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TĂșpac Amaru II

JosĂ© Gabriel Condorcanqui Noguera, appelĂ© Ă©galement JosĂ© Gabriel TĂșpac Amaru[1] - [2] - [3] (Surimana, Canas, vice-royautĂ© du PĂ©rou, – Cuzco, ), connu ensuite sous le nom de TĂșpac Amaru II, est un cacique indien qui prit en 1780 la tĂȘte d'un mouvement de rĂ©bellion indien contre les colons espagnols au PĂ©rou.

TĂșpac Amaru II
Nom de naissance José Gabriel Condorcanqui Noguera
Alias
TĂșpac Amaru II
Naissance
Tinta, Vice-royauté du Pérou
Drapeau de l'Empire espagnol Empire espagnol
DĂ©cĂšs
Cuzco, Vice-royauté du Pérou
Drapeau de l'Empire espagnol Empire espagnol
Pays de résidence Vice-royauté du Pérou
Drapeau de l'Empire espagnol Empire espagnol
Activité principale
Cacique inca
Autres activités
Chef d'une insurrection Inca contre les autorités espagnoles
Conjoint

Se prĂ©tendant un descendant direct de TĂșpac Amaru[4], le dernier empereur inca, exĂ©cutĂ© par les Espagnols au XVIe siĂšcle, JosĂ© Gabriel Condorcanqui suscita un mouvement de sĂ©dition, qui sera la plus importante des rĂ©voltes anticoloniales survenues dans l’AmĂ©rique espagnole au cours du XVIIIe siĂšcle. Cette rĂ©volte, surnommĂ©e « Grande RĂ©bellion », eut lieu dans la vice-royautĂ© du PĂ©rou et dans la vice-royautĂ© du RĂ­o de la Plata (subdivisions de l’Empire espagnol) et fut dĂ©clenchĂ©e le par la capture et subsĂ©quente exĂ©cution du corrĂ©gidor Antonio de Arriaga[3].

Kuraka (administrateur indigĂšne) de Surimana, Tungasuca et Pampamarca, JosĂ© Gabriel Condorcanqui s’était bĂąti une fortune en exploitant ses domaines et en s’adonnant au commerce. Ayant des ascendances tant espagnoles – ou plutĂŽt criollos[5] – qu’indiennes, il Ă©tait en fait une personnalitĂ© mĂ©tisse. Si, aprĂšs avoir Ă©tĂ© Ă©levĂ© jusqu’à ses 12 ans par un prĂȘtre criollo, Antonio LĂłpez de Sosa, et avoir ensuite frĂ©quentĂ© le collĂšge San Francisco de Borja Ă  Cuzco, il embrassa largement, durant une grande partie de sa vie, la culture europĂ©enne criollo, parvenant Ă  maĂźtriser le latin et portant des vĂȘtements espagnols raffinĂ©s[6], il s’attachera plus tard Ă  s’habiller comme un noble inca et Ă  faire activement usage de la langue indienne quechua dans sa vie quotidienne et dans ses futures proclamations, et sera frappĂ© d’excommunication par l’Église catholique.

Il fut le premier Ă  rĂ©clamer la libertĂ© pour toute l’AmĂ©rique et Ă  vouloir l’affranchir de toute tutelle, que ce soit de l’Espagne ou de son monarque, ce qui impliquait Ă  ses yeux non seulement l’émancipation politique, mais aussi l’élimination des divers modes d’exploitation des Indiens dans les corregimientos — la mita miniĂšre, le rĂ©partissement des marchandises (reparto), les corvĂ©es de travail (obrajes) — et la suppression de diverses taxations excessives, telles que l’alcabala et les droits de douane intĂ©rieurs (). En outre, pour la premiĂšre fois en AmĂ©rique, il dĂ©crĂ©ta l’abolition de l’esclavage des Noirs (). Son mouvement rĂ©volutionnaire, qui reprĂ©senta un vĂ©ritable point de basculement, conduisit les autoritĂ©s coloniales Ă  mettre Ă  l’écart la classe des aristocrates indigĂšnes, au demeurant fort peu nombreuse, et Ă  renforcer la rĂ©pression contre la sociĂ©tĂ© andine, de crainte que quelque chose de semblable ne pĂ»t jamais se reproduire.

Le mouvement Ă©choua et TĂșpac Amaru II sera publiquement Ă©cartelĂ© et dĂ©capitĂ© en 1781 Ă  Cuzco. Cependant, il devint par la suite une figure mythique de la lutte pĂ©ruvienne pour l'indĂ©pendance et pour la reconnaissance des droits des indigĂšnes, et sera reconnu comme le fondateur de l’identitĂ© nationale pĂ©ruvienne[3]. Sa figure et son action ont inspirĂ© et continuent d’inspirer un grand nombre de mouvements amĂ©rindiens passĂ©s et actuels, et ont jouĂ© un rĂŽle symbolique central dans le rĂ©gime de Juan Velasco Alvarado entre 1968 et 1975. Depuis lors, JosĂ© Gabriel Condorcanqui est solidement ancrĂ© dans l’imaginaire populaire que PĂ©ruviens et Boliviens ont su entre-temps se rĂ©approprier.

Origines et fortune

JosĂ© Gabriel Condorcanqui Ă©tait le fils de Miguel Condorcanqui Uskikonsa et de Carmen Rosa Noguera Valenzuela[7]. GrĂące Ă  son statut d’Indien noble, il put faire ses Ă©tudes chez les jĂ©suites, au collĂšge San Francisco de Borja, dit collĂšge des caciques, Ă  Cuzco.

Il maĂźtrisait les langues quechua, espagnole et latine, et parmi ses lectures on relĂšve en particulier les Commentaires royaux sur le PĂ©rou des Incas de Garcilaso de la Vega, les Sept Parties d’Alphonse X de Castille, les Saintes Écritures, le drame quechua Apu Ollantay, ainsi que plus tard des textes de Voltaire et de Rousseau, qu’il dut lire clandestinement, ces auteurs se trouvant alors sous le coup de la censure.

Le , il épousa Micaela Bastidas Puyucahua, avec qui il eut trois enfants : Hipólito, Mariano[8] et Fernando, qui reçurent tous trois le patronyme Condorcanqui Bastidas. Six ans plus tard, il fut nommé cacique des territoires qui lui revenaient par héritage en droite ligne. Condorcanqui établit sa résidence dans la ville de Cuzco, au départ de laquelle il ne cessait de se déplacer alentour pour vérifier la bonne tenue de ses terres.

Par suite de ses activités économiques fructueuses, Condorcanqui commença à subir des pressions de la part des autorités espagnoles, qui cédaient notamment aux instances des transporteurs muletiers du bassin du Río de la Plata désireux de garder le monopole du transit de minerai à travers le Haut-Pérou. Les autorités espagnoles soumirent Condorcanqui au paiement de prébendes.

Il vĂ©cut la situation typique des kurakas, devant intercĂ©der entre le corrĂ©gidor et les indigĂšnes placĂ©s sous son autoritĂ©. Il eut Ă  se soumettre, comme le reste de la population, Ă  l’imposition de droits de douane et Ă  la levĂ©e des alcabalas (taxe perçue sur les biens produits et vendus dans les colonies). Il adressa des rĂ©clamations Ă  ce sujet, requĂ©rant en mĂȘme temps que les indigĂšnes fussent dispensĂ©s du travail obligatoire dans les mines (la mita), toutes requĂȘtes acheminĂ©es par les voies rĂ©guliĂšres aux autoritĂ©s coloniales Ă  Tinta (es), Cuzco et ensuite Ă  Lima, mais toujours suivies de rĂ©ponses nĂ©gatives ou traitĂ©es avec indiffĂ©rence.

En outre, il s’appliqua Ă  ce que lui fĂ»t reconnu son ascendance royale inca, poursuivant en ce sens pendant des annĂ©es une action en justice auprĂšs de l’Audiencia de Lima, mais pour ĂȘtre finalement dĂ©boutĂ©.

Monument Ă©rigĂ© en hommage Ă  JosĂ© Gabriel TĂșpac Amaru, sur la place portant son nom dans la ville de Cuzco.

SoulĂšvement

Le , JosĂ© Gabriel Condorcanqui entra en rĂ©bellion contre la domination espagnole, se faisant dĂ©sormais nommer TĂșpac Amaru II, en l’honneur de son ancĂȘtre, le dernier Inca de Vilcabamba. TĂșpac Amaru s’autoproclama « Inca, Seigneur des CĂ©sars (es) et de l’Amazone »[9], et lors de son couronnement prĂȘta le serment suivant : « 
Don JosĂ© Premier, par la grĂące de Dieu, Inca Roi du PĂ©rou, de Santa Fe, de Quito, du Chili, de Buenos Aires et des Continents des Mers du Sud, Duc de la Superlativa, Seigneur des CĂ©sars et de l’Amazone avec des domaines dans le Grand Paititi, Commissaire dispensateur de la PiĂ©tĂ© divine, etc. »[10]. Cependant, le mouvement Ă  ses dĂ©buts reconnaissait encore l’autoritĂ© de la couronne, TĂșpac Amaru en effet affirmant que son intention n’était pas d’agir Ă  l’encontre du roi, mais de s’en prendre au « mauvais gouvernement » des corrĂ©gidors. Ce n’est qu’ultĂ©rieurement que la rĂ©bellion se radicalisa pour se muer en un mouvement indĂ©pendantiste.

Son Ă©pouse Micaela Bastidas, de mĂȘme que la parentĂšle des deux conjoints, joua un rĂŽle primordial dans le mouvement, tant sur le plan du recrutement que de l’approvisionnement, et, jusqu’à un certain point, dans la prise de dĂ©cisions.

GrĂące Ă  l’appui d’autres kurakas, de mĂ©tis et de quelques criollos (personnes de souche europĂ©enne, mais nĂ©es dans les colonies), la rĂ©volte se propagea, et TĂșpac Amaru rĂ©ussit Ă  constituer des troupes de plusieurs dizaines de milliers de combattants[11]. Entre ses propositions, l’on note en particulier l’abolition tant du reparto (rĂ©partissement des marchandises, par lequel les corrĂ©gidors obligeaient les Indiens d’acheter des biens Ă  des prix trĂšs Ă©levĂ©s) que de l’alcabala, des droits de douane et de la mita (corvĂ©e miniĂšre imposĂ©e aux indigĂšnes) de PotosĂ­.

L’appel que lançait TĂșpac Amaru II tendait Ă  rĂ©unir, dans un mĂȘme front anticolonial, indigĂšnes, criollos, mĂ©tis et noirs affranchis, mais ne sut Ă©viter que la massification du mouvement ne convertĂźt son action en une lutte raciale contre les Espagnols et les criollos (de façon gĂ©nĂ©rale, dans la vice-royautĂ© du PĂ©rou, les criollos n’avaient pas de positions antagonistes avec les Espagnols, partageant avec eux une commune opposition aux rĂ©formes bourbonniennes, mais restant fidĂšles Ă  la couronne espagnole pour ce qui est des autres matiĂšres). De plus, les massacres perpĂ©trĂ©s contre les Espagnols effrayĂšrent les ressortissants criollos qui refusĂšrent alors de s'associer au mouvement, voire passĂšrent dans le camp adverse.

Le mouvement de TĂșpac Amaru se dĂ©roula en deux phases :

  • une premiĂšre phase ou phase tupacamariste, oĂč le mouvement Ă©tait dirigĂ© par JosĂ© Gabriel TĂșpac Amaru, puis, aprĂšs la mort de celui-ci, par son cousin Diego CristĂłbal TĂșpac Amaru.
  • une seconde phase ou phase tupakatariste, oĂč la rĂ©bellion Ă©tait poursuivie plus au sud par JuliĂĄn Apaza TĂșpac Katari.

Marchant sur Cuzco, Amaru rĂ©ussit Ă  dĂ©faire Ă  Sangarara le une troupe de 1 800 hommes (Hispaniques et Indiens loyaux Ă  la couronne) envoyĂ©e Ă  sa rencontre. Cuzco parvint Ă  rĂ©sister et Amaru subit une sĂ©rie de dĂ©faites contre les troupes envoyĂ©es de Lima. Trahi par deux de ses officiers, il sera capturĂ© en .

Jugement et exécution

AprĂšs avoir Ă©tĂ© capturĂ© le , TĂșpac Amaru fut enchaĂźnĂ© puis montĂ© sur une mule pour ĂȘtre conduit Ă  Cuzco. Une semaine plus tard, il entra dans la ville « avec une apparente sĂ©rĂ©nitĂ© », au son des cloches de la cathĂ©drale saluant sa capture. IncarcĂ©rĂ© dans le couvent des jĂ©suites, il y fut ensuite interrogĂ© et torturĂ© jusqu’aux limites de l’évanouissement, Ă  l’effet de lui arracher des informations concernant ses camarades de rĂ©bellion Ă  Cuzco et dans d’autres villes, et sur ses armĂ©es qui alors occupaient encore de vastes territoires — tortures inutiles, puisqu’il ne fit aucun aveu. Les messages Ă©crits avec son propre sang qu’il tenta de faire passer au-dehors furent interceptĂ©s. Dans la matinĂ©e du , par suite des tortures pratiquĂ©es, son bras droit se fractura.

Au visiteur JosĂ© Antonio de Areche, qui avait Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ© par le roi Charles III pour diriger l’interrogatoire et l’exĂ©cution, et qui un jour pendant la dĂ©tention de TĂșpac Amaru pĂ©nĂ©tra inopinĂ©ment dans sa geĂŽle pour exiger de lui, en Ă©change de certaines promesses, qu’il rĂ©vĂ©lĂąt les noms des complices de la rĂ©bellion, le prisonnier fit la rĂ©ponse suivante : « Seuls toi et moi sommes coupables, toi pour avoir opprimĂ© mon peuple, et moi pour avoir tentĂ© de le dĂ©livrer de pareille tyrannie. Nous mĂ©ritons tous deux la mort ».

Le , fut accomplie, sous la forme d’une manifestation publique sur la place d’Armes de Cuzco (es), l’exĂ©cution de TĂșpac Amaru II, de sa famille et de ses partisans. Les prisonniers furent tirĂ©s de leurs geĂŽles, fourrĂ©s dans de grands sacs de cuir et tous ensemble, l’un aprĂšs l’autre, traĂźnĂ©s par des chevaux jusqu’à la place. ConformĂ©ment aux termes de la sentence, TĂșpac Amaru II fut contraint d’assister, au pied de l’échafaud, Ă  la torture et mise Ă  mort de ses alliĂ©s et amis, de son oncle, des deux plus ĂągĂ©s de ses fils, et enfin de son Ă©pouse, dans cet ordre. Ensuite, comme cela avait Ă©tĂ© pratiquĂ© Ă©galement sur plusieurs de ses lieutenants, sur son oncle et sur son fils aĂźnĂ©, on lui coupa la langue[12].

Enfin, l'on tenta de l’écarteler vif, en attachant chacun de ses membres Ă  un cheval. Un tĂ©moin dĂ©crivit la scĂšne comme suit :

« On lui attacha aux mains et aux pieds quatre liens, et aprĂšs qu'on eut fixĂ©s ceux-ci au harnais de quatre chevaux, quatre mĂ©tis tirĂšrent dans quatre directions diffĂ©rentes : spectacle qui jamais ne s’était vu dans cette ville. J'ignore si ce fut parce que les chevaux n’étaient pas assez forts, ou parce que l'Indien Ă©tait en rĂ©alitĂ© de fer, l'on ne put absolument pas le diviser mĂȘme aprĂšs qu’on l'eut tiraillĂ© pendant un long moment, si bien qu’on le tenait en l’air, dans une position pareille Ă  une araignĂ©e. »

Tentative d'Ă©cartĂšlement de TĂșpac Amaru II.

AprĂšs l'Ă©chec de l’opĂ©ration, les bourreaux se rĂ©solurent Ă  dĂ©capiter le condamnĂ© et Ă  le dĂ©pecer ensuite. Sa tĂȘte fut fichĂ©e au bout d’une lance et exhibĂ©e Ă  Cuzco et Ă  Tinta, ses bras furent exposĂ©s Ă  Tungasuca et Ă  Carabaya, et ses jambes Ă  Livitaca (dans l’actuelle province de Chumbivilcas) et Ă  Santa Rosa (actuelle province de Melgar, Puno). Ils procĂ©dĂšrent de la mĂȘme maniĂšre avec les corps de ses proches parents et de ses partisans, pour en envoyer les morceaux dans d’autres villes et villages.

Selon certains, TĂșpac Amaru II aurait profĂ©rĂ© peu avant son exĂ©cution cette phrase devenue cĂ©lĂšbre : « Je reviendrai et je serai alors des millions »[13], mais il semble qu’on doive l’attribuer plutĂŽt Ă  Tupac Katari.

Le fils cadet de Condorcanqui, Fernando, n’étant encore qu’un enfant de 10 ans, Ă©chappa Ă  une exĂ©cution, mais fut cependant forcĂ© d’assister au supplice et Ă  la mort de toute sa famille et Ă  passer sous la potence des suppliciĂ©s, et fut ensuite banni en Afrique, avec un ordre d’emprisonnement Ă  perpĂ©tuitĂ©. Cependant le navire qui l’emportait se dĂ©routa et atterrit Ă  Cadix, oĂč Fernando fut incarcĂ©rĂ© dans les geĂŽles souterraines de la ville. Le vice-roi AgustĂ­n de JĂĄuregui, par crainte que quelque puissance Ă©trangĂšre ne vĂźnt le dĂ©livrer, proposa qu’on ne l’envoyĂąt pas en Afrique, mais qu’on le gardĂąt en Espagne. C’est dans ce pays que Fernando mourut en 1798.

En dĂ©pit de l’exĂ©cution de TĂșpac Amaru II et de sa famille, le gouvernement vice-royal n’était pas parvenu encore Ă  Ă©touffer tout Ă  fait la rĂ©bellion, laquelle se poursuivit avec Ă  sa tĂȘte son cousin Diego CristĂłbal TĂșpac Amaru, tandis qu’au mĂȘme moment le mouvement se propageait dans le Haut-PĂ©rou et dans la rĂ©gion de Jujuy, dans le Nord-Ouest de l’actuelle Argentine.

Messianisme de TĂșpac Amaru II

Buste de TĂșpac Amaru II au PanteĂłn de los PrĂłceres (PanthĂ©on des Grandes Figures) Ă  Lima.

La rĂ©bellion gĂ©nĂ©rale du Haut et du Bas-PĂ©rou de 1780 fut menĂ©e par JosĂ© Gabriel Condorcanqui, dit TĂșpac Amaru Inca, en premier lieu dans le but de libĂ©rer ses compatriotes des lourdes charges auxquelles ils Ă©taient astreints par les autoritĂ©s espagnoles depuis quasi trois siĂšcles, et aggravĂ©es encore dans les dĂ©cennies antĂ©rieures par les rĂ©formes bourbonniennes — telles que la mita (corvĂ©e de travail dans les mines), le repartimiento de efectos, les tributs, alcabalas et autres droits Ă  payer, les travaux obligatoires dans les corregimientos, les dĂźmes et les prĂ©mices ecclĂ©siastiques —, et d’éliminer les divisions en castes. Il se proposait de crĂ©er un royaume gouvernĂ© par une monarchie hĂ©rĂ©ditaire inca et indĂ©pendant de l’Espagne ; il mit sur pied sa propre armĂ©e et sa propre administration, instaura la libertĂ© de commerce et de travail et Ă©tablit une imposition unique pour tous les sujets.

Pour communiquer avec les masses, l’Inca s’attachait Ă  user d’un langage symbolique, de tendance messianique. Ce langage s’accompagnait de l’utilisation d’instruments de musique traditionnels, ainsi que de banniĂšres, insignes et tenues vestimentaires incas. Le titre Inca lui-mĂȘme avait une portĂ©e messianique (liĂ©e au mythe d’InkarrĂ­), attendu que l’Inca ne se manifestait pas uniquement comme roi et souverain lĂ©gitime, mais aussi comme rĂ©dempteur, restaurateur du monde, sauveur des Indiens, tandis qu’il Ă©tait escomptĂ© de lui des pouvoirs de thaumaturge. On lui attribuait des traits divins ou prodigieux.

Le systĂšme indigĂšne de croyances admettait la figure de TĂșpac Amaru comme Dieu, rĂ©dempteur et libĂ©rateur des opprimĂ©s, c'est-Ă -dire comme une figure Ă©quivalente Ă  celle du Christ. L’Inca renforça cette croyance, en affirmant que les Espagnols avaient empĂȘchĂ© les indigĂšnes d’accĂ©der au Dieu vĂ©ritable, et en se posant lui-mĂȘme comme celui habilitĂ© Ă  dĂ©signer les personnes aptes Ă  enseigner la vĂ©ritĂ© Ă  ses sujets.

Les paroles prononcĂ©es par TĂșpac Amaru II Ă  son compagnon de lutte, Bernardo Sucacagua, selon lesquelles ceux qui mouraient en lui Ă©tant fidĂšles recevraient leur rĂ©compense, portent Ă  penser que celui-lĂ  se voyait en principe comme le rĂ©dempteur. L’évĂȘque de Cuzco affirma que TĂșpac Amaru II avait persuadĂ© les Indiens de ce que ceux qui mouraient Ă  son service ressusciteraient le troisiĂšme jour. Sahuaraura Tito Atauchi rapporta que les Indiens se jetaient dans les batailles sans peur et aveuglĂ©ment, mais ne voulaient pas, mĂȘme griĂšvement blessĂ©s, invoquer le nom de JĂ©sus-Christ, ni se confesser. Cela serait explicable par le fait que TĂșpac Amaru II leur aurait dit que ceux qui ne disaient pas le nom de JĂ©sus ressusciteraient le troisiĂšme jour, au contraire de ceux qui invoquaient ce nom. La version pĂ©ruvienne, qui prĂ©voyait la rĂ©surrection au cinquiĂšme jour, avait cours Ă©galement.

Pour la majoritĂ© des rebelles pĂ©ruviens, le fondement de leurs croyances relativement Ă  la fin de la domination espagnole rĂ©sidait dans la vision particuliĂšre qu’ils avaient du futur, oĂč l’Inca revenu devait mettre un terme Ă  la domination espagnole et rĂ©tablir l’ordre sur le monde. À l’inverse, la mort de l’Inca entraĂźnerait une destruction de l’ordre, du principe rĂ©gissant le monde. La mort de TĂșpac Amaru, Ă©tant celle d’un Inca, Ă©tait la mort d’un homme qui rĂ©unissait la terre, le ciel et les Ă©lĂ©ments ; c’était la mort du fils du soleil[14]. Ce mythe d’InkarrĂ­, qui prĂ©disait le retour d’un Inca entreprenant de redresser le monde injuste, Ă©tait un symbole unificateur puissant susceptible de rassembler des populations indigĂšnes disparates sĂ©parĂ©es par la gĂ©ographie et par les barriĂšres ethniques. Mais le mythe pouvait aussi agir comme un ferment de division, dĂšs lors que n’étaient pas rĂ©unies toutes les conditions nĂ©cessaires pour gouverner ; tel Ă©tait le cas de JosĂ© Gabriel Condorcanqui alias TĂșpac Amaru II, que beaucoup de nobles incas considĂ©raient comme un parvenu imposteur, au lieu d’un authentique rĂ©dempteur, quand bien mĂȘme il se revendiquait comme le descendant du dernier inca, Felipe TĂșpac Amaru ou TĂșpac Amaru I.

Retentissement et postérité

La rĂ©volte de TĂșpac Amaru II eut une rĂ©sonance telle que les indigĂšnes insurgĂ©s dans la plaine de Casanare, en Nouvelle-Grenade, le reconnaissaient comme roi d’AmĂ©rique.

La rĂ©bellion de TĂșpac Amaru II marqua dans l’histoire du PĂ©rou le point de dĂ©part du processus d’émancipation vis-Ă -vis de l’Espagne. Divers mouvements politiques ultĂ©rieurs invoquĂšrent le nom de TĂșpac Amaru II afin de gagner l’appui des indigĂšnes, comme ce fut le cas notamment de Felipe Velasco TĂșpac Amaru Inca alias Felipe Velasco TĂșpac Inca Yupanqui, qui organisa un soulĂšvement dans la province de HuarochirĂ­ (Lima) en 1783.

La grande rĂ©volte de TĂșpac Amaru II eut d’autre part une influence dĂ©terminante sur la conspiration dite des Trois Antoine, qui fut mise au jour dans la capitainerie du Chili en , alors que l’insurrection tupamariste Ă©tait en pleine expansion. Les trois conjurĂ©s, dont deux d’ailleurs Ă©taient d’origine française, s’étaient dĂ©terminĂ©s Ă  agir aprĂšs que leur furent parvenues les nouvelles de l’avancĂ©e de TĂșpac Amaru II au PĂ©rou.

XXe et XXIe siĂšcles

Dans le PĂ©rou moderne, le gouvernement du gĂ©nĂ©ral Juan Velasco Alvarado (1968-1975) adopta l’effigie stylisĂ©e de TĂșpac Amaru II comme symbole du Gouvernement rĂ©volutionnaire des Forces armĂ©es dont il avait la tĂȘte. Il le reconnut comme hĂ©ros national en 1968. En son honneur, il rebaptisa l’un des salons principaux du palais de Gouvernement du PĂ©rou, qui s’était appelĂ© jusqu’alors salon Francisco Pizarro (salon que l’élite de la Lima rĂ©publicaine avait crĂ©Ă© puis maintenu tel durant les deux premiers tiers du XXe siĂšcle, pour marquer son estime pour le conquistador espagnol), en salon TĂșpac Amaru, faisant en outre enlever le portrait de Pizarro du centre supĂ©rieur du salon pour lui substituer celui du rĂ©volutionnaire indigĂšne. C’est aussi sous son gouvernement que fut amĂ©nagĂ©e l’avenue TĂșpac Amaru, l’une des plus longues (22 km) de la ville de Lima, et qui relie le Cono Norte (alors encore coupĂ© du reste de la capitale) avec le centre-ville.

TĂșpac Amaru II est considĂ©rĂ©, mĂ©taphoriquement, comme un prĂ©curseur de l’indĂ©pendance du PĂ©rou[15]. À l’heure actuelle, sa figure est frĂ©quemment revendiquĂ©e par les mouvements indigĂšnes andins, ainsi que par des mouvements politiques situĂ©s Ă  gauche, et est devenue, Ă  cĂŽtĂ© de celle de TĂșpac Katari, la rĂ©fĂ©rence historique centrale. La plupart des organisations politiques, syndicales et culturelles qui se rĂ©clament de l’indigĂ©nisme utilisent le nom de TĂșpac Amaru ou — et davantage encore sans doute — de TĂșpac Katari, ou encore de Bartolina Sisa, pour souligner la continuitĂ© entre leur combat et celui de ces rĂ©sistants cĂ©lĂšbres[16].

D’autre part, son nom fut rĂ©cupĂ©rĂ© Ă©galement par le Mouvement rĂ©volutionnaire TĂșpac Amaru ou MRTA, groupement de guĂ©rillĂ©ros, ultĂ©rieurement terroriste, qui opĂ©ra au PĂ©rou de 1985 Ă  1997[17]. Le MRTA se fit connaĂźtre internationalement par la crise des otages Ă  l'ambassade japonaise de 1996-1997 et fut l’une des parties belligĂ©rantes dans la guerre civile au PĂ©rou entre 1980 et 2000.

En Uruguay, les Tupamaros, connus aussi sous la dĂ©nomination de Mouvement de LibĂ©ration nationale ou sous le sigle MLN-T, Ă©taient un groupe d’insurgĂ©s actif dans les dĂ©cennies 1960 et 1970, dont les militants s’étaient donnĂ© ce nom par admiration et respect pour TĂșpac Amaru II. Le vocable tupamaro, terme mĂ©prisant dont les autoritĂ©s espagnoles de l’époque coloniale accablaient dans le RĂ­o de la Plata les patriotes qui avaient rejoint le mouvement indĂ©pendantiste de 1810, semble trouver son origine dans le soulĂšvement tupacamariste et fut ensuite repris par Eduardo Acevedo DĂ­az, romancier uruguayen rĂ©aliste de la fin du XIXe siĂšcle. En ce qui concerne le mouvement politique uruguayen spĂ©cifiquement, le mot apparut pour la premiĂšre fois en novembre 1964 dans un tract distribuĂ© lors d’une assemblĂ©e universitaire, tract oĂč l’on pouvait lire : « T N T Tupamaros no transamos » (« Nous Tupamaros ne transigeons pas »).

Au Venezuela, le Mouvement tupamaro du Venezuela, de tendance marxiste, s’inspirant des susmentionnĂ©s guerrillĂ©ros uruguayens, mena une activitĂ© armĂ©e entre 1992 et 1998, pour ensuite s’intĂ©grer dans la vie politique ordinaire.

Aux États-Unis, le cĂ©lĂšbre rappeur 2pac (1971-1996) dut son nom de baptĂȘme TĂșpac Amaru Shakur Ă  l’admiration que sa mĂšre Afeni Shakur (militante de l’organisation noire amĂ©ricaine des PanthĂšres noires) vouait Ă  TĂșpac Amaru II.

En Argentine, le nom du chef rebelle pĂ©ruvien fut adoptĂ© par l’Association TĂșpac Amaru, mouvement politique et social indianiste fondĂ© en 2001 dans la province de Jujuy, et qui est actuellement implantĂ© dans 15 provinces du pays.

Enfin, la figure de TĂșpac Amaru a trouvĂ© sa place dans la galerie des Patriotes latinoamĂ©ricains[18], constituĂ©e en 2010 (annĂ©e du bicentenaire (es) de la rĂ©volution de Mai) dans la Casa Rosada par la prĂ©sidente argentine Cristina FernĂĄndez.

Arbre généalogique

Don Diego Felipe Condorcanqui
Blas Condorcanqui, kuraka de Surimana, Pampamarca et Tungasuca
Doña Juana Pilcohuaco, Ñusta
SebastiĂĄn Condorcanqui de Torres, kuraka de Surimana, Pampamarca et Tungasuca
Francisca Torres
Miguel Condorcanqui Usquiconsa, kuraka de Surimana, Pampamarca et Tungasuca
Catalina Usquiconsa
JosĂ© Gabriel Condorcanqui, TĂșpac Amaru II, kuraka de Surimana, Pampamarca et Tungasuca
Rosa Noguera Valenzuela
TĂșpac Yupanqui, Sapa Inca
Huayna CĂĄpac, Sapa Inca
Mama Ocllo, Coya
Manco Inca Yupanqui, Inca de Vilcabamba
TĂșpac Amaru, Inca de Vilcabamba
Juana Pilcohuaco, Ñusta
  • L’historienne MarĂ­a Rostworowski (es) explique qu’au sein des panacas la filiation est matrilinĂ©aire, c'est-Ă -dire que l’on appartient Ă  telle panaca par la mĂšre[19].
  • Le Diccionario HistĂłrico-BiogrĂĄfico del PerĂș indique que le patronyme de Catalina del Camino, grand-mĂšre de TĂșpac Amaru II, Ă©tait rĂ©ellement Catalina Usquiconsa, ainsi que celui de son fils[20].

Présences dans la culture

Musique

  • Tupac Amaru, poĂšme symphonique du compositeur vĂ©nĂ©zuĂ©lien Alfredo del MĂłnaco, qui connaĂźt sa premiĂšre exĂ©cution sur scĂšne en 1977, et a Ă©tĂ© depuis lors interprĂ©tĂ© dans nombre de festivals internationaux.
  • La chanson Águila de trueno (parte II), figurant sur l’album Kamikaze, de Luis Alberto Spinetta s’inspire de la figure de TĂșpac Amaru II.
  • Le groupe français de hip-hop Canelason a composĂ© un morceau intitulĂ© Libre, qui raconte l’histoire du rĂ©volutionnaire et de sa tragique exĂ©cution.
  • Depuis quelques annĂ©es, des dizaines de groupes rock pĂ©ruviens exploitent des thĂ©matiques rebelles en les assortissant de l’image et du concept rĂ©volutionnaire de TĂșpac Amaru.

Littérature

Cinéma

  • TĂșpac Amaru, drame historique cubant-pĂ©ruvien rĂ©alisĂ© par Federico GarcĂ­a Hurtado, produit par l'ICAIC, 1984.
  • TĂșpac Amaru, algo estĂĄ cambiando: something is changing, documentaire argentin rĂ©alisĂ© par MagalĂ­ Buj et Federico Palumbo, 2012.

Autre

  • Son nom est choisi comme prĂ©nom par la mĂšre, activiste des droits civiques, du rappeur Ă  succĂšs, dĂ©cĂ©dĂ©, Tupac Amaru Shakur, dit 2pac.

Bibliographie

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Notes et références

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  2. Il usait indiffĂ©remment de l’un ou l’autre de ces deux noms.
  3. JosĂ© Antonio del Busto Duthurburu, Enciclopedia TemĂĄtica del PerĂș, Tome II : « Conquista y Virreinato », Lima, Orbis Ventures, 2004.
  4. TĂșpac Amaru signifie « serpent brillant » en quĂ©chua.
  5. Un criollo est une personne d’origine europĂ©enne, mais (par opposition aux pĂ©ninsulaires) nĂ©e aux colonies.
  6. , 1781.
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Corrélats

Voir aussi

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