RĂ©formes bourboniennes
Par rĂ©formes bourboniennes (en espagnol Reformismo borbĂłnico) on entend en Espagne le processus de rĂ©forme de lâĂtat et lâensemble des mesures lĂ©gislatives que cette rĂ©forme permit aux Bourbons dâEspagne de prendre dans les domaines politique, Ă©conomique, militaire, social et culturel tout au long du XVIIIe siĂšcle, plus particuliĂšrement sous le rĂšgne des rois Ferdinand VI et Charles III ; le terme peut sâentendre aussi comme une pĂ©riode bien dĂ©finie dans lâhistoire de lâEspagne, celle englobant les rĂšgnes successifs des souverains Bourbons Philippe V (1700â1746), Ferdinand VI (1746-1759), Charles III (1759-1788), Charles IV (1788-1808) et Ferdinand VII (de mars Ă mai 1808). Les rĂ©formes ainsi menĂ©es devaient sâappliquer aussi bien dans la PĂ©ninsule que dans les Indes.
Devise | en latin : Plus ultra (« Plus loin ») |
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Hymne | Marcha Real |
Statut | Monarchie absolue. |
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Capitale | Madrid |
Langue(s) | Castillan (officiel), catalan, basque, galicien |
Religion | Catholicisme |
Monnaie |
Escudo espagnol Réal espagnol Maravédis |
DĂ©cĂšs de Charles II d'Espagne. | |
1701â1714 | Guerre de Succession d'Espagne. |
1740â1748 | Guerre de Succession d'Autriche. |
1756â1763 | Guerre de Sept Ans. |
1808â1814 | Guerre d'indĂ©pendance espagnole. |
1700â1746 | Philippe V |
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1746â1759 | Ferdinand VI |
1759â1788 | Charles III |
1788â1808 | Charles IV |
1808 | Ferdinand VII |
(1re) 1705â1714 | Pedro FernĂĄndez del Campo y Angulo |
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(De) 1808 | Gonzalo O'Farrill y Herrera |
Cortes |
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Ce processus rĂ©formiste, engagĂ© par la nouvelle dynastie bourbonnienne parvenue au pouvoir Ă lâissue de la guerre de Succession d'Espagne, visait Ă remplacer graduellement le rĂ©gime antĂ©rieur, celui des Habsbourg (câest-Ă -dire la monarchie dite « composite » ayant prĂ©valu durant les deux siĂšcles prĂ©cĂ©dents, oĂč lâEspagne Ă©tait un agrĂ©gat de corps politiques trĂšs divers et fragmentĂ©s, dotĂ©s chacun de leur propre droit, avec un fort caractĂšre corporatif et un haut degrĂ© dâautonomie, fonctionnant sur un mode juridictionnel oĂč le gouvernement Ă©tait largement confiĂ© Ă des magistrats qui gouvernaient aux cĂŽtĂ©s du roi dans les Conseils ou dans les tribunaux collĂ©giaux, dans les chancelleries, les cours de justice et les entitĂ©s administratives territoriales, et oĂč le pouvoir royal, de type personnel, nâĂ©tait quâun outil au service dâun ordre divin et corporatif immuable, quâil avait obligation de prĂ©server), par une monarchie dite « ministĂ©rielle », absolue, centralisĂ©e et uniformiste, largement inspirĂ©e du modĂšle français, oĂč le roi, mĂ©connaissant les anciennes limites juridictionnelles et lâantique jurisprudence sĂ©culaire, sâoctroyait dĂ©sormais le droit de lĂ©gifĂ©rer lui-mĂȘme dans des matiĂšres de plus en plus nombreuses. Ce nouveau pouvoir royal sâappuyait sur un appareil dâĂtat organisĂ© autour dâun ensemble de secrĂ©tariats dâĂtat et du Cabinet, nouveau centre politico-administratif de la monarchie espagnole, dont le personnel, en particulier les secrĂ©taires dâĂtat eux-mĂȘmes, Ă©tait choisi par le roi personnellement non plus parmi les letrados formĂ©s Ă la scolastique dans les universitĂ©s traditionnelles, mais dans les cercles Ă©clairĂ©s, parmi des hommes acquis aux transformations modernes, formĂ©s dans des institutions dâenseignement ad hoc nouvellement crĂ©Ă©es ou autodidactes, dont le roi sâassurait de la fidĂ©litĂ© par ceci notamment quâils Ă©taient entiĂšrement redevables Ă lui de leur ascension. La nouvelle bureaucratie, qui se recrutait dans les trois ordres, se juxtaposa dâabord au rĂ©gime ancien, mais au fur et Ă mesure quâelle Ă©tendait ses attributions, entra en conflit avec les anciennes Ă©lites locales dĂ©classĂ©es, provoquant opposition larvĂ©e ou rĂ©volte ouverte, parfois violente.
Le nouvel appareil dâĂtat, mis en place par ce mode opĂ©ratoire institutionnel, et quâanimait une idĂ©ologie centraliste, rationaliste, dâuniformisation, dâouverture sur lâextĂ©rieur, de mĂ©ritocratie, de laĂŻcitĂ© et dâesprit scientifique, sâemploya Ă mettre en Ćuvre un arsenal de rĂ©formes, pour partie inspirĂ©es des principes des LumiĂšres espagnoles, et qui ambitionnait de combler les retards de lâEspagne sur divers plans, en stimulant lâindustrie et le commerce (aux dĂ©pens des anciennes corporations), en introduisant les techniques nouvelles, en dĂ©veloppant lâinstruction, en amĂ©liorant les rendements de lâagriculture, en renforçant la puissance militaire, et en modernisant le pays. Les efforts dâunification portaient sur : la monnaie (instauration dâune monnaie unique, celle de Castille) ; la langue de chancellerie (imposition du castillan, aux dĂ©pens en particulier du catalan ; crĂ©ation dâune acadĂ©mie normative de la langue espagnole) ; la fiscalitĂ© (harmonisation fiscale sur le moule castillan) ; la justice (gĂ©nĂ©ralisation du systĂšme juridictionnel castillan aux autres provinces, avec notamment lâabolition des fors), etc.
Sur le plan Ă©conomique, le pouvoir bourbonnien tenta dâintroduire les nouvelles techniques et de moderniser la production (tout en maintenant une attitude ambiguĂ« vis-Ă -vis des corporations, qui, si elles Ă©taient un frein Ă lâinnovation, restaient un facteur dâordre social ; et ne rĂ©ussissant guĂšre Ă faire surgir des manufactures), de dĂ©velopper le rĂ©seau de communications (qui continuera cependant Ă prĂ©senter dâimportantes dĂ©ficiences) et de remĂ©dier au retard agricole. Par ailleurs, lâon sâemploya à « rĂ©gĂ©nĂ©rer » le clergĂ© (par une sollicitude particuliĂšre Ă lâĂ©gard des curĂ©s de paroisse, et une rĂ©duction concomitante du clergĂ© rĂ©gulier et des dĂ©tenteurs de bĂ©nĂ©fices, avec un succĂšs relatif) et Ă rĂ©former la noblesse (par lâintroduction de critĂšres plus rigoureux, et en donnant un rĂŽle accru aux hommes de mĂ©rite plutĂŽt quâaux hidalgos).
Quant Ă lâAmĂ©rique espagnole, un Ă©ventail de mesures fut conçu propre Ă rendre lâadministration coloniale plus efficace, Ă stimuler le dĂ©veloppement Ă©conomique et commercial, et Ă augmenter les recettes fiscales ; en outre, ces rĂ©formes avaient ici pour but, en limitant le pouvoir des crĂ©oles (criollos, c'est-Ă -dire des EuropĂ©ens nĂ©s dans les colonies, par opposition aux pĂ©ninsulaires, nĂ©s en Espagne), de rĂ©tablir la suprĂ©matie du pouvoir central de Madrid dans les colonies amĂ©ricaines. La Couronne escomptait de ces transformations un effet bĂ©nĂ©fique sur lâĂ©conomie de lâEspagne[1].
Le bilan de cette politique rĂ©formiste est en demi-teinte : lâagriculture et lâindustrie se dĂ©veloppĂšrent, mais le pays fut confrontĂ© au milieu du siĂšcle Ă de violentes Ă©meutes de la faim ; un grand nombre dâĂ©tablissements dâenseignement et de recherche furent crĂ©Ă©s, mais la gĂ©nĂ©ralisation de lâinstruction publique ne concernera que lâenseignement primaire ; les prĂ©rogatives judiciaires de lâInquisition furent limitĂ©es, mais le Saint-Office maintint intact son appareil de surveillance, notamment sur les livres imprimĂ©s ; sur le plan militaire, les efforts de la Couronne espagnole visant Ă rĂ©duire le retard de ses forces terrestres vis-Ă -vis de la France et celui de sa marine vis-Ă -vis du Royaume-Uni restĂšrent largement infructueux ; si lâĂ©conomie des possessions espagnoles en AmĂ©rique, et les recettes fiscales y affĂ©rentes, connut un certain essor, les nouvelles politiques ne mirent pas en cause le systĂšme dâexploitation colonial de la population indienne et eut pour effet dâaugmenter encore la pression fiscale, contribuant Ă faire Ă©clater la plus grande rĂ©volte indienne de lâhistoire ; enfin, la nature centralisatrice de la rĂ©organisation administrative mise en Ćuvre dans les colonies impliquait lâĂ©viction des criollos, dont le mĂ©contentement alimentera la tendance indĂ©pendantiste au dĂ©but du siĂšcle suivant.
Mise en contexte
Ă la fin du XVIIe siĂšcle, lâEspagne Ă©tait un Empire dĂ©clinant, souffrant de recettes fiscales en baisse et dâun pouvoir militaire affaibli, sur lequel rĂ©gnait un roi dĂ©faillant, Charles II dâEspagne, qui ne laissa aucun successeur. DĂšs avant sa mort, les puissances europĂ©ennes et leurs dynasties respectives se positionnĂšrent en vue de sâemparer du trĂŽne dâEspagne et de son vaste empire. Le roi de France Louis XIV sollicita, et obtint, lâassentiment du pape en faveur de ce que son petit-fils Philippe, duc d'Anjou, en mĂȘme temps grand-neveu de Charles II, montĂąt sur le trĂŽne. Sur son lit de mort, Charles II acquiesça Ă la remise de la couronne au prĂ©tendant dâorigine française.
Cependant, ce transfert, en 1700, de la Couronne espagnole aux mains des Bourbons ne se fit pas sans contestation. Ă lâissue de la subsĂ©quente guerre de Succession d'Espagne (1701â1713), l'Espagne dut cĂ©der certains de ses territoires en Europe et accorder Ă lâAngleterre le monopole de la rentable traite esclavagiste avec les AmĂ©riques[2] - [3] - [4] - [5]. Philippe V d'Espagne sâefforça dâendiguer le dĂ©clin de la puissance espagnole, engagĂ©e dĂšs avant la guerre. Lâempire colonial se trouvait dans un Ă©tat prĂ©caire, et au moment oĂč mourut Charles II, les forces armĂ©es Ă©taient quasi inexistantes, ne consistant quâen une seule division, le trĂ©sor public Ă©tait en faillite, et rien nâĂ©tait entrepris pour stimuler le commerce et lâindustrie. Philippe V et ses ministres ressentaient le besoin dâagir promptement pour reconstruire lâempire.
Il Ă©tait Ă©vident que lâEspagne nâĂ©tait plus la grande puissance quâelle avait Ă©tĂ© durant le XVIIe siĂšcle et que seule une alliance dynastique avec la France lui permettrait de continuer Ă se considĂ©rer comme une nation encore relativement puissante. Philippe V et ses conseillers allaient Ćuvrer Ă rendre Ă lâEspagne son prestige dâantan[6].
Influence française
Les nouveaux rois bourbonniens gardĂšrent des liens Ă©troits avec la France et sâassurĂšrent les services de maint Français en tant que conseiller. Toutefois, les innovations françaises en matiĂšre politique et sociale, si elles devinrent une rĂ©fĂ©rence importante dans ces deux domaines, ne vinrent jamais supplanter totalement les anciennes lois et traditions espagnoles. NĂ©anmoins, il y eut un afflux de marchandises, dâidĂ©es et dâimprimĂ©s français, qui contribua Ă diffuser les idĂ©es des LumiĂšres Ă travers tout le monde hispanique. Durant tout le XVIIIe siĂšcle, tout ce qui Ă©tait français devint Ă la mode, donnant naissance Ă un nouveau type de personnage, le francisĂ©, afrancesado, qui accueillait avec bienveillance ces nouvelles influences. En outre, pendant la guerre de Succession, les ports en AmĂ©rique espagnole avaient Ă©tĂ© bloquĂ©s par les flottes britannique et hollandaise. L'Espagne se tourna alors vers la France pour lâaider Ă reprendre lâexportation de ses marchandises ; câĂ©tait la premiĂšre fois dans lâhistoire coloniale de lâEspagne que des Ă©changes commerciaux eurent lieu avec un pays Ă©tranger. Ces nouvelles relations commerciales eurent pour effet de stimuler les Ă©conomies coloniales, en particulier celle du Chili[7].
ProblĂšmes Ă©conomiques, sociaux et culturels
La croissance modérée de la population
La population espagnole passa au XVIIIe siĂšcle de quelque huit millions dâhabitants en 1700 Ă 11,5 millions en 1797, annĂ©e oĂč fut rĂ©alisĂ© le recensement de Godoy. Cette hausse modĂ©rĂ©e de la population (Ă©quivalant Ă une moyenne annuelle de +0,4 %) correspond au modĂšle dĂ©nommĂ© modĂšle dĂ©mographique de type ancien, oĂč tant la natalitĂ© que la mortalitĂ© sont Ă©levĂ©es. La clef de cette croissance rĂ©side en ceci que la mortalitĂ©, quoique restant trĂšs Ă©levĂ©e (38 pour mille), tendit Ă baisser, pour finir par passer en dessous de la natalitĂ© (40/42 pour mille), et cela par suite dâune moindre incidence de morts consĂ©cutives Ă des Ă©vĂ©nements catastrophiques, plus particuliĂšrement grĂące Ă la disparition de la peste, mĂȘme si les autres maladies Ă©pidĂ©miques continuaient de sĂ©vir, comme la variole, la fiĂšvre jaune, le typhus, etc. De mĂȘme, les crises de subsistance et les famines rĂ©gressaient, sans pourtant disparaĂźtre, grĂące Ă lâextension de la superficie cultivĂ©e, lâamĂ©lioration des cultures existantes, lâintroduction de cultures nouvelles (comme le maĂŻs, et dâautres, qui allaient sâintĂ©grer dans le rĂ©gime alimentaire quotidien), lâimportation de grains, lâamĂ©lioration des communications, et la construction et le perfectionnement des silos oĂč pouvaient sâemmagasiner les cĂ©rĂ©ales en prĂ©vision de mauvaises rĂ©coltes. Enfin, les progrĂšs de la mĂ©decine et de lâhygiĂšne, quoique fort limitĂ©s, contribuĂšrent aussi Ă la lĂ©gĂšre chute de la mortalitĂ©[8].
Cependant, le bilan dĂ©mographique global enregistrĂ© au XVIIIe siĂšcle quant Ă la mortalitĂ© demeure mĂ©diocre, car la mortalitĂ© infantile continua de frapper 25 % des jeunes enfants dans leur premiĂšre annĂ©e de vie et lâespĂ©rance de vie nâaugmenta que de deux ans comparativement au siĂšcle prĂ©cĂ©dent, passant de 25 Ă 27 ans[9]. Ainsi note-t-on, au long du XVIIIe siĂšcle, quatre moments de crise dĂ©mographique importants : celle de 1706-1710, en pleine guerre de Succession d'Espagne, lors de laquelle la population eut Ă subir les effets cumulatifs de la guerre, de la faim et de lâĂ©pidĂ©mie ; celle de 1762-1765, au dĂ©but du rĂšgne de Charles III, oĂč la famine affecta principalement lâintĂ©rieur de lâEspagne ; celle des annĂ©es 1780, oĂč la variole et le paludisme, dĂ©signĂ©es Ă lâĂ©poque par le terme de fiĂšvres tierces, affectĂšrent un million de personnes et provoquĂšrent la mort dâenviron 10 000 ; et celle de 1798-99, causĂ©e par une Ă©pidĂ©mie « quasi gĂ©nĂ©rale » de « tierces et fiĂšvres putrides », qui toucha surtout la Catalogne, lâAragon et les deux Castilles[10].
Retard relatif de lâagriculture
Lâagriculture continuait dâĂȘtre la principale activitĂ© Ă©conomique, et la population rurale, composĂ©e de paysans et dâautres personnes pratiquant dâautres activitĂ©s concurremment avec le travail de la terre, reprĂ©sentait prĂšs de 90 % de la population totale[11]. Au XVIIIe siĂšcle, lâagriculture connut une certaine croissance, grĂące Ă lâintroduction de quelques amĂ©liorations de type technique ou Ă lâintroduction de nouvelles cultures, comme le maĂŻs ou la pomme de terre, mais avant tout Ă la suite dâun agrandissement de la surface cultivĂ©e, ce qui cependant supposait la mise en culture de terres marginales, avec des rendements moindres, et non grĂące Ă des progrĂšs techniques capables dâaugmenter les rendements moyens par unitĂ© de superficie ensemencĂ©e â de fait, ceux-ci nâaugmenteront pas au long du XVIIIe. Pour cette raison, la production tendit Ă la longue Ă diminuer relativement Ă une population qui continuait dâaller augmentant, ce qui provoqua des pĂ©nuries et des crises de subsistance[12] - [13]. Seul dans quelques provinces, telles que Valence et la Catalogne, il fut procĂ©dĂ© Ă de notables essais de rĂ©novation agriculturelle, liĂ©s surtout au dĂ©veloppement des cultures arbustives, comme la vigne[14]. De mĂȘme, en Galice et en Cantabrie, la mise en place du maĂŻs dâabord, de la pomme de terre ensuite, permit de rehausser la productivitĂ© agraire[15].
Les causes de ce retard agricole furent dĂ©noncĂ©es par nombre dâintellectuels des LumiĂšres, mais les gouvernements rĂ©formistes restaient rĂ©ticents Ă mettre en Ćuvre les mesures nĂ©cessaires propres Ă les corriger, car cela eĂ»t impliquĂ© de mettre en question lâAncien RĂ©gime lui-mĂȘme. La preuve en est la longue discussion Ă propos de la Loi agraire, qui sâĂ©tira sur plus de vingt ans et qui ne dĂ©boucha finalement sur aucune mesure lĂ©gislative[16].
« La culture de la terre est encore fort Ă©loignĂ©e de la perfection Ă laquelle elle pourrait si aisĂ©ment ĂȘtre portĂ©e. Laquelle des nations [qui composent lâEspagne] ne prĂ©sente pas, au dĂ©shonneur de son savoir et de son opulence, et au milieu de ce que les arts du luxe et du plaisir ont produit, de nombreux tĂ©moignages du retard dâune profession si essentielle et nĂ©cessaire ? Quelle nation y a-t-il oĂč lâon ne voie pas quantitĂ© de terrains ou totalement incultes, ou trĂšs imparfaitement cultivĂ©s ? Beaucoup sont, par manque dâirrigation, de draĂźnage ou de dĂ©blaiement, condamnĂ©s Ă la stĂ©rilitĂ© perpĂ©tuelle ; beaucoup sont perdus pour les fruits auxquels la nature les appelle, et destinĂ©s Ă des productions dommageables et inutiles, avec dĂ©perdition de temps et de travail ? Y a-t-il une nation oĂč il nây ait point beaucoup Ă amĂ©liorer dans les instruments, beaucoup de progrĂšs Ă faire dans les mĂ©thodes, beaucoup Ă corriger dans les travaux et opĂ©rations rustiques de ses cultures ? En un mot : Y a-t-il une nation dans laquelle le premier des arts ne soit pas le plus attardĂ© de tous ? »
â Gaspar Melchor de Jovellanos, Informe del Expediente de Ley Agraria, 1794
Les raisons principales pouvant expliquer le « blocage agraire » espagnol[12] sâĂ©numĂšrent comme suit :
- une bonne partie des terres cultivĂ©es Ă©taient vinculadas par le majorat de la noblesse, câest-Ă -dire inaliĂ©nablement attachĂ©es Ă la possession dâun titre de noblesse, ou soumises Ă la rĂšgle de la mainmorte, principalement au bĂ©nĂ©fice des institutions ecclĂ©siastiques et des municipalitĂ©s, ce qui les plaçait en dehors du marchĂ© de la terre et, de la sorte, des personnes entreprenantes, qui auraient pu les acheter pour en obtenir de meilleurs rendements, ne le pouvaient pas, et celles des terres qui, nâĂ©tant frappĂ©es ni du majorat ni de la mainmorte, Ă©taient offerts Ă la vente, avaient pour la mĂȘme raison un prix excessivement Ă©levĂ©[16].
- les revenus tirĂ©s de lâactivitĂ© agraire nâĂ©taient pas rĂ©investis dans lâagriculture, mais servaient pour la majeure partie Ă financer les Ă©normes dĂ©penses de la noblesse et du clergĂ©, par la circonstance que ces deux Ă©tats privilĂ©giĂ©s dĂ©tenaient alors la propriĂ©tĂ© dâenviron 60 % des terres, et par la voie dâautres mĂ©canismes dâappropriation de lâexcĂ©dent agraire, tels que la dĂźme, dans le cas de lâĂglise, ou les droits juridictionnels, dans le cas de la noblesse[16] - [17].
- dĂšs lors, lâexcĂ©dent agraire laissĂ© aux mains du cultivateur direct Ă©tait faible, ce qui empĂȘchait celui-ci de rĂ©aliser les amĂ©liorations propres Ă augmenter les rendements. Ceci Ă©tait spĂ©cialement patent dans les cas, trĂšs frĂ©quents, des baux Ă ferme de court terme, Ă©tant donnĂ© que chaque innovation â en gĂ©nĂ©ral tous les six ans â entraĂźnait presque invariablement une hausse du fermage Ă verser au propriĂ©taire. Seuls les contrats de bail Ă long terme incitaient le cultivateur direct Ă innover[18].
Quant Ă lâĂ©levage, la transhumance connut alors une phase de relative prospĂ©ritĂ©, encore quâil entamĂąt son dĂ©clin Ă partir des annĂ©es 70 du siĂšcle sous lâeffet de facteurs Ă©conomiques (hausse du prix des pĂąturages et des salaires, alors que le prix de la laine restait stable) et politiques (le dĂ©mantĂšlement des privilĂšges de la Mesta au profit des agriculteurs, ce qui permit le dĂ©frichement de pĂąturages, de dehesas et de drailles)[19].
Développement limité de la manufacture ; les corporations
Le souci de stimuler les manufactures et lâindustrie fut une constante dans les gouvernements rĂ©formistes et chez les intellectuels des LumiĂšres. Cependant, ce souci sâinsĂ©rait dans une vision essentiellement mercantiliste, compte tenu que lâobjectif poursuivi Ă©tait dâĂ©viter, par la fabrication dans le propre pays des produits importĂ©s du dehors, la fuite de numĂ©raire vers lâĂ©tranger[20]. Câest pourquoi la politique rĂ©formiste bourbonnienne adopta des mesures protectionnistes dans les secteurs de base (acheminement vers les AmĂ©riques strictement rĂ©servĂ© au seul fer produit dans les provinces basques ; prĂ©fĂ©rence donnĂ©e aux navires de fabrication espagnole pour la navigation vers lâAmĂ©rique) et stimula les Reales FĂĄbricas (manufactures royales), crĂ©Ă©es sous lâĂ©gide de lâĂtat dans le double objectif de remplacer les importations provenant de manufactures Ă©trangĂšres et de dĂ©velopper les savoirs techniques qui manquaient Ă lâEspagne. Un exemple significatif de cette politique est la fondation en 1746 de la manufacture de textile Real Sitio de San Fernando, comprenant la construction dâune usine de draps, dâune nouvelle zone dâhabitation pour ses ouvriers et lâamĂ©nagement rationnel des territoires circonvoisins, en accord avec les nĂ©cessitĂ©s de la fabrique et de la nouvelle implantation, laquelle se voulait un modĂšle, aux normes des LumiĂšres. Pourtant, Ă la fin du siĂšcle, la plupart de ces Ă©tablissements ne seront plus maintenus que pour des considĂ©rations de prestige et non pour motifs Ă©conomiques, attendu que leurs coĂ»ts de production Ă©taient fort Ă©levĂ©s car continuant Ă faire appel aux techniques traditionnelles, et que beaucoup dâentre eux ne survivaient que grĂące aux subsides du TrĂ©sor royal[21].
Selon lâhistorien Roberto FernĂĄndez,
« nombre de ces manufactures [royales] naquirent sous lâempire des nĂ©cessitĂ©s dâĂtat, quelques-unes pour des impĂ©ratifs militaires. Tel est le cas de la construction navale dans les trois grands arsenaux (El Ferrol, Cadix et CarthagĂšne) ou des usines sidĂ©rurgiques de LiĂ©rganes et La Cavada destinĂ©es Ă pourvoir en matĂ©riel de guerre les forces armĂ©es. Dâautres virent le jour dans la perspective de valoir des recettes aux finances publiques ; câest de cet ordre que relevaient la fabrique de tabacs de SĂ©ville ou celle de cartes Ă jouer de MĂĄlaga et de Madrid. Occasionnellement, lâon tenta de faire face Ă la demande dâarticles de luxe provenant des classes argentĂ©es, sans devoir dĂ©pendre de lâĂ©tranger ; câest ainsi quâapparurent les installations manufacturiĂšres de tapis Ă Santa BĂĄrbara, de cristal Ă San Ildefonso ou de porcelaine au Buen Retiro. Pour finir, lâĂtat songea aussi Ă couvrir les besoins en articles de consommation textiles populaires en installant des fabriques de laine (San Fernando de Henares, Brihuega, Guadalajara), de soie (Talavera de la Reina), de lingerie (San Ildefonso et LĂ©on) ou de cotonnades (Avila)[22]. »
Ce nĂ©anmoins, la majeure partie de la production manufacturiĂšre Ă©tait rĂ©alisĂ©e par des ateliers artisanaux groupĂ©s en corporations qui, quoiquâobjets de critique car entravant lâintroduction dâinnovations techniques capables dâaugmenter la productivitĂ©, surent prĂ©server dans les villes (qui constituaient leur marchĂ© restreint) le monopole de leur secteur dâactivitĂ©[23] ; leurs privilĂšges ne furent guĂšre entamĂ©s par les gouvernements rĂ©formistes, leur politique dans ce domaine se maintenant en effet Ă mi-chemin entre les « dĂ©fenseurs enthousiastes » des corporations, tels que Capmany ou Francisco RomĂĄ y Rosell, et les « implacables dĂ©tracteurs », comme Jovellanos â câest-Ă -dire quâils choisirent de maintenir les corporations en considĂ©ration de leurs avantages sur le plan du maintien du bon ordre social et politique, mais dans le mĂȘme temps, voulant suivre les « rĂ©formistes acharnĂ©s », tels que Campomanes et CabarrĂșs, sâefforcĂšrent dâen finir avec leur immobilisme afin que leur production cessĂąt dâĂȘtre peu abondante, chĂšre et de mauvaise qualitĂ© et quâelles sâouvrent aux innovations techniques[24]. Campomanes, dans son cĂ©lĂšbre Discurso sobre el fomento de la industria popular (littĂ©r. Discours sur lâencouragement de lâindustrie populaire), Ă©valuait comme suit le travail des corporations :
« Dans les corporations dâartisans, il y a trĂšs peu dâenseignement. Il manque un but dĂ©fini chez les apprentis, il faudrait une Ă©cole publique pour chaque mĂ©tier et des prix Ă ceux qui font avancer ou amĂ©liorent la profession. De façon gĂ©nĂ©rale, tout dans les mĂ©tiers est perclus de tradition et de peu dâexcellence. [âŠ]
La stimulation des arts [= mĂ©tiers] est incompatible avec lâimparfaite persistance de corporations : celles-ci empĂȘchent le libre accĂšs aux mĂ©tiers, et fortes dâĂȘtre uniques et privatives, ne prennent pas la peine de sâaffiner dans les arts, parce quâelles savent bien que le public doit nĂ©cessairement aller les chercher, et ne sâattache pas Ă discerner entre ses Ćuvres.
Quiconque se sent de lâattirance pour ces mĂ©tiers ne peut les exercer en privĂ© sans sâassujettir Ă la corporation ; et cela en repousse beaucoup, qui dans les maisons travailleraient sans doute mieux ; et une telle concurrence rendrait la main-dâĆuvre meilleur marchĂ©, et lâinciterait Ă se parfaire. »
En rĂ©sumĂ©, les clercs des LumiĂšres opposaient deux types dâobjections aux corporations. Lâune concernait lâorganisation interne des corporations, mais la principale critique portait sur le manque de flexibilitĂ© et de mobilitĂ© de quelques corporations qui sâĂ©taient fossilisĂ©es jusquâĂ se retrouver monopolisĂ©es dans leurs fonctions directrices par une minoritĂ© de maĂźtres. Le dĂ©faut de fluiditĂ© et dâascension socioprofessionnelle Ă©taient Ă©vident aux yeux de leurs dĂ©tracteurs. Dâautres inconvĂ©nients Ă©taient liĂ©s aux consĂ©quences quâavaient pour lâĂ©conomie et pour lâĂtat les groupements dâartisans alors en vigueur. Lâexistence de privilĂšges et de monopoles corporatistes finit par signifier un vĂ©ritable goulet dâĂ©tranglement pour la production, de mĂȘme quâun prĂ©judice certain pour des consommateurs sans cesse plus nombreux. Le concept nouveau et triomphant de la mode restait Ă©tranger aux corporations et en outre, celles-ci Ă©taient un obstacle Ă la libertĂ© de fabrication... Face Ă ces critiques, quelques voix, dâune incontestable autoritĂ© comme celles de Francisco RomĂĄ y Rosell et, surtout, dâAntonio de Capmany, sâinscrivaient en faux ; en substance, le dernier citĂ© croyait que, si certes les prix Ă©taient moins compĂ©titifs chez les corporations, il nâest pas moins rĂ©el que les corporations avaient su prĂ©venir la dĂ©cadence des arts et prĂ©server lâavenir social des travailleurs manuels. Les vertus de la libertĂ© de fabrication restaient Ă prouver, et ses premiers symptĂŽmes Ă Barcelone, oĂč fonctionnaient dĂ©jĂ quelques usines mĂ©canisĂ©es, laissaient entrevoir une prolĂ©tarisation et dĂ©sintĂ©gration de la communautĂ© des artisans[25].
Une industrie moderne dans le secteur textile ne rĂ©ussit Ă Ă©merger que dans la seule Catalogne. Des bourgeois entrepreneurs, qui avaient fait fortune dans la production dâeau-de-vie ou de tissu imprimĂ© (indianerĂa) â la zone de Barcelone-MatarĂł comptait en 1784 dĂ©jĂ 72 fabriques avec chacune plus de douze machines Ă tisser â, se mirent Ă importer vers la fin du siĂšcle des machines de filage anglaises (des spinning jennys, des water frames puis, plus tard, des mules-jenny), donnant naissance aux premiĂšres usines proprement dites, comme celle de Joan Vilaregut Ă Martorell, prĂšs de Barcelone, qui vers 1807 disposait de 18 machines anglaises mues par la force hydraulique[26].
Ainsi que lâa signalĂ© Enrique GimĂ©nez,
« le cas catalan Ă©tait une exception dans la rĂ©alitĂ© manufacturiĂšre dominĂ©e Ă la fin de lâAncien RĂ©gime par un marchĂ© rachitique, avec un faible niveau de consommation ; par un manque dâattractivitĂ© pour les investissements, qui continuaient dâĂȘtre attirĂ©s par la terre ; et par une carence gĂ©nĂ©rale dâinnovations techniques[26]. »
Lâabsence dâarticulation dâun « marchĂ© national »
Le peu dâampleur du commerce intĂ©rieur sâexplique par le faible pouvoir dâachat de la paysannerie, lui-mĂȘme consĂ©cutif aux faibles revenus qui restaient aux paysans aprĂšs paiement des sommes dues aux seigneurs, Ă lâĂglise et Ă la Couronne, et Ă lâautoconsommation quâen consĂ©quence les paysans tendaient Ă pratiquer ; en effet, le paysan avait coutume de produire lui-mĂȘme une partie de ses vĂȘtements ainsi que la plupart de ses outils de travail et des ustensiles du foyer, et se procurait auprĂšs des artisans du lieu le peu qui nâĂ©tait pas de sa propre facture[21]. Le constat dâun faible commerce intĂ©rieur en Espagne a Ă©tĂ© fait par des visiteurs et voyageurs Ă©trangers, notamment par le diplomate français Jean-François de Bourgoing dans son Nouveau Voyage en Espagne, ou tableau de l'Ă©tat actuel de cette monarchie, Ă©ditĂ© Ă Paris en 1789 :
« Lâon ne voit guĂšre dâautre commerce que celui des vins et des huiles, qui, dans des outres chargĂ©es sur des mules ou des Ăąnes, passent dâune province Ă lâautre ; celui des grains, qui, se prĂ©valant Ă©galement de lâaide exclusive des bĂȘtes de somme, vont remĂ©dier par les surplus dâune contrĂ©e Ă la pĂ©nurie dâune contrĂ©e voisine ; et, surtout, celui des laines, qui, des bergeries et des lavoirs Ă©parpillĂ©s dans les deux Castilles, prennent la route de Bilbao, de Santander et dâautres ports de la cĂŽte septentrionale. Les matĂ©riaux nĂ©cessaires aux fabriques, les marchandises qui, Ă partir des frontiĂšres ou des ports, passent Ă lâintĂ©rieur du royaume, se transportent presque toujours par les mĂȘmes moyens lents, et par consĂ©quent dispendieux. »
Il y avait dâautres obstacles encore Ă lâarticulation du « marchĂ© national » qui faisaient lâobjet de lâattention des autoritĂ©s, quoiquâavec des restrictions :
- Ălimination des douanes intĂ©rieures entre les anciens royaumes : objectif atteint depuis 1717, avec lâexception du royaume de Navarre et des provinces exemptĂ©es basques (la tentative de supprimer les douanes basques, en les dĂ©plaçant vers la mer, provoqua une rĂ©volte populaire en ). Toutefois, le succĂšs de cette mesure fut limitĂ© par les pĂ©ages intĂ©rieurs â octrois, pontazgos (droits pour lâutilisation dâun pont) et barcajes (droits de navigation sur les riviĂšres et canaux) â qui restĂšrent Ă peu prĂšs inchangĂ©s, une bonne part de ces pĂ©ages se trouvant en effet aux mains de la noblesse titrĂ©e.
- Abolition de la taxe sur les grains (dĂ©crĂ©tĂ© en 1765), dans le but de libĂ©raliser le commerce des cĂ©rĂ©ales, ce qui finit par provoquer une hausse rapide des prix, Ă lâorigine de la rĂ©volte contre Esquilache. NĂ©anmoins, les rĂ©glementations tant Ă©tatiques que locales destinĂ©es Ă rĂ©guler le commerce ne furent pas abolies, non plus que les monopoles fiscaux sur le tabac et le sel, en dĂ©pit de ce que plusieurs Ă©conomistes et personnalitĂ©s des LumiĂšres, en particulier Miguel de GĂĄndara dans ses Apuntes sobre el bien y el mal de España parus en 1762, ne cessaient de prĂŽner lâabolition de toutes les entraves Ă la « libertĂ© de commerce » :
« La libertĂ© est lâĂąme du commerce ; elle est la croissance de toutes les prospĂ©ritĂ©s de lâĂtat, elle est la rosĂ©e qui arrose les champs ; elle est le soleil bĂ©nĂ©fique qui fertilise les monarchies ; le commerce, enfin, est lâirrigation universelle de tout. Son contraire, ce sont les monopoles dâĂtat, les murailles et les taxes. Chaque fois quâil y a des taxes, les fruits et la qualitĂ© des choses sont diminuĂ©s. La libertĂ© et lâespĂ©rance rendent les hommes laborieux ; lâoppression, les taxes et la mĂ©fiance transforment en fainĂ©ants les plus industrieux. Tel est le caractĂšre de la nature humaine. »
- AmĂ©liorations au rĂ©seau routier : lâon construisit quelque 1 200 kilomĂštres de routes rayonnant Ă partir de Madrid comme centre ; un ensemble de liaisons routiĂšres interrĂ©gionales furent mises en chantier et lâon entreprit de construire plus de 700 ponts, ainsi que de nombreuses voies de navigation (canal du Manzanares, canal impĂ©rial d'Aragon, canal de Castille) afin de stimuler le commerce des produits agricoles. Ce nĂ©anmoins, malgrĂ© les relatives avancĂ©es obtenues par ces efforts, le rĂ©seau de communications continua de prĂ©senter dâimportantes dĂ©ficiences.
Les difficultés du commerce avec les Indes
Le commerce avec lâEmpire dâAmĂ©rique, qui reprĂ©sentait la partie fondamentale du commerce extĂ©rieur de lâEspagne, Ă©tait basĂ© sur le principe du monopole, par lequel les colonies amĂ©ricaines nâĂ©taient autorisĂ©es Ă commercer quâavec la mĂ©tropole, et sur celui de la division du travail, la mĂ©tropole â lâEspagne â exportant des produits manufacturĂ©s (tissus, vin, eau-de-vieâŠ) et important en Ă©change des matiĂšres premiĂšres (mĂ©taux, sucre, tabac, cacao...). Câest ce quâimpliquait le principe de lâexclusif colonial[26].
Cependant, lâincapacitĂ© de lâĂ©conomie espagnole Ă fournir des produits manufacturĂ©s Ă des prix compĂ©titifs et en quantitĂ©s suffisantes, Ă©tait source de problĂšmes dans les colonies, et obligeait Ă avoir recours, dans une mesure toujours croissante, Ă la contrebande de produits en provenance dâautres pays, surtout de Grande-Bretagne[26]. Ă cette situation, lâon tenta de remĂ©dier en premier lieu par la crĂ©ation de « compagnies privilĂ©giĂ©es », comme la Real CompañĂa Guipuzcoana de Caracas pour le Venezuela, afin dâinclure dans le commerce les rĂ©gions marginales de lâAmĂ©rique et les Philippines ; et plus particuliĂšrement par le dĂ©cret de 1778 qui mit fin au monopole de Cadix, qui avait supplantĂ© SĂ©ville en 1717, pour le commerce avec lâAmĂ©rique et permettait Ă dâautres ports espagnols â Barcelone, Malaga, Alicante, CarthagĂšne, SĂ©ville, GijĂłn, la Corogne, Palma de Majorque, Tortosa, AlmerĂa et Santa Cruz de Tenerife â de commercer directement avec las Indias, encore que Cadix prĂźt toujours Ă son compte les 2/3 du commerce colonial.
Cependant, le dĂ©cret de 1778 nâeut que des effets limitĂ©s, car les ports nouvellement autorisĂ©s continuaient, dans une large mesure, Ă lâinstar de Cadix, de jouer le rĂŽle de simples centres de rĂ©exportation de produits manufacturĂ©s fabriquĂ©s dans dâautres pays europĂ©ens, lesquels en Ă©change importaient les matiĂšres premiĂšres amĂ©ricaines et le mĂ©tal argent. DâoĂč le fait que la balance commerciale avec lâEurope Ă©tait nettement dĂ©ficitaire (on importait plus quâon nâexportait, et la sortie de numĂ©raire permettait dâĂ©quilibrer lâĂ©change), et quâen outre les transactions marchandes Ă©taient dominĂ©es par des maisons de commerce Ă©trangĂšres Ă©tablies dans les ports mĂ©diterranĂ©ens et atlantiques et intĂ©ressĂ©es par le commerce avec lâAmĂ©rique[27].
La persistance des privilĂšges et des valeurs de la noblesse
Les gouvernements bourbonniens ne mirent jamais en cause les privilĂšges nobiliaires et la noblesse nâeut Ă souffrir aucun prĂ©judice â au contraire mĂȘme, le nombre de titres de noblesse augmenta, dans le cadre dâune politique menĂ©e par les Bourbons qui avait pour but de rĂ©compenser les sujets sâĂ©tant distinguĂ©s dans leur service Ă la couronne, et qui en outre sâaccompagnait, pour chaque titre octroyĂ©, de bonnes recettes pour les finances de lâĂtat. Ainsi la noblesse titrĂ©e sâaccrut-elle de 878 membres au long du siĂšcle, le nombre de nouveaux nobles atteignant un chiffre total de 1 323 vers lâannĂ©e 1800. Les nouveaux titres furent octroyĂ©s pour moitiĂ© sous le rĂšgne de Philippe V, qui voulut par lĂ rĂ©compenser ceux qui lâavaient soutenu lors de la guerre de Succession d'Espagne[28].
Ce nonobstant, le nombre de nobles sâamenuisa au long du XVIIIe siĂšcle, parce que les gouvernements bourbonniens, surtout dans la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle, sâappliquĂšrent Ă Ă©purer la noblesse des dizaines de milliers d'hidalgos vivant dans des conditions Ă©conomiques prĂ©caires trĂšs Ă©loignĂ©es de celles censĂ©ment requises par leur haut rang dans la sociĂ©tĂ©, et, de plus, ayant beaucoup perdu de leur prestige social. Ainsi que le signala lâhomme des LumiĂšres Campomanes, il sâagissait de personnes qui ne rĂ©pondaient pas aux deux principes de la noblesse, savoir : lâ« anciennetĂ© du lignage » et la « possession de biens ». Ainsi le nombre de nobles retomba-t-il de 722 764 en 1768, soit 7,2 % de la population, Ă 402 059 en 1797, soit 3,8 %, par suite de lâexigence de preuves plus sĂ»res et plus fiables qui Ă©tait dĂ©sormais opposĂ©e Ă ceux prĂ©tendant possĂ©der la qualitĂ© dâhidalgo[29].
La politique menĂ©e vis-Ă -vis de la noblesse par les gouvernements les plus empreints des LumiĂšres de la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle visait par ces rĂ©formes Ă hisser la noblesse Ă la hauteur des temps nouveaux et Ă la mettre en adĂ©quation avec les transformations Ă©conomiques et de mentalitĂ© alors en cours, dans le but de crĂ©er une noblesse moderne Ă mĂȘme de contribuer Ă lâamĂ©lioration de lâĂ©conomie et de diriger la sociĂ©tĂ© au nom de « vertus nobiliaires » exemplaires. Ă cette fin, les gouvernements ouvrirent la noblesse Ă ceux qui le mĂ©ritaient et apparaissaient en mesure de la rĂ©nover, tels que certains hommes riches ou certains personnages dâune valeur intellectuelle ou politique reconnue. Lâhomme des LumiĂšres CabarrĂșs encourageait les nobles Ă se rendre souvent dans leurs propriĂ©tĂ©s (aussi souvent que le leur permettait le service de cour), afin quâainsi la noblesse pĂ»t vivifier « les provinces par leur prĂ©sence, leur consommation et leurs bĂ©nĂ©fices » et quâelle emmenĂąt « avec [eux] les connaissances en Ă©conomie rurale et les arts de la civilisation⊠LĂ -bas, quels que soient leurs titres, le respect et la gratitude leur seront rĂ©affirmĂ©s »[30]. Câest dans ce sens quâil convient dâinterprĂ©ter les mesures tendant Ă rendre le travail compatible avec la noblesse, en particulier la CĂ©dule royale du dĂ©clarant « honnĂȘtes » les mĂ©tiers et le commerce.
La noblesse en gĂ©nĂ©ral, mais surtout sa partie la plus attachĂ©e Ă ses privilĂšges et valeurs traditionnelles, Ă©tait lâobjet de critiques et la cible de satires de la part des tenants des LumiĂšres, tels que JosĂ© Cadalso, qui sâexprima comme suit dans ses Cartas Marruecas :
« Ayant priĂ© un ami chrĂ©tien de vouloir mâexpliquer ce quâest la noblesse hĂ©rĂ©ditaire, celui-ci, aprĂšs mâavoir dit mille choses que je ne compris pas, en me montrant des estampes, qui semblaient de magie, et des figures que quelque peintre dĂ©ment avait eu le caprice de produire, et aprĂšs sâĂȘtre moquĂ© avec moi de beaucoup de choses quâil disait ĂȘtre fort respectables dans le monde, conclut par ces paroles, non moins entrecoupĂ©es dâĂ©clats de rire : la noblesse hĂ©rĂ©ditaire est la vanitĂ© que je fonde en ceci que huit cents ans avant ma naissance quelquâun est mort qui sâappelait comme je mâappelle, et qui Ă©tait un homme dâutilitĂ©, quoique moi-mĂȘme je sois inutile en tout. »
En effet, au long du XVIIIe siĂšcle, par la diffusion des idĂ©es des LumiĂšres, lâon en Ă©tait venu Ă accorder plus de valeur au « mĂ©rite » quâau « lignage » au moment de dĂ©terminer la position de chaque groupe ou personne dans la hiĂ©rarchie sociale. Ainsi pouvait-on lire dans la revue El Censor[31] :
« Ceux qui rendent une nation opulente, illustre et respectable ne sont pas ses hidalgos, mais ses habiles et actifs commerçants et artistes, et ses grands lettrĂ©s. Un noble sans mĂ©rite est comme un magnifique tombeau. Il a les mĂȘmes titres et armoiries : et au-dedans, cela est soit creux, soit plein de fĂ©tiditĂ©. »
La « régénération » du clergé
En raison de leur pouvoir Ă©conomique, politique et spirituel, le clergĂ© et ceux qui, Ă cheval sur lâĂ©tat laĂŻc et ecclĂ©siastique, Ă©taient Ă son service â sacristains, acolytes, oblats, serviteurs, familiares (indicateurs) de lâInquisition, etc. â constituaient un Ătat dans l'Ătat. Au milieu du XVIIIe siĂšcle, il y avait en Espagne 165 000 gens dâĂglise, Ă©quivalant Ă 2 % de la population, dont 67 000 appartenaient au clergĂ© sĂ©culier et 98 000 au clergĂ© rĂ©gulier. Vers la fin du siĂšcle, leur nombre avait baissĂ© Ă 148 000, malgrĂ© une augmentation du clergĂ© sĂ©culier â Ă 71 000 â, contrebalancĂ© par une rĂ©duction du clergĂ© rĂ©gulier (surtout celui fĂ©minin), qui en 1797 Ă©tait retombĂ© Ă 77 000. Cependant, en dĂ©pit de cette croissance du clergĂ© sĂ©culier en 1797, il continuait dây avoir quelque 3000 paroisses non pourvues de curĂ©, car ne rapportant que de faibles revenus[32].
Quelques clĂ©ricaux et la plupart des reprĂ©sentants des LumiĂšres dĂ©nonçaient le dĂ©sĂ©quilibre dans la rĂ©partition du clergĂ© en Espagne, qui faisait que des paroisses se trouvaient dĂ©pourvues de prĂȘtre, pendant que les membres du clergĂ© rĂ©gulier et les titulaires d'un bĂ©nĂ©fice ecclĂ©siastique se comptaient en dizaines de milliers[33]. Ce que souligna p.ex. Cabarrus :
« Jâouvre le recensement espagnol fait en 1788 et je trouve que nous avons 17 000 paroisses et 15 000 curĂ©s, soit 2000 de moins que ce quâil est nĂ©cessaire. Mais nous avons en revanche 47 000 titulaires de bĂ©nĂ©fice et 48 000 religieux ; de sorte que, sâil y a ainsi beaucoup de paroisses sans pasteur, on pourrait, en distribuant mieux nos prĂȘtres actuels, en avoir sept dans chacune dâelles. Il est Ă©vident, par consĂ©quent, quâil y a un excĂšs Ă©norme et que, sans trop sonder cette plaie funeste, on peut lâattribuer Ă la trop grande facilitĂ© avec laquelle on recrute dans les ordres religieux et aux chapellenies ou bĂ©nĂ©fices de sang [âŠ] »
La politique rĂ©formiste concernant le clergĂ© sâattacha Ă crĂ©er une Ăglise soumise au pouvoir de la Monarchie dans le domaine temporel et à « rĂ©gĂ©nĂ©rer » le comportement de ses membres, Ă lâeffet quâils accomplissent mieux leur mission pastorale et aident dans la tĂąche de rĂ©former le pays ; ainsi p.ex. Cabarrus recommanda-t-il que le clergĂ© sâintĂ©grĂąt dans les SociĂ©tĂ©s Ă©conomiques des amis du pays. Lâon se proposait de cette maniĂšre de former un clergĂ© moins nombreux, correctement distribuĂ© sur le territoire, mieux prĂ©parĂ© pastoralement et vouĂ© au travail de « charge dâĂąmes » et au « secours des pauvres ». Jovellanos voyait dans les membres du clergĂ© des « pĂšres et instructeurs de leurs villages ». Par suite, la sollicitude des rĂ©formistes allait prioritairement aux curĂ©s de paroisse, et leurs critiques se centraient sur le clergĂ© rĂ©gulier et sur les dĂ©tenteurs de bĂ©nĂ©fices[34].
Pourtant, les mesures prises par les gouvernements bourbonniens soucieux de « rĂ©gĂ©nĂ©rer » le clergĂ© nâeurent quâun impact limitĂ© : en ce qui concerne le clergĂ© rĂ©gulier p.ex., un ordre du Conseil de Castille de 1762, sous le rĂšgne de Charles III, limita le nombre de religieux Ă ceux aptes Ă se maintenir avec dignitĂ© dans un couvent ; quant au clergĂ© sĂ©culier, lâon sâefforça dâamĂ©liorer la prĂ©paration pastorale et intellectuelle, en particulier des curĂ©s de paroisse, au moyen de la crĂ©ation de sĂ©minaires, et lâon tenta en outre dâaugmenter les revenus des paroisses rurales afin quâelles fussent occupĂ©es, toutefois avec un succĂšs relatif[35].
Les inégalités sociales dans les villes
Ce qui au XVIIIe siĂšcle Ă©tait dĂ©signĂ© par le mot « bourgeoisie » incluait, au sens large, chaque personne non noble exerçant un travail non manuel dans nâimporte quel secteur dâactivitĂ© â commerce, finances, manufacture, services, et aussi agriculture (les dĂ©nommĂ©s « agriculteurs riches ») â, encore quâau sens restreint, le terme se rĂ©fĂ©rait Ă ceux qui se vouaient au commerce ou Ă la finance sur une grande Ă©chelle (la « bourgeoisie dâaffaires »), regroupĂ©s dans les consulats de commerce. En dessous dâeux, lâon trouve les groupes intermĂ©diaires, correspondant au concept de bourgeoisie au sens large, ou celui de petite bourgeoisie, et reprĂ©sentĂ©s par les commerçants de dĂ©tail, les maĂźtres de corporation, les agriculteurs riches, les fabricants de drap, les notaires, les avocats, les chirurgiens, les hauts fonctionnaires, les professeurs, etc.[36]
Les membres de la « bourgeoisie dâaffaires » Ă©taient en nombre rĂ©duit â au recensement de 1797, on en comptabilisa 6824 â, mais leur importance Ă©conomique Ă©tait incontestable. Si leur activitĂ© principale Ă©tait le nĂ©goce de gros ou le prĂȘt Ă intĂ©rĂȘt, ils en investissaient les bĂ©nĂ©fices dans diverses affaires comme les locations urbaines, lâaffermage des impĂŽts et de droits seigneuriaux, les contrats dâapprovisionnement de lâarmĂ©e, les assurances, les terres gĂ©nĂ©ratrices de rentes, etc.[37]
Dans les villes, le secteur Ă©conomique le plus nombreux Ă©tait constituĂ© par la population qui accomplissait la multitude de mĂ©tiers destinĂ©s Ă pourvoir le marchĂ© local, surtout ceux du logement, du vĂȘtement et de lâalimentation. La plupart des artisans faisaient partie de corporations â une pour chaque mĂ©tier ou localitĂ© â, lesquelles surent prĂ©server durant le XVIIIe siĂšcle la majeure partie de leurs privilĂšges, nonobstant les critiques dont ils Ă©taient la cible de la part des personnalitĂ©s des LumiĂšres. Le recensement de 1797 dĂ©nombra 279 592 artisans pour toute lâEspagne, dont 220 132 Ă©taient des maĂźtres. Le dĂ©compte faisait Ă©tat, en ce qui concerne les diffĂ©rents mĂ©tiers, de 42 190 cordonniers, de 38 150 tailleurs, de 33 310 charpentiers, de 17 956 taverniers et de 12 953 ferronniers[38].
La difficile situation de la petite paysannerie et des journaliers
Les paysans constituaient une catĂ©gorie sociale trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšne englobant des groupes assez distincts entre eux, depuis les propriĂ©taires terriens aisĂ©s, qui accumulaient les terres, les achetant ou les prenant Ă ferme, et recourant souvent au travail salariĂ© pour faire accomplir une bonne part des moissons, jusquâaux petits paysans, qui ne dĂ©tenaient que de modestes parcelles, pour la plupart sous bail Ă ferme, leur permettant seulement de subsister, et qui bien souvent devaient sâoffrir comme journaliers. LâĂ©chelon le plus bas Ă©tait occupĂ© par les paysans sans terre ou par les journaliers, qui selon le recensement de 1797 formaient presque la moitiĂ© du paysannat, soit 805 235 sur un total de 1 824 353, et vivaient dâune part des travaux agricoles saisonniers, effectuĂ©s pour le compte des propriĂ©taires ou des seigneurs, et dâautre part des terres communales ou municipales et des terres domaniales des villages, oĂč il leur Ă©tait loisible dâamener paĂźtre leur bĂ©tail et qui parfois mĂȘme Ă©taient dĂ©coupĂ©es en parcelles aptes Ă fournir une subsistance minimale ; cependant, il Ă©tait frĂ©quent que ces journaliers allassent, par temps difficiles, grossir les rangs des marginalisĂ©s[39].
Une bonne part de la paysannerie vivait sur des terrains seigneuriaux et devait cĂ©der au seigneur une partie de la rĂ©colte ou lui payer un loyer en espĂšces. Quelques Ă©conomistes dĂ©noncĂšrent ces charges, affirmant quâelles Ă©taient Ă lâorigine de la misĂšre des paysans dans certaines zones, telles que la vallĂ©e du rĂo JalĂłn[40] :
« Car la presque totalitĂ© des lieux qui la composent [la plaine du JalĂłn] sont de seigneurie, oĂč les habitants, outre la contribution accrue quâils payent, sont accablĂ©s par lâintolĂ©rable fardeau des treudos [fermages payables en espĂšces], qui en gĂ©nĂ©ral ne passent pas au-dessous du huitiĂšme des grains, sans compter dâautres vexations fĂ©odales et droits prohibitifs par lesquels les seigneurs mettent Ă lâĂ©preuve la patience du paysan et lui sucent presque toute sa substance. »
La situation critique des journaliers dâAndalousie, qui vers la fin du XVIIIe siĂšcle constituaient 70 % de la population des campagnes, fut Ă©galement dĂ©noncĂ©e par plusieurs fonctionnaires du gouvernement, comme lâhomme des LumiĂšres Pablo de Olavide[41] :
« Ce sont des gens qui vivent de leurs bras, sans outillage ni bĂ©tail, fort malheureux. Ils ne travaillent que lorsque lâadministrateur des domaines a besoin de bras et dâaide. Ils vont presque nus, vivent du pain et du gaspacho quâon leur donne, dorment sur le sol, Ă cause de quoi beaucoup dâentre eux, quand viennent les pluies et le mauvais temps, meurent de faim et de froid. Je calcule que des milliers entrent Ă SĂ©ville pour lâhiver, et que la moitiĂ© de lâannĂ©e ils sont journaliers et lâautre moitiĂ© mendiants. »
Pourtant, une politique rĂ©formiste visant Ă amĂ©liorer la situation de la paysannerie pauvre et des journaliers Ă©tait quasiment inexistante. Lâhistorien Roberto FernĂĄndez signale :
« En rĂ©alitĂ©, ce qui semble prĂ©occuper (et souvent Ă©tonner) les gouvernements rĂ©formistes Ă©tait lâexistence dâune masse de journaliers et de petits paysans susceptible de se transformer en un foyer dâinstabilitĂ© sociale et politique, en particulier dans des pĂ©riodes de difficultĂ©s â possibilitĂ© que les Ă©vĂ©nements de la rĂ©volte contre Esquilache vinrent rĂ©affirmer en 1766. Câest dans ce contexte que doit ĂȘtre comprise la rĂ©solution sur la libertĂ© des salaires agricoles adoptĂ©e en 1767 afin que les organismes municipaux, dominĂ©s par les puissants, ne fussent pas en mesure de manipuler le barĂšme salarial des journaliers [âŠ]. Câest ainsi Ă©galement que doivent ĂȘtre comprises les mesures successives approuvĂ©es Ă partir de 1766 concernant la prĂ©fĂ©rence donnĂ©e aux journaliers dans la rĂ©partition des lots de terrain communal et municipal. Si au dĂ©but elles parurent avoir quelque effet dans certaines zones dĂ©terminĂ©es, Ă partir de 1770, ce sont les laboureurs à « une ou plusieurs jugĂšres » qui peu Ă peu sâemparĂšrent des parcelles proposĂ©es Ă la rĂ©partition [âŠ]. LâĂ©chec de cette mesure fut le dĂ©but de la progressive prise de conscience de nombreux manouvriers andalous[42]. »
Le problÚme des marginalisés
Dans la catĂ©gorie des laissĂ©s-pour-compte pour cause Ă©conomique se retrouvaient tous les groupes et personnes vivant Ă la limite de la subsistance et de la marginalitĂ© sociale, voire aux confins de la dĂ©linquance : les vagabonds et les mendiants, les personnes sans domicile ni occupation fixes â dans de nombreux cas des journaliers sans travail â, qui peuplaient les faubourgs des villes ou qui allaient par les chemins en quĂȘte de travail et de nourriture, et qui souvent vivaient de lâaumĂŽne ; ou les « pauvres de solennitĂ© » â orphelins, vieillards, malades et veuves sans ressources â, forcĂ©s de faire appel Ă la bienfaisance publique ou ecclĂ©siastique[43]. Dans le cas des vagabonds et mendiants, les mesures adoptĂ©es par les gouvernements rĂ©formistes furent de nature rĂ©pressive, ces catĂ©gories Ă©tant en effet principalement visĂ©es par les enrĂŽlements forcĂ©s ; pour ce qui est des pauvres, des orphelins ou des invalides, ils trouvaient accueil dans les asiles, les hospices et les casas de expĂłsitos (orphelinats et foyers pour enfants trouvĂ©s et abandonnĂ©s)[44].
Les politiques rĂ©formistes eurent Ă faire face Ă un autre type de marginalitĂ© encore, mais de nature ethnique : les gitans. Il sâagissait dâun groupe au mode de vie nomade, sans enracinement physique dans quelque lieu concret, vivant selon ses propres lois et coutumes, et qui, par leurs attitudes, ne cessaient de susciter la mĂ©fiance dans la population, mĂ©fiance partagĂ©e par les gouvernants. La politique mise en Ćuvre « en fut une de rĂ©pression et de violence, tendant Ă assujettir les gitans, Ă les confiner sur des territoires connus, et Ă effacer leur culture au profit de celle dominante. Sâil tenait d'Ensenada, dâAranda ou de Campomanes, lâobjectif serait de mettre au pas une multitude infĂąme et nocive. Les forts dâoutremer, les mines de mercure dâAlmadĂ©n et les arsenaux furent pour les gitans des lieux de destination frĂ©quents »[45].
La guerre de Succession d'Espagne Ă peine terminĂ©e, les gitans eurent Ă subir des mesures rĂ©pressives, telle que celle Ă©dictĂ©e en 1717 les obligeant Ă se faire enregistrer, sous peine de 6 annĂ©es de galĂšre pour les hommes et de 100 coups de fouet pour les femmes qui sây refuseraient, et tendant Ă ce quâils abandonnent leurs occupations traditionnelles, leurs coutumes, leurs vĂȘtements et leur langue. En outre, obligation leur fut faite de sâĂ©tablir dans une zone dĂ©terminĂ©e, sans pouvoir la quitter. Ces mesures furent reconduites plusieurs fois, ce qui est un indice de ce quâelles nâĂ©taient pas exĂ©cutĂ©es[46]. Dans lâOrdre de 1745 signĂ© par Philippe V, il Ă©tait Ă©noncĂ© :
« ⊠Que tous les gitans, qui sont rĂ©sidants des villes et bourgs de lâassignation, retournent dans un dĂ©lai de quinze jours aux lieux de leur domicile ; sous peine dâĂȘtre dĂ©clarĂ©s, passĂ© ce dĂ©lai, bandits publics, et quâil soit licite, aprĂšs quâils auraient Ă©tĂ© trouvĂ©s avec des armes ou sans celles-ci en dehors des limites de leur zone de sĂ©jour, de faire feu sur eux et de leur ĂŽter la vie⊠»
Plus dur encore fut lâordre du marquis de la Ensenada de 1748, Ă©dictĂ© sous le rĂšgne de Ferdinand VI et connu sous le nom de Gran Redada (littĂ©r. Grand Coup de filet, Grande Rafle), par suite duquel entre 9 000 et 12 000 gitans furent mis en dĂ©tention. Les hommes et les enfants ĂągĂ©s de plus de sept ans furent envoyĂ©s travailler dans les mines et dans les arsenaux, tandis que les femmes et les enfants plus jeunes Ă©taient dispersĂ©s sur diffĂ©rentes localitĂ©s. Finalement, sous Charles III, par la Pragmatique de 1783, lâaccĂšs Ă tout mĂ©tier fut accordĂ© Ă tout gitan qui fixerait son domicile en un lieu dĂ©terminĂ© et renoncerait Ă ses coutumes dans un dĂ©lai de 90 jours. Ceux qui sây refusaient seraient marquĂ©s au fer et passibles dâĂȘtre exĂ©cutĂ©s en cas de rĂ©cidive. De la sorte, lâon obtint que plus de 10 000 gitans se sĂ©dentarisent, mais sans pour autant sâintĂ©grer dans le reste de la population. « Ă lâĂ©gal dâautres minoritĂ©s, les gitans continuĂšrent Ă vivre dans des quartiers sĂ©parĂ©s, en maintenant leurs coutumes lorsque cela Ă©tait tolĂ©rĂ© », indiquent Rosa Capel et JosĂ© Cepeda[46].
Progression des idées des LumiÚres en Espagne
Benito JerĂłnimo Feijoo, avec Ă ses cĂŽtĂ©s le frĂšre bĂ©nĂ©dictin MartĂn Sarmiento, avait par ses Ćuvres prĂ©parĂ© le terrain pour combattre les idĂ©es superstitieuses. Ă la cour royale elle-mĂȘme, Campomanes et dâautres proposaient des rĂ©formes Ă©conomiques propres Ă mettre lâEspagne en adĂ©quation avec la situation nouvelle. Concomitamment Ă ces mouvements, les universitĂ©s espagnoles se mirent Ă imiter leur homologue sĂ©villane, que lâhomme des LumiĂšres Pablo de Olavide avait entrepris de rĂ©former, et bientĂŽt lâesprit des LumiĂšres se mit Ă parcourir toute lâEspagne Ă travers ses universitĂ©s. LâuniversitĂ© de Salamanque sâopposa Ă la rĂ©forme du gouvernement, mais en mĂȘme temps, Ă la suite des travaux de RamĂłn de Salas y CortĂ©s, germait dans ses amphithĂ©Ăątres une renaissance de la pensĂ©e qui aboutit Ă une contre-proposition de rĂ©forme, qui finit par ĂȘtre appliquĂ©e, quoique sans rĂ©sultats durables en raison de lâinvasion française de 1808. Ce processus enclenchĂ© en 1720 fut couronnĂ© par les traductions des Ćuvres de philosophes et penseurs français tels que Voltaire et Montesquieu, que connurent une diffusion rapide.
Lâaccroissement des connaissances scientifiques et techniques et leur application pratique nâĂ©taient pas un effet du seul enseignement, mais aussi du modĂšle dâĂ©change entre penseurs, intellectuels, religieux et scientifiques quâĂ©taient les Sociedades EconĂłmicas de Amigos del PaĂs, dont la premiĂšre fut fondĂ©e en 1774 par un groupe de nobles basques[47], et dont la plus importante Ă©tait la Real Sociedad EconĂłmica de Madrid, crĂ©Ă©e en 1775 dans la ville qui deviendra le centre et le reflet du nouveau modĂšle social. Sans distinction de classe, ces sociĂ©tĂ©s accueillaient tous les secteurs de la sociĂ©tĂ©, rĂ©unis par un dĂ©sir commun de soutenir le dĂ©veloppement Ă©conomique des rĂ©gions oĂč ces sociĂ©tĂ©s Ă©taient implantĂ©es : techniques nouvelles de culture, Ă©coles de mĂ©tiers, diffusion de la mĂ©canique et de la production. Le principal promoteur de ces sociĂ©tĂ©s et de la mise en commun des connaissances que celles-ci rĂ©alisaient Ă©tait Charles III. Ces sociĂ©tĂ©s furent les premiĂšres assemblĂ©es ouvertes et lâembryon des futures rencontres politiques. Furent mis en place par ailleurs et notamment lâAcadĂ©mie royale espagnole, la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando et lâAcadĂ©mie royale dâhistoire.
LâĂglise et les LumiĂšres
Les intellectuels espagnols des LumiĂšres avaient une vision singuliĂšre de lâĂglise catholique. Dâun cĂŽtĂ©, ils la tenaient pour responsable de lâĂ©chec du dĂ©veloppement rationnel des nations, de lâautre, ils ne cessaient de rompre avec lâĂglise, tout en restant cependant en relation avec elle et en ne mettant en doute que la seule thĂ©ologie traditionnelle. Ainsi, Ă lâautoritĂ© ecclĂ©siastique, opposaient-ils la raison et le dĂ©sir dâĆuvrer au bonheur des hommes. Ils exigeaient que lâĂglise sâen tĂźnt Ă un rĂŽle plus austĂšre, plus intime et personnel. Cette distinction entre la sphĂšre privĂ©e et publique prĂ©figure le principe de sĂ©paration de lâĂglise et de lâĂtat (ou de la Couronne).
LâĂglise traversait alors une pĂ©riode de remise en question de lâautoritĂ© papale, cela sous lâeffet des thĂ©ories du conciliarisme, qui, en continuel dĂ©veloppement, tendaient vers lâĂ©tablissement dâĂ©glises nationales indĂ©pendantes de Rome. Un groupe dâĂ©vĂȘques, improprement appelĂ©s jansĂ©nistes (bien quâils eussent peu Ă voir avec les doctrines de Cornelius Jansen), dĂ©fendaient un ensemble dâidĂ©es avancĂ©es, en particulier le rĂ©galisme, lequel prĂ©voyait que le pouvoir politique des LumiĂšres nommĂąt des Ă©vĂȘques proches des idĂ©es de modernisation. Parmi eux figuraient FĂ©lix Torres Amat, Felipe BertrĂĄn (ce dernier, disciple de Mayans, fut Ă©vĂȘque de Salamanque et Inquisiteur gĂ©nĂ©ral), JosĂ© Climent et Antonio Tavira AlmazĂĄn, qui tous eurent Ă se confronter Ă une Ăglise conservatrice et attachĂ©e Ă la prĂ©Ă©minence du pape.
AprĂšs que les jĂ©suites eurent commencĂ© Ă diffuser ce qui viendra Ă ĂȘtre appelĂ© « une morale relĂąchĂ©e », ils se mirent Ă dos certains secteurs ecclĂ©siastiques. LâEspagne ne resta pas Ă lâĂ©cart de ce mouvement ; les jĂ©suites sâĂ©taient rĂ©pandus dans les universitĂ©s et dans les centres dâenseignement principalement en Espagne, en France et au Portugal. Leur attitude critique vis-Ă -vis de la philosophie aristotĂ©licienne, la volontĂ© de tenir compte des connaissances techniques nouvelles et lâextension de leur travail Ă toutes les classes sociales heurtaient lâĂglise traditionnelle ; leur fidĂ©litĂ© Ă Rome, disait-on, nâĂ©tait quâapparente, et ne se maintenait que par la force de leur vĆu dâobĂ©dience aveugle Ă la papautĂ©. Les conservateurs menĂšrent une persĂ©cution implacable contre les idĂ©es novatrices â certes sans lâoutil de lâInquisition, aux mains des jansĂ©nistes â, et lâon veilla Ă contrĂŽler lâactivitĂ© des jĂ©suites dans les missions en AmĂ©rique, oĂč ils Ă©taient suspectĂ©s de prĂ©coniser des idĂ©es libĂ©ratrices. La rĂ©volte contre Esquilache, qui fit suite Ă la famine de 1766, mit la Couronne en Ă©chec, et celle-ci chercha Ă incriminer les jĂ©suites comme conspirateurs des Ă©vĂ©nements. Les jĂ©suites ayant Ă©tĂ© expulsĂ©s du Portugal et de France, Charles III, appuyĂ© en cela par Felipe BertrĂĄn, y trouva une occasion unique de les expulser Ă son tour dâEspagne en 1767 et de confisquer leurs biens.
En Espagne, lâĂglise catholique jouait traditionnellement un rĂŽle fondamental en politique. Durant la guerre de Succession, le clergĂ© de Castille soutint les Bourbons comme sâil se fĂ»t agi dâune croisade. En rĂ©compense, il se vit accorder de la part de la Couronne de grandes extensions de terre, placĂ©es sous la gestion des Ă©vĂȘques et des abbĂ©s qui, en tant que grands propriĂ©taires fonciers, apportaient dâimportantes sommes pour le financement de lâĂtat. Un cinquiĂšme au moins des recettes issues de lâactivitĂ© agricole en Castille provenait de terres sous tutelle de lâĂglise. NĂ©anmoins, la Couronne tenta de dominer lâĂglise espagnole. Le pape ClĂ©ment XI avait soutenu les Habsbourgs, et les Bourbons ne voulaient pas lui laisser le privilĂšge dâĂ©lire les Ă©vĂȘques, raison pour laquelle ils prĂŽnĂšrent et maintinrent le rĂ©galisme dans lâĂglise espagnole. En 1753 fut ainsi signĂ© entre lâĂglise et lâĂtat le premier concordat qui accordait Ă la Couronne le pouvoir de dĂ©signer les Ă©vĂȘques.
La mise en Ă©vidence du rĂŽle dominant de lâĂtat dans la rĂ©forme ecclĂ©siastique peut susciter lâimpression dâune Ăglise restant sur la dĂ©fensive et sâobstinant Ă rĂ©sister au changement et aux idĂ©es modernes. Pourtant, beaucoup de religieuses du XVIIIe siĂšcle sâopposaient Ă , voire se rebellaient contre, lâancienne connivence entre Ăglise et Ătat ; nombre de prĂȘtres et de religieuses Ă©taient hostiles Ă cette alliance par crainte que lâĂtat pĂ»t de la sorte acquĂ©rir un trop grand pouvoir (spirituel) et ĂȘtre tentĂ© dâaltĂ©rer les idĂ©aux et croyances authentiques de lâĂglise catholique[48].
Les territoires dâoutremer
La principale faiblesse des premiĂšres rĂ©formes entreprises par les Bourbons Ă©tait quâelles tendaient Ă mĂ©connaĂźtre les colonies dâoutremer, dont la fonction se limitait, comme auparavant, Ă celle de pourvoyeurs de ressources et de recettes en vue de financer les campagnes militaires en Europe et les expĂ©rimentations Ă©conomiques en Espagne pĂ©ninsulaire. Le mal-fondĂ© de cette politique fut mis en Ă©vidence lorsque lâEspagne, sous le rĂšgne de Charles III, perdit la guerre de Sept Ans face notamment Ă la Grande-Bretagne (1756â1763), dĂ©faite qui se traduisit par la chute de La Havane et de Manille, et qui porta le roi Charles III Ă sâaviser de lâimportance stratĂ©gique des possessions espagnoles dans le nouveau monde[6].
Ainsi les conseillers de Charles III, ayant pris conscience de lâimportance quâil y avait Ă prendre pleinement en considĂ©ration les colonies dâoutremer, donnĂšrent-ils ordre de rĂ©diger des rapports plus dĂ©taillĂ©s sur ces territoires et cessĂšrent-ils de considĂ©rer lâAmĂ©rique comme un monde vouĂ© exclusivement Ă lâactivitĂ© miniĂšre dont la production Ă©tait destinĂ©e Ă servir de source de recettes pour le trĂ©sor royal, sâemployant dorĂ©navant Ă stimuler les autres activitĂ©s productives et le commerce, Ă amĂ©liorer le systĂšme administratif colonial et Ă rendre lâautoritĂ© de la Couronne plus efficace dans ses dominions[6]. La vague de rĂ©formes comprenait une meilleure exploitation des ressources dans les colonies, une hausse des impĂŽts, lâouverture de nouveaux ports (autorisĂ©s cependant Ă ne commercer quâavec la seule Espagne), et lâinstauration de plusieurs monopoles dâĂtat. Les rĂ©formes bourboniennes ont Ă©tĂ© qualifiĂ©es de « rĂ©volution dans le gouvernement » en raison des changements en profondeur apportĂ©s dans la structure administrative, lesquels Ă©taient conçus de sorte Ă consolider le pouvoir de lâĂtat espagnol, Ă rĂ©duire le pouvoir des Ă©lites locales au profit dâadministrateurs venus dâEspagne, et Ă augmenter les recettes de la Couronne[49].
Ă cet Ă©gard, lâessai de JosĂ© del Campillo y CosĂo intitulĂ© Nuevo Sistema de gobierno econĂłmico para la AmĂ©rica (littĂ©r. Nouveau SystĂšme de gouvernement Ă©conomique pour lâAmĂ©rique), paru en 1743, fut un texte clef, qui contribua largement Ă façonner les rĂ©formes menĂ©es en AmĂ©rique espagnole. Comparant les systĂšmes coloniaux de Grande-Bretagne et de la France avec celui de lâEspagne, il constata que les deux premiĂšres tiraient de leurs colonies des bĂ©nĂ©fices de loin supĂ©rieurs Ă ceux que lâEspagne tirait des siennes. Il prĂ©conisa de transformer les rapports Ă©conomiques de lâEspagne avec ses territoires dâoutremer en Ă©voluant vers un systĂšme plus proche du mercantilisme qui avait caractĂ©risĂ© la France de Colbert[50].
Le gros des changements en AmĂ©rique espagnole survint au cours de la seconde moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle, dans le sillage de la visita general (visite gĂ©nĂ©rale dâinspection) en Nouvelle-Espagne accomplie de 1765 Ă 1771 par lâavocat JosĂ© de GĂĄlvez, qui sera ultĂ©rieurement nommĂ© ministre des Indes. Les rĂ©formes tentĂ©es en Nouvelle-Espagne seront par la suite mises en Ćuvre partout ailleurs en AmĂ©rique espagnole[51]. Il y avait eu certes auparavant dĂ©jĂ une rĂ©forme sous les espĂšces de la crĂ©ation en 1717 de la vice-royautĂ© de Nouvelle-Grenade, laquelle avait Ă©tĂ© dĂ©tachĂ©e de la vice-royautĂ© du PĂ©rou afin dâen amĂ©liorer lâadministration ; cette nouvelle vice-royautĂ© avait Ă©tĂ© crĂ©Ă©e initialement en 1717, puis supprimĂ©e six ans seulement aprĂšs, et enfin Ă©tablie de façon permanente en 1739, bien plus tĂŽt donc que le mouvement de rĂ©forme de la fin du XVIIIe (schĂ©matiquement, une vice-royautĂ© est un territoire gouvernĂ© par un vice-roi, haut dirigeant exerçant lâautoritĂ© dans une colonie au nom de la Couronne espagnole). Cet ajustement administratif traduisait la prise de conscience (qui remontait jusquâau XVIe siĂšcle) de ce que pour la partie nord de lâAmĂ©rique du Sud la distance avec le PĂ©rou pouvait ĂȘtre problĂ©matique. (La nouvelle vague de rĂ©formes avait Ă©galement Ă©tĂ© prĂ©cĂ©dĂ©e dĂšs 1540 par la mise en place de la capitainerie gĂ©nĂ©rale du Guatemala[52].) En 1776, toujours dans le cadre de la rĂ©forme globale impulsĂ©e par JosĂ© de GĂĄlvez, fut crĂ©Ă©e la vice-royautĂ© du RĂo de la Plata, deuxiĂšme juridiction Ă surgir par scission dâavec la vice-royautĂ© du PĂ©rou[53]. Cette mĂȘme annĂ©e, une capitainerie autonome fut Ă©galement Ă©tablie au Venezuela.
Charles III engagea aussi le difficile processus de transformation du systĂšme administratif complexe hĂ©ritĂ© de la famille rĂ©gnante prĂ©cĂ©dente, les Habsbourgs. Sous son rĂšgne, il fut dĂ©cidĂ© de concentrer les affaires coloniales dans un seul ministĂšre, dotĂ© de nouvelles compĂ©tences au dĂ©triment du Conseil des Indes. Aux anciens corrĂ©gidors vint se substituer une institution dâorigine française, lâintendance, dans le but de centraliser plus avant lâadministration, et ce aux dĂ©pens des vice-rois, des capitaines gĂ©nĂ©raux et des gouverneurs, attendu que ces intendants en rĂ©fĂ©raient directement Ă la Couronne et se voyaient attribuer dâamples pouvoirs en matiĂšre Ă©conomique et politique. Le systĂšme des intendances se rĂ©vĂ©la efficace dans la plupart des territoires et aboutit Ă une hausse des recettes. Les siĂšges des intendances furent installĂ©s principalement dans de grandes villes et dans des centres miniers florissants. La quasi-totalitĂ© des nouveaux intendants Ă©taient des pĂ©ninsulaires, câest-Ă -dire des personnes nĂ©es en Espagne (par opposition aux criollos, dâascendance espagnole mais nĂ©s dans les colonies), ce qui eut accessoirement pour effet dâenvenimer le conflit entre pĂ©ninsulaires et criollos, ces derniers souhaitant garder leurs positions acquises dans la bureaucratie locale. Ainsi, les postes dont les criollos avaient rĂ©ussi Ă sâemparer au fil du prĂ©cĂ©dent siĂšcle et demi, sous les Habsbourgs, notamment dans les hautes cours de justice (les audiencias), en majoritĂ© grĂące Ă la vĂ©nalitĂ© des offices, Ă©taient placĂ©s dĂ©sormais sous le contrĂŽle direct de fonctionnaires espagnols, censĂ©ment mieux qualifiĂ©s et plus dĂ©sintĂ©ressĂ©s. En 1807, seuls douze des quatre-vingt-dix-neuf juges des audiencias Ă©taient encore des criollos[54].
Sur le plan Ă©conomique, Charles III prit en 1778 le DĂ©cret de libre commerce (Decreto de libre commercio), par lequel les ports de lâAmĂ©rique espagnole Ă©taient autorisĂ©s Ă commercer directement entre eux et avec la plupart des ports en Espagne ; aussi le commerce cessa-t-il dâĂȘtre lĂ©galement restreint aux quatre ports coloniaux, Ă savoir Veracruz, CarthagĂšne, Lima/Callao et Panama[55]. Des dĂ©grĂšvements dâimpĂŽt furent accordĂ©s Ă lâindustrie miniĂšre de lâargent. Lâindustrie du tabac connut une pĂ©riode faste aprĂšs lâextension du monopole dâĂtat. Plusieurs colonies espagnoles commencĂšrent Ă produire une abondance de ressources, qui deviendront bientĂŽt dâune importance vitale pour certaines puissances europĂ©ennes ainsi que pour les colonies britanniques en AmĂ©rique du Nord et dans les CaraĂŻbes, nonobstant quâune bonne part de ce commerce fĂ»t qualifiĂ©e de contrebande au motif que les marchandises Ă©taient acheminĂ©es sur des vaisseaux autres quâespagnols. Les rois bourbons sâefforcĂšrent dâendiguer ce commerce illĂ©gal par diffĂ©rentes mesures telles que lâaugmentation des tarifs douaniers, avec peu de rĂ©sultat[56].
LâAmĂ©rique espagnole ne disposait guĂšre, avant les rĂ©formes bourboniennes, de forces militaires opĂ©rationnelles, et les faibles effectifs prĂ©sents Ă©taient dispersĂ©s et sans coordination. Les Bourbons mirent sur pied une milice mieux organisĂ©e, plaçant Ă leur tĂȘte des officiers dĂ©pĂȘchĂ©s tout droit dâEspagne[6]. Aussi la quasi-totalitĂ© des officiers supĂ©rieurs Ă©taient-ils natifs dâEspagne, les criollos devant se satisfaire des niveaux secondaires de commandement. Toutefois, ce principe fut bientĂŽt mis Ă mal, quand des militaires locaux vinrent Ă occuper la plupart des positions. Les milices coloniales Ă©taient en effet une source de prestige pour les criollos avides de reconnaissance sociale. La hiĂ©rarchie militaire Ă©tait du reste Ă base raciale, et les milices se constituaient souvent selon des critĂšres de race, avec des milices pour blancs, pour noirs et pour mĂ©tis.
Les Bourbons sâappliquĂšrent aussi Ă laĂŻciser le gouvernement, en rĂ©duisant le rĂŽle politique de lâĂglise sans toutefois lâeffacer totalement. Ă lâopposĂ© des Habsbourgs, qui faisaient souvent appel Ă des ecclĂ©siastiques pour occuper des offices politiques, les Bourbons prĂ©fĂ©raient y placer des militaires de carriĂšre. Le processus de laĂŻcisation culmina avec la suppression de la Compagnie de JĂ©sus en 1767. Les jĂ©suites formaient lâun des ordres religieux les plus riches et avaient jouĂ© un rĂŽle de premier plan dans lâĆuvre missionnaire accomplie dans les AmĂ©riques et aux Philippines. Comme les JĂ©suites avaient de puissants rivaux dans les autres ordres de lâĂglise, leur mise Ă lâĂ©cart fut saluĂ©e avec une approbation dissimulĂ©e. ParallĂšlement, la Couronne, sâefforçant de promouvoir le clergĂ© sĂ©culier au sein de la hiĂ©rarchie catholique, inversa par lĂ une tendance prĂ©valant depuis le dĂ©but de la pĂ©riode coloniale et consistant Ă octroyer ces postes plutĂŽt Ă des membres du clergĂ© rĂ©gulier. Dans lâensemble cependant, ces changements nâeurent que peu de rĂ©percussion sur lâĂglise en tant que telle. Vers la fin du rĂšgne des Bourbons, Ă la veille des indĂ©pendances, la Couronne tenta de confisquer les biens de lâĂglise, mais la mise en application de cette mesure se rĂ©vĂ©la malaisĂ©e[57].
Reconfiguration politico-administrative
Lâancien rĂ©gime des Habsbourgs
Au rebours dâune vision rĂ©pandue, le changement politique survenu au XVIIIe siĂšcle nâest pas lâĆuvre de la seule bourgeoisie, mais de cercles administratifs, Ă©conomiques et intellectuels issus de tous les secteurs de la sociĂ©tĂ© et engagĂ©s dans la construction du nouvel Ătat espagnol contemporain. Ce changement fut certes sectoriel, mais nĂ©anmoins plus profond que ce que lâon croit gĂ©nĂ©ralement[58].
Lâordre juridique traditionnel antĂ©rieur, celui du rĂ©gime des Habsbourgs, Ă©tait dĂ©terminĂ© essentiellement par les lois de Dieu et par les privilĂšges ou lois particuliĂšres (la « privata lex ») propres aux diffĂ©rents corps politiques du royaume. Ă la base de cet ordre juridique et politique se trouvait lâordre divin, instaurĂ© par le crĂ©ateur de la nature et de lâhomme et, Ă ce titre, naturel et indiscutable, et rĂ©vĂ©lĂ© sous les espĂšces du droit naturel, ainsi que par Dieu lui-mĂȘme, Ă travers la Bible et son interprĂšte, lâĂglise. Cet ordre naturel des choses Ă©tait transmis par la tradition et sâincarnait dans la constitution traditionnelle, composĂ©e des droits des multiples communautĂ©s, corporations et Ă©tats que structuraient la vie en sociĂ©tĂ©, et qui Ă©taient en mĂȘme temps autant de corps politiques et sociaux dotĂ©s de leurs propres constitutions, de la capacitĂ© de sâadministrer eux-mĂȘmes et de droits acquis. Le pouvoir politique Ă©tait un outil au service de cet ordre divin et corporatif, outil qui existait et se lĂ©gitimait par ceci quâil se donnait pour devoir de maintenir lâordre constituĂ©. Dans ce cadre, la loi royale nâĂ©tait quâune composante parmi dâautres du droit, encore que son importance devait aller croissant avec le droit positif. Cependant, au cours de lâĂšre moderne, lâEspagne vit Ă©merger la notion de souverainetĂ©, de pouvoir absolu, câest-Ă -dire de la capacitĂ© du roi Ă modifier lâunivers normatif au moyen dâactes de volontĂ© impĂ©rative ; toutefois, ces facultĂ©s du roi sâentendaient encore comme Ă©tant au service de lâordre constituĂ©, et non contre celui-ci, et le roi en usait Ă titre de pouvoir extraordinaire Ă lâeffet de rĂ©soudre les problĂšmes qui nâeussent pas pu ĂȘtre rĂ©solus par les moyens ordinaires[59].
Aussi la monarchie espagnole avait-elle Ă©tĂ© sous les Habsbourgs une monarchie dite « composite » (compuesta) et « de nĂ©gociation » (negociada), agrĂ©gat de corps politiques trĂšs divers et fragmentĂ©s, dotĂ©s de leur propre droit, avec un fort caractĂšre corporatif et un haut degrĂ© dâautonomie[60]. Sur le plan institutionnel, ces principes se matĂ©rialisaient sur un mode judiciaire de gouvernement, confiĂ© Ă des magistrats, qui gouvernaient aux cĂŽtĂ©s du roi dans les conseils ou dans les tribunaux collĂ©giaux, et, en son nom, dans les chancelleries, les cours de justice (audiencias) et les corregimientos (entitĂ©s administratives territoriales) ; il sâagissait dâune forme de gouvernement oĂč juristes ou letrados (bacheliers universitaires) reprĂ©sentaient le type idĂ©al de lâagent public[61].
En ce qui concerne lâAncien rĂ©gime en Espagne, lâon nâest habilitĂ© Ă user du terme absolutisme quâĂ la condition de se rĂ©fĂ©rer non pas Ă la crĂ©ation du droit, mais uniquement Ă sa mise en application ; non pas Ă la capacitĂ© lĂ©gislative, mais au pouvoir quâavait le roi dâimposer de façon effective ses dĂ©cisions, et ce du reste toujours avec circonspection. On se gardera donc de toute idĂ©e dâomnipotence royale, eu Ă©gard au poids du pluralisme institutionnel dans la contention des prĂ©tentions du roi et Ă lâimportance des Ă©lĂ©ments non absolutistes constitutifs du rĂ©gime de gouvernement, comme en particulier lâobligation du pacte et le recours Ă la mĂ©diation[61].
Mise en place graduelle dâune monarchie administrative
En Espagne, tout au long du XVIIIe siĂšcle, une monarchie administrative (ou exĂ©cutive) se mit progressivement en place, en juxtaposition avec celle juridictionnelle existante, et plus dâune fois en conflit avec celle-ci. Le principal instrument de ce nouveau rĂ©gime Ă©taient les secrĂ©tariats dâĂtat et du Cabinet (en espagnol SecretarĂa de Estado y del Despacho), doublĂ©s par leurs agents administratifs Ă lâĂ©chelon du gouvernement territorial. Cette monarchie de type nouveau tendait Ă exercer le gouvernement sans Ă©gard aux prescriptions de procĂ©dure et de fonctionnement propres Ă la tradition juridictionnelle, ce qui se traduisit dans la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle par une dynamique clairement Ă©tatique et par ce qui a Ă©tĂ© dĂ©nommĂ© absolutisme ministĂ©riel, soit encore : le rĂ©formisme bourbonnien[62].
Ă partir du rĂšgne de Philippe V, le gouvernement exĂ©cutif sut sâimplanter et progresser grĂące Ă la rĂ©forme des institutions et Ă la sĂ©lection dâun nouveau type de fonctionnaires et de gouvernants. Philippe V instaura par-dessus le traditionnel gouvernement des Conseils (Castille, dâAragon etc.) un gouvernement ministĂ©riel sâincarnant dans les secrĂ©tariats dâĂtat, qui au long du siĂšcle iront se transformant en le centre politico-administratif de la monarchie espagnole. Le roi choisissait personnellement les secrĂ©taires dâĂtat, lesquels Ă©taient ses hommes de confiance, en rĂ©fĂ©raient Ă lui en face Ă face, lui faisaient remonter lâinformation sur toutes les instances de la monarchie, lui proposaient des projets, et transmettaient ses ordres en veillant quâils fussent bien exĂ©cutĂ©s. Ces secrĂ©taires, vĂ©ritables hommes dâĂtat aux capacitĂ©s politiques notables, Ă©taient Ă la tĂȘte de services spĂ©cialisĂ©s (secrĂ©tariat dâĂtat de la Guerre, des Finances, de la GrĂące et de la Justice, de la Marine, et des Indes), lesquels, placĂ©s sous les ordres dâun secrĂ©taire, se composaient chacun dâun personnel fixe, les officiels (oficiales), qui poursuivaient des carriĂšres Ă la façon des fonctionnaires, avec sĂ©curitĂ© de lâemploi, montĂ©e rĂ©guliĂšre sur le tableau dâavancement, et niveaux de rĂ©munĂ©ration correspondants. Le recrutement de ce personnel ressortissait directement au ministre compĂ©tent et la formation de la recrue se faisait dans une bonne mesure dans les officines mĂȘmes des secrĂ©tariats ; câest ainsi qui seront formĂ©es, tout au long du XVIIIe siĂšcle, des collectivitĂ©s administratives mĂ©caniquement rĂ©gies par un ensemble de rĂšgles impersonnelles, aptes Ă fonctionner par elles-mĂȘmes, avec une autonomie relative et dans la continuitĂ©. Câest au sein de ces administrations nouvelles que sâaccomplira la transition dâun gouvernement personnel vers un Ătat impersonnel[63].
Corollairement, les Conseils perdront au fil du siĂšcle une grande part de leur pouvoir, et quelques-uns mĂȘme disparaĂźtront. Le Conseil dâĂtat (Consejo de Estado), qui avait Ă©tĂ© lâespace privilĂ©giĂ© du pouvoir de lâaristocratie autour de Charles II, fut supprimĂ©. Dâautres, tel que le conseil des Finances et de la Guerre, allaient perdre certaines de leurs attributions, au profit des secrĂ©tariats respectifs. Dans le mĂȘme sens, le roi aura plus frĂ©quemment recours Ă la voie rĂ©servĂ©e (vĂa reservada) pour traiter les affaires dont il ne voulait pas quâelles passent par les Conseils, en particulier dans la seconde moitiĂ© du siĂšcle[64].
Toujours dans le mĂȘme esprit, Philippe V mit lâessentiel de lâadministration territoriale sous la direction du gouvernement ministĂ©riel, la soustrayant par lĂ Ă la compĂ©tence antĂ©rieure du Conseil de Castille. Jusque-lĂ , les corregidores avaient Ă©tĂ© nommĂ©s par la Chambre de Castille, les audiencias Ă©taient prĂ©sidĂ©es par un magistrat, et tous devaient rendre compte au Conseil de Castille. Avec les rĂ©formes, les audiencias passaient sous la prĂ©sidence de capitaines-gĂ©nĂ©raux dĂ©signĂ©s par la voie militaire. La rĂ©forme de la perception des impĂŽts menĂ©e entre 1712 et 1714 eut pour effet de transfĂ©rer lâadministration provinciale des impĂŽts vers les intendants, qui Ă©taient nommĂ©s par les secrĂ©taires dâĂtat et qui nâen rĂ©fĂ©raient quâĂ eux, et qui traitaient avec les grandes compagnies de fermiers gĂ©nĂ©raux. En outre, les intendants intervenaient comme corregidors dans les capitales de province, par quoi les principales villes se retrouvaient soustraites Ă la juridiction des Conseils[64].
Ămergence dâune nouvelle classe dirigeante
La classe politique bourbonnienne présentait un profil idéologique, social et culturel qui tranchait sur celui des élites traditionnelles de la monarchie habsbourgeoise.
Au XVIIe siĂšcle, les hautes fonctions de la monarchie Ă©taient rĂ©servĂ©es aux familles de lâaristocratie, lesquelles constituaient lâentourage du roi Ă la Cour, commandaient les armĂ©es, reprĂ©sentaient le monarque en qualitĂ© de vice-rois, fournissaient les grands prĂ©lats, et produisaient des dynasties de magistrats. Les grands magistrats Ă©taient normalement issus des milieux nobles ou des cercles les plus notables des villes de Castille, se reproduisaient dans dâexclusifs Colegios Mayores et, par des mĂ©canismes de cooptation, accaparaient les postes dans les audiencias et les chancelleries, dans les Conseils du roi, dans la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique et dans le Saint Office. Les nominations Ă ces hauts postes par le roi se faisaient sur proposition de la Chambre de Castille, comitĂ© siĂ©geant au sein du Conseil de Castille et composĂ© de grands magistrats et de reprĂ©sentants de la classe politique castillane, lesquels, dĂ©tenant en leurs mains le pouvoir de prĂ©sĂ©lectionner les candidats, tendaient Ă choisir parentĂšle, amis et clients[65].
Avec Philippe V eut lieu un changement significatif dans le recrutement du personnel gouvernant, changement qui sera par la suite confirmĂ© sous Charles III. Pour gouverner plus librement, sans la traditionnelle pression de lâaristocratie et de la classe politique castillane des letrados, Philippe V eut soin dâĂ©lever dans le gouvernement de la monarchie des hommes dĂ©pourvus dâune base de pouvoir propre (câest-Ă -dire qui nâĂ©taient ni seigneurs de fiefs, ni membres dâune des grandes dynasties de magistrats) et donc entiĂšrement redevables au roi de leur ascension[65].
La fin de la guerre de Succession d'Espagne sera un moment particuliĂšrement propice Ă une telle reconfiguration administrative. Une partie des Grands de Castille avait en effet ralliĂ© le camp autrichien[66], prĂ©texte pour Philippe V de les envoyer en exil et de promouvoir Ă leur place les familles qui sâĂ©taient tenues Ă ses cĂŽtĂ©s durant le conflit. Fut alors Ă©levĂ© dans les hautes sphĂšres de lâadministration un grand nombre de personnages non issus de la classe politique traditionnelle, en particulier une multitude dâhidalgos des provinces du nord (Pays basque et Navarre), de serviteurs Ă©trangers (français, Italiens, flamands ou irlandais) et des membres des minoritĂ©s dâAragon qui avaient soutenu Philippe V pendant la guerre[65]. Pour ces groupes, qui allaient se distinguer comme collaborateurs du rĂ©formisme sous le signe des LumiĂšres, la principale source de revenus et de bĂ©nĂ©fices honorifiques rĂ©sidaient dans le service de lâĂtat et dans lâĂ©conomie de la Couronne. Cette noblesse collective comprenait des familles avec un large Ă©ventail de conditions socio-Ă©conomiques (majorats, nĂ©gociants, artisans, campagnards), toutes nobles assurĂ©ment, mais prĂ©sentant lâavantage de nâavoir pas de prĂ©jugĂ©s de classe sur le chapitre du travail, du commerce ou de lâindustrie[67]. Des membres de ces groupes furent admis en abondance dans les nouvelles administrations, de sorte que les institutions rĂ©formĂ©es par Philippe V renfermaient une forte prĂ©sence dâhommes nouveaux[68].
Ce changement dans le recrutement des cadres administratifs sâaccomplit dans une large mesure au dĂ©triment de la haute aristocratie. Celle-ci continua certes Ă occuper des fonctions honorifiques au palais, dans une partie de lâarmĂ©e et dans la diplomatie, cependant dans nombre de secteurs de lâadministration royale sâĂ©tait produite une forte pĂ©nĂ©tration dâhommes issus de la basse et moyenne noblesse. Les secrĂ©taires dâĂtat et les officiers Ă©taient majoritairement issus de la petite noblesse ; de mĂȘme, les intendants et nombre de gĂ©nĂ©raux et dâofficiers supĂ©rieurs de lâarmĂ©e provenaient de la petite et moyenne noblesse, ou Ă©taient dâorigine Ă©trangĂšre, tandis quâĂ la tĂȘte de la marine se trouvaient beaucoup dâhommes originaires de la basse noblesse, surtout norteña (des provinces du nord). Les vice-royautĂ©s et capitaineries gĂ©nĂ©rales, qui jusquâau dĂ©but du XVIIIe siĂšcle Ă©taient restĂ©es aux mains de lâaristocratie, allaient Ă©choir dĂ©sormais Ă des militaires extraits de la petite et moyenne noblesse[67]. Ă lâinverse, peu nombreux seront les reprĂ©sentants de la haute aristocratie Ă se voir encore confier des charges importantes au sein du gouvernement â ce sont notamment Carvajal, HuĂ©scar, Aranda, Infantado, FernĂĄn NĂșñez, Villahermosa ; il nây en aura guĂšre dâautres[68].
Cette mise Ă lâĂ©cart politique ne se fit pas sans provoquer un mĂ©contentement dans lâaristocratie, qui sâexprima par le truchement de pamphlets anonymes[68]. Pourtant, cet Ă©vincement de lâaristocratie fut un changement de fait, survenu sans quâeussent Ă©tĂ© instaurĂ©s des principes ou une doctrine lĂ©gale propres Ă altĂ©rer les fondements traditionnels de son hĂ©gĂ©monie ; cependant, lâaristocratie, ainsi privĂ©e de ses fonctions politiques, se trouvait replacĂ©e dans une position oĂč privilĂšges et service avaient cessĂ© dâĂȘtre en adĂ©quation. Pour les politiques et les gens des LumiĂšres liĂ©s au gouvernement, la noblesse nâavait de sens que si elle rendait des services Ă lâĂtat ; du reste, il ne sâagissait pas de lâabolir, mais de mettre en place une classe dirigeante utile[69].
François Cabarrus, qui avait Ă©tĂ© secrĂ©taire aux Finances sous Charles III entre 1766 et 1785, critiqua dans son Ăloge de Miguel de MĂșzquiz la noblesse improductive et exalta lâexemple des hommes vouĂ©s au bien-ĂȘtre de lâĂtat et mettant au service de celui-ci leurs qualitĂ©s et leurs talents. Il faut se garder pourtant dây voir une mise en cause de la noblesse en soi ou dây percevoir une attaque de la part dâune prĂ©sumĂ©e bourgeoisie contre elle ; beaucoup de ces hommes des LumiĂšres, critiques de la noblesse, Ă©tait eux-mĂȘmes dâextraction noble, et de fait, les titres nobiliaires ne cesseront pas dâĂȘtre en vigueur au XIXe siĂšcle. La critique, telle que formulĂ©e par les membres de la nouvelle classe politique et culturelle du rĂ©formisme bourbonien, portait sur le fait que la noblesse fondait ses prĂ©tentions Ă maintenir son statut social sur la seule anciennetĂ© du lignage, au lieu de sâinstruire et de sâefforcer dâĂȘtre utile Ă lâĂtat[70].
Le texte critique le plus connu est le Discurso sobre la autoridad de los ricos hombres sobre el Rey y cĂłmo la fueron perdiendo hasta llegar al punto de opresiĂłn en que se halla hoy (littĂ©r. Discours sur lâautoritĂ© des riches hommes sur le Roi et sur la maniĂšre dont ils lâont perdue jusquâau point dâoppression dans laquelle elle se trouve aujourdâhui), que le jeune comte de Teba prĂ©senta en 1794 devant lâAcadĂ©mie royale espagnole dâhistoire. Le comte de Teba faisait partie du cercle des LumiĂšres au sein de la haute noblesse et sa critique Ă©tait en accord avec les idĂ©es du moment Ă propos du service que la noblesse se devait de rendre Ă la nation. En outre, il en appelait au tribunal de lâopinion publique, faisant habilement valoir la convergence dâintĂ©rĂȘts entre aristocratie et peuple, au bĂ©nĂ©fice de ce dernier, en allĂ©guant que le pouvoir de lâantique noblesse, contrepoids Ă la dĂ©rive absolutiste du monarque, Ă©tait la garantie la plus sĂ»re de la libertĂ© et de la justice, capable de prĂ©venir lâoppression du peuple[71].
Dans la magistrature
Les magistrats Ă©taient les agents publics par excellence de lâancienne monarchie juridictionnelle. Traditionnellement, la magistrature et les thĂ©ologiens se formaient aux doctrines scolastiques, lesquelles enseignaient que le pouvoir royal restait subordonnĂ© Ă un ordre juridique rĂ©gi par les lois divines et par les constitutions des corps politiques du royaume. Au XVIIIe siĂšcle, en particulier sous le rĂšgne de Charles III, la royautĂ© espagnole sâefforcera dâexercer sa tutelle sur la magistrature et la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique[72].
Il y avait des diffĂ©rences sociales et culturelles entre ceux embrassant la carriĂšre juridique et ceux sâengageant dans une trajectoire politico-administrative. Les magistrats Ă©taient issus de familles distinguĂ©es appartenant aux oligarchies urbaines, ayant une tradition de carriĂšres dans la magistrature et dans le haut clergĂ©, bĂ©nĂ©ficiant dâun solide enracinement territorial et dâune notabilitĂ© rĂ©gionale, ayant des intĂ©rĂȘts Ă©conomiques et sociaux de portĂ©e purement locale, et pratiquant entre soi des mariages croisĂ©s ; ils Ă©taient formĂ©s dans les Conseils et dans les audiencias, aprĂšs avoir suivi des Ă©tudes de droit dans les universitĂ©s, de prĂ©fĂ©rence dans les Colegios Mayores, et professaient une idĂ©ologie politique juridictionnelle et possĂ©daient une culture traditionnelle[72]. Ces magistrats arrivaient gĂ©nĂ©ralement Ă la Cour en fin de carriĂšre, Ă un Ăąge dĂ©jĂ avancĂ©, autour de 50 ans, et ne sây ancraient pas[73].
Au contraire, les agents des intendances, de lâadministration des Finances ou de lâĂ©tat-major de lâarmĂ©e, dâextraction sociale fort diffĂ©rente de leurs prĂ©dĂ©cesseurs, Ă©taient souvent issus de familles nouvelles ou Ă©trangĂšres, dĂ©pendaient plus Ă©troitement du roi, Ă©conomiquement et socialement, avaient moins dâintĂ©rĂȘts fixes dans tel terroir dâorigine et un enracinement local beaucoup moindre, partageaient une idĂ©ologie politique ministĂ©rielle et rĂ©galienne, et avaient, comme hommes neufs, une culture plus ouverte aux nouveautĂ©s et aux rĂ©formes[72]. Venus pour la plupart du monde rural et du commerce, nâayant pas fait dâĂ©tudes universitaires, mais possĂ©dant une culture technique et empirique, ils avaient Ă©tĂ© Ă©levĂ©s par Philippe V au rang de cadre politique et financier. Les membres de ces secteurs fondaient leur famille Ă la Cour et sây enracinaient, encore quâils aient continuĂ© jusquâau dĂ©but du XIXe siĂšcle Ă emmener avec eux du terroir quelques jeunes gens de leurs parentĂšle[73].
Pour leur nomination, les Bourbons tendaient, au fur et Ă mesure que leur pouvoir se renforçait, Ă avoir recours au dĂ©cret exĂ©cutif au dĂ©triment de la voie consultative. Le roi choisissait directement, avec ses ministres, en faisant lâimpasse sur la mĂ©diation de la Chambre de Castille. Sous le rĂšgne de Charles IV, les nominations par voie exĂ©cutive augmenteront spectaculairement[73].
Pour mettre les institutions sous sa tutelle, Charles III sâappuya en particulier sur une gĂ©nĂ©ration de juristes qui nâĂ©taient pas passĂ©s, comme la haute magistrature, par les prestigieux Colegios Mayores ; câĂ©taient des hommes de confiance du roi, avocats et procureurs, praticiens du droit, pour qui primait avant tout la loi royale et la volontĂ© du monarque, Ă qui ils Ă©taient redevables de leur Ă©lĂ©vation[74]. Les ministres absolutistes cherchaient Ă sâattacher des conseillers dĂ©liĂ©s des doctrines juridictionnelles scolastiques, qui ne fussent pas simplement des letrados, mais des hommes expĂ©rimentĂ©s dans lâart de gouverner, des procureurs ou des juristes Ă mĂȘme de devenir des instruments efficaces du gouvernement, avec un profil politique garantissant que la justice concourrait Ă Ă©tendre le pouvoir de la Couronne au bĂ©nĂ©fice du bien public, et qui fussent aptes Ă prendre en charge la gestion Ă©conomique et administrative de la nation. En outre, lâon vit aussi sous Charles IV des hommes sâĂ©lever Ă des postes trĂšs influents dans la magistrature et dans la politique sur la base de mĂ©rites dâautres sortes, par exemple littĂ©raires, quoique toujours moyennant appuis politiques[75].
Lâexemple le plus connu de ces hommes nouveaux est Campomanes, qui dirigea avec fermetĂ© le Conseil de Castille pendant trois dĂ©cennies, entre 1762 et 1791. Un autre exemple Ă©loquent est JosĂ© de GĂĄlvez, homme qui rĂ©unissait en lui zĂšle, efficacitĂ© et rĂ©compense ministĂ©rielle, et qui sut en une dizaine dâannĂ©es gravir tous les Ă©chelons jusquâĂ devenir secrĂ©taire dâĂtat des Indes[76].
Dans lâĂglise et lâĂ©piscopat
Un ensemble de mesures devait permettre au roi de renforcer son pouvoir sur lâĂglise dâEspagne. Par le concordat de 1753, le roi obtint la compĂ©tence, qui jusque-lĂ avait appartenu au pape, de nommer les titulaires de plusieurs dizaines de milliers de fonctions ecclĂ©siastiques, pour la plupart des postes de curĂ© de paroisse. La politique royale Ćuvrait Ă sâaffranchir de la tutelle politique de lâĂglise et des anciens principes juridictionnels qui limitaient le pouvoir du roi. Les universitĂ©s, aux mains des ecclĂ©siastiques, avaient formĂ© les magistrats Ă la culture juridictionnelle nĂ©o-scolastique, qui soumettait lâautoritĂ© du roi aux lois divines et Ă la constitution traditionnelle du royaume. Dans le cadre de sa rĂ©forme, Charles III brisa par divers moyens lâautonomie des universitĂ©s, dĂ©finissant leurs programmes dâĂ©tudes, interdisant les auteurs nĂ©o-scolastiques (tels que Vitoria, Mariana, SuĂĄrez, Molina...), et affirmant la supĂ©rioritĂ© du droit royal sur la loi ecclĂ©siastique[77].
La politique de recrutement de lâĂ©piscopat allait dans le mĂȘme sens. Charles III usa de son droit de proposition des Ă©vĂȘques pour avantager les candidats rĂ©galistes, en Ă©cartant en particulier les jĂ©suites[78], soupçonnĂ©s dâappuyer les doctrines contractuelles, contraires aux pouvoirs rĂ©galiens du souverain, et en donnant systĂ©matiquement la prĂ©fĂ©rence Ă des ecclĂ©siastiques au profil royaliste. Il en rĂ©sulta un Ă©piscopat fidĂšle et obĂ©issant, qui de surcroĂźt avait souvent de fortes attaches personnelles, y compris de parentĂ©, avec des membres de la classe politique caroline. Beaucoup parmi eux suivront les directives de la Couronne et seront des agents rĂ©solus des projets rĂ©formistes, tĂ©moin le rĂŽle jouĂ© par les Ă©vĂȘques dans la crĂ©ation des SociĂ©tĂ©s Ă©conomiques[79]. En 1767, les jĂ©suites, principal obstacle intellectuel et Ă©ducatif au pouvoir rĂ©galien du monarque, furent expulsĂ©s par Charles III. Inversement, le roi avait soin de promouvoir par des rĂ©compenses et des pensions les intellectuels qui Ă©crivaient en faveur des pouvoirs rĂ©galiens et sur des sujets publics en relation avec lâĂ©conomie, lâĂ©ducation, la morale sociale et sur dâautres questions ayant trait Ă la politique rĂ©formiste menĂ©e par la Couronne[77].
Dans lâarmĂ©e
Pour ce qui est de lâarmĂ©e, il y a lieu de signaler, parmi les nombreuses rĂ©formes, deux qui se rĂ©vĂ©leront particuliĂšrement importantes pour la formation militaire et pour le recrutement des hauts gradĂ©s de lâarmĂ©e et des titulaires de postes de commandement politico-militaires. Philippe V crĂ©a les Gardes royales, qui seront au fil du siĂšcle la principale pĂ©piniĂšre de gĂ©nĂ©raux pour lâarmĂ©e et de vice-rois et de gouverneurs pour la mĂ©tropole et pour les Indes. De mĂȘme, les Bourbons fondĂšrent des acadĂ©mies militaires, oĂč pour la premiĂšre fois, câĂ©tait le roi qui sĂ©lectionnait et formait les cadres de son armĂ©e[77].
Dans les rangs de lâarmĂ©e se trouvaient des jeunes gens aux origines gĂ©ographiques les plus diverses et issus de tous les milieux dâĂ©lite, depuis la noblesse seigneuriale jusquâaux hidalgos du nord, mais souvent aussi provenant de familles rurales dont lâascension Ă©tait liĂ©e au commerce. DĂ©sormais, les cadets se formaient militairement dans les institutions crĂ©Ă©es par les Bourbons, recevaient une instruction partout semblable, se faisaient Ă©gaux entre eux dans le service du roi, partageaient les mĂȘmes expĂ©riences et les mĂȘmes valeurs, paraissaient se dĂ©pouiller de leurs attributs dâorigine et de lignage, sâappelant entre eux, non plus par leurs titres correspondant Ă leur Ă©tat, mais par leur premier patronyme. Cela contrastait avec lâarmĂ©e de la monarchie mĂ©diĂ©vale et des Habsbourgs, oĂč les diffĂ©rents corps de troupe se composaient chacun de gens du mĂȘme terroir et accueillaient donc des soldats partageant parler, coutumes, localismes, voire souvent des rapports de parentĂ©, dâamitiĂ© ou de voisinage[80].
Rémunérations et honneurs
La nouvelle classe dirigeante fut spĂ©cialement choyĂ©e par les monarques, et les Bourbons octroyĂšrent une profusion de titres nobiliaires Ă leurs principaux serviteurs. Sous Charles III eut lieu une hausse gĂ©nĂ©ralisĂ©e des rĂ©munĂ©rations ministĂ©rielles. Les dĂ©corations de lâordre de Charles III, crĂ©Ă© en 1771, furent en majoritĂ© dĂ©cernĂ©es Ă des membres de la haute administration, et beaucoup moins aux membres de la noblesse titrĂ©e non titulaires de fonctions au service du monarque, au haut clergĂ© et aux reprĂ©sentants des oligarchies locales[81].
En outre, les monarques Ă©clairĂ©s, plus particuliĂšrement Charles III, firent en sorte quâune part des ressources Ă©conomiques fĂ»t dĂ©tournĂ©e des Ă©lites traditionnelles du royaume et de lâĂglise au profit de la nouvelle classe politique et pour les besoins de leurs projets de rĂ©forme, ce que lâon put observer dans nombre de domaines ; par exemple, pour financer le projet de bienfaisance de la Couronne (activitĂ© qui jusque-lĂ avait Ă©tĂ© entre les mains de particuliers, dâinstitutions ecclĂ©siastiques et des municipalitĂ©s), le roi permit en 1784 que fĂ»t soustrait jusquâau tiers des recettes tirĂ©es des bĂ©nĂ©fices, canonicats et autres prĂ©bendes Ă patronage royal. De mĂȘme, pour favoriser les projets Ă©ducatifs Ă©clairĂ©s, tels que la crĂ©ation du sĂ©minaire de Bergara, la Couronne remit aux nouveaux Ă©ducateurs les collĂšges et les biens des jĂ©suites expulsĂ©s[82].
Reproduction des élites, endogamie, clientélisme
La reproduction des nouvelles Ă©lites se faisait fondamentalement par le biais de relations clientĂ©listes au sein mĂȘme des institutions. Les relations personnelles de parentĂ© et dâamitiĂ©, les rapports professionnels et de clientĂ©lisme ministĂ©riel Ă©taient les mĂ©canismes par lesquels certains rĂ©seaux de serviteurs du roi se reproduisaient dans la classe dirigeante. Dans lâaccession des plus jeunes Ă lâadministration royale et Ă lâarmĂ©e, un rĂŽle important Ă©tait jouĂ© par les accointances de leur parentĂšle et par leurs amitiĂ©s dans la classe politique. Dans les secrĂ©tariats, une bonne part de ceux qui y entraient Ă 14 ou 15 ans comme pages boursiers Ă©taient des proches parents du secrĂ©taire, des officiels ou de collĂšgues dâautres secrĂ©tariats, ce qui Ă lâoccasion produisait de vĂ©ritables dynasties administratives. Les mĂȘmes mĂ©canismes Ă©taient aussi en jeu dans lâinstitution militaire[82].
Lâon ne saurait sous-Ă©valuer le facteur familial dans la politique bourbonnienne, comme l'atteste lâexemple de JosĂ© GarcĂa de LeĂłn y Pizarro (1770-1835), homme « sans aucune recommandation », qui dans sa jeunesse sâinstalla tout naturellement dans le cercle, puissant et fermĂ©, des amitiĂ©s de ses parents, que sâappliquĂšrent vivement Ă lui trouver une situation. Par contre, de nombreux tĂ©moignages de lâautre camp font Ă©tat des difficultĂ©s Ă©prouvĂ©es par les groupes de la noblesse moins introduits dans les sphĂšres du gouvernement pour accĂ©der Ă ces emplois[83].
Une fois le candidat Ă©tabli au sein de lâadministration, les relations dĂ©cisives devenaient les liens professionnels, dâamitiĂ© et de patronage ministĂ©riel. La sĂ©curitĂ© de lâemploi, la rĂ©munĂ©ration, lâavancement par lâanciennetĂ© et la pension de retraite garantissaient une longue existence dans lâadministration, et par lĂ quantitĂ© dâoccasions de favoriser lâaccession Ă la fonction publique de jeunes gens issus de sa propre parentĂšle ou de fils dâamis, ce qui Ă©tait Ă la base ensuite dâun intense Ă©change de faveurs et de recommandations entre administrateurs. Ce systĂšme contribuait Ă entretenir et Ă reproduire dans lâadministration certains rĂ©seaux sociaux sur plusieurs gĂ©nĂ©rations[84].
Les enfants et les jeunes gens de ces milieux se rencontraient dans les lieux de recrutement et dâenseignement que patronnaient les Bourbons en vue de la formation de leurs cadres. Ces lieux Ă©taient principalement les sĂ©minaires de nobles de Madrid (Ă partir de 1725) et de Bergara (Ă partir de 1776), les acadĂ©mies militaires, les Gardes royales et les officines des secrĂ©tariats dâĂtat, dans lesquelles les plus jeunes sâinitiaient Ă la pratique ministĂ©rielle sous la surveillance de fonctionnaires chevronnĂ©s et des secrĂ©taires. Dans lesdites institutions, les futurs dirigeants du gouvernement ministĂ©riel ou militaire recevaient une instruction particuliĂšre, plus technique et scientifique, en mĂȘme temps que leur Ă©taient enseignĂ©s certains principes politiques, instruction se distinguant nettement de celle destinĂ©e aux letrados dans les universitĂ©s[85].
Le taux dâintermariage Ă©tait trĂšs Ă©levĂ© dans ces groupes et a Ă©tĂ© estimĂ© Ă 73,7 % des alliances nuptiales chez les fonctionnaires et personnalitĂ©s politiques de Madrid entre 1750 et 1850. Ils partageaient dâautre part les mĂȘmes affinitĂ©s intellectuelles et prenaient part activement aux cercles de sociabilitĂ© des LumiĂšres de la seconde moitiĂ© du siĂšcle, tels que les clubs politiques, les acadĂ©mies royales et les sociĂ©tĂ©s Ă©conomiques[86].
Quant aux agents en poste dans les territoires, leur recrutement Ă©tait conditionnĂ© par la nĂ©cessitĂ© pour le roi de pouvoir compter avec certitude sur des agents locaux dâune obĂ©issance et dâune disponibilitĂ© absolues, dotĂ©s des capacitĂ©s nĂ©cessaires Ă affronter lâinĂ©vitable rĂ©sistance des tenants de lâordre corporatif ancien, accoutumĂ©s aux pratiques contractuelles de lâantique culture juridictionnelle. La rĂ©ussite dans les missions difficiles sâaccompagnait de promotions et dâascensions, dĂ©sobĂ©ir en revanche comportait la menace de tout perdre, pour les agents mais aussi pour leur famille, ainsi que purent le vĂ©rifier amĂšrement les frĂšres Armona en 1764. Les intendants en particulier Ă©taient des agents dĂ©cisifs de lâabsolutisme ministĂ©riel et de la politique rĂ©formiste dans les territoires de la monarchie, dâabord et en premier lieu dans ceux de la PĂ©ninsule, plus que dans les Indes[60].
Idéologie et valeurs de la nouvelle élite
Dans leurs mĂ©moires et Ă©crits, les fonctionnaires des LumiĂšres mettaient continuellement en avant un ensemble de valeurs quâils paraissent avoir en commun : le mĂ©rite individuel, lâacquisition de capacitĂ©s par lâinstruction et lâĂ©tude, et le dĂ©vouement au service de lâĂtat et Ă la poursuite du bien public. Lâon trouve ces mĂȘmes valeurs non seulement dans les documents rĂ©digĂ©s pour publication, mais Ă©galement dans leurs manuscrits personnels non destinĂ©s Ă ĂȘtre dĂ©voilĂ©s au public, comme p. ex. dans les souvenirs de JosĂ© GarcĂa de LeĂłn y Pizarro, ou dans les Noticias rĂ©digĂ©es par Armona pour enseigner lesdites valeurs Ă ses fils, câest-Ă -dire « la part dâhonneur, de zĂšle et de dĂ©sintĂ©ressement avec laquelle vous devez servir le roi et la patrie » ; le mĂȘme Armona professait dâailleurs une mĂȘme ferveur envers Campomanes, eu Ă©gard Ă son « activitĂ© infatigable », Ă la « multitude de ses expĂ©dients » et de ses « Ă©crits fiscaux », Ă ses « ouvrages publics, pleins de sagesse, dâĂ©rudition, dâamour au Roi et Ă la patrie, de recherches profondes, raffinĂ©es et toujours utiles au gouvernement »[87]. MĂșzquiz estimait lâhomme qui, comme lui-mĂȘme et ses amis et collĂšgues, sert lâĂtat, et dĂ©nigrait ceux qui Ă©tudiaient dans les universitĂ©s en y apprenant des doctrines qui, dâaprĂšs la vision commune prĂ©valant dans tous les milieux Ă©clairĂ©s, Ă©taient sans pertinence ou ridicules[88].
Domaines dâaction
Au cours du XVIIIe siĂšcle, lâextension continuelle du pouvoir du roi permit dâouvrir de nouveaux champs dâaction, et le gouvernement vint donc Ă sâoccuper dâun nombre grandissant de matiĂšres, sâappuyant sur les nouveaux instruments mis en place. DĂšs le milieu du siĂšcle, la politique de stimulation (fomento) devint lâactivitĂ© par excellence de lâaction ministĂ©rielle, et prenait pour objet des domaines tels que lâĂ©conomie, le commerce, lâindustrie, lâagriculture, lâĂ©levage, la science, lâenseignement, la politique dâassistance, lâinformation officielle, la politique culturelle, et la « policĂa » (gestion), laquelle englobait tout ce qui pouvait, par sa protection et son action en faveur du bien-ĂȘtre gĂ©nĂ©ral, contribuer au bonheur des sujets du roi, tout ceci sâaccomplissant par la voie administrative du gouvernement ministĂ©riel. Les secrĂ©taires Ă©taient des hommes dâĂtat, des personnalitĂ©s politiques capables dâinitiative et Ă mĂȘme dâĂ©laborer des projets de rĂ©forme parfois de grande envergure. Le travail de rĂ©forme requĂ©rant des hommes spĂ©cialisĂ©s, les fonctionnaires des SecrĂ©tariats Ă©taient des techniciens avides de se renseigner sur les expĂ©riences passĂ©es, de se documenter, dâexaminer les modĂšles Ă©trangers, de proposer des solutions aux problĂšmes, et de mettre en chantier leur application lĂ©gale[89].
Acquisition des savoirs, notamment en Ă©conomie
Les trajectoires de formation des fonctionnaires des secrĂ©tariats diffĂ©raient notablement de la situation antĂ©rieure. Ă lâissue de lâenseignement moyen et du collĂšge, les futurs agents de lâĂtat Ă©vitaient en gĂ©nĂ©ral de passer par les universitĂ©s, et privilĂ©giaient les sĂ©minaires de nobles, les acadĂ©mies militaires ou dâautres filiĂšres de formation. Beaucoup prenaient dĂšs le jeune Ăąge du service dans les secrĂ©tariats, y dĂ©butant Ă lâĂ©chelon infĂ©rieur, Ă titre dâaspirant, pour apprendre progressivement le travail de lâoffice, puis montaient dans lâorganigramme en fonction de leurs mĂ©rites. Pour eux, le bureau Ă©tait un centre dâenseignement oĂč lâon apprenait de la bouche de fonctionnaires plus expĂ©rimentĂ©s, voire du secrĂ©taire lui-mĂȘme[90]. Il y avait dâautre part dans la formation des fonctionnaires et des autres agents du gouvernement ministĂ©riel une forte composante autodidacte, conjuguĂ©e au dĂ©sir de connaĂźtre les progrĂšs et les nouveautĂ©s dont tiraient avantage les autres pays europĂ©ens[91]. Ils nâĂ©taient pas rares ceux qui, dans le cadre de leur carriĂšre au service du roi, faisaient des sĂ©jours dâĂ©tude Ă lâĂ©tranger ou entreprenaient un pĂ©riple Ă travers les principaux pays europĂ©ens ou dans les territoires espagnols en AmĂ©rique. Ils sâintĂ©ressaient aux avancĂ©es scientifiques, aux amĂ©liorations Ă©conomiques et aux rĂ©formes administratives et militaires accomplies par dâautres Ătats. Ils apprenaient aussi par la transmission personnelle de connaissances, par le passage de main Ă main dâouvrages et dâĂ©crits, et au travers dâĂ©changes Ă©pistolaires avec les savants de lâĂ©poque[92].
Les ministres et leurs fonctionnaires Ă©taient trĂšs impliquĂ©s dans le monde des LumiĂšres, jouant un rĂŽle de premier plan dans les principales institutions acadĂ©miques et scientifiques, comme les AcadĂ©mies royales et les SociĂ©tĂ©s Ă©conomiques, et faisant partie des principaux clubs de la Cour[92] - [93]. Ils entretenaient Ă©galement une forte prĂ©sence dans lâĂ©dition et dans la presse. Ils Ă©taient trĂšs engagĂ©s dans la vague de rĂ©formes, imaginant et examinant des projets en matiĂšre de dĂ©veloppement de lâenseignement, de la culture et des sciences, proposant des remĂšdes pour rĂ©soudre les problĂšmes de lâĂ©conomie, des amĂ©liorations administratives, des rĂ©formes militaires, ou dans une multiplicitĂ© dâautres domaines en rapport avec leurs missions gouvernementales. Ils sâefforçaient de propager les idĂ©es nouvelles des LumiĂšres europĂ©ennes et sâadressaient Ă lâopinion publique par le biais de la presse, et sâimpliquaient trĂšs fortement dans les sociĂ©tĂ©s Ă©clairĂ©es de Madrid[92]. Dâexcellents exemples de cette catĂ©gorie dâindividus Ă©taient JosĂ© Antonio Armona y Murga[94] et Gaspar Melchor de Jovellanos[95].
Il convient de souligner que les LumiĂšres nâĂ©taient pas un mouvement monolithique, mais quâil eut plusieurs versants, avec des domaines dâintĂ©rĂȘt et des rĂ©seaux diffĂ©rents, quand mĂȘme tous leurs reprĂ©sentants partageaient des idĂ©es fondamentales communes. On a eu tendance Ă mettre en relief plus particuliĂšrement les LumiĂšres Ă©rudites, tout entiĂšres vouĂ©es Ă la mĂ©decine, Ă lâhistoire critique, aux sciences empiriques, aux mathĂ©matiques etc. Mais il y eut dans le mĂȘme temps les LumiĂšres politiques, centrĂ©es sur lâĂ©conomie politique et sur tout ce qui Ă©tait susceptible de relever de lâaction de lâĂtat ou des gouvernements provinciaux, et pouvait servir Ă stimuler le commerce, lâindustrie, lâagriculture, et Ă dĂ©velopper les fondements sociaux de la richesse, comme lâinstruction, le travail et les coutumes rĂ©glĂ©es. LâEspagne connut dans la seconde moitiĂ© du siĂšcle une forte croissance de la science Ă©conomique, grĂące Ă une multiplication de traductions dâouvrages Ă©trangers, sâajoutant aux traitĂ©s dâauteurs espagnols, par des publications pĂ©riodiques, et par les mĂ©moires que sâappliquaient Ă Ă©diter des institutions telles que les sociĂ©tĂ©s Ă©conomiques ou la Junta de Comercio[96].
Ces LumiĂšres davantage portĂ©es sur la chose politique Ă©voluaient de prĂ©fĂ©rence dans les cercles proches du gouvernement et des dĂ©cideurs Ă©conomiques. Dans le champ de lâĂ©conomie politique, câĂ©taient p. ex. les membres des milieux politiques et commerciaux nordistes (basques et navarrais), particuliĂšrement bien connectĂ©s au rĂ©formisme bourbonnien, qui jouĂšrent un rĂŽle de pionniers dans ce domaine et en firent leur spĂ©cialitĂ©. Ces milieux Ă©taient directement liĂ©s aux rĂ©alisations du premier capitalisme dâĂtat et furent les principaux acteurs dans les premiĂšres compagnies commerciales avec privilĂšge royal, dans les finances royales, dans les Cinco Gremios Mayores (les cinq grandes corporations : joaillerie, mercerie, soierie, draperie et droguerie) de Madrid, et dans la Banque nationale Saint-Charles (crĂ©Ă©e en 1782 par Charles III)[97] - [98]. Ces milieux ne sâintĂ©ressaient pas tant Ă lâĂ©rudition ou aux sciences pures, quâau dĂ©veloppement de lâĂ©conomie et des « sciences utiles » pouvant contribuer aux politiques de stimulation (fomento), ceci en cohĂ©rence avec leurs activitĂ©s qui combinaient affaires commerciales et carriĂšre au service du roi. Ces personnes rĂ©digeaient des traitĂ©s et Ă©taient, quâils rĂ©sidassent Ă la Cour ou bien Ă Bilbao, Lequeitio, Cadix, SĂ©ville ou Vitoria, personnellement trĂšs liĂ©s, directement ou indirectement, Ă lâadministration ministĂ©rielle, Ă lâarmĂ©e bourbonienne et Ă lâĂ©conomie de lâĂtat[97]. Ce nâest donc pas chose fortuite si la premiĂšre Sociedad EconĂłmica de Amigos del PaĂs, modĂšle de toutes celles qui suivront, vit le jour en 1765 dans les provinces basques, ni du reste quâen 1774 la moitiĂ© des fondateurs de la Real Sociedad EconĂłmica Matritense de Amigos del PaĂs (16 sur 32) et ses deux premiers directeurs Ă©taient issus des mĂȘmes groupes dâadministrateurs et de nĂ©gociants originaires des provinces basques et ayant pris pied Ă la Cour de Madrid. Câest encore de ces mĂȘmes cercles que provenait une bonne partie des Ă©lites rĂ©formistes Ă©clairĂ©es en AmĂ©rique[99]. Ces nordistes Ă©taient trĂšs au fait du dĂ©veloppement Ă©conomique et culturel en Europe et des progrĂšs philosophiques et scientifiques, en particulier dans les « sciences utiles »[100].
Inerties et résistances
La volontĂ© des Bourbons dâEspagne dâimposer un gouvernement exĂ©cutif direct se heurta Ă de fortes rĂ©sistances, spĂ©cialement en AmĂ©rique espagnole, oĂč les Ă©lites Ă©taient accoutumĂ©es Ă lâancienne monarchie juridictionnelle et de nĂ©gociation[101]. Dans quelques cas, les difficultĂ©s Ă©taient telles que mĂȘme les fonctionnaires les plus dĂ©vouĂ©s au roi rechignaient Ă obĂ©ir, ainsi p. ex. Armona, qui refusa dâabord, devant lâimpossibilitĂ© de la tĂąche, de prendre fonction en Nouvelle-Espagne pour y appliquer les rĂ©formes, mais finit par sâincliner sous la menace ; il mourut cependant au cours du voyage, et fut remplacĂ© par JosĂ© GĂĄlvez, plus dĂ©cidĂ©, qui, aprĂšs avoir sollicitĂ© Esquilache de lui confier la mission, la remplit avec efficacitĂ©, câest-Ă -dire rĂ©ussit Ă implanter en AmĂ©rique le nouveau systĂšme de gouvernement organisĂ© autour des intendants[102].
La nouvelle administration dâinspiration ministĂ©rielle permettait de consolider un gouvernement de type exĂ©cutif assumant une fonction de transformation, Ă©tendant ses compĂ©tences, se proposant de lĂ©gifĂ©rer de maniĂšre plus globale et dans des domaines dâaction de plus en plus nombreux. Chez les nouveaux fonctionnaires sâĂ©tait formĂ©, dans la pratique comme dans les idĂ©es, une conception politique contraire aux anciennes restrictions juridictionnelles et Ă la jurisprudence traditionnelle, et favorable Ă la transformation de lâĂtat en puissance lĂ©gifĂ©rante. Les limites traditionnelles posĂ©es Ă la souverainetĂ© du roi apparaissaient de plus en plus incompatibles avec la volontĂ© de la monarchie rĂ©formiste[103].
Le renforcement du pouvoir effectif du monarque, appuyĂ© sur une classe politique Ă©clairĂ©e, ne put cependant empĂȘcher quâil y eĂ»t dans la pratique certaines limites et quâil fallĂ»t pactiser avec le poids de la tradition, dont le pouvoir dâinertie Ă©tait Ă©norme. Dans la sociĂ©tĂ© espagnole, de larges secteurs de la population continuaient dâadhĂ©rer aux pratiques et coutumes traditionnelles, notamment, du cĂŽtĂ© des Ă©lites, une majoritĂ© de la noblesse seigneuriale, une bonne partie du clergĂ© et de la magistrature, et la plupart des autoritĂ©s locales et des reprĂ©sentants des corps du systĂšme corporatif[104].
Seule une partie, sans aucun doute minoritaire, de lâancienne noblesse sut se recycler et participer activement Ă la nouvelle configuration politique et aux projets des LumiĂšres. Il y a dans la noblesse basque et navarraise plusieurs exemples de cas oĂč le changement se produisit par une alliance matrimoniale entre une famille traditionnelle jusque-lĂ enclavĂ©e dans son univers local, et les milieux dĂ»ment introduits dans les nouvelles dynamiques politiques et culturelles[105]. Dans le camp adverse, la plupart des ennemis de Godoy p. ex. se liguĂšrent dans le « parti aristocratique » qui, conjointement avec les ultramontains, hostiles Ă la politique religieuse du gouvernement, organisĂšrent lâopposition politique dans la derniĂšre dĂ©cennie du XVIIIe siĂšcle et la premiĂšre du XIXe siĂšcle autour du prince Ferdinand[72].
La sociĂ©tĂ© espagnole Ă©tait donc fortement contrastĂ©e au regard de ses rĂ©actions aux rĂ©formes bourboniennes, comme lâillustre lâexemple des SociĂ©tĂ©s Ă©conomiques. La Monarchie aimait Ă se profiler comme stimulatrice de lâĂ©conomie et tenta de tisser des liens avec les acteurs Ă©conomiques et culturels du royaume grĂące Ă la promotion de ces sociĂ©tĂ©s, et demanda Ă partir de 1774 aux forces vives locales de prendre lâinitiative, mais tout en veillant Ă les insĂ©rer dans ses projets rĂ©formistes[106]. Dans un premier temps, les SociĂ©tĂ©s promues par la Couronne donnaient lâimpression dâĂȘtre une rĂ©ussite, vu quâen une trentaine dâannĂ©es, 69 de ces sociĂ©tĂ©s furent crĂ©Ă©es, desquelles allaient fonctionner en moyenne une vingtaine[107]. Ce nĂ©anmoins, dix ans Ă peine plus tard, en 1786, la plupart des SociĂ©tĂ©s Ă©taient dĂ©jĂ pĂ©riclitantes, par suite de lâindiffĂ©rence et de lâignorance du public et des prĂ©jugĂ©s et de la malveillance de certains groupes particuliers au sein des Ă©lites locales[108] - [109]. Nombre dâentre ces SociĂ©tĂ©s se plaignaient de la trĂšs faible collaboration, sinon de lâopposition, dont faisaient preuve les reprĂ©sentants de lâautoritĂ© civile et religieuse, tandis que les injonctions du gouvernement aux institutions juridictionnelles du royaume dâapporter appui aux Sociedades nâĂ©taient pas suivies dâeffet. Finalement, le roi en personne, qui protĂ©geait les SociĂ©tĂ©s, donna ordre, par voie du Conseil, dâenjoindre aux prĂ©lats, aux commandants gĂ©nĂ©raux et aux cours de justice du royaume de promouvoir les SociĂ©tĂ©s Ă©conomiques ; ce nonobstant, beaucoup dâentre celles-ci ne cesseront dans leurs rapports de se plaindre que les autoritĂ©s religieuses, militaires et judiciaires leur Ă©taient souvent hostiles, du reste imitĂ©es en cela par beaucoup de responsables municipaux, alcades ou regidors[108] - [110]. Toutefois, la situation Ă cet Ă©gard Ă©tait assez contrastĂ©e, selon les rĂ©seaux sociaux dans lesquels elle sâinscrivait, la mise en marche effective des projets rĂ©formistes Ă©tant en effet tributaire de certains rĂ©seaux de relations par lesquels, de façon sĂ©lective, le gouvernement ministĂ©riel comptait se connecter avec les bases de la sociĂ©tĂ© espagnole[111].
La disparitĂ© dans lâaccueil fait aux rĂ©formes ne se peuvent expliquer par une grille dâinterprĂ©tation faisant intervenir les trois ordres ou les classes sociales, ni par une grille de lecture rĂ©gionale, cette diffĂ©rence idĂ©ologique pouvant en effet surgir au sein mĂȘme dâun mĂȘme Ă©tat, comme p. ex. dans celui de la noblesse, oĂč se faisaient face ceux qui participaient aux expĂ©riences du rĂ©formisme bourbonnien visant le changement politique et culturel, et ceux qui sây refusaient. Cette divergence en matiĂšre de valeurs se manifesta en particulier dans la seconde moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle et allait opposer dâune part les familles dont les fils sâinvestissaient en premiĂšre ligne dans la modernitĂ© politique, Ă©conomique et culturelle du rĂ©formisme bourbonien, et dâautre part la majoritĂ© de la sociĂ©tĂ© espagnole, qui demeurait ancrĂ©e dans la vie traditionnelle de ses communautĂ©s, et qui comprenaient non seulement les familles de notables se tenant Ă lâĂ©cart des rĂ©formes Ă©clairĂ©es et de ses expĂ©riences transformatrices, mais aussi les classes populaires. Lâadoption ou non des conceptions, idĂ©es et valeurs des LumiĂšres Ă©tait fortement liĂ©e au vĂ©cu des personnes (expĂ©riences et frĂ©quentations), ces conceptions en effet se transmettant et se vĂ©hiculant Ă lâintĂ©rieur de certains rĂ©seaux, mais tendant Ă laisser hors champ par ailleurs les autres milieux ou suscitant chez ceux-ci le rejet, cela dâune façon diffĂ©renciĂ©e[112].
RĂšgne de Philippe V (1700-1746) : construction de lâĂtat bourbonnien
Philippe V accĂ©da au trĂŽne de la monarchie espagnole en vertu du testament de son oncle, Charles II, mais dut alors affronter la maison de Habsbourg. La Castille accepta immĂ©diatement le nouveau roi, cependant les royaumes de la couronne d'Aragon, favorables dans un premier temps, Ă©pousĂšrent bientĂŽt la cause de lâarchiduc Charles. Philippe V bĂ©nĂ©ficiait de lâappui de la seule France et des Castillans eux-mĂȘmes, contre lâhostilitĂ© de tous les autres, en particulier des Aragonais, des Autrichiens, des Britanniques et des Hollandais, qui tous redoutaient que ne sâinstaurĂąt en Espagne une monarchie de type absolutiste, sur le modĂšle français. La victoire fut remportĂ©e par les partisans de Philippe V, victoire consacrĂ©e par les traitĂ©s dâUtrecht en 1713 et de Rastatt en 1714, toutefois non sans pertes importantes pour la couronne espagnole en Europe. Lâintronisation des Bourbons donna lieu Ă la signature des dĂ©nommĂ©s pactes de famille avec la France, lesquels domineront toute la politique internationale espagnole au long du XVIIIe siĂšcle.
En guise de reprĂ©sailles, Philippe V abolit en 1707 les Fors d'Aragon et ceux de Valence et imposa lâancien fors de Castilla de 1248, Ă lâinstar de la Catalogne et de Majorque. Les Cortes d'Aragon, celles de Valence et celles de Catalogne cessĂšrent tour Ă tour dâexister, les reprĂ©sentants de leurs villes (mais non pas la noblesse et le clergĂ©) sâintĂ©grant dĂ©sormais dans les Cortes de Castille. Ă lâinverse, Philippe V rĂ©compensa la loyautĂ© du royaume de Navarre et des provinces basques Ă sa cause, en maintenant leurs fors. La nouvelle rĂ©gulation fut Ă©tablie au travers des dĂ©crets dits de Nueva Planta.
La guerre de Succession dâEspagne et les dĂ©crets de Nueva Planta
Le dĂ©nouement de la guerre de Succession d'Espagne (1701-1714) impliqua pour la monarchie espagnole lâintronisation dâune nouvelle dynastie, la maison de Bourbon, au prix de la cession de ses possessions en Italie et dans les Pays-Bas Ă lâempereur Charles VI, en plus de Gibraltar et de Minorque, qui passĂšrent sous la souverainetĂ© du royaume de Grande-Bretagne, et de la perte de son emprise sur le commerce avec lâempire des Indes, par suite de la concession aux Britanniques du monopole de la traite des noirs (asiento) et du « vaisseau de permission », qui entamait le monopole de lâEspagne sur le commerce avec son Empire. Tout cela entraĂźna, selon les paroles de lâhistorien Joaquim Albareda, « la consĂ©cration politique de la dĂ©cadence espagnole ». Aussi Philippe V Ă©choua-t-il dans la mission pour laquelle il avait Ă©tĂ© choisi successeur de Charles II, Ă savoir garder entiers les territoires de la Monarchie catholique[113].
En politique intĂ©rieure, Philippe V mit fin, pour la voie militaire, Ă la couronne d'Aragon et abolit, au moyen des dĂ©crets de Nueva Planta de 1707 Ă 1716, les institutions et lois propres qui rĂ©gissaient les Ătats qui la composaient (le royaume dâAragon, le royaume de Valence, le royaume de Majorque et la principautĂ© de Catalogne) ; Ă la couronne dâAragon fut ainsi substituĂ© un Ătat en partie absolutiste, centralisĂ© et uniformiste, inspirĂ© de la monarchie absolue française de Louis XIV, grand-pĂšre de Philippe V. Dâautre part, les lois de la couronne de Castille furent imposĂ©es aux autres territoires, hormis le royaume de Navarre, la seigneurie de Biscaye, Guipuscoa et Ălava, qui purent conserver leurs fors pour ĂȘtre restĂ©s fidĂšles Ă Philippe V. Toutefois, le droit privĂ© dâAragon, de Catalogne et de Majorque fut maintenu. Lâon peut dĂšs lors affirmer que les grands vaincus de la guerre Ă©taient les austrophiles dĂ©fenseurs non seulement des droits de Charles lâarchiduc, mais aussi de la monarchie composite ou « fĂ©dĂ©rale » de la monarchie hispanique des deux siĂšcles antĂ©rieurs[113].
Selon lâhistorien Ricardo GarcĂa CĂĄrcel, la victoire bourbonnienne dans la guerre comporta une « victoire de lâEspagne verticale sur lâEspagne horizontale des souverains autrichiens », « Espagne horizontale » devant sâentendre comme lâEspagne autrichienne, celle qui incarnait « lâEspagne fĂ©dĂ©rale, qui concevait la rĂ©alitĂ© nationale comme un agrĂ©gĂ© territorial, avec un noyau commun et sâappuyant sur le prĂ©supposĂ© dâune identitĂ© espagnole plurielle et extensive », tandis que lâ« Espagne verticale » correspond Ă lâ« Espagne centralisĂ©e, articulĂ©e autour dâun axe central, lequel a toujours Ă©tĂ© la Castille, et structurĂ©e sur une Ă©pine dorsale, avec la conception dâune identitĂ© espagnole homogĂ©nĂ©isĂ©e et intensive »[114] - [note 1].
Outre lâabolition de leurs institutions et de leurs lois propres, la Nueva Planta de la monarchie entraĂźna pour les Ătats de la couronne dâAragon dâautres consĂ©quences importantes encore. La premiĂšre fut lâinstauration de lâabsolutisme, Ă la faveur de la disparition du frein que constituait pour le pouvoir du roi le pactisme et les institutions particuliĂšres, qui furent remplacĂ©es par une administration militarisĂ©e, dâinspiration castillane, notamment le Capitaine gĂ©nĂ©ral, la Real Audiencia, les corregidores, et française, notamment les intendants, pour contrĂŽler les Ătats qui avaient Ă©tĂ© « rebelles ». La deuxiĂšme fut la mise en route, ou lâaccĂ©lĂ©ration, du processus de castillanisation de leurs habitants, ou du moins dâune partie de leurs milieux dirigeants, aprĂšs que le castillan eut Ă©tĂ© dĂ©clarĂ© langue officielle unique, ce que lâabbĂ© Miguel Antonio de la GĂĄndara exprima de la maniĂšre suivante en 1759 : « Ă lâunitĂ© dâun roi sont consĂ©quemment nĂ©cessaires six autres unitĂ©s : une monnaie, une loi, une mesure, une langue et une religion ». Ce processus de castillanisation cependant nâeut quâun succĂšs relatif, plus grand dans le royaume de Valence que dans la principautĂ© de Catalogne et dans le royaume de Majorque ; sur lâĂźle de Minorque, sous tutelle britannique, le catalan fut maintenu comme langue officielle. Selon Joaquim Albareda, « au-delĂ de cette pression politique, qui fit du castillan la langue officielle de lâadministration, il y a lieu de relever quâil existait un perceptible phĂ©nomĂšne de diglossie dans les couches dirigeantes (noblesse, bourgeoisie dâaffaires, avocats et juristes), qui remontait au XVIe siĂšcle, phĂ©nomĂšne, comme lâa dĂ©montrĂ© Joan-LluĂs Marfany, de caractĂšre endogĂšne, par lequel le castillan devint le vecteur dâexpression pour certains usages sociaux dĂ©terminĂ©s, en particulier dans la sphĂšre de lâĂ©crit, par un facteur de prestige social et culturel »[115].
LâĂtat absolu bourbonnien et ses limites
La monarchie absolue sâappuyait sur lâidĂ©e que les pouvoirs du roi Ă©taient illimitĂ©s (absolus) et que celui-ci les exerçait sans restriction dâaucune sorte. Ainsi que le dĂ©clara JosĂ© del Campillo, ministre de Philippe V[116] :
« Dans une monarchie, il nâest point nĂ©cessaire que tous dissertent longuement ni quâils aient de grands talents. Il suffit que le plus grand nombre sache travailler ; peu nombreux sont en effet ceux qui doivent commander, et qui sont ceux qui ont besoin de lumiĂšres trĂšs supĂ©rieures ; mais la multitude nâa besoin dâavoir que des forces corporelles et la docilitĂ© Ă se laisser gouverner. »
Dans le processus de construction de lâĂtat absolu et centralisĂ©, qui commença dĂšs la guerre de Succession d'Espagne, les conseillers français que Louis XIV plaça aux cĂŽtĂ©s de son petit-fils Philippe V jouĂšrent un rĂŽle de premier plan. Une Ă©tape essentielle furent les DĂ©crets de Nueva Planta, qui abrogeaient les constitutions et les institutions particuliĂšres des Ătats de la couronne dâAragon, encore quâavec ces dĂ©crets lâon ne rĂ©alisa pas lâhomogĂ©nĂ©isation complĂšte du territoire, les institutions et lois propres du royaume de Navarre et des provinces basques (provincias Vascongadas) continuant en effet dâavoir cours[116].
Une limitation plus importante au pouvoir absolu du roi fut la persistance des juridictions seigneuriales et ecclĂ©siastiques. Au milieu du XVIIIe siĂšcle, il y avait en Espagne quelque 30 000 seigneuries, qui englobaient la moitiĂ© de la population des campagnes, population pour laquelle le pouvoir du roi apparaissait fort lointain en regard du pouvoir immĂ©diat de son seigneur[116]. Cette situation perdura en dĂ©pit de ce que les ministres bourbonniens Ă©taient conscients de lâamenuisement du pouvoir royal quâelle entraĂźnait, ainsi que le souligna le comte de Floridablanca dans lâInstrucciĂłn reservada a la Junta de Estado de 1787, qui fut prĂ©sentĂ©e Ă Charles III et dans laquelle il sâexprimait au nom du roi :
« Il a Ă©tĂ© envisagĂ© en quelques occasions dâincorporer ou de rĂ©duire les juridictions seigneuriales, oĂč les juges nâont habituellement pas les qualitĂ©s nĂ©cessaires et oĂč leur Ă©lection ne se fait pas aprĂšs examen et moyennant les connaissances qui conviennent. Quoiquâil nâentre pas dans mon esprit de porter prĂ©judice aux privilĂšges des seigneurs de fiefs ou de les briser, cela doit ĂȘtre le grand souci des tribunaux et procureurs, et ceux-ci doivent sâefforcer dâincorporer ou de scruter toutes les juridictions soustraites Ă mon autoritĂ© et qui, conformĂ©ment Ă ces mĂȘmes privilĂšges et aux lois, doivent ĂȘtre restituĂ©es Ă ma Couronne. »
Les conseillers français qui accompagnaient Philippe V considĂ©raient que le rĂ©gime polysynodial traditionnel de lâancienne monarchie autrichienne Ă©tait obsolĂšte et quâelle Ă©tait inefficace, en raison de ce que les dĂ©cisions tardaient Ă ĂȘtre prises, et que ce rĂ©gime comportait en outre une restriction de lâautoritĂ© absolue du roi, Ă©tant donnĂ© que les diffĂ©rents conseils, chacun spĂ©cialisĂ© dans telle question diffĂ©rente, Ă©taient dominĂ©s par la noblesse, et plus particuliĂšrement par les Grands dâEspagne. Dans le rapport quâil rĂ©digea en 1703 et intitulĂ© Plan pour lâadministration des affaires du roi dâEspagne, le conseiller français Jean Orry affirmait que les Conseils « gouvernaient lâĂtat [âŠ] de telle sorte que leur intention Ă©tait en gĂ©nĂ©ral que leur Roi nâait plus, pour parler proprement, aucune participation active dans le gouvernement, autrement quâen leur prĂȘtant son nom »[117].
Comme alternative, ils eurent recours Ă la « voie rĂ©servĂ©e », nommĂ©e ainsi parce que le roi se rĂ©servait de plus en plus de sujets quâil soustrayait aux Conseils, et que par lĂ le roi prenait les dĂ©cisions en ne tenant compte que des propositions que lui faisaient ses secrĂ©taires dâĂtat, nommĂ©s Ă la suite de crĂ©ation en 1621 de la charge de Secretario del Despacho Universal. Ainsi Philippe V mit-il en place dĂšs 1702 un Conseil de cabinet (Consejo de Gabinete ou de Despacho) composĂ© dâun trĂšs petit nombre de personnes qui lâassistaient par le biais du cabinet oral (despacho a boca), parmi lesquels lâambassadeur de son grand-pĂšre Louis XIV. Ce Conseil sera subdivisĂ© en plusieurs domaines de compĂ©tence jusquâĂ ce que, aprĂšs la guerre, en , il finit par ĂȘtre constituĂ© de cinq officines indĂ©pendantes avec Ă la tĂȘte de chacune un SecrĂ©taire dâĂtat et de cabinet, se rĂ©partissant les domaines de compĂ©tence suivants : Ătat, Justice, Guerre, Finances, Marine et Indes[118].
Pourtant, la guerre une fois terminĂ©e et la « camarilla française » â dirigĂ©e par la princesse Marie-Anne de La TrĂ©moille et par Jean Orry, avec la collaboration de Melchor de Macanaz â une fois disparue, Philippe V nâavait pu Ă©liminer totalement lâancien systĂšme des conseils, attendu que le Conseil de Castille gardait ses vastes attributions gouvernementales et judiciaires qui dĂ©sormais couvraient tout le royaume, et quâen face, les SecrĂ©tariats dâĂtat et de cabinet ne parvinrent jamais Ă constituer un authentique gouvernement, car chacun des SecrĂ©taires dâĂtat â le Premier SecrĂ©tariat (le plus important), de GrĂące et de Justice, des Finances, de la Guerre, de la Marine et des Indes â confĂ©rait sĂ©parĂ©ment avec le monarque, encore quâil advenait quâune mĂȘme personne cumulĂąt plus dâun secrĂ©tariat. Il faudra attendre jusquâen 1787, sous Charles III, pour quâenfin le comte de Floridablanca mĂźt sur pied le ComitĂ© suprĂȘme de lâĂtat (Junta Suprema de Estado), qui rĂ©unissait les SecrĂ©taires dâĂtat et de cabinet, mais qui nâeut cependant quâune existence Ă©phĂ©mĂšre car supprimĂ©e cinq ans seulement plus tard par Charles IV[119].
Dans le rapport quâil rĂ©digea en 1703, Jean Orry, en plus de mettre en cause le systĂšme de gouvernement des Conseils, abordait Ă©galement lâorganisation territoriale et critiquait le fait que les corregidors Ă©taient nommĂ©s par le Conseil de Castille, ce qui avait pour consĂ©quence « quâils Ă©taient des crĂ©atures de celui-ci et lui obĂ©issaient, ce qui revient Ă la mĂȘme chose quâexclure le roi du gouvernement de son royaume ». En lieu et place de ces corregidors, il proposait de nommer des gouverneurs ou des intendants dans les provinces, lesquels « seraient directement subordonnĂ©s au Conseil royal, et recevraient les ordres du Roi par le truchement de lâinspecteur (veedor) gĂ©nĂ©ral »[120].
Cette nouvelle organisation territoriale centralisĂ©e fut appliquĂ©e en premier lieu dans la couronne dâAragon par les DĂ©crets de Nueva Planta, puis commença Ă se mettre en place aussi dans la couronne de Castille (Ă lâexception des provinces basques et du royaume de Navarre), quoique lentement, le processus en effet ne produisant son plein effet que sous le rĂšgne de Charles III. Furent ainsi crĂ©Ă©es des Capitaineries gĂ©nĂ©rales, avec siĂšge Ă Santa Cruz de Tenerife, Ă la Corogne, dans les Asturies, Ă Zamora, Ă Badajoz, Ă SĂ©ville et Ă MĂĄlaga ; les Audiences royales Ă©taient prĂ©sidĂ©es par le Capitaine gĂ©nĂ©ral, et les deux seules Ă ne pas lâĂȘtre â les chancelleries de Valladolid et de Grenade â finiront elles aussi par lâĂȘtre, aprĂšs avoir Ă©tĂ© reconverties Ă leur tour en audiencias.
De mĂȘme, lâon tenta dâintroduire en Castille la figure de lâintendant, promulguant Ă cet effet, en 1718, une ordonnance tendant à « former et Ă©tablir dans chacune des provinces du royaume une intendance [âŠ] de justice, police, finances et guerre ». Toutefois, les Conseils surent paralyser le processus ; seules furent constituĂ©es quatre intendances « de lâArmĂ©e », et il faudra attendre lâannĂ©e 1749 pour que fussent crĂ©Ă©es, sous Ferdinand VI, vingt-deux intendances dans la couronne de Castille. Une des premiĂšres missions des intendants placĂ©s Ă leur tĂȘte Ă©tait de dresser le cadastre d'Ensenada, en vue dâappliquer en Castille le systĂšme fiscal de la contribution unique qui depuis la fin de la guerre Ă©tait en vigueur dans la couronne dâAragon Ă©teinte. Les compĂ©tences des intendants sâexerçaient au dĂ©triment des corregidors, des grands alcades (alcaldes mayores, fonctionnaires de justice) et des rĂ©gisseurs (regidores) des municipalitĂ©s, lâactivitĂ© des autoritĂ©s locales restant en effet dĂ©sormais limitĂ©e Ă gĂ©rer le patrimoine municipal et Ă assurer quelques services publics essentiels, en particulier ceux en relation avec lâapprovisionnement alimentaire[121].
La Nueva Planta fiscale
Les territoires de lâancienne couronne dâAragon durent, aprĂšs la dĂ©faite de celle-ci dans la guerre de Succession d'Espagne, payer un impĂŽt (dĂ©nommĂ© catastro en Catalogne, equivalente Ă Valence, contribution unique en Aragon, taille Ă Mayorque), qui Ă©tait Ă©quivalent en taux dâimposition aux diffĂ©rentes recettes provinciales (taxes sur la consommation, incluant lâalcabala) qui Ă©taient perçues en Castille. Cet impĂŽt nâĂ©tait pas le seul dont ils eurent Ă sâacquitter dĂ©sormais, car Ă lâAragon fut Ă©galement Ă©tendu ce quâen Castille lâon appelait recettes gĂ©nĂ©rales (qui Ă©taient les droits de douane) et les rentas estancadas (littĂ©r. recettes stagnĂ©es, liĂ©es au monopole dâĂtat sur le sel, le tabac et le papier scellĂ©). Pour les Aragonais, Catalans, Mayorquins et Valenciens, lâentrĂ©e en vigueur de la dĂ©nommĂ©e Nueva Planta fiscal provoqua un changement radical, Ă©tant donnĂ© quâĂ partir de la deuxiĂšme dĂ©cennie du XVIIIe siĂšcle, ce serait dorĂ©navant la Couronne qui percevrait ces impĂŽts et ce serait elle qui dĂ©ciderait Ă quoi et oĂč les deniers ainsi recueillis devaient ĂȘtre consacrĂ©s, alors quâauparavant, sous la monarchie des Autrichiens, ils reversaient ces recettes fiscales dans leurs propres territoires, afin de couvrir leurs propres besoins[122].
Le dispositif de la Nueva Planta fiscal fut complĂ©tĂ© par lâextension de la zone de validitĂ© des monnaies castillanes Ă la couronne dâAragon, bien que les monnaies particuliĂšres aient continuĂ© Ă circuler encore sur leurs territoires respectifs, et par lâabolition des douanes intĂ©rieures (les « puertos secos », littĂ©r. ports secs) existant entre les Ătats de la couronne dâAragon et la couronne de Castille, afin que de cette façon, ainsi quâil Ă©tait Ă©noncĂ© dans le dĂ©cret de portant leur suppression, « ces deux royaumes [dâAragon et de Valence] et la principautĂ© [de Catalogne] puissent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des provinces unies Ă la Castille, le commerce entre elles toutes pouvant courir libre et sans entrave aucune »[122]. Cependant, lorsquâen 1717, il fut dĂ©crĂ©tĂ© que les ports secs Ă©tablis entre les provinces basques et le royaume de Navarre dâune part et la couronne de Castille dâautre part seraient transfĂ©rĂ©s au littoral ou Ă la frontiĂšre avec la France, une rĂ©volte Ă©clata dans ces territoires, dĂ©nommĂ©e Machinada, qui fit capoter le projet[123].
Sous Ferdinand VI, le marquis de la Ensenada Ă©choua dans sa tentative de faire appliquer en Castille le systĂšme de la contribution unique, en remplacement de lâancien systĂšme amalgamant des impĂŽts disparates que les monarques autrichiens avaient hĂ©ritĂ© (en lâĂ©largissant) des Rois catholiques. Ce quâEnsenada en revanche obtint fut dâaugmenter les recettes fiscales en remplaçant le systĂšme dâaffermage des impĂŽts par le recouvrement direct confiĂ© Ă des fonctionnaires royaux sous la direction des intendants[124].
Par ailleurs, la rĂ©partition des dĂ©penses de lâĂtat ne varia quasiment pas au long du XVIIIe siĂšcle : en 1778, 72 % de ces dĂ©penses Ă©taient dĂ©volus Ă lâarmĂ©e et Ă la marine, 11 % Ă la cour, et les 17 % restants seulement Ă©taient imputĂ©s Ă dâautres usages (essentiellement Ă la rĂ©munĂ©ration des fonctionnaires royaux).
RĂ©armement naval et crĂ©ation dâune armĂ©e permanente
En ce qui concerne la marine, il sâagissait dâaugmenter sa rapiditĂ© et son efficacitĂ©. Ă cet effet, lâon crĂ©a les arsenaux de CarthagĂšne, Cadix et El Ferrol, en plus de celui de La Havane ; lâon sâemploya Ă perfectionner la formation des officiers de marine ; et lâon eut recours Ă la matricule de mer pour doter les vaisseaux des Ă©quipages nĂ©cessaires. La matrĂcula de mar (similaire aux quintas pour lâarmĂ©e) sâappuyait sur lâobligation de servir dans la marine de guerre faite Ă tous les jeunes (les matriculĂ©s) dĂ©sireux dâexercer ensuite des mĂ©tiers en rapport avec la mer ; eux seuls pouvaient, p. ex., se faire marins-pĂȘcheurs, ce qui signifiait de fait la matriculation obligatoire pour tous les jeunes hommes des familles de pĂȘcheurs existantes.
Quant Ă lâarmĂ©e, elle connut une hausse de ses effectifs, pour atteindre quelque 100 000 hommes vers la fin du siĂšcle, aprĂšs quâau recrutement de volontaires (dont beaucoup Ă©taient Ă©trangers : Wallons, Irlandais et Italiens) Ă©tait venu sâajouter le systĂšme de levas et de quintas. La leva Ă©tait le mode de recrutement consistant à « recueillir » les vagabonds (hommes sans occupation connue) dans les villes et Ă les contraindre Ă servir dans lâarmĂ©e ; les quintas consistaient Ă appeler sous les drapeaux un cinquiĂšme (dâoĂč la dĂ©nomination) des jeunes hommes aptes dans chaque district. Cependant, cette mesure devint bientĂŽt impopulaire en raison des nombreux cas de concussion et dâabus se produisant lors des tirages au sort et de lâĂ©norme nombre de personnes bĂ©nĂ©ficiant dâexemptions ; en effet, « une trĂšs longue liste dâhommes mariĂ©s, malades, myopes, fils uniques de veuve pauvre, bergers de la Mesta, tisserands de Valence, artisans textiles, fabricants de poudre, fonctionnaires des finances, professeurs, maĂźtres, autoritĂ©s municipales, nobles et mĂȘme esclaves, restĂšrent en dehors des tirages au sort rĂ©alisĂ©s au cours du XVIIIe siĂšcle ». Ainsi lâaccomplissement du « service au roi » finit « par ĂȘtre tenu pour une imposition fatale, Ă laquelle il fallait se dĂ©rober si lâon pouvait »[125].
Politique culturelle
Sous le rĂšgne de Philippe V furent fondĂ©es trois institutions culturelles de grande importance qui allaient configurer ce que lâhistorien Pedro Ruiz Torres a appelĂ© « une nueva planta acadĂ©mique »[126].
La premiĂšre Ă©tait la BibliothĂšque royale, qui fut fondĂ©e en 1712 (la question de savoir si ce fut Ă lâinitiative des jĂ©suites français de lâentourage de Philippe V ou de Melchor de Macanaz est sujet Ă controverse[127]) dans le but de procurer un lieu sĂ»r aux collections de livres de la Couronne, en particulier Ă la bibliothĂšque de la reine mĂšre de Charles II[127], et Ă celles quâavait apportĂ©es de France Philippe V lui-mĂȘme et ses conseillers français, auxquelles il faut ajouter la fort riche bibliothĂšque de lâarchevĂȘque de Valence, Folch de Cardona, exilĂ© austrophile[127]. La bibliothĂšque vit sâaccroĂźtre notablement la quantitĂ© de ses volumes aprĂšs quâeut Ă©tĂ© promulguĂ©e lâordonnance royale portant obligation de dĂ©poser dans la nouvelle bibliothĂšque un exemplaire de tout livre imprimĂ© en Espagne. Furent recueillis dans cette institution, dont la responsabilitĂ© Ă©tait confiĂ©e aux confesseurs du roi, les Ćuvres des prĂ©curseurs des LumiĂšres, des novatores espagnols, et des premiers reprĂ©sentants des LumiĂšres. Câest de la Real Biblioteca quâĂ©mana lâinitiative dâĂ©diter le pĂ©riodique Diario de los literatos de España, dont le premier numĂ©ro parut en 1737 et qui allait publier des comptes rendus des livres et revues Ă©ditĂ©s Ă lâintĂ©rieur et Ă lâextĂ©rieur de lâEspagne[128]. Pourtant, les possibilitĂ©s culturelles de la BibliothĂšque royale ne seront pas pleinement exploitĂ©es et les bibliothĂ©caires nommĂ©s pendant le rĂšgne de Philippe V, Ă lâexception de Gregorio Mayans, qui finira par dĂ©missionner au terme de six ans Ă ce poste (1733-1739), « ne se signalĂšrent par aucune activitĂ© innovante, et, pour beaucoup dâentre eux, lâon ne connaĂźt aucun ouvrage imprimĂ© de leur main »[129]. La BibliothĂšque royale ne devint un authentique foyer culturel quâĂ partir du rĂšgne de Ferdinand VI, grĂące au nouveau confesseur royal Padre RĂĄvago, et plus particuliĂšrement Ă partir de la rĂ©forme de 1761 au dĂ©but du rĂšgne de Charles III[130].
La deuxiĂšme institution, lâAcadĂ©mie royale espagnole (Real Academia Española), joua un rĂŽle plus important dans la configuration du nouveau modĂšle culturel bourbonnien. Elle avait son origine dans le cercle littĂ©raire du philippiste marquis de Villena, cercle qui sâĂ©tait constituĂ© de façon formelle en 1713, avec lâobjectif dâĂ©viter la corruption de la langue castillane, et qui se vit confĂ©rer lâannĂ©e suivante le titre de « royal » et lâagrĂ©ment du monarque, qui octroya Ă ses membres le privilĂšge de « serviteurs de la Maison royale » (criados de la Casa Real), ce qui eut pour effet que « des hommes politiques, des militaires et des courtisans allaient occuper la plupart des places »[131]. Le projet le plus ambitieux que rĂ©ussit Ă mener Ă bien lâAcadĂ©mie fut le Diccionario de Autoridades, dont le premier tome parut en 1726 et le dernier en 1739. Le dictionnaire fut complĂ©tĂ© par la publication en 1742 dâun traitĂ© dâOrtografĂa, quoique beaucoup dâhommes de lettres « ne se conformassent pas aux rĂšgles Ă©dictĂ©es [âŠ] [et] suivissent durant de nombreuses annĂ©es leur propre orthographe ». Cependant, « dans ce domaine, lâAcadĂ©mie fut inflexible, et un membre de lâAcadĂ©mie dâhistoire, CerdĂĄ Rico, ne fut pas admis dans celle de la Langue pour nâavoir pas observĂ© lâorthographe imposĂ©e par la docte institution »[131]. La GramĂĄtica devra pour sa part attendre le rĂšgne de Charles III avant de voir le jour (1771)[132].
Les travaux de lâAcadĂ©mie royale espagnole, suivant le modĂšle de la lâAcadĂ©mie française, visait Ă ce que lâuniformisme linguistique, en accord avec le nouvel Ătat centralisĂ© bourbonnien issu des DĂ©crets de Nueva Planta, devĂźnt rĂ©alitĂ©. De la mĂȘme façon que lâon avait dotĂ© le pays de lois communes, celles de Castille â Ă lâexception du royaume de Navarra et des provinces basques â, il fallut dĂ©sormais nâuser que dâune langue unique, Ă savoir le castillan, devenu Ă prĂ©sent la langue espagnole. « La communautĂ© politique autour du roi, la patrie que lâon imposait aux autres patries et qui Ă©tait la seule qui, du point de vue de la cour, mĂ©ritĂąt cette dĂ©nomination, devait avoir une seule langue et cette langue devait se cultiver avec le plus grand soin pour la plus grande gloire de la patrie, et en particulier sâidentifiait Ă lâĂtat dynastique »[133]. CâĂ©tait lĂ un programme politico-culturel qui sera largement appuyĂ© par les premiĂšres figures des LumiĂšres et par les bureaucrates rĂ©formistes. Benito Feijoo, dans le troisiĂšme tome de Teatro crĂtico universal, publiĂ© en 1728, avait en abomination « cette peste quâon appelle paysannisme », lâamour de la patrie particuliĂšre, qui « est une incitation aux guerres civiles et aux rĂ©voltes contre le souverain ». Il sâagissait donc dâun modĂšle uniformiste â mĂȘmes lois, royaume unique, une seule langue â en totale opposition au modĂšle de la monarchie composite naguĂšre admise par les monarques autrichiens, qui acceptait diffĂ©rentes patries ou communautĂ©s politiques avec leurs droits et libertĂ©s respectifs[126].
Le troisiĂšme pilier de la nueva planta acadĂ©mique Ă©tait lâAcadĂ©mie royale d'Histoire, constituĂ©e officiellement en 1738 et dont les membres se voyaient eux aussi confĂ©rer le privilĂšge de « serviteurs de la maison royale ». Son origine fut, Ă lâinstar de la lâAcadĂ©mie royale espagnole, un cercle privĂ© surgi vers 1735, qui se rĂ©unissait au domicile de lâavocat JuliĂĄn de Hermosilla, et au sein duquel on ne dĂ©battait pas seulement de sujets dâhistoire (raison pour laquelle elle sâappela originellement AcadĂ©mie universelle), mais qui bientĂŽt sâoccupera exclusivement de lâhistoire et de la gĂ©ographie de l'Espagne. Une partie de ses membres sâĂ©vertuait Ă Ă©purer « lâhistoire de lâEspagne des inventions basĂ©es sur des lĂ©gendes et des chroniques fausses », moyennant toutefois que ce travail critique restĂąt compatible avec lâhistoire sainte. LâAcadĂ©mie reçut son premier appui officiel, celui du confesseur du roi, quand elle se rĂ©unit lâannĂ©e suivante dans la BibliothĂšque royale[128]. Pourtant, les premiĂšres activitĂ©s historiographiques de lâAcadĂ©mie furent peu heureuses, notamment la publication de lâEspaña Primitiva de Francisco Xavier de la Huerta y Vega, qui se basait sur une fausse chronique du XVIIe siĂšcle, ce qui fut dĂ©noncĂ© par le bibliothĂ©caire royal, lâhomme des LumiĂšres valencien Gregorio Mayans ; celui-ci subit des pressions de la part des AcadĂ©mies dâhistoire et de la Langue pour lui faire changer son point de vue, et lâĆuvre finit nĂ©anmoins par ĂȘtre publiĂ©e[134].
La contribution de lâAcadĂ©mie royale dâhistoire au modĂšle culturel uniformiste bourbonnien Ă©tait dâune portĂ©e plus grande encore que celle de lâAcadĂ©mie royale espagnole, attendu que son objectif Ă©tait de crĂ©er un « nationalisme dynastique Ă la maniĂšre française, uniforme et centraliste, autour de la cour du monarque absolu », ce qui « ne laissait de place Ă aucun autre type de nationalisme et qui comme tel rĂ©ussit Ă sâimposer avec un relatif succĂšs dans lâancienne couronne dâAragon ». Ce nonobstant, les visions alternatives, espagnoles Ă©galement ou dâorigine autrichienne, ne disparurent pas, tĂ©moin la fondation en 1729, sans soutien officiel, de lâAcadĂ©mie des belles lettres de Barcelone, hĂ©ritiĂšre de lâAcadĂ©mie de los Desconfiados (en catalan AcadĂšmia dels Desconfiats) du dĂ©but du siĂšcle ; la reconnaissance royale ne sera pas obtenue avant le rĂšgne de Ferdinand VI[135].
La politique extérieure aprÚs Utrecht-Rastatt (1714-1746)
AprĂšs la signature des traitĂ©s dâUtrecht-Rastatt, Philippe V, sa deuxiĂšme Ă©pouse Ălisabeth FarnĂšse et le ministre Jules Alberoni mirent en Ćuvre une politique extĂ©rieure agressive vis-Ă -vis de lâItalie (laquelle prĂ©tendait « rĂ©viser » ce qui avait Ă©tĂ© convenu Ă Utrecht et sâefforçait de remettre la main sur les Ătats italiens qui faisaient partie de la Monarchie catholique espagnole avant 1700), et assurer que les trĂŽnes des duchĂ©s de Parme, de Piacence et de Toscane Ă©chussent Ă lâinfant don Carlos, rĂ©cemment venu au monde. Ainsi la conquĂȘte espagnole de la Sardaigne eut-elle lieu en , et Ă lâĂ©tĂ© de lâannĂ©e suivante une nouvelle expĂ©dition beaucoup plus importante sâempara du royaume de Sicile[136].
Ces conquĂȘtes dĂ©clenchĂšrent la guerre de la Quadruple-Alliance, dont Philippe V sortit vaincu par les quatre puissances garantes du statu quo issu de la paix d'Utrecht : la Grande-Bretagne, le royaume de France, lâEmpire autrichien et les Provinces-Unies. Philippe V, qui limogea son ministre Jules Alberoni, se vit contraint en de signer Ă La Haye le retrait de ses troupes de Sardaigne et de Sicile, de renoncer Ă tout droit sur les anciens Pays-Bas espagnols, dĂ©sormais placĂ©s sous la souverainetĂ© de lâempereur Charles VI, et de rĂ©itĂ©rer sa renonciation Ă la couronne de France. La seule concession faite en contrepartie Ă Philippe V fut la promesse que la succession aux duchĂ©s de Parme, de Piacence et de Toscane reviendrait Ă lâinfant Charles, le premier fils quâil avait eu avec Ălisabeth FarnĂšse[137].
Pour concrĂ©tiser les accords du traitĂ© de La Haye, lâon rĂ©unit de 1721 Ă 1724 le congrĂšs de Cambrai, qui entraĂźna un nouvel Ă©chec pour Philippe V, car il ne put rĂ©aliser son grand objectif (faire passer les duchĂ©s de Parma et de Toscane Ă son fils Charles) ni obtenir que Gibraltar revĂźnt sous la tutelle de lâEspagne, Philippe V repoussant en effet lâoffre britannique de lâĂ©changer pour une partie de Saint-Domingue ou de la Floride. Pas davantage le rapprochement quâil avait engagĂ© avec la monarchie française nâaboutira-t-il, car celle-ci finalement se rĂ©tracta sur la question du mariage arrangĂ© entre le futur roi Louis XV et la fille de Philippe V et dâĂlisabeth de FarnĂšse, lâinfante Marie-Anne-Victoire d'Espagne[138]. En revanche, le mariage concertĂ© entre le prince des Asturies Louis et Louise-Ălisabeth d'OrlĂ©ans, fille du duc d'OrlĂ©ans et rĂ©gente de France jusquâĂ la majoritĂ© de Louis XV, fut bien cĂ©lĂ©brĂ©[139].
Quand il fut Ă©vident que le congrĂšs de Cambrai conduirait Ă un nouvel Ă©chec de la politique dynastique de Philippe V, Johan Willem RipperdĂĄ, noble hollandais qui Ă©tait arrivĂ© Ă Madrid en 1715 en qualitĂ© dâambassadeur extraordinaire des Provinces-Unies et qui aprĂšs avoir abjurĂ© le protestantisme sâĂ©tait mis au service du monarque espagnol et sut gagner sa confiance, convainquit le roi et la reine de lâenvoyer Ă Vienne, sâengageant Ă obtenir avec lâempereur Charles VI un accord propre Ă mettre un terme Ă la rivalitĂ© entre les deux puissances concernant la couronne dâEspagne et Ă permettre que le prince Charles pĂ»t devenir le nouveau duc de Parme, de Piacence et de Toscane[140]. Ce que, en derniĂšre analyse, RipperdĂĄ se proposait de faire Ă©tait de dĂ©sarticuler la Quadruple Alliance par la voie dâun rapprochement entre Philippe V et Charles VI[113].
Ă la cour de Vienne, le rapprochement avec Philippe V Ă©tait considĂ©rĂ© avec circonspection, compte tenu de la situation critique dans laquelle se trouvait Philippe V, qui en avait abdiquĂ© en faveur de son fils Louis Ier et qui Ă la mort de celui-ci peu de mois plus tard avait recouvrĂ© le trĂŽne grĂące Ă lâintervention de la reine Ălisabeth de FarnĂšse. Lâambassadeur impĂ©rial Ă Madrid, Dominik von Königsegg-Rothenfels, informa Vienne de lâ« imbĂ©cilitĂ© du roi, qui le rend de temps Ă autre inapte au gouvernement ». Le dĂ©sĂ©quilibre mental de Philippe V, que certains auteurs ont assimilĂ© Ă un trouble bipolaire, sâaccompagnait dâune obsession religieuse quasi pathologique pour le salut, quâil croyait ne pouvoir atteindre que dans un environnement de quiĂ©tude intĂ©grale[141].
Au cours de lâannĂ©e oĂč il sĂ©journa Ă Vienne, RipperdĂĄ parvint Ă conclure quatre accords, dont deux secrets, connus sous le nom de traitĂ© de Vienne de 1725. Par ces accords fut mis un terme dĂ©finitif Ă la guerre de Succession d'Espagne, lâempereur Charles VI renonçant en effet Ă ses droits sur la couronne dâEspagne et reconnaissant Philippe V comme roi dâEspagne et des Indes, en contrepartie de quoi ce dernier reconnut la souverainetĂ© de lâEmpereur sur les possessions dâItalie et des Pays-Bas auparavant sous tutelle de la monarchie espagnole. En outre, Philippe V accordait lâamnistie aux austrophiles, reconnaissait les titres Ă eux octroyĂ©s par lâarchiduc Charles III, et concĂ©dait Ă la Compagnie d'Ostende dâimportants avantages commerciaux ; en Ă©change, Vienne offrait son appui Ă Philippe V dans ses efforts de rĂ©cupĂ©rer Gibraltar et Minorque. Quant aux droits sur les duchĂ©s de Parme, Piacence et Toscane, RipperdĂĄ sut amener Charles VI Ă accepter quâils passent Ă lâinfant Charles III, la branche masculine des FarnĂšse sâĂ©tant en effet Ă©teinte, quoique ces duchĂ©s ne seront en rĂ©alitĂ© jamais intĂ©grĂ©s dans la monarchie espagnole[142].
Lorsque le roi et la reine dâEspagne eurent appris que les monarchies de Grande-Bretagne et de France sâopposaient Ă ce qui avait Ă©tĂ© convenu Ă Vienne et quâils avaient conclu le , conjointement avec le royaume de Prusse, le traitĂ© de Hanovre, ils limogĂšrent RipperdĂĄ et lâemprisonnĂšrent en â il rĂ©ussira toutefois Ă sâĂ©vader et fuir hors dâEspagne â, encore quâil semble que le fait dĂ©cisif dans son Ă©viction ait Ă©tĂ© que lâempereur avait refusĂ© de donner son consentement au mariage de ses deux filles avec les infants espagnols Charles et Philippe et quâil nâĂ©tait pas disposĂ© Ă entrer en guerre avec la Grande-Bretagne aux cĂŽtĂ©s de Philippe V pour que celui-ci pĂ»t rĂ©cupĂ©rer Gibraltar ou Minorque[143].
La Grande-Bretagne, ayant dĂ©ployĂ© sa flotte dans la MĂ©diterranĂ©e et dans lâAtlantique, captura des vaisseaux espagnols sans dĂ©claration de guerre prĂ©alable. Comme les rĂ©clamations auprĂšs du gouvernement de Londres pour ces captures perpĂ©trĂ©es par des vaisseaux britanniques, que la cour de Madrid considĂ©rait comme des pirates, ne furent suivies dâaucun effet, le nouveau groupe de conseillers ayant remplacĂ© RipperdĂ appuya la dĂ©cision de Philippe V de sâemparer de Gibraltar. Aussi en lâambassadeur espagnol auprĂšs de la cour de Georges Ier prĂ©senta-t-il un document dans lequel il Ă©tait Ă©noncĂ© que lâarticle 10 du traitĂ© dâUtrecht, qui stipulait que Gibraltar Ă©tait cĂ©dĂ© Ă la Grande-Bretagne, Ă©tait considĂ©rĂ© comme nul et non avenu, Ă cause du non-respect dudit traitĂ© par la Grande-Bretagne, laquelle avait occupĂ© des terres sur lâisthme, nâavait pas garanti le maintien du catholicisme et avait autorisĂ© la prĂ©sence de juifs et de musulmans. Lâaffaire fut portĂ©e par le premier ministre Robert Walpole devant le parlement, oĂč lâon sâengagea Ă ce que Gibraltar ne fĂ»t jamais restituĂ© sans lâassentiment exprĂšs de sa population. Le vote final du , par lequel le parlement ratifia la souverainetĂ© britannique sur Gibraltar, entraĂźna la dĂ©claration de guerre de la part de la monarchie espagnole[144].
Le deuxiĂšme siĂšge de Gibraltar â le premier avait eu lieu en 1705 â nâaboutit pas en raison de la supĂ©rioritĂ© de la flotte britannique, qui dĂ©fendait le promontoire et sut empĂȘcher lâinfanterie espagnole de se lancer Ă lâassaut aprĂšs que lâartillerie eut prĂ©alablement pilonnĂ© les fortifications britanniques. En , un armistice fut conclu, mais jusquâĂ , Philippe V, bien que subissant les pressions du roi de France, de lâempereur et du pape, qui lui enjoignaient de mettre fin au conflit avec la Grande-Bretagne et qui lui promettaient de rĂ©unir le congrĂšs de Soissons, se refusera, lors dâune phase dâexacerbation de sa maladie mentale, Ă reconnaĂźtre par le traitĂ© dâEl Pardo la validitĂ© de lâarticle 10 du traitĂ© dâUtrecht[145].
Le congrĂšs de Soissons ne produisit aucun rĂ©sultat, mais en revanche, les nĂ©gociations à « trois bandes » entre les monarchies dâEspagne, de Grande-Bretagne et de France dĂ©bouchĂšrent sur la signature du traitĂ© de SĂ©ville du , traitĂ© par lequel Philippe V obtint enfin ce Ă quoi lui et son Ă©pouse Ălisabeth de FarnĂšse aspiraient depuis 1715, Ă savoir que son fils aĂźnĂ©, lâinfant Charles pĂ»t monter sur le trĂŽne des duchĂ©s de Parme et de Toscana, ce qui sera reconnu aussi par lâempereur Ă lâoccasion dâun autre traitĂ© signĂ© ultĂ©rieurement. Un fait frappant est lâarrivĂ©e Ă Cadix en dâune flotte britannique se proposant dâescorter don Carlos jusquâĂ sa destination[146]. La flotte espagnole qui avait emportĂ© don Carlos Ă Naples fut mise Ă contribution peu aprĂšs, en , pour la reconquĂȘte dâOran, place dâAfrique du Nord qui avait Ă©tĂ© perdue par lâEspagne en 1708[147].
LâĂ©chec de lâalliance avec lâempire d'Autriche et la signature du traitĂ© de SĂ©ville furent propices Ă un rapprochement avec la monarchie française, rapprochement qui se concrĂ©tisa par la conclusion du dĂ©nommĂ© Premier Pacte de famille, signĂ© le 1733 par les reprĂ©sentants de Philippe V de Bourbon et de Louis XV. Le motif immĂ©diat fut lâĂ©clatement, le mois dâauparavant, de la guerre de Succession de Pologne, oĂč la France soutenait le nouveau roi polonais Stanislas Ier Leszczynski, mariĂ© Ă une fille de Louis XV, tandis que les empires autrichien et russe appuyaient Auguste III de Saxe dans ses prĂ©tentions au trĂŽne de Pologne. Lâintervention espagnole dans la guerre se concentra sur lâItalie, et une armĂ©e espagnole, dĂ©barquĂ©e dans le duchĂ© de Parme et ayant Ă sa tĂȘte lâinfant don Carlos, conquit le royaume de Naples, qui depuis Utrecht se trouvait sous tutelle autrichienne, Ă lâissue de quoi don Carlos fut proclamĂ© nouveau roi, avec le titre de Charles VII de Naples. Peu aprĂšs, lâile de Sicile, autrichienne depuis 1718, Ă©tait Ă son tour occupĂ©e par les troupes espagnoles et resta sous la souverainetĂ© du nouveau roi bourbon, les austrophiles rĂ©sidant dans ces deux royaumes allant grossir les rangs des exilĂ©s Ă Vienne. ZenĂłn de Somodevilla, organisateur des forces navales engagĂ©es en appui de lâoffensive terrestre, se vit dĂ©cerner le titre de marquis de la Ensenada[148].
La guerre de Succession de Pologne sâacheva avec la signature du traitĂ© de Vienne de entre le roi de France et lâempereur dâAutriche, auquel Philippe V se joindra en avril de lâannĂ©e suivante. Aux termes de ce traitĂ©, Auguste III devenait le nouveau roi de Pologne, pendant que, entre autres accords, lâinfant Charles de Bourbon Ă©tait reconnu roi de Naples et de Sicile, alors que le duchĂ© de Toscane Ă©chut en revanche au duc de Lorraine, attendu que le duchĂ© de Lorraine Ă©tait passĂ© aux mains du dĂ©fenestrĂ© Stanislas Ier, et le duchĂ© de Parme Ă lâempereur[149].
La paix obtenue en 1738 ne dura que peu, et les deux annĂ©es suivantes la monarchie bourbonnienne se vit impliquĂ©e dans deux nouvelles guerres, que se dĂ©roulĂšrent simultanĂ©ment. En , le roi Georges II de Grande-Bretagne dĂ©clara la guerre Ă Philippe V Ă la suite de conflits survenus entre navires marchands britanniques et vaisseaux de guerre espagnols dans la CaraĂŻbe et Ă cause du litige Ă propos de la fixation des frontiĂšres entre les deux empires coloniaux dans cette mĂȘme zone. Cette guerre fut appelĂ©e Guerra del Asiento par les Espagnols en rapport avec lâabus quâavait fait la Grande-Bretagne des clauses du traitĂ© dâUtrecht relatives au navire de permission et Ă lâasiento de noirs. En Grande-Bretagne, la guerre fut dĂ©nommĂ©e guerre de l'oreille de Jenkins, en rĂ©fĂ©rence au prĂ©texte invoquĂ© par les Britanniques pour la dĂ©claration de guerre, Ă savoir lâhumiliation soufferte en 1731 par le capitaine anglais Robert Jenkins, qui avait Ă©tĂ© fait prisonnier par un navire de guerre espagnol et Ă qui, en rĂ©action Ă ses protestations, les Espagnols avaient tranchĂ© une oreille en lui disant entre deux plaisanteries quâil eĂ»t Ă prĂ©senter sa rĂ©clamation devant le parlement du Royaume-Uni, chose que dâailleurs il fit finalement en 1739[150].
La deuxiĂšme guerre, que se tĂ©lescopa avec la premiĂšre, Ă©tait la guerre de Succession d'Autriche, provoquĂ©e par le conflit qui survint aprĂšs la mort de Charles VI (lâarchiduc Charles de la guerre de Succession dâEspagne) en , parce que quelques Ătats europĂ©ens emmenĂ©s par la monarchie française et par la Prusse avaient refusĂ© de reconnaĂźtre comme son successeur sa fille Marie-ThĂ©rĂšse Ire dâAutriche et soutenaient les droits de Charles Albert de BaviĂšre, mariĂ© Ă une fille du prĂ©dĂ©cesseur de Charles VI, son frĂšre aĂźnĂ© Joseph Ier dâAutriche. Le principal soutien que trouva Marie-ThĂ©rĂšse Ă©tait la Grande-Bretagne, en plus de la Savoie/Sardaigne. Le roi de France Louis XV cherchera pour sa part lâappui de Philippe V, ce qui donna naissance en au DeuxiĂšme Pacte de famille. Aux termes de ce pacte, Louis XV, en contrepartie de la participation de lâEspagne dans la guerre de Succession dâAutriche, sâengagea Ă soutenir la monarchie espagnole dans sa guerre particuliĂšre contre la Grande-Bretagne, dĂ©clarant la guerre Ă celle-ci en [151].
Philippe V mourut en 1746 en pleine guerre et son successeur Ferdinand VI, assistĂ© du marquis de la Ensenada, engagea des nĂ©gociations de paix, qui se terminĂšrent par la conclusion du traitĂ© dâAix-la-Chapelle. Les stipulations du traitĂ© qui mit fin Ă la guerre de Succession dâAutriche furent fondamentalement convenues par les reprĂ©sentants de Georges II de Grande-Bretagne et de Louis XV de France, et comprenaient la vieille revendication de Philippe V et de sa deuxiĂšme Ă©pouse Ălisabeth de FarnĂšse : lâinfant don Carlos fut confirmĂ© comme le souverain des royaumes de Naples et de Sicile, tandis que son frĂšre cadet, Philippe de Bourbon, obtenait enfin les duchĂ©s de Parme et de Plaisance[152]. De surcroĂźt, il fut mis fin Ă la guerre de lâAsiento, en Ă©change de lâabrogation pour cinq ans de lâasiento de noirs accordĂ© aux termes du traitĂ© dâUtrecht[153].
Le rĂšgne de Ferdinand VI (1746-1759)
Le projet politique
Ferdinand VI et les ministres dont il sâentourait, en particulier le marquis de la Ensenada, secrĂ©taire des Finances, de la Guerre, de la Marine et des Indes, et JosĂ© de Carvajal y Lancaster, secrĂ©taire dâĂtat, sâefforçaient de mettre en Ćuvre un projet politique basĂ© sur le maintien de la neutralitĂ© de la monarchie dans les affaires europĂ©ennes â ce qui signifiait notamment mettre fin Ă lâintervention dans les affaires italiennes, sujet de prioritĂ© sous le rĂšgne de son pĂšre Philippe V, et se concentrer sur la reconstruction intĂ©rieure, y compris la restitution de Gibraltar â et sur une maĂźtrise efficace de lâEmpire des Indes, afin de rĂ©cupĂ©rer les marchĂ©s coloniaux dominĂ©s de plus en plus, lĂ©galement ou illĂ©galement, par des puissances Ă©trangĂšres, au premier rang desquelles la Grande-Bretagne[154]. Ainsi, câĂ©tait la paix qui constituait le programme de base, car, selon les paroles dâEnsenada, câĂ©tait elle le postulat essentiel[155] :
« Si lâon considĂšre lâargent prĂ©levĂ©, si lâon dĂ©nombre les vies dĂ©truites, sâil sâagit de rendre tolĂ©rables les impĂŽts, de faire prospĂ©rer le commerce, dâaugmenter le nombre des manufactures et de faire en sorte que lâagriculture ne soit pas abandonnĂ©e ; si lâon pense quâil importe de faire avancer la marine et que les trĂ©sors des Indes profitent Ă la Couronne et que nâen jouissent pas les Ă©trangers, et enfin, que le Roi soit, comme nul nâen doute, vĂ©ritablement le pĂšre de ses vassaux. »
Le marquis de la Ensenada concrĂ©tisa ce dessein politique sous forme dâun authentique programme de gouvernement prĂ©sentĂ© au roi en 1751 sous lâintitulĂ© RepresentaciĂłn a Fernando VI. Les principaux objectifs en Ă©taient « la paix, le rĂ©tablissement du rĂŽle de lâEspagne dans le concert mondial ; obtenir la restitution de Gibraltar [possĂ©dĂ© par les Anglais Ă lâinsigne dĂ©shonneur de lâEspagne, dit-il ailleurs] ; maintenir le statu quo en Italie ; recouvrer la pleine maĂźtrise des Indes ; et prĂ©server lâamitiĂ© avec le Portugal ». Ă propos du premier objectif, il Ă©tait Ă©noncĂ© « âŠque restent en paix les vastes dominions de V. M. pour quâils se peuplent et se guĂ©rissent des flĂ©aux de tant de guerres incessantes et cruelles, des infortunes et des malheurs dont ils ont souffert depuis le dĂ©cĂšs de Ferdinand le Catholique⊠», mais sans pour autant perdre de vue les intĂ©rĂȘts dynastiques de la maison de Bourbon, lorsquâil ajouta ensuite que « le principal souci de V.M. doit ĂȘtre prĂ©sentement celui de maintenir dans ses Ătats le roi de Naples [son demi-frĂšre, lâinfant don Carlos] et lâinfant don Felipe [son autre demi-frĂšre, Ă la tĂȘte du duchĂ© de Parme], sans sâengager dans une guerre... ». Quant aux Indes, Ensenada proposait de « retourner Ă la Couronne les usurpations faites en AmĂ©rique par plusieurs souverains dâEurope [âŠ] et abolir les indĂ©centes lois que la France et lâAngleterre ont imposĂ©es au commerce de lâEspagne⊠», en allusion Ă lâasiento de negros et au navire de permission stipulĂ©s dans le traitĂ© dâUtrecht. Le rapport dâEnsenada sâachevait par lâexposĂ© des voies et moyens pour atteindre ces objectifs : mettre sur pied « des forces compĂ©tentes de terre et de mer, dĂ©fensives et offensives, selon ce que dicte la justice, laquelle est ce qui dĂ©termine la paix et la guerre »[156].
Ainsi que le soulignent les auteurs Rosa MarĂa Capel et JosĂ© Cepeda, Ensenada Ă©tait « un homme politique qui tendait Ă une neutralitĂ© armĂ©e, mais jamais en tant que pacifiste, car il ne le fut jamais ». LâĂ©crit suivant Ă©claire trĂšs bien sur quoi sâappuyaient ses propositions en matiĂšre de politique extĂ©rieure[157] :
« Proposer que Votre MajestĂ© ait des forces de terre Ă lâĂ©gal de la France et de mer Ă lâĂ©gal de lâAngleterre serait du dĂ©lire, car ni la population de lâEspagne ne le permet, ni le trĂ©sor royal ne peut supporter de si formidables dĂ©penses ; cependant, proposer que ne soit pas augmentĂ©e lâarmĂ©e et quâon ne fasse pas une marine dĂ©cente serait vouloir que lâEspagne reste subordonnĂ©e Ă la France par la terre et Ă lâAngleterre par la mer [âŠ] »
RĂ©alisations
Ensenada se proposait dâaugmenter les effectifs de lâarmĂ©e de terre et le nombre de vaisseaux de la marine pour combler le retard quâavait sous ce rapport la monarchie espagnole vis-Ă -vis de la Grande-Bretagne et de la France. Lâobjectif fut fixĂ© de pouvoir disposer de 100 bataillons dâinfanterie et de 100 escadrons de cavalerie dĂ©ployables en campagne, afin de rĂ©duire lâĂ©cart par rapport Ă la France, qui Ă ce moment-lĂ disposait de 377 bataillons et de 235 escadrons. Plus grand encore Ă©tait lâeffort Ă fournir pour rĂ©duire la distance entre lâArmada espagnole et la Royal Navy britannique â 33 vaisseaux pour la premiĂšre, face Ă 288 pour la seconde. Lâobjectif fut retenu de lancer en cinq ans 60 navires, dont 43 frĂ©gates. Cependant, Ensenada ne rĂ©ussira pas Ă atteindre les chiffres quâil sâĂ©tait donnĂ©s pour but : entre 1754 et 1756, seuls 27 vaisseaux des 60 prĂ©vus furent construits[158].
Pour pouvoir financer ce programme de rĂ©armement â en 1751, la marine de guerre et lâarmĂ©e absorbaient 75 % des dĂ©penses du trĂ©sor royal â Ensenada sâattacha Ă mettre sur pied un ambitieux plan de rĂ©forme fiscal, que consistait Ă appliquer Ă la Couronne de Castille la contribution unique qui avait Ă©tĂ© imposĂ©e, Ă la suite de sa dĂ©faite dans la guerre de Succession d'Espagne, Ă la Couronne d'Aragon Ă©teinte et qui devait Ă prĂ©sent se substituer au complexe enchevĂȘtrement des vieux tributs castillans. Cependant, le projet ne put ĂȘtre mis en pratique en raison des Ă©normes rĂ©sistances auxquelles le ministre se heurta et qui allaient lui coĂ»ter son poste de ministre de la monarchie. Ce nonobstant, Ensenada parvint Ă introduire quelques rĂ©formes dans les finances de lâĂtat, qui, quoique de moindre portĂ©e, permirent dâaugmenter les recettes. La plus importante fut la rĂ©cupĂ©ration par lâĂtat dâenviron deux tiers des concessions accordĂ©es Ă des particuliers pour la perception de l'impĂŽt â systĂšme en usage depuis plusieurs siĂšcles â, Ă la suite de quoi la levĂ©e dâimpĂŽt fut dorĂ©navant gĂ©rĂ©e directement par les fonctionnaires du roi sous les ordres des intendants. De mĂȘme, il diminua les impĂŽts appelĂ©s recettes provinciales qui grevaient la consommation et quâEnsenada, Ă lâinstar des autres gens des LumiĂšres, considĂ©rait injustes parce que « tout pauvre les paie, et peu parmi les riches⊠», augmentant en lieu et place les recettes gĂ©nĂ©rales, câest-Ă -dire les droits de douane, parce que « ce sont, pour la plupart, les Ă©trangers qui sâen acquittent », et limita certains monopoles, comme celui du tabac « qui est fondĂ© sur le vice »[159].
Quant Ă la politique visant Ă assurer la prĂ©pondĂ©rance espagnole dans ses propres colonies ainsi que sur le commerce avec celles-ci, lâon enregistra deux succĂšs relatifs. Le premier fut la signature du traitĂ© des Limites du entre les monarchies dâEspagne et du Portugal, lequel traitĂ©, en prĂ©cisant plus avant lâimprĂ©cis traitĂ© de Tordesillas signĂ© dans la derniĂšre dĂ©cennie du XVe siĂšcle, mit un terme Ă un long contentieux sur la dĂ©limitation des territoires amĂ©ricains et du Pacifique devant revenir Ă chacune des deux couronnes. Selon lâaccord, le roi de Portugal reconnaissait la tutelle du roi dâEspagne sur les Philippines, pourtant situĂ©es Ă lâest de lâantimĂ©ridien de Tordesillas, ainsi que sur le RĂo de la Plata, par quoi il renonçait Ă la litigieuse colonie de Sacramento et aux territoires qui lâentourent (correspondant Ă lâactuel Uruguay), tandis que le roi dâEspagne acceptait la pĂ©nĂ©tration portugaise dans le bassin du fleuve Amazone, laquelle avait poussĂ© vers lâest trĂšs au-delĂ du mĂ©ridien fixĂ© Ă Tordesillas, et qui dans le sud englobait les sept rĂ©ductions jĂ©suitiques du Paraguay, que la Compagnie de JĂ©sus avait crĂ©Ă©es lĂ -bas dans le but de protĂ©ger les Indiens guaranis et qui fut Ă lâorigine dâun sanglant soulĂšvement. La mise en Ćuvre malaisĂ©e du traitĂ© entraĂźna son annulation en 1761 sous Charles III, jusquâĂ ce quâun nouveau traitĂ© signĂ© en 1777 mĂźt fin au long litige entre les deux couronnes[160].
Le deuxiĂšme succĂšs obtenu par la politique des Indes fut le traitĂ© de Madrid du conclu par le secrĂ©taire dâĂtat Carvajal et lâambassadeur de la monarchie britannique, et par lequel Ă©tait aboli lâasiento de negros instituĂ© par le traitĂ© dâUtrecht. En contrepartie, la couronne espagnole sâengageait Ă payer Ă la South Sea Company la somme de 100 000 livres en plusieurs tranches. Toutefois, les commerçants britanniques refusant de renoncer Ă la traite des esclaves, celle-ci se poursuivit de maniĂšre illĂ©gale Ă partir de la JamaĂŻque et de Belize[161].
La politique de pacification en Italie, Ă©galement impulsĂ©e par Carvajal (qui dans le mĂȘme temps sâassura de la possession de Parme et de Naples au profit des infants Philippe et Charles, respectivement), se scella par la signature du traitĂ© dâAranjuez le entre la monarchie espagnole et lâEmpire autrichien, par lequel ce dernier gardait sous sa souverainetĂ© les duchĂ©s de Milan et le Toscane. Dans ce mĂȘme contexte sâinscrit Ă©galement la signature du concordat de 1753 avec le Saint SiĂšge, qui mit un terme au long conflit avec la papautĂ© commencĂ© en 1709 lorsquâen pleine guerre de Succession d'Espagne le Saint SiĂšge reconnut pour roi dâEspagne lâarchiduc Charles[162].
Chute dâEnsenada, ascension de Wall et fin du rĂšgne (1754-1759)
Le marquis dâEnsenada tenta de contrecarrer la contrebande et la traite nĂ©griĂšre britannique dans la CaraĂŻbe en ordonnant aux garde-cĂŽtes de resserrer la vigilance, ce qui donna lieu Ă des conflits et des tensions avec les navires et les sujets britanniques, parfois provoquĂ©s par lâexcĂšs de zĂšle des vaisseaux espagnols. De lĂ vint que, en dĂ©pit de la signature du traitĂ© de Madrid, les relations hispano-britanniques se dĂ©tĂ©riorĂšrent Ă nouveau entre 1752 et 1753, amenant Ensenada Ă donner ordre Ă plusieurs unitĂ©s navales de se tenir prĂȘtes Ă affronter les vaisseaux anglais. Cette dĂ©cision fut mise Ă profit par lâambassadeur de Grande-Bretagne auprĂšs de la cour de Madrid, appuyĂ© en cela par les ennemis des rĂ©formes dâEnsenada â comme les adjudicataires du recouvrement de l'impĂŽt ou les nobles qui voyaient menacĂ©s leurs privilĂšges fiscaux si la contribution unique devait ĂȘtre mise en Ćuvre â pour dĂ©noncer devant le roi que son tout-puissant SecrĂ©taire (Carvajal Ă©tant dĂ©cĂ©dĂ© depuis peu, la position dâEnsenada sâĂ©tait renforcĂ©e encore) se prĂ©parait, sans le consulter, pour la guerre contre un pays avec lequel existe un traitĂ© signĂ© ; cette insolence envers le roi sera lâun des arguments utilisĂ©s pour justifier sa fulminante destitution et son bannissement[163].
Selon lâhistorien Pedro Voltes, la disgrĂące dâEnsenada aux yeux du roi Ă©tait une machination orchestrĂ©e par « un personnage Ă©trange, dont lâinfluence Ă la cour Ă©tait difficile Ă expliquer depuis un certain temps ». Il sâagit du premier majordome du roi, Fernando de Silva y Ălvarez de Toledo, duc dâHuĂ©scar, qui devait peu aprĂšs hĂ©riter du duchĂ© d'Albe, et qui avait Ă©tĂ© celui qui conseilla Ă Ferdinand VI de nommer lâambassadeur dâEspagne Ă Londres Ricardo Wall comme remplaçant de Carvajal rĂ©cemment dĂ©cĂ©dĂ© le au terme dâune courte maladie. Fort du soutien de Wall, il utilisa comme argument, pour discrĂ©diter Ensenada aux yeux du couple royal, la sympathie quâEnsenada Ă©prouverait dâune part pour les jĂ©suites, au moment oĂč la rĂ©bellion des missions jĂ©suitiques du Paraguay battait son plein, et dâautre part pour la France, qui dâaprĂšs Wall ne recherchait que « lâoppression et la dĂ©cadence de la monarchie espagnole ». Le duc dâHuĂ©scar bĂ©nĂ©ficia aussi du concours de lâambassadeur de Grande-Bretagne Benjamin Keene, qui dans un rapport remis Ă son gouvernement affirmait, aprĂšs avoir qualifiĂ© Ensenada dâ« homme faible, vain et surtout hautain » : « le marquis nâa pas voulu ĂȘtre notre ami et pour cela je lâai perdu, de sorte que jamais il ne pourra rĂ©tablir ses affaires », ajoutant : « les grands projets dâEnsenada pour renforcer la Marine ont Ă©tĂ© suspendus. Il ne se construira plus de navires »[164].
Le marquis de la Ensenada fut arrĂȘtĂ© dans son propre logis le dimanche Ă lâaube, pour avoir prĂ©sumĂ©ment rĂ©vĂ©lĂ© des secrets dâĂtat. Cependant, la cour se trouvant rĂ©ticente Ă lui intenter un procĂšs pour ce motif, il fut accusĂ© de malversation, mais finalement le procĂšs fut suspendu, lorsquâil apparut, grĂące Ă lâintercession auprĂšs de la reine du castrat Farinelli, quâil Ă©tait directement liĂ© par contrat avec le couple royal, en consĂ©quence de quoi il lui fut accordĂ© une pension de 12 000 pesos « par le seul effet de ma clĂ©mence et en guise dâaumĂŽne ». Pendant ce temps, de nombreux libelles circulaient contre lui, qui rĂ©pĂ©taient un calembour dĂ©jĂ utilisĂ© auparavant : « en sĂ nada » (en soi, rien)[165].
La nouvelle Ă©quipe gouvernementale formĂ©e aprĂšs la chute dâEnsenada comprenait, outre Wall au secrĂ©tariat dâĂtat et au secrĂ©tariat des Indes : Juan Gaona Portocarrero, comte de ValdeparaĂso, au secrĂ©tariat aux Finances ; le gĂ©nĂ©ral SebastiĂĄn de Eslava Ă celui de la Guerre ; et JuliĂĄn de Arriaga Ă celui de la Marine. Le principal problĂšme auquel eut Ă faire face le gouvernement de Wall fut la nouvelle guerre qui Ă©clata en Europe en et connue, en raison de sa durĂ©e, sous le nom de guerre de Sept Ans. Les alliances Ă©tant interverties, se faisaient face cette fois dâun cĂŽtĂ© les anciens ennemis, la monarchie française et lâEmpire autrichien, et de lâautre la monarchie britannique et le royaume de Prusse. AussitĂŽt, les deux camps mirent sous pression la monarchie espagnole pour lâamener Ă se ranger de leur cĂŽtĂ©. La Grande-Bretagne offrit la restitution de Gibraltar et promettait de relĂącher la pression sur le trafic commercial avec lâAmĂ©rique, tandis que la France, aprĂšs avoir conquis en MĂ©norque, sous tutelle britannique depuis 1714, proposait de lâĂ©changer contre le renouvellement des pactes de famille autrefois signĂ©s par Philippe V. Cependant Ferdinand VI resta ferme sur sa position de neutralitĂ©, bien quâavec des difficultĂ©s de plus en plus grandes Ă cause des attaques britanniques contre des navires espagnols dans lâAtlantique, en particulier contre les bateaux de pĂȘche basques qui pĂȘchaient dans les eaux de Terre-Neuve[166].
Les problĂšmes que posait la difficile neutralitĂ© dans laquelle se cantonnait la monarchie espagnole ne purent ĂȘtre rĂ©solus, car Ă lâĂ©tĂ© 1758, la mort de la reine brisa dĂ©finitivement la santĂ© physique et mentale du roi. De surcroĂźt, le problĂšme Ă©tait aggravĂ© par le fait que son successeur lĂ©gitime au trĂŽne dâEspagne Ă©tait roi dâun autre pays, Ă savoir son demi-frĂšre Charles de Naples, que sa mĂšre â et marĂątre de Ferdinand VI â, la deuxiĂšme Ă©pouse de Philippe V, Ălisabeth FarnĂšse, tenait incessamment bien informĂ©[167]. Le , Ferdinand VI sâĂ©teignit sans avoir recouvrĂ© la raison[168].
Le rĂšgne de Charles III (1759-1788)
Charles III Ă©tait le fils de Philippe V et de sa seconde Ă©pouse, Ălisabeth FarnĂšse. Lorsquâil monta sur le trĂŽne, Ă la suite de la mort de son demi-frĂšre Ferdinand VI, demeurĂ© sans descendance, il possĂ©dait dĂ©jĂ une certaine expĂ©rience du gouvernement, ayant Ă©tĂ© en effet duc de Parme dâabord, puis roi de Naples. Justement, pour pouvoir accĂ©der Ă la couronne dâEspagne, il eut Ă renoncer au trĂŽne de Naples, qui passa Ă son fils, le jeune Ferdinand IV de Naples, et emporta avec lui son principal collaborateur, le marquis dâEsquilache, dont il fit son secrĂ©taire des Finances et de la Guerre. Lorsqu'au surplus, le marquis de Grimaldi, d'origine gĂ©noise, eut plus tard remplacĂ© Ricardo Wall Ă la tĂȘte du secrĂ©tariat dâĂtat, le gouvernement se retrouva ainsi entre les mains dâ« Italiens », situation qui aura des consĂ©quences lors des rĂ©voltes du printemps 1766[169].
Le rĂšgne de Charles III sera marquĂ© par la forte impulsion quâil sâemploya Ă donner aux rĂ©formes inspirĂ©es des idĂ©es des LumiĂšres â pour autant cependant que celles-ci ne missent pas en pĂ©ril son pouvoir absolu et lâordre social traditionnel : en effet, dans un texte adressĂ© Ă son fils, le futur roi Charles IV, il Ă©crivit : « Quiconque critique les actes de gouvernement commet un dĂ©lit, lors mĂȘme quâil aurait raison ». NĂ©anmoins Charles III est considĂ©rĂ© comme le principal exposant du despotisme Ă©clairĂ©, ou de lâabsolutisme Ă©clairĂ©, en Espagne[170].
Pour mettre en Ćuvre cette politique, le roi sâentoura dâune Ă©quipe de ministres rĂ©formistes, parmi lesquels se distinguera JosĂ© Moñino, comte de Floridablanca. Toutefois, peu dâannĂ©es aprĂšs son accession au trĂŽne, Charles III dut assister Ă la plus grave des crises qui secoua son rĂšgne, et qui mit en lumiĂšre les contradictions de son rĂ©formisme.
La crise des années 1760 : la « révolte contre Esquilache » et ses conséquences
Lâhomme fort du gouvernement, le marquis dâEsquilache, qui cumulait les secrĂ©tariats de la Guerre et celui des Finances, reprit Ă son compte le projet de cadastre que le marquis de la Ensenada, tombĂ© en disgrĂące auprĂšs de Ferdinand VI en 1754, nâavait pu mener Ă bien, et constitua un ComitĂ© du cadastre (en esp. Junta del Catastro) pour faire avancer le projet. En 1763, il importa dâItalie le jeu de la loterie â dĂ©nommĂ©e initialement « beneficiata » â, dont les recettes seraient destinĂ©es Ă des Ćuvres de bienfaisance, telles que le mont-de-piĂ©tĂ© militaire quâil avait crĂ©Ă© deux ans auparavant, embryon de sĂ©curitĂ© sociale au bĂ©nĂ©fice des soldats et de leurs veuves et orphelins. Dans le domaine militaire, il fonda en 1764 le CollĂšge royal dâartillerie de SĂ©govie (Real Colegio de ArtillerĂa de Segovia), qui fut non seulement un centre dâenseignement militaire, mais Ă©galement de recherche scientifique[171].
Esquilache sâattacha Ă©galement Ă amĂ©liorer les infrastructures de Madrid, introduisant notamment lâĂ©clairage public et perfectionnant le systĂšme dâĂ©gouts, afin que la « villa y corte » (citĂ© et cour) cessĂąt dâĂȘtre un lieu obscur, dangereux et insalubre. Ces mesures furent complĂ©tĂ©es par dâautres qui tendaient Ă corriger la tenue vestimentaire de la population, prohibant les grandes capes et les chapeaux Ă larges bords supposĂ©s faciliter lâincognito et garantir lâimpunitĂ© aux dĂ©linquants et Ă leur permettre de dissimuler leurs armes[171].
La dĂ©nommĂ©e Ă©meute dâEsquilache (en esp. motĂn de Esquilache) qui Ă©clata en 1766 Ă Madrid, eut pour Ă©lĂ©ment dĂ©clencheur un dĂ©cret, dont lâauteur Ă©tait le secrĂ©taire des Finances, le marquis « Ă©tranger » de Esquilache, dĂ©sireux de rĂ©duire la criminalitĂ©, et qui faisait partie dâun ensemble dâactions de rĂ©novation urbaine de la capitale, comprenant des mesures en faveur de la propretĂ© des rues, de lâĂ©clairage nocturne, de lâĂ©vacuation des eaux usĂ©es etc. Plus concrĂštement, la nouvelle norme objet de la contestation prescrivait lâabandon des capes longues et des chapeaux Ă grandes ailes, au motif que ces piĂšces vestimentaires pouvaient cacher visages, armes et produits de contrebande. La toile de fond de la rĂ©volte Ă©tait en fait une crise de subsistance consĂ©cutive Ă une considĂ©rable hausse du prix du pain, provoquĂ©e non seulement par une succession de mauvaises rĂ©coltes, mais aussi par lâapplication dâun dĂ©cret de 1765 libĂ©ralisant le marchĂ© des grains et supprimant les prix maximum[172].
Durant la rĂ©volte, la foule sâen prit dâabord Ă la demeure dâEsquilache â sous les cris de « Vive le roi, mort Ă Esquilache ! » â, avant de se diriger vers le palais royal, oĂč la garde royale dut intervenir pour rĂ©tablir lâordre, au prix de nombreux blessĂ©s et de quarante morts. Finalement, Charles III apaisa les rĂ©voltĂ©s en promettant lâannulation du dĂ©cret, la destitution dâEsquilache et la baisse du prix du pain. Ce nonobstant, la rĂ©bellion se rĂ©pandit vers dâautres villes et atteignit une grande virulence Ă Saragosse. Dans quelques localitĂ©s, telles que Elche et Crevillent, les Ă©meutes de la faim se muĂšrent en rĂ©voltes dirigĂ©es contre lâaristocratie. En Guipuscoa, la rĂ©volte fut appelĂ©e machinada (ou matxinada, signifiant en basque ârĂ©volte paysanneâ). Toutes ces Ă©meutes furent durement rĂ©primĂ©es et lâordre fut rĂ©tabli[172].
La rĂ©volte contre Esquilache eut deux consĂ©quences politiques importantes. La premiĂšre fut la crĂ©ation de trois nouvelles fonctions dans les municipalitĂ©s, destinĂ©es Ă fournir un cadre Ă la participation populaire : le procureur (procurador, sĂndico personero), habilitĂ© Ă servir de porte-parole des citoyens ; le dĂ©putĂ© du commun (diputado del comĂșn), chargĂ© de veiller Ă lâapprovisionnement en vivres ; et les maires de quartier (alcaldes de barrio), chargĂ©s de veiller Ă lâapplication des ordonnances. Cependant, ces nouveaux postes furent bientĂŽt accaparĂ©s par les oligarchies urbaines[173].
La deuxiĂšme consĂ©quence fut lâexpulsion hors dâEspagne des jĂ©suites, accusĂ©s dâavoir Ă©tĂ© les instigateurs des Ă©meutes, expulsion exĂ©cutĂ©e en application de la pragmatique sanction de 1767. Il sâagissait en rĂ©alitĂ©, lĂ encore, dâune mesure inspirĂ©e de lâabsolutisme, et qui en outre permit de rĂ©former les collĂšges naguĂšre dirigĂ©s par la Compagnie. Finalement, Charles III, tout de mĂȘme que dâautres monarques europĂ©ens, fit pression sur la papautĂ© pour que celle-ci prononçùt la dissolution de lâordre, ce qui se produisit en 1773[174].
Les réformes économiques et sociales
Les ministres de Charles III sâattachĂšrent Ă impulser lâĂ©conomie espagnole, essentiellement lâagriculture, qui Ă©tait le secteur alors le plus important, cela cependant sans modifier ni lâordre social ni la structure de la propriĂ©tĂ© existants ; si des rĂ©partitions de terre eurent bien lieu, elles ne concernaient que les terres appartenant aux municipalitĂ©s et non cultivĂ©es. Le projet le plus ambitieux, menĂ© sous la direction de lâhomme des LumiĂšres Pablo de Olavide et lancĂ© en 1767, consista Ă coloniser certaines Ă©tendues de terre, inhabitĂ©es et infestĂ©es de bandits, dans la Sierra Morena ; ainsi surgirent les dĂ©nommĂ©s Nouveaux Foyers de peuplement dâAndalousie et de la Sierra Morena (Nuevas Poblaciones de AndalucĂa y Sierra Morena), comme La Carolina, dans la province de JaĂ©n, qui se rĂ©vĂ©leront des succĂšs relatifs, puisquâen effet, dix ans plus tard, quelque 10 000 paysans seront venus sâĂ©tablir dans ces zones Ă repeupler ; les colons avaient gratuitement reçu de lâĂtat terres, maison, mobilier, outils, bĂ©tail et semences[175].
Dâautre part, lâon sâappliqua Ă amĂ©liorer les infrastructures de transport et les fonctions rĂ©galiennes. Ainsi, le creusement du canal de Castille fut poursuivi et lâon commença les travaux du canal impĂ©rial d'Aragon ; 1 000 kilomĂštres de routes furent construites en un rĂ©seau radial avec pour centre Madrid, et enfin, lâon fonda en 1782 la banque Saint-Charles pour financer la dette de lâĂtat en gĂ©rant les vales reales, titres de dette publique ayant valeur de papier-monnaie.
Charles III fonda une sĂ©rie de manufactures de luxe : Ă Madrid, celle des Porcelanas del Retiro (porcelaine), de la Real FĂĄbrica de Tapices (Fabrique royale de tapisserie) et de la Real FĂĄbrica de PlaterĂa MartĂnez (argenterie) ; dans la Granja de San Ildefonso, la FĂĄbrica de Cristales (Fabrique royale de cristal de la Granja), mais aussi un grand nombre de manufactures produisant des articles de consommation courante, comme celle des Paños de Ăvila (atelier de tissage, dont le bĂątiment, le long de la riviĂšre Adaja, vient dâĂȘtre dĂ©moli).
La politique rĂ©galienne et la limitation de lâ« autonomie » de lâInquisition
Les Bourbons renforcĂšrent le rĂ©galisme, c'est-Ă -dire dĂ©fendirent, face au Saint-SiĂšge, les prĂ©rogatives de la Couronne sur lâĂglise catholique de ses propres Ătats. Par le concordat de 1753, conclu sous le rĂšgne de Ferdinand VI, le droit de patronage (ou patronat) royal (en esp. patronato regio) fut Ă©tendu, quasi de plein exercice, Ă tous les territoires, alors quâauparavant ce droit ne prĂ©valait quâĂ Grenade et dans les AmĂ©riques. Les attributions de lâInquisition en matiĂšre de censure (1768) et dans le domaine judiciaire (1770) furent restreintes. Les frictions avec le Saint-SiĂšge culminĂšrent avec lâexpulsion, dĂ©jĂ signalĂ©e, des jĂ©suites, accusĂ©s dâĂȘtre les responsables des Ă©meutes contre Esquilache. Enfin, lâon renforça lâexequatur (ou pase regio), qui stipulait que les dispositions du pape devaient prĂ©alablement recevoir la sanction royale pour pouvoir ĂȘtre promulguĂ©es et appliquĂ©es dans les territoires de la Monarchie. Cependant, la Monarchie nâen vint pas pour autant Ă remettre en cause les vastes privilĂšges de lâĂglise[176].
Aux yeux des penseurs des LumiĂšres, lâInquisition constituait le principal obstacle Ă la mise en adĂ©quation de la sociĂ©tĂ© espagnole aux normes europĂ©ennes de lâĂ©poque, mais lâaction de la monarchie absolue espagnole fut, sous ce rapport, ambiguĂ« et contradictoire. Ainsi, si Charles III resserra la subordination de lâInquisition Ă la Monarchie, le Saint Office maintint intact son appareil de surveillance, lequel comportait la prĂ©sence de commissaires dans les ports maritimes et aux frontiĂšres terrestres, ainsi que la visite systĂ©matique des librairies du royaume, lesquelles Ă©taient obligĂ©es de disposer dâun exemplaire de lâIndex des livres prohibĂ©s, de mĂȘme que dâun inventaire annuel recensant leurs productions. Quelques procĂšs retentissants engagĂ©s par lâInquisition Ă lâencontre de plusieurs penseurs des LumiĂšres, tels que Pablo de Olavide, condamnĂ© Ă 8 ans de rĂ©clusion pour « hĂ©tĂ©rodoxie » et pour avoir lu des livres interdits, tĂ©moignent du pouvoir que continuait malgrĂ© tout de dĂ©tenir le Saint Office. Une autre manifestation de la « libertĂ© surveillĂ©e » pratiquĂ©e par les gouvernements rĂ©formistes est la mise en place, au milieu du siĂšcle, de la censure prĂ©alable, par laquelle lâautorisation officielle Ă©tait requise pour la diffusion de quelque imprimĂ© que ce fĂ»t (livre, brochure ou journal), ainsi que la nĂ©cessitĂ© dâune licence pour lâimportation de livres Ă©trangers. Les peines dont Ă©tait passible le contrevenant allaient de la confiscation des biens jusquâĂ la mort, dans les cas de grave injure Ă la foi catholique[172].
Comme il a Ă©tĂ© signalĂ© par lâhistorien Carlos MartĂnez Shaw[177], « câest Charles III qui Ă©tablit de façon symbolique la subordination du Saint Office Ă la Couronne, et ce Ă lâoccasion de lâaffaire du catĂ©chisme de lâabbĂ© François-Philippe MĂ©senguy, ouvrage agrĂ©Ă© par le roi mais condamnĂ© par lâinquisiteur gĂ©nĂ©ral, ce dernier faisant alors lâobjet dâune mesure de proscription hors de Madrid et de confinement dans un monastĂšre, jusquâĂ ce le souverain lui accordĂąt son pardon. Pour cette raison, le gouvernement ressuscita le vieux privilĂšge de lâexequatur, par lequel lâautorisation prĂ©alable Ă©tait exigĂ©e pour la publication en Espagne des documents pontificaux et qui aprĂšs quelques vacillations allait ĂȘtre mis en vigueur Ă partir de 1768. Cette mĂȘme annĂ©e, une nouvelle disposition fut dictĂ©e relative Ă la procĂ©dure que devait suivre lâInquisition en matiĂšre de censure de livres, afin de prĂ©server les auteurs dâune condamnation arbitraire et injuste, disposition consistant Ă imposer une audition prĂ©alable de lâauteur, en personne ou par son reprĂ©sentant, avant dâĂ©mettre lâĂ©dit condamnatoire, et qui dans tous les cas exigeait Ă©galement lâautorisation gouvernementale avant dâĂȘtre promulguĂ©e. Deux annĂ©es plus tard, le Saint Office se vit rappeler les limites de son action rĂ©pressive, qui devait se cantonner aux dĂ©lits dâhĂ©rĂ©sie et dâapostasie, en mĂȘme temps que furent dressĂ©es des barriĂšres Ă lâincarcĂ©ration prĂ©ventive, c'est-Ă -dire antĂ©rieure Ă lâapport de preuves de la culpabilitĂ© du prĂ©venu... Toute cette offensive lĂ©gislative fut combinĂ©e Ă une politique de nominations dans les tribunaux dâInquisition privilĂ©giant les ecclĂ©siastiques les plus cultivĂ©s, tolĂ©rants et Ă©clairĂ©s, par opposition au personnel antĂ©rieur, composĂ© souvent de religieux Ă lâesprit fermĂ© et de formation culturelle dĂ©ficiente, qui dans beaucoup de cas ignoraient mĂȘme les langues Ă©trangĂšres dans lesquelles les Ćuvres condamnĂ©es par eux Ă©taient Ă©crites »[177].
Cette politique de contrĂŽle renforcĂ© sur lâInquisition peut se vĂ©rifier dans la rĂ©ponse suivante, datĂ©e de 1768, du Conseil de Castille Ă propos des prĂ©rogatives du roi face Ă lâInquisition :
« Le roi en tant que patron, fondateur et dotateur de lâInquisition dĂ©tient sur elle tous les droits inhĂ©rents Ă tout patronage royal (âŠ) ; comme pĂšre et protecteur de ses vassaux, il peut et doit empĂȘcher que dans leurs personnes, biens et rĂ©putation, se commettent des violences et des extorsions, en indiquant aux juges ecclĂ©siastiques, y compris lorsquâils procĂšdent Ăšs qualitĂ©s, la voie tracĂ©e par les canons, afin quâils ne dĂ©vient point de leurs rĂšgles. »
La rĂ©organisation de lâadministration des Indes
Le gros des changements en AmĂ©rique espagnole advint dans la seconde moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle. Charles III poursuivit la politique commencĂ©e par Philippe V, mais mise en Ćuvre surtout par Ferdinand VI, et qui visait Ă convertir les colonies espagnoles amĂ©ricaines en source de richesse pour la mĂ©tropole et de recettes pour les finances royales. Câest dans cet objectif quâil fut procĂ©dĂ© Ă une rĂ©organisation de lâadministration amĂ©ricaine pour la rendre plus efficace et pour y renforcer lâautoritĂ© de lâĂtat[178] :
- sous Charles III, les affaires coloniales furent concentrĂ©es dans un seul et mĂȘme ministĂšre, qui se vit attribuer toutes les compĂ©tences, aux dĂ©pens du Conseil des Indes ;
- deux nouvelles vice-royautĂ©s furent crĂ©Ă©es (au lieu dâune seule, comme cela avait Ă©tĂ© prĂ©vu dans le projet initial), en les dĂ©tachant de celle du PĂ©rou : la vice-royautĂ© de Nouvelle-Grenade, avec pour capitale Bogota, crĂ©Ă©e une premiĂšre fois en 1717, supprimĂ©e six ans seulement aprĂšs et Ă©tablie de façon permanente en 1739, et la vice-royautĂ© du RĂo de la Plata, crĂ©Ă©e beaucoup plus tard, en 1776, avec pour capitale Buenos Aires. Ce redĂ©coupage administratif Ă©tait censĂ© permettre un plus grand contrĂŽle politique et fiscal[179]. La mĂȘme annĂ©e, une capitainerie gĂ©nĂ©rale fut dâautre part Ă©tablie au Venezuela.
- sur le modĂšle de lâadministration française, lâon institua la fonction dâintendant (intendente), destinĂ©e Ă se substituer aux anciens gouverneurs, corregidores (Ă©chevins) et alcaldes mayores (alcades) du cabildo colonial. Les intendances eurent lâeffet souhaitĂ© de centraliser davantage lâadministration coloniale aux dĂ©pens des vice-rois, capitaines gĂ©nĂ©raux et gouverneurs, attendu que les intendants Ă©taient directement responsables devant la Couronne, non plus devant les premiers citĂ©s, et se virent attribuer dâamples pouvoirs en matiĂšre Ă©conomique et politique. Le systĂšme des intendances se rĂ©vĂ©la efficace dans la plupart des territoires et permit dâaugmenter les recettes fiscales. Les siĂšges des intendances Ă©taient Ă©tablis principalement dans les grandes villes et les centres miniers florissants. Quasiment tous les nouveaux intendants Ă©taient des pĂ©ninsulaires, c'est-Ă -dire nĂ©s en Espagne, ce qui eut pour effet dâexacerber les tensions entre lesdits pĂ©ninsulaires et les criollos, descendants dâEspagnols, mais nĂ©s en AmĂ©rique, qui voulaient sauvegarder la part de pouvoir quâils avaient acquise dans lâadministration locale. De mĂȘme, Charles III et Charles IV voulurent aller Ă rebours des progrĂšs faits par les criollos dans les hautes instances judiciaires (audiencias). Sous les Habsbourgs, la couronne avaient accoutumĂ© de mettre en vente les postes Ă pourvoir dans les audiencias, dont les criollos se portaient acquĂ©reurs. Les rois Bourbons mirent un terme Ă cette politique, et en 1807, seuls douze sur quatre-vingt-dix-neuf juges dâaudiencia Ă©taient des crĂ©oles[180] ;
- de façon gĂ©nĂ©rale, il fut mis fin Ă la vente de charges publiques, pratique grĂące Ă laquelle les criollos avaient rĂ©ussi au cours du siĂšcle Ă©coulĂ© Ă monopoliser les principales fonctions de la bureaucratie locale ; Ă leur place seront dĂ©sormais nommĂ©s des fonctionnaires (censĂ©ment plus qualifiĂ©s et moins intĂ©ressĂ©s) venus directement de la PĂ©ninsule, auxquels sâajoutera une nouvelle vague dâĂ©migrants pĂ©ninsulaires originaires de Galice, des Asturies et des provinces basques ;
- lâon mit sur pied pour dĂ©fendre les colonies, en particulier contre la Grande-Bretagne, une armĂ©e permanente, dans laquelle les criollos et les mĂ©tis Ă©taient admis Ă sâincorporer, attendu quâil nâĂ©tait pas possible de le pourvoir dâun personnel exclusivement pĂ©ninsulaire ;
- les impĂŽts furent majorĂ©s et lâĂtat Ă©tendit son monopole fiscal Ă des produits tels que le tabac, lâeau-de-vie ou la poudre Ă canon, ce qui provoqua le mĂ©contentement Ă la fois chez les criollos, les mĂ©tis et les Indiens ;
- Ă la suite de lâannulation, pendant le rĂšgne antĂ©rieur, des deux concessions commerciales consenties Ă la Grande-Bretagne aux termes du traitĂ© dâUtrecht â le vaisseau permis (qui autorisait lâAngleterre Ă envoyer chaque annĂ©e un navire dâune capacitĂ© de 500 tonnes vers les colonies espagnoles amĂ©ricaines pour commercer avec elles) et lâasiento (qui rĂ©servait la traite des noirs aux seuls Britanniques) â, qui nâavaient servi quâĂ accroĂźtre la contrebande, lâon poursuivit la politique qui visait Ă revitaliser les Ă©changes entre lâAmĂ©rique et lâEspagne, conformĂ©ment aux dispositions du pacte colonial et en utilisant les outils prĂ©vus par celui-ci, dans le but de faire des AmĂ©riques un grand centre exportateur de matiĂšres premiĂšres et importateur de produits manufacturĂ©s de la mĂ©tropole. De la sorte, les deux Ă©conomies se mirent bientĂŽt Ă croĂźtre, grĂące Ă quoi la Couronne vit Ă©galement ses recettes et son pouvoir augmentĂ©s[172] :
- autorisation fut donnĂ©e Ă dâautres ports, en sus de celui de Cadix, vers lequel la Casa de ContrataciĂłn de SĂ©ville avait Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©e en 1717, Ă commercer directement avec lâAmĂ©rique, en un premier temps avec les Antilles, en 1765, puis avec lâensemble de lâAmĂ©rique, Ă travers le RĂšglement de libre commerce de 1778. Ce dernier autorisait les ports de lâAmĂ©rique espagnole Ă commercer directement entre eux et avec la plupart des ports dâEspagne, le commerce nâĂ©tant plus dorĂ©navant restreint aux quatre ports coloniaux quâĂ©taient Veracruz, CarthagĂšne des Indes, Lima/Callao, et Panama[181];
- la politique consistant Ă concĂ©der Ă des compagnies commerciales « privilĂ©giĂ©es » lâexploitation en rĂ©gime monopolistique de certaines zones fut prolongĂ©e ;
- lâon appliqua plus largement la mĂ©thode dite des vaisseaux enregistrĂ©s (en esp. navĂos de registro, navires qui naviguaient en solitaire, Ă©vitant ainsi plus aisĂ©ment la marine ennemie, et partaient et arrivaient aux AmĂ©riques avec plus de rĂ©gularitĂ©) en remplacement des convois de la route des Indes ;
- les Bourbons dâEspagne rendirent aussi le gouvernement plus laĂŻc. Le rĂŽle politique de lâĂglise fut rĂ©duit, quoique jamais totalement supprimĂ©. Ă la diffĂ©rence des Habsbourgs, qui choisissaient souvent des gens dâĂglise pour occuper des fonctions politiques, les Bourbons prĂ©fĂ©raient nommer Ă ce type de poste des militaires de carriĂšre. Ce processus de laĂŻcisation culmina avec lâabolition en 1767 de la Compagnie de JĂ©sus, qui Ă©tait lâun des ordres religieux les plus riches et avaient Ă©tĂ© un important outil de lâentreprise missionnaire dans les AmĂ©riques et aux Philippines. En raison des nombreuses rivalitĂ©s quâavaient les jĂ©suites dans les autres ordres religieux, lâon se fĂ©licita du reste ouvertement de leur Ă©viction. La Couronne sâefforça Ă©galement de promouvoir le clergĂ© sĂ©culier au sein de la hiĂ©rarchie de lâĂglise, inversant de la sorte la tendance qui existait depuis le dĂ©but de la pĂ©riode coloniale de faire occuper ces postes par des membres du clergĂ© rĂ©gulier. Globalement toutefois, ces changements nâeurent que peu dâeffet sur lâĂglise dans son ensemble. Vers la fin du rĂšgne des Bourbons, Ă la veille des indĂ©pendances, la Couronne tenta de confisquer les possessions de lâĂglise, mais la mesure se rĂ©vĂ©la malaisĂ©e Ă mettre en application[182] ;
- avant les rĂ©formes bourboniennes, lâAmĂ©rique espagnole ne disposait guĂšre de forces armĂ©es opĂ©rationnelles ; les troupes existantes Ă©taient sans coordination et dispersĂ©es. Les Bourbons mirent sur pied une milice mieux organisĂ©e, dont le corps dâofficiers Ă©tait composĂ© dans un premier temps de militaires tout droit venus dâEspagne ; cependant, des hommes du cru vinrent bientĂŽt Ă occuper la plupart des postes, les milices coloniales devenant une source de prestige pour les criollos en mal de statut social. La hiĂ©rarchie militaire Ă©tait Ă base raciale : les milices se constituaient souvent selon les lignes de dĂ©marcation raciales, ce qui donna lieu Ă la crĂ©ation de milices pour blancs, pour noirs et pour sang-mĂȘlĂ©. Presque tous les officiers supĂ©rieurs Ă©taient des pĂ©ninsulaires, les criollos occupant les Ă©chelons secondaires.
RĂ©formes Ă lâorigine des rĂ©voltes pĂ©ruviennes
Les rĂ©formes Ă mettre en Ćuvre en AmĂ©rique furent recommandĂ©es dans le rapport intitulĂ© Informe y Plan de Intendencias, que le visiteur gĂ©nĂ©ral JosĂ© de GĂĄlvez et le vice-roi de Nouvelle-Espagne, le marquis de Croix, remirent en 1768 Ă Charles III. Dans la vice-royautĂ© du PĂ©rou, au Chili et dans le RĂo de la Plata, câest le visiteur gĂ©nĂ©ral JosĂ© Antonio de Areche qui Ă partir de 1776 fut chargĂ© dâappliquer les rĂ©formes et qui introduisit un ensemble de changements dans les colonies, dont e.a. des majorations fiscales, quoiquâon les eĂ»t dĂ©jĂ , dĂšs avant son arrivĂ©e, mises en place graduellement.
En , une cĂ©dule royale prescrivit une augmentation gĂ©nĂ©rale de 2 Ă 4 % de lâimpĂŽt des alcabalas (taxe obligatoire sur la vente de marchandises) au PĂ©rou, tant sur les produits amĂ©ricains que sur les produits importĂ©s. Toutefois, beaucoup hĂ©sitĂšrent Ă appliquer la nouvelle taxe, nâayant pas en effet Ă©tĂ© informĂ©s clairement quelles marchandises tombaient sous le coup de cette mesure. Cette majoration de taxe une fois mise en application, les recettes au titre des alcabalas connurent effectivement une hausse, dans certaines provinces plus que dans dâautres, en raison de leur perception directe par les douanes. En 1773, une douane fut instaurĂ©e Ă Lima, et lâannĂ©e suivante dans la province de Cochabamba, Ă Arque et Ă TapacarĂ, ce qui provoqua des protestations voire des troubles lorsquâon tenta de faire acquitter des alcabalas aux cotonniers, tailleurs, cordonniers, ferronniers et savonniers ; en outre, il fallut payer les alcabalas sur les cĂ©rĂ©ales (blĂ©, maĂŻs) cultivĂ©es dans la zone. En consĂ©quence, de nombreux artisans, nĂ©gociants en blĂ© et marchands ambulants furent impliquĂ©s dans les troubles que ces mesures fiscales finirent par provoquer.
Les commerçants indiens en particulier rechignaient fort Ă soumettre leurs produits au contrĂŽle douanier, redoutant dâĂȘtre obligĂ©s de payer les alcabalas, sans Ă©gard au fait quâils avaient Ă©tĂ© jusquâalors exemptĂ©s de taxation sur les produits quâils cultivaient sur leurs terres ou fabriquaient eux-mĂȘmes (sans prĂ©judice des taxes qu'ils Ă©taient tenus de payer sur les biens importĂ©s de Castille dont ils faisaient commerce). En tout Ă©tat de cause, si la majeure partie des produits commercialisĂ©s par les indigĂšnes ne furent pas affectĂ©s par cette augmentation Ă 4 % des alcabalas, ils le furent en revanche par la nouvelle hausse des alcabalas Ă 6 % dĂ©cidĂ©e en 1776.
Cette annĂ©e 1776 fut cruciale pour la recrudescence du mĂ©contentement populaire, qui atteignit son point culminant en 1780. Le Haut-PĂ©rou ayant Ă©tĂ© mis sous la juridiction de la nouvelle vice-royautĂ© du RĂo de la Plata, ce qui modifia les routes commerciales de maniĂšre dĂ©cisive, les alcabalas Ă©taient montĂ©es Ă 6 % et une douane supplĂ©mentaire fut Ă©rigĂ©e Ă La Paz. Cette mĂȘme annĂ©e, le visiteur Areche sâembarqua Ă destination des colonies, pour y superviser personnellement la mise en Ćuvre des rĂ©formes. Il arriva au PĂ©rou en 1777, sâattelant aussitĂŽt Ă surveiller le recouvrement des nouvelles alcabalas. En aoĂ»t de cette annĂ©e, une circulaire fut envoyĂ©e aux corregidores de Chayanta, Paria, Oruro, La Paz et Pacajes, leur enjoignant dâexercer une pression plus forte pour la perception du nouvel impĂŽt, ce qui impliquait quâil incombait dĂ©sormais aux corregidores non seulement de lever le tribut et dâorganiser la rĂ©partition forcĂ©e de marchandises, mais aussi de percevoir les alcabalas. La consĂ©quence en fut que les corregidores entrĂšrent en conflit direct non seulement avec les paysans indiens, mais aussi avec les propriĂ©taires terriens, les artisans et les commerçants mĂ©tis et criollos, tous touchĂ©s par les nouveaux impĂŽts.
Toujours en cette annĂ©e 1777, une taxe de 12,5 % fut imposĂ©e sur lâeau-de-vie, quoique le dĂ©cret royal en ce sens ne fĂ»t pas approuvĂ© avant 1778. ParallĂšlement, le vice-roi Manuel Guirior mena une campagne, appuyĂ©e par le visiteur Areche, visant Ă en finir avec la « contrebande dâor et dâargent » quittant la vice-royautĂ© du PĂ©rou, tandis que le vice-roi Pedro de Cevallos interdisait lâ« exportation de piĂšces dâor et dâargent » hors de la vice-royautĂ© du RĂo de la Plata vers le PĂ©rou. Cependant, la cible de ce groupe de mesures Ă©tait les secteurs miniers, dâune part parce que la consommation dâeau-de-vie Ă©tait commune chez les ouvriers des mines, et dâautre part parce que les interdictions de Guirior portant sur la « circulation dâor et dâargent non prĂ©alablement scellĂ© et fondu » frappaient les propriĂ©taires et les exploitants de mines. En contrepartie, des rĂ©ductions dâimpĂŽt furent accordĂ©es aux mines argentifĂšres.
En 1779 la coca, et Ă partir de 1780 les cĂ©rĂ©ales, furent portĂ©es dans la liste des marchandises assujetties aux alcabalas. Jusquâen 1779, des douanes nâavaient Ă©tĂ© Ă©tablies que dans le Haut-PĂ©rou (Cochabamba, PotosĂ, La Paz) et Ă Buenos Aires ; lâannĂ©e suivante, on en installa aussi dans le Bas-PĂ©rou (Ă Arequipa, et il Ă©tait envisagĂ© dâen installer Ă©galement Ă Cuzco). En , pour assurer le recouvrement des alcabalas, il fut ordonnĂ© Ă tous les artisans de sâaffilier Ă une corporation, et de sây faire dĂ»ment enregistrer. De mĂȘme, bien que les sources dâeau fussent normalement exonĂ©rĂ©es, elles furent Ă leur tour soumise Ă alcabalas en 1780.
La culture du tabac se rĂ©vĂ©la ĂȘtre une activitĂ© rentable aprĂšs que les monopoles dâĂtat eurent Ă©tĂ© desserrĂ©s. Dans le mĂȘme temps, beaucoup parmi les colonies espagnoles se mirent Ă produire une abondance de ressources qui devinrent ensuite dâimportance vitale pour mainte puissance europĂ©enne et pour les colonies britanniques en AmĂ©rique du Nord et dans les Antilles, nonobstant le fait que la majeure partie de ce commerce Ă©tait considĂ©rĂ© comme de la contrebande, vu que les marchandises nâĂ©taient pas transportĂ©es par des vaisseaux espagnols. Les rois Bourbons tentĂšrent de mettre hors-la-loi ce commerce par diffĂ©rents moyens, comme p.ex. une hausse des droits de douane, mais ces efforts nâeurent que peu de rĂ©sultats[183].
Enfin, lâintention du visiteur Areche de recenser la population non indigĂšne et dâinclure les cholos parmi les tributaires mit les mĂ©tis et mulĂątres en Ă©tat dâalerte, dĂšs quâils eurent entrevu les projets de la Couronne en ce sens.
Peu aprĂšs, et par suite de cette politique, se produisit au PĂ©rou la rĂ©volte indienne, dit Grande RĂ©bellion, emmenĂ©e par le noble quechua TĂșpac Amaru II[184].
Enseignement et sciences
Dans le domaine culturel et Ă©ducatif, les gouvernements bourbonniens successifs menĂšrent une politique conforme aux intĂ©rĂȘts de la monarchie. En raison notamment de lâĂ©litisme des conceptions des LumiĂšres espagnoles, lâon nâeut garde de crĂ©er un systĂšme gĂ©nĂ©ralisĂ© dâinstruction publique ; Jovellanos par exemple prĂ©conisait une instruction certes Ă la portĂ©e de tous, mais limitĂ©e au niveau Ă©lĂ©mentaire, aller au-delĂ risquant de mettre en pĂ©ril lâordre social[185].
- les acadĂ©mies furent maintenues (lâAcadĂ©mie royale espagnole de la Langue, 1713 ; de lâHistoire, 1735 ; de Jurisprudence, 1739 ; des Beaux-Arts, 1757), avec la mĂȘme finalitĂ© que celle pour laquelle elles avaient Ă©tĂ© crĂ©Ă©es : diffuser la pensĂ©e officielle prĂ©valant dans les diffĂ©rentes sphĂšres de lâactivitĂ© intellectuelle et assouvir sur ce terrain Ă©galement la mĂȘme propension Ă la centralisation et Ă lâuniformisation ;
- dans la plupart des grandes villes espagnoles furent fondĂ©es les Ă©coles des Arts et MĂ©tiers (escuelas de Artes y Oficios), destinĂ©es Ă satisfaire le besoin de main-dâĆuvre spĂ©cialisĂ©e des manufactures et fabriques royales et appelĂ©es Ă subsister jusque bien avant dans le XXe siĂšcle ;
- lâon sâemploya Ă rĂ©former lâenseignement universitaire, dans le but de moderniser les cursus, en y introdusant notamment lâĂ©tude des mathĂ©matiques, de la physique, de la biologie et des autres sciences naturelles, et de laĂŻciser le corps professoral, en excluant les religieux. Cependant, par les rĂ©sistances qui furent opposĂ©es Ă ces initiatives, le rĂ©sultat fut trĂšs inĂ©gal, raison pour laquelle lâuniversitĂ©, abstraction faite de quelques exceptions, ne sera pas Ă la pointe de la rĂ©forme Ă©ducative des LumiĂšres espagnoles ;
- lâon amĂ©nagea Ă Madrid, prĂšs du Retiro, le Jardin botanique royal (Real JardĂn BotĂĄnico), qui remplaça lâantĂ©rieur, celui de Migas Calientes, qui se trouvait le long de la riviĂšre Manzanares ;
- lâon entreprit de rĂ©former les Colegios Mayores, qui Ă©taient des « centres dâaccueil dâĂ©tudiants pauvres, auxquels Ă©taient accordĂ©es des bourses pour suivre des Ă©tudes..., [mais qui] sâĂ©taient changĂ©s en un rĂ©duit de privilĂ©giĂ©s qui, en contrĂŽlant lâoctroi des bourses, en tenant les fonctions gouvernementales et en occupant ensuite les principales chaires, avaient mis sur pied tout un systĂšme basĂ© sur lâappui mutuel afin de monopoliser lâattribution de postes de lâadministration publique » ; les changements que lâon voulut accomplir pour en revenir au but initial des Colegios Mayores se heurtĂšrent Ă la rĂ©sistance de la « caste de collĂ©giens, bastion de la plus rance conception traditionnaliste et aristocratisante de la sociĂ©tĂ©, [qui] essayait de faire perdurer cette situation si favorable Ă ses intĂ©rĂȘts, face aux golillas ou aux manteĂstas, Ă©tudiants dâextraction plus modeste et dĂ©pourvus dâappui corporatif, parmi lesquels fermentaient les idĂ©es de changement et la rĂ©forme des LumiĂšres »[186].
- de nouvelles institutions dâenseignement supĂ©rieur furent crĂ©Ă©es, ayant pour objectif dâamĂ©liorer lâinstruction de la noblesse â on fonda ainsi : des SĂ©minaires de Nobles (bien que celui de Vergara fĂ»t bien davantage et se transforma en lâun des centres les plus importants dâenseignement et de recherche de lâEspagne des LumiĂšres) ; des Ă©tablissements vouĂ©s Ă former des spĂ©cialistes militaires, comme lâAcadĂ©mie militaire de MathĂ©matiques ou les CollĂšges royaux de Chirurgie, que devinrent dâimportants centres dâenseignement scientifique, ou de former des Ă©tudiants dans le domaine des sciences dites appliquĂ©es (Ăcole royale de MinĂ©ralogie, Institut royal asturien des Mines, Ăcole vĂ©tĂ©rinaire, Ăcoles des ChaussĂ©es, Ponts et Canaux... ou encore les jardins botaniques) ;
- lâenseignement militaire fut dĂ©veloppĂ©, avec lâAcadĂ©mie de garde-marines de Cadix, lâAcadĂ©mie dâOcaña, ainsi que dâautres implantĂ©s dans les territoires dâAmĂ©rique ;
- lâon accrut en puissance et en nombre les Sociedades EconĂłmicas de Amigos del PaĂs, selon une idĂ©e nĂ©e Ă Azpeitia (Guipuscoa) en 1764 et mise en Ćuvre par une initiative privĂ©e (la Real Sociedad Bascongada de Amigos del PaĂs), laquelle reçut lâannĂ©e suivante une reconnaissance officielle agrĂ©ant ses objectifs : stimuler lâagriculture, lâindustrie, le commerce et les sciences. Les plus de 70 Sociedades de ce type qui furent par la suite fondĂ©es dans toute lâEspagne, pour la plupart Ă lâinitiative des autoritĂ©s locales, se consacrĂšrent Ă la rĂ©daction de mĂ©moires et de rapports sur les mesures Ă prendre pour stimuler lâĂ©conomie, et Ă la crĂ©ation dâĂ©coles de formation professionnelle, afin de diffuser chez les agriculteurs et les artisans les connaissances et techniques des sciences « utiles ». Dans les villes portuaires, les Consulats de commerce (Consulados de Comercio) furent chargĂ©s de remplir des fonctions analogues (ou complĂ©mentaires) Ă celles des Sociedades EconĂłmicas (spĂ©cialement Ă la suite de la promulgation du RĂšglement de libre commerce de 1778), quoiquâavec un accent plus appuyĂ© sur le commerce et la navigation ;
- des projets considĂ©rĂ©s comme Ă©tant dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral furent financĂ©s, comme lâexĂ©cution dâenquĂȘtes sur des sujets Ă©conomiques (la Contribution unique, la Loi agraire), la rĂ©alisation dâĂ©tudes statistiques (tels que p.ex. les recensements de population ordonnĂ©s par Aranda, Floridablanca et Godoy), la cartographie du territoire espagnol ;
- des expĂ©ditions scientifiques furent organisĂ©es dans les territoires dâoutremer, comme celles de Celestino Mutis, Alejandro Malaspina, et dâautres.
RĂšgne de Charles IV (1788-1808)
Le rĂšgne de Charles IV fut principalement marquĂ© par la rĂ©percussion quâeut en Espagne la RĂ©volution française de 1789 et son dĂ©roulement ultĂ©rieur, plus particuliĂšrement la prise de pouvoir par NapolĂ©on Bonaparte en 1799. La rĂ©action initiale de la cour de Madrid fut la dĂ©nommĂ©e panique de Floridablanca, sĂ©rie de mesures rĂ©pressives incluant la mise en place dâun « cordon sanitaire » Ă la frontiĂšre française afin de prĂ©venir la « contagion » rĂ©volutionnaire, assortie ensuite dâune confrontation militaire avec le nouveau pouvoir rĂ©volutionnaire instaurĂ© aprĂšs la destitution, lâincarcĂ©ration et lâexĂ©cution de Louis XVI, le chef de la maison de Bourbon, qui rĂ©gnait Ă©galement en Espagne, confrontation qui prit la forme de la Guerre du Roussillon (1793-1795) contre la RĂ©publique française fraĂźchement proclamĂ©e et qui tourna au dĂ©sastre pour les forces espagnoles. En 1796, Charles IV et son tout-puissant « Premier ministre » Manuel Godoy, opĂ©rant un revirement total de leur politique Ă lâĂ©gard de la France rĂ©volutionnaire, dĂ©cidĂšrent Ă prĂ©sent de sâallier avec elle ; câest ce qui provoqua la premiĂšre guerre contre la Grande-Bretagne (1796-1802), laquelle guerre dĂ©boucha sur un nouveau rude revers pour la monarchie de Charles IV et entraĂźna une grave crise des finances royales, que lâon tenta de rĂ©soudre par le dĂ©nommĂ© dĂ©samortissement de Godoy, tout en maintenant le « favori » Ă©cartĂ© du pouvoir pendant deux ans (1798-1800).
AprĂšs l'Ă©phĂ©mĂšre paix d'Amiens de 1802 fut dĂ©clenchĂ©e la seconde guerre contre la Grande-Bretagne, lors de laquelle la flotte franco-espagnole fut battue par la flotte britannique sous le commandement de lâamiral Nelson Ă la bataille de Trafalgar. Cette dĂ©faite fut Ă lâorigine de la crise dĂ©finitive de la monarchie absolue bourbonnienne, crise qui culmina par le complot d'El Escorial de et par le soulĂšvement d'Aranjuez de , Ă la suite duquel Godoy perdit dĂ©finitivement le pouvoir et Charles IV se vit contraint dâabdiquer en faveur de son fils Ferdinand VII. Pourtant, deux mois plus tard, les deux durent se rĂ©signer Ă signer les abdications de Bayonne, par lesquelles ils cĂ©daient Ă NapolĂ©on Bonaparte leurs droits Ă la Couronne dâEspagne, ce dernier y renonçant Ă son tour au profit de son frĂšre Joseph Bonaparte. Beaucoup dâespagnols « patriotes » ne voulurent pas reconnaĂźtre les abdications et, continuant Ă considĂ©rer Ferdinand VII comme leur roi, dĂ©clenchĂšrent en son nom la guerre d'indĂ©pendance espagnole, cependant que dâautres, appelĂ©s de façon dĂ©prĂ©ciative les francisĂ©s (afrancesados), appuyaient lâEspagne napolĂ©onienne et le nouveau roi Joseph-NapolĂ©on 1er ; ce conflit donna lieu Ă la premiĂšre guerre civile de lâhistoire contemporaine de lâEspagne[187].
Notes et références
Notes
- Il est Ă signaler que cette entreprise de centralisation administrative nâest pas sans prĂ©cĂ©dent et quâune tentative en ce sens avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© faite dĂšs le siĂšcle antĂ©rieur par Olivares, sous le rĂšgne de Philippe IV, ainsi que le rappelle BartolomĂ© Bennassar :
« Il est bien vrai que le mariage de Ferdinand et dâIsabelle a fait de lâhĂ©ritier des Rois catholiques le souverain unique de ces diffĂ©rents royaumes, mais ceux-ci gardent leurs institutions propres et leur droit privĂ©. Si Charles veut confĂ©rer avec les reprĂ©sentants du pays, il ne peut rĂ©unir en une seule fois les Cortes espagnoles, cette version ibĂ©rique des Ă©tats gĂ©nĂ©raux. Il doit successivement convoquer les Cortes de Castille et celles du royaume dâAragon [...], chaque fois dans le territoire concernĂ©. La Navarre, elle aussi, a ses Cortes quâil faut convoquer Ă Pampelune ou dans quelque autre CitĂ© navarraise.
[Olivares] avait une conception moderne de lâĂtat et il voulut faire de lâEspagne un royaume vĂ©ritablement unifiĂ©, notamment en matiĂšre de fiscalitĂ© et de dĂ©fense nationale et câest ainsi quâil conçut le systĂšme de lâUniĂłn de Armas. Sans doute le gĂ©nie de lâEspagne sâaccorde-t-il mieux de la pluralitĂ© des systĂšmes institutionnels et Olivares perdit la partie ; câĂ©tait cependant un grand projet qui devait rĂ©ussir moins dâun siĂšcle plus tard et dont il attendait le salut de lâEspagne. »- Cf. BartolomĂ© Bennassar, Un SiĂšcle dâor espagnol, 1525-1648, Paris, Robert Laffont, , 331 p. (ISBN 978-2221009413), p. 11 & 29 (rĂ©Ă©d. Marabout UniversitĂ© 1983).
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- R. Capel MartĂnez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 223 : « Oran deviendra lâun des pivots sur lesquels allait sâappuyer lâEspagne en vue de la domination stratĂ©gique de la MĂ©diterranĂ©e, mer si fortement liĂ©e aux intĂ©rĂȘts espagnols. Il y a lieu de citer ici Ă©galement les travaux mis en chantier au cours de ces annĂ©es-lĂ et destinĂ©s Ă amĂ©liorer la base de CarthagĂšne et Ă la transformer en grand arsenal et en centre nĂ©vralgique de la monarchie sur sa façade levantine. »
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- R. Capel MartĂnez et J. Cepeda GĂłmez (2006), p. 236. Citation : « Il semble quâen 1748 une partie des ambitions laborieusement poursuivies depuis 1714 par la cour de Madrid se fĂ»t rĂ©alisĂ©e... avec lâintronisation dans le sud et dans le centre-nord de lâItalie de deux Bourbons nĂ©s Ă Madrid. [Ces territoires] ne faisaient pas partie de la monarchie espagnole, comme ils lâavaient Ă©tĂ© depuis le dĂ©but du XVIe siĂšcle et jusquâĂ Utrecht, mais indiscutablement lâEspagne retrouvait un poids important dans la MĂ©diterranĂ©e occidentale ».
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