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RĂ©formes bourboniennes

Par rĂ©formes bourboniennes (en espagnol Reformismo borbĂłnico) on entend en Espagne le processus de rĂ©forme de l’État et l’ensemble des mesures lĂ©gislatives que cette rĂ©forme permit aux Bourbons d’Espagne de prendre dans les domaines politique, Ă©conomique, militaire, social et culturel tout au long du XVIIIe siĂšcle, plus particuliĂšrement sous le rĂšgne des rois Ferdinand VI et Charles III ; le terme peut s’entendre aussi comme une pĂ©riode bien dĂ©finie dans l’histoire de l’Espagne, celle englobant les rĂšgnes successifs des souverains Bourbons Philippe V (1700–1746), Ferdinand VI (1746-1759), Charles III (1759-1788), Charles IV (1788-1808) et Ferdinand VII (de mars Ă  mai 1808). Les rĂ©formes ainsi menĂ©es devaient s’appliquer aussi bien dans la PĂ©ninsule que dans les Indes.

Ce processus rĂ©formiste, engagĂ© par la nouvelle dynastie bourbonnienne parvenue au pouvoir Ă  l’issue de la guerre de Succession d'Espagne, visait Ă  remplacer graduellement le rĂ©gime antĂ©rieur, celui des Habsbourg (c’est-Ă -dire la monarchie dite « composite » ayant prĂ©valu durant les deux siĂšcles prĂ©cĂ©dents, oĂč l’Espagne Ă©tait un agrĂ©gat de corps politiques trĂšs divers et fragmentĂ©s, dotĂ©s chacun de leur propre droit, avec un fort caractĂšre corporatif et un haut degrĂ© d’autonomie, fonctionnant sur un mode juridictionnel oĂč le gouvernement Ă©tait largement confiĂ© Ă  des magistrats qui gouvernaient aux cĂŽtĂ©s du roi dans les Conseils ou dans les tribunaux collĂ©giaux, dans les chancelleries, les cours de justice et les entitĂ©s administratives territoriales, et oĂč le pouvoir royal, de type personnel, n’était qu’un outil au service d’un ordre divin et corporatif immuable, qu’il avait obligation de prĂ©server), par une monarchie dite « ministĂ©rielle », absolue, centralisĂ©e et uniformiste, largement inspirĂ©e du modĂšle français, oĂč le roi, mĂ©connaissant les anciennes limites juridictionnelles et l’antique jurisprudence sĂ©culaire, s’octroyait dĂ©sormais le droit de lĂ©gifĂ©rer lui-mĂȘme dans des matiĂšres de plus en plus nombreuses. Ce nouveau pouvoir royal s’appuyait sur un appareil d’État organisĂ© autour d’un ensemble de secrĂ©tariats d’État et du Cabinet, nouveau centre politico-administratif de la monarchie espagnole, dont le personnel, en particulier les secrĂ©taires d’État eux-mĂȘmes, Ă©tait choisi par le roi personnellement non plus parmi les letrados formĂ©s Ă  la scolastique dans les universitĂ©s traditionnelles, mais dans les cercles Ă©clairĂ©s, parmi des hommes acquis aux transformations modernes, formĂ©s dans des institutions d’enseignement ad hoc nouvellement crĂ©Ă©es ou autodidactes, dont le roi s’assurait de la fidĂ©litĂ© par ceci notamment qu’ils Ă©taient entiĂšrement redevables Ă  lui de leur ascension. La nouvelle bureaucratie, qui se recrutait dans les trois ordres, se juxtaposa d’abord au rĂ©gime ancien, mais au fur et Ă  mesure qu’elle Ă©tendait ses attributions, entra en conflit avec les anciennes Ă©lites locales dĂ©classĂ©es, provoquant opposition larvĂ©e ou rĂ©volte ouverte, parfois violente.

Le nouvel appareil d’État, mis en place par ce mode opĂ©ratoire institutionnel, et qu’animait une idĂ©ologie centraliste, rationaliste, d’uniformisation, d’ouverture sur l’extĂ©rieur, de mĂ©ritocratie, de laĂŻcitĂ© et d’esprit scientifique, s’employa Ă  mettre en Ɠuvre un arsenal de rĂ©formes, pour partie inspirĂ©es des principes des LumiĂšres espagnoles, et qui ambitionnait de combler les retards de l’Espagne sur divers plans, en stimulant l’industrie et le commerce (aux dĂ©pens des anciennes corporations), en introduisant les techniques nouvelles, en dĂ©veloppant l’instruction, en amĂ©liorant les rendements de l’agriculture, en renforçant la puissance militaire, et en modernisant le pays. Les efforts d’unification portaient sur : la monnaie (instauration d’une monnaie unique, celle de Castille) ; la langue de chancellerie (imposition du castillan, aux dĂ©pens en particulier du catalan ; crĂ©ation d’une acadĂ©mie normative de la langue espagnole) ; la fiscalitĂ© (harmonisation fiscale sur le moule castillan) ; la justice (gĂ©nĂ©ralisation du systĂšme juridictionnel castillan aux autres provinces, avec notamment l’abolition des fors), etc.

Sur le plan Ă©conomique, le pouvoir bourbonnien tenta d’introduire les nouvelles techniques et de moderniser la production (tout en maintenant une attitude ambiguĂ« vis-Ă -vis des corporations, qui, si elles Ă©taient un frein Ă  l’innovation, restaient un facteur d’ordre social ; et ne rĂ©ussissant guĂšre Ă  faire surgir des manufactures), de dĂ©velopper le rĂ©seau de communications (qui continuera cependant Ă  prĂ©senter d’importantes dĂ©ficiences) et de remĂ©dier au retard agricole. Par ailleurs, l’on s’employa Ă  « rĂ©gĂ©nĂ©rer » le clergĂ© (par une sollicitude particuliĂšre Ă  l’égard des curĂ©s de paroisse, et une rĂ©duction concomitante du clergĂ© rĂ©gulier et des dĂ©tenteurs de bĂ©nĂ©fices, avec un succĂšs relatif) et Ă  rĂ©former la noblesse (par l’introduction de critĂšres plus rigoureux, et en donnant un rĂŽle accru aux hommes de mĂ©rite plutĂŽt qu’aux hidalgos).

Quant Ă  l’AmĂ©rique espagnole, un Ă©ventail de mesures fut conçu propre Ă  rendre l’administration coloniale plus efficace, Ă  stimuler le dĂ©veloppement Ă©conomique et commercial, et Ă  augmenter les recettes fiscales ; en outre, ces rĂ©formes avaient ici pour but, en limitant le pouvoir des crĂ©oles (criollos, c'est-Ă -dire des EuropĂ©ens nĂ©s dans les colonies, par opposition aux pĂ©ninsulaires, nĂ©s en Espagne), de rĂ©tablir la suprĂ©matie du pouvoir central de Madrid dans les colonies amĂ©ricaines. La Couronne escomptait de ces transformations un effet bĂ©nĂ©fique sur l’économie de l’Espagne[1].

Le bilan de cette politique rĂ©formiste est en demi-teinte : l’agriculture et l’industrie se dĂ©veloppĂšrent, mais le pays fut confrontĂ© au milieu du siĂšcle Ă  de violentes Ă©meutes de la faim ; un grand nombre d’établissements d’enseignement et de recherche furent crĂ©Ă©s, mais la gĂ©nĂ©ralisation de l’instruction publique ne concernera que l’enseignement primaire ; les prĂ©rogatives judiciaires de l’Inquisition furent limitĂ©es, mais le Saint-Office maintint intact son appareil de surveillance, notamment sur les livres imprimĂ©s ; sur le plan militaire, les efforts de la Couronne espagnole visant Ă  rĂ©duire le retard de ses forces terrestres vis-Ă -vis de la France et celui de sa marine vis-Ă -vis du Royaume-Uni restĂšrent largement infructueux ; si l’économie des possessions espagnoles en AmĂ©rique, et les recettes fiscales y affĂ©rentes, connut un certain essor, les nouvelles politiques ne mirent pas en cause le systĂšme d’exploitation colonial de la population indienne et eut pour effet d’augmenter encore la pression fiscale, contribuant Ă  faire Ă©clater la plus grande rĂ©volte indienne de l’histoire ; enfin, la nature centralisatrice de la rĂ©organisation administrative mise en Ɠuvre dans les colonies impliquait l’éviction des criollos, dont le mĂ©contentement alimentera la tendance indĂ©pendantiste au dĂ©but du siĂšcle suivant.

Mise en contexte

À la fin du XVIIe siĂšcle, l’Espagne Ă©tait un Empire dĂ©clinant, souffrant de recettes fiscales en baisse et d’un pouvoir militaire affaibli, sur lequel rĂ©gnait un roi dĂ©faillant, Charles II d’Espagne, qui ne laissa aucun successeur. DĂšs avant sa mort, les puissances europĂ©ennes et leurs dynasties respectives se positionnĂšrent en vue de s’emparer du trĂŽne d’Espagne et de son vaste empire. Le roi de France Louis XIV sollicita, et obtint, l’assentiment du pape en faveur de ce que son petit-fils Philippe, duc d'Anjou, en mĂȘme temps grand-neveu de Charles II, montĂąt sur le trĂŽne. Sur son lit de mort, Charles II acquiesça Ă  la remise de la couronne au prĂ©tendant d’origine française.

Cependant, ce transfert, en 1700, de la Couronne espagnole aux mains des Bourbons ne se fit pas sans contestation. À l’issue de la subsĂ©quente guerre de Succession d'Espagne (1701–1713), l'Espagne dut cĂ©der certains de ses territoires en Europe et accorder Ă  l’Angleterre le monopole de la rentable traite esclavagiste avec les AmĂ©riques[2] - [3] - [4] - [5]. Philippe V d'Espagne s’efforça d’endiguer le dĂ©clin de la puissance espagnole, engagĂ©e dĂšs avant la guerre. L’empire colonial se trouvait dans un Ă©tat prĂ©caire, et au moment oĂč mourut Charles II, les forces armĂ©es Ă©taient quasi inexistantes, ne consistant qu’en une seule division, le trĂ©sor public Ă©tait en faillite, et rien n’était entrepris pour stimuler le commerce et l’industrie. Philippe V et ses ministres ressentaient le besoin d’agir promptement pour reconstruire l’empire.

Il Ă©tait Ă©vident que l’Espagne n’était plus la grande puissance qu’elle avait Ă©tĂ© durant le XVIIe siĂšcle et que seule une alliance dynastique avec la France lui permettrait de continuer Ă  se considĂ©rer comme une nation encore relativement puissante. Philippe V et ses conseillers allaient Ɠuvrer Ă  rendre Ă  l’Espagne son prestige d’antan[6].

Influence française

Les nouveaux rois bourbonniens gardĂšrent des liens Ă©troits avec la France et s’assurĂšrent les services de maint Français en tant que conseiller. Toutefois, les innovations françaises en matiĂšre politique et sociale, si elles devinrent une rĂ©fĂ©rence importante dans ces deux domaines, ne vinrent jamais supplanter totalement les anciennes lois et traditions espagnoles. NĂ©anmoins, il y eut un afflux de marchandises, d’idĂ©es et d’imprimĂ©s français, qui contribua Ă  diffuser les idĂ©es des LumiĂšres Ă  travers tout le monde hispanique. Durant tout le XVIIIe siĂšcle, tout ce qui Ă©tait français devint Ă  la mode, donnant naissance Ă  un nouveau type de personnage, le francisĂ©, afrancesado, qui accueillait avec bienveillance ces nouvelles influences. En outre, pendant la guerre de Succession, les ports en AmĂ©rique espagnole avaient Ă©tĂ© bloquĂ©s par les flottes britannique et hollandaise. L'Espagne se tourna alors vers la France pour l’aider Ă  reprendre l’exportation de ses marchandises ; c’était la premiĂšre fois dans l’histoire coloniale de l’Espagne que des Ă©changes commerciaux eurent lieu avec un pays Ă©tranger. Ces nouvelles relations commerciales eurent pour effet de stimuler les Ă©conomies coloniales, en particulier celle du Chili[7].

ProblĂšmes Ă©conomiques, sociaux et culturels

La croissance modérée de la population

RĂ©partition de la population espagnole sur les provinces actuelles, selon le recensement de Floridablanca de 1787.

La population espagnole passa au XVIIIe siĂšcle de quelque huit millions d’habitants en 1700 Ă  11,5 millions en 1797, annĂ©e oĂč fut rĂ©alisĂ© le recensement de Godoy. Cette hausse modĂ©rĂ©e de la population (Ă©quivalant Ă  une moyenne annuelle de +0,4 %) correspond au modĂšle dĂ©nommĂ© modĂšle dĂ©mographique de type ancien, oĂč tant la natalitĂ© que la mortalitĂ© sont Ă©levĂ©es. La clef de cette croissance rĂ©side en ceci que la mortalitĂ©, quoique restant trĂšs Ă©levĂ©e (38 pour mille), tendit Ă  baisser, pour finir par passer en dessous de la natalitĂ© (40/42 pour mille), et cela par suite d’une moindre incidence de morts consĂ©cutives Ă  des Ă©vĂ©nements catastrophiques, plus particuliĂšrement grĂące Ă  la disparition de la peste, mĂȘme si les autres maladies Ă©pidĂ©miques continuaient de sĂ©vir, comme la variole, la fiĂšvre jaune, le typhus, etc. De mĂȘme, les crises de subsistance et les famines rĂ©gressaient, sans pourtant disparaĂźtre, grĂące Ă  l’extension de la superficie cultivĂ©e, l’amĂ©lioration des cultures existantes, l’introduction de cultures nouvelles (comme le maĂŻs, et d’autres, qui allaient s’intĂ©grer dans le rĂ©gime alimentaire quotidien), l’importation de grains, l’amĂ©lioration des communications, et la construction et le perfectionnement des silos oĂč pouvaient s’emmagasiner les cĂ©rĂ©ales en prĂ©vision de mauvaises rĂ©coltes. Enfin, les progrĂšs de la mĂ©decine et de l’hygiĂšne, quoique fort limitĂ©s, contribuĂšrent aussi Ă  la lĂ©gĂšre chute de la mortalitĂ©[8].

Cependant, le bilan dĂ©mographique global enregistrĂ© au XVIIIe siĂšcle quant Ă  la mortalitĂ© demeure mĂ©diocre, car la mortalitĂ© infantile continua de frapper 25 % des jeunes enfants dans leur premiĂšre annĂ©e de vie et l’espĂ©rance de vie n’augmenta que de deux ans comparativement au siĂšcle prĂ©cĂ©dent, passant de 25 Ă  27 ans[9]. Ainsi note-t-on, au long du XVIIIe siĂšcle, quatre moments de crise dĂ©mographique importants : celle de 1706-1710, en pleine guerre de Succession d'Espagne, lors de laquelle la population eut Ă  subir les effets cumulatifs de la guerre, de la faim et de l’épidĂ©mie ; celle de 1762-1765, au dĂ©but du rĂšgne de Charles III, oĂč la famine affecta principalement l’intĂ©rieur de l’Espagne ; celle des annĂ©es 1780, oĂč la variole et le paludisme, dĂ©signĂ©es Ă  l’époque par le terme de fiĂšvres tierces, affectĂšrent un million de personnes et provoquĂšrent la mort d’environ 10 000 ; et celle de 1798-99, causĂ©e par une Ă©pidĂ©mie « quasi gĂ©nĂ©rale » de « tierces et fiĂšvres putrides », qui toucha surtout la Catalogne, l’Aragon et les deux Castilles[10].

Retard relatif de l’agriculture

L’agriculture continuait d’ĂȘtre la principale activitĂ© Ă©conomique, et la population rurale, composĂ©e de paysans et d’autres personnes pratiquant d’autres activitĂ©s concurremment avec le travail de la terre, reprĂ©sentait prĂšs de 90 % de la population totale[11]. Au XVIIIe siĂšcle, l’agriculture connut une certaine croissance, grĂące Ă  l’introduction de quelques amĂ©liorations de type technique ou Ă  l’introduction de nouvelles cultures, comme le maĂŻs ou la pomme de terre, mais avant tout Ă  la suite d’un agrandissement de la surface cultivĂ©e, ce qui cependant supposait la mise en culture de terres marginales, avec des rendements moindres, et non grĂące Ă  des progrĂšs techniques capables d’augmenter les rendements moyens par unitĂ© de superficie ensemencĂ©e — de fait, ceux-ci n’augmenteront pas au long du XVIIIe. Pour cette raison, la production tendit Ă  la longue Ă  diminuer relativement Ă  une population qui continuait d’aller augmentant, ce qui provoqua des pĂ©nuries et des crises de subsistance[12] - [13]. Seul dans quelques provinces, telles que Valence et la Catalogne, il fut procĂ©dĂ© Ă  de notables essais de rĂ©novation agriculturelle, liĂ©s surtout au dĂ©veloppement des cultures arbustives, comme la vigne[14]. De mĂȘme, en Galice et en Cantabrie, la mise en place du maĂŻs d’abord, de la pomme de terre ensuite, permit de rehausser la productivitĂ© agraire[15].

Les causes de ce retard agricole furent dĂ©noncĂ©es par nombre d’intellectuels des LumiĂšres, mais les gouvernements rĂ©formistes restaient rĂ©ticents Ă  mettre en Ɠuvre les mesures nĂ©cessaires propres Ă  les corriger, car cela eĂ»t impliquĂ© de mettre en question l’Ancien RĂ©gime lui-mĂȘme. La preuve en est la longue discussion Ă  propos de la Loi agraire, qui s’étira sur plus de vingt ans et qui ne dĂ©boucha finalement sur aucune mesure lĂ©gislative[16].

« La culture de la terre est encore fort Ă©loignĂ©e de la perfection Ă  laquelle elle pourrait si aisĂ©ment ĂȘtre portĂ©e. Laquelle des nations [qui composent l’Espagne] ne prĂ©sente pas, au dĂ©shonneur de son savoir et de son opulence, et au milieu de ce que les arts du luxe et du plaisir ont produit, de nombreux tĂ©moignages du retard d’une profession si essentielle et nĂ©cessaire ? Quelle nation y a-t-il oĂč l’on ne voie pas quantitĂ© de terrains ou totalement incultes, ou trĂšs imparfaitement cultivĂ©s ? Beaucoup sont, par manque d’irrigation, de draĂźnage ou de dĂ©blaiement, condamnĂ©s Ă  la stĂ©rilitĂ© perpĂ©tuelle ; beaucoup sont perdus pour les fruits auxquels la nature les appelle, et destinĂ©s Ă  des productions dommageables et inutiles, avec dĂ©perdition de temps et de travail ? Y a-t-il une nation oĂč il n’y ait point beaucoup Ă  amĂ©liorer dans les instruments, beaucoup de progrĂšs Ă  faire dans les mĂ©thodes, beaucoup Ă  corriger dans les travaux et opĂ©rations rustiques de ses cultures ? En un mot : Y a-t-il une nation dans laquelle le premier des arts ne soit pas le plus attardĂ© de tous ? »

— Gaspar Melchor de Jovellanos, Informe del Expediente de Ley Agraria, 1794

Les raisons principales pouvant expliquer le « blocage agraire » espagnol[12] s’énumĂšrent comme suit :

  • une bonne partie des terres cultivĂ©es Ă©taient vinculadas par le majorat de la noblesse, c’est-Ă -dire inaliĂ©nablement attachĂ©es Ă  la possession d’un titre de noblesse, ou soumises Ă  la rĂšgle de la mainmorte, principalement au bĂ©nĂ©fice des institutions ecclĂ©siastiques et des municipalitĂ©s, ce qui les plaçait en dehors du marchĂ© de la terre et, de la sorte, des personnes entreprenantes, qui auraient pu les acheter pour en obtenir de meilleurs rendements, ne le pouvaient pas, et celles des terres qui, n’étant frappĂ©es ni du majorat ni de la mainmorte, Ă©taient offerts Ă  la vente, avaient pour la mĂȘme raison un prix excessivement Ă©levĂ©[16].
  • les revenus tirĂ©s de l’activitĂ© agraire n’étaient pas rĂ©investis dans l’agriculture, mais servaient pour la majeure partie Ă  financer les Ă©normes dĂ©penses de la noblesse et du clergĂ©, par la circonstance que ces deux Ă©tats privilĂ©giĂ©s dĂ©tenaient alors la propriĂ©tĂ© d’environ 60 % des terres, et par la voie d’autres mĂ©canismes d’appropriation de l’excĂ©dent agraire, tels que la dĂźme, dans le cas de l’Église, ou les droits juridictionnels, dans le cas de la noblesse[16] - [17].
  • dĂšs lors, l’excĂ©dent agraire laissĂ© aux mains du cultivateur direct Ă©tait faible, ce qui empĂȘchait celui-ci de rĂ©aliser les amĂ©liorations propres Ă  augmenter les rendements. Ceci Ă©tait spĂ©cialement patent dans les cas, trĂšs frĂ©quents, des baux Ă  ferme de court terme, Ă©tant donnĂ© que chaque innovation — en gĂ©nĂ©ral tous les six ans — entraĂźnait presque invariablement une hausse du fermage Ă  verser au propriĂ©taire. Seuls les contrats de bail Ă  long terme incitaient le cultivateur direct Ă  innover[18].

Quant Ă  l’élevage, la transhumance connut alors une phase de relative prospĂ©ritĂ©, encore qu’il entamĂąt son dĂ©clin Ă  partir des annĂ©es 70 du siĂšcle sous l’effet de facteurs Ă©conomiques (hausse du prix des pĂąturages et des salaires, alors que le prix de la laine restait stable) et politiques (le dĂ©mantĂšlement des privilĂšges de la Mesta au profit des agriculteurs, ce qui permit le dĂ©frichement de pĂąturages, de dehesas et de drailles)[19].

Développement limité de la manufacture ; les corporations

Le souci de stimuler les manufactures et l’industrie fut une constante dans les gouvernements rĂ©formistes et chez les intellectuels des LumiĂšres. Cependant, ce souci s’insĂ©rait dans une vision essentiellement mercantiliste, compte tenu que l’objectif poursuivi Ă©tait d’éviter, par la fabrication dans le propre pays des produits importĂ©s du dehors, la fuite de numĂ©raire vers l’étranger[20]. C’est pourquoi la politique rĂ©formiste bourbonnienne adopta des mesures protectionnistes dans les secteurs de base (acheminement vers les AmĂ©riques strictement rĂ©servĂ© au seul fer produit dans les provinces basques ; prĂ©fĂ©rence donnĂ©e aux navires de fabrication espagnole pour la navigation vers l’AmĂ©rique) et stimula les Reales FĂĄbricas (manufactures royales), crĂ©Ă©es sous l’égide de l’État dans le double objectif de remplacer les importations provenant de manufactures Ă©trangĂšres et de dĂ©velopper les savoirs techniques qui manquaient Ă  l’Espagne. Un exemple significatif de cette politique est la fondation en 1746 de la manufacture de textile Real Sitio de San Fernando, comprenant la construction d’une usine de draps, d’une nouvelle zone d’habitation pour ses ouvriers et l’amĂ©nagement rationnel des territoires circonvoisins, en accord avec les nĂ©cessitĂ©s de la fabrique et de la nouvelle implantation, laquelle se voulait un modĂšle, aux normes des LumiĂšres. Pourtant, Ă  la fin du siĂšcle, la plupart de ces Ă©tablissements ne seront plus maintenus que pour des considĂ©rations de prestige et non pour motifs Ă©conomiques, attendu que leurs coĂ»ts de production Ă©taient fort Ă©levĂ©s car continuant Ă  faire appel aux techniques traditionnelles, et que beaucoup d’entre eux ne survivaient que grĂące aux subsides du TrĂ©sor royal[21].

Selon l’historien Roberto Fernández,

« nombre de ces manufactures [royales] naquirent sous l’empire des nĂ©cessitĂ©s d’État, quelques-unes pour des impĂ©ratifs militaires. Tel est le cas de la construction navale dans les trois grands arsenaux (El Ferrol, Cadix et CarthagĂšne) ou des usines sidĂ©rurgiques de LiĂ©rganes et La Cavada destinĂ©es Ă  pourvoir en matĂ©riel de guerre les forces armĂ©es. D’autres virent le jour dans la perspective de valoir des recettes aux finances publiques ; c’est de cet ordre que relevaient la fabrique de tabacs de SĂ©ville ou celle de cartes Ă  jouer de MĂĄlaga et de Madrid. Occasionnellement, l’on tenta de faire face Ă  la demande d’articles de luxe provenant des classes argentĂ©es, sans devoir dĂ©pendre de l’étranger ; c’est ainsi qu’apparurent les installations manufacturiĂšres de tapis Ă  Santa BĂĄrbara, de cristal Ă  San Ildefonso ou de porcelaine au Buen Retiro. Pour finir, l’État songea aussi Ă  couvrir les besoins en articles de consommation textiles populaires en installant des fabriques de laine (San Fernando de Henares, Brihuega, Guadalajara), de soie (Talavera de la Reina), de lingerie (San Ildefonso et LĂ©on) ou de cotonnades (Avila)[22]. »

Ce nĂ©anmoins, la majeure partie de la production manufacturiĂšre Ă©tait rĂ©alisĂ©e par des ateliers artisanaux groupĂ©s en corporations qui, quoiqu’objets de critique car entravant l’introduction d’innovations techniques capables d’augmenter la productivitĂ©, surent prĂ©server dans les villes (qui constituaient leur marchĂ© restreint) le monopole de leur secteur d’activitĂ©[23] ; leurs privilĂšges ne furent guĂšre entamĂ©s par les gouvernements rĂ©formistes, leur politique dans ce domaine se maintenant en effet Ă  mi-chemin entre les « dĂ©fenseurs enthousiastes » des corporations, tels que Capmany ou Francisco RomĂĄ y Rosell, et les « implacables dĂ©tracteurs », comme Jovellanos ― c’est-Ă -dire qu’ils choisirent de maintenir les corporations en considĂ©ration de leurs avantages sur le plan du maintien du bon ordre social et politique, mais dans le mĂȘme temps, voulant suivre les « rĂ©formistes acharnĂ©s », tels que Campomanes et CabarrĂșs, s’efforcĂšrent d’en finir avec leur immobilisme afin que leur production cessĂąt d’ĂȘtre peu abondante, chĂšre et de mauvaise qualitĂ© et qu’elles s’ouvrent aux innovations techniques[24]. Campomanes, dans son cĂ©lĂšbre Discurso sobre el fomento de la industria popular (littĂ©r. Discours sur l’encouragement de l’industrie populaire), Ă©valuait comme suit le travail des corporations :

« Dans les corporations d’artisans, il y a trĂšs peu d’enseignement. Il manque un but dĂ©fini chez les apprentis, il faudrait une Ă©cole publique pour chaque mĂ©tier et des prix Ă  ceux qui font avancer ou amĂ©liorent la profession. De façon gĂ©nĂ©rale, tout dans les mĂ©tiers est perclus de tradition et de peu d’excellence. [
]
La stimulation des arts [= mĂ©tiers] est incompatible avec l’imparfaite persistance de corporations : celles-ci empĂȘchent le libre accĂšs aux mĂ©tiers, et fortes d’ĂȘtre uniques et privatives, ne prennent pas la peine de s’affiner dans les arts, parce qu’elles savent bien que le public doit nĂ©cessairement aller les chercher, et ne s’attache pas Ă  discerner entre ses Ɠuvres.
Quiconque se sent de l’attirance pour ces mĂ©tiers ne peut les exercer en privĂ© sans s’assujettir Ă  la corporation ; et cela en repousse beaucoup, qui dans les maisons travailleraient sans doute mieux ; et une telle concurrence rendrait la main-d’Ɠuvre meilleur marchĂ©, et l’inciterait Ă  se parfaire. »

En rĂ©sumĂ©, les clercs des LumiĂšres opposaient deux types d’objections aux corporations. L’une concernait l’organisation interne des corporations, mais la principale critique portait sur le manque de flexibilitĂ© et de mobilitĂ© de quelques corporations qui s’étaient fossilisĂ©es jusqu’à se retrouver monopolisĂ©es dans leurs fonctions directrices par une minoritĂ© de maĂźtres. Le dĂ©faut de fluiditĂ© et d’ascension socioprofessionnelle Ă©taient Ă©vident aux yeux de leurs dĂ©tracteurs. D’autres inconvĂ©nients Ă©taient liĂ©s aux consĂ©quences qu’avaient pour l’économie et pour l’État les groupements d’artisans alors en vigueur. L’existence de privilĂšges et de monopoles corporatistes finit par signifier un vĂ©ritable goulet d’étranglement pour la production, de mĂȘme qu’un prĂ©judice certain pour des consommateurs sans cesse plus nombreux. Le concept nouveau et triomphant de la mode restait Ă©tranger aux corporations et en outre, celles-ci Ă©taient un obstacle Ă  la libertĂ© de fabrication... Face Ă  ces critiques, quelques voix, d’une incontestable autoritĂ© comme celles de Francisco RomĂĄ y Rosell et, surtout, d’Antonio de Capmany, s’inscrivaient en faux ; en substance, le dernier citĂ© croyait que, si certes les prix Ă©taient moins compĂ©titifs chez les corporations, il n’est pas moins rĂ©el que les corporations avaient su prĂ©venir la dĂ©cadence des arts et prĂ©server l’avenir social des travailleurs manuels. Les vertus de la libertĂ© de fabrication restaient Ă  prouver, et ses premiers symptĂŽmes Ă  Barcelone, oĂč fonctionnaient dĂ©jĂ  quelques usines mĂ©canisĂ©es, laissaient entrevoir une prolĂ©tarisation et dĂ©sintĂ©gration de la communautĂ© des artisans[25].

Une industrie moderne dans le secteur textile ne rĂ©ussit Ă  Ă©merger que dans la seule Catalogne. Des bourgeois entrepreneurs, qui avaient fait fortune dans la production d’eau-de-vie ou de tissu imprimĂ© (indianerĂ­a) — la zone de Barcelone-MatarĂł comptait en 1784 dĂ©jĂ  72 fabriques avec chacune plus de douze machines Ă  tisser —, se mirent Ă  importer vers la fin du siĂšcle des machines de filage anglaises (des spinning jennys, des water frames puis, plus tard, des mules-jenny), donnant naissance aux premiĂšres usines proprement dites, comme celle de Joan Vilaregut Ă  Martorell, prĂšs de Barcelone, qui vers 1807 disposait de 18 machines anglaises mues par la force hydraulique[26].

Ainsi que l’a signalĂ© Enrique GimĂ©nez,

« le cas catalan Ă©tait une exception dans la rĂ©alitĂ© manufacturiĂšre dominĂ©e Ă  la fin de l’Ancien RĂ©gime par un marchĂ© rachitique, avec un faible niveau de consommation ; par un manque d’attractivitĂ© pour les investissements, qui continuaient d’ĂȘtre attirĂ©s par la terre ; et par une carence gĂ©nĂ©rale d’innovations techniques[26]. »

L’absence d’articulation d’un « marchĂ© national »

Le peu d’ampleur du commerce intĂ©rieur s’explique par le faible pouvoir d’achat de la paysannerie, lui-mĂȘme consĂ©cutif aux faibles revenus qui restaient aux paysans aprĂšs paiement des sommes dues aux seigneurs, Ă  l’Église et Ă  la Couronne, et Ă  l’autoconsommation qu’en consĂ©quence les paysans tendaient Ă  pratiquer ; en effet, le paysan avait coutume de produire lui-mĂȘme une partie de ses vĂȘtements ainsi que la plupart de ses outils de travail et des ustensiles du foyer, et se procurait auprĂšs des artisans du lieu le peu qui n’était pas de sa propre facture[21]. Le constat d’un faible commerce intĂ©rieur en Espagne a Ă©tĂ© fait par des visiteurs et voyageurs Ă©trangers, notamment par le diplomate français Jean-François de Bourgoing dans son Nouveau Voyage en Espagne, ou tableau de l'Ă©tat actuel de cette monarchie, Ă©ditĂ© Ă  Paris en 1789 :

« L’on ne voit guĂšre d’autre commerce que celui des vins et des huiles, qui, dans des outres chargĂ©es sur des mules ou des Ăąnes, passent d’une province Ă  l’autre ; celui des grains, qui, se prĂ©valant Ă©galement de l’aide exclusive des bĂȘtes de somme, vont remĂ©dier par les surplus d’une contrĂ©e Ă  la pĂ©nurie d’une contrĂ©e voisine ; et, surtout, celui des laines, qui, des bergeries et des lavoirs Ă©parpillĂ©s dans les deux Castilles, prennent la route de Bilbao, de Santander et d’autres ports de la cĂŽte septentrionale. Les matĂ©riaux nĂ©cessaires aux fabriques, les marchandises qui, Ă  partir des frontiĂšres ou des ports, passent Ă  l’intĂ©rieur du royaume, se transportent presque toujours par les mĂȘmes moyens lents, et par consĂ©quent dispendieux. »

Il y avait d’autres obstacles encore Ă  l’articulation du « marchĂ© national » qui faisaient l’objet de l’attention des autoritĂ©s, quoiqu’avec des restrictions :

  • Élimination des douanes intĂ©rieures entre les anciens royaumes : objectif atteint depuis 1717, avec l’exception du royaume de Navarre et des provinces exemptĂ©es basques (la tentative de supprimer les douanes basques, en les dĂ©plaçant vers la mer, provoqua une rĂ©volte populaire en ). Toutefois, le succĂšs de cette mesure fut limitĂ© par les pĂ©ages intĂ©rieurs — octrois, pontazgos (droits pour l’utilisation d’un pont) et barcajes (droits de navigation sur les riviĂšres et canaux) — qui restĂšrent Ă  peu prĂšs inchangĂ©s, une bonne part de ces pĂ©ages se trouvant en effet aux mains de la noblesse titrĂ©e.
  • Abolition de la taxe sur les grains (dĂ©crĂ©tĂ© en 1765), dans le but de libĂ©raliser le commerce des cĂ©rĂ©ales, ce qui finit par provoquer une hausse rapide des prix, Ă  l’origine de la rĂ©volte contre Esquilache. NĂ©anmoins, les rĂ©glementations tant Ă©tatiques que locales destinĂ©es Ă  rĂ©guler le commerce ne furent pas abolies, non plus que les monopoles fiscaux sur le tabac et le sel, en dĂ©pit de ce que plusieurs Ă©conomistes et personnalitĂ©s des LumiĂšres, en particulier Miguel de GĂĄndara dans ses Apuntes sobre el bien y el mal de España parus en 1762, ne cessaient de prĂŽner l’abolition de toutes les entraves Ă  la « libertĂ© de commerce » :

« La libertĂ© est l’ñme du commerce ; elle est la croissance de toutes les prospĂ©ritĂ©s de l’État, elle est la rosĂ©e qui arrose les champs ; elle est le soleil bĂ©nĂ©fique qui fertilise les monarchies ; le commerce, enfin, est l’irrigation universelle de tout. Son contraire, ce sont les monopoles d’État, les murailles et les taxes. Chaque fois qu’il y a des taxes, les fruits et la qualitĂ© des choses sont diminuĂ©s. La libertĂ© et l’espĂ©rance rendent les hommes laborieux ; l’oppression, les taxes et la mĂ©fiance transforment en fainĂ©ants les plus industrieux. Tel est le caractĂšre de la nature humaine. »

  • AmĂ©liorations au rĂ©seau routier : l’on construisit quelque 1 200 kilomĂštres de routes rayonnant Ă  partir de Madrid comme centre ; un ensemble de liaisons routiĂšres interrĂ©gionales furent mises en chantier et l’on entreprit de construire plus de 700 ponts, ainsi que de nombreuses voies de navigation (canal du Manzanares, canal impĂ©rial d'Aragon, canal de Castille) afin de stimuler le commerce des produits agricoles. Ce nĂ©anmoins, malgrĂ© les relatives avancĂ©es obtenues par ces efforts, le rĂ©seau de communications continua de prĂ©senter d’importantes dĂ©ficiences.

Les difficultés du commerce avec les Indes

Le commerce avec l’Empire d’AmĂ©rique, qui reprĂ©sentait la partie fondamentale du commerce extĂ©rieur de l’Espagne, Ă©tait basĂ© sur le principe du monopole, par lequel les colonies amĂ©ricaines n’étaient autorisĂ©es Ă  commercer qu’avec la mĂ©tropole, et sur celui de la division du travail, la mĂ©tropole ― l’Espagne ― exportant des produits manufacturĂ©s (tissus, vin, eau-de-vie
) et important en Ă©change des matiĂšres premiĂšres (mĂ©taux, sucre, tabac, cacao...). C’est ce qu’impliquait le principe de l’exclusif colonial[26].

Cependant, l’incapacitĂ© de l’économie espagnole Ă  fournir des produits manufacturĂ©s Ă  des prix compĂ©titifs et en quantitĂ©s suffisantes, Ă©tait source de problĂšmes dans les colonies, et obligeait Ă  avoir recours, dans une mesure toujours croissante, Ă  la contrebande de produits en provenance d’autres pays, surtout de Grande-Bretagne[26]. À cette situation, l’on tenta de remĂ©dier en premier lieu par la crĂ©ation de « compagnies privilĂ©giĂ©es », comme la Real Compañía Guipuzcoana de Caracas pour le Venezuela, afin d’inclure dans le commerce les rĂ©gions marginales de l’AmĂ©rique et les Philippines ; et plus particuliĂšrement par le dĂ©cret de 1778 qui mit fin au monopole de Cadix, qui avait supplantĂ© SĂ©ville en 1717, pour le commerce avec l’AmĂ©rique et permettait Ă  d’autres ports espagnols — Barcelone, Malaga, Alicante, CarthagĂšne, SĂ©ville, GijĂłn, la Corogne, Palma de Majorque, Tortosa, AlmerĂ­a et Santa Cruz de Tenerife — de commercer directement avec las Indias, encore que Cadix prĂźt toujours Ă  son compte les 2/3 du commerce colonial.

Cependant, le dĂ©cret de 1778 n’eut que des effets limitĂ©s, car les ports nouvellement autorisĂ©s continuaient, dans une large mesure, Ă  l’instar de Cadix, de jouer le rĂŽle de simples centres de rĂ©exportation de produits manufacturĂ©s fabriquĂ©s dans d’autres pays europĂ©ens, lesquels en Ă©change importaient les matiĂšres premiĂšres amĂ©ricaines et le mĂ©tal argent. D’oĂč le fait que la balance commerciale avec l’Europe Ă©tait nettement dĂ©ficitaire (on importait plus qu’on n’exportait, et la sortie de numĂ©raire permettait d’équilibrer l’échange), et qu’en outre les transactions marchandes Ă©taient dominĂ©es par des maisons de commerce Ă©trangĂšres Ă©tablies dans les ports mĂ©diterranĂ©ens et atlantiques et intĂ©ressĂ©es par le commerce avec l’AmĂ©rique[27].

La persistance des privilĂšges et des valeurs de la noblesse

Les gouvernements bourbonniens ne mirent jamais en cause les privilĂšges nobiliaires et la noblesse n’eut Ă  souffrir aucun prĂ©judice ― au contraire mĂȘme, le nombre de titres de noblesse augmenta, dans le cadre d’une politique menĂ©e par les Bourbons qui avait pour but de rĂ©compenser les sujets s’étant distinguĂ©s dans leur service Ă  la couronne, et qui en outre s’accompagnait, pour chaque titre octroyĂ©, de bonnes recettes pour les finances de l’État. Ainsi la noblesse titrĂ©e s’accrut-elle de 878 membres au long du siĂšcle, le nombre de nouveaux nobles atteignant un chiffre total de 1 323 vers l’annĂ©e 1800. Les nouveaux titres furent octroyĂ©s pour moitiĂ© sous le rĂšgne de Philippe V, qui voulut par lĂ  rĂ©compenser ceux qui l’avaient soutenu lors de la guerre de Succession d'Espagne[28].

Ce nonobstant, le nombre de nobles s’amenuisa au long du XVIIIe siĂšcle, parce que les gouvernements bourbonniens, surtout dans la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle, s’appliquĂšrent Ă  Ă©purer la noblesse des dizaines de milliers d'hidalgos vivant dans des conditions Ă©conomiques prĂ©caires trĂšs Ă©loignĂ©es de celles censĂ©ment requises par leur haut rang dans la sociĂ©tĂ©, et, de plus, ayant beaucoup perdu de leur prestige social. Ainsi que le signala l’homme des LumiĂšres Campomanes, il s’agissait de personnes qui ne rĂ©pondaient pas aux deux principes de la noblesse, savoir : l’« anciennetĂ© du lignage » et la « possession de biens ». Ainsi le nombre de nobles retomba-t-il de 722 764 en 1768, soit 7,2 % de la population, Ă  402 059 en 1797, soit 3,8 %, par suite de l’exigence de preuves plus sĂ»res et plus fiables qui Ă©tait dĂ©sormais opposĂ©e Ă  ceux prĂ©tendant possĂ©der la qualitĂ© d’hidalgo[29].

La politique menĂ©e vis-Ă -vis de la noblesse par les gouvernements les plus empreints des LumiĂšres de la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle visait par ces rĂ©formes Ă  hisser la noblesse Ă  la hauteur des temps nouveaux et Ă  la mettre en adĂ©quation avec les transformations Ă©conomiques et de mentalitĂ© alors en cours, dans le but de crĂ©er une noblesse moderne Ă  mĂȘme de contribuer Ă  l’amĂ©lioration de l’économie et de diriger la sociĂ©tĂ© au nom de « vertus nobiliaires » exemplaires. À cette fin, les gouvernements ouvrirent la noblesse Ă  ceux qui le mĂ©ritaient et apparaissaient en mesure de la rĂ©nover, tels que certains hommes riches ou certains personnages d’une valeur intellectuelle ou politique reconnue. L’homme des LumiĂšres CabarrĂșs encourageait les nobles Ă  se rendre souvent dans leurs propriĂ©tĂ©s (aussi souvent que le leur permettait le service de cour), afin qu’ainsi la noblesse pĂ»t vivifier « les provinces par leur prĂ©sence, leur consommation et leurs bĂ©nĂ©fices » et qu’elle emmenĂąt « avec [eux] les connaissances en Ă©conomie rurale et les arts de la civilisation
 LĂ -bas, quels que soient leurs titres, le respect et la gratitude leur seront rĂ©affirmĂ©s »[30]. C’est dans ce sens qu’il convient d’interprĂ©ter les mesures tendant Ă  rendre le travail compatible avec la noblesse, en particulier la CĂ©dule royale du dĂ©clarant « honnĂȘtes » les mĂ©tiers et le commerce.

La noblesse en gĂ©nĂ©ral, mais surtout sa partie la plus attachĂ©e Ă  ses privilĂšges et valeurs traditionnelles, Ă©tait l’objet de critiques et la cible de satires de la part des tenants des LumiĂšres, tels que JosĂ© Cadalso, qui s’exprima comme suit dans ses Cartas Marruecas :

« Ayant priĂ© un ami chrĂ©tien de vouloir m’expliquer ce qu’est la noblesse hĂ©rĂ©ditaire, celui-ci, aprĂšs m’avoir dit mille choses que je ne compris pas, en me montrant des estampes, qui semblaient de magie, et des figures que quelque peintre dĂ©ment avait eu le caprice de produire, et aprĂšs s’ĂȘtre moquĂ© avec moi de beaucoup de choses qu’il disait ĂȘtre fort respectables dans le monde, conclut par ces paroles, non moins entrecoupĂ©es d’éclats de rire : la noblesse hĂ©rĂ©ditaire est la vanitĂ© que je fonde en ceci que huit cents ans avant ma naissance quelqu’un est mort qui s’appelait comme je m’appelle, et qui Ă©tait un homme d’utilitĂ©, quoique moi-mĂȘme je sois inutile en tout. »

En effet, au long du XVIIIe siĂšcle, par la diffusion des idĂ©es des LumiĂšres, l’on en Ă©tait venu Ă  accorder plus de valeur au « mĂ©rite » qu’au « lignage » au moment de dĂ©terminer la position de chaque groupe ou personne dans la hiĂ©rarchie sociale. Ainsi pouvait-on lire dans la revue El Censor[31] :

« Ceux qui rendent une nation opulente, illustre et respectable ne sont pas ses hidalgos, mais ses habiles et actifs commerçants et artistes, et ses grands lettrĂ©s. Un noble sans mĂ©rite est comme un magnifique tombeau. Il a les mĂȘmes titres et armoiries : et au-dedans, cela est soit creux, soit plein de fĂ©tiditĂ©. »

La « régénération » du clergé

En raison de leur pouvoir Ă©conomique, politique et spirituel, le clergĂ© et ceux qui, Ă  cheval sur l’état laĂŻc et ecclĂ©siastique, Ă©taient Ă  son service — sacristains, acolytes, oblats, serviteurs, familiares (indicateurs) de l’Inquisition, etc. — constituaient un État dans l'État. Au milieu du XVIIIe siĂšcle, il y avait en Espagne 165 000 gens d’Église, Ă©quivalant Ă  2 % de la population, dont 67 000 appartenaient au clergĂ© sĂ©culier et 98 000 au clergĂ© rĂ©gulier. Vers la fin du siĂšcle, leur nombre avait baissĂ© Ă  148 000, malgrĂ© une augmentation du clergĂ© sĂ©culier — Ă  71 000 —, contrebalancĂ© par une rĂ©duction du clergĂ© rĂ©gulier (surtout celui fĂ©minin), qui en 1797 Ă©tait retombĂ© Ă  77 000. Cependant, en dĂ©pit de cette croissance du clergĂ© sĂ©culier en 1797, il continuait d’y avoir quelque 3000 paroisses non pourvues de curĂ©, car ne rapportant que de faibles revenus[32].

Quelques clĂ©ricaux et la plupart des reprĂ©sentants des LumiĂšres dĂ©nonçaient le dĂ©sĂ©quilibre dans la rĂ©partition du clergĂ© en Espagne, qui faisait que des paroisses se trouvaient dĂ©pourvues de prĂȘtre, pendant que les membres du clergĂ© rĂ©gulier et les titulaires d'un bĂ©nĂ©fice ecclĂ©siastique se comptaient en dizaines de milliers[33]. Ce que souligna p.ex. Cabarrus :

« J’ouvre le recensement espagnol fait en 1788 et je trouve que nous avons 17 000 paroisses et 15 000 curĂ©s, soit 2000 de moins que ce qu’il est nĂ©cessaire. Mais nous avons en revanche 47 000 titulaires de bĂ©nĂ©fice et 48 000 religieux ; de sorte que, s’il y a ainsi beaucoup de paroisses sans pasteur, on pourrait, en distribuant mieux nos prĂȘtres actuels, en avoir sept dans chacune d’elles. Il est Ă©vident, par consĂ©quent, qu’il y a un excĂšs Ă©norme et que, sans trop sonder cette plaie funeste, on peut l’attribuer Ă  la trop grande facilitĂ© avec laquelle on recrute dans les ordres religieux et aux chapellenies ou bĂ©nĂ©fices de sang [
] »

La politique rĂ©formiste concernant le clergĂ© s’attacha Ă  crĂ©er une Église soumise au pouvoir de la Monarchie dans le domaine temporel et Ă  « rĂ©gĂ©nĂ©rer » le comportement de ses membres, Ă  l’effet qu’ils accomplissent mieux leur mission pastorale et aident dans la tĂąche de rĂ©former le pays ; ainsi p.ex. Cabarrus recommanda-t-il que le clergĂ© s’intĂ©grĂąt dans les SociĂ©tĂ©s Ă©conomiques des amis du pays. L’on se proposait de cette maniĂšre de former un clergĂ© moins nombreux, correctement distribuĂ© sur le territoire, mieux prĂ©parĂ© pastoralement et vouĂ© au travail de « charge d’ñmes » et au « secours des pauvres ». Jovellanos voyait dans les membres du clergĂ© des « pĂšres et instructeurs de leurs villages ». Par suite, la sollicitude des rĂ©formistes allait prioritairement aux curĂ©s de paroisse, et leurs critiques se centraient sur le clergĂ© rĂ©gulier et sur les dĂ©tenteurs de bĂ©nĂ©fices[34].

Pourtant, les mesures prises par les gouvernements bourbonniens soucieux de « rĂ©gĂ©nĂ©rer » le clergĂ© n’eurent qu’un impact limitĂ© : en ce qui concerne le clergĂ© rĂ©gulier p.ex., un ordre du Conseil de Castille de 1762, sous le rĂšgne de Charles III, limita le nombre de religieux Ă  ceux aptes Ă  se maintenir avec dignitĂ© dans un couvent ; quant au clergĂ© sĂ©culier, l’on s’efforça d’amĂ©liorer la prĂ©paration pastorale et intellectuelle, en particulier des curĂ©s de paroisse, au moyen de la crĂ©ation de sĂ©minaires, et l’on tenta en outre d’augmenter les revenus des paroisses rurales afin qu’elles fussent occupĂ©es, toutefois avec un succĂšs relatif[35].

Les inégalités sociales dans les villes

Le maçon blessé, par Francisco de Goya.

Ce qui au XVIIIe siĂšcle Ă©tait dĂ©signĂ© par le mot « bourgeoisie » incluait, au sens large, chaque personne non noble exerçant un travail non manuel dans n’importe quel secteur d’activitĂ© — commerce, finances, manufacture, services, et aussi agriculture (les dĂ©nommĂ©s « agriculteurs riches ») —, encore qu’au sens restreint, le terme se rĂ©fĂ©rait Ă  ceux qui se vouaient au commerce ou Ă  la finance sur une grande Ă©chelle (la « bourgeoisie d’affaires »), regroupĂ©s dans les consulats de commerce. En dessous d’eux, l’on trouve les groupes intermĂ©diaires, correspondant au concept de bourgeoisie au sens large, ou celui de petite bourgeoisie, et reprĂ©sentĂ©s par les commerçants de dĂ©tail, les maĂźtres de corporation, les agriculteurs riches, les fabricants de drap, les notaires, les avocats, les chirurgiens, les hauts fonctionnaires, les professeurs, etc.[36]

Les membres de la « bourgeoisie d’affaires » Ă©taient en nombre rĂ©duit — au recensement de 1797, on en comptabilisa 6824 —, mais leur importance Ă©conomique Ă©tait incontestable. Si leur activitĂ© principale Ă©tait le nĂ©goce de gros ou le prĂȘt Ă  intĂ©rĂȘt, ils en investissaient les bĂ©nĂ©fices dans diverses affaires comme les locations urbaines, l’affermage des impĂŽts et de droits seigneuriaux, les contrats d’approvisionnement de l’armĂ©e, les assurances, les terres gĂ©nĂ©ratrices de rentes, etc.[37]

Dans les villes, le secteur Ă©conomique le plus nombreux Ă©tait constituĂ© par la population qui accomplissait la multitude de mĂ©tiers destinĂ©s Ă  pourvoir le marchĂ© local, surtout ceux du logement, du vĂȘtement et de l’alimentation. La plupart des artisans faisaient partie de corporations — une pour chaque mĂ©tier ou localitĂ© —, lesquelles surent prĂ©server durant le XVIIIe siĂšcle la majeure partie de leurs privilĂšges, nonobstant les critiques dont ils Ă©taient la cible de la part des personnalitĂ©s des LumiĂšres. Le recensement de 1797 dĂ©nombra 279 592 artisans pour toute l’Espagne, dont 220 132 Ă©taient des maĂźtres. Le dĂ©compte faisait Ă©tat, en ce qui concerne les diffĂ©rents mĂ©tiers, de 42 190 cordonniers, de 38 150 tailleurs, de 33 310 charpentiers, de 17 956 taverniers et de 12 953 ferronniers[38].

La difficile situation de la petite paysannerie et des journaliers

Les paysans constituaient une catĂ©gorie sociale trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšne englobant des groupes assez distincts entre eux, depuis les propriĂ©taires terriens aisĂ©s, qui accumulaient les terres, les achetant ou les prenant Ă  ferme, et recourant souvent au travail salariĂ© pour faire accomplir une bonne part des moissons, jusqu’aux petits paysans, qui ne dĂ©tenaient que de modestes parcelles, pour la plupart sous bail Ă  ferme, leur permettant seulement de subsister, et qui bien souvent devaient s’offrir comme journaliers. L’échelon le plus bas Ă©tait occupĂ© par les paysans sans terre ou par les journaliers, qui selon le recensement de 1797 formaient presque la moitiĂ© du paysannat, soit 805 235 sur un total de 1 824 353, et vivaient d’une part des travaux agricoles saisonniers, effectuĂ©s pour le compte des propriĂ©taires ou des seigneurs, et d’autre part des terres communales ou municipales et des terres domaniales des villages, oĂč il leur Ă©tait loisible d’amener paĂźtre leur bĂ©tail et qui parfois mĂȘme Ă©taient dĂ©coupĂ©es en parcelles aptes Ă  fournir une subsistance minimale ; cependant, il Ă©tait frĂ©quent que ces journaliers allassent, par temps difficiles, grossir les rangs des marginalisĂ©s[39].

Une bonne part de la paysannerie vivait sur des terrains seigneuriaux et devait cĂ©der au seigneur une partie de la rĂ©colte ou lui payer un loyer en espĂšces. Quelques Ă©conomistes dĂ©noncĂšrent ces charges, affirmant qu’elles Ă©taient Ă  l’origine de la misĂšre des paysans dans certaines zones, telles que la vallĂ©e du rĂ­o JalĂłn[40] :

« Car la presque totalitĂ© des lieux qui la composent [la plaine du JalĂłn] sont de seigneurie, oĂč les habitants, outre la contribution accrue qu’ils payent, sont accablĂ©s par l’intolĂ©rable fardeau des treudos [fermages payables en espĂšces], qui en gĂ©nĂ©ral ne passent pas au-dessous du huitiĂšme des grains, sans compter d’autres vexations fĂ©odales et droits prohibitifs par lesquels les seigneurs mettent Ă  l’épreuve la patience du paysan et lui sucent presque toute sa substance. »

La era (1786-87), de Francisco de Goya.

La situation critique des journaliers d’Andalousie, qui vers la fin du XVIIIe siĂšcle constituaient 70 % de la population des campagnes, fut Ă©galement dĂ©noncĂ©e par plusieurs fonctionnaires du gouvernement, comme l’homme des LumiĂšres Pablo de Olavide[41] :

« Ce sont des gens qui vivent de leurs bras, sans outillage ni bĂ©tail, fort malheureux. Ils ne travaillent que lorsque l’administrateur des domaines a besoin de bras et d’aide. Ils vont presque nus, vivent du pain et du gaspacho qu’on leur donne, dorment sur le sol, Ă  cause de quoi beaucoup d’entre eux, quand viennent les pluies et le mauvais temps, meurent de faim et de froid. Je calcule que des milliers entrent Ă  SĂ©ville pour l’hiver, et que la moitiĂ© de l’annĂ©e ils sont journaliers et l’autre moitiĂ© mendiants. »

Pourtant, une politique rĂ©formiste visant Ă  amĂ©liorer la situation de la paysannerie pauvre et des journaliers Ă©tait quasiment inexistante. L’historien Roberto FernĂĄndez signale :

« En rĂ©alitĂ©, ce qui semble prĂ©occuper (et souvent Ă©tonner) les gouvernements rĂ©formistes Ă©tait l’existence d’une masse de journaliers et de petits paysans susceptible de se transformer en un foyer d’instabilitĂ© sociale et politique, en particulier dans des pĂ©riodes de difficultĂ©s ― possibilitĂ© que les Ă©vĂ©nements de la rĂ©volte contre Esquilache vinrent rĂ©affirmer en 1766. C’est dans ce contexte que doit ĂȘtre comprise la rĂ©solution sur la libertĂ© des salaires agricoles adoptĂ©e en 1767 afin que les organismes municipaux, dominĂ©s par les puissants, ne fussent pas en mesure de manipuler le barĂšme salarial des journaliers [
]. C’est ainsi Ă©galement que doivent ĂȘtre comprises les mesures successives approuvĂ©es Ă  partir de 1766 concernant la prĂ©fĂ©rence donnĂ©e aux journaliers dans la rĂ©partition des lots de terrain communal et municipal. Si au dĂ©but elles parurent avoir quelque effet dans certaines zones dĂ©terminĂ©es, Ă  partir de 1770, ce sont les laboureurs Ă  « une ou plusieurs jugĂšres » qui peu Ă  peu s’emparĂšrent des parcelles proposĂ©es Ă  la rĂ©partition [
]. L’échec de cette mesure fut le dĂ©but de la progressive prise de conscience de nombreux manouvriers andalous[42]. »

Le problÚme des marginalisés

Dans la catĂ©gorie des laissĂ©s-pour-compte pour cause Ă©conomique se retrouvaient tous les groupes et personnes vivant Ă  la limite de la subsistance et de la marginalitĂ© sociale, voire aux confins de la dĂ©linquance : les vagabonds et les mendiants, les personnes sans domicile ni occupation fixes ― dans de nombreux cas des journaliers sans travail —, qui peuplaient les faubourgs des villes ou qui allaient par les chemins en quĂȘte de travail et de nourriture, et qui souvent vivaient de l’aumĂŽne ; ou les « pauvres de solennitĂ© » — orphelins, vieillards, malades et veuves sans ressources —, forcĂ©s de faire appel Ă  la bienfaisance publique ou ecclĂ©siastique[43]. Dans le cas des vagabonds et mendiants, les mesures adoptĂ©es par les gouvernements rĂ©formistes furent de nature rĂ©pressive, ces catĂ©gories Ă©tant en effet principalement visĂ©es par les enrĂŽlements forcĂ©s ; pour ce qui est des pauvres, des orphelins ou des invalides, ils trouvaient accueil dans les asiles, les hospices et les casas de expĂłsitos (orphelinats et foyers pour enfants trouvĂ©s et abandonnĂ©s)[44].

Campement gitan sur une carte postale française du XIXe siÚcle.

Les politiques rĂ©formistes eurent Ă  faire face Ă  un autre type de marginalitĂ© encore, mais de nature ethnique : les gitans. Il s’agissait d’un groupe au mode de vie nomade, sans enracinement physique dans quelque lieu concret, vivant selon ses propres lois et coutumes, et qui, par leurs attitudes, ne cessaient de susciter la mĂ©fiance dans la population, mĂ©fiance partagĂ©e par les gouvernants. La politique mise en Ɠuvre « en fut une de rĂ©pression et de violence, tendant Ă  assujettir les gitans, Ă  les confiner sur des territoires connus, et Ă  effacer leur culture au profit de celle dominante. S’il tenait d'Ensenada, d’Aranda ou de Campomanes, l’objectif serait de mettre au pas une multitude infĂąme et nocive. Les forts d’outremer, les mines de mercure d’AlmadĂ©n et les arsenaux furent pour les gitans des lieux de destination frĂ©quents »[45].

La guerre de Succession d'Espagne Ă  peine terminĂ©e, les gitans eurent Ă  subir des mesures rĂ©pressives, telle que celle Ă©dictĂ©e en 1717 les obligeant Ă  se faire enregistrer, sous peine de 6 annĂ©es de galĂšre pour les hommes et de 100 coups de fouet pour les femmes qui s’y refuseraient, et tendant Ă  ce qu’ils abandonnent leurs occupations traditionnelles, leurs coutumes, leurs vĂȘtements et leur langue. En outre, obligation leur fut faite de s’établir dans une zone dĂ©terminĂ©e, sans pouvoir la quitter. Ces mesures furent reconduites plusieurs fois, ce qui est un indice de ce qu’elles n’étaient pas exĂ©cutĂ©es[46]. Dans l’Ordre de 1745 signĂ© par Philippe V, il Ă©tait Ă©noncĂ© :

« 
 Que tous les gitans, qui sont rĂ©sidants des villes et bourgs de l’assignation, retournent dans un dĂ©lai de quinze jours aux lieux de leur domicile ; sous peine d’ĂȘtre dĂ©clarĂ©s, passĂ© ce dĂ©lai, bandits publics, et qu’il soit licite, aprĂšs qu’ils auraient Ă©tĂ© trouvĂ©s avec des armes ou sans celles-ci en dehors des limites de leur zone de sĂ©jour, de faire feu sur eux et de leur ĂŽter la vie
 »

Plus dur encore fut l’ordre du marquis de la Ensenada de 1748, Ă©dictĂ© sous le rĂšgne de Ferdinand VI et connu sous le nom de Gran Redada (littĂ©r. Grand Coup de filet, Grande Rafle), par suite duquel entre 9 000 et 12 000 gitans furent mis en dĂ©tention. Les hommes et les enfants ĂągĂ©s de plus de sept ans furent envoyĂ©s travailler dans les mines et dans les arsenaux, tandis que les femmes et les enfants plus jeunes Ă©taient dispersĂ©s sur diffĂ©rentes localitĂ©s. Finalement, sous Charles III, par la Pragmatique de 1783, l’accĂšs Ă  tout mĂ©tier fut accordĂ© Ă  tout gitan qui fixerait son domicile en un lieu dĂ©terminĂ© et renoncerait Ă  ses coutumes dans un dĂ©lai de 90 jours. Ceux qui s’y refusaient seraient marquĂ©s au fer et passibles d’ĂȘtre exĂ©cutĂ©s en cas de rĂ©cidive. De la sorte, l’on obtint que plus de 10 000 gitans se sĂ©dentarisent, mais sans pour autant s’intĂ©grer dans le reste de la population. « À l’égal d’autres minoritĂ©s, les gitans continuĂšrent Ă  vivre dans des quartiers sĂ©parĂ©s, en maintenant leurs coutumes lorsque cela Ă©tait tolĂ©rĂ© », indiquent Rosa Capel et JosĂ© Cepeda[46].

Progression des idées des LumiÚres en Espagne

Jardin botanique royal de Madrid, une des nombreuses rĂ©alisations dues Ă  l’esprit des LumiĂšres.

Benito JerĂłnimo Feijoo, avec Ă  ses cĂŽtĂ©s le frĂšre bĂ©nĂ©dictin MartĂ­n Sarmiento, avait par ses Ɠuvres prĂ©parĂ© le terrain pour combattre les idĂ©es superstitieuses. À la cour royale elle-mĂȘme, Campomanes et d’autres proposaient des rĂ©formes Ă©conomiques propres Ă  mettre l’Espagne en adĂ©quation avec la situation nouvelle. Concomitamment Ă  ces mouvements, les universitĂ©s espagnoles se mirent Ă  imiter leur homologue sĂ©villane, que l’homme des LumiĂšres Pablo de Olavide avait entrepris de rĂ©former, et bientĂŽt l’esprit des LumiĂšres se mit Ă  parcourir toute l’Espagne Ă  travers ses universitĂ©s. L’universitĂ© de Salamanque s’opposa Ă  la rĂ©forme du gouvernement, mais en mĂȘme temps, Ă  la suite des travaux de RamĂłn de Salas y CortĂ©s, germait dans ses amphithĂ©Ăątres une renaissance de la pensĂ©e qui aboutit Ă  une contre-proposition de rĂ©forme, qui finit par ĂȘtre appliquĂ©e, quoique sans rĂ©sultats durables en raison de l’invasion française de 1808. Ce processus enclenchĂ© en 1720 fut couronnĂ© par les traductions des Ɠuvres de philosophes et penseurs français tels que Voltaire et Montesquieu, que connurent une diffusion rapide.

L’accroissement des connaissances scientifiques et techniques et leur application pratique n’étaient pas un effet du seul enseignement, mais aussi du modĂšle d’échange entre penseurs, intellectuels, religieux et scientifiques qu’étaient les Sociedades EconĂłmicas de Amigos del PaĂ­s, dont la premiĂšre fut fondĂ©e en 1774 par un groupe de nobles basques[47], et dont la plus importante Ă©tait la Real Sociedad EconĂłmica de Madrid, crĂ©Ă©e en 1775 dans la ville qui deviendra le centre et le reflet du nouveau modĂšle social. Sans distinction de classe, ces sociĂ©tĂ©s accueillaient tous les secteurs de la sociĂ©tĂ©, rĂ©unis par un dĂ©sir commun de soutenir le dĂ©veloppement Ă©conomique des rĂ©gions oĂč ces sociĂ©tĂ©s Ă©taient implantĂ©es : techniques nouvelles de culture, Ă©coles de mĂ©tiers, diffusion de la mĂ©canique et de la production. Le principal promoteur de ces sociĂ©tĂ©s et de la mise en commun des connaissances que celles-ci rĂ©alisaient Ă©tait Charles III. Ces sociĂ©tĂ©s furent les premiĂšres assemblĂ©es ouvertes et l’embryon des futures rencontres politiques. Furent mis en place par ailleurs et notamment l’AcadĂ©mie royale espagnole, la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando et l’AcadĂ©mie royale d’histoire.

L’Église et les Lumiùres

Les intellectuels espagnols des LumiĂšres avaient une vision singuliĂšre de l’Église catholique. D’un cĂŽtĂ©, ils la tenaient pour responsable de l’échec du dĂ©veloppement rationnel des nations, de l’autre, ils ne cessaient de rompre avec l’Église, tout en restant cependant en relation avec elle et en ne mettant en doute que la seule thĂ©ologie traditionnelle. Ainsi, Ă  l’autoritĂ© ecclĂ©siastique, opposaient-ils la raison et le dĂ©sir d’Ɠuvrer au bonheur des hommes. Ils exigeaient que l’Église s’en tĂźnt Ă  un rĂŽle plus austĂšre, plus intime et personnel. Cette distinction entre la sphĂšre privĂ©e et publique prĂ©figure le principe de sĂ©paration de l’Église et de l’État (ou de la Couronne).

L’Église traversait alors une pĂ©riode de remise en question de l’autoritĂ© papale, cela sous l’effet des thĂ©ories du conciliarisme, qui, en continuel dĂ©veloppement, tendaient vers l’établissement d’églises nationales indĂ©pendantes de Rome. Un groupe d’évĂȘques, improprement appelĂ©s jansĂ©nistes (bien qu’ils eussent peu Ă  voir avec les doctrines de Cornelius Jansen), dĂ©fendaient un ensemble d’idĂ©es avancĂ©es, en particulier le rĂ©galisme, lequel prĂ©voyait que le pouvoir politique des LumiĂšres nommĂąt des Ă©vĂȘques proches des idĂ©es de modernisation. Parmi eux figuraient FĂ©lix Torres Amat, Felipe BertrĂĄn (ce dernier, disciple de Mayans, fut Ă©vĂȘque de Salamanque et Inquisiteur gĂ©nĂ©ral), JosĂ© Climent et Antonio Tavira AlmazĂĄn, qui tous eurent Ă  se confronter Ă  une Église conservatrice et attachĂ©e Ă  la prĂ©Ă©minence du pape.

AprĂšs que les jĂ©suites eurent commencĂ© Ă  diffuser ce qui viendra Ă  ĂȘtre appelĂ© « une morale relĂąchĂ©e », ils se mirent Ă  dos certains secteurs ecclĂ©siastiques. L’Espagne ne resta pas Ă  l’écart de ce mouvement ; les jĂ©suites s’étaient rĂ©pandus dans les universitĂ©s et dans les centres d’enseignement principalement en Espagne, en France et au Portugal. Leur attitude critique vis-Ă -vis de la philosophie aristotĂ©licienne, la volontĂ© de tenir compte des connaissances techniques nouvelles et l’extension de leur travail Ă  toutes les classes sociales heurtaient l’Église traditionnelle ; leur fidĂ©litĂ© Ă  Rome, disait-on, n’était qu’apparente, et ne se maintenait que par la force de leur vƓu d’obĂ©dience aveugle Ă  la papautĂ©. Les conservateurs menĂšrent une persĂ©cution implacable contre les idĂ©es novatrices ― certes sans l’outil de l’Inquisition, aux mains des jansĂ©nistes ―, et l’on veilla Ă  contrĂŽler l’activitĂ© des jĂ©suites dans les missions en AmĂ©rique, oĂč ils Ă©taient suspectĂ©s de prĂ©coniser des idĂ©es libĂ©ratrices. La rĂ©volte contre Esquilache, qui fit suite Ă  la famine de 1766, mit la Couronne en Ă©chec, et celle-ci chercha Ă  incriminer les jĂ©suites comme conspirateurs des Ă©vĂ©nements. Les jĂ©suites ayant Ă©tĂ© expulsĂ©s du Portugal et de France, Charles III, appuyĂ© en cela par Felipe BertrĂĄn, y trouva une occasion unique de les expulser Ă  son tour d’Espagne en 1767 et de confisquer leurs biens.

En Espagne, l’Église catholique jouait traditionnellement un rĂŽle fondamental en politique. Durant la guerre de Succession, le clergĂ© de Castille soutint les Bourbons comme s’il se fĂ»t agi d’une croisade. En rĂ©compense, il se vit accorder de la part de la Couronne de grandes extensions de terre, placĂ©es sous la gestion des Ă©vĂȘques et des abbĂ©s qui, en tant que grands propriĂ©taires fonciers, apportaient d’importantes sommes pour le financement de l’État. Un cinquiĂšme au moins des recettes issues de l’activitĂ© agricole en Castille provenait de terres sous tutelle de l’Église. NĂ©anmoins, la Couronne tenta de dominer l’Église espagnole. Le pape ClĂ©ment XI avait soutenu les Habsbourgs, et les Bourbons ne voulaient pas lui laisser le privilĂšge d’élire les Ă©vĂȘques, raison pour laquelle ils prĂŽnĂšrent et maintinrent le rĂ©galisme dans l’Église espagnole. En 1753 fut ainsi signĂ© entre l’Église et l’État le premier concordat qui accordait Ă  la Couronne le pouvoir de dĂ©signer les Ă©vĂȘques.

La mise en Ă©vidence du rĂŽle dominant de l’État dans la rĂ©forme ecclĂ©siastique peut susciter l’impression d’une Église restant sur la dĂ©fensive et s’obstinant Ă  rĂ©sister au changement et aux idĂ©es modernes. Pourtant, beaucoup de religieuses du XVIIIe siĂšcle s’opposaient Ă , voire se rebellaient contre, l’ancienne connivence entre Église et État ; nombre de prĂȘtres et de religieuses Ă©taient hostiles Ă  cette alliance par crainte que l’État pĂ»t de la sorte acquĂ©rir un trop grand pouvoir (spirituel) et ĂȘtre tentĂ© d’altĂ©rer les idĂ©aux et croyances authentiques de l’Église catholique[48].

Les territoires d’outremer

José de Gålvez, visitador general en Nouvelle-Espagne et ultérieurement ministre des Indes.

La principale faiblesse des premiĂšres rĂ©formes entreprises par les Bourbons Ă©tait qu’elles tendaient Ă  mĂ©connaĂźtre les colonies d’outremer, dont la fonction se limitait, comme auparavant, Ă  celle de pourvoyeurs de ressources et de recettes en vue de financer les campagnes militaires en Europe et les expĂ©rimentations Ă©conomiques en Espagne pĂ©ninsulaire. Le mal-fondĂ© de cette politique fut mis en Ă©vidence lorsque l’Espagne, sous le rĂšgne de Charles III, perdit la guerre de Sept Ans face notamment Ă  la Grande-Bretagne (1756–1763), dĂ©faite qui se traduisit par la chute de La Havane et de Manille, et qui porta le roi Charles III Ă  s’aviser de l’importance stratĂ©gique des possessions espagnoles dans le nouveau monde[6].

Ainsi les conseillers de Charles III, ayant pris conscience de l’importance qu’il y avait Ă  prendre pleinement en considĂ©ration les colonies d’outremer, donnĂšrent-ils ordre de rĂ©diger des rapports plus dĂ©taillĂ©s sur ces territoires et cessĂšrent-ils de considĂ©rer l’AmĂ©rique comme un monde vouĂ© exclusivement Ă  l’activitĂ© miniĂšre dont la production Ă©tait destinĂ©e Ă  servir de source de recettes pour le trĂ©sor royal, s’employant dorĂ©navant Ă  stimuler les autres activitĂ©s productives et le commerce, Ă  amĂ©liorer le systĂšme administratif colonial et Ă  rendre l’autoritĂ© de la Couronne plus efficace dans ses dominions[6]. La vague de rĂ©formes comprenait une meilleure exploitation des ressources dans les colonies, une hausse des impĂŽts, l’ouverture de nouveaux ports (autorisĂ©s cependant Ă  ne commercer qu’avec la seule Espagne), et l’instauration de plusieurs monopoles d’État. Les rĂ©formes bourboniennes ont Ă©tĂ© qualifiĂ©es de « rĂ©volution dans le gouvernement » en raison des changements en profondeur apportĂ©s dans la structure administrative, lesquels Ă©taient conçus de sorte Ă  consolider le pouvoir de l’État espagnol, Ă  rĂ©duire le pouvoir des Ă©lites locales au profit d’administrateurs venus d’Espagne, et Ă  augmenter les recettes de la Couronne[49].

À cet Ă©gard, l’essai de JosĂ© del Campillo y CosĂ­o intitulĂ© Nuevo Sistema de gobierno econĂłmico para la AmĂ©rica (littĂ©r. Nouveau SystĂšme de gouvernement Ă©conomique pour l’AmĂ©rique), paru en 1743, fut un texte clef, qui contribua largement Ă  façonner les rĂ©formes menĂ©es en AmĂ©rique espagnole. Comparant les systĂšmes coloniaux de Grande-Bretagne et de la France avec celui de l’Espagne, il constata que les deux premiĂšres tiraient de leurs colonies des bĂ©nĂ©fices de loin supĂ©rieurs Ă  ceux que l’Espagne tirait des siennes. Il prĂ©conisa de transformer les rapports Ă©conomiques de l’Espagne avec ses territoires d’outremer en Ă©voluant vers un systĂšme plus proche du mercantilisme qui avait caractĂ©risĂ© la France de Colbert[50].

Le gros des changements en AmĂ©rique espagnole survint au cours de la seconde moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle, dans le sillage de la visita general (visite gĂ©nĂ©rale d’inspection) en Nouvelle-Espagne accomplie de 1765 Ă  1771 par l’avocat JosĂ© de GĂĄlvez, qui sera ultĂ©rieurement nommĂ© ministre des Indes. Les rĂ©formes tentĂ©es en Nouvelle-Espagne seront par la suite mises en Ɠuvre partout ailleurs en AmĂ©rique espagnole[51]. Il y avait eu certes auparavant dĂ©jĂ  une rĂ©forme sous les espĂšces de la crĂ©ation en 1717 de la vice-royautĂ© de Nouvelle-Grenade, laquelle avait Ă©tĂ© dĂ©tachĂ©e de la vice-royautĂ© du PĂ©rou afin d’en amĂ©liorer l’administration ; cette nouvelle vice-royautĂ© avait Ă©tĂ© crĂ©Ă©e initialement en 1717, puis supprimĂ©e six ans seulement aprĂšs, et enfin Ă©tablie de façon permanente en 1739, bien plus tĂŽt donc que le mouvement de rĂ©forme de la fin du XVIIIe (schĂ©matiquement, une vice-royautĂ© est un territoire gouvernĂ© par un vice-roi, haut dirigeant exerçant l’autoritĂ© dans une colonie au nom de la Couronne espagnole). Cet ajustement administratif traduisait la prise de conscience (qui remontait jusqu’au XVIe siĂšcle) de ce que pour la partie nord de l’AmĂ©rique du Sud la distance avec le PĂ©rou pouvait ĂȘtre problĂ©matique. (La nouvelle vague de rĂ©formes avait Ă©galement Ă©tĂ© prĂ©cĂ©dĂ©e dĂšs 1540 par la mise en place de la capitainerie gĂ©nĂ©rale du Guatemala[52].) En 1776, toujours dans le cadre de la rĂ©forme globale impulsĂ©e par JosĂ© de GĂĄlvez, fut crĂ©Ă©e la vice-royautĂ© du RĂ­o de la Plata, deuxiĂšme juridiction Ă  surgir par scission d’avec la vice-royautĂ© du PĂ©rou[53]. Cette mĂȘme annĂ©e, une capitainerie autonome fut Ă©galement Ă©tablie au Venezuela.

Le Palacio de MinerĂ­a Ă  Mexico. La Couronne tĂącha de rendre les mines d’argent plus productives et anoblit les magnats de l'argent. Elle crĂ©a le CollĂšge des mines et la Cour royale des mines.

Charles III engagea aussi le difficile processus de transformation du systĂšme administratif complexe hĂ©ritĂ© de la famille rĂ©gnante prĂ©cĂ©dente, les Habsbourgs. Sous son rĂšgne, il fut dĂ©cidĂ© de concentrer les affaires coloniales dans un seul ministĂšre, dotĂ© de nouvelles compĂ©tences au dĂ©triment du Conseil des Indes. Aux anciens corrĂ©gidors vint se substituer une institution d’origine française, l’intendance, dans le but de centraliser plus avant l’administration, et ce aux dĂ©pens des vice-rois, des capitaines gĂ©nĂ©raux et des gouverneurs, attendu que ces intendants en rĂ©fĂ©raient directement Ă  la Couronne et se voyaient attribuer d’amples pouvoirs en matiĂšre Ă©conomique et politique. Le systĂšme des intendances se rĂ©vĂ©la efficace dans la plupart des territoires et aboutit Ă  une hausse des recettes. Les siĂšges des intendances furent installĂ©s principalement dans de grandes villes et dans des centres miniers florissants. La quasi-totalitĂ© des nouveaux intendants Ă©taient des pĂ©ninsulaires, c’est-Ă -dire des personnes nĂ©es en Espagne (par opposition aux criollos, d’ascendance espagnole mais nĂ©s dans les colonies), ce qui eut accessoirement pour effet d’envenimer le conflit entre pĂ©ninsulaires et criollos, ces derniers souhaitant garder leurs positions acquises dans la bureaucratie locale. Ainsi, les postes dont les criollos avaient rĂ©ussi Ă  s’emparer au fil du prĂ©cĂ©dent siĂšcle et demi, sous les Habsbourgs, notamment dans les hautes cours de justice (les audiencias), en majoritĂ© grĂące Ă  la vĂ©nalitĂ© des offices, Ă©taient placĂ©s dĂ©sormais sous le contrĂŽle direct de fonctionnaires espagnols, censĂ©ment mieux qualifiĂ©s et plus dĂ©sintĂ©ressĂ©s. En 1807, seuls douze des quatre-vingt-dix-neuf juges des audiencias Ă©taient encore des criollos[54].

Sur le plan Ă©conomique, Charles III prit en 1778 le DĂ©cret de libre commerce (Decreto de libre commercio), par lequel les ports de l’AmĂ©rique espagnole Ă©taient autorisĂ©s Ă  commercer directement entre eux et avec la plupart des ports en Espagne ; aussi le commerce cessa-t-il d’ĂȘtre lĂ©galement restreint aux quatre ports coloniaux, Ă  savoir Veracruz, CarthagĂšne, Lima/Callao et Panama[55]. Des dĂ©grĂšvements d’impĂŽt furent accordĂ©s Ă  l’industrie miniĂšre de l’argent. L’industrie du tabac connut une pĂ©riode faste aprĂšs l’extension du monopole d’État. Plusieurs colonies espagnoles commencĂšrent Ă  produire une abondance de ressources, qui deviendront bientĂŽt d’une importance vitale pour certaines puissances europĂ©ennes ainsi que pour les colonies britanniques en AmĂ©rique du Nord et dans les CaraĂŻbes, nonobstant qu’une bonne part de ce commerce fĂ»t qualifiĂ©e de contrebande au motif que les marchandises Ă©taient acheminĂ©es sur des vaisseaux autres qu’espagnols. Les rois bourbons s’efforcĂšrent d’endiguer ce commerce illĂ©gal par diffĂ©rentes mesures telles que l’augmentation des tarifs douaniers, avec peu de rĂ©sultat[56].

L’AmĂ©rique espagnole ne disposait guĂšre, avant les rĂ©formes bourboniennes, de forces militaires opĂ©rationnelles, et les faibles effectifs prĂ©sents Ă©taient dispersĂ©s et sans coordination. Les Bourbons mirent sur pied une milice mieux organisĂ©e, plaçant Ă  leur tĂȘte des officiers dĂ©pĂȘchĂ©s tout droit d’Espagne[6]. Aussi la quasi-totalitĂ© des officiers supĂ©rieurs Ă©taient-ils natifs d’Espagne, les criollos devant se satisfaire des niveaux secondaires de commandement. Toutefois, ce principe fut bientĂŽt mis Ă  mal, quand des militaires locaux vinrent Ă  occuper la plupart des positions. Les milices coloniales Ă©taient en effet une source de prestige pour les criollos avides de reconnaissance sociale. La hiĂ©rarchie militaire Ă©tait du reste Ă  base raciale, et les milices se constituaient souvent selon des critĂšres de race, avec des milices pour blancs, pour noirs et pour mĂ©tis.

Les Bourbons s’appliquĂšrent aussi Ă  laĂŻciser le gouvernement, en rĂ©duisant le rĂŽle politique de l’Église sans toutefois l’effacer totalement. À l’opposĂ© des Habsbourgs, qui faisaient souvent appel Ă  des ecclĂ©siastiques pour occuper des offices politiques, les Bourbons prĂ©fĂ©raient y placer des militaires de carriĂšre. Le processus de laĂŻcisation culmina avec la suppression de la Compagnie de JĂ©sus en 1767. Les jĂ©suites formaient l’un des ordres religieux les plus riches et avaient jouĂ© un rĂŽle de premier plan dans l’Ɠuvre missionnaire accomplie dans les AmĂ©riques et aux Philippines. Comme les JĂ©suites avaient de puissants rivaux dans les autres ordres de l’Église, leur mise Ă  l’écart fut saluĂ©e avec une approbation dissimulĂ©e. ParallĂšlement, la Couronne, s’efforçant de promouvoir le clergĂ© sĂ©culier au sein de la hiĂ©rarchie catholique, inversa par lĂ  une tendance prĂ©valant depuis le dĂ©but de la pĂ©riode coloniale et consistant Ă  octroyer ces postes plutĂŽt Ă  des membres du clergĂ© rĂ©gulier. Dans l’ensemble cependant, ces changements n’eurent que peu de rĂ©percussion sur l’Église en tant que telle. Vers la fin du rĂšgne des Bourbons, Ă  la veille des indĂ©pendances, la Couronne tenta de confisquer les biens de l’Église, mais la mise en application de cette mesure se rĂ©vĂ©la malaisĂ©e[57].

Reconfiguration politico-administrative

L’ancien rĂ©gime des Habsbourgs

Au rebours d’une vision rĂ©pandue, le changement politique survenu au XVIIIe siĂšcle n’est pas l’Ɠuvre de la seule bourgeoisie, mais de cercles administratifs, Ă©conomiques et intellectuels issus de tous les secteurs de la sociĂ©tĂ© et engagĂ©s dans la construction du nouvel État espagnol contemporain. Ce changement fut certes sectoriel, mais nĂ©anmoins plus profond que ce que l’on croit gĂ©nĂ©ralement[58].

L’ordre juridique traditionnel antĂ©rieur, celui du rĂ©gime des Habsbourgs, Ă©tait dĂ©terminĂ© essentiellement par les lois de Dieu et par les privilĂšges ou lois particuliĂšres (la « privata lex ») propres aux diffĂ©rents corps politiques du royaume. À la base de cet ordre juridique et politique se trouvait l’ordre divin, instaurĂ© par le crĂ©ateur de la nature et de l’homme et, Ă  ce titre, naturel et indiscutable, et rĂ©vĂ©lĂ© sous les espĂšces du droit naturel, ainsi que par Dieu lui-mĂȘme, Ă  travers la Bible et son interprĂšte, l’Église. Cet ordre naturel des choses Ă©tait transmis par la tradition et s’incarnait dans la constitution traditionnelle, composĂ©e des droits des multiples communautĂ©s, corporations et Ă©tats que structuraient la vie en sociĂ©tĂ©, et qui Ă©taient en mĂȘme temps autant de corps politiques et sociaux dotĂ©s de leurs propres constitutions, de la capacitĂ© de s’administrer eux-mĂȘmes et de droits acquis. Le pouvoir politique Ă©tait un outil au service de cet ordre divin et corporatif, outil qui existait et se lĂ©gitimait par ceci qu’il se donnait pour devoir de maintenir l’ordre constituĂ©. Dans ce cadre, la loi royale n’était qu’une composante parmi d’autres du droit, encore que son importance devait aller croissant avec le droit positif. Cependant, au cours de l’ùre moderne, l’Espagne vit Ă©merger la notion de souverainetĂ©, de pouvoir absolu, c’est-Ă -dire de la capacitĂ© du roi Ă  modifier l’univers normatif au moyen d’actes de volontĂ© impĂ©rative ; toutefois, ces facultĂ©s du roi s’entendaient encore comme Ă©tant au service de l’ordre constituĂ©, et non contre celui-ci, et le roi en usait Ă  titre de pouvoir extraordinaire Ă  l’effet de rĂ©soudre les problĂšmes qui n’eussent pas pu ĂȘtre rĂ©solus par les moyens ordinaires[59].

Aussi la monarchie espagnole avait-elle Ă©tĂ© sous les Habsbourgs une monarchie dite « composite » (compuesta) et « de nĂ©gociation » (negociada), agrĂ©gat de corps politiques trĂšs divers et fragmentĂ©s, dotĂ©s de leur propre droit, avec un fort caractĂšre corporatif et un haut degrĂ© d’autonomie[60]. Sur le plan institutionnel, ces principes se matĂ©rialisaient sur un mode judiciaire de gouvernement, confiĂ© Ă  des magistrats, qui gouvernaient aux cĂŽtĂ©s du roi dans les conseils ou dans les tribunaux collĂ©giaux, et, en son nom, dans les chancelleries, les cours de justice (audiencias) et les corregimientos (entitĂ©s administratives territoriales) ; il s’agissait d’une forme de gouvernement oĂč juristes ou letrados (bacheliers universitaires) reprĂ©sentaient le type idĂ©al de l’agent public[61].

En ce qui concerne l’Ancien rĂ©gime en Espagne, l’on n’est habilitĂ© Ă  user du terme absolutisme qu’à la condition de se rĂ©fĂ©rer non pas Ă  la crĂ©ation du droit, mais uniquement Ă  sa mise en application ; non pas Ă  la capacitĂ© lĂ©gislative, mais au pouvoir qu’avait le roi d’imposer de façon effective ses dĂ©cisions, et ce du reste toujours avec circonspection. On se gardera donc de toute idĂ©e d’omnipotence royale, eu Ă©gard au poids du pluralisme institutionnel dans la contention des prĂ©tentions du roi et Ă  l’importance des Ă©lĂ©ments non absolutistes constitutifs du rĂ©gime de gouvernement, comme en particulier l’obligation du pacte et le recours Ă  la mĂ©diation[61].

Mise en place graduelle d’une monarchie administrative

En Espagne, tout au long du XVIIIe siĂšcle, une monarchie administrative (ou exĂ©cutive) se mit progressivement en place, en juxtaposition avec celle juridictionnelle existante, et plus d’une fois en conflit avec celle-ci. Le principal instrument de ce nouveau rĂ©gime Ă©taient les secrĂ©tariats d’État et du Cabinet (en espagnol SecretarĂ­a de Estado y del Despacho), doublĂ©s par leurs agents administratifs Ă  l’échelon du gouvernement territorial. Cette monarchie de type nouveau tendait Ă  exercer le gouvernement sans Ă©gard aux prescriptions de procĂ©dure et de fonctionnement propres Ă  la tradition juridictionnelle, ce qui se traduisit dans la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle par une dynamique clairement Ă©tatique et par ce qui a Ă©tĂ© dĂ©nommĂ© absolutisme ministĂ©riel, soit encore : le rĂ©formisme bourbonnien[62].

À partir du rĂšgne de Philippe V, le gouvernement exĂ©cutif sut s’implanter et progresser grĂące Ă  la rĂ©forme des institutions et Ă  la sĂ©lection d’un nouveau type de fonctionnaires et de gouvernants. Philippe V instaura par-dessus le traditionnel gouvernement des Conseils (Castille, d’Aragon etc.) un gouvernement ministĂ©riel s’incarnant dans les secrĂ©tariats d’État, qui au long du siĂšcle iront se transformant en le centre politico-administratif de la monarchie espagnole. Le roi choisissait personnellement les secrĂ©taires d’État, lesquels Ă©taient ses hommes de confiance, en rĂ©fĂ©raient Ă  lui en face Ă  face, lui faisaient remonter l’information sur toutes les instances de la monarchie, lui proposaient des projets, et transmettaient ses ordres en veillant qu’ils fussent bien exĂ©cutĂ©s. Ces secrĂ©taires, vĂ©ritables hommes d’État aux capacitĂ©s politiques notables, Ă©taient Ă  la tĂȘte de services spĂ©cialisĂ©s (secrĂ©tariat d’État de la Guerre, des Finances, de la GrĂące et de la Justice, de la Marine, et des Indes), lesquels, placĂ©s sous les ordres d’un secrĂ©taire, se composaient chacun d’un personnel fixe, les officiels (oficiales), qui poursuivaient des carriĂšres Ă  la façon des fonctionnaires, avec sĂ©curitĂ© de l’emploi, montĂ©e rĂ©guliĂšre sur le tableau d’avancement, et niveaux de rĂ©munĂ©ration correspondants. Le recrutement de ce personnel ressortissait directement au ministre compĂ©tent et la formation de la recrue se faisait dans une bonne mesure dans les officines mĂȘmes des secrĂ©tariats ; c’est ainsi qui seront formĂ©es, tout au long du XVIIIe siĂšcle, des collectivitĂ©s administratives mĂ©caniquement rĂ©gies par un ensemble de rĂšgles impersonnelles, aptes Ă  fonctionner par elles-mĂȘmes, avec une autonomie relative et dans la continuitĂ©. C’est au sein de ces administrations nouvelles que s’accomplira la transition d’un gouvernement personnel vers un État impersonnel[63].

Corollairement, les Conseils perdront au fil du siĂšcle une grande part de leur pouvoir, et quelques-uns mĂȘme disparaĂźtront. Le Conseil d’État (Consejo de Estado), qui avait Ă©tĂ© l’espace privilĂ©giĂ© du pouvoir de l’aristocratie autour de Charles II, fut supprimĂ©. D’autres, tel que le conseil des Finances et de la Guerre, allaient perdre certaines de leurs attributions, au profit des secrĂ©tariats respectifs. Dans le mĂȘme sens, le roi aura plus frĂ©quemment recours Ă  la voie rĂ©servĂ©e (vĂ­a reservada) pour traiter les affaires dont il ne voulait pas qu’elles passent par les Conseils, en particulier dans la seconde moitiĂ© du siĂšcle[64].

Toujours dans le mĂȘme esprit, Philippe V mit l’essentiel de l’administration territoriale sous la direction du gouvernement ministĂ©riel, la soustrayant par lĂ  Ă  la compĂ©tence antĂ©rieure du Conseil de Castille. Jusque-lĂ , les corregidores avaient Ă©tĂ© nommĂ©s par la Chambre de Castille, les audiencias Ă©taient prĂ©sidĂ©es par un magistrat, et tous devaient rendre compte au Conseil de Castille. Avec les rĂ©formes, les audiencias passaient sous la prĂ©sidence de capitaines-gĂ©nĂ©raux dĂ©signĂ©s par la voie militaire. La rĂ©forme de la perception des impĂŽts menĂ©e entre 1712 et 1714 eut pour effet de transfĂ©rer l’administration provinciale des impĂŽts vers les intendants, qui Ă©taient nommĂ©s par les secrĂ©taires d’État et qui n’en rĂ©fĂ©raient qu’à eux, et qui traitaient avec les grandes compagnies de fermiers gĂ©nĂ©raux. En outre, les intendants intervenaient comme corregidors dans les capitales de province, par quoi les principales villes se retrouvaient soustraites Ă  la juridiction des Conseils[64].

Émergence d’une nouvelle classe dirigeante

La classe politique bourbonnienne présentait un profil idéologique, social et culturel qui tranchait sur celui des élites traditionnelles de la monarchie habsbourgeoise.

Au XVIIe siĂšcle, les hautes fonctions de la monarchie Ă©taient rĂ©servĂ©es aux familles de l’aristocratie, lesquelles constituaient l’entourage du roi Ă  la Cour, commandaient les armĂ©es, reprĂ©sentaient le monarque en qualitĂ© de vice-rois, fournissaient les grands prĂ©lats, et produisaient des dynasties de magistrats. Les grands magistrats Ă©taient normalement issus des milieux nobles ou des cercles les plus notables des villes de Castille, se reproduisaient dans d’exclusifs Colegios Mayores et, par des mĂ©canismes de cooptation, accaparaient les postes dans les audiencias et les chancelleries, dans les Conseils du roi, dans la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique et dans le Saint Office. Les nominations Ă  ces hauts postes par le roi se faisaient sur proposition de la Chambre de Castille, comitĂ© siĂ©geant au sein du Conseil de Castille et composĂ© de grands magistrats et de reprĂ©sentants de la classe politique castillane, lesquels, dĂ©tenant en leurs mains le pouvoir de prĂ©sĂ©lectionner les candidats, tendaient Ă  choisir parentĂšle, amis et clients[65].

Avec Philippe V eut lieu un changement significatif dans le recrutement du personnel gouvernant, changement qui sera par la suite confirmĂ© sous Charles III. Pour gouverner plus librement, sans la traditionnelle pression de l’aristocratie et de la classe politique castillane des letrados, Philippe V eut soin d’élever dans le gouvernement de la monarchie des hommes dĂ©pourvus d’une base de pouvoir propre (c’est-Ă -dire qui n’étaient ni seigneurs de fiefs, ni membres d’une des grandes dynasties de magistrats) et donc entiĂšrement redevables au roi de leur ascension[65].

La fin de la guerre de Succession d'Espagne sera un moment particuliĂšrement propice Ă  une telle reconfiguration administrative. Une partie des Grands de Castille avait en effet ralliĂ© le camp autrichien[66], prĂ©texte pour Philippe V de les envoyer en exil et de promouvoir Ă  leur place les familles qui s’étaient tenues Ă  ses cĂŽtĂ©s durant le conflit. Fut alors Ă©levĂ© dans les hautes sphĂšres de l’administration un grand nombre de personnages non issus de la classe politique traditionnelle, en particulier une multitude d’hidalgos des provinces du nord (Pays basque et Navarre), de serviteurs Ă©trangers (français, Italiens, flamands ou irlandais) et des membres des minoritĂ©s d’Aragon qui avaient soutenu Philippe V pendant la guerre[65]. Pour ces groupes, qui allaient se distinguer comme collaborateurs du rĂ©formisme sous le signe des LumiĂšres, la principale source de revenus et de bĂ©nĂ©fices honorifiques rĂ©sidaient dans le service de l’État et dans l’économie de la Couronne. Cette noblesse collective comprenait des familles avec un large Ă©ventail de conditions socio-Ă©conomiques (majorats, nĂ©gociants, artisans, campagnards), toutes nobles assurĂ©ment, mais prĂ©sentant l’avantage de n’avoir pas de prĂ©jugĂ©s de classe sur le chapitre du travail, du commerce ou de l’industrie[67]. Des membres de ces groupes furent admis en abondance dans les nouvelles administrations, de sorte que les institutions rĂ©formĂ©es par Philippe V renfermaient une forte prĂ©sence d’hommes nouveaux[68].

Ce changement dans le recrutement des cadres administratifs s’accomplit dans une large mesure au dĂ©triment de la haute aristocratie. Celle-ci continua certes Ă  occuper des fonctions honorifiques au palais, dans une partie de l’armĂ©e et dans la diplomatie, cependant dans nombre de secteurs de l’administration royale s’était produite une forte pĂ©nĂ©tration d’hommes issus de la basse et moyenne noblesse. Les secrĂ©taires d’État et les officiers Ă©taient majoritairement issus de la petite noblesse ; de mĂȘme, les intendants et nombre de gĂ©nĂ©raux et d’officiers supĂ©rieurs de l’armĂ©e provenaient de la petite et moyenne noblesse, ou Ă©taient d’origine Ă©trangĂšre, tandis qu’à la tĂȘte de la marine se trouvaient beaucoup d’hommes originaires de la basse noblesse, surtout norteña (des provinces du nord). Les vice-royautĂ©s et capitaineries gĂ©nĂ©rales, qui jusqu’au dĂ©but du XVIIIe siĂšcle Ă©taient restĂ©es aux mains de l’aristocratie, allaient Ă©choir dĂ©sormais Ă  des militaires extraits de la petite et moyenne noblesse[67]. À l’inverse, peu nombreux seront les reprĂ©sentants de la haute aristocratie Ă  se voir encore confier des charges importantes au sein du gouvernement — ce sont notamment Carvajal, HuĂ©scar, Aranda, Infantado, FernĂĄn NĂșñez, Villahermosa ; il n’y en aura guĂšre d’autres[68].

Cette mise Ă  l’écart politique ne se fit pas sans provoquer un mĂ©contentement dans l’aristocratie, qui s’exprima par le truchement de pamphlets anonymes[68]. Pourtant, cet Ă©vincement de l’aristocratie fut un changement de fait, survenu sans qu’eussent Ă©tĂ© instaurĂ©s des principes ou une doctrine lĂ©gale propres Ă  altĂ©rer les fondements traditionnels de son hĂ©gĂ©monie ; cependant, l’aristocratie, ainsi privĂ©e de ses fonctions politiques, se trouvait replacĂ©e dans une position oĂč privilĂšges et service avaient cessĂ© d’ĂȘtre en adĂ©quation. Pour les politiques et les gens des LumiĂšres liĂ©s au gouvernement, la noblesse n’avait de sens que si elle rendait des services Ă  l’État ; du reste, il ne s’agissait pas de l’abolir, mais de mettre en place une classe dirigeante utile[69].

François Cabarrus, qui avait Ă©tĂ© secrĂ©taire aux Finances sous Charles III entre 1766 et 1785, critiqua dans son Éloge de Miguel de MĂșzquiz la noblesse improductive et exalta l’exemple des hommes vouĂ©s au bien-ĂȘtre de l’État et mettant au service de celui-ci leurs qualitĂ©s et leurs talents. Il faut se garder pourtant d’y voir une mise en cause de la noblesse en soi ou d’y percevoir une attaque de la part d’une prĂ©sumĂ©e bourgeoisie contre elle ; beaucoup de ces hommes des LumiĂšres, critiques de la noblesse, Ă©tait eux-mĂȘmes d’extraction noble, et de fait, les titres nobiliaires ne cesseront pas d’ĂȘtre en vigueur au XIXe siĂšcle. La critique, telle que formulĂ©e par les membres de la nouvelle classe politique et culturelle du rĂ©formisme bourbonien, portait sur le fait que la noblesse fondait ses prĂ©tentions Ă  maintenir son statut social sur la seule anciennetĂ© du lignage, au lieu de s’instruire et de s’efforcer d’ĂȘtre utile Ă  l’État[70].

Le texte critique le plus connu est le Discurso sobre la autoridad de los ricos hombres sobre el Rey y cĂłmo la fueron perdiendo hasta llegar al punto de opresiĂłn en que se halla hoy (littĂ©r. Discours sur l’autoritĂ© des riches hommes sur le Roi et sur la maniĂšre dont ils l’ont perdue jusqu’au point d’oppression dans laquelle elle se trouve aujourd’hui), que le jeune comte de Teba prĂ©senta en 1794 devant l’AcadĂ©mie royale espagnole d’histoire. Le comte de Teba faisait partie du cercle des LumiĂšres au sein de la haute noblesse et sa critique Ă©tait en accord avec les idĂ©es du moment Ă  propos du service que la noblesse se devait de rendre Ă  la nation. En outre, il en appelait au tribunal de l’opinion publique, faisant habilement valoir la convergence d’intĂ©rĂȘts entre aristocratie et peuple, au bĂ©nĂ©fice de ce dernier, en allĂ©guant que le pouvoir de l’antique noblesse, contrepoids Ă  la dĂ©rive absolutiste du monarque, Ă©tait la garantie la plus sĂ»re de la libertĂ© et de la justice, capable de prĂ©venir l’oppression du peuple[71].

Dans la magistrature

Les magistrats Ă©taient les agents publics par excellence de l’ancienne monarchie juridictionnelle. Traditionnellement, la magistrature et les thĂ©ologiens se formaient aux doctrines scolastiques, lesquelles enseignaient que le pouvoir royal restait subordonnĂ© Ă  un ordre juridique rĂ©gi par les lois divines et par les constitutions des corps politiques du royaume. Au XVIIIe siĂšcle, en particulier sous le rĂšgne de Charles III, la royautĂ© espagnole s’efforcera d’exercer sa tutelle sur la magistrature et la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique[72].

Il y avait des diffĂ©rences sociales et culturelles entre ceux embrassant la carriĂšre juridique et ceux s’engageant dans une trajectoire politico-administrative. Les magistrats Ă©taient issus de familles distinguĂ©es appartenant aux oligarchies urbaines, ayant une tradition de carriĂšres dans la magistrature et dans le haut clergĂ©, bĂ©nĂ©ficiant d’un solide enracinement territorial et d’une notabilitĂ© rĂ©gionale, ayant des intĂ©rĂȘts Ă©conomiques et sociaux de portĂ©e purement locale, et pratiquant entre soi des mariages croisĂ©s ; ils Ă©taient formĂ©s dans les Conseils et dans les audiencias, aprĂšs avoir suivi des Ă©tudes de droit dans les universitĂ©s, de prĂ©fĂ©rence dans les Colegios Mayores, et professaient une idĂ©ologie politique juridictionnelle et possĂ©daient une culture traditionnelle[72]. Ces magistrats arrivaient gĂ©nĂ©ralement Ă  la Cour en fin de carriĂšre, Ă  un Ăąge dĂ©jĂ  avancĂ©, autour de 50 ans, et ne s’y ancraient pas[73].

Au contraire, les agents des intendances, de l’administration des Finances ou de l’état-major de l’armĂ©e, d’extraction sociale fort diffĂ©rente de leurs prĂ©dĂ©cesseurs, Ă©taient souvent issus de familles nouvelles ou Ă©trangĂšres, dĂ©pendaient plus Ă©troitement du roi, Ă©conomiquement et socialement, avaient moins d’intĂ©rĂȘts fixes dans tel terroir d’origine et un enracinement local beaucoup moindre, partageaient une idĂ©ologie politique ministĂ©rielle et rĂ©galienne, et avaient, comme hommes neufs, une culture plus ouverte aux nouveautĂ©s et aux rĂ©formes[72]. Venus pour la plupart du monde rural et du commerce, n’ayant pas fait d’études universitaires, mais possĂ©dant une culture technique et empirique, ils avaient Ă©tĂ© Ă©levĂ©s par Philippe V au rang de cadre politique et financier. Les membres de ces secteurs fondaient leur famille Ă  la Cour et s’y enracinaient, encore qu’ils aient continuĂ© jusqu’au dĂ©but du XIXe siĂšcle Ă  emmener avec eux du terroir quelques jeunes gens de leurs parentĂšle[73].

Pour leur nomination, les Bourbons tendaient, au fur et Ă  mesure que leur pouvoir se renforçait, Ă  avoir recours au dĂ©cret exĂ©cutif au dĂ©triment de la voie consultative. Le roi choisissait directement, avec ses ministres, en faisant l’impasse sur la mĂ©diation de la Chambre de Castille. Sous le rĂšgne de Charles IV, les nominations par voie exĂ©cutive augmenteront spectaculairement[73].

Pour mettre les institutions sous sa tutelle, Charles III s’appuya en particulier sur une gĂ©nĂ©ration de juristes qui n’étaient pas passĂ©s, comme la haute magistrature, par les prestigieux Colegios Mayores ; c’étaient des hommes de confiance du roi, avocats et procureurs, praticiens du droit, pour qui primait avant tout la loi royale et la volontĂ© du monarque, Ă  qui ils Ă©taient redevables de leur Ă©lĂ©vation[74]. Les ministres absolutistes cherchaient Ă  s’attacher des conseillers dĂ©liĂ©s des doctrines juridictionnelles scolastiques, qui ne fussent pas simplement des letrados, mais des hommes expĂ©rimentĂ©s dans l’art de gouverner, des procureurs ou des juristes Ă  mĂȘme de devenir des instruments efficaces du gouvernement, avec un profil politique garantissant que la justice concourrait Ă  Ă©tendre le pouvoir de la Couronne au bĂ©nĂ©fice du bien public, et qui fussent aptes Ă  prendre en charge la gestion Ă©conomique et administrative de la nation. En outre, l’on vit aussi sous Charles IV des hommes s’élever Ă  des postes trĂšs influents dans la magistrature et dans la politique sur la base de mĂ©rites d’autres sortes, par exemple littĂ©raires, quoique toujours moyennant appuis politiques[75].

L’exemple le plus connu de ces hommes nouveaux est Campomanes, qui dirigea avec fermetĂ© le Conseil de Castille pendant trois dĂ©cennies, entre 1762 et 1791. Un autre exemple Ă©loquent est JosĂ© de GĂĄlvez, homme qui rĂ©unissait en lui zĂšle, efficacitĂ© et rĂ©compense ministĂ©rielle, et qui sut en une dizaine d’annĂ©es gravir tous les Ă©chelons jusqu’à devenir secrĂ©taire d’État des Indes[76].

Dans l’Église et l’épiscopat

Un ensemble de mesures devait permettre au roi de renforcer son pouvoir sur l’Église d’Espagne. Par le concordat de 1753, le roi obtint la compĂ©tence, qui jusque-lĂ  avait appartenu au pape, de nommer les titulaires de plusieurs dizaines de milliers de fonctions ecclĂ©siastiques, pour la plupart des postes de curĂ© de paroisse. La politique royale Ɠuvrait Ă  s’affranchir de la tutelle politique de l’Église et des anciens principes juridictionnels qui limitaient le pouvoir du roi. Les universitĂ©s, aux mains des ecclĂ©siastiques, avaient formĂ© les magistrats Ă  la culture juridictionnelle nĂ©o-scolastique, qui soumettait l’autoritĂ© du roi aux lois divines et Ă  la constitution traditionnelle du royaume. Dans le cadre de sa rĂ©forme, Charles III brisa par divers moyens l’autonomie des universitĂ©s, dĂ©finissant leurs programmes d’études, interdisant les auteurs nĂ©o-scolastiques (tels que Vitoria, Mariana, SuĂĄrez, Molina...), et affirmant la supĂ©rioritĂ© du droit royal sur la loi ecclĂ©siastique[77].

La politique de recrutement de l’épiscopat allait dans le mĂȘme sens. Charles III usa de son droit de proposition des Ă©vĂȘques pour avantager les candidats rĂ©galistes, en Ă©cartant en particulier les jĂ©suites[78], soupçonnĂ©s d’appuyer les doctrines contractuelles, contraires aux pouvoirs rĂ©galiens du souverain, et en donnant systĂ©matiquement la prĂ©fĂ©rence Ă  des ecclĂ©siastiques au profil royaliste. Il en rĂ©sulta un Ă©piscopat fidĂšle et obĂ©issant, qui de surcroĂźt avait souvent de fortes attaches personnelles, y compris de parentĂ©, avec des membres de la classe politique caroline. Beaucoup parmi eux suivront les directives de la Couronne et seront des agents rĂ©solus des projets rĂ©formistes, tĂ©moin le rĂŽle jouĂ© par les Ă©vĂȘques dans la crĂ©ation des SociĂ©tĂ©s Ă©conomiques[79]. En 1767, les jĂ©suites, principal obstacle intellectuel et Ă©ducatif au pouvoir rĂ©galien du monarque, furent expulsĂ©s par Charles III. Inversement, le roi avait soin de promouvoir par des rĂ©compenses et des pensions les intellectuels qui Ă©crivaient en faveur des pouvoirs rĂ©galiens et sur des sujets publics en relation avec l’économie, l’éducation, la morale sociale et sur d’autres questions ayant trait Ă  la politique rĂ©formiste menĂ©e par la Couronne[77].

Dans l’armĂ©e

Pour ce qui est de l’armĂ©e, il y a lieu de signaler, parmi les nombreuses rĂ©formes, deux qui se rĂ©vĂ©leront particuliĂšrement importantes pour la formation militaire et pour le recrutement des hauts gradĂ©s de l’armĂ©e et des titulaires de postes de commandement politico-militaires. Philippe V crĂ©a les Gardes royales, qui seront au fil du siĂšcle la principale pĂ©piniĂšre de gĂ©nĂ©raux pour l’armĂ©e et de vice-rois et de gouverneurs pour la mĂ©tropole et pour les Indes. De mĂȘme, les Bourbons fondĂšrent des acadĂ©mies militaires, oĂč pour la premiĂšre fois, c’était le roi qui sĂ©lectionnait et formait les cadres de son armĂ©e[77].

Dans les rangs de l’armĂ©e se trouvaient des jeunes gens aux origines gĂ©ographiques les plus diverses et issus de tous les milieux d’élite, depuis la noblesse seigneuriale jusqu’aux hidalgos du nord, mais souvent aussi provenant de familles rurales dont l’ascension Ă©tait liĂ©e au commerce. DĂ©sormais, les cadets se formaient militairement dans les institutions crĂ©Ă©es par les Bourbons, recevaient une instruction partout semblable, se faisaient Ă©gaux entre eux dans le service du roi, partageaient les mĂȘmes expĂ©riences et les mĂȘmes valeurs, paraissaient se dĂ©pouiller de leurs attributs d’origine et de lignage, s’appelant entre eux, non plus par leurs titres correspondant Ă  leur Ă©tat, mais par leur premier patronyme. Cela contrastait avec l’armĂ©e de la monarchie mĂ©diĂ©vale et des Habsbourgs, oĂč les diffĂ©rents corps de troupe se composaient chacun de gens du mĂȘme terroir et accueillaient donc des soldats partageant parler, coutumes, localismes, voire souvent des rapports de parentĂ©, d’amitiĂ© ou de voisinage[80].

Rémunérations et honneurs

La nouvelle classe dirigeante fut spĂ©cialement choyĂ©e par les monarques, et les Bourbons octroyĂšrent une profusion de titres nobiliaires Ă  leurs principaux serviteurs. Sous Charles III eut lieu une hausse gĂ©nĂ©ralisĂ©e des rĂ©munĂ©rations ministĂ©rielles. Les dĂ©corations de l’ordre de Charles III, crĂ©Ă© en 1771, furent en majoritĂ© dĂ©cernĂ©es Ă  des membres de la haute administration, et beaucoup moins aux membres de la noblesse titrĂ©e non titulaires de fonctions au service du monarque, au haut clergĂ© et aux reprĂ©sentants des oligarchies locales[81].

En outre, les monarques Ă©clairĂ©s, plus particuliĂšrement Charles III, firent en sorte qu’une part des ressources Ă©conomiques fĂ»t dĂ©tournĂ©e des Ă©lites traditionnelles du royaume et de l’Église au profit de la nouvelle classe politique et pour les besoins de leurs projets de rĂ©forme, ce que l’on put observer dans nombre de domaines ; par exemple, pour financer le projet de bienfaisance de la Couronne (activitĂ© qui jusque-lĂ  avait Ă©tĂ© entre les mains de particuliers, d’institutions ecclĂ©siastiques et des municipalitĂ©s), le roi permit en 1784 que fĂ»t soustrait jusqu’au tiers des recettes tirĂ©es des bĂ©nĂ©fices, canonicats et autres prĂ©bendes Ă  patronage royal. De mĂȘme, pour favoriser les projets Ă©ducatifs Ă©clairĂ©s, tels que la crĂ©ation du sĂ©minaire de Bergara, la Couronne remit aux nouveaux Ă©ducateurs les collĂšges et les biens des jĂ©suites expulsĂ©s[82].

Reproduction des élites, endogamie, clientélisme

La reproduction des nouvelles Ă©lites se faisait fondamentalement par le biais de relations clientĂ©listes au sein mĂȘme des institutions. Les relations personnelles de parentĂ© et d’amitiĂ©, les rapports professionnels et de clientĂ©lisme ministĂ©riel Ă©taient les mĂ©canismes par lesquels certains rĂ©seaux de serviteurs du roi se reproduisaient dans la classe dirigeante. Dans l’accession des plus jeunes Ă  l’administration royale et Ă  l’armĂ©e, un rĂŽle important Ă©tait jouĂ© par les accointances de leur parentĂšle et par leurs amitiĂ©s dans la classe politique. Dans les secrĂ©tariats, une bonne part de ceux qui y entraient Ă  14 ou 15 ans comme pages boursiers Ă©taient des proches parents du secrĂ©taire, des officiels ou de collĂšgues d’autres secrĂ©tariats, ce qui Ă  l’occasion produisait de vĂ©ritables dynasties administratives. Les mĂȘmes mĂ©canismes Ă©taient aussi en jeu dans l’institution militaire[82].

L’on ne saurait sous-Ă©valuer le facteur familial dans la politique bourbonnienne, comme l'atteste l’exemple de JosĂ© GarcĂ­a de LeĂłn y Pizarro (1770-1835), homme « sans aucune recommandation », qui dans sa jeunesse s’installa tout naturellement dans le cercle, puissant et fermĂ©, des amitiĂ©s de ses parents, que s’appliquĂšrent vivement Ă  lui trouver une situation. Par contre, de nombreux tĂ©moignages de l’autre camp font Ă©tat des difficultĂ©s Ă©prouvĂ©es par les groupes de la noblesse moins introduits dans les sphĂšres du gouvernement pour accĂ©der Ă  ces emplois[83].

Une fois le candidat Ă©tabli au sein de l’administration, les relations dĂ©cisives devenaient les liens professionnels, d’amitiĂ© et de patronage ministĂ©riel. La sĂ©curitĂ© de l’emploi, la rĂ©munĂ©ration, l’avancement par l’anciennetĂ© et la pension de retraite garantissaient une longue existence dans l’administration, et par lĂ  quantitĂ© d’occasions de favoriser l’accession Ă  la fonction publique de jeunes gens issus de sa propre parentĂšle ou de fils d’amis, ce qui Ă©tait Ă  la base ensuite d’un intense Ă©change de faveurs et de recommandations entre administrateurs. Ce systĂšme contribuait Ă  entretenir et Ă  reproduire dans l’administration certains rĂ©seaux sociaux sur plusieurs gĂ©nĂ©rations[84].

Les enfants et les jeunes gens de ces milieux se rencontraient dans les lieux de recrutement et d’enseignement que patronnaient les Bourbons en vue de la formation de leurs cadres. Ces lieux Ă©taient principalement les sĂ©minaires de nobles de Madrid (Ă  partir de 1725) et de Bergara (Ă  partir de 1776), les acadĂ©mies militaires, les Gardes royales et les officines des secrĂ©tariats d’État, dans lesquelles les plus jeunes s’initiaient Ă  la pratique ministĂ©rielle sous la surveillance de fonctionnaires chevronnĂ©s et des secrĂ©taires. Dans lesdites institutions, les futurs dirigeants du gouvernement ministĂ©riel ou militaire recevaient une instruction particuliĂšre, plus technique et scientifique, en mĂȘme temps que leur Ă©taient enseignĂ©s certains principes politiques, instruction se distinguant nettement de celle destinĂ©e aux letrados dans les universitĂ©s[85].

Le taux d’intermariage Ă©tait trĂšs Ă©levĂ© dans ces groupes et a Ă©tĂ© estimĂ© Ă  73,7 % des alliances nuptiales chez les fonctionnaires et personnalitĂ©s politiques de Madrid entre 1750 et 1850. Ils partageaient d’autre part les mĂȘmes affinitĂ©s intellectuelles et prenaient part activement aux cercles de sociabilitĂ© des LumiĂšres de la seconde moitiĂ© du siĂšcle, tels que les clubs politiques, les acadĂ©mies royales et les sociĂ©tĂ©s Ă©conomiques[86].

Quant aux agents en poste dans les territoires, leur recrutement Ă©tait conditionnĂ© par la nĂ©cessitĂ© pour le roi de pouvoir compter avec certitude sur des agents locaux d’une obĂ©issance et d’une disponibilitĂ© absolues, dotĂ©s des capacitĂ©s nĂ©cessaires Ă  affronter l’inĂ©vitable rĂ©sistance des tenants de l’ordre corporatif ancien, accoutumĂ©s aux pratiques contractuelles de l’antique culture juridictionnelle. La rĂ©ussite dans les missions difficiles s’accompagnait de promotions et d’ascensions, dĂ©sobĂ©ir en revanche comportait la menace de tout perdre, pour les agents mais aussi pour leur famille, ainsi que purent le vĂ©rifier amĂšrement les frĂšres Armona en 1764. Les intendants en particulier Ă©taient des agents dĂ©cisifs de l’absolutisme ministĂ©riel et de la politique rĂ©formiste dans les territoires de la monarchie, d’abord et en premier lieu dans ceux de la PĂ©ninsule, plus que dans les Indes[60].

Idéologie et valeurs de la nouvelle élite

Dans leurs mĂ©moires et Ă©crits, les fonctionnaires des LumiĂšres mettaient continuellement en avant un ensemble de valeurs qu’ils paraissent avoir en commun : le mĂ©rite individuel, l’acquisition de capacitĂ©s par l’instruction et l’étude, et le dĂ©vouement au service de l’État et Ă  la poursuite du bien public. L’on trouve ces mĂȘmes valeurs non seulement dans les documents rĂ©digĂ©s pour publication, mais Ă©galement dans leurs manuscrits personnels non destinĂ©s Ă  ĂȘtre dĂ©voilĂ©s au public, comme p. ex. dans les souvenirs de JosĂ© GarcĂ­a de LeĂłn y Pizarro, ou dans les Noticias rĂ©digĂ©es par Armona pour enseigner lesdites valeurs Ă  ses fils, c’est-Ă -dire « la part d’honneur, de zĂšle et de dĂ©sintĂ©ressement avec laquelle vous devez servir le roi et la patrie » ; le mĂȘme Armona professait d’ailleurs une mĂȘme ferveur envers Campomanes, eu Ă©gard Ă  son « activitĂ© infatigable », Ă  la « multitude de ses expĂ©dients » et de ses « Ă©crits fiscaux », Ă  ses « ouvrages publics, pleins de sagesse, d’érudition, d’amour au Roi et Ă  la patrie, de recherches profondes, raffinĂ©es et toujours utiles au gouvernement »[87]. MĂșzquiz estimait l’homme qui, comme lui-mĂȘme et ses amis et collĂšgues, sert l’État, et dĂ©nigrait ceux qui Ă©tudiaient dans les universitĂ©s en y apprenant des doctrines qui, d’aprĂšs la vision commune prĂ©valant dans tous les milieux Ă©clairĂ©s, Ă©taient sans pertinence ou ridicules[88].

Domaines d’action

Au cours du XVIIIe siĂšcle, l’extension continuelle du pouvoir du roi permit d’ouvrir de nouveaux champs d’action, et le gouvernement vint donc Ă  s’occuper d’un nombre grandissant de matiĂšres, s’appuyant sur les nouveaux instruments mis en place. DĂšs le milieu du siĂšcle, la politique de stimulation (fomento) devint l’activitĂ© par excellence de l’action ministĂ©rielle, et prenait pour objet des domaines tels que l’économie, le commerce, l’industrie, l’agriculture, l’élevage, la science, l’enseignement, la politique d’assistance, l’information officielle, la politique culturelle, et la « policĂ­a » (gestion), laquelle englobait tout ce qui pouvait, par sa protection et son action en faveur du bien-ĂȘtre gĂ©nĂ©ral, contribuer au bonheur des sujets du roi, tout ceci s’accomplissant par la voie administrative du gouvernement ministĂ©riel. Les secrĂ©taires Ă©taient des hommes d’État, des personnalitĂ©s politiques capables d’initiative et Ă  mĂȘme d’élaborer des projets de rĂ©forme parfois de grande envergure. Le travail de rĂ©forme requĂ©rant des hommes spĂ©cialisĂ©s, les fonctionnaires des SecrĂ©tariats Ă©taient des techniciens avides de se renseigner sur les expĂ©riences passĂ©es, de se documenter, d’examiner les modĂšles Ă©trangers, de proposer des solutions aux problĂšmes, et de mettre en chantier leur application lĂ©gale[89].

Acquisition des savoirs, notamment en Ă©conomie

Les trajectoires de formation des fonctionnaires des secrĂ©tariats diffĂ©raient notablement de la situation antĂ©rieure. À l’issue de l’enseignement moyen et du collĂšge, les futurs agents de l’État Ă©vitaient en gĂ©nĂ©ral de passer par les universitĂ©s, et privilĂ©giaient les sĂ©minaires de nobles, les acadĂ©mies militaires ou d’autres filiĂšres de formation. Beaucoup prenaient dĂšs le jeune Ăąge du service dans les secrĂ©tariats, y dĂ©butant Ă  l’échelon infĂ©rieur, Ă  titre d’aspirant, pour apprendre progressivement le travail de l’office, puis montaient dans l’organigramme en fonction de leurs mĂ©rites. Pour eux, le bureau Ă©tait un centre d’enseignement oĂč l’on apprenait de la bouche de fonctionnaires plus expĂ©rimentĂ©s, voire du secrĂ©taire lui-mĂȘme[90]. Il y avait d’autre part dans la formation des fonctionnaires et des autres agents du gouvernement ministĂ©riel une forte composante autodidacte, conjuguĂ©e au dĂ©sir de connaĂźtre les progrĂšs et les nouveautĂ©s dont tiraient avantage les autres pays europĂ©ens[91]. Ils n’étaient pas rares ceux qui, dans le cadre de leur carriĂšre au service du roi, faisaient des sĂ©jours d’étude Ă  l’étranger ou entreprenaient un pĂ©riple Ă  travers les principaux pays europĂ©ens ou dans les territoires espagnols en AmĂ©rique. Ils s’intĂ©ressaient aux avancĂ©es scientifiques, aux amĂ©liorations Ă©conomiques et aux rĂ©formes administratives et militaires accomplies par d’autres États. Ils apprenaient aussi par la transmission personnelle de connaissances, par le passage de main Ă  main d’ouvrages et d’écrits, et au travers d’échanges Ă©pistolaires avec les savants de l’époque[92].

Les ministres et leurs fonctionnaires Ă©taient trĂšs impliquĂ©s dans le monde des LumiĂšres, jouant un rĂŽle de premier plan dans les principales institutions acadĂ©miques et scientifiques, comme les AcadĂ©mies royales et les SociĂ©tĂ©s Ă©conomiques, et faisant partie des principaux clubs de la Cour[92] - [93]. Ils entretenaient Ă©galement une forte prĂ©sence dans l’édition et dans la presse. Ils Ă©taient trĂšs engagĂ©s dans la vague de rĂ©formes, imaginant et examinant des projets en matiĂšre de dĂ©veloppement de l’enseignement, de la culture et des sciences, proposant des remĂšdes pour rĂ©soudre les problĂšmes de l’économie, des amĂ©liorations administratives, des rĂ©formes militaires, ou dans une multiplicitĂ© d’autres domaines en rapport avec leurs missions gouvernementales. Ils s’efforçaient de propager les idĂ©es nouvelles des LumiĂšres europĂ©ennes et s’adressaient Ă  l’opinion publique par le biais de la presse, et s’impliquaient trĂšs fortement dans les sociĂ©tĂ©s Ă©clairĂ©es de Madrid[92]. D’excellents exemples de cette catĂ©gorie d’individus Ă©taient JosĂ© Antonio Armona y Murga[94] et Gaspar Melchor de Jovellanos[95].

Il convient de souligner que les LumiĂšres n’étaient pas un mouvement monolithique, mais qu’il eut plusieurs versants, avec des domaines d’intĂ©rĂȘt et des rĂ©seaux diffĂ©rents, quand mĂȘme tous leurs reprĂ©sentants partageaient des idĂ©es fondamentales communes. On a eu tendance Ă  mettre en relief plus particuliĂšrement les LumiĂšres Ă©rudites, tout entiĂšres vouĂ©es Ă  la mĂ©decine, Ă  l’histoire critique, aux sciences empiriques, aux mathĂ©matiques etc. Mais il y eut dans le mĂȘme temps les LumiĂšres politiques, centrĂ©es sur l’économie politique et sur tout ce qui Ă©tait susceptible de relever de l’action de l’État ou des gouvernements provinciaux, et pouvait servir Ă  stimuler le commerce, l’industrie, l’agriculture, et Ă  dĂ©velopper les fondements sociaux de la richesse, comme l’instruction, le travail et les coutumes rĂ©glĂ©es. L’Espagne connut dans la seconde moitiĂ© du siĂšcle une forte croissance de la science Ă©conomique, grĂące Ă  une multiplication de traductions d’ouvrages Ă©trangers, s’ajoutant aux traitĂ©s d’auteurs espagnols, par des publications pĂ©riodiques, et par les mĂ©moires que s’appliquaient Ă  Ă©diter des institutions telles que les sociĂ©tĂ©s Ă©conomiques ou la Junta de Comercio[96].

Ces LumiĂšres davantage portĂ©es sur la chose politique Ă©voluaient de prĂ©fĂ©rence dans les cercles proches du gouvernement et des dĂ©cideurs Ă©conomiques. Dans le champ de l’économie politique, c’étaient p. ex. les membres des milieux politiques et commerciaux nordistes (basques et navarrais), particuliĂšrement bien connectĂ©s au rĂ©formisme bourbonnien, qui jouĂšrent un rĂŽle de pionniers dans ce domaine et en firent leur spĂ©cialitĂ©. Ces milieux Ă©taient directement liĂ©s aux rĂ©alisations du premier capitalisme d’État et furent les principaux acteurs dans les premiĂšres compagnies commerciales avec privilĂšge royal, dans les finances royales, dans les Cinco Gremios Mayores (les cinq grandes corporations : joaillerie, mercerie, soierie, draperie et droguerie) de Madrid, et dans la Banque nationale Saint-Charles (crĂ©Ă©e en 1782 par Charles III)[97] - [98]. Ces milieux ne s’intĂ©ressaient pas tant Ă  l’érudition ou aux sciences pures, qu’au dĂ©veloppement de l’économie et des « sciences utiles » pouvant contribuer aux politiques de stimulation (fomento), ceci en cohĂ©rence avec leurs activitĂ©s qui combinaient affaires commerciales et carriĂšre au service du roi. Ces personnes rĂ©digeaient des traitĂ©s et Ă©taient, qu’ils rĂ©sidassent Ă  la Cour ou bien Ă  Bilbao, Lequeitio, Cadix, SĂ©ville ou Vitoria, personnellement trĂšs liĂ©s, directement ou indirectement, Ă  l’administration ministĂ©rielle, Ă  l’armĂ©e bourbonienne et Ă  l’économie de l’État[97]. Ce n’est donc pas chose fortuite si la premiĂšre Sociedad EconĂłmica de Amigos del PaĂ­s, modĂšle de toutes celles qui suivront, vit le jour en 1765 dans les provinces basques, ni du reste qu’en 1774 la moitiĂ© des fondateurs de la Real Sociedad EconĂłmica Matritense de Amigos del PaĂ­s (16 sur 32) et ses deux premiers directeurs Ă©taient issus des mĂȘmes groupes d’administrateurs et de nĂ©gociants originaires des provinces basques et ayant pris pied Ă  la Cour de Madrid. C’est encore de ces mĂȘmes cercles que provenait une bonne partie des Ă©lites rĂ©formistes Ă©clairĂ©es en AmĂ©rique[99]. Ces nordistes Ă©taient trĂšs au fait du dĂ©veloppement Ă©conomique et culturel en Europe et des progrĂšs philosophiques et scientifiques, en particulier dans les « sciences utiles »[100].

Inerties et résistances

La volontĂ© des Bourbons d’Espagne d’imposer un gouvernement exĂ©cutif direct se heurta Ă  de fortes rĂ©sistances, spĂ©cialement en AmĂ©rique espagnole, oĂč les Ă©lites Ă©taient accoutumĂ©es Ă  l’ancienne monarchie juridictionnelle et de nĂ©gociation[101]. Dans quelques cas, les difficultĂ©s Ă©taient telles que mĂȘme les fonctionnaires les plus dĂ©vouĂ©s au roi rechignaient Ă  obĂ©ir, ainsi p. ex. Armona, qui refusa d’abord, devant l’impossibilitĂ© de la tĂąche, de prendre fonction en Nouvelle-Espagne pour y appliquer les rĂ©formes, mais finit par s’incliner sous la menace ; il mourut cependant au cours du voyage, et fut remplacĂ© par JosĂ© GĂĄlvez, plus dĂ©cidĂ©, qui, aprĂšs avoir sollicitĂ© Esquilache de lui confier la mission, la remplit avec efficacitĂ©, c’est-Ă -dire rĂ©ussit Ă  implanter en AmĂ©rique le nouveau systĂšme de gouvernement organisĂ© autour des intendants[102].

La nouvelle administration d’inspiration ministĂ©rielle permettait de consolider un gouvernement de type exĂ©cutif assumant une fonction de transformation, Ă©tendant ses compĂ©tences, se proposant de lĂ©gifĂ©rer de maniĂšre plus globale et dans des domaines d’action de plus en plus nombreux. Chez les nouveaux fonctionnaires s’était formĂ©, dans la pratique comme dans les idĂ©es, une conception politique contraire aux anciennes restrictions juridictionnelles et Ă  la jurisprudence traditionnelle, et favorable Ă  la transformation de l’État en puissance lĂ©gifĂ©rante. Les limites traditionnelles posĂ©es Ă  la souverainetĂ© du roi apparaissaient de plus en plus incompatibles avec la volontĂ© de la monarchie rĂ©formiste[103].

Le renforcement du pouvoir effectif du monarque, appuyĂ© sur une classe politique Ă©clairĂ©e, ne put cependant empĂȘcher qu’il y eĂ»t dans la pratique certaines limites et qu’il fallĂ»t pactiser avec le poids de la tradition, dont le pouvoir d’inertie Ă©tait Ă©norme. Dans la sociĂ©tĂ© espagnole, de larges secteurs de la population continuaient d’adhĂ©rer aux pratiques et coutumes traditionnelles, notamment, du cĂŽtĂ© des Ă©lites, une majoritĂ© de la noblesse seigneuriale, une bonne partie du clergĂ© et de la magistrature, et la plupart des autoritĂ©s locales et des reprĂ©sentants des corps du systĂšme corporatif[104].

Seule une partie, sans aucun doute minoritaire, de l’ancienne noblesse sut se recycler et participer activement Ă  la nouvelle configuration politique et aux projets des LumiĂšres. Il y a dans la noblesse basque et navarraise plusieurs exemples de cas oĂč le changement se produisit par une alliance matrimoniale entre une famille traditionnelle jusque-lĂ  enclavĂ©e dans son univers local, et les milieux dĂ»ment introduits dans les nouvelles dynamiques politiques et culturelles[105]. Dans le camp adverse, la plupart des ennemis de Godoy p. ex. se liguĂšrent dans le « parti aristocratique » qui, conjointement avec les ultramontains, hostiles Ă  la politique religieuse du gouvernement, organisĂšrent l’opposition politique dans la derniĂšre dĂ©cennie du XVIIIe siĂšcle et la premiĂšre du XIXe siĂšcle autour du prince Ferdinand[72].

La sociĂ©tĂ© espagnole Ă©tait donc fortement contrastĂ©e au regard de ses rĂ©actions aux rĂ©formes bourboniennes, comme l’illustre l’exemple des SociĂ©tĂ©s Ă©conomiques. La Monarchie aimait Ă  se profiler comme stimulatrice de l’économie et tenta de tisser des liens avec les acteurs Ă©conomiques et culturels du royaume grĂące Ă  la promotion de ces sociĂ©tĂ©s, et demanda Ă  partir de 1774 aux forces vives locales de prendre l’initiative, mais tout en veillant Ă  les insĂ©rer dans ses projets rĂ©formistes[106]. Dans un premier temps, les SociĂ©tĂ©s promues par la Couronne donnaient l’impression d’ĂȘtre une rĂ©ussite, vu qu’en une trentaine d’annĂ©es, 69 de ces sociĂ©tĂ©s furent crĂ©Ă©es, desquelles allaient fonctionner en moyenne une vingtaine[107]. Ce nĂ©anmoins, dix ans Ă  peine plus tard, en 1786, la plupart des SociĂ©tĂ©s Ă©taient dĂ©jĂ  pĂ©riclitantes, par suite de l’indiffĂ©rence et de l’ignorance du public et des prĂ©jugĂ©s et de la malveillance de certains groupes particuliers au sein des Ă©lites locales[108] - [109]. Nombre d’entre ces SociĂ©tĂ©s se plaignaient de la trĂšs faible collaboration, sinon de l’opposition, dont faisaient preuve les reprĂ©sentants de l’autoritĂ© civile et religieuse, tandis que les injonctions du gouvernement aux institutions juridictionnelles du royaume d’apporter appui aux Sociedades n’étaient pas suivies d’effet. Finalement, le roi en personne, qui protĂ©geait les SociĂ©tĂ©s, donna ordre, par voie du Conseil, d’enjoindre aux prĂ©lats, aux commandants gĂ©nĂ©raux et aux cours de justice du royaume de promouvoir les SociĂ©tĂ©s Ă©conomiques ; ce nonobstant, beaucoup d’entre celles-ci ne cesseront dans leurs rapports de se plaindre que les autoritĂ©s religieuses, militaires et judiciaires leur Ă©taient souvent hostiles, du reste imitĂ©es en cela par beaucoup de responsables municipaux, alcades ou regidors[108] - [110]. Toutefois, la situation Ă  cet Ă©gard Ă©tait assez contrastĂ©e, selon les rĂ©seaux sociaux dans lesquels elle s’inscrivait, la mise en marche effective des projets rĂ©formistes Ă©tant en effet tributaire de certains rĂ©seaux de relations par lesquels, de façon sĂ©lective, le gouvernement ministĂ©riel comptait se connecter avec les bases de la sociĂ©tĂ© espagnole[111].

La disparitĂ© dans l’accueil fait aux rĂ©formes ne se peuvent expliquer par une grille d’interprĂ©tation faisant intervenir les trois ordres ou les classes sociales, ni par une grille de lecture rĂ©gionale, cette diffĂ©rence idĂ©ologique pouvant en effet surgir au sein mĂȘme d’un mĂȘme Ă©tat, comme p. ex. dans celui de la noblesse, oĂč se faisaient face ceux qui participaient aux expĂ©riences du rĂ©formisme bourbonnien visant le changement politique et culturel, et ceux qui s’y refusaient. Cette divergence en matiĂšre de valeurs se manifesta en particulier dans la seconde moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle et allait opposer d’une part les familles dont les fils s’investissaient en premiĂšre ligne dans la modernitĂ© politique, Ă©conomique et culturelle du rĂ©formisme bourbonien, et d’autre part la majoritĂ© de la sociĂ©tĂ© espagnole, qui demeurait ancrĂ©e dans la vie traditionnelle de ses communautĂ©s, et qui comprenaient non seulement les familles de notables se tenant Ă  l’écart des rĂ©formes Ă©clairĂ©es et de ses expĂ©riences transformatrices, mais aussi les classes populaires. L’adoption ou non des conceptions, idĂ©es et valeurs des LumiĂšres Ă©tait fortement liĂ©e au vĂ©cu des personnes (expĂ©riences et frĂ©quentations), ces conceptions en effet se transmettant et se vĂ©hiculant Ă  l’intĂ©rieur de certains rĂ©seaux, mais tendant Ă  laisser hors champ par ailleurs les autres milieux ou suscitant chez ceux-ci le rejet, cela d’une façon diffĂ©renciĂ©e[112].

Rùgne de Philippe V (1700-1746) : construction de l’État bourbonnien

Peinture allégorique du traité d'Utrecht.

Philippe V accĂ©da au trĂŽne de la monarchie espagnole en vertu du testament de son oncle, Charles II, mais dut alors affronter la maison de Habsbourg. La Castille accepta immĂ©diatement le nouveau roi, cependant les royaumes de la couronne d'Aragon, favorables dans un premier temps, Ă©pousĂšrent bientĂŽt la cause de l’archiduc Charles. Philippe V bĂ©nĂ©ficiait de l’appui de la seule France et des Castillans eux-mĂȘmes, contre l’hostilitĂ© de tous les autres, en particulier des Aragonais, des Autrichiens, des Britanniques et des Hollandais, qui tous redoutaient que ne s’instaurĂąt en Espagne une monarchie de type absolutiste, sur le modĂšle français. La victoire fut remportĂ©e par les partisans de Philippe V, victoire consacrĂ©e par les traitĂ©s d’Utrecht en 1713 et de Rastatt en 1714, toutefois non sans pertes importantes pour la couronne espagnole en Europe. L’intronisation des Bourbons donna lieu Ă  la signature des dĂ©nommĂ©s pactes de famille avec la France, lesquels domineront toute la politique internationale espagnole au long du XVIIIe siĂšcle.

En guise de reprĂ©sailles, Philippe V abolit en 1707 les Fors d'Aragon et ceux de Valence et imposa l’ancien fors de Castilla de 1248, Ă  l’instar de la Catalogne et de Majorque. Les Cortes d'Aragon, celles de Valence et celles de Catalogne cessĂšrent tour Ă  tour d’exister, les reprĂ©sentants de leurs villes (mais non pas la noblesse et le clergĂ©) s’intĂ©grant dĂ©sormais dans les Cortes de Castille. À l’inverse, Philippe V rĂ©compensa la loyautĂ© du royaume de Navarre et des provinces basques Ă  sa cause, en maintenant leurs fors. La nouvelle rĂ©gulation fut Ă©tablie au travers des dĂ©crets dits de Nueva Planta.

La guerre de Succession d’Espagne et les dĂ©crets de Nueva Planta

Portrait de Philippe V d’Espagne par Jean Ranc (1723).

Le dĂ©nouement de la guerre de Succession d'Espagne (1701-1714) impliqua pour la monarchie espagnole l’intronisation d’une nouvelle dynastie, la maison de Bourbon, au prix de la cession de ses possessions en Italie et dans les Pays-Bas Ă  l’empereur Charles VI, en plus de Gibraltar et de Minorque, qui passĂšrent sous la souverainetĂ© du royaume de Grande-Bretagne, et de la perte de son emprise sur le commerce avec l’empire des Indes, par suite de la concession aux Britanniques du monopole de la traite des noirs (asiento) et du « vaisseau de permission », qui entamait le monopole de l’Espagne sur le commerce avec son Empire. Tout cela entraĂźna, selon les paroles de l’historien Joaquim Albareda, « la consĂ©cration politique de la dĂ©cadence espagnole ». Aussi Philippe V Ă©choua-t-il dans la mission pour laquelle il avait Ă©tĂ© choisi successeur de Charles II, Ă  savoir garder entiers les territoires de la Monarchie catholique[113].

En politique intĂ©rieure, Philippe V mit fin, pour la voie militaire, Ă  la couronne d'Aragon et abolit, au moyen des dĂ©crets de Nueva Planta de 1707 Ă  1716, les institutions et lois propres qui rĂ©gissaient les États qui la composaient (le royaume d’Aragon, le royaume de Valence, le royaume de Majorque et la principautĂ© de Catalogne) ; Ă  la couronne d’Aragon fut ainsi substituĂ© un État en partie absolutiste, centralisĂ© et uniformiste, inspirĂ© de la monarchie absolue française de Louis XIV, grand-pĂšre de Philippe V. D’autre part, les lois de la couronne de Castille furent imposĂ©es aux autres territoires, hormis le royaume de Navarre, la seigneurie de Biscaye, Guipuscoa et Álava, qui purent conserver leurs fors pour ĂȘtre restĂ©s fidĂšles Ă  Philippe V. Toutefois, le droit privĂ© d’Aragon, de Catalogne et de Majorque fut maintenu. L’on peut dĂšs lors affirmer que les grands vaincus de la guerre Ă©taient les austrophiles dĂ©fenseurs non seulement des droits de Charles l’archiduc, mais aussi de la monarchie composite ou « fĂ©dĂ©rale » de la monarchie hispanique des deux siĂšcles antĂ©rieurs[113].

Selon l’historien Ricardo GarcĂ­a CĂĄrcel, la victoire bourbonnienne dans la guerre comporta une « victoire de l’Espagne verticale sur l’Espagne horizontale des souverains autrichiens », « Espagne horizontale » devant s’entendre comme l’Espagne autrichienne, celle qui incarnait « l’Espagne fĂ©dĂ©rale, qui concevait la rĂ©alitĂ© nationale comme un agrĂ©gĂ© territorial, avec un noyau commun et s’appuyant sur le prĂ©supposĂ© d’une identitĂ© espagnole plurielle et extensive », tandis que l’« Espagne verticale » correspond Ă  l’« Espagne centralisĂ©e, articulĂ©e autour d’un axe central, lequel a toujours Ă©tĂ© la Castille, et structurĂ©e sur une Ă©pine dorsale, avec la conception d’une identitĂ© espagnole homogĂ©nĂ©isĂ©e et intensive »[114] - [note 1].

Outre l’abolition de leurs institutions et de leurs lois propres, la Nueva Planta de la monarchie entraĂźna pour les États de la couronne d’Aragon d’autres consĂ©quences importantes encore. La premiĂšre fut l’instauration de l’absolutisme, Ă  la faveur de la disparition du frein que constituait pour le pouvoir du roi le pactisme et les institutions particuliĂšres, qui furent remplacĂ©es par une administration militarisĂ©e, d’inspiration castillane, notamment le Capitaine gĂ©nĂ©ral, la Real Audiencia, les corregidores, et française, notamment les intendants, pour contrĂŽler les États qui avaient Ă©tĂ© « rebelles ». La deuxiĂšme fut la mise en route, ou l’accĂ©lĂ©ration, du processus de castillanisation de leurs habitants, ou du moins d’une partie de leurs milieux dirigeants, aprĂšs que le castillan eut Ă©tĂ© dĂ©clarĂ© langue officielle unique, ce que l’abbĂ© Miguel Antonio de la GĂĄndara exprima de la maniĂšre suivante en 1759 : « À l’unitĂ© d’un roi sont consĂ©quemment nĂ©cessaires six autres unitĂ©s : une monnaie, une loi, une mesure, une langue et une religion ». Ce processus de castillanisation cependant n’eut qu’un succĂšs relatif, plus grand dans le royaume de Valence que dans la principautĂ© de Catalogne et dans le royaume de Majorque ; sur l’üle de Minorque, sous tutelle britannique, le catalan fut maintenu comme langue officielle. Selon Joaquim Albareda, « au-delĂ  de cette pression politique, qui fit du castillan la langue officielle de l’administration, il y a lieu de relever qu’il existait un perceptible phĂ©nomĂšne de diglossie dans les couches dirigeantes (noblesse, bourgeoisie d’affaires, avocats et juristes), qui remontait au XVIe siĂšcle, phĂ©nomĂšne, comme l’a dĂ©montrĂ© Joan-LluĂ­s Marfany, de caractĂšre endogĂšne, par lequel le castillan devint le vecteur d’expression pour certains usages sociaux dĂ©terminĂ©s, en particulier dans la sphĂšre de l’écrit, par un facteur de prestige social et culturel »[115].

L’État absolu bourbonnien et ses limites

La monarchie absolue s’appuyait sur l’idĂ©e que les pouvoirs du roi Ă©taient illimitĂ©s (absolus) et que celui-ci les exerçait sans restriction d’aucune sorte. Ainsi que le dĂ©clara JosĂ© del Campillo, ministre de Philippe V[116] :

« Dans une monarchie, il n’est point nĂ©cessaire que tous dissertent longuement ni qu’ils aient de grands talents. Il suffit que le plus grand nombre sache travailler ; peu nombreux sont en effet ceux qui doivent commander, et qui sont ceux qui ont besoin de lumiĂšres trĂšs supĂ©rieures ; mais la multitude n’a besoin d’avoir que des forces corporelles et la docilitĂ© Ă  se laisser gouverner. »

Dans le processus de construction de l’État absolu et centralisĂ©, qui commença dĂšs la guerre de Succession d'Espagne, les conseillers français que Louis XIV plaça aux cĂŽtĂ©s de son petit-fils Philippe V jouĂšrent un rĂŽle de premier plan. Une Ă©tape essentielle furent les DĂ©crets de Nueva Planta, qui abrogeaient les constitutions et les institutions particuliĂšres des États de la couronne d’Aragon, encore qu’avec ces dĂ©crets l’on ne rĂ©alisa pas l’homogĂ©nĂ©isation complĂšte du territoire, les institutions et lois propres du royaume de Navarre et des provinces basques (provincias Vascongadas) continuant en effet d’avoir cours[116].

Une limitation plus importante au pouvoir absolu du roi fut la persistance des juridictions seigneuriales et ecclĂ©siastiques. Au milieu du XVIIIe siĂšcle, il y avait en Espagne quelque 30 000 seigneuries, qui englobaient la moitiĂ© de la population des campagnes, population pour laquelle le pouvoir du roi apparaissait fort lointain en regard du pouvoir immĂ©diat de son seigneur[116]. Cette situation perdura en dĂ©pit de ce que les ministres bourbonniens Ă©taient conscients de l’amenuisement du pouvoir royal qu’elle entraĂźnait, ainsi que le souligna le comte de Floridablanca dans l’InstrucciĂłn reservada a la Junta de Estado de 1787, qui fut prĂ©sentĂ©e Ă  Charles III et dans laquelle il s’exprimait au nom du roi :

« Il a Ă©tĂ© envisagĂ© en quelques occasions d’incorporer ou de rĂ©duire les juridictions seigneuriales, oĂč les juges n’ont habituellement pas les qualitĂ©s nĂ©cessaires et oĂč leur Ă©lection ne se fait pas aprĂšs examen et moyennant les connaissances qui conviennent. Quoiqu’il n’entre pas dans mon esprit de porter prĂ©judice aux privilĂšges des seigneurs de fiefs ou de les briser, cela doit ĂȘtre le grand souci des tribunaux et procureurs, et ceux-ci doivent s’efforcer d’incorporer ou de scruter toutes les juridictions soustraites Ă  mon autoritĂ© et qui, conformĂ©ment Ă  ces mĂȘmes privilĂšges et aux lois, doivent ĂȘtre restituĂ©es Ă  ma Couronne. »

Les conseillers français qui accompagnaient Philippe V considĂ©raient que le rĂ©gime polysynodial traditionnel de l’ancienne monarchie autrichienne Ă©tait obsolĂšte et qu’elle Ă©tait inefficace, en raison de ce que les dĂ©cisions tardaient Ă  ĂȘtre prises, et que ce rĂ©gime comportait en outre une restriction de l’autoritĂ© absolue du roi, Ă©tant donnĂ© que les diffĂ©rents conseils, chacun spĂ©cialisĂ© dans telle question diffĂ©rente, Ă©taient dominĂ©s par la noblesse, et plus particuliĂšrement par les Grands d’Espagne. Dans le rapport qu’il rĂ©digea en 1703 et intitulĂ© Plan pour l’administration des affaires du roi d’Espagne, le conseiller français Jean Orry affirmait que les Conseils « gouvernaient l’État [
] de telle sorte que leur intention Ă©tait en gĂ©nĂ©ral que leur Roi n’ait plus, pour parler proprement, aucune participation active dans le gouvernement, autrement qu’en leur prĂȘtant son nom »[117].

Comme alternative, ils eurent recours Ă  la « voie rĂ©servĂ©e », nommĂ©e ainsi parce que le roi se rĂ©servait de plus en plus de sujets qu’il soustrayait aux Conseils, et que par lĂ  le roi prenait les dĂ©cisions en ne tenant compte que des propositions que lui faisaient ses secrĂ©taires d’État, nommĂ©s Ă  la suite de crĂ©ation en 1621 de la charge de Secretario del Despacho Universal. Ainsi Philippe V mit-il en place dĂšs 1702 un Conseil de cabinet (Consejo de Gabinete ou de Despacho) composĂ© d’un trĂšs petit nombre de personnes qui l’assistaient par le biais du cabinet oral (despacho a boca), parmi lesquels l’ambassadeur de son grand-pĂšre Louis XIV. Ce Conseil sera subdivisĂ© en plusieurs domaines de compĂ©tence jusqu’à ce que, aprĂšs la guerre, en , il finit par ĂȘtre constituĂ© de cinq officines indĂ©pendantes avec Ă  la tĂȘte de chacune un SecrĂ©taire d’État et de cabinet, se rĂ©partissant les domaines de compĂ©tence suivants : État, Justice, Guerre, Finances, Marine et Indes[118].

Pourtant, la guerre une fois terminĂ©e et la « camarilla française » — dirigĂ©e par la princesse Marie-Anne de La TrĂ©moille et par Jean Orry, avec la collaboration de Melchor de Macanaz — une fois disparue, Philippe V n’avait pu Ă©liminer totalement l’ancien systĂšme des conseils, attendu que le Conseil de Castille gardait ses vastes attributions gouvernementales et judiciaires qui dĂ©sormais couvraient tout le royaume, et qu’en face, les SecrĂ©tariats d’État et de cabinet ne parvinrent jamais Ă  constituer un authentique gouvernement, car chacun des SecrĂ©taires d’État ― le Premier SecrĂ©tariat (le plus important), de GrĂące et de Justice, des Finances, de la Guerre, de la Marine et des Indes ― confĂ©rait sĂ©parĂ©ment avec le monarque, encore qu’il advenait qu’une mĂȘme personne cumulĂąt plus d’un secrĂ©tariat. Il faudra attendre jusqu’en 1787, sous Charles III, pour qu’enfin le comte de Floridablanca mĂźt sur pied le ComitĂ© suprĂȘme de l’État (Junta Suprema de Estado), qui rĂ©unissait les SecrĂ©taires d’État et de cabinet, mais qui n’eut cependant qu’une existence Ă©phĂ©mĂšre car supprimĂ©e cinq ans seulement plus tard par Charles IV[119].

Dans le rapport qu’il rĂ©digea en 1703, Jean Orry, en plus de mettre en cause le systĂšme de gouvernement des Conseils, abordait Ă©galement l’organisation territoriale et critiquait le fait que les corregidors Ă©taient nommĂ©s par le Conseil de Castille, ce qui avait pour consĂ©quence « qu’ils Ă©taient des crĂ©atures de celui-ci et lui obĂ©issaient, ce qui revient Ă  la mĂȘme chose qu’exclure le roi du gouvernement de son royaume ». En lieu et place de ces corregidors, il proposait de nommer des gouverneurs ou des intendants dans les provinces, lesquels « seraient directement subordonnĂ©s au Conseil royal, et recevraient les ordres du Roi par le truchement de l’inspecteur (veedor) gĂ©nĂ©ral »[120].

Cette nouvelle organisation territoriale centralisĂ©e fut appliquĂ©e en premier lieu dans la couronne d’Aragon par les DĂ©crets de Nueva Planta, puis commença Ă  se mettre en place aussi dans la couronne de Castille (Ă  l’exception des provinces basques et du royaume de Navarre), quoique lentement, le processus en effet ne produisant son plein effet que sous le rĂšgne de Charles III. Furent ainsi crĂ©Ă©es des Capitaineries gĂ©nĂ©rales, avec siĂšge Ă  Santa Cruz de Tenerife, Ă  la Corogne, dans les Asturies, Ă  Zamora, Ă  Badajoz, Ă  SĂ©ville et Ă  MĂĄlaga ; les Audiences royales Ă©taient prĂ©sidĂ©es par le Capitaine gĂ©nĂ©ral, et les deux seules Ă  ne pas l’ĂȘtre — les chancelleries de Valladolid et de Grenade — finiront elles aussi par l’ĂȘtre, aprĂšs avoir Ă©tĂ© reconverties Ă  leur tour en audiencias.

De mĂȘme, l’on tenta d’introduire en Castille la figure de l’intendant, promulguant Ă  cet effet, en 1718, une ordonnance tendant Ă  « former et Ă©tablir dans chacune des provinces du royaume une intendance [
] de justice, police, finances et guerre ». Toutefois, les Conseils surent paralyser le processus ; seules furent constituĂ©es quatre intendances « de l’ArmĂ©e », et il faudra attendre l’annĂ©e 1749 pour que fussent crĂ©Ă©es, sous Ferdinand VI, vingt-deux intendances dans la couronne de Castille. Une des premiĂšres missions des intendants placĂ©s Ă  leur tĂȘte Ă©tait de dresser le cadastre d'Ensenada, en vue d’appliquer en Castille le systĂšme fiscal de la contribution unique qui depuis la fin de la guerre Ă©tait en vigueur dans la couronne d’Aragon Ă©teinte. Les compĂ©tences des intendants s’exerçaient au dĂ©triment des corregidors, des grands alcades (alcaldes mayores, fonctionnaires de justice) et des rĂ©gisseurs (regidores) des municipalitĂ©s, l’activitĂ© des autoritĂ©s locales restant en effet dĂ©sormais limitĂ©e Ă  gĂ©rer le patrimoine municipal et Ă  assurer quelques services publics essentiels, en particulier ceux en relation avec l’approvisionnement alimentaire[121].

La Nueva Planta fiscale

Les territoires de l’ancienne couronne d’Aragon durent, aprĂšs la dĂ©faite de celle-ci dans la guerre de Succession d'Espagne, payer un impĂŽt (dĂ©nommĂ© catastro en Catalogne, equivalente Ă  Valence, contribution unique en Aragon, taille Ă  Mayorque), qui Ă©tait Ă©quivalent en taux d’imposition aux diffĂ©rentes recettes provinciales (taxes sur la consommation, incluant l’alcabala) qui Ă©taient perçues en Castille. Cet impĂŽt n’était pas le seul dont ils eurent Ă  s’acquitter dĂ©sormais, car Ă  l’Aragon fut Ă©galement Ă©tendu ce qu’en Castille l’on appelait recettes gĂ©nĂ©rales (qui Ă©taient les droits de douane) et les rentas estancadas (littĂ©r. recettes stagnĂ©es, liĂ©es au monopole d’État sur le sel, le tabac et le papier scellĂ©). Pour les Aragonais, Catalans, Mayorquins et Valenciens, l’entrĂ©e en vigueur de la dĂ©nommĂ©e Nueva Planta fiscal provoqua un changement radical, Ă©tant donnĂ© qu’à partir de la deuxiĂšme dĂ©cennie du XVIIIe siĂšcle, ce serait dorĂ©navant la Couronne qui percevrait ces impĂŽts et ce serait elle qui dĂ©ciderait Ă  quoi et oĂč les deniers ainsi recueillis devaient ĂȘtre consacrĂ©s, alors qu’auparavant, sous la monarchie des Autrichiens, ils reversaient ces recettes fiscales dans leurs propres territoires, afin de couvrir leurs propres besoins[122].

Le dispositif de la Nueva Planta fiscal fut complĂ©tĂ© par l’extension de la zone de validitĂ© des monnaies castillanes Ă  la couronne d’Aragon, bien que les monnaies particuliĂšres aient continuĂ© Ă  circuler encore sur leurs territoires respectifs, et par l’abolition des douanes intĂ©rieures (les « puertos secos », littĂ©r. ports secs) existant entre les États de la couronne d’Aragon et la couronne de Castille, afin que de cette façon, ainsi qu’il Ă©tait Ă©noncĂ© dans le dĂ©cret de portant leur suppression, « ces deux royaumes [d’Aragon et de Valence] et la principautĂ© [de Catalogne] puissent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des provinces unies Ă  la Castille, le commerce entre elles toutes pouvant courir libre et sans entrave aucune »[122]. Cependant, lorsqu’en 1717, il fut dĂ©crĂ©tĂ© que les ports secs Ă©tablis entre les provinces basques et le royaume de Navarre d’une part et la couronne de Castille d’autre part seraient transfĂ©rĂ©s au littoral ou Ă  la frontiĂšre avec la France, une rĂ©volte Ă©clata dans ces territoires, dĂ©nommĂ©e Machinada, qui fit capoter le projet[123].

Sous Ferdinand VI, le marquis de la Ensenada Ă©choua dans sa tentative de faire appliquer en Castille le systĂšme de la contribution unique, en remplacement de l’ancien systĂšme amalgamant des impĂŽts disparates que les monarques autrichiens avaient hĂ©ritĂ© (en l’élargissant) des Rois catholiques. Ce qu’Ensenada en revanche obtint fut d’augmenter les recettes fiscales en remplaçant le systĂšme d’affermage des impĂŽts par le recouvrement direct confiĂ© Ă  des fonctionnaires royaux sous la direction des intendants[124].

Par ailleurs, la rĂ©partition des dĂ©penses de l’État ne varia quasiment pas au long du XVIIIe siĂšcle : en 1778, 72 % de ces dĂ©penses Ă©taient dĂ©volus Ă  l’armĂ©e et Ă  la marine, 11 % Ă  la cour, et les 17 % restants seulement Ă©taient imputĂ©s Ă  d’autres usages (essentiellement Ă  la rĂ©munĂ©ration des fonctionnaires royaux).

RĂ©armement naval et crĂ©ation d’une armĂ©e permanente

Le secrĂ©taire d’État et du Cabinet JosĂ© Patiño, l’un des artisans du rĂ©armement naval.

En ce qui concerne la marine, il s’agissait d’augmenter sa rapiditĂ© et son efficacitĂ©. À cet effet, l’on crĂ©a les arsenaux de CarthagĂšne, Cadix et El Ferrol, en plus de celui de La Havane ; l’on s’employa Ă  perfectionner la formation des officiers de marine ; et l’on eut recours Ă  la matricule de mer pour doter les vaisseaux des Ă©quipages nĂ©cessaires. La matrĂ­cula de mar (similaire aux quintas pour l’armĂ©e) s’appuyait sur l’obligation de servir dans la marine de guerre faite Ă  tous les jeunes (les matriculĂ©s) dĂ©sireux d’exercer ensuite des mĂ©tiers en rapport avec la mer ; eux seuls pouvaient, p. ex., se faire marins-pĂȘcheurs, ce qui signifiait de fait la matriculation obligatoire pour tous les jeunes hommes des familles de pĂȘcheurs existantes.

Quant Ă  l’armĂ©e, elle connut une hausse de ses effectifs, pour atteindre quelque 100 000 hommes vers la fin du siĂšcle, aprĂšs qu’au recrutement de volontaires (dont beaucoup Ă©taient Ă©trangers : Wallons, Irlandais et Italiens) Ă©tait venu s’ajouter le systĂšme de levas et de quintas. La leva Ă©tait le mode de recrutement consistant Ă  « recueillir » les vagabonds (hommes sans occupation connue) dans les villes et Ă  les contraindre Ă  servir dans l’armĂ©e ; les quintas consistaient Ă  appeler sous les drapeaux un cinquiĂšme (d’oĂč la dĂ©nomination) des jeunes hommes aptes dans chaque district. Cependant, cette mesure devint bientĂŽt impopulaire en raison des nombreux cas de concussion et d’abus se produisant lors des tirages au sort et de l’énorme nombre de personnes bĂ©nĂ©ficiant d’exemptions ; en effet, « une trĂšs longue liste d’hommes mariĂ©s, malades, myopes, fils uniques de veuve pauvre, bergers de la Mesta, tisserands de Valence, artisans textiles, fabricants de poudre, fonctionnaires des finances, professeurs, maĂźtres, autoritĂ©s municipales, nobles et mĂȘme esclaves, restĂšrent en dehors des tirages au sort rĂ©alisĂ©s au cours du XVIIIe siĂšcle ». Ainsi l’accomplissement du « service au roi » finit « par ĂȘtre tenu pour une imposition fatale, Ă  laquelle il fallait se dĂ©rober si l’on pouvait »[125].

Politique culturelle

Sous le rĂšgne de Philippe V furent fondĂ©es trois institutions culturelles de grande importance qui allaient configurer ce que l’historien Pedro Ruiz Torres a appelĂ© « une nueva planta acadĂ©mique »[126].

La premiĂšre Ă©tait la BibliothĂšque royale, qui fut fondĂ©e en 1712 (la question de savoir si ce fut Ă  l’initiative des jĂ©suites français de l’entourage de Philippe V ou de Melchor de Macanaz est sujet Ă  controverse[127]) dans le but de procurer un lieu sĂ»r aux collections de livres de la Couronne, en particulier Ă  la bibliothĂšque de la reine mĂšre de Charles II[127], et Ă  celles qu’avait apportĂ©es de France Philippe V lui-mĂȘme et ses conseillers français, auxquelles il faut ajouter la fort riche bibliothĂšque de l’archevĂȘque de Valence, Folch de Cardona, exilĂ© austrophile[127]. La bibliothĂšque vit s’accroĂźtre notablement la quantitĂ© de ses volumes aprĂšs qu’eut Ă©tĂ© promulguĂ©e l’ordonnance royale portant obligation de dĂ©poser dans la nouvelle bibliothĂšque un exemplaire de tout livre imprimĂ© en Espagne. Furent recueillis dans cette institution, dont la responsabilitĂ© Ă©tait confiĂ©e aux confesseurs du roi, les Ɠuvres des prĂ©curseurs des LumiĂšres, des novatores espagnols, et des premiers reprĂ©sentants des LumiĂšres. C’est de la Real Biblioteca qu’émana l’initiative d’éditer le pĂ©riodique Diario de los literatos de España, dont le premier numĂ©ro parut en 1737 et qui allait publier des comptes rendus des livres et revues Ă©ditĂ©s Ă  l’intĂ©rieur et Ă  l’extĂ©rieur de l’Espagne[128]. Pourtant, les possibilitĂ©s culturelles de la BibliothĂšque royale ne seront pas pleinement exploitĂ©es et les bibliothĂ©caires nommĂ©s pendant le rĂšgne de Philippe V, Ă  l’exception de Gregorio Mayans, qui finira par dĂ©missionner au terme de six ans Ă  ce poste (1733-1739), « ne se signalĂšrent par aucune activitĂ© innovante, et, pour beaucoup d’entre eux, l’on ne connaĂźt aucun ouvrage imprimĂ© de leur main »[129]. La BibliothĂšque royale ne devint un authentique foyer culturel qu’à partir du rĂšgne de Ferdinand VI, grĂące au nouveau confesseur royal Padre RĂĄvago, et plus particuliĂšrement Ă  partir de la rĂ©forme de 1761 au dĂ©but du rĂšgne de Charles III[130].

Frontispice de la premiÚre édition de Fundación y estatutos de la Real Academia Española (1715).

La deuxiĂšme institution, l’AcadĂ©mie royale espagnole (Real Academia Española), joua un rĂŽle plus important dans la configuration du nouveau modĂšle culturel bourbonnien. Elle avait son origine dans le cercle littĂ©raire du philippiste marquis de Villena, cercle qui s’était constituĂ© de façon formelle en 1713, avec l’objectif d’éviter la corruption de la langue castillane, et qui se vit confĂ©rer l’annĂ©e suivante le titre de « royal » et l’agrĂ©ment du monarque, qui octroya Ă  ses membres le privilĂšge de « serviteurs de la Maison royale » (criados de la Casa Real), ce qui eut pour effet que « des hommes politiques, des militaires et des courtisans allaient occuper la plupart des places »[131]. Le projet le plus ambitieux que rĂ©ussit Ă  mener Ă  bien l’AcadĂ©mie fut le Diccionario de Autoridades, dont le premier tome parut en 1726 et le dernier en 1739. Le dictionnaire fut complĂ©tĂ© par la publication en 1742 d’un traitĂ© d’OrtografĂ­a, quoique beaucoup d’hommes de lettres « ne se conformassent pas aux rĂšgles Ă©dictĂ©es [
] [et] suivissent durant de nombreuses annĂ©es leur propre orthographe ». Cependant, « dans ce domaine, l’AcadĂ©mie fut inflexible, et un membre de l’AcadĂ©mie d’histoire, CerdĂĄ Rico, ne fut pas admis dans celle de la Langue pour n’avoir pas observĂ© l’orthographe imposĂ©e par la docte institution »[131]. La GramĂĄtica devra pour sa part attendre le rĂšgne de Charles III avant de voir le jour (1771)[132].

Les travaux de l’AcadĂ©mie royale espagnole, suivant le modĂšle de la l’AcadĂ©mie française, visait Ă  ce que l’uniformisme linguistique, en accord avec le nouvel État centralisĂ© bourbonnien issu des DĂ©crets de Nueva Planta, devĂźnt rĂ©alitĂ©. De la mĂȘme façon que l’on avait dotĂ© le pays de lois communes, celles de Castille — Ă  l’exception du royaume de Navarra et des provinces basques —, il fallut dĂ©sormais n’user que d’une langue unique, Ă  savoir le castillan, devenu Ă  prĂ©sent la langue espagnole. « La communautĂ© politique autour du roi, la patrie que l’on imposait aux autres patries et qui Ă©tait la seule qui, du point de vue de la cour, mĂ©ritĂąt cette dĂ©nomination, devait avoir une seule langue et cette langue devait se cultiver avec le plus grand soin pour la plus grande gloire de la patrie, et en particulier s’identifiait Ă  l’État dynastique »[133]. C’était lĂ  un programme politico-culturel qui sera largement appuyĂ© par les premiĂšres figures des LumiĂšres et par les bureaucrates rĂ©formistes. Benito Feijoo, dans le troisiĂšme tome de Teatro crĂ­tico universal, publiĂ© en 1728, avait en abomination « cette peste qu’on appelle paysannisme », l’amour de la patrie particuliĂšre, qui « est une incitation aux guerres civiles et aux rĂ©voltes contre le souverain ». Il s’agissait donc d’un modĂšle uniformiste — mĂȘmes lois, royaume unique, une seule langue — en totale opposition au modĂšle de la monarchie composite naguĂšre admise par les monarques autrichiens, qui acceptait diffĂ©rentes patries ou communautĂ©s politiques avec leurs droits et libertĂ©s respectifs[126].

Le troisiĂšme pilier de la nueva planta acadĂ©mique Ă©tait l’AcadĂ©mie royale d'Histoire, constituĂ©e officiellement en 1738 et dont les membres se voyaient eux aussi confĂ©rer le privilĂšge de « serviteurs de la maison royale ». Son origine fut, Ă  l’instar de la l’AcadĂ©mie royale espagnole, un cercle privĂ© surgi vers 1735, qui se rĂ©unissait au domicile de l’avocat JuliĂĄn de Hermosilla, et au sein duquel on ne dĂ©battait pas seulement de sujets d’histoire (raison pour laquelle elle s’appela originellement AcadĂ©mie universelle), mais qui bientĂŽt s’occupera exclusivement de l’histoire et de la gĂ©ographie de l'Espagne. Une partie de ses membres s’évertuait Ă  Ă©purer « l’histoire de l’Espagne des inventions basĂ©es sur des lĂ©gendes et des chroniques fausses », moyennant toutefois que ce travail critique restĂąt compatible avec l’histoire sainte. L’AcadĂ©mie reçut son premier appui officiel, celui du confesseur du roi, quand elle se rĂ©unit l’annĂ©e suivante dans la BibliothĂšque royale[128]. Pourtant, les premiĂšres activitĂ©s historiographiques de l’AcadĂ©mie furent peu heureuses, notamment la publication de l’España Primitiva de Francisco Xavier de la Huerta y Vega, qui se basait sur une fausse chronique du XVIIe siĂšcle, ce qui fut dĂ©noncĂ© par le bibliothĂ©caire royal, l’homme des LumiĂšres valencien Gregorio Mayans ; celui-ci subit des pressions de la part des AcadĂ©mies d’histoire et de la Langue pour lui faire changer son point de vue, et l’Ɠuvre finit nĂ©anmoins par ĂȘtre publiĂ©e[134].

La contribution de l’AcadĂ©mie royale d’histoire au modĂšle culturel uniformiste bourbonnien Ă©tait d’une portĂ©e plus grande encore que celle de l’AcadĂ©mie royale espagnole, attendu que son objectif Ă©tait de crĂ©er un « nationalisme dynastique Ă  la maniĂšre française, uniforme et centraliste, autour de la cour du monarque absolu », ce qui « ne laissait de place Ă  aucun autre type de nationalisme et qui comme tel rĂ©ussit Ă  s’imposer avec un relatif succĂšs dans l’ancienne couronne d’Aragon ». Ce nonobstant, les visions alternatives, espagnoles Ă©galement ou d’origine autrichienne, ne disparurent pas, tĂ©moin la fondation en 1729, sans soutien officiel, de l’AcadĂ©mie des belles lettres de Barcelone, hĂ©ritiĂšre de l’AcadĂ©mie de los Desconfiados (en catalan AcadĂšmia dels Desconfiats) du dĂ©but du siĂšcle ; la reconnaissance royale ne sera pas obtenue avant le rĂšgne de Ferdinand VI[135].

La politique extérieure aprÚs Utrecht-Rastatt (1714-1746)

Portrait d’Élisabeth FarnĂšse par Louis-Michel van Loo (vers 1739). Huile sur toile, 150 Ă— 110 cm, musĂ©e du Prado (Madrid).

AprĂšs la signature des traitĂ©s d’Utrecht-Rastatt, Philippe V, sa deuxiĂšme Ă©pouse Élisabeth FarnĂšse et le ministre Jules Alberoni mirent en Ɠuvre une politique extĂ©rieure agressive vis-Ă -vis de l’Italie (laquelle prĂ©tendait « rĂ©viser » ce qui avait Ă©tĂ© convenu Ă  Utrecht et s’efforçait de remettre la main sur les États italiens qui faisaient partie de la Monarchie catholique espagnole avant 1700), et assurer que les trĂŽnes des duchĂ©s de Parme, de Piacence et de Toscane Ă©chussent Ă  l’infant don Carlos, rĂ©cemment venu au monde. Ainsi la conquĂȘte espagnole de la Sardaigne eut-elle lieu en , et Ă  l’étĂ© de l’annĂ©e suivante une nouvelle expĂ©dition beaucoup plus importante s’empara du royaume de Sicile[136].

Jules Alberoni, ministre de Philippe V.

Ces conquĂȘtes dĂ©clenchĂšrent la guerre de la Quadruple-Alliance, dont Philippe V sortit vaincu par les quatre puissances garantes du statu quo issu de la paix d'Utrecht : la Grande-Bretagne, le royaume de France, l’Empire autrichien et les Provinces-Unies. Philippe V, qui limogea son ministre Jules Alberoni, se vit contraint en de signer Ă  La Haye le retrait de ses troupes de Sardaigne et de Sicile, de renoncer Ă  tout droit sur les anciens Pays-Bas espagnols, dĂ©sormais placĂ©s sous la souverainetĂ© de l’empereur Charles VI, et de rĂ©itĂ©rer sa renonciation Ă  la couronne de France. La seule concession faite en contrepartie Ă  Philippe V fut la promesse que la succession aux duchĂ©s de Parme, de Piacence et de Toscane reviendrait Ă  l’infant Charles, le premier fils qu’il avait eu avec Élisabeth FarnĂšse[137].

Pour concrĂ©tiser les accords du traitĂ© de La Haye, l’on rĂ©unit de 1721 Ă  1724 le congrĂšs de Cambrai, qui entraĂźna un nouvel Ă©chec pour Philippe V, car il ne put rĂ©aliser son grand objectif (faire passer les duchĂ©s de Parma et de Toscane Ă  son fils Charles) ni obtenir que Gibraltar revĂźnt sous la tutelle de l’Espagne, Philippe V repoussant en effet l’offre britannique de l’échanger pour une partie de Saint-Domingue ou de la Floride. Pas davantage le rapprochement qu’il avait engagĂ© avec la monarchie française n’aboutira-t-il, car celle-ci finalement se rĂ©tracta sur la question du mariage arrangĂ© entre le futur roi Louis XV et la fille de Philippe V et d’Élisabeth de FarnĂšse, l’infante Marie-Anne-Victoire d'Espagne[138]. En revanche, le mariage concertĂ© entre le prince des Asturies Louis et Louise-Élisabeth d'OrlĂ©ans, fille du duc d'OrlĂ©ans et rĂ©gente de France jusqu’à la majoritĂ© de Louis XV, fut bien cĂ©lĂ©brĂ©[139].

Johan Willem RipperdĂĄ, baron et duc de RipperdĂĄ.

Quand il fut Ă©vident que le congrĂšs de Cambrai conduirait Ă  un nouvel Ă©chec de la politique dynastique de Philippe V, Johan Willem RipperdĂĄ, noble hollandais qui Ă©tait arrivĂ© Ă  Madrid en 1715 en qualitĂ© d’ambassadeur extraordinaire des Provinces-Unies et qui aprĂšs avoir abjurĂ© le protestantisme s’était mis au service du monarque espagnol et sut gagner sa confiance, convainquit le roi et la reine de l’envoyer Ă  Vienne, s’engageant Ă  obtenir avec l’empereur Charles VI un accord propre Ă  mettre un terme Ă  la rivalitĂ© entre les deux puissances concernant la couronne d’Espagne et Ă  permettre que le prince Charles pĂ»t devenir le nouveau duc de Parme, de Piacence et de Toscane[140]. Ce que, en derniĂšre analyse, RipperdĂĄ se proposait de faire Ă©tait de dĂ©sarticuler la Quadruple Alliance par la voie d’un rapprochement entre Philippe V et Charles VI[113].

À la cour de Vienne, le rapprochement avec Philippe V Ă©tait considĂ©rĂ© avec circonspection, compte tenu de la situation critique dans laquelle se trouvait Philippe V, qui en avait abdiquĂ© en faveur de son fils Louis Ier et qui Ă  la mort de celui-ci peu de mois plus tard avait recouvrĂ© le trĂŽne grĂące Ă  l’intervention de la reine Élisabeth de FarnĂšse. L’ambassadeur impĂ©rial Ă  Madrid, Dominik von Königsegg-Rothenfels, informa Vienne de l’« imbĂ©cilitĂ© du roi, qui le rend de temps Ă  autre inapte au gouvernement ». Le dĂ©sĂ©quilibre mental de Philippe V, que certains auteurs ont assimilĂ© Ă  un trouble bipolaire, s’accompagnait d’une obsession religieuse quasi pathologique pour le salut, qu’il croyait ne pouvoir atteindre que dans un environnement de quiĂ©tude intĂ©grale[141].

Au cours de l’annĂ©e oĂč il sĂ©journa Ă  Vienne, RipperdĂĄ parvint Ă  conclure quatre accords, dont deux secrets, connus sous le nom de traitĂ© de Vienne de 1725. Par ces accords fut mis un terme dĂ©finitif Ă  la guerre de Succession d'Espagne, l’empereur Charles VI renonçant en effet Ă  ses droits sur la couronne d’Espagne et reconnaissant Philippe V comme roi d’Espagne et des Indes, en contrepartie de quoi ce dernier reconnut la souverainetĂ© de l’Empereur sur les possessions d’Italie et des Pays-Bas auparavant sous tutelle de la monarchie espagnole. En outre, Philippe V accordait l’amnistie aux austrophiles, reconnaissait les titres Ă  eux octroyĂ©s par l’archiduc Charles III, et concĂ©dait Ă  la Compagnie d'Ostende d’importants avantages commerciaux ; en Ă©change, Vienne offrait son appui Ă  Philippe V dans ses efforts de rĂ©cupĂ©rer Gibraltar et Minorque. Quant aux droits sur les duchĂ©s de Parme, Piacence et Toscane, RipperdĂĄ sut amener Charles VI Ă  accepter qu’ils passent Ă  l’infant Charles III, la branche masculine des FarnĂšse s’étant en effet Ă©teinte, quoique ces duchĂ©s ne seront en rĂ©alitĂ© jamais intĂ©grĂ©s dans la monarchie espagnole[142].

Coalitions en Europe entre 1725 et 1730. Les signataires du traitĂ© de Vienne d’ sont figurĂ©s en bleu et ceux du traitĂ© de Hanovre de en rouge. Au dĂ©but, la Prusse, en brun, s’unit Ă  l’alliance de Hanovre, mais changea ensuite de camp aprĂšs le traitĂ© de BerlĂ­n de dĂ©cembre 1728.

Lorsque le roi et la reine d’Espagne eurent appris que les monarchies de Grande-Bretagne et de France s’opposaient Ă  ce qui avait Ă©tĂ© convenu Ă  Vienne et qu’ils avaient conclu le , conjointement avec le royaume de Prusse, le traitĂ© de Hanovre, ils limogĂšrent RipperdĂĄ et l’emprisonnĂšrent en — il rĂ©ussira toutefois Ă  s’évader et fuir hors d’Espagne —, encore qu’il semble que le fait dĂ©cisif dans son Ă©viction ait Ă©tĂ© que l’empereur avait refusĂ© de donner son consentement au mariage de ses deux filles avec les infants espagnols Charles et Philippe et qu’il n’était pas disposĂ© Ă  entrer en guerre avec la Grande-Bretagne aux cĂŽtĂ©s de Philippe V pour que celui-ci pĂ»t rĂ©cupĂ©rer Gibraltar ou Minorque[143].

La Grande-Bretagne, ayant dĂ©ployĂ© sa flotte dans la MĂ©diterranĂ©e et dans l’Atlantique, captura des vaisseaux espagnols sans dĂ©claration de guerre prĂ©alable. Comme les rĂ©clamations auprĂšs du gouvernement de Londres pour ces captures perpĂ©trĂ©es par des vaisseaux britanniques, que la cour de Madrid considĂ©rait comme des pirates, ne furent suivies d’aucun effet, le nouveau groupe de conseillers ayant remplacĂ© RipperdĂ  appuya la dĂ©cision de Philippe V de s’emparer de Gibraltar. Aussi en l’ambassadeur espagnol auprĂšs de la cour de Georges Ier prĂ©senta-t-il un document dans lequel il Ă©tait Ă©noncĂ© que l’article 10 du traitĂ© d’Utrecht, qui stipulait que Gibraltar Ă©tait cĂ©dĂ© Ă  la Grande-Bretagne, Ă©tait considĂ©rĂ© comme nul et non avenu, Ă  cause du non-respect dudit traitĂ© par la Grande-Bretagne, laquelle avait occupĂ© des terres sur l’isthme, n’avait pas garanti le maintien du catholicisme et avait autorisĂ© la prĂ©sence de juifs et de musulmans. L’affaire fut portĂ©e par le premier ministre Robert Walpole devant le parlement, oĂč l’on s’engagea Ă  ce que Gibraltar ne fĂ»t jamais restituĂ© sans l’assentiment exprĂšs de sa population. Le vote final du , par lequel le parlement ratifia la souverainetĂ© britannique sur Gibraltar, entraĂźna la dĂ©claration de guerre de la part de la monarchie espagnole[144].

Le siĂšge de Gibraltar de 1727 sur une gravure contemporaine.

Le deuxiĂšme siĂšge de Gibraltar — le premier avait eu lieu en 1705 — n’aboutit pas en raison de la supĂ©rioritĂ© de la flotte britannique, qui dĂ©fendait le promontoire et sut empĂȘcher l’infanterie espagnole de se lancer Ă  l’assaut aprĂšs que l’artillerie eut prĂ©alablement pilonnĂ© les fortifications britanniques. En , un armistice fut conclu, mais jusqu’à , Philippe V, bien que subissant les pressions du roi de France, de l’empereur et du pape, qui lui enjoignaient de mettre fin au conflit avec la Grande-Bretagne et qui lui promettaient de rĂ©unir le congrĂšs de Soissons, se refusera, lors d’une phase d’exacerbation de sa maladie mentale, Ă  reconnaĂźtre par le traitĂ© d’El Pardo la validitĂ© de l’article 10 du traitĂ© d’Utrecht[145].

Le congrĂšs de Soissons ne produisit aucun rĂ©sultat, mais en revanche, les nĂ©gociations Ă  « trois bandes » entre les monarchies d’Espagne, de Grande-Bretagne et de France dĂ©bouchĂšrent sur la signature du traitĂ© de SĂ©ville du , traitĂ© par lequel Philippe V obtint enfin ce Ă  quoi lui et son Ă©pouse Élisabeth de FarnĂšse aspiraient depuis 1715, Ă  savoir que son fils aĂźnĂ©, l’infant Charles pĂ»t monter sur le trĂŽne des duchĂ©s de Parme et de Toscana, ce qui sera reconnu aussi par l’empereur Ă  l’occasion d’un autre traitĂ© signĂ© ultĂ©rieurement. Un fait frappant est l’arrivĂ©e Ă  Cadix en d’une flotte britannique se proposant d’escorter don Carlos jusqu’à sa destination[146]. La flotte espagnole qui avait emportĂ© don Carlos Ă  Naples fut mise Ă  contribution peu aprĂšs, en , pour la reconquĂȘte d’Oran, place d’Afrique du Nord qui avait Ă©tĂ© perdue par l’Espagne en 1708[147].

Tableau de Giuseppe Bonito représentant Charles VII de Naples, couronné roi par suite de la bataille de Bitonto (musée du Prado, Madrid).

L’échec de l’alliance avec l’empire d'Autriche et la signature du traitĂ© de SĂ©ville furent propices Ă  un rapprochement avec la monarchie française, rapprochement qui se concrĂ©tisa par la conclusion du dĂ©nommĂ© Premier Pacte de famille, signĂ© le 1733 par les reprĂ©sentants de Philippe V de Bourbon et de Louis XV. Le motif immĂ©diat fut l’éclatement, le mois d’auparavant, de la guerre de Succession de Pologne, oĂč la France soutenait le nouveau roi polonais Stanislas Ier Leszczynski, mariĂ© Ă  une fille de Louis XV, tandis que les empires autrichien et russe appuyaient Auguste III de Saxe dans ses prĂ©tentions au trĂŽne de Pologne. L’intervention espagnole dans la guerre se concentra sur l’Italie, et une armĂ©e espagnole, dĂ©barquĂ©e dans le duchĂ© de Parme et ayant Ă  sa tĂȘte l’infant don Carlos, conquit le royaume de Naples, qui depuis Utrecht se trouvait sous tutelle autrichienne, Ă  l’issue de quoi don Carlos fut proclamĂ© nouveau roi, avec le titre de Charles VII de Naples. Peu aprĂšs, l’ile de Sicile, autrichienne depuis 1718, Ă©tait Ă  son tour occupĂ©e par les troupes espagnoles et resta sous la souverainetĂ© du nouveau roi bourbon, les austrophiles rĂ©sidant dans ces deux royaumes allant grossir les rangs des exilĂ©s Ă  Vienne. ZenĂłn de Somodevilla, organisateur des forces navales engagĂ©es en appui de l’offensive terrestre, se vit dĂ©cerner le titre de marquis de la Ensenada[148].

La guerre de Succession de Pologne s’acheva avec la signature du traitĂ© de Vienne de entre le roi de France et l’empereur d’Autriche, auquel Philippe V se joindra en avril de l’annĂ©e suivante. Aux termes de ce traitĂ©, Auguste III devenait le nouveau roi de Pologne, pendant que, entre autres accords, l’infant Charles de Bourbon Ă©tait reconnu roi de Naples et de Sicile, alors que le duchĂ© de Toscane Ă©chut en revanche au duc de Lorraine, attendu que le duchĂ© de Lorraine Ă©tait passĂ© aux mains du dĂ©fenestrĂ© Stanislas Ier, et le duchĂ© de Parme Ă  l’empereur[149].

La paix obtenue en 1738 ne dura que peu, et les deux annĂ©es suivantes la monarchie bourbonnienne se vit impliquĂ©e dans deux nouvelles guerres, que se dĂ©roulĂšrent simultanĂ©ment. En , le roi Georges II de Grande-Bretagne dĂ©clara la guerre Ă  Philippe V Ă  la suite de conflits survenus entre navires marchands britanniques et vaisseaux de guerre espagnols dans la CaraĂŻbe et Ă  cause du litige Ă  propos de la fixation des frontiĂšres entre les deux empires coloniaux dans cette mĂȘme zone. Cette guerre fut appelĂ©e Guerra del Asiento par les Espagnols en rapport avec l’abus qu’avait fait la Grande-Bretagne des clauses du traitĂ© d’Utrecht relatives au navire de permission et Ă  l’asiento de noirs. En Grande-Bretagne, la guerre fut dĂ©nommĂ©e guerre de l'oreille de Jenkins, en rĂ©fĂ©rence au prĂ©texte invoquĂ© par les Britanniques pour la dĂ©claration de guerre, Ă  savoir l’humiliation soufferte en 1731 par le capitaine anglais Robert Jenkins, qui avait Ă©tĂ© fait prisonnier par un navire de guerre espagnol et Ă  qui, en rĂ©action Ă  ses protestations, les Espagnols avaient tranchĂ© une oreille en lui disant entre deux plaisanteries qu’il eĂ»t Ă  prĂ©senter sa rĂ©clamation devant le parlement du Royaume-Uni, chose que d’ailleurs il fit finalement en 1739[150].

La deuxiĂšme guerre, que se tĂ©lescopa avec la premiĂšre, Ă©tait la guerre de Succession d'Autriche, provoquĂ©e par le conflit qui survint aprĂšs la mort de Charles VI (l’archiduc Charles de la guerre de Succession d’Espagne) en , parce que quelques États europĂ©ens emmenĂ©s par la monarchie française et par la Prusse avaient refusĂ© de reconnaĂźtre comme son successeur sa fille Marie-ThĂ©rĂšse Ire d’Autriche et soutenaient les droits de Charles Albert de BaviĂšre, mariĂ© Ă  une fille du prĂ©dĂ©cesseur de Charles VI, son frĂšre aĂźnĂ© Joseph Ier d’Autriche. Le principal soutien que trouva Marie-ThĂ©rĂšse Ă©tait la Grande-Bretagne, en plus de la Savoie/Sardaigne. Le roi de France Louis XV cherchera pour sa part l’appui de Philippe V, ce qui donna naissance en au DeuxiĂšme Pacte de famille. Aux termes de ce pacte, Louis XV, en contrepartie de la participation de l’Espagne dans la guerre de Succession d’Autriche, s’engagea Ă  soutenir la monarchie espagnole dans sa guerre particuliĂšre contre la Grande-Bretagne, dĂ©clarant la guerre Ă  celle-ci en [151].

Philippe V mourut en 1746 en pleine guerre et son successeur Ferdinand VI, assistĂ© du marquis de la Ensenada, engagea des nĂ©gociations de paix, qui se terminĂšrent par la conclusion du traitĂ© d’Aix-la-Chapelle. Les stipulations du traitĂ© qui mit fin Ă  la guerre de Succession d’Autriche furent fondamentalement convenues par les reprĂ©sentants de Georges II de Grande-Bretagne et de Louis XV de France, et comprenaient la vieille revendication de Philippe V et de sa deuxiĂšme Ă©pouse Élisabeth de FarnĂšse : l’infant don Carlos fut confirmĂ© comme le souverain des royaumes de Naples et de Sicile, tandis que son frĂšre cadet, Philippe de Bourbon, obtenait enfin les duchĂ©s de Parme et de Plaisance[152]. De surcroĂźt, il fut mis fin Ă  la guerre de l’Asiento, en Ă©change de l’abrogation pour cinq ans de l’asiento de noirs accordĂ© aux termes du traitĂ© d’Utrecht[153].

Le rĂšgne de Ferdinand VI (1746-1759)

Le projet politique

Ferdinand VI et les ministres dont il s’entourait, en particulier le marquis de la Ensenada, secrĂ©taire des Finances, de la Guerre, de la Marine et des Indes, et JosĂ© de Carvajal y Lancaster, secrĂ©taire d’État, s’efforçaient de mettre en Ɠuvre un projet politique basĂ© sur le maintien de la neutralitĂ© de la monarchie dans les affaires europĂ©ennes — ce qui signifiait notamment mettre fin Ă  l’intervention dans les affaires italiennes, sujet de prioritĂ© sous le rĂšgne de son pĂšre Philippe V, et se concentrer sur la reconstruction intĂ©rieure, y compris la restitution de Gibraltar — et sur une maĂźtrise efficace de l’Empire des Indes, afin de rĂ©cupĂ©rer les marchĂ©s coloniaux dominĂ©s de plus en plus, lĂ©galement ou illĂ©galement, par des puissances Ă©trangĂšres, au premier rang desquelles la Grande-Bretagne[154]. Ainsi, c’était la paix qui constituait le programme de base, car, selon les paroles d’Ensenada, c’était elle le postulat essentiel[155] :

« Si l’on considĂšre l’argent prĂ©levĂ©, si l’on dĂ©nombre les vies dĂ©truites, s’il s’agit de rendre tolĂ©rables les impĂŽts, de faire prospĂ©rer le commerce, d’augmenter le nombre des manufactures et de faire en sorte que l’agriculture ne soit pas abandonnĂ©e ; si l’on pense qu’il importe de faire avancer la marine et que les trĂ©sors des Indes profitent Ă  la Couronne et que n’en jouissent pas les Ă©trangers, et enfin, que le Roi soit, comme nul n’en doute, vĂ©ritablement le pĂšre de ses vassaux. »

Le marquis de la Ensenada concrĂ©tisa ce dessein politique sous forme d’un authentique programme de gouvernement prĂ©sentĂ© au roi en 1751 sous l’intitulĂ© RepresentaciĂłn a Fernando VI. Les principaux objectifs en Ă©taient « la paix, le rĂ©tablissement du rĂŽle de l’Espagne dans le concert mondial ; obtenir la restitution de Gibraltar [possĂ©dĂ© par les Anglais Ă  l’insigne dĂ©shonneur de l’Espagne, dit-il ailleurs] ; maintenir le statu quo en Italie ; recouvrer la pleine maĂźtrise des Indes ; et prĂ©server l’amitiĂ© avec le Portugal ». À propos du premier objectif, il Ă©tait Ă©noncĂ© « 
que restent en paix les vastes dominions de V. M. pour qu’ils se peuplent et se guĂ©rissent des flĂ©aux de tant de guerres incessantes et cruelles, des infortunes et des malheurs dont ils ont souffert depuis le dĂ©cĂšs de Ferdinand le Catholique
 », mais sans pour autant perdre de vue les intĂ©rĂȘts dynastiques de la maison de Bourbon, lorsqu’il ajouta ensuite que « le principal souci de V.M. doit ĂȘtre prĂ©sentement celui de maintenir dans ses États le roi de Naples [son demi-frĂšre, l’infant don Carlos] et l’infant don Felipe [son autre demi-frĂšre, Ă  la tĂȘte du duchĂ© de Parme], sans s’engager dans une guerre... ». Quant aux Indes, Ensenada proposait de « retourner Ă  la Couronne les usurpations faites en AmĂ©rique par plusieurs souverains d’Europe [
] et abolir les indĂ©centes lois que la France et l’Angleterre ont imposĂ©es au commerce de l’Espagne
 », en allusion Ă  l’asiento de negros et au navire de permission stipulĂ©s dans le traitĂ© d’Utrecht. Le rapport d’Ensenada s’achevait par l’exposĂ© des voies et moyens pour atteindre ces objectifs : mettre sur pied « des forces compĂ©tentes de terre et de mer, dĂ©fensives et offensives, selon ce que dicte la justice, laquelle est ce qui dĂ©termine la paix et la guerre »[156].

Ainsi que le soulignent les auteurs Rosa MarĂ­a Capel et JosĂ© Cepeda, Ensenada Ă©tait « un homme politique qui tendait Ă  une neutralitĂ© armĂ©e, mais jamais en tant que pacifiste, car il ne le fut jamais ». L’écrit suivant Ă©claire trĂšs bien sur quoi s’appuyaient ses propositions en matiĂšre de politique extĂ©rieure[157] :

« Proposer que Votre MajestĂ© ait des forces de terre Ă  l’égal de la France et de mer Ă  l’égal de l’Angleterre serait du dĂ©lire, car ni la population de l’Espagne ne le permet, ni le trĂ©sor royal ne peut supporter de si formidables dĂ©penses ; cependant, proposer que ne soit pas augmentĂ©e l’armĂ©e et qu’on ne fasse pas une marine dĂ©cente serait vouloir que l’Espagne reste subordonnĂ©e Ă  la France par la terre et Ă  l’Angleterre par la mer [
] »

RĂ©alisations

Ensenada se proposait d’augmenter les effectifs de l’armĂ©e de terre et le nombre de vaisseaux de la marine pour combler le retard qu’avait sous ce rapport la monarchie espagnole vis-Ă -vis de la Grande-Bretagne et de la France. L’objectif fut fixĂ© de pouvoir disposer de 100 bataillons d’infanterie et de 100 escadrons de cavalerie dĂ©ployables en campagne, afin de rĂ©duire l’écart par rapport Ă  la France, qui Ă  ce moment-lĂ  disposait de 377 bataillons et de 235 escadrons. Plus grand encore Ă©tait l’effort Ă  fournir pour rĂ©duire la distance entre l’Armada espagnole et la Royal Navy britannique — 33 vaisseaux pour la premiĂšre, face Ă  288 pour la seconde. L’objectif fut retenu de lancer en cinq ans 60 navires, dont 43 frĂ©gates. Cependant, Ensenada ne rĂ©ussira pas Ă  atteindre les chiffres qu’il s’était donnĂ©s pour but : entre 1754 et 1756, seuls 27 vaisseaux des 60 prĂ©vus furent construits[158].

Pour pouvoir financer ce programme de rĂ©armement — en 1751, la marine de guerre et l’armĂ©e absorbaient 75 % des dĂ©penses du trĂ©sor royal — Ensenada s’attacha Ă  mettre sur pied un ambitieux plan de rĂ©forme fiscal, que consistait Ă  appliquer Ă  la Couronne de Castille la contribution unique qui avait Ă©tĂ© imposĂ©e, Ă  la suite de sa dĂ©faite dans la guerre de Succession d'Espagne, Ă  la Couronne d'Aragon Ă©teinte et qui devait Ă  prĂ©sent se substituer au complexe enchevĂȘtrement des vieux tributs castillans. Cependant, le projet ne put ĂȘtre mis en pratique en raison des Ă©normes rĂ©sistances auxquelles le ministre se heurta et qui allaient lui coĂ»ter son poste de ministre de la monarchie. Ce nonobstant, Ensenada parvint Ă  introduire quelques rĂ©formes dans les finances de l’État, qui, quoique de moindre portĂ©e, permirent d’augmenter les recettes. La plus importante fut la rĂ©cupĂ©ration par l’État d’environ deux tiers des concessions accordĂ©es Ă  des particuliers pour la perception de l'impĂŽt — systĂšme en usage depuis plusieurs siĂšcles —, Ă  la suite de quoi la levĂ©e d’impĂŽt fut dorĂ©navant gĂ©rĂ©e directement par les fonctionnaires du roi sous les ordres des intendants. De mĂȘme, il diminua les impĂŽts appelĂ©s recettes provinciales qui grevaient la consommation et qu’Ensenada, Ă  l’instar des autres gens des LumiĂšres, considĂ©rait injustes parce que « tout pauvre les paie, et peu parmi les riches
 », augmentant en lieu et place les recettes gĂ©nĂ©rales, c’est-Ă -dire les droits de douane, parce que « ce sont, pour la plupart, les Ă©trangers qui s’en acquittent », et limita certains monopoles, comme celui du tabac « qui est fondĂ© sur le vice »[159].

Carte de l’AmĂ©rique du Sud de 1750.

Quant Ă  la politique visant Ă  assurer la prĂ©pondĂ©rance espagnole dans ses propres colonies ainsi que sur le commerce avec celles-ci, l’on enregistra deux succĂšs relatifs. Le premier fut la signature du traitĂ© des Limites du entre les monarchies d’Espagne et du Portugal, lequel traitĂ©, en prĂ©cisant plus avant l’imprĂ©cis traitĂ© de Tordesillas signĂ© dans la derniĂšre dĂ©cennie du XVe siĂšcle, mit un terme Ă  un long contentieux sur la dĂ©limitation des territoires amĂ©ricains et du Pacifique devant revenir Ă  chacune des deux couronnes. Selon l’accord, le roi de Portugal reconnaissait la tutelle du roi d’Espagne sur les Philippines, pourtant situĂ©es Ă  l’est de l’antimĂ©ridien de Tordesillas, ainsi que sur le RĂ­o de la Plata, par quoi il renonçait Ă  la litigieuse colonie de Sacramento et aux territoires qui l’entourent (correspondant Ă  l’actuel Uruguay), tandis que le roi d’Espagne acceptait la pĂ©nĂ©tration portugaise dans le bassin du fleuve Amazone, laquelle avait poussĂ© vers l’est trĂšs au-delĂ  du mĂ©ridien fixĂ© Ă  Tordesillas, et qui dans le sud englobait les sept rĂ©ductions jĂ©suitiques du Paraguay, que la Compagnie de JĂ©sus avait crĂ©Ă©es lĂ -bas dans le but de protĂ©ger les Indiens guaranis et qui fut Ă  l’origine d’un sanglant soulĂšvement. La mise en Ɠuvre malaisĂ©e du traitĂ© entraĂźna son annulation en 1761 sous Charles III, jusqu’à ce qu’un nouveau traitĂ© signĂ© en 1777 mĂźt fin au long litige entre les deux couronnes[160].

Le deuxiĂšme succĂšs obtenu par la politique des Indes fut le traitĂ© de Madrid du conclu par le secrĂ©taire d’État Carvajal et l’ambassadeur de la monarchie britannique, et par lequel Ă©tait aboli l’asiento de negros instituĂ© par le traitĂ© d’Utrecht. En contrepartie, la couronne espagnole s’engageait Ă  payer Ă  la South Sea Company la somme de 100 000 livres en plusieurs tranches. Toutefois, les commerçants britanniques refusant de renoncer Ă  la traite des esclaves, celle-ci se poursuivit de maniĂšre illĂ©gale Ă  partir de la JamaĂŻque et de Belize[161].

La politique de pacification en Italie, Ă©galement impulsĂ©e par Carvajal (qui dans le mĂȘme temps s’assura de la possession de Parme et de Naples au profit des infants Philippe et Charles, respectivement), se scella par la signature du traitĂ© d’Aranjuez le entre la monarchie espagnole et l’Empire autrichien, par lequel ce dernier gardait sous sa souverainetĂ© les duchĂ©s de Milan et le Toscane. Dans ce mĂȘme contexte s’inscrit Ă©galement la signature du concordat de 1753 avec le Saint SiĂšge, qui mit un terme au long conflit avec la papautĂ© commencĂ© en 1709 lorsqu’en pleine guerre de Succession d'Espagne le Saint SiĂšge reconnut pour roi d’Espagne l’archiduc Charles[162].

Chute d’Ensenada, ascension de Wall et fin du rùgne (1754-1759)

Le marquis d’Ensenada tenta de contrecarrer la contrebande et la traite nĂ©griĂšre britannique dans la CaraĂŻbe en ordonnant aux garde-cĂŽtes de resserrer la vigilance, ce qui donna lieu Ă  des conflits et des tensions avec les navires et les sujets britanniques, parfois provoquĂ©s par l’excĂšs de zĂšle des vaisseaux espagnols. De lĂ  vint que, en dĂ©pit de la signature du traitĂ© de Madrid, les relations hispano-britanniques se dĂ©tĂ©riorĂšrent Ă  nouveau entre 1752 et 1753, amenant Ensenada Ă  donner ordre Ă  plusieurs unitĂ©s navales de se tenir prĂȘtes Ă  affronter les vaisseaux anglais. Cette dĂ©cision fut mise Ă  profit par l’ambassadeur de Grande-Bretagne auprĂšs de la cour de Madrid, appuyĂ© en cela par les ennemis des rĂ©formes d’Ensenada — comme les adjudicataires du recouvrement de l'impĂŽt ou les nobles qui voyaient menacĂ©s leurs privilĂšges fiscaux si la contribution unique devait ĂȘtre mise en Ɠuvre — pour dĂ©noncer devant le roi que son tout-puissant SecrĂ©taire (Carvajal Ă©tant dĂ©cĂ©dĂ© depuis peu, la position d’Ensenada s’était renforcĂ©e encore) se prĂ©parait, sans le consulter, pour la guerre contre un pays avec lequel existe un traitĂ© signĂ© ; cette insolence envers le roi sera l’un des arguments utilisĂ©s pour justifier sa fulminante destitution et son bannissement[163].

Selon l’historien Pedro Voltes, la disgrĂące d’Ensenada aux yeux du roi Ă©tait une machination orchestrĂ©e par « un personnage Ă©trange, dont l’influence Ă  la cour Ă©tait difficile Ă  expliquer depuis un certain temps ». Il s’agit du premier majordome du roi, Fernando de Silva y Álvarez de Toledo, duc d’HuĂ©scar, qui devait peu aprĂšs hĂ©riter du duchĂ© d'Albe, et qui avait Ă©tĂ© celui qui conseilla Ă  Ferdinand VI de nommer l’ambassadeur d’Espagne Ă  Londres Ricardo Wall comme remplaçant de Carvajal rĂ©cemment dĂ©cĂ©dĂ© le au terme d’une courte maladie. Fort du soutien de Wall, il utilisa comme argument, pour discrĂ©diter Ensenada aux yeux du couple royal, la sympathie qu’Ensenada Ă©prouverait d’une part pour les jĂ©suites, au moment oĂč la rĂ©bellion des missions jĂ©suitiques du Paraguay battait son plein, et d’autre part pour la France, qui d’aprĂšs Wall ne recherchait que « l’oppression et la dĂ©cadence de la monarchie espagnole ». Le duc d’HuĂ©scar bĂ©nĂ©ficia aussi du concours de l’ambassadeur de Grande-Bretagne Benjamin Keene, qui dans un rapport remis Ă  son gouvernement affirmait, aprĂšs avoir qualifiĂ© Ensenada d’« homme faible, vain et surtout hautain » : « le marquis n’a pas voulu ĂȘtre notre ami et pour cela je l’ai perdu, de sorte que jamais il ne pourra rĂ©tablir ses affaires », ajoutant : « les grands projets d’Ensenada pour renforcer la Marine ont Ă©tĂ© suspendus. Il ne se construira plus de navires »[164].

Le marquis de la Ensenada fut arrĂȘtĂ© dans son propre logis le dimanche Ă  l’aube, pour avoir prĂ©sumĂ©ment rĂ©vĂ©lĂ© des secrets d’État. Cependant, la cour se trouvant rĂ©ticente Ă  lui intenter un procĂšs pour ce motif, il fut accusĂ© de malversation, mais finalement le procĂšs fut suspendu, lorsqu’il apparut, grĂące Ă  l’intercession auprĂšs de la reine du castrat Farinelli, qu’il Ă©tait directement liĂ© par contrat avec le couple royal, en consĂ©quence de quoi il lui fut accordĂ© une pension de 12 000 pesos « par le seul effet de ma clĂ©mence et en guise d’aumĂŽne ». Pendant ce temps, de nombreux libelles circulaient contre lui, qui rĂ©pĂ©taient un calembour dĂ©jĂ  utilisĂ© auparavant : « en sĂ­ nada » (en soi, rien)[165].

La nouvelle Ă©quipe gouvernementale formĂ©e aprĂšs la chute d’Ensenada comprenait, outre Wall au secrĂ©tariat d’État et au secrĂ©tariat des Indes : Juan Gaona Portocarrero, comte de ValdeparaĂ­so, au secrĂ©tariat aux Finances ; le gĂ©nĂ©ral SebastiĂĄn de Eslava Ă  celui de la Guerre ; et JuliĂĄn de Arriaga Ă  celui de la Marine. Le principal problĂšme auquel eut Ă  faire face le gouvernement de Wall fut la nouvelle guerre qui Ă©clata en Europe en et connue, en raison de sa durĂ©e, sous le nom de guerre de Sept Ans. Les alliances Ă©tant interverties, se faisaient face cette fois d’un cĂŽtĂ© les anciens ennemis, la monarchie française et l’Empire autrichien, et de l’autre la monarchie britannique et le royaume de Prusse. AussitĂŽt, les deux camps mirent sous pression la monarchie espagnole pour l’amener Ă  se ranger de leur cĂŽtĂ©. La Grande-Bretagne offrit la restitution de Gibraltar et promettait de relĂącher la pression sur le trafic commercial avec l’AmĂ©rique, tandis que la France, aprĂšs avoir conquis en MĂ©norque, sous tutelle britannique depuis 1714, proposait de l’échanger contre le renouvellement des pactes de famille autrefois signĂ©s par Philippe V. Cependant Ferdinand VI resta ferme sur sa position de neutralitĂ©, bien qu’avec des difficultĂ©s de plus en plus grandes Ă  cause des attaques britanniques contre des navires espagnols dans l’Atlantique, en particulier contre les bateaux de pĂȘche basques qui pĂȘchaient dans les eaux de Terre-Neuve[166].

Les problĂšmes que posait la difficile neutralitĂ© dans laquelle se cantonnait la monarchie espagnole ne purent ĂȘtre rĂ©solus, car Ă  l’étĂ© 1758, la mort de la reine brisa dĂ©finitivement la santĂ© physique et mentale du roi. De surcroĂźt, le problĂšme Ă©tait aggravĂ© par le fait que son successeur lĂ©gitime au trĂŽne d’Espagne Ă©tait roi d’un autre pays, Ă  savoir son demi-frĂšre Charles de Naples, que sa mĂšre ― et marĂątre de Ferdinand VI —, la deuxiĂšme Ă©pouse de Philippe V, Élisabeth FarnĂšse, tenait incessamment bien informĂ©[167]. Le , Ferdinand VI s’éteignit sans avoir recouvrĂ© la raison[168].

Le rĂšgne de Charles III (1759-1788)

Charles III Ă©tait le fils de Philippe V et de sa seconde Ă©pouse, Élisabeth FarnĂšse. Lorsqu’il monta sur le trĂŽne, Ă  la suite de la mort de son demi-frĂšre Ferdinand VI, demeurĂ© sans descendance, il possĂ©dait dĂ©jĂ  une certaine expĂ©rience du gouvernement, ayant Ă©tĂ© en effet duc de Parme d’abord, puis roi de Naples. Justement, pour pouvoir accĂ©der Ă  la couronne d’Espagne, il eut Ă  renoncer au trĂŽne de Naples, qui passa Ă  son fils, le jeune Ferdinand IV de Naples, et emporta avec lui son principal collaborateur, le marquis d’Esquilache, dont il fit son secrĂ©taire des Finances et de la Guerre. Lorsqu'au surplus, le marquis de Grimaldi, d'origine gĂ©noise, eut plus tard remplacĂ© Ricardo Wall Ă  la tĂȘte du secrĂ©tariat d’État, le gouvernement se retrouva ainsi entre les mains d’« Italiens », situation qui aura des consĂ©quences lors des rĂ©voltes du printemps 1766[169].

Le rĂšgne de Charles III sera marquĂ© par la forte impulsion qu’il s’employa Ă  donner aux rĂ©formes inspirĂ©es des idĂ©es des LumiĂšres ― pour autant cependant que celles-ci ne missent pas en pĂ©ril son pouvoir absolu et l’ordre social traditionnel : en effet, dans un texte adressĂ© Ă  son fils, le futur roi Charles IV, il Ă©crivit : « Quiconque critique les actes de gouvernement commet un dĂ©lit, lors mĂȘme qu’il aurait raison ». NĂ©anmoins Charles III est considĂ©rĂ© comme le principal exposant du despotisme Ă©clairĂ©, ou de l’absolutisme Ă©clairĂ©, en Espagne[170].

Pour mettre en Ɠuvre cette politique, le roi s’entoura d’une Ă©quipe de ministres rĂ©formistes, parmi lesquels se distinguera JosĂ© Moñino, comte de Floridablanca. Toutefois, peu d’annĂ©es aprĂšs son accession au trĂŽne, Charles III dut assister Ă  la plus grave des crises qui secoua son rĂšgne, et qui mit en lumiĂšre les contradictions de son rĂ©formisme.

La crise des années 1760 : la « révolte contre Esquilache » et ses conséquences

L’homme fort du gouvernement, le marquis d’Esquilache, qui cumulait les secrĂ©tariats de la Guerre et celui des Finances, reprit Ă  son compte le projet de cadastre que le marquis de la Ensenada, tombĂ© en disgrĂące auprĂšs de Ferdinand VI en 1754, n’avait pu mener Ă  bien, et constitua un ComitĂ© du cadastre (en esp. Junta del Catastro) pour faire avancer le projet. En 1763, il importa d’Italie le jeu de la loterie — dĂ©nommĂ©e initialement « beneficiata » —, dont les recettes seraient destinĂ©es Ă  des Ɠuvres de bienfaisance, telles que le mont-de-piĂ©tĂ© militaire qu’il avait crĂ©Ă© deux ans auparavant, embryon de sĂ©curitĂ© sociale au bĂ©nĂ©fice des soldats et de leurs veuves et orphelins. Dans le domaine militaire, il fonda en 1764 le CollĂšge royal d’artillerie de SĂ©govie (Real Colegio de ArtillerĂ­a de Segovia), qui fut non seulement un centre d’enseignement militaire, mais Ă©galement de recherche scientifique[171].

Esquilache s’attacha Ă©galement Ă  amĂ©liorer les infrastructures de Madrid, introduisant notamment l’éclairage public et perfectionnant le systĂšme d’égouts, afin que la « villa y corte » (citĂ© et cour) cessĂąt d’ĂȘtre un lieu obscur, dangereux et insalubre. Ces mesures furent complĂ©tĂ©es par d’autres qui tendaient Ă  corriger la tenue vestimentaire de la population, prohibant les grandes capes et les chapeaux Ă  larges bords supposĂ©s faciliter l’incognito et garantir l’impunitĂ© aux dĂ©linquants et Ă  leur permettre de dissimuler leurs armes[171].

La dĂ©nommĂ©e Ă©meute d’Esquilache (en esp. motĂ­n de Esquilache) qui Ă©clata en 1766 Ă  Madrid, eut pour Ă©lĂ©ment dĂ©clencheur un dĂ©cret, dont l’auteur Ă©tait le secrĂ©taire des Finances, le marquis « Ă©tranger » de Esquilache, dĂ©sireux de rĂ©duire la criminalitĂ©, et qui faisait partie d’un ensemble d’actions de rĂ©novation urbaine de la capitale, comprenant des mesures en faveur de la propretĂ© des rues, de l’éclairage nocturne, de l’évacuation des eaux usĂ©es etc. Plus concrĂštement, la nouvelle norme objet de la contestation prescrivait l’abandon des capes longues et des chapeaux Ă  grandes ailes, au motif que ces piĂšces vestimentaires pouvaient cacher visages, armes et produits de contrebande. La toile de fond de la rĂ©volte Ă©tait en fait une crise de subsistance consĂ©cutive Ă  une considĂ©rable hausse du prix du pain, provoquĂ©e non seulement par une succession de mauvaises rĂ©coltes, mais aussi par l’application d’un dĂ©cret de 1765 libĂ©ralisant le marchĂ© des grains et supprimant les prix maximum[172].

Durant la rĂ©volte, la foule s’en prit d’abord Ă  la demeure d’Esquilache — sous les cris de « Vive le roi, mort Ă  Esquilache ! » —, avant de se diriger vers le palais royal, oĂč la garde royale dut intervenir pour rĂ©tablir l’ordre, au prix de nombreux blessĂ©s et de quarante morts. Finalement, Charles III apaisa les rĂ©voltĂ©s en promettant l’annulation du dĂ©cret, la destitution d’Esquilache et la baisse du prix du pain. Ce nonobstant, la rĂ©bellion se rĂ©pandit vers d’autres villes et atteignit une grande virulence Ă  Saragosse. Dans quelques localitĂ©s, telles que Elche et Crevillent, les Ă©meutes de la faim se muĂšrent en rĂ©voltes dirigĂ©es contre l’aristocratie. En Guipuscoa, la rĂ©volte fut appelĂ©e machinada (ou matxinada, signifiant en basque ‘rĂ©volte paysanne’). Toutes ces Ă©meutes furent durement rĂ©primĂ©es et l’ordre fut rĂ©tabli[172].

La rĂ©volte contre Esquilache eut deux consĂ©quences politiques importantes. La premiĂšre fut la crĂ©ation de trois nouvelles fonctions dans les municipalitĂ©s, destinĂ©es Ă  fournir un cadre Ă  la participation populaire : le procureur (procurador, sĂ­ndico personero), habilitĂ© Ă  servir de porte-parole des citoyens ; le dĂ©putĂ© du commun (diputado del comĂșn), chargĂ© de veiller Ă  l’approvisionnement en vivres ; et les maires de quartier (alcaldes de barrio), chargĂ©s de veiller Ă  l’application des ordonnances. Cependant, ces nouveaux postes furent bientĂŽt accaparĂ©s par les oligarchies urbaines[173].

La deuxiĂšme consĂ©quence fut l’expulsion hors d’Espagne des jĂ©suites, accusĂ©s d’avoir Ă©tĂ© les instigateurs des Ă©meutes, expulsion exĂ©cutĂ©e en application de la pragmatique sanction de 1767. Il s’agissait en rĂ©alitĂ©, lĂ  encore, d’une mesure inspirĂ©e de l’absolutisme, et qui en outre permit de rĂ©former les collĂšges naguĂšre dirigĂ©s par la Compagnie. Finalement, Charles III, tout de mĂȘme que d’autres monarques europĂ©ens, fit pression sur la papautĂ© pour que celle-ci prononçùt la dissolution de l’ordre, ce qui se produisit en 1773[174].

Les réformes économiques et sociales

Les ministres de Charles III s’attachĂšrent Ă  impulser l’économie espagnole, essentiellement l’agriculture, qui Ă©tait le secteur alors le plus important, cela cependant sans modifier ni l’ordre social ni la structure de la propriĂ©tĂ© existants ; si des rĂ©partitions de terre eurent bien lieu, elles ne concernaient que les terres appartenant aux municipalitĂ©s et non cultivĂ©es. Le projet le plus ambitieux, menĂ© sous la direction de l’homme des LumiĂšres Pablo de Olavide et lancĂ© en 1767, consista Ă  coloniser certaines Ă©tendues de terre, inhabitĂ©es et infestĂ©es de bandits, dans la Sierra Morena ; ainsi surgirent les dĂ©nommĂ©s Nouveaux Foyers de peuplement d’Andalousie et de la Sierra Morena (Nuevas Poblaciones de AndalucĂ­a y Sierra Morena), comme La Carolina, dans la province de JaĂ©n, qui se rĂ©vĂ©leront des succĂšs relatifs, puisqu’en effet, dix ans plus tard, quelque 10 000 paysans seront venus s’établir dans ces zones Ă  repeupler ; les colons avaient gratuitement reçu de l’État terres, maison, mobilier, outils, bĂ©tail et semences[175].

D’autre part, l’on s’appliqua Ă  amĂ©liorer les infrastructures de transport et les fonctions rĂ©galiennes. Ainsi, le creusement du canal de Castille fut poursuivi et l’on commença les travaux du canal impĂ©rial d'Aragon ; 1 000 kilomĂštres de routes furent construites en un rĂ©seau radial avec pour centre Madrid, et enfin, l’on fonda en 1782 la banque Saint-Charles pour financer la dette de l’État en gĂ©rant les vales reales, titres de dette publique ayant valeur de papier-monnaie.

Charles III fonda une sĂ©rie de manufactures de luxe : Ă  Madrid, celle des Porcelanas del Retiro (porcelaine), de la Real FĂĄbrica de Tapices (Fabrique royale de tapisserie) et de la Real FĂĄbrica de PlaterĂ­a MartĂ­nez (argenterie) ; dans la Granja de San Ildefonso, la FĂĄbrica de Cristales (Fabrique royale de cristal de la Granja), mais aussi un grand nombre de manufactures produisant des articles de consommation courante, comme celle des Paños de Ávila (atelier de tissage, dont le bĂątiment, le long de la riviĂšre Adaja, vient d’ĂȘtre dĂ©moli).

La politique rĂ©galienne et la limitation de l’« autonomie » de l’Inquisition

Les Bourbons renforcĂšrent le rĂ©galisme, c'est-Ă -dire dĂ©fendirent, face au Saint-SiĂšge, les prĂ©rogatives de la Couronne sur l’Église catholique de ses propres États. Par le concordat de 1753, conclu sous le rĂšgne de Ferdinand VI, le droit de patronage (ou patronat) royal (en esp. patronato regio) fut Ă©tendu, quasi de plein exercice, Ă  tous les territoires, alors qu’auparavant ce droit ne prĂ©valait qu’à Grenade et dans les AmĂ©riques. Les attributions de l’Inquisition en matiĂšre de censure (1768) et dans le domaine judiciaire (1770) furent restreintes. Les frictions avec le Saint-SiĂšge culminĂšrent avec l’expulsion, dĂ©jĂ  signalĂ©e, des jĂ©suites, accusĂ©s d’ĂȘtre les responsables des Ă©meutes contre Esquilache. Enfin, l’on renforça l’exequatur (ou pase regio), qui stipulait que les dispositions du pape devaient prĂ©alablement recevoir la sanction royale pour pouvoir ĂȘtre promulguĂ©es et appliquĂ©es dans les territoires de la Monarchie. Cependant, la Monarchie n’en vint pas pour autant Ă  remettre en cause les vastes privilĂšges de l’Église[176].

Aux yeux des penseurs des LumiĂšres, l’Inquisition constituait le principal obstacle Ă  la mise en adĂ©quation de la sociĂ©tĂ© espagnole aux normes europĂ©ennes de l’époque, mais l’action de la monarchie absolue espagnole fut, sous ce rapport, ambiguĂ« et contradictoire. Ainsi, si Charles III resserra la subordination de l’Inquisition Ă  la Monarchie, le Saint Office maintint intact son appareil de surveillance, lequel comportait la prĂ©sence de commissaires dans les ports maritimes et aux frontiĂšres terrestres, ainsi que la visite systĂ©matique des librairies du royaume, lesquelles Ă©taient obligĂ©es de disposer d’un exemplaire de l’Index des livres prohibĂ©s, de mĂȘme que d’un inventaire annuel recensant leurs productions. Quelques procĂšs retentissants engagĂ©s par l’Inquisition Ă  l’encontre de plusieurs penseurs des LumiĂšres, tels que Pablo de Olavide, condamnĂ© Ă  8 ans de rĂ©clusion pour « hĂ©tĂ©rodoxie » et pour avoir lu des livres interdits, tĂ©moignent du pouvoir que continuait malgrĂ© tout de dĂ©tenir le Saint Office. Une autre manifestation de la « libertĂ© surveillĂ©e » pratiquĂ©e par les gouvernements rĂ©formistes est la mise en place, au milieu du siĂšcle, de la censure prĂ©alable, par laquelle l’autorisation officielle Ă©tait requise pour la diffusion de quelque imprimĂ© que ce fĂ»t (livre, brochure ou journal), ainsi que la nĂ©cessitĂ© d’une licence pour l’importation de livres Ă©trangers. Les peines dont Ă©tait passible le contrevenant allaient de la confiscation des biens jusqu’à la mort, dans les cas de grave injure Ă  la foi catholique[172].

Comme il a Ă©tĂ© signalĂ© par l’historien Carlos MartĂ­nez Shaw[177], « c’est Charles III qui Ă©tablit de façon symbolique la subordination du Saint Office Ă  la Couronne, et ce Ă  l’occasion de l’affaire du catĂ©chisme de l’abbĂ© François-Philippe MĂ©senguy, ouvrage agrĂ©Ă© par le roi mais condamnĂ© par l’inquisiteur gĂ©nĂ©ral, ce dernier faisant alors l’objet d’une mesure de proscription hors de Madrid et de confinement dans un monastĂšre, jusqu’à ce le souverain lui accordĂąt son pardon. Pour cette raison, le gouvernement ressuscita le vieux privilĂšge de l’exequatur, par lequel l’autorisation prĂ©alable Ă©tait exigĂ©e pour la publication en Espagne des documents pontificaux et qui aprĂšs quelques vacillations allait ĂȘtre mis en vigueur Ă  partir de 1768. Cette mĂȘme annĂ©e, une nouvelle disposition fut dictĂ©e relative Ă  la procĂ©dure que devait suivre l’Inquisition en matiĂšre de censure de livres, afin de prĂ©server les auteurs d’une condamnation arbitraire et injuste, disposition consistant Ă  imposer une audition prĂ©alable de l’auteur, en personne ou par son reprĂ©sentant, avant d’émettre l’édit condamnatoire, et qui dans tous les cas exigeait Ă©galement l’autorisation gouvernementale avant d’ĂȘtre promulguĂ©e. Deux annĂ©es plus tard, le Saint Office se vit rappeler les limites de son action rĂ©pressive, qui devait se cantonner aux dĂ©lits d’hĂ©rĂ©sie et d’apostasie, en mĂȘme temps que furent dressĂ©es des barriĂšres Ă  l’incarcĂ©ration prĂ©ventive, c'est-Ă -dire antĂ©rieure Ă  l’apport de preuves de la culpabilitĂ© du prĂ©venu... Toute cette offensive lĂ©gislative fut combinĂ©e Ă  une politique de nominations dans les tribunaux d’Inquisition privilĂ©giant les ecclĂ©siastiques les plus cultivĂ©s, tolĂ©rants et Ă©clairĂ©s, par opposition au personnel antĂ©rieur, composĂ© souvent de religieux Ă  l’esprit fermĂ© et de formation culturelle dĂ©ficiente, qui dans beaucoup de cas ignoraient mĂȘme les langues Ă©trangĂšres dans lesquelles les Ɠuvres condamnĂ©es par eux Ă©taient Ă©crites »[177].

Cette politique de contrĂŽle renforcĂ© sur l’Inquisition peut se vĂ©rifier dans la rĂ©ponse suivante, datĂ©e de 1768, du Conseil de Castille Ă  propos des prĂ©rogatives du roi face Ă  l’Inquisition :

« Le roi en tant que patron, fondateur et dotateur de l’Inquisition dĂ©tient sur elle tous les droits inhĂ©rents Ă  tout patronage royal (
) ; comme pĂšre et protecteur de ses vassaux, il peut et doit empĂȘcher que dans leurs personnes, biens et rĂ©putation, se commettent des violences et des extorsions, en indiquant aux juges ecclĂ©siastiques, y compris lorsqu’ils procĂšdent Ăšs qualitĂ©s, la voie tracĂ©e par les canons, afin qu’ils ne dĂ©vient point de leurs rĂšgles. »

La rĂ©organisation de l’administration des Indes

Les Archives des Indes Ă  SĂ©ville, institution crĂ©Ă©e Ă  l'instigation de Charles III, oĂč sont conservĂ©s les documents de la Casa de ContrataciĂłn.

Le gros des changements en AmĂ©rique espagnole advint dans la seconde moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle. Charles III poursuivit la politique commencĂ©e par Philippe V, mais mise en Ɠuvre surtout par Ferdinand VI, et qui visait Ă  convertir les colonies espagnoles amĂ©ricaines en source de richesse pour la mĂ©tropole et de recettes pour les finances royales. C’est dans cet objectif qu’il fut procĂ©dĂ© Ă  une rĂ©organisation de l’administration amĂ©ricaine pour la rendre plus efficace et pour y renforcer l’autoritĂ© de l’État[178] :

  • sous Charles III, les affaires coloniales furent concentrĂ©es dans un seul et mĂȘme ministĂšre, qui se vit attribuer toutes les compĂ©tences, aux dĂ©pens du Conseil des Indes ;
  • deux nouvelles vice-royautĂ©s furent crĂ©Ă©es (au lieu d’une seule, comme cela avait Ă©tĂ© prĂ©vu dans le projet initial), en les dĂ©tachant de celle du PĂ©rou : la vice-royautĂ© de Nouvelle-Grenade, avec pour capitale Bogota, crĂ©Ă©e une premiĂšre fois en 1717, supprimĂ©e six ans seulement aprĂšs et Ă©tablie de façon permanente en 1739, et la vice-royautĂ© du RĂ­o de la Plata, crĂ©Ă©e beaucoup plus tard, en 1776, avec pour capitale Buenos Aires. Ce redĂ©coupage administratif Ă©tait censĂ© permettre un plus grand contrĂŽle politique et fiscal[179]. La mĂȘme annĂ©e, une capitainerie gĂ©nĂ©rale fut d’autre part Ă©tablie au Venezuela.
  • sur le modĂšle de l’administration française, l’on institua la fonction d’intendant (intendente), destinĂ©e Ă  se substituer aux anciens gouverneurs, corregidores (Ă©chevins) et alcaldes mayores (alcades) du cabildo colonial. Les intendances eurent l’effet souhaitĂ© de centraliser davantage l’administration coloniale aux dĂ©pens des vice-rois, capitaines gĂ©nĂ©raux et gouverneurs, attendu que les intendants Ă©taient directement responsables devant la Couronne, non plus devant les premiers citĂ©s, et se virent attribuer d’amples pouvoirs en matiĂšre Ă©conomique et politique. Le systĂšme des intendances se rĂ©vĂ©la efficace dans la plupart des territoires et permit d’augmenter les recettes fiscales. Les siĂšges des intendances Ă©taient Ă©tablis principalement dans les grandes villes et les centres miniers florissants. Quasiment tous les nouveaux intendants Ă©taient des pĂ©ninsulaires, c'est-Ă -dire nĂ©s en Espagne, ce qui eut pour effet d’exacerber les tensions entre lesdits pĂ©ninsulaires et les criollos, descendants d’Espagnols, mais nĂ©s en AmĂ©rique, qui voulaient sauvegarder la part de pouvoir qu’ils avaient acquise dans l’administration locale. De mĂȘme, Charles III et Charles IV voulurent aller Ă  rebours des progrĂšs faits par les criollos dans les hautes instances judiciaires (audiencias). Sous les Habsbourgs, la couronne avaient accoutumĂ© de mettre en vente les postes Ă  pourvoir dans les audiencias, dont les criollos se portaient acquĂ©reurs. Les rois Bourbons mirent un terme Ă  cette politique, et en 1807, seuls douze sur quatre-vingt-dix-neuf juges d’audiencia Ă©taient des crĂ©oles[180] ;
  • de façon gĂ©nĂ©rale, il fut mis fin Ă  la vente de charges publiques, pratique grĂące Ă  laquelle les criollos avaient rĂ©ussi au cours du siĂšcle Ă©coulĂ© Ă  monopoliser les principales fonctions de la bureaucratie locale ; Ă  leur place seront dĂ©sormais nommĂ©s des fonctionnaires (censĂ©ment plus qualifiĂ©s et moins intĂ©ressĂ©s) venus directement de la PĂ©ninsule, auxquels s’ajoutera une nouvelle vague d’émigrants pĂ©ninsulaires originaires de Galice, des Asturies et des provinces basques ;
  • l’on mit sur pied pour dĂ©fendre les colonies, en particulier contre la Grande-Bretagne, une armĂ©e permanente, dans laquelle les criollos et les mĂ©tis Ă©taient admis Ă  s’incorporer, attendu qu’il n’était pas possible de le pourvoir d’un personnel exclusivement pĂ©ninsulaire ;
  • les impĂŽts furent majorĂ©s et l’État Ă©tendit son monopole fiscal Ă  des produits tels que le tabac, l’eau-de-vie ou la poudre Ă  canon, ce qui provoqua le mĂ©contentement Ă  la fois chez les criollos, les mĂ©tis et les Indiens ;
  • Ă  la suite de l’annulation, pendant le rĂšgne antĂ©rieur, des deux concessions commerciales consenties Ă  la Grande-Bretagne aux termes du traitĂ© d’Utrecht — le vaisseau permis (qui autorisait l’Angleterre Ă  envoyer chaque annĂ©e un navire d’une capacitĂ© de 500 tonnes vers les colonies espagnoles amĂ©ricaines pour commercer avec elles) et l’asiento (qui rĂ©servait la traite des noirs aux seuls Britanniques) —, qui n’avaient servi qu’à accroĂźtre la contrebande, l’on poursuivit la politique qui visait Ă  revitaliser les Ă©changes entre l’AmĂ©rique et l’Espagne, conformĂ©ment aux dispositions du pacte colonial et en utilisant les outils prĂ©vus par celui-ci, dans le but de faire des AmĂ©riques un grand centre exportateur de matiĂšres premiĂšres et importateur de produits manufacturĂ©s de la mĂ©tropole. De la sorte, les deux Ă©conomies se mirent bientĂŽt Ă  croĂźtre, grĂące Ă  quoi la Couronne vit Ă©galement ses recettes et son pouvoir augmentĂ©s[172] :
  • autorisation fut donnĂ©e Ă  d’autres ports, en sus de celui de Cadix, vers lequel la Casa de ContrataciĂłn de SĂ©ville avait Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©e en 1717, Ă  commercer directement avec l’AmĂ©rique, en un premier temps avec les Antilles, en 1765, puis avec l’ensemble de l’AmĂ©rique, Ă  travers le RĂšglement de libre commerce de 1778. Ce dernier autorisait les ports de l’AmĂ©rique espagnole Ă  commercer directement entre eux et avec la plupart des ports d’Espagne, le commerce n’étant plus dorĂ©navant restreint aux quatre ports coloniaux qu’étaient Veracruz, CarthagĂšne des Indes, Lima/Callao, et Panama[181];
  • la politique consistant Ă  concĂ©der Ă  des compagnies commerciales « privilĂ©giĂ©es » l’exploitation en rĂ©gime monopolistique de certaines zones fut prolongĂ©e ;
  • l’on appliqua plus largement la mĂ©thode dite des vaisseaux enregistrĂ©s (en esp. navĂ­os de registro, navires qui naviguaient en solitaire, Ă©vitant ainsi plus aisĂ©ment la marine ennemie, et partaient et arrivaient aux AmĂ©riques avec plus de rĂ©gularitĂ©) en remplacement des convois de la route des Indes ;
  • les Bourbons d’Espagne rendirent aussi le gouvernement plus laĂŻc. Le rĂŽle politique de l’Église fut rĂ©duit, quoique jamais totalement supprimĂ©. À la diffĂ©rence des Habsbourgs, qui choisissaient souvent des gens d’Église pour occuper des fonctions politiques, les Bourbons prĂ©fĂ©raient nommer Ă  ce type de poste des militaires de carriĂšre. Ce processus de laĂŻcisation culmina avec l’abolition en 1767 de la Compagnie de JĂ©sus, qui Ă©tait l’un des ordres religieux les plus riches et avaient Ă©tĂ© un important outil de l’entreprise missionnaire dans les AmĂ©riques et aux Philippines. En raison des nombreuses rivalitĂ©s qu’avaient les jĂ©suites dans les autres ordres religieux, l’on se fĂ©licita du reste ouvertement de leur Ă©viction. La Couronne s’efforça Ă©galement de promouvoir le clergĂ© sĂ©culier au sein de la hiĂ©rarchie de l’Église, inversant de la sorte la tendance qui existait depuis le dĂ©but de la pĂ©riode coloniale de faire occuper ces postes par des membres du clergĂ© rĂ©gulier. Globalement toutefois, ces changements n’eurent que peu d’effet sur l’Église dans son ensemble. Vers la fin du rĂšgne des Bourbons, Ă  la veille des indĂ©pendances, la Couronne tenta de confisquer les possessions de l’Église, mais la mesure se rĂ©vĂ©la malaisĂ©e Ă  mettre en application[182] ;
  • avant les rĂ©formes bourboniennes, l’AmĂ©rique espagnole ne disposait guĂšre de forces armĂ©es opĂ©rationnelles ; les troupes existantes Ă©taient sans coordination et dispersĂ©es. Les Bourbons mirent sur pied une milice mieux organisĂ©e, dont le corps d’officiers Ă©tait composĂ© dans un premier temps de militaires tout droit venus d’Espagne ; cependant, des hommes du cru vinrent bientĂŽt Ă  occuper la plupart des postes, les milices coloniales devenant une source de prestige pour les criollos en mal de statut social. La hiĂ©rarchie militaire Ă©tait Ă  base raciale : les milices se constituaient souvent selon les lignes de dĂ©marcation raciales, ce qui donna lieu Ă  la crĂ©ation de milices pour blancs, pour noirs et pour sang-mĂȘlĂ©. Presque tous les officiers supĂ©rieurs Ă©taient des pĂ©ninsulaires, les criollos occupant les Ă©chelons secondaires.

RĂ©formes Ă  l’origine des rĂ©voltes pĂ©ruviennes

Les rĂ©formes Ă  mettre en Ɠuvre en AmĂ©rique furent recommandĂ©es dans le rapport intitulĂ© Informe y Plan de Intendencias, que le visiteur gĂ©nĂ©ral JosĂ© de GĂĄlvez et le vice-roi de Nouvelle-Espagne, le marquis de Croix, remirent en 1768 Ă  Charles III. Dans la vice-royautĂ© du PĂ©rou, au Chili et dans le RĂ­o de la Plata, c’est le visiteur gĂ©nĂ©ral JosĂ© Antonio de Areche qui Ă  partir de 1776 fut chargĂ© d’appliquer les rĂ©formes et qui introduisit un ensemble de changements dans les colonies, dont e.a. des majorations fiscales, quoiqu’on les eĂ»t dĂ©jĂ , dĂšs avant son arrivĂ©e, mises en place graduellement.

En , une cĂ©dule royale prescrivit une augmentation gĂ©nĂ©rale de 2 Ă  4 % de l’impĂŽt des alcabalas (taxe obligatoire sur la vente de marchandises) au PĂ©rou, tant sur les produits amĂ©ricains que sur les produits importĂ©s. Toutefois, beaucoup hĂ©sitĂšrent Ă  appliquer la nouvelle taxe, n’ayant pas en effet Ă©tĂ© informĂ©s clairement quelles marchandises tombaient sous le coup de cette mesure. Cette majoration de taxe une fois mise en application, les recettes au titre des alcabalas connurent effectivement une hausse, dans certaines provinces plus que dans d’autres, en raison de leur perception directe par les douanes. En 1773, une douane fut instaurĂ©e Ă  Lima, et l’annĂ©e suivante dans la province de Cochabamba, Ă  Arque et Ă  TapacarĂ­, ce qui provoqua des protestations voire des troubles lorsqu’on tenta de faire acquitter des alcabalas aux cotonniers, tailleurs, cordonniers, ferronniers et savonniers ; en outre, il fallut payer les alcabalas sur les cĂ©rĂ©ales (blĂ©, maĂŻs) cultivĂ©es dans la zone. En consĂ©quence, de nombreux artisans, nĂ©gociants en blĂ© et marchands ambulants furent impliquĂ©s dans les troubles que ces mesures fiscales finirent par provoquer.

Les commerçants indiens en particulier rechignaient fort Ă  soumettre leurs produits au contrĂŽle douanier, redoutant d’ĂȘtre obligĂ©s de payer les alcabalas, sans Ă©gard au fait qu’ils avaient Ă©tĂ© jusqu’alors exemptĂ©s de taxation sur les produits qu’ils cultivaient sur leurs terres ou fabriquaient eux-mĂȘmes (sans prĂ©judice des taxes qu'ils Ă©taient tenus de payer sur les biens importĂ©s de Castille dont ils faisaient commerce). En tout Ă©tat de cause, si la majeure partie des produits commercialisĂ©s par les indigĂšnes ne furent pas affectĂ©s par cette augmentation Ă  4 % des alcabalas, ils le furent en revanche par la nouvelle hausse des alcabalas Ă  6 % dĂ©cidĂ©e en 1776.

Cette annĂ©e 1776 fut cruciale pour la recrudescence du mĂ©contentement populaire, qui atteignit son point culminant en 1780. Le Haut-PĂ©rou ayant Ă©tĂ© mis sous la juridiction de la nouvelle vice-royautĂ© du RĂ­o de la Plata, ce qui modifia les routes commerciales de maniĂšre dĂ©cisive, les alcabalas Ă©taient montĂ©es Ă  6 % et une douane supplĂ©mentaire fut Ă©rigĂ©e Ă  La Paz. Cette mĂȘme annĂ©e, le visiteur Areche s’embarqua Ă  destination des colonies, pour y superviser personnellement la mise en Ɠuvre des rĂ©formes. Il arriva au PĂ©rou en 1777, s’attelant aussitĂŽt Ă  surveiller le recouvrement des nouvelles alcabalas. En aoĂ»t de cette annĂ©e, une circulaire fut envoyĂ©e aux corregidores de Chayanta, Paria, Oruro, La Paz et Pacajes, leur enjoignant d’exercer une pression plus forte pour la perception du nouvel impĂŽt, ce qui impliquait qu’il incombait dĂ©sormais aux corregidores non seulement de lever le tribut et d’organiser la rĂ©partition forcĂ©e de marchandises, mais aussi de percevoir les alcabalas. La consĂ©quence en fut que les corregidores entrĂšrent en conflit direct non seulement avec les paysans indiens, mais aussi avec les propriĂ©taires terriens, les artisans et les commerçants mĂ©tis et criollos, tous touchĂ©s par les nouveaux impĂŽts.

Toujours en cette annĂ©e 1777, une taxe de 12,5 % fut imposĂ©e sur l’eau-de-vie, quoique le dĂ©cret royal en ce sens ne fĂ»t pas approuvĂ© avant 1778. ParallĂšlement, le vice-roi Manuel Guirior mena une campagne, appuyĂ©e par le visiteur Areche, visant Ă  en finir avec la « contrebande d’or et d’argent » quittant la vice-royautĂ© du PĂ©rou, tandis que le vice-roi Pedro de Cevallos interdisait l’« exportation de piĂšces d’or et d’argent » hors de la vice-royautĂ© du RĂ­o de la Plata vers le PĂ©rou. Cependant, la cible de ce groupe de mesures Ă©tait les secteurs miniers, d’une part parce que la consommation d’eau-de-vie Ă©tait commune chez les ouvriers des mines, et d’autre part parce que les interdictions de Guirior portant sur la « circulation d’or et d’argent non prĂ©alablement scellĂ© et fondu » frappaient les propriĂ©taires et les exploitants de mines. En contrepartie, des rĂ©ductions d’impĂŽt furent accordĂ©es aux mines argentifĂšres.

En 1779 la coca, et Ă  partir de 1780 les cĂ©rĂ©ales, furent portĂ©es dans la liste des marchandises assujetties aux alcabalas. Jusqu’en 1779, des douanes n’avaient Ă©tĂ© Ă©tablies que dans le Haut-PĂ©rou (Cochabamba, PotosĂ­, La Paz) et Ă  Buenos Aires ; l’annĂ©e suivante, on en installa aussi dans le Bas-PĂ©rou (Ă  Arequipa, et il Ă©tait envisagĂ© d’en installer Ă©galement Ă  Cuzco). En , pour assurer le recouvrement des alcabalas, il fut ordonnĂ© Ă  tous les artisans de s’affilier Ă  une corporation, et de s’y faire dĂ»ment enregistrer. De mĂȘme, bien que les sources d’eau fussent normalement exonĂ©rĂ©es, elles furent Ă  leur tour soumise Ă  alcabalas en 1780.

La culture du tabac se rĂ©vĂ©la ĂȘtre une activitĂ© rentable aprĂšs que les monopoles d’État eurent Ă©tĂ© desserrĂ©s. Dans le mĂȘme temps, beaucoup parmi les colonies espagnoles se mirent Ă  produire une abondance de ressources qui devinrent ensuite d’importance vitale pour mainte puissance europĂ©enne et pour les colonies britanniques en AmĂ©rique du Nord et dans les Antilles, nonobstant le fait que la majeure partie de ce commerce Ă©tait considĂ©rĂ© comme de la contrebande, vu que les marchandises n’étaient pas transportĂ©es par des vaisseaux espagnols. Les rois Bourbons tentĂšrent de mettre hors-la-loi ce commerce par diffĂ©rents moyens, comme p.ex. une hausse des droits de douane, mais ces efforts n’eurent que peu de rĂ©sultats[183].

Enfin, l’intention du visiteur Areche de recenser la population non indigĂšne et d’inclure les cholos parmi les tributaires mit les mĂ©tis et mulĂątres en Ă©tat d’alerte, dĂšs qu’ils eurent entrevu les projets de la Couronne en ce sens.

Peu aprĂšs, et par suite de cette politique, se produisit au PĂ©rou la rĂ©volte indienne, dit Grande RĂ©bellion, emmenĂ©e par le noble quechua TĂșpac Amaru II[184].

Enseignement et sciences

Statue de Charles III d’Espagne, parangon de roi Ă©clairĂ©.

Dans le domaine culturel et Ă©ducatif, les gouvernements bourbonniens successifs menĂšrent une politique conforme aux intĂ©rĂȘts de la monarchie. En raison notamment de l’élitisme des conceptions des LumiĂšres espagnoles, l’on n’eut garde de crĂ©er un systĂšme gĂ©nĂ©ralisĂ© d’instruction publique ; Jovellanos par exemple prĂ©conisait une instruction certes Ă  la portĂ©e de tous, mais limitĂ©e au niveau Ă©lĂ©mentaire, aller au-delĂ  risquant de mettre en pĂ©ril l’ordre social[185].

  • les acadĂ©mies furent maintenues (l’AcadĂ©mie royale espagnole de la Langue, 1713 ; de l’Histoire, 1735 ; de Jurisprudence, 1739 ; des Beaux-Arts, 1757), avec la mĂȘme finalitĂ© que celle pour laquelle elles avaient Ă©tĂ© crĂ©Ă©es : diffuser la pensĂ©e officielle prĂ©valant dans les diffĂ©rentes sphĂšres de l’activitĂ© intellectuelle et assouvir sur ce terrain Ă©galement la mĂȘme propension Ă  la centralisation et Ă  l’uniformisation ;
  • dans la plupart des grandes villes espagnoles furent fondĂ©es les Ă©coles des Arts et MĂ©tiers (escuelas de Artes y Oficios), destinĂ©es Ă  satisfaire le besoin de main-d’Ɠuvre spĂ©cialisĂ©e des manufactures et fabriques royales et appelĂ©es Ă  subsister jusque bien avant dans le XXe siĂšcle ;
  • l’on s’employa Ă  rĂ©former l’enseignement universitaire, dans le but de moderniser les cursus, en y introdusant notamment l’étude des mathĂ©matiques, de la physique, de la biologie et des autres sciences naturelles, et de laĂŻciser le corps professoral, en excluant les religieux. Cependant, par les rĂ©sistances qui furent opposĂ©es Ă  ces initiatives, le rĂ©sultat fut trĂšs inĂ©gal, raison pour laquelle l’universitĂ©, abstraction faite de quelques exceptions, ne sera pas Ă  la pointe de la rĂ©forme Ă©ducative des LumiĂšres espagnoles ;
  • l’on amĂ©nagea Ă  Madrid, prĂšs du Retiro, le Jardin botanique royal (Real JardĂ­n BotĂĄnico), qui remplaça l’antĂ©rieur, celui de Migas Calientes, qui se trouvait le long de la riviĂšre Manzanares ;
  • l’on entreprit de rĂ©former les Colegios Mayores, qui Ă©taient des « centres d’accueil d’étudiants pauvres, auxquels Ă©taient accordĂ©es des bourses pour suivre des Ă©tudes..., [mais qui] s’étaient changĂ©s en un rĂ©duit de privilĂ©giĂ©s qui, en contrĂŽlant l’octroi des bourses, en tenant les fonctions gouvernementales et en occupant ensuite les principales chaires, avaient mis sur pied tout un systĂšme basĂ© sur l’appui mutuel afin de monopoliser l’attribution de postes de l’administration publique » ; les changements que l’on voulut accomplir pour en revenir au but initial des Colegios Mayores se heurtĂšrent Ă  la rĂ©sistance de la « caste de collĂ©giens, bastion de la plus rance conception traditionnaliste et aristocratisante de la sociĂ©tĂ©, [qui] essayait de faire perdurer cette situation si favorable Ă  ses intĂ©rĂȘts, face aux golillas ou aux manteĂ­stas, Ă©tudiants d’extraction plus modeste et dĂ©pourvus d’appui corporatif, parmi lesquels fermentaient les idĂ©es de changement et la rĂ©forme des LumiĂšres »[186].
  • de nouvelles institutions d’enseignement supĂ©rieur furent crĂ©Ă©es, ayant pour objectif d’amĂ©liorer l’instruction de la noblesse ― on fonda ainsi : des SĂ©minaires de Nobles (bien que celui de Vergara fĂ»t bien davantage et se transforma en l’un des centres les plus importants d’enseignement et de recherche de l’Espagne des LumiĂšres) ; des Ă©tablissements vouĂ©s Ă  former des spĂ©cialistes militaires, comme l’AcadĂ©mie militaire de MathĂ©matiques ou les CollĂšges royaux de Chirurgie, que devinrent d’importants centres d’enseignement scientifique, ou de former des Ă©tudiants dans le domaine des sciences dites appliquĂ©es (École royale de MinĂ©ralogie, Institut royal asturien des Mines, École vĂ©tĂ©rinaire, Écoles des ChaussĂ©es, Ponts et Canaux... ou encore les jardins botaniques) ;
  • l’enseignement militaire fut dĂ©veloppĂ©, avec l’AcadĂ©mie de garde-marines de Cadix, l’AcadĂ©mie d’Ocaña, ainsi que d’autres implantĂ©s dans les territoires d’AmĂ©rique ;
  • l’on accrut en puissance et en nombre les Sociedades EconĂłmicas de Amigos del PaĂ­s, selon une idĂ©e nĂ©e Ă  Azpeitia (Guipuscoa) en 1764 et mise en Ɠuvre par une initiative privĂ©e (la Real Sociedad Bascongada de Amigos del PaĂ­s), laquelle reçut l’annĂ©e suivante une reconnaissance officielle agrĂ©ant ses objectifs : stimuler l’agriculture, l’industrie, le commerce et les sciences. Les plus de 70 Sociedades de ce type qui furent par la suite fondĂ©es dans toute l’Espagne, pour la plupart Ă  l’initiative des autoritĂ©s locales, se consacrĂšrent Ă  la rĂ©daction de mĂ©moires et de rapports sur les mesures Ă  prendre pour stimuler l’économie, et Ă  la crĂ©ation d’écoles de formation professionnelle, afin de diffuser chez les agriculteurs et les artisans les connaissances et techniques des sciences « utiles ». Dans les villes portuaires, les Consulats de commerce (Consulados de Comercio) furent chargĂ©s de remplir des fonctions analogues (ou complĂ©mentaires) Ă  celles des Sociedades EconĂłmicas (spĂ©cialement Ă  la suite de la promulgation du RĂšglement de libre commerce de 1778), quoiqu’avec un accent plus appuyĂ© sur le commerce et la navigation ;
  • des projets considĂ©rĂ©s comme Ă©tant d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral furent financĂ©s, comme l’exĂ©cution d’enquĂȘtes sur des sujets Ă©conomiques (la Contribution unique, la Loi agraire), la rĂ©alisation d’études statistiques (tels que p.ex. les recensements de population ordonnĂ©s par Aranda, Floridablanca et Godoy), la cartographie du territoire espagnol ;
  • des expĂ©ditions scientifiques furent organisĂ©es dans les territoires d’outremer, comme celles de Celestino Mutis, Alejandro Malaspina, et d’autres.

RĂšgne de Charles IV (1788-1808)

Le rĂšgne de Charles IV fut principalement marquĂ© par la rĂ©percussion qu’eut en Espagne la RĂ©volution française de 1789 et son dĂ©roulement ultĂ©rieur, plus particuliĂšrement la prise de pouvoir par NapolĂ©on Bonaparte en 1799. La rĂ©action initiale de la cour de Madrid fut la dĂ©nommĂ©e panique de Floridablanca, sĂ©rie de mesures rĂ©pressives incluant la mise en place d’un « cordon sanitaire » Ă  la frontiĂšre française afin de prĂ©venir la « contagion » rĂ©volutionnaire, assortie ensuite d’une confrontation militaire avec le nouveau pouvoir rĂ©volutionnaire instaurĂ© aprĂšs la destitution, l’incarcĂ©ration et l’exĂ©cution de Louis XVI, le chef de la maison de Bourbon, qui rĂ©gnait Ă©galement en Espagne, confrontation qui prit la forme de la Guerre du Roussillon (1793-1795) contre la RĂ©publique française fraĂźchement proclamĂ©e et qui tourna au dĂ©sastre pour les forces espagnoles. En 1796, Charles IV et son tout-puissant « Premier ministre » Manuel Godoy, opĂ©rant un revirement total de leur politique Ă  l’égard de la France rĂ©volutionnaire, dĂ©cidĂšrent Ă  prĂ©sent de s’allier avec elle ; c’est ce qui provoqua la premiĂšre guerre contre la Grande-Bretagne (1796-1802), laquelle guerre dĂ©boucha sur un nouveau rude revers pour la monarchie de Charles IV et entraĂźna une grave crise des finances royales, que l’on tenta de rĂ©soudre par le dĂ©nommĂ© dĂ©samortissement de Godoy, tout en maintenant le « favori » Ă©cartĂ© du pouvoir pendant deux ans (1798-1800).

AprĂšs l'Ă©phĂ©mĂšre paix d'Amiens de 1802 fut dĂ©clenchĂ©e la seconde guerre contre la Grande-Bretagne, lors de laquelle la flotte franco-espagnole fut battue par la flotte britannique sous le commandement de l’amiral Nelson Ă  la bataille de Trafalgar. Cette dĂ©faite fut Ă  l’origine de la crise dĂ©finitive de la monarchie absolue bourbonnienne, crise qui culmina par le complot d'El Escorial de et par le soulĂšvement d'Aranjuez de , Ă  la suite duquel Godoy perdit dĂ©finitivement le pouvoir et Charles IV se vit contraint d’abdiquer en faveur de son fils Ferdinand VII. Pourtant, deux mois plus tard, les deux durent se rĂ©signer Ă  signer les abdications de Bayonne, par lesquelles ils cĂ©daient Ă  NapolĂ©on Bonaparte leurs droits Ă  la Couronne d’Espagne, ce dernier y renonçant Ă  son tour au profit de son frĂšre Joseph Bonaparte. Beaucoup d’espagnols « patriotes » ne voulurent pas reconnaĂźtre les abdications et, continuant Ă  considĂ©rer Ferdinand VII comme leur roi, dĂ©clenchĂšrent en son nom la guerre d'indĂ©pendance espagnole, cependant que d’autres, appelĂ©s de façon dĂ©prĂ©ciative les francisĂ©s (afrancesados), appuyaient l’Espagne napolĂ©onienne et le nouveau roi Joseph-NapolĂ©on 1er ; ce conflit donna lieu Ă  la premiĂšre guerre civile de l’histoire contemporaine de l’Espagne[187].

Notes et références

Notes

  1. Il est Ă  signaler que cette entreprise de centralisation administrative n’est pas sans prĂ©cĂ©dent et qu’une tentative en ce sens avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© faite dĂšs le siĂšcle antĂ©rieur par Olivares, sous le rĂšgne de Philippe IV, ainsi que le rappelle BartolomĂ© Bennassar :
    « Il est bien vrai que le mariage de Ferdinand et d’Isabelle a fait de l’hĂ©ritier des Rois catholiques le souverain unique de ces diffĂ©rents royaumes, mais ceux-ci gardent leurs institutions propres et leur droit privĂ©. Si Charles veut confĂ©rer avec les reprĂ©sentants du pays, il ne peut rĂ©unir en une seule fois les Cortes espagnoles, cette version ibĂ©rique des Ă©tats gĂ©nĂ©raux. Il doit successivement convoquer les Cortes de Castille et celles du royaume d’Aragon [...], chaque fois dans le territoire concernĂ©. La Navarre, elle aussi, a ses Cortes qu’il faut convoquer Ă  Pampelune ou dans quelque autre CitĂ© navarraise.
    [Olivares] avait une conception moderne de l’État et il voulut faire de l’Espagne un royaume vĂ©ritablement unifiĂ©, notamment en matiĂšre de fiscalitĂ© et de dĂ©fense nationale et c’est ainsi qu’il conçut le systĂšme de l’UniĂłn de Armas. Sans doute le gĂ©nie de l’Espagne s’accorde-t-il mieux de la pluralitĂ© des systĂšmes institutionnels et Olivares perdit la partie ; c’était cependant un grand projet qui devait rĂ©ussir moins d’un siĂšcle plus tard et dont il attendait le salut de l’Espagne. »
    Cf. BartolomĂ© Bennassar, Un SiĂšcle d’or espagnol, 1525-1648, Paris, Robert Laffont, , 331 p. (ISBN 978-2221009413), p. 11 & 29 (rĂ©Ă©d. Marabout UniversitĂ© 1983).

Références

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  66. J. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 19. L’auteur se rĂ©fĂšre Ă  Henry Kamen, La Guerra de SucesiĂłn, Ă©d. Grijalbo, Barcelone 1974, chap. V.
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  76. JJ. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 28. L’auteur se rĂ©fĂšre Ă  Philippe CastejĂłn, RĂ©former la monarchie espagnole. Le systĂšme de gouvernement de JosĂ© de GĂĄlvez (1765-1787) : reformes politiques, rĂ©seau et « superior gobierno », Paris, UniversitĂ© de Paris I, , p. 79-95.
  77. J. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 18.
  78. J. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 29. L’auteur se rĂ©fĂšre Ă  (es) Andoni Artola Renedo, De Madrid a Roma. La fidelidad del episcopado en España (1760-1833), GijĂłn, Trea,
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  87. J. M. ImĂ­zcoz Beunza 2017, p. 40. Citations trouvĂ©es par l’auteur cite dans (es) J. A. de Armona y Murga, Noticias privadas de casa Ăștiles para mis hijos, GijĂłn, Trea, .
  88. J. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 41.
  89. J. M. Imízcoz Beunza (2017), p. 47. Cf.(es) María Victoria López-Cordón, Sociedad, administración y poder en la España del Antiguo Régimen (sous la dir. de Juan Luis Castellano), Grenade, Universidad de Granada, , « Cambio social y poder administrativo en la España del siglo XVIII: las secretarías de Estado y del Despacho », p. 29-155.
  90. J. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 47. L’auteur se rĂ©fĂšre Ă  (es) MarĂ­a Teresa Nava RodrĂ­guez, Poder y mentalidad en España e IberoamĂ©rica (coll., sous la dir. de Enrique MartĂ­nez Ruiz), Madrid, Puertollano, , « Del colegio a la SecretarĂ­a: formaciĂłn e instrucciĂłn de ministros y oficiales en el Setecientos español », p. 441-458.
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  93. (es) Gloria A. Franco Rubio, La naissance de la politique moderne en Espagne. Mélanges de la Casa de Velåzquez (sous la dir. de María Victoria López-Cordón & Jean-Philippe Luis), (lire en ligne), « El ejercicio del poder en la España del siglo XVIII. Entre las pråcticas culturales y las pråcticas políticas », p. 51-77.
  94. J. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 44-45.
  95. J. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 45-46.
  96. J. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 46. L’auteur se rĂ©fĂšre Ă  (es) JesĂșs Astigarraga Goenaga, La polĂ­tica del comercio : cultura econĂłmica y traducciĂłn en la ilustraciĂłn española (1743-1794), Madrid, UniversitĂ© complutense de Madrid (thĂšse de doctorat), (lire en ligne).
  97. J. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 47.
  98. L’auteur fait rĂ©fĂ©rence Ă  (es) Antonio MartĂ­nez Borrallo, « Comerciantes vascos en los Cinco Gremios Mayores de Madrid », Revista de Historia Moderna, Mar du Plata, MagallĂĄnica, nos 4/7,‎ , p. 145-179.
  99. J. M. Imízcoz Beunza (2017), p. 47. Cf. (es) María Cristina Torales Pacheco, Ilustrados en la Nueva España. Los socios de la Real Sociedad Bascongada de Amigos del País, Mexico, Universidad Iberoamericana, .
  100. J. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 48.
  101. J. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 38.
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  106. J. M. Imízcoz Beunza (2017), p. 50. L’auteur mentionne Jean-Pierre Dedieu, Aprùs le roi. Essai sur l’effondrement de la monarchie espagnole, Madrid, Casa de Velázquez, , 210 p. (ISBN 978-84-96820-43-2, lire en ligne).
  107. J. M. ImĂ­zcoz Beunza (2017), p. 51. L’auteur se rĂ©fĂšre Ă  (es) Gonzalo Anes, EconomĂ­a e “IlustraciĂłn” en la España del siglo XVIII, Barcelone, Ariel, , 215 p. (ISBN 978-84-344-0669-8).
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  143. J. Albareda SalvadĂł (2010), p. 461-462 & 467-470.
  144. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 221.
  145. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 222.
  146. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 222-223.
  147. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 223 : « Oran deviendra l’un des pivots sur lesquels allait s’appuyer l’Espagne en vue de la domination stratĂ©gique de la MĂ©diterranĂ©e, mer si fortement liĂ©e aux intĂ©rĂȘts espagnols. Il y a lieu de citer ici Ă©galement les travaux mis en chantier au cours de ces annĂ©es-lĂ  et destinĂ©s Ă  amĂ©liorer la base de CarthagĂšne et Ă  la transformer en grand arsenal et en centre nĂ©vralgique de la monarchie sur sa façade levantine. »
  148. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 25-227.
  149. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 228-229.
  150. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 230-231.
  151. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 232-235.
  152. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 236. Citation : « Il semble qu’en 1748 une partie des ambitions laborieusement poursuivies depuis 1714 par la cour de Madrid se fĂ»t rĂ©alisĂ©e... avec l’intronisation dans le sud et dans le centre-nord de l’Italie de deux Bourbons nĂ©s Ă  Madrid. [Ces territoires] ne faisaient pas partie de la monarchie espagnole, comme ils l’avaient Ă©tĂ© depuis le dĂ©but du XVIe siĂšcle et jusqu’à Utrecht, mais indiscutablement l’Espagne retrouvait un poids important dans la MĂ©diterranĂ©e occidentale ».
  153. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 236.
  154. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 242.
  155. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 248-249.
  156. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 242-243.
  157. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 243-244.
  158. R. Capel MartĂ­nez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 242 & 244.
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