč les tenants des « lumiĂšres de la raison » Ă©taient respectueux de la « lumiĂšre divine », attendu que pour beaucoup d’entre eux la raison et la religion partageaient une mĂȘme « lumiĂšre naturelle », Ɠuvre du CrĂ©ateur[13].

InculpĂ© de l’Inquisition espagnole affublĂ© du chaperon et du sambenito. Dessin de la sĂ©rie des Caprices de Goya.

Selon Pedro Ruiz Torres, le fait que le catholicisme orthodoxe ne cessait d’ĂȘtre hĂ©gĂ©monique, y compris chez les Ă©lites ouvertes aux nouvelles idĂ©es, eut des consĂ©quences nĂ©gatives pour les LumiĂšres espagnales : les diffĂ©rents discours des LumiĂšres Ă©laborĂ©s dans les autres pays devenaient souvent, une fois transposĂ©s en Espagne, tronquĂ©s et vellĂ©itaires, par suite aussi de la double censure, politique et religieuse, exercĂ©e Ă  travers le Conseil de Castille et par le biais de l’Inquisition, laquelle ne laissait guĂšre de marge Ă  une opinion indĂ©pendante. En 1756, le Saint Office interdit l'Esprit des Lois de Montesquieu, au motif que l’ouvrage « contient et approuve toutes sortes d’hĂ©rĂ©sies » ; en 1759, elle entrava la diffusion de l’EncyclopĂ©die ; en 1762, l’Ɠuvre entiĂšre de Voltaire et de Rousseau fut interdite, encore que ces Ɠuvres viendront nĂ©anmoins Ă  ĂȘtre connues en Espagne grĂące aux « efforts de quelques libraires disposĂ©s Ă  vaincre leur crainte du Saint Office et de les importer Ă  l’intention de leurs clients »[14].

Un Ă©chantillon des « LumiĂšres catholiques », soucieuses de rendre les avancĂ©es de la science compatibles avec ce que professe la Bible, est fourni par le fragment suivant tirĂ© d’un ouvrage du mathĂ©maticien et astronome valencien Jorge Juan y Santacilia, publiĂ© en 1774, dans lequel il dĂ©fendait la thĂ©orie hĂ©liocentriste condamnĂ©e par l’Église, ainsi que la physique newtonienne, opinion qui lui valut des dĂ©mĂȘlĂ©s avec l’Inquisition[15] :

« Il n’y a pas de rĂšgne qui ne soit newtonien et par consĂ©quent copernicien ; mais pour autant je n’ai pas la prĂ©tention d’offenser les Saintes Écritures, que nous devons tant vĂ©nĂ©rer. Le sens dans lequel celles-ci ont parlĂ© est des plus clairs ; elles ne voulaient pas enseigner l’Astronomie, mais seulement se faire comprendre du peuple. Y compris ceux-lĂ  mĂȘmes qui condamnĂšrent GalilĂ©e reconnaissent aujourd’hui s’ĂȘtre repentis de l’avoir fait, et rien ne l’accrĂ©dite autant que la conduite de l’Italie elle-mĂȘme ; Ă  la suite de tout cela, le systĂšme copernicien est enseignĂ© publiquement. »

Cependant, en dĂ©pit de leur ambition de concilier les principes des « lumiĂšres » (las luces) avec la foi chrĂ©tienne, ils exposĂšrent une sĂ©rie d’idĂ©es en matiĂšre religieuse qui dĂ©plurent fortement Ă  d’amples fractions du clergĂ©, ainsi qu’au peuple espagnol lui-mĂȘme en raison de ce que les hommes des LumiĂšres dĂ©siraient introduire des critĂšres rationnels dans les manifestations religieuses de la piĂ©tĂ© populaire, celle-ci Ă©tant en effet — selon leur jugement — encouragĂ©e de façon intĂ©ressĂ©e par le clergĂ©, plus particuliĂšrement par les ordres rĂ©guliers[12].

Divine BergÚre de Malaga, sculpture du XVIIIe siÚcle de José Montes de Oca.

Un exemple du choc entre piĂ©tĂ© « rationnelle », dĂ©fendue par les hommes des LumiĂšres, et piĂ©tĂ© « baroque », qui prĂ©dominait Ă  l’époque et consistait en une religiositĂ© « extĂ©rieure » basĂ©e sur le culte des reliques et des images, sur les pĂšlerinages et les processions, etc., peut ĂȘtre trouvĂ© dans l’opposition de Gregorio Mayans Ă  l’introduction dans sa localitĂ© natale d’Oliva de la dĂ©votion Ă  la Divine BergĂšre par quelques missionnaires en 1751. Mayans refusa d’accepter la prĂ©sence de l’image dans sa maison et peu aprĂšs expliqua dans une lettre au comte d’Aranda qu’on ne pouvait pas accrĂ©diter le caractĂšre divin de la Vierge Marie, parce qu’elle Ă©tait une personne humaine et que seul le Christ pouvait ĂȘtre qualifiĂ© de divin et de pasteur des croyants. L’on se trouve devant deux visions radicalement distinctes : le missionnaire se soucie de stimuler la dĂ©votion Ă  Marie, quelle qu’en soit la forme ; pour Mayans, dĂ©vot de la Vierge, il s’agit d’une dĂ©votion qui contredit les postulats de base de la thĂ©ologie chrĂ©tienne[12]. Mayans avait dĂšs 1733 publiĂ© El orador cristiano (littĂ©r. l’Orateur chrĂ©tien), ouvrage dans lequel il dĂ©nonçait les abus du prĂ©dicateur et du sermon baroques (« apprĂȘtĂ©, affectĂ© et vain, sans contenu doctrinal et basĂ© sur un jeu de paroles grandiloquentes et, en de nombreuses occasions, scandaleuses »), — longtemps avant que ces pratiques oratoires ne fussent ridiculisĂ©es par le jĂ©suite JosĂ© Francisco de Isla dans son cĂ©lĂšbre roman Fray Gerundio de Campazas —, et oĂč Mayans argumentait que l’objectif principal du sermon devait ĂȘtre de communiquer aux fidĂšles la parole de Dieu[16].

La majoritĂ© des reprĂ©sentants des LumiĂšres dĂ©fendaient le droit pour les laĂŻcs d’intervenir dans l’Église et prĂ©conisaient la lecture de la Bible en langue vulgaire par les croyants, ce qui Ă©tait interdit depuis le concile de Trente, interdiction Ă  l’observation de laquelle l’Inquisition veillait en Espagne. Cette situation allait perdurer jusqu’en 1782, quand l’inquisiteur gĂ©nĂ©ral, l’homme des LumiĂšres Felipe BertrĂĄn, publia le dĂ©cret de libertĂ© de lecture de la Bible en langue vulgaire, dĂ©cision qui dĂ©clencha une vive polĂ©mique. De mĂȘme, la plupart des intellectuels des LumiĂšres dĂ©fendaient le rigorisme dans les questions morales face au probabilisme des jĂ©suites, ce qui leur valut Ă  plusieurs occasions l’accusation de jansĂ©nisme. Quant au mode de gouvernance de l’Église, tous Ă©taient Ă©piscopalistas et conciliaristes, attendu que la juridiction des Ă©vĂȘques et la convocation de conciles sans la permission de Rome constituaient Ă  leurs yeux un instrument fondamental de la rĂ©forme ecclĂ©siastique qu’ils prĂŽnaient et un outil de contrĂŽle sur le clergĂ© rĂ©gulier qui, d’aprĂšs eux, Ă©tait le propagateur de la religiositĂ© « superstitieuse » du peuple[17].

Cependant, les propositions des « LumiĂšres catholiques » se heurtĂšrent Ă  de fortes rĂ©sistances dans la majoritĂ© du clergĂ©, notamment celle de archevĂȘque de Saint-Jacques-de-Compostelle Alejandro Bocanegra, qui dans une pastorale fustigea[18] :

« [
] ce libertinage des sĂ©culiers, ignorants des points de la ReligiĂłn, Ă  parler avec le mĂȘme orgueil que s’ils possĂ©daient toute la Science de l’École. Cette façon de parler de l’Épiscopat et du Pape, cet abus de lire des livres vĂ©nĂ©neux [
]. Une nation aussi catholique que l’espagnole est aujourd’hui sinon submergĂ©e, sur le point d’ĂȘtre submergĂ©e dans un abĂźme. Voltayre [sic] et d’autres comme lui sont ceux que beaucoup de jeunes (et de non jeunes), dans le but de briller dans leurs comitĂ©s et assemblĂ©es, lisent avec libertĂ©. »

Une culture mise sous tutelle par l’État espagnol

La culture des LumiĂšres europĂ©ennes, quelque Ă©levĂ©es qu’aient Ă©tĂ© ses aspirations Ă  la libertĂ© et Ă  l’humanisme, fut une culture mise sous tutelle, et dans de nombreux cas, dirigĂ©e et contrĂŽlĂ©e aux fins de meilleur service Ă  l’État et Ă  ses intĂ©rĂȘts. Ses crĂ©ateurs et protagonistes, abstraction faite de ces sortes de paradis des libertĂ©s qu’étaient devenues l’Angleterre et la Hollande, et hormis tel ou tel auteur particulier qui, comme Voltaire, rĂ©ussissait Ă  vivre aisĂ©ment grĂące Ă  un public fidĂšle, furent dans une large mesure des fonctionnaires, des officiels, des bureaucrates, des magistrats ou des ministres de la Couronne, des professeurs d’universitĂ© dont la promotion et la carriĂšre dĂ©pendaient de la faveur royale, des Ă©rudits et des spĂ©cialistes de l’AntiquitĂ© Ă  la solde de mĂ©cĂšnes princiers, laĂŻcs ou ecclĂ©siastiques, des scientifiques membres des acadĂ©mies royales ou d’écoles militaires et d’ingĂ©nieurs, des clĂ©ricaux plus ou moins rĂ©galistes[19].

D’autre part, la monarchie absolue des Bourbons d’Espagne disposait de puissants instruments propres Ă  contrĂŽler la production culturelle et Ă  proscrire celle qui ne servirait pas ses intĂ©rĂȘts — en premier lieu l’Inquisition espagnole et son Index des livres interdits, chargĂ©e de la censure a posteriori, et en deuxiĂšme lieu le Tribunal des imprimĂ©s (Juzgado de Imprentas), qui ressortissait au Conseil de Castille et octroyait la licence permettant Ă  un livre ou Ă  une brochure d’ĂȘtre publiĂ©, exerçant ainsi la censure a priori, du reste exercĂ©e Ă©galement par l’autoritĂ© ecclĂ©siastique, qui accordait le nihil obstat, sans lequel ne pouvaient pas ĂȘtre publiĂ©s les livres qui abordaient des sujets d’ordre spirituel, religieux ou thĂ©ologique[20].

Ces instruments coercitifs de l’État et de l’Église favorisaient l’autocensure chez une bonne part des personnalitĂ©s espagnoles des LumiĂšres, ainsi qu’on peut le dĂ©duire de l’examen de leur correspondance privĂ©e. Cela est vrai en particulier lorsqu’ils traitaient des deux thĂšmes de la politique et de la religion, d’oĂč il vient que quelques-uns de leurs travaux restĂšrent inĂ©dits et que des Ɠuvres telles que la FilosofĂ­a Cristiana de Mayans, pour laquelle celui-ci avait utilisĂ© l’Essai sur l'entendement humain de John Locke, ouvrage qui eĂ»t pu lui occasionner des difficultĂ©s avec la censure, ne paraĂźtront qu’au XIXe ou au XXe siĂšcle[21].

L’élitisme des LumiĂšres et leurs rapports avec le populaire

Selon l’historien Carlos MartĂ­nez Shaw, « les LumiĂšres furent le patrimoine d’une Ă©lite, d’intellectuels, pendant que la majeure partie de la population continuait de se mouvoir dans un horizon caractĂ©risĂ© par le retard Ă©conomique, l’inĂ©galitĂ© sociale, l’analphabĂ©tisme et l’empire de la religion traditionnelle »[11]. C’est dans ce caractĂšre Ă©litiste que rĂ©sidait l’une des limitations des propositions culturelles des LumiĂšres. Symptomatique Ă  cet Ă©gard est le cas de l’ilustrado Gaspar Melchor de Jovellanos, qui s’était fait l’ardent avocat d’un enseignement Ă  la portĂ©e de tous et de la prolifĂ©ration des Ă©coles publiques, mais qui dans le mĂȘme temps donnait Ă  entendre que le bon ordre social prescrivait que l’instruction pour le plus grand nombre fĂ»t limitĂ© aux niveaux Ă©lĂ©mentaires, et uniquement comme voie vers un apprentissage technique, car le contraire provoquerait une Ă©galisation des savoirs qui serait prĂ©judiciable Ă  l’équilibre de la sociĂ©tĂ©[22].

Ainsi, le mouvement des LumiĂšres estimait en gĂ©nĂ©ral que les plus hauts niveaux de formation devaient rester rĂ©servĂ©s Ă  une Ă©lite, laquelle devait en outre transfĂ©rer ses propres modĂšles culturels aux classes populaires Ă  travers, p. ex., le thĂ©Ăątre, et lutter contre les manifestations plus « pernicieuses » de la culture populaire, comme les romerĂ­as, les processions et d’autres expressions de religiositĂ© « superstitieuse », ou comme les courses de taureaux, les foires, les mojigangas (soties de carnaval), les combats de coqs ou les carnavals[23].

Les moyens de diffusion des idées des LumiÚres

Dans la plupart des pays europĂ©ens, l’universitĂ© se maintint de façon gĂ©nĂ©rale en marge de la rĂ©novation intellectuelle des LumiĂšres, et les nouvelles idĂ©es Ă©taient diffusĂ©es par le biais des cercles (tertulias) et des acadĂ©mies, ou d’autres nouveaux espaces de sociabilitĂ© comme les sociĂ©tĂ©s d’agriculture, les sociĂ©tĂ©s Ă©conomiques, les salons, les loges maçonniques, les clubs ou les cafĂ©s, auxquels participaient non seulement la noblesse et le clergĂ©, mais aussi d’autres secteurs sociaux intĂ©ressĂ©s Ă  amĂ©liorer les conditions d’existence et la sociĂ©tĂ© civile, ainsi qu’on nommait en ce temps-lĂ  le mode de gouvernement, avec le dessein ultime de rĂ©aliser le « bonheur public ». En Espagne, les tertulias et les acadĂ©mies, et ultĂ©rieurement les Sociedades EconĂłmicas de Amigos del PaĂ­s, furent les principaux instruments d’élaboration et de diffusion de la culture des LumiĂšres. À la diffĂ©rence de la France, les salons de dames courtisanes n’avaient pas grand succĂšs en Espagne, hormis celui de MarĂ­a Francisca de Sales Portocarrero, comtesse de Montijo, et celui de la comtesse de Benavente, ainsi que le ComitĂ© des dames (« Junta de Damas ») de la Sociedad EconĂłmica Matritense de Amigos del PaĂ­s[24].

Les origines des LumiĂšres en Espagne : les novatores (1680-1720)

Ensayo de una Biblioteca Española de los Mejores Escritores del Reynado de Carlos III, de Juan Sempere y Guarinos (1785).

Entre 1680 et 1720 se produisit ce que l’historien français Paul Hazard appela en 1935 la crise de la conscience europĂ©enne, pĂ©riode de l’histoire culturelle du continent qui fut dĂ©cisive par ceci que furent alors remis en question les fondements du savoir jusque-lĂ  admis, et ce grĂące aux travaux de John Locke, de Richard Simon, de Leibniz, de Pierre Bayle, de Newton, etc. C’est dans cette pĂ©riode que culmina la rĂ©volution scientifique du XVIIe siĂšcle : les bollandistes et les mauristes jetĂšrent les bases de l’histoire critique ; le droit naturel et le contractualisme devinrent les nouveaux fondements de la philosophie politique ; le jansĂ©nisme et le dĂ©isme se propagĂšrent et provoquĂšrent une crise religieuse, etc.[25]

Selon les auteurs Antonio Mestre et Pablo PĂ©rez GarcĂ­a, tous ces penseurs, qui Ă©branlĂšrent « les ciments de la tradition europĂ©enne », partageaient trois caractĂ©ristiques de base : « en premier lieu, leur pari d’une explication rationnelle de la rĂ©alitĂ© comme prĂ©alable indispensable pour la mettre Ă  nu et pouvoir la transformer. En deuxiĂšme lieu, leur aversion de la tradition, de l’incurie et de l’immobilisme intellectuel, acadĂ©mique et scientifique. Enfin, leur circonspection ou, si l’on prĂ©fĂšre, leur conviction que la voie qu’aura Ă  suivre le progrĂšs des lettres, des arts et des sciences n’est pas le sentier de la rĂ©volution »[26].

Le Valencien Tomás Vicente Tosca, l’un des principaux novateurs.

On a longtemps pensĂ© que le grand changement culturel dĂ©crit par Hazard n’était pas parvenu jusqu’en Espagne, et que quand enfin il y parvint, cela fut des Ɠuvres des Bourbons. Cette exaltation des mĂ©rites de la nouvelle dynastie fut le fait des propagandistes de celle-ci, plus spĂ©cialement sous le rĂšgne de Charles III. Parmi ces thurifĂ©raires se distingua en particulier Juan Sempere y Guarinos, avec son Ensayo de una Biblioteca Española de los Mejores Escritores del Reynado de Carlos III (littĂ©r. Essai sur une bibliothĂšque espagnole des meilleurs Ă©crivains du rĂšgne de Charles III) publiĂ© en 1785. MĂȘme Jovellanos loua, dans son Elogio de Carlos III, l’attitude rĂ©novatrice de Philippe V[27]. Cependant, les Ă©tudes historiques des derniĂšres dĂ©cennies du XXe siĂšcle ont dĂ©montrĂ© que cette vision Ă©tait inexacte et relevait d’une propagande bourbonnienne, bien qu’il continue d’y avoir des historiens, comme p. ex. Pedro Voltes, pour affirmer que l’origine des LumiĂšres espagnoles coĂŻncide avec l’avĂšnement de la dynastie des Bourbons[28]. En effet, l’on sait depuis lors que les nouveaux courants de pensĂ©e europĂ©ens Ă©taient dĂ©jĂ  connus des dĂ©nommĂ©s novatores — appelĂ©s ainsi en mauvaise part par les traditionnalistes parce que, selon eux, ils reprĂ©sentaient une menace pour la foi — dĂšs les derniĂšres dĂ©cennies du XVIIe siĂšcle, en tous cas dĂšs avant l’arrivĂ©e des Bourbons en Espagne[29]. Certains historiens vont mĂȘme plus loin et arguent que la prĂ©occupation fondamentale du fondateur de la monarchie absolue bourbonnienne n’était pas la rĂ©novation culturelle, mais la politique internationale et militaire, ce qui donc en pouvait que retarder le dĂ©ploiement des LumiĂšres en Espagne, et que de surcroĂźt Philippe V fit obstacle au dĂ©veloppement de celles-ci, comme l'atteste la lenteur avec laquelle il approuva la SociĂ©tĂ© royale de MĂ©decine et autres Sciences (« Regia Sociedad de Medicina y otras Ciencias ») de SĂ©ville, l’interdiction des pages consacrĂ©es par Juan de Ferreras Ă  la tradition de la Vierge du Pilier (pages qui furent supprimĂ©es), ou encore la persĂ©cution de Gregorio Mayans pour avoir Ă©ditĂ© la Censura de Historias Fabulosas de NicolĂĄs Antonio[28].

Gravure tirĂ©e de l’Atlas AnatĂłmico de CrisĂłstomo MartĂ­nez (BibliothĂšque nationale d'Espagne).

L’Ɠuvre qui signe la naissance du mouvement novateur est El Hombre PrĂĄctico o Discursos sobre su Conocimiento y Enseñanza (littĂ©r. l’Homme pratique ou Discours sur ses connaissances et son enseignement), paru en 1680, livre de Francisco GutiĂ©rrez de los RĂ­os, troisiĂšme comte de FernĂĄn NĂșñez. Ainsi que l’a signalĂ© l’historien français François Lopez (citĂ© par Mestre et PĂ©rez GarcĂ­a), dans ce livre « ne manquaient ni la condamnation sans ambages du scholasticisme, ni la mention attendue de Descartes, ni les Ă©loges prodiguĂ©s Ă  ceux qui, rejetant la philosophie aristotĂ©licienne “qui consentait plus en paroles et en distinctions chimĂ©riques qu’en choses physiques et rĂ©elles”, se vouaient Ă  la vĂ©ritable connaissance de la nature et de ce qui la compose, en observant les critĂšres du plus docte scientifique d’Europe, “comme je juge l’ĂȘtre l’admirable Gassendi” »[30].

Cet ouvrage ouvrit la voie Ă  l’accueil des avancĂ©es dans le domaine de l’histoire critique, oĂč seront pionniers NicolĂĄs Antonio et Gaspar Ibåñez de Segovia, marquis de MondĂ©jar, qui sont ceux qui Ă©tablirent les premiers contacts avec les bollandistes. Le marquis de MondĂ©jar, conseillĂ© par le bollandiste Daniel van Papenbroeck, avec qui il resta en relation Ă©pistolaire, commença Ă  rĂ©diger et Ă  publier ses Disertaciones EclesiĂĄsticas, oĂč il critiquait les fausses chroniques, dont en particulier celles Ă©crites par JerĂłnimo RomĂĄn de la Higuera, quoique l’édition complĂšte de ces Disertaciones ne dĂ»t voir le jour qu’en 1747 grĂące au Valencien Gregorio Mayans. Le contact direct avec l’autre groupe de rĂ©novateurs de l’histoire critique, les mauristes, eut lieu par l’intermĂ©diaire des bĂ©nĂ©dictins de la CongrĂ©gation de Valladolid, qui faisaient de frĂ©quentes visites au monastĂšre parisien de Saint-Germain-des-PrĂ©s et Ă©taient en correspondance rĂ©guliĂšre avec lui. Dans le mĂȘme domaine se distinguĂšrent Ă©galement le cardinal JosĂ© SĂĄenz de Aguirre, qui publia entre 1693 et 1694 la Collectio Maxima Concilliorum Hispaniae, et Juan Lucas CortĂ©s. Toutefois le principal exposant de ce courant fut Manuel MartĂ­, connu comme le doyen d’Alicante, qui rĂ©sidait Ă  Rome et y travaillait en qualitĂ© de bibliothĂ©caire du cardinal SĂĄenz de Aguirre. À son retour en Espagne, MartĂ­ allait faire figure, dans le champ de l’humanisme et de la critique historique, de trait d’union entre les novatores et la premiĂšre gĂ©nĂ©ration des LumiĂšres, incarnĂ©e par Gregorio Mayans[31].

Page de titre, de chez l’imprimeur JoaquĂ­n Ibarra, de l’édition 1783 de Bibliotheca hispana nova, ouvrage de NicolĂĄs Antonio.

En ce qui concerne la rĂ©ception faite en Espagne aux avancĂ©es de la rĂ©volution scientifique du XVIIe siĂšcle, les historiens relĂšvent en particulier l’Ɠuvre pionniĂšre Carta FilosĂłfico, MĂ©dico-Chymica de Juan de Cabriada, publiĂ©e Ă  Madrid en 1687, dans laquelle apparaissait le premier manifeste du nouvel esprit novateur ainsi qu’une critique de la mĂ©thode scholastique, assortie de l’exigence de l’expĂ©rimentation, ce qui suscita de nombreuses critiques tant favorables que contraires[32] :

« C’est une rĂšgle admise et de la plus haute certitude en mĂ©decine, que nulle chose ne doit ĂȘtre admise pour vraie en soi, ni mĂȘme dans la connaissance des choses naturelles, mais cela seul que l’expĂ©rience a dĂ©montrĂ© ĂȘtre sĂ»r, au moyen des sens extĂ©rieurs. De mĂȘme, il est certain que le mĂ©decin doit ĂȘtre instruit en trois genres d’observations et d’expĂ©riences, c’est assavoir : anatomiques, pratiques et chimiques. »

Cette mĂȘme annĂ©e 1687, CrisĂłstomo MartĂ­nez, subventionnĂ© par la municipalitĂ© de Valence, fit le voyage de Paris pour y achever son Atlas AnatĂłmico, reconnu comme l’un des premiers traitĂ©s de microanatomie osseuse en Europe. Dix ans plus tard, aprĂšs plusieurs tentatives de crĂ©er une acadĂ©mie destinĂ©e Ă  dĂ©fendre la nouvelle science, fut fondĂ©e dans la maison du futur docteur Peralta celle qui en 1700 prendrait nom de SociĂ©tĂ© royale de mĂ©decine et d’autres sciences, grĂące Ă  un privilĂšge accordĂ© par le roi Charles III. Pourtant, dans le domaine de la science moderne, les novateurs avaient eux aussi leurs limites ; s’ils connaissaient les apports de Descartes, Gassendi, GalilĂ©e, Boyle ou de Harvey, ils ignoraient l’Ɠuvre de Newton, et dĂ©fendront toujours l’hĂ©liocentrisme comme une « hypothĂšse », non comme une thĂ©orie scientifique, par crainte de l’Inquisition[32].

La mise en place de la nouvelle dynastie bourbonnienne n’apporta aucun changement important sur le terrain scientifique, exceptĂ© la centralisation accrue qu’entraĂźna la crĂ©ation de la BibliothĂšque royale et de l’AcadĂ©mie royale espagnole[33]. Pas davantage, les attaques contre les novatores ne cesseront avec les Bourbons, notamment celles du thĂ©ologien thomiste Francisco Polanco, qui avait fait paraĂźtre un livre avec un appendice au titre significatif de Dialogus Physico-Theologicus contra Philospohiae Novatores, sive Tomista contra Atomistas ; toutefois les novateurs lui rĂ©pliqueront, en particulier le pĂšre TomĂĄs Vicente Tosca, dans un passage de son Compendium Philosophicum de 1721, publiĂ© plusieurs annĂ©es aprĂšs le Compendio MatemĂĄtico (1709-1715)[33].

Les premiĂšres LumiĂšres espagnoles (1720-1750)

PlutĂŽt que les institutions culturelles crĂ©Ă©es par Philippe V, que l’historien Pedro Ruiz Torres a dĂ©signĂ©es collectivement par « nueva planta acadĂ©mica » (nouvelle ordonnance acadĂ©mique)[34], ce fut l’activitĂ© intellectuelle de certains individus prĂ©cis dans trois domaines spĂ©cifiques qui amena en Espagne les LumiĂšres proprement dites : l’essai — sous la forme de discours, d’oraisons, d’épĂźtres, de rapports, etc. — et l’histoire critique ; la pensĂ©e politique, sociale et Ă©conomique ; et les sciences[35].

L’essai et l’histoire critique : Feijoo et Mayans

Les deux innovateurs les plus importants dans le domaine de l’essai et de la critique historique dans les deux premiers tiers du XVIIIe siĂšcle Ă©taient le Galicien Ă©tabli aux Asturies Benito Feijoo et le valencien Gregorio Mayans, lesquels sont du reste les deux grandes figures des premiĂšres LumiĂšres d’Espagne[36].

Feijoo publia entre 1726 et 1739 ce qui allait ĂȘtre son ouvrage le plus important, Ă  savoir Teatro CrĂ­tico Universal, que viendra ensuite complĂ©ter la sĂ©rie des Cartas eruditas y curiosas (littĂ©r. Lettres Ă©rudites et curieuses). L’Ɠuvre de Feijoo, au rebours de ce qui a Ă©tĂ© arguĂ©, se raccorde avec celle des novatores, tandis que la deuxiĂšme source de son activitĂ© intellectuelle Ă©taient les mauristes français[36]. D’autre part, Ă  la diffĂ©rence de l’austraciste Mayans, Feijoo se conforma pleinement aux exigences de la monarchie absolue bourbonnienne, qu’il encensa en de nombreuses occasions, tout en critiquant Ăąprement le retard des universitĂ©s oĂč la pensĂ©e scholastique continuait de prĂ©dominer, empĂȘchant l’introduction de la science moderne[37].

Dans son Teatro CrĂ­tico, Feijoo rĂ©prouva la superstition et s’employa en particulier Ă  dĂ©noncer les faux miracles, car il considĂ©rait qu’ils n’apportaient aucun bĂ©nĂ©fice au christianisme. Ainsi affirma-t-il[38] :

« N’importe quelle fable insolite qui se dĂ©verse dans le vulgaire trouve aussitĂŽt des appropriateurs, quoique [ceux-ci viennent d’]en dehors du vulgaire, sous le prĂ©texte qu’il faut laisser le peuple dans sa bonne foi. »

Feijoo prĂ©conisait de rechercher l’explication des faits Ă  partir de causes naturelles, et ne considĂ©rait licite de recourir Ă  l’intervention de Dieu que lorsque les raisons humaines n’étaient pas en mesure d’expliquer des phĂ©nomĂšnes ou des Ă©vĂ©nements Ă©tranges. Aussi sa mĂ©thode d’analyse de la rĂ©alitĂ© se basait-elle sur ce que lui-mĂȘme nomma le « scepticisme », ou doute mĂ©thodique, ce qui lui permit de surmonter nombre d’erreurs et le porta Ă  accepter les postulats d’auteurs Ă©trangers, quand mĂȘme ils n’étaient pas catholiques, comme l’avait dĂ©jĂ  fait le novator Manuel MartĂ­, — Feijoo finit pas s’affirmer newtonien —, et Ă  ne pas dĂ©prĂ©cier les idĂ©es venant d’en dehors de l’Espagne, adoptant en cela l’attitude inaugurĂ©e par le novator Cabriada[39].

Pourtant, l’aspiration de Feijoo de s’en tenir Ă  l’expĂ©rience eut ses limites, en raison de sa conception providentialiste de l’histoire, qui lui venait de Bossuet, en dĂ©pit de la critique de Voltaire. Un Ă©chantillon de ce providentialisme est livrĂ© dans le passage suivant[40] :

« Deux apĂŽtres aussi grands (saint Jacques et saint Paul), investis d’une mission divine, en plantant la foi catholique en Espagne, montrent que l’Espagne prenait une grande ampleur dans le souverain esprit, comme quelqu’un qui devait servir, au-dessus de toutes les autres nations, Ă  l’exaltation de la foi catholique. »

Ce providencialisme eut pour consĂ©quence que la critique historique de Feijoo recula devant les traditions, faisant p. ex. qu’il acceptera la venue de saint Jacques en Espagne, bien qu’il n’y ait de cela aucune preuve. Il confessa que[41]

« je laisserai le peuple dans toutes ces opinions, qui ou bien entretiennent sa vanitĂ©, ou bien favorisent sa dĂ©votion. Ce n’est qu’au cas oĂč sa vaine croyance puisse lui ĂȘtre de quelque maniĂšre prĂ©judiciable que je m’efforcerais de l’en dissuader, en lui montrant le motif du doute. »

"L’apître saint Jacques et ses disciples adorant la Vierge du Pilier", de Goya.

Cela porta aussi Feijoo Ă  dĂ©sapprouver l’Ɠuvre de Juan de Ferreras, prĂ©cisĂ©ment en rapport avec la façon qu’avait celui-ci d’approcher des traditions catholiques, au motif de la frĂ©quence selon lui excessive avec laquelle Ferreras les rejetait pour absence de documents aptes Ă  prouver leur existence. Ferreras avait Ă©noncĂ© que « lorsqu’une chose n’est pas assurĂ©e par des tĂ©moignages contemporains, ou proches de la mĂȘme Ă©poque, et qu’ensuite aprĂšs quelques siĂšcles quelqu’un l’assure, il ne peut ĂȘtre cru sur la foi de sa constante assertion », ce qui l’avait conduit Ă  rejeter la tradition de la Vierge du Pilier et lui avait valu une dĂ©nonciation Ă  l’Inquisition. En outre, avec l’approbation du confesseur de Philippe V, le jĂ©suite Guillaume Daubenton, les pages de son Historia de España, dans lesquelles il abordait ce sujet, furent supprimĂ©es. Ferreras riposta par la publication en 1720 d’une brochure sous le pseudonyme de Pedro Pablo y Francisco Antonio intitulĂ© Examen de la TradiciĂłn del Pilar, oĂč il concluait que la « tradition du Pilier n’est ni certaine, ni vraie », sans toutefois s’enhardir Ă  repousser la tradition de la venue de saint Jacques dans la pĂ©ninsule[42].

En matiĂšre d’histoire critique, le Valencien Gregorio Mayans Ă©tait plus avancĂ© que Feijoo, voire que Ferreras, de qui il n’accepta pas qu’il recourait Ă  la « vraisemblance » pour combler les lacunes dans la connaissance du passĂ©. Mayans dĂ©fendit le point de vue que l’on ne pouvait connaĂźtre la vĂ©ritĂ© historique qu’en faisant appel aux sources et en les soumettant Ă  un rigoureux examen critique. Mayans parvint Ă  cette conclusion Ă  partir de la lecture des auteurs que le novator Manuel MartĂ­, doyen d’Alicante, lui avait recommandĂ©, plus particuliĂšrement le mauriste Mabillon et NicolĂĄs Antonio, dont l’attitude critique face aux fausses chroniques et la Biblioteca Hispana avaient marquĂ© de leur empreinte les conceptions intellectuelles de Mayans[43]. Mayans exposa ces principes dans la Carta-Dedicatoria (Lettre dĂ©dicatoire) Ă  Patiño, publiĂ©e en 1734 peu aprĂšs qu’il eut Ă©tĂ© nommĂ© directeur de la BibliothĂšque royale, par laquelle il escomptait (mais en vain) ĂȘtre dĂ©signĂ© au poste de Chroniqueur des Indes (Cronista de Indias), et appliqua ces mĂȘmes principes Ă  son Ɠuvre la plus importante, OrĂ­genes de la Lengua Española, qui parut peu aprĂšs. Paradoxalement, ce dernier ouvrage fut critiquĂ© au motif qu’il ne respectait pas quelques supposĂ©es normes pour l’étude de l’histoire. La rĂ©plique de Mayans fut acerbe. Finalement, Mayans dĂ©missionna de son poste de bibliothĂ©caire royal et se retira dans sa ville natale d’Oliva, oĂč il travailla Ă  prĂ©parer l’édition de la Censura de Historias Fabulosas, dont la parution en 1742 lui valut d’ĂȘtre dĂ©noncĂ© Ă  l’Inquisition. Bien que le Saint Office eĂ»t rejetĂ© l’accusation, le Conseil de Castille proscrivit l’édition, ainsi que tous les manuscrits que possĂ©dait Mayans et que toutes les Ă©preuves des Obras CronolĂłgicas du marquis de MondĂ©jar, l’édition desquelles Ă©tait en cours de prĂ©paration par les soins de l’AcadĂ©mie valenciennne, fondĂ©e par Mayans en 1742 « dans le but de stimuler l’histoire critique, qui mette un terme Ă  la prĂ©potence des historiens partisans des fausses chroniques »[44].

Gregorio Mayans sera finalement autorisĂ© Ă  Ă©diter les Obras CronolĂłgicas, avec un Discours prĂ©liminaire (PrefacciĂłn) de sa main, dans lequel il exposa le programme complet d’une histoire critique et qui renfermait un appel aux historiens pour qu’ils le mettent en Ɠuvre. À cela, le jĂ©suite AndrĂ©s Marcos Burriel rĂ©pondit dans une lettre de 1745, faisant part Ă  Mayans : « J’ai vu dans la ‘prefacciĂłn’ (celle dont je ne veux point faire l’éloge, car elle excĂšde tout Ă©loge) l’ampleur des idĂ©es de Votre Excellence, et ne puis moins que de dire Ă  Votre Excellence que beaucoup parmi celles-ci se sont prĂ©sentĂ©es Ă  moi aussi de la mĂȘme maniĂšre qu’à Votre Excellence, quand je me mets Ă  rĂȘver de ce que je dĂ©sire [...] ». Cependant, Burriel ne put mettre Ă  exĂ©cution ses projets Ă  cause de la chute en 1756 de son protecteur le pĂšre RĂĄvago, confesseur du nouveau roi Ferdinand VI. Celui en revanche qui sut y parvenir fut l’augustin Enrique FlĂłrez, qui lui aussi avait rĂ©pondu Ă  l’appel de Mayans. Ce dernier, par une abondante correspondance, lui prĂȘta aide et conseils (notamment celui de lire la Censura de Historias Fabulosas de NicolĂĄs Antonio) dans l’élaboration de la grande Ɠuvre de FlĂłrez, la España Sagrada (littĂ©r. l’Espagne sacrĂ©e), bien que la rupture finĂźt par avoir lieu entre les deux hommes Ă  propos de l’interprĂ©tation divergente que FlĂłrez faisait de l’Ère d'Espagne, mais surtout des origines du christianisme en Espagne ; il admettait en effet comme historiques tant la venue dans la pĂ©ninsule de saint Paul et de saint Jacques que la tradition de la Vierge du Pilier, le critĂšre pour Ă©prouver un fait historique Ă©tant pour FlĂłrez diffĂ©rent en matiĂšre d’histoire civile qu’en matiĂšre d’histoire ecclĂ©siastique ; dans cette derniĂšre, on pouvait, selon FlĂłrez, affirmer un fait nonobstant qu’il n’y eĂ»t pas de preuves de son existence, pourvu qu’il n’y eĂ»t pas de preuves contraires[45]. Mayans, dans une lettre au nonce en Espagne, avec qui il entretenait de bonnes relations, critiqua l’usage par FlĂłrez de l’« argument nĂ©gatif »[46] :

« Bien que je sois grand amateur [amantĂ­simo] des gloires de l’Espagne et que je m’efforce de les mettre en avant aussi souvent que je peux, je dĂ©sestime les fausses, et alors qu’en Espagne, il n’est pas permis de dĂ©tromper les crĂ©dules, je me rĂ©jouis de ce qu’il y a des Ă©rudits Ă©trangers qui s’y emploient, et qu’un de ceux-lĂ  est le pĂšre [dominicain italien] Mamachi pour ce qui touche Ă  la venue de saint Jacques en Espagne, que je tiens moi pour une fable mal conçue. »

Pensée politique, sociale et économique

Álvaro Navia Osorio y Vigil.

Les recherches effectuĂ©es dans les derniĂšres dĂ©cennies du XXe siĂšcle ont mis en Ă©vidence que la pensĂ©e politique, sociale et Ă©conomique des ilustrados espagnols est restĂ©e, en majoritĂ©, inĂ©dite, car publier sur la politique au sens large du terme comportait de nombreux risques, tels que devoir se justifier devant un tribunal d’Inquisition ou qu’avoir maille Ă  partir avec le Conseil de Castille. GrĂące Ă  l’étude des papiers manuscrits et des correspondances, l’on a pu connaĂźtre mieux ce que pensaient rĂ©ellement sur ces sujets les gens des LumiĂšres en Espagne, ce qui a provoquĂ© quelque surprise. « Combien diffĂ©rente a fini par ĂȘtre », s’écrient les auteurs A. Mestre et P. PĂ©rez GarcĂ­a, « sans aller plus loin, l’image que l’on avait de Mayans y Siscar, auteur public, de celle que nous avons pu nous forger aprĂšs l’édition des vingt grandes livraisons de sa correspondance ou aprĂšs la publication de ses inĂ©dits philosophiques et Ă©conomiques ! »[47].

Portrait de JerĂłnimo de UztĂĄriz, figurant dans l’édition madrilĂšne de 1757 de son ouvrage TheĂłrica y prĂĄctica de Comercio y Marina (BibliothĂšque nationale d'Espagne).

L’Ɠuvre la plus importante et la plus influente traitant de ces sujets et publiĂ©e dans la premiĂšre moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle est TheĂłrica y PrĂĄctica de Comercio y Marina de JerĂłnimo de UztĂĄriz (1724), ouvrage qui fut traduit en anglais en 1751 et utilisĂ© par Adam Smith pour Ă©tudier l’économie espagnole, puis en français en 1753, sous le titre ThĂ©orie et Pratique du commerce et de la marine. ConsidĂ©rĂ© par beaucoup comme l’étude phare de la pensĂ©e mercantiliste espagnole, on ne peut pas toutefois la regarder comme un paradigme de la pensĂ©e Ă©conomique des LumiĂšres — qui oscillait entre la physiocratie française et le libĂ©ralisme Ă©conomique d’Adam Smith —, mais constitue nĂ©anmoins une Ɠuvre des LumiĂšres par deux de ses traits : sa dĂ©marche scientifique et son objectif de progrĂšs social. Le livre eut quelque rĂ©percussion sur les politiques des derniers gouvernements de Philippe V, dont les membres les plus Ă©minents se proclamaient ustarizistes, et suscita dans son sillage la publication d’autres ouvrages : Rapsodia EconĂłmico-PolĂ­tico-MonĂĄrquica d’Álvaro Navia Osorio y Vigil, marquis de Santa Cruz de Marcenado, paru en 1732 ; RepresentaciĂłn al Rey Nuestro Señor don Felipe V, dirigida al mĂĄs seguro Aumento del Real Erario y conseguir la Felicidad, Mayor Alivio, Riqueza y Abundancia de su MonarquĂ­a (littĂ©r. ReprĂ©sentation au Roi Notre Seigneur Philippe V, visant Ă  l’augmentation la plus sĂ»re du TrĂ©sor royal et Ă  obtenir le bonheur, le plus grand soulagement, la richesse et l’abondance de sa Monarchie), de Miguel de Zabala y Auñón, Ă©ditĂ© Ă©galement en 1732, et dans lequel se dĂ©cĂšle l’influence des physiocrates ; et Restablecimiento de las FĂĄbricas y Comercio Español (littĂ©r. RĂ©tablissement des fabriques et du commerce espagnol) de Bernardo Ulloa, publiĂ© en 1740. L’ouvrage d’UstĂĄriz eut aussi une influence sur Benito Feijoo, qui en 1739 fit paraĂźtre Honra y Provecho de la Agricultura (littĂ©r. DignitĂ© et Profit de l’agriculture), dans le huitiĂšme tome de son Teatro CrĂ­tico[48].

Les sciences

Dans le domaine scientifique Ă©galement, il y eut continuitĂ© entre l’Ɠuvre des novatores et celle des premiĂšres LumiĂšres espagnoles, continuitĂ© Ă  peine interrompue par le changement dynastique. Le rĂŽle jouĂ© par les gouvernements de Philippe V dans le dĂ©veloppement de la science moderne en Espagne fait l’objet de dĂ©bat. Les chercheurs s’accordent Ă  reconnaĂźtre son appui aux progrĂšs dans les sciences appliquĂ©es, encore que les plus critiques signalent que sa finalitĂ© Ă©tait de faire bĂ©nĂ©ficier l’armĂ©e et la marine des « connaissances utiles » nĂ©cessaires Ă  leur mise Ă  niveau vis-Ă -vis des autres puissances europĂ©ennes ; certains historiens parlent mĂȘme de « militarisation de la science espagnole des LumiĂšres ». Il appert de cette annotation critique que l’AcadĂ©mie royale des sciences n’était pas une acadĂ©mie qui, Ă  l’image de celles qui existaient Ă  Londres, Paris, Berlin ou Saint-PĂ©tersbourg, avait pour mission de structurer et piloter la recherche scientifique, d’une façon autonome vis-Ă -vis du pouvoir ou des institutions universitaires dominĂ©es par la scholastique[49].

L’hĂ©ritage des novateurs sera, dans un premier temps, dĂ©terminante. Le Compendio MatemĂĄtico du pĂšre Tosca (1707-1715) devint le manuel des acadĂ©mies militaires jusqu’au rĂšgne de Charles III. Le Compendium Philosophicum de Tosca, publiĂ© en 1721, dans lequel Ă©taient dĂ©fendues les positions mĂ©canicistes de GalilĂ©e, Descartes et Gassendi, eut pareillement une grande influence[50].

Cependant, Tosca n’avait pas fait siens les apports de Newton, dont l’Ɠuvre, quoique Feijoo se soit dĂ©clarĂ© newtonien, ne devait pas ĂȘtre connue en profondeur en Espagne jusqu’à l’expĂ©dition gĂ©odĂ©sique parrainĂ©e par l’AcadĂ©mie des sciences de Paris dans le but de mesurer un degrĂ© de la mĂ©ridienne terrestre en Équateur (1735-1744), et Ă  laquelle participĂšrent les Espagnols Jorge Juan et Antonio de Ulloa, qui Ă  leur retour, devançant leurs collĂšgues français, publiĂšrent en 1748 Observaciones AstronĂłmicas y FĂ­sicas, hechas de Orden de S.M. en los Reinos del PerĂș, qui est, selon l’historien Antonio DomĂ­nguez Ortiz, « sans aucun doute l’Ɠuvre scientifique la plus importante du XVIIIe siĂšcle en Espagne »[51]. Dans celle-ci, les auteurs dĂ©fendaient les postulats newtoniens, qui, comme de juste, incluaient l’hĂ©liocentrisme, en raison de quoi l’ouvrage fit l’objet d’un examen par l’Inquisition, qui obligea en principe l’éditeur Ă  ajouter la mention : « systĂšme dignement condamnĂ© par l’Église ». Il semble qu’Ulloa eĂ»t Ă©tĂ© disposĂ© Ă  se plier Ă  cette injonction, mais Jorge Juan pour sa part refusa et se rendit chez le jĂ©suite AndrĂ©s Marcos Burriel, qui en expliqua les circonstances Ă  Mayans. Burriel et Mayans rĂ©ussirent Ă  apaiser l’inquisiteur gĂ©nĂ©ral PĂ©rez Prado, qui consentit Ă  se satisfaire de ce que fussent insĂ©rĂ©s les mots suivants : « bien que cette hypothĂšse soit fausse »[52].

Dans le domaine de la mĂ©decine, c’est l’Ɠuvre de MartĂ­n MartĂ­nez, mĂ©decin de Chambre et membre du Protomedicato (sorte d’Ordre des mĂ©decins), qui assure le lien avec les novateurs. MartĂ­n MartĂ­nez publia en 1724 le Compendio y Examen Nuevo de CirugĂ­a Moderna, qui connut de nombreuses rĂ©Ă©ditions, quoique l’auteur eĂ»t acquis sa renommĂ©e surtout par un ouvrage paru deux annĂ©es auparavant et intitulĂ© Medicina EscĂ©ptica, auquel fera suite la PhilosophĂ­a EscĂ©ptica publiĂ©e en 1730. Est Ă  signaler Ă©galement l’Ɠuvre du mĂ©decin AndrĂ©s Piquer, dont les ouvrages eurent eux aussi plusieurs rĂ©Ă©ditions, notamment sa Medicina Vetus et Nova (1735) et le Tratado de las Calenturas (littĂ©r. TraitĂ© des fiĂšvres), et qui s’engagea aussi sur le champ de la philosophie avec FĂ­sica Moderna, Racional y Experimental (1745) et LĂłgica Moderna (1747)[53].

Les LumiĂšres espagnoles dans leur phase d’épanouissement (1750-1810)

Les foyers des LumiĂšres espagnoles dans leur phase d’épanouissement

L’historien Antonio DomĂ­nguez Ortiz a soulignĂ© que les LumiĂšres en Espagne « se frayĂšrent un passage avec difficultĂ© et n’arrivĂšrent Ă  constituer que des Ăźlots peu vastes et nullement radicaux », mais que pour autant, ces « Ăźlots ne surgirent pas au hasard ». En effet, « le bouillon de culture des idĂ©es des LumiĂšres se trouvait dans les villes et dans des comarques dotĂ©es d’une infrastructure matĂ©rielle et spirituelle : imprimerie, bibliothĂšques, centres d’enseignement supĂ©rieur, secteur tertiaire dĂ©veloppĂ©, bourgeoisie instruite, communication avec l’extĂ©rieur — toutes conditions alors difficiles Ă  trouver rĂ©unies en Espagne, en dehors de quelques villes comptĂ©es : Madrid, Salamanque, Saragosse
 Ces conditions se trouvaient aussi remplies sur le littoral, dans les ports de commerce »[54].

Sur la cĂŽte cantabrique se firent jour deux foyers prĂ©coces des LumiĂšres. Le premier fut celui situĂ© dans les Asturies, grĂące au chemin ouvert par le bĂ©nĂ©dictin Benito Feijoo, qui exerça la plus grande partie de son activitĂ© intellectuelle dans le monastĂšre Saint-Vincent d’Oviedo. Dans la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle, les deux figures les plus notables de ce foyer furent Pedro RodrĂ­guez de Campomanes, qui occupa des charges importantes sous le rĂšgne de Charles III (par quoi « le gouvernant Ă©clipsa l’intellectuel »), et Gaspar Melchor de Jovellanos, qui dĂ©ploya sa plus grande activitĂ© sous le rĂšgne de Charles IV. Jovellanos prit connaissance des thĂšses des LumiĂšres pendant son sĂ©jour Ă  SĂ©ville, oĂč il avait obtenu le poste d’auditeur Ă  l’Audiencia, en prenant part au cercle (tertulia) que rĂ©unissait dans l’Alcazar le maire Pablo de Olavide. En 1778, il fut nommĂ© Alcalde de Casa y Corte (c’est-Ă -dire juriste du parlement, institution judiciaire de derniĂšre instance) Ă  Madrid, et son passage par la Villa y Corte sera sa pĂ©riode de plus grande activitĂ© intellectuelle. Il fut ensuite dĂ©signĂ© Secretario de Gracia y Justicia en 1798, mais, mis en dĂ©tention peu aprĂšs, il purgea huit ans de prison au chĂąteau de Bellver sur l’üle de Majorque[55].

L’autre foyer espagnol des LumiĂšres sur le littoral de Cantabrie fut la province de GuipĂșzcoa. C’est lĂ  en effet que fut mise en place la premiĂšre Sociedad EconĂłmica de Amigos del PaĂ­s (celle qui allait ensuite servir de modĂšle Ă  toutes les autres), Ă  l’initiative des Caballeritos de Azcoitia (± Nobliaux d’Azcoitia), nom donnĂ© au groupe dirigĂ© par Javier MarĂ­a de Munibe, comte de Peñaflorida, JoaquĂ­n EguĂ­a, 3e marquis de Narros, et Manuel Ignacio de Altuna, ce dernier grand admirateur de Rousseau, avec qui il Ă©tait liĂ© d’amitiĂ©. La Sociedad Vascongada de Amigos del PaĂ­s, agrĂ©Ă©e en 1765, obtint au lendemain de l’expulsion des jĂ©suites hors d’Espagne en 1767 la cession du collĂšge de Vergara, oĂč la sociĂ©tĂ© fonda le SĂ©minaire royal des nobles. Quelques-uns de ses membres et des personnes de son entourage, telles que le fabuliste Samaniego et le marquis de Narros, durent comparaĂźtre devant le tribunal d’Inquisition. Le marquis, nonobstant qu’il fĂ»t familier (familiar, c’est-Ă -dire membre subalterne, informateur) du Saint Office, fut condamnĂ© pour avoir diffusĂ© des propositions « hĂ©rĂ©tiques » empruntĂ©es Ă  Voltaire, Rousseau et aux encyclopĂ©distes, mais grĂące Ă  l’intervention du comte de Floridablanca, le chĂątiment se limitera Ă  une abjuration de levi (abjuration lĂ©gĂšre, la forme la plus bĂ©nigne) et quelques pĂ©nitences secrĂštes[55].

Francisco Alvarado, publiciste opposé aux LumiÚres, connu sous son nom de plume de philosophe rance.

Sur la cĂŽte mĂ©diterranĂ©enne, le foyer des LumiĂšres le plus important Ă©tait Valence, Ă  cause que cette ville avait Ă©tĂ© l’un des centres principaux de l’activitĂ© des novatores et que continuait d’y travailler, aprĂšs son dĂ©part de Madrid en 1740, Gregorio Mayans, dont l’activitĂ© intellectuelle intense et ample se poursuivra jusque bien avant dans la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle. Parmi la longue sĂ©rie des personnalitĂ©s ilustradas valenciennes, on relĂšve en particulier le mathĂ©maticien et astronome Jorge Juan et le botaniste Antonio JosĂ© Cavanilles. Le premier, aprĂšs la publication en 1748, en collaboration avec Antonio de Ulloa, des Observaciones astronĂłmicas y fĂ­sicas hechas en los reinos del PerĂș, ouvrage qui eut pas mal de problĂšmes avec l’Inquisition, prit la tĂȘte de l’observatoire astronomique de Cadix, oĂč il mit sur pied un cercle scientifique, et accomplit pour le compte du gouvernement espagnol plusieurs missions dans diffĂ©rents pays, notamment en Angleterre, oĂč il fut chargĂ© de recruter des techniciens de la construction navale[56]. Des annĂ©es plus tard, Jorge Juan exposa de la façon la plus limpide sa pensĂ©e dans Estado actual de la AstronomĂ­a en Europa (1774), avec une dĂ©fense claire et franche de la thĂ©orie astronomique de Newton[52].

Antonio JosĂ© Cavanilles, accompagnant le duc de l’Infantado, qui avait Ă©tĂ© nommĂ© ambassadeur de la monarchie d’Espagne auprĂšs de Louis XVI, sĂ©journa Ă  Paris pendant douze ans, de 1777 Ă  1789, oĂč il entretint des contacts avec les milieux intellectuels les plus avancĂ©s. À son retour en Espagne, il fut dĂ©signĂ© directeur du Jardin botanique royal de Madrid, mais son Ɠuvre majeure, Observaciones sobre la historia natural, geografĂ­a, poblaciĂłn y frutos del Reino de Valencia (1795-1797), allait bien au-delĂ  de la seule botanique, puisqu’il y analysait les phĂ©nomĂšnes dĂ©mographiques, anthropologiques, sociaux et Ă©conomiques[57].

Pablo de Olavide, vers 1800.

Le deuxiĂšme grand foyer ilustrado du littoral mĂ©diterranĂ©en Ă©tait Barcelone. LĂ , outre l’AcadĂ©mie des belles-lettres, reconnue par Ferdinand VI en 1754, Ɠuvrait Ă©galement Ă  la diffusion des idĂ©Ă©s nouvelles la Real Junta Particular de Comercio de Barcelona (littĂ©r. ComitĂ© royal particulier de commerce), qui dĂ©ployait Ă  Barcelone une activitĂ© similaire Ă  celle menĂ©e en d’autres lieux par les Sociedades de Amigos del PaĂ­s, et qui prĂȘtait une attention particuliĂšre Ă  l’École navale, en plus de crĂ©er la premiĂšre Ă©cole de stĂ©nographie d’Espagne. D’autre part, l’universitĂ© de Cervera, quoiqu’ayant Ă©tĂ© fondĂ©e en guise de chĂątiment des Catalans en raison de leur rĂ©bellion lors de la guerre de Succession d'Espagne (car elle s’accompagna de la fermeture des universitĂ©s catalanes existantes en 1714), fait figure elle aussi de pĂ©piniĂšre d’hommes des LumiĂšres, parmi lesquels se distingua en particulier le juriste Josep Finestres, grand ami du Valencien Mayans. La fin du siĂšcle fut dominĂ©e par la personnalitĂ© d’Antonio de Capmany, auteur de ce que l’on pourrait considĂ©rer comme le premier traitĂ© d’histoire Ă©conomique de l’Espagne, intitulĂ© Memorias histĂłricas sobre la Marina, Comercio y Artes de Barcelona. Il poursuivit son activitĂ© dans le siĂšcle suivant et participa aux Cortes de Cadix[58].

Sur la façade atlantique, la ville de SĂ©ville et la rĂ©gion de Galice Ă©taient des centres actifs. À SĂ©ville, le groupe ilustrado le plus remarquable se constitua autour du cercle (tertulia) de l’Alcazar, rĂ©uni par le maire Pablo de Olavide, nĂ© dans la vice-royautĂ© du PĂ©rou, cercle qui fut, selon DomĂ­nguez Ortiz, « pendant quelque temps le noyau ilustrado le plus important d’Espagne ». S’y rendaient notamment CĂĄndido MarĂ­a Trigueros, Antonio de Ulloa et le jeune Jovellanos, fraĂźchement nommĂ© auditeur de l’Audiencia. Une fois dissoute la tertulia, son hĂ©ritage sera assumĂ© et continuĂ© par des intellectuels des LumiĂšres des deux derniĂšres dĂ©cennies du siĂšcle, comme Marchena, Lista, Reinoso, MĂĄrmol ou Blanco White, dont l’activitĂ© se prolongera jusque dans le XIXe siĂšcle, et ce en dĂ©pit qu’il y eĂ»t Ă  SĂ©ville et dans l’Andalousie en gĂ©nĂ©ral de fortes rĂ©sistances au mouvement des LumiĂšres, comme notamment celles du pĂšre Ceballos, auteur de La falsa FilosofĂ­a, crimen de Estado (littĂ©r. la Fausse Philosophie, crime d’État) ; du pĂšre Alvarado, qui Ă©crivait sous le pseudonyme d’El filĂłsofo rancio (le Philosophe rance) ; ou encore de Diego Joseph de Cadix, cĂ©lĂšbre pour ses sermons dirigĂ©s contre les LumiĂšres[59].

En Galice, les centres ilustrados Ă©taient Saint-Jacques de Compostelle et les ports maritimes. Leurs propositions furent fort modĂ©rĂ©es, comme p. ex. le Discurso crĂ­tico sobre las leyes y sus intĂ©rpretes (littĂ©r. Discours critique sur les lois et leurs interprĂštes, parution en 1756-1770) de Juan Francisco de Castro FernĂĄndez, Estorbos y remedios de la riqueza de Galicia (littĂ©r. ContrariĂ©tĂ©s et remĂšdes de la richesse de Galice, paru en 1775) de Francisco Somoza de Monsoriu, ou DescripciĂłn econĂłmica del reino de Galicia (1804) de Lucas Labrada. Ceci ne vaut pourtant pas pour Vicente del Seixo, qui eut quelque problĂšme avec l’Inquisition pour son Origen de la tolerancia (de 1788) et avec les autoritĂ©s civiles pour Ensayos para una instrucciĂłn de la juventud española (littĂ©r. Essais pour une instruction de la jeunesse espagnole, de 1797), dont lesdites autoritĂ©s finirent par interdire la diffusion[60].

Le frĂšre Manuel Bayeu, AlegorĂ­a de las Bellas Artes exaltando a la Real Sociedad EconĂłmica Aragonesa de Amigos del PaĂ­s, vers 1785.

Dans l’arriĂšre-pays d’Espagne, les seuls foyers des LumiĂšres de quelque importance Ă©taient Saragosse, Salamanque et surtout Madrid. Dans la capitale aragonaise, le mouvement des LumiĂšres s’articula autour de la Real Sociedad EconĂłmica Aragonesa de Amigos del PaĂ­s, qui Ă©tait l’une des plus actives d’Espagne ; c’est en son sein que fut fondĂ©e la premiĂšre chaire d’Économie civile (ce qui plus tard sera dĂ©signĂ© par Économie politique), dont le titulaire Ă©tait Lorenzo Normante, trĂšs influencĂ© par le napolitain Antonio Genovesi. Sa critique de la mainmorte, sa dĂ©fense du luxe comme stimulus de la croissance Ă©conomique, et son affirmation que le cĂ©libat des prĂȘtres Ă©tait dommageable Ă  l’État, lui valurent de nombreuses critiques de la part des membres de l’universitĂ© de Saragosse et dans les sermons d’église, campagne hostile qui culmina par la venue dans la capitale aragonaise du capucin Diego Joseph de Cadix, qui le dĂ©nonça Ă  l’Inquisition, laquelle cependant rĂ©solut de ne pas intervenir ; en outre, Normante trouva un appui Ă  la Cour, laquelle nomma une commission de thĂ©ologiens et de juristes, qui Ă©mit un jugement favorable lui permettant de continuer Ă  enseigner. AprĂšs qu’il s’en fut allĂ© Ă  Madrid, son successeur divulgua les thĂ©ories d’Adam Smith, qui Ă©taient alors une nouveautĂ© absolue en Espagne[61].

Juan Meléndez Valdés, portrait de Goya (1797).

Le centre des LumiĂšres de Salamanque se rĂ©duisait Ă  l’universitĂ©, dont l’enceinte Ă©tait trĂšs divisĂ©e entre le secteur traditionaliste et le camp favorable Ă  l’introduction des idĂ©es nouvelles. Juan Justo GarcĂ­a, introducteur de la mathĂ©matique moderne en Espagne, eut Ă  batailler pour que fĂ»t abandonnĂ© l’aristotĂ©lisme et que fussent admises les nouvelles thĂ©ories scientifiques. Dans les Ă©tudes de droit romain, on introduisit le rĂ©galisme d’inspiration jansĂ©niste. GrĂące Ă  ces changements et Ă  d’autres, l’universitĂ© de Salamanque cessa d’ĂȘtre un bastion du traditionalisme, et de ses amphithĂ©Ăątres Ă©mergeront, dans les derniĂšres dĂ©cennies du siĂšcle, des personnalitĂ©s telles que JosĂ© Cadalso, le poĂšte MelĂ©ndez ValdĂ©s, le juriste RamĂłn de Salas, et Diego Muñoz Torrero, Ă©minent dĂ©putĂ© aux Cortes de Cadix[62].

Portrait de José Cadalso (1855) par Pablo de Castas Romero (Musée municipal de Cadix).

Madrid, Ă©tant le siĂšge de la Cour, attirait des gouvernants, des penseurs et des artistes de toutes les rĂ©gions d’Espagne, et mĂȘme de pays Ă©trangers ; des Asturies arrivĂšrent Campomanes et Jovellanos ; de Valence, Cavanilles, don Antonio Ponz (auteur de Viaje por España, littĂ©r. Voyage Ă  travers l’Espagne, 1772-1792) et Francisco PĂ©rez Bayer (disciple de Mayans) ; d’Andalousie, entre autres, le Gaditan JosĂ© Cadalso, auteur des Cartas Marruecas (littĂ©r. Lettres marocaines) ; etc. De la Meseta elle-mĂȘme arrivĂšrent Ă  Madrid quelques figures originales, comme LeĂłn de Arroyal, vĂ©ritable auteur des Cartas polĂ­tico-econĂłmicas (littĂ©r. Lettres politico-Ă©conomiques), que l’on attribuait auparavant au comte de Campomanes, et auteur aussi de la satire Pan y toros (littĂ©r. Pain et Taureaux) et d’un intĂ©ressant projet de constitution, par quoi il s’inscrit dans la transition vers la gĂ©nĂ©ration suivante, prĂ©libĂ©rale. Par ces diffĂ©rents apports, Madrid Ă©tait devenue l’indĂ©niable centre des LumiĂšres espagnoles, Ă  la faveur d’une conjonction de facteurs prĂ©sents dans aucune autre ville d’Espagne, Ă  savoir : des institutions d’enseignement d’esprit moderne, une atmosphĂšre cosmopolite, une presse abondante, un mĂ©cĂ©nat d’aristocrates ilustrados, une Sociedad EconĂłmica de Amigos del PaĂ­s dont l’activitĂ© Ă©clipsait de loin celle des provinces, et une prĂ©sence gouvernementale qui Ă©tait, selon les cas, impulsion, frein ou tutelle[63].

Les Sociedades EconĂłmicas de Amigos del PaĂ­s

EmblÚme de la Real Sociedad Bascongada de Amigos del País, avec la devise Irurac bat (« Les trois, une »).

La premiĂšre Sociedad EconĂłmica de Amigos del PaĂ­s Ă©tait une initiative de membres nobles des LumiĂšres de la province de GuipĂșzcoa, appelĂ©s les Caballeritos de Azcoitia (± Nobliaux d’Azcoitia), que dirigeait Javier MarĂ­a de Munibe, comte de Peñaflorida, et qui formĂšrent en 1748 une sociĂ©tĂ© de pensĂ©e nommĂ©e Junta AcadĂ©mica, dont les activitĂ©s comprenaient les mathĂ©matiques, la physique, l’histoire, la littĂ©rature, la gĂ©ographie, des sĂ©ances de thĂ©Ăątre et des concerts de musique. Ils avaient pris pour modĂšle les sociĂ©tĂ©s Ă©conomiques qui fleurissaient partout en Europe par suite de l’intĂ©rĂȘt croissant pour les sujets Ă©conomiques, en particulier pour les progrĂšs de l’agriculture, et qui avaient un caractĂšre plus utilitaire que les acadĂ©mies littĂ©raires et scientifiques. En 1763, les Juntas Generales de GuipĂșzcoa (AssemblĂ©es gĂ©nĂ©rales de GuipĂșzcoa) approuvĂšrent le projet de crĂ©ation d’une Sociedad EconĂłmica de la Provincia de GuipĂșzcoa, dont les membres seraient recrutĂ©s « parmi les personnes les plus connues du pays pour leur savoir en matiĂšre d’agriculture, de sciences et d’arts utiles Ă  l’économie et au commerce », ouvrant ainsi la porte de la sociĂ©tĂ© Ă  des gens du tiers-Ă©tat enrichis par le commerce, qui jouissaient au sein de la SociĂ©tĂ© des mĂȘmes droits que les sociĂ©taires issus de la noblesse ou du clergĂ©. L’initiative des Caballeritos de Azcoitia fut Ă©paulĂ©e par des personnalitĂ©s politiques et ilustradas de la Seigneurie de Biscaye et de la province d’Álava, qui se rĂ©unirent avec les Guipuzcoans Ă  Azcoitia en dĂ©cembre 1764 pour approuver les statuts d’une nouvelle sociĂ©tĂ© dĂ©nommĂ©e Real Sociedad Bascongada de Amigos del PaĂ­s, qui allait recevoir l’agrĂ©ation du Conseil de Castille en 1772. L’un de ses objectifs Ă©tait de « resserrer davantage l’union des trois provinces basques » (la sociĂ©tĂ© comportait trois sections, une pour chaque territoire), et plus tard aida Ă  se constituer les deux Sociedades de amigos del paĂ­s du royaume de Navarre, Ă©tablies Ă  Pampelune et Ă  Tudela[64].

Le palais d’Insausti d’Azkoitia Ă©tait le siĂšge principal de la Real Sociedad Bascongada de Amigos del PaĂ­s.

Les buts de la Real Sociedad Bascongada de Amigos del PaĂ­s Ă©taient d’appliquer les nouvelles connaissances scientifiques aux activitĂ©s Ă©conomiques, p. ex. dans la fonderie, et enseigner telles matiĂšres qui ne s’enseignaient pas dans les universitĂ©s, comme la physique expĂ©rimentale ou la minĂ©ralogie (amorces de la future École royale de mĂ©tallurgie). D’autre part, des chaires d’histoire et de français furent crĂ©Ă©es. AprĂšs l’expulsion des jĂ©suites hors d’Espagne en 1767, les Caballeritos de Azcoitia se virent accorder la cession du collĂšge de Vergara, oĂč ils fondĂšrent le SĂ©minaire royal des nobles. La SociĂ©tĂ© parvint Ă  constituer une importante bibliothĂšque et obtint la permission de s’abonner Ă  l’EncyclopĂ©die, quoique sous la condition qu’elle ne pĂ»t ĂȘtre consultĂ©e que par les seuls sociĂ©taires de l’entitĂ© ayant obtenu de l’Inquisition une licence pour lire des livres prohibĂ©s, condition qui, semble-t-il, ne fut pas respectĂ©e[55]. Les sections provinciales de la Bascongada se dĂ©composaient en quatre commissions : Agriculture et Ă©conomie rustique, Sciences et arts utiles, Industrie et commerce, et histoire, politique et belles lettres. D’autre part, la SociĂ©tĂ© ne limitait pas son rayon d’action aux trois provinces basques et au royaume de Navarre, mais l’étendit en direction de Cadix, de SĂ©ville et de Madrid, puis Ă©galement de Mexico, de Buenos Aires, de Lima et de La Havane en AmĂ©rique[65].

À l’initiative du procureur du Conseil de Castille, Pedro RodrĂ­guez de Campomanes, l’exemple de la Bascongada se propagea Ă  toute la Monarchie. Il en exposa le projet dans son Discurso sobre el fomento de la industria popular (littĂ©r. Discours sur la stimulation de l’industrie populaire, de 1774) et dans son Discurso sobre la educaciĂłn popular y su fomento (littĂ©r. Discours sur l’éducation populaire et sur sa promotion, de 1775), deux ouvrages imprimĂ©s sans mention de l’auteur, eu Ă©gard Ă  son caractĂšre officiel sous les auspices du Conseil de Castille et avec l’autorisation du roi Charles III. D’aprĂšs l’historien Pedro Ruiz Torres, le projet de Campomanes prĂ©sentait cinq diffĂ©rences notables par rapport Ă  l’institution basque originelle. La premiĂšre, c’est que l’initiative en Ă©manait du gouvernement, par quoi la prĂ©existence d’un groupe de gens des LumiĂšres n’était plus un prĂ©alable Ă  la fondation d’une SociĂ©tĂ©. En deuxiĂšme lieu, ses statuts devaient se conformer au modĂšle de la Sociedad EconĂłmica Matritense de Amigos del PaĂ­s (de Madrid), fondĂ©e en 1775, dont les statuts avaient Ă©tĂ© supervisĂ©s par Campomanes en personne, avec pour effet que la fonction fondamentale de ces sociĂ©tĂ©s serait dĂ©sormais d’appuyer les rĂ©formes entreprises par les ministres du roi. En troisiĂšme lieu, la tutelle publique sur ces sociĂ©tĂ©s s’en trouvait considĂ©rablement renforcĂ©e. En quatriĂšme lieu, l’accĂšs aux sociĂ©tĂ©s allait ĂȘtre dĂ©sormais restreint Ă  la « noblesse la plus illustre », aux « gentilshommes, ecclĂ©siastiques et gens riches », et aux membres de l’administration et des autoritĂ©s locales, par suite de quoi leur base sociale sera beaucoup plus Ă©troite que celle de la Bascongada. CinquiĂšmement, son champ d’activitĂ©s allait se rĂ©trĂ©cir et ne plus englober que « la thĂ©orie et la pratique de l’économie politique dans toutes les provinces d’Espagne », faisant donc dĂ©sormais l’impasse sur « l’histoire, la politique et les belles lettres » et relĂ©guant les mathĂ©matiques, la physique et la mĂ©decine au deuxiĂšme plan. Aussi les plus de soixante Sociedades de Amigos del PaĂ­s qui se constitueront Ă  travers toute l’Espagne entre 1775 et la fin du rĂšgne de Charles III en 1788 ne suivront-elles pas la mĂȘme voie que la Bascongada d’origine[66].

Quant Ă  la contribution qu’apporteront les Sociedades de Amigos del PaĂ­s au progrĂšs des idĂ©es des LumiĂšres, l’historien Pedro Ruiz Torres indique qu’elles

« se virent imposer de nombreuses limitations et qu’elles ne furent pas Ă©loignĂ©es de faire ce que Jovellanos prĂŽnait [dans son Elogio de Carlos III de 1788, oĂč il Ă©crit que dans la nouvelle institution tous, dĂ©pouillĂ©s des passions de l’intĂ©rĂȘt personnel, et portĂ©s par le dĂ©sir du bien commun, se rĂ©unissent, se reconnaissent citoyens, se professent membres de l’association gĂ©nĂ©rale plutĂŽt que de leur classe, et se prĂ©parent Ă  travailler pour l’utilitĂ© de leurs frĂšres], que Manuel Aguirre les considĂ©rait comme le palliatif d’une carence [Ă  savoir l’absence de lois constitutionnelles qui eussent portĂ© les vassaux Ă  l’état d’hommes dotĂ©s de libertĂ© avec la facultĂ© d’exposer auprĂšs des tribunaux et de leurs concitoyens, par Ă©crit, les maux et violences dont ils souffraient et d’amĂ©nager leur bonheur, et l’absence d’un Conseil suprĂȘme d’État qui reprĂ©sente la voix du peuple tout entier et sa volontĂ© gĂ©nĂ©rale], et que Fernando de Cevallos les critiquait avec une Ă©vidente exagĂ©ration [dĂ©nonçant en effet que dans les sociĂ©tĂ©s, on parlait avec de dangereux airs rĂ©publicains et que quelques-unes avaient obtenu la licence de lire des livres interdits avec le subsĂ©quent pĂ©ril d’introduire des idĂ©es subversives]. Ce nĂ©anmoins, il ne fait pas de doute qu’elles se transformĂšrent en un des produits les plus reprĂ©sentatifs de l’idĂ©alisme d’une minoritĂ© d’ilustrados. Leur conception de la sociĂ©tĂ© continuait de combiner le bonheur public Ă  l’inĂ©galitĂ© juridique et Ă  la monarchie absolue, quelque souvent qu’elles missent en avant le talent, les sciences et la « trĂšs-utile science de l’économie », et sans pour autant laisser de provoquer la reaction adverse de la part des fractions sociales les plus traditionnelles[67]. »

La science

Real Instituto y Observatorio de la Armada Ă  San Fernando (Cadix), crĂ©Ă© Ă  l’instigation de Jorge Juan.

La monarchie de Charles III se prĂ©occupait des sciences et intensifia l’impulsion qui leur avait Ă©tĂ© donnĂ©e en Espagne sous le rĂšgne de Ferdinand VI. Des personnalitĂ©s scientifiques Ă©minentes travaillaient dans plusieurs institutions acadĂ©miques espagnoles, et des chaires de chimie furent crĂ©Ă©es dans diffĂ©rents organismes officiels, tandis que la minĂ©ralogie et la mĂ©tallurgie faisaient l’objet d’une attention spĂ©ciale du gouvernement. Les nĂ©cessitĂ©s de l’armĂ©e et de la marine continuaient Ă  stimuler l’introduction en Espagne des nouvelles connaissances en matiĂšre de mĂ©decine, de mathĂ©matiques, de physique expĂ©rimentale, de gĂ©ographie, de cartographie et d’astronomie, indispensables Ă  une meilleure connaissance et protection de l’Empire[68].

Jorge Juan fut le promoteur du Real Instituto y Observatorio de la Armada (littĂ©r. Institut et Observatoire royaux de la Marine), inaugurĂ© Ă  la fin du siĂšcle, et poursuivit ses recherches en astronomie, mathĂ©matiques et physique, recherches couronnĂ©es par la parution en 1771 d’Examen MarĂ­timo, qui a Ă©tĂ© jugĂ© par nombre d’historiens comme Ă©tant le « seul ouvrage espagnol de mĂ©canique rationnelle qui soit original ». Le livre connut une deuxiĂšme Ă©dition, avec des ajouts de Gabriel CĂ­scar, par quoi il acquit une renommĂ©e universelle, et fut traduit en français, anglais et italien[69]. CĂ­scar continua l’Ɠuvre scientifique et d’enseignement de Jorge Juan et d’Antonio Ulloa Ă  l’École des garde-marines, pour les besoins de laquelle il rĂ©digea une sĂ©rie de manuels de grande diffusion, tels que le Tratado de AritmĂ©tica (1795), le Tratado de CosmografĂ­a (1796) et le Tratado de TrigonometrĂ­a EsfĂ©rica (1796). Tous ces mĂ©rites lui valurent d’ĂȘtre nommĂ© reprĂ©sentant espagnol auprĂšs de la commission chargĂ©e d’établir Ă  Paris le nouveau systĂšme de poids et mesures de validitĂ© universelle connu sous le nom de systĂšme mĂ©trique dĂ©cimal. Son travail Memoria Elemental sobre los Nuevos Pesos y Medidas Decimales (littĂ©r. MĂ©moire Ă©lĂ©mentaire sur les nouveaux poids et mesures dĂ©cimaux) de 1800 reçut les Ă©loges de l’AcadĂ©mie des Sciences de Paris[70].

Dans le champ des mathĂ©matiques se signala Ă©galement (mĂȘme si ce fut par des apports moins originaux que ceux de Jorge Juan ou de CĂ­scar) le jĂ©suite TomĂ s CerdĂ , qui fit paraĂźtre Lecciones de MatemĂĄticas (1760) et LecciĂłn de ArtillerĂ­a (1764) et enseignait au CollĂšge royal d’artillerie de SĂ©govie[71].

Buste de Francisco Javier Balmis devant la facultĂ© de MĂ©decine de l’UMH Ă  San Juan de Alicante.

Dans le domaine de la botanique, le systĂšme de LinnĂ© fut acceptĂ© par la plupart des scientifiques espagnols et par tous les jardins botaniques crĂ©Ă©s Ă  cette Ă©poque : Barcelone, SĂ©ville, Valence, Saragosse, etc., grĂące Ă  l’arrivĂ©e en Espagne en 1751 du botaniste suĂ©dois Pehr Löfling, venu Ă©tudier la flore espagnole, et Ă  l’appui du directeur du Jardin botanique de Madrid, le Valencien Antonio JosĂ© Cavanilles, auteur de nombreux travaux sur la botanique et fondateur et directeur de la revue Anales de Historia Natural. De plus, Cavanilles, dont la mĂ©thode scientifique fut louĂ©e dans toute l’Europe, resta en contact avec le naturaliste français Georges-Louis Leclerc de Buffon, de qui le Real Gabinete de Historia Natural diffusait les travaux en Espagne, notamment en donnant mission Ă  JosĂ© Clavijo y Fajardo de prĂ©parer une traduction de son Histoire naturelle, gĂ©nĂ©rale et particuliĂšre, Ă©ditĂ©e ensuite par la revue El Pensador, laquelle, afin de prĂ©venir tout tracas avec le Saint Office, reproduisit dans son Ă©dition la mĂȘme rĂ©tractation Ă  laquelle s’était vu obligĂ© Buffon lui-mĂȘme[72].

Les dĂ©couvertes de Lavoisier ayant Ă©tĂ© rapidement acceptĂ©es — Ă  l’inverse de la physique newtonienne, qui buta sur de nombreuses contrariĂ©tĂ©s —, on vit surgir bientĂŽt en Espagne plusieurs laboratoires de chimie fondĂ©s par le secrĂ©tariat aux Indes (1786), aux Finances (1787) et par le secrĂ©tariat d’État (1788), en plus de ceux d’Azpeitia, Barcelone, Cadix, SĂ©govie ou Valence, crĂ©Ă©s par les Sociedades EconĂłmicas de Amigos de PaĂ­s ou par d’autres entitĂ©s. Un destin semblable advint Ă  la gĂ©ologie de l’Allemand Abraham Gottlob Werner[73].

Durant cette pĂ©riode furent rĂ©alisĂ©es plusieurs expĂ©ditions scientifiques qui eurent un grand retentissement dans toute l’Europe, en particulier deux. La premiĂšre, dirigĂ©e par FĂ©lix de Azara, frĂšre du diplomate et humaniste aragonais JosĂ© NicolĂĄs de Azara, mit le cap sur le RĂ­o de la Plata et sur le Paraguay. FĂ©lix de Azara publia ses conclusions, qui clarifiaient les Ă©tudes de Buffon, dans un ouvrage qui sera traduit en français en 1801, intitulĂ© Apuntamientos para la Historia Natural de los QuadrĂșpedos del Paraguay y RĂ­o de la Plata (littĂ©r. Notes pour une histoire naturelle des quadrupĂšdes du Paraguay et du RĂ­o de la Plata) et auquel feront suite les Apuntamientos para la Historia Natural de los PĂĄxaros del Paraguay y RĂ­o de la Plata (pĂĄxaros, graphie ancienne de pĂĄjaros = oiseaux, 1802-1805)[74].

La deuxiĂšme expĂ©dition eut une rĂ©percussion mondiale, car son objectif Ă©tait de propager la vaccination contre la variole, dĂ©couverte par le Britannique Edward Jenner, vers l’AmĂ©rique et l’Asie. Elle Ă©tait placĂ©e sous la direction du chirurgien militaire Francisco Javier Balmis, qui Ă©tait dĂ©jĂ  bien connu Ă  l’époque pour avoir dĂ©couvert lors de son sĂ©jour dans les Antilles certaines racines indiennes pouvant servir de remĂšde aux maladies vĂ©nĂ©riennes et avoir publiĂ© sa trouvaille en 1794. L’ExpĂ©dition philanthropique royale de la vaccination se dĂ©roula entre 1803 et 1806, acquit un grand renom, et sera cĂ©lĂ©brĂ©e par les scientifiques hors d’Espagne comme l’un des jalons fondamentaux de la mĂ©decine prĂ©ventive moderne, Ă  telle enseigne qu’elle fut chantĂ©e par le poĂšte Manuel JosĂ© Quintana[74].

Notes et références

  1. P. Ruiz Torres (2008), p. 426-427.
  2. P. Ruiz Torres (2008), p. 425.
  3. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 387.
  4. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 444.
  5. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 387-388.
  6. P. Ruiz Torres (2008), p. 438-439.
  7. P. Ruiz Torres (2008), p. 440.
  8. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 388-389.
  9. C. MartĂ­nez Shaw (1996), p. 8-9.
  10. R. FernĂĄndez DĂ­az (1996), p. 24.
  11. C. MartĂ­nez Shaw (1996), p. 9.
  12. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 530.
  13. P. Ruiz Torres (2008), p. 432-433.
  14. P. Ruiz Torres (2008), p. 434-436.
  15. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 311.
  16. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 537.
  17. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 532-537.
  18. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 316.
  19. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 389.
  20. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 390-391.
  21. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 392.
  22. C. MartĂ­nez Shaw (1996), p. 197.
  23. C. MartĂ­nez Shaw (1996), p. 198.
  24. P. Ruiz Torres (2008), p. 427-428.
  25. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 397-398.
  26. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a 2004, p. 443-444.
  27. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 409-410.
  28. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 410.
  29. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a 2004, p. 399-400.
  30. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004, p. 403-404.
  31. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 404-407.
  32. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 401-402.
  33. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 403.
  34. Ruiz Torres (2008), p. 236.
  35. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 413.
  36. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 414.
  37. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 414-415.
  38. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 416.
  39. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 416-417.
  40. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 417.
  41. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 418.
  42. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 419-421.
  43. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 422-423.
  44. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 422-424.
  45. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 424-427.
  46. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a 2004, p. 427-428.
  47. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 446.
  48. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 446-450.
  49. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 434-435.
  50. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 435-436.
  51. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 299-300, 311.
  52. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 437.
  53. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a 2004, p. 436-437.
  54. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 298.
  55. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 299-300.
  56. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 309-311.
  57. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 312.
  58. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 306-309.
  59. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 313-316.
  60. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 316-317.
  61. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 305-306.
  62. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 321.
  63. A. DomĂ­nguez Ortiz (2005), p. 319-320.
  64. P. Ruiz Torres (2008), p. 475-483.
  65. P. Ruiz Torres (2008), p. 482-483.
  66. P. Ruiz Torres (2008), p. 486-487.
  67. P. Ruiz Torres (2008), p. 497-498.
  68. P. Ruiz Torres (2008), p. 431-432.
  69. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a 2004, p. 437, 440.
  70. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 440.
  71. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 438.
  72. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a 2004, p. 438-439.
  73. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a 2004, p. 439-440.
  74. A. Mestre & P. PĂ©rez GarcĂ­a (2004), p. 441.

Annexes

Bibliographie

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Articles connexes

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