TĂșpac Amaru II
JosĂ© Gabriel Condorcanqui Noguera, appelĂ© Ă©galement JosĂ© Gabriel TĂșpac Amaru[1] - [2] - [3] (Surimana, Canas, vice-royautĂ© du PĂ©rou, â Cuzco, ), connu ensuite sous le nom de TĂșpac Amaru II, est un cacique indien qui prit en 1780 la tĂȘte d'un mouvement de rĂ©bellion indien contre les colons espagnols au PĂ©rou.
Nom de naissance | José Gabriel Condorcanqui Noguera |
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Alias |
TĂșpac Amaru II |
Naissance |
Tinta, Vice-royauté du Pérou Empire espagnol |
DĂ©cĂšs |
Cuzco, Vice-royauté du Pérou Empire espagnol |
Pays de résidence |
Vice-royauté du Pérou Empire espagnol |
Activité principale |
Cacique inca |
Autres activités |
Chef d'une insurrection Inca contre les autorités espagnoles |
Conjoint |
Se prĂ©tendant un descendant direct de TĂșpac Amaru[4], le dernier empereur inca, exĂ©cutĂ© par les Espagnols au XVIe siĂšcle, JosĂ© Gabriel Condorcanqui suscita un mouvement de sĂ©dition, qui sera la plus importante des rĂ©voltes anticoloniales survenues dans lâAmĂ©rique espagnole au cours du XVIIIe siĂšcle. Cette rĂ©volte, surnommĂ©e « Grande RĂ©bellion », eut lieu dans la vice-royautĂ© du PĂ©rou et dans la vice-royautĂ© du RĂo de la Plata (subdivisions de lâEmpire espagnol) et fut dĂ©clenchĂ©e le par la capture et subsĂ©quente exĂ©cution du corrĂ©gidor Antonio de Arriaga[3].
Kuraka (administrateur indigĂšne) de Surimana, Tungasuca et Pampamarca, JosĂ© Gabriel Condorcanqui sâĂ©tait bĂąti une fortune en exploitant ses domaines et en sâadonnant au commerce. Ayant des ascendances tant espagnoles â ou plutĂŽt criollos[5] â quâindiennes, il Ă©tait en fait une personnalitĂ© mĂ©tisse. Si, aprĂšs avoir Ă©tĂ© Ă©levĂ© jusquâĂ ses 12 ans par un prĂȘtre criollo, Antonio LĂłpez de Sosa, et avoir ensuite frĂ©quentĂ© le collĂšge San Francisco de Borja Ă Cuzco, il embrassa largement, durant une grande partie de sa vie, la culture europĂ©enne criollo, parvenant Ă maĂźtriser le latin et portant des vĂȘtements espagnols raffinĂ©s[6], il sâattachera plus tard Ă sâhabiller comme un noble inca et Ă faire activement usage de la langue indienne quechua dans sa vie quotidienne et dans ses futures proclamations, et sera frappĂ© dâexcommunication par lâĂglise catholique.
Il fut le premier Ă rĂ©clamer la libertĂ© pour toute lâAmĂ©rique et Ă vouloir lâaffranchir de toute tutelle, que ce soit de lâEspagne ou de son monarque, ce qui impliquait Ă ses yeux non seulement lâĂ©mancipation politique, mais aussi lâĂ©limination des divers modes dâexploitation des Indiens dans les corregimientos â la mita miniĂšre, le rĂ©partissement des marchandises (reparto), les corvĂ©es de travail (obrajes) â et la suppression de diverses taxations excessives, telles que lâalcabala et les droits de douane intĂ©rieurs (). En outre, pour la premiĂšre fois en AmĂ©rique, il dĂ©crĂ©ta lâabolition de lâesclavage des Noirs (). Son mouvement rĂ©volutionnaire, qui reprĂ©senta un vĂ©ritable point de basculement, conduisit les autoritĂ©s coloniales Ă mettre Ă lâĂ©cart la classe des aristocrates indigĂšnes, au demeurant fort peu nombreuse, et Ă renforcer la rĂ©pression contre la sociĂ©tĂ© andine, de crainte que quelque chose de semblable ne pĂ»t jamais se reproduire.
Le mouvement Ă©choua et TĂșpac Amaru II sera publiquement Ă©cartelĂ© et dĂ©capitĂ© en 1781 Ă Cuzco. Cependant, il devint par la suite une figure mythique de la lutte pĂ©ruvienne pour l'indĂ©pendance et pour la reconnaissance des droits des indigĂšnes, et sera reconnu comme le fondateur de lâidentitĂ© nationale pĂ©ruvienne[3]. Sa figure et son action ont inspirĂ© et continuent dâinspirer un grand nombre de mouvements amĂ©rindiens passĂ©s et actuels, et ont jouĂ© un rĂŽle symbolique central dans le rĂ©gime de Juan Velasco Alvarado entre 1968 et 1975. Depuis lors, JosĂ© Gabriel Condorcanqui est solidement ancrĂ© dans lâimaginaire populaire que PĂ©ruviens et Boliviens ont su entre-temps se rĂ©approprier.
Origines et fortune
JosĂ© Gabriel Condorcanqui Ă©tait le fils de Miguel Condorcanqui Uskikonsa et de Carmen Rosa Noguera Valenzuela[7]. GrĂące Ă son statut dâIndien noble, il put faire ses Ă©tudes chez les jĂ©suites, au collĂšge San Francisco de Borja, dit collĂšge des caciques, Ă Cuzco.
Il maĂźtrisait les langues quechua, espagnole et latine, et parmi ses lectures on relĂšve en particulier les Commentaires royaux sur le PĂ©rou des Incas de Garcilaso de la Vega, les Sept Parties dâAlphonse X de Castille, les Saintes Ăcritures, le drame quechua Apu Ollantay, ainsi que plus tard des textes de Voltaire et de Rousseau, quâil dut lire clandestinement, ces auteurs se trouvant alors sous le coup de la censure.
Le , il épousa Micaela Bastidas Puyucahua, avec qui il eut trois enfants : Hipólito, Mariano[8] et Fernando, qui reçurent tous trois le patronyme Condorcanqui Bastidas. Six ans plus tard, il fut nommé cacique des territoires qui lui revenaient par héritage en droite ligne. Condorcanqui établit sa résidence dans la ville de Cuzco, au départ de laquelle il ne cessait de se déplacer alentour pour vérifier la bonne tenue de ses terres.
Par suite de ses activitĂ©s Ă©conomiques fructueuses, Condorcanqui commença Ă subir des pressions de la part des autoritĂ©s espagnoles, qui cĂ©daient notamment aux instances des transporteurs muletiers du bassin du RĂo de la Plata dĂ©sireux de garder le monopole du transit de minerai Ă travers le Haut-PĂ©rou. Les autoritĂ©s espagnoles soumirent Condorcanqui au paiement de prĂ©bendes.
Il vĂ©cut la situation typique des kurakas, devant intercĂ©der entre le corrĂ©gidor et les indigĂšnes placĂ©s sous son autoritĂ©. Il eut Ă se soumettre, comme le reste de la population, Ă lâimposition de droits de douane et Ă la levĂ©e des alcabalas (taxe perçue sur les biens produits et vendus dans les colonies). Il adressa des rĂ©clamations Ă ce sujet, requĂ©rant en mĂȘme temps que les indigĂšnes fussent dispensĂ©s du travail obligatoire dans les mines (la mita), toutes requĂȘtes acheminĂ©es par les voies rĂ©guliĂšres aux autoritĂ©s coloniales Ă Tinta (es), Cuzco et ensuite Ă Lima, mais toujours suivies de rĂ©ponses nĂ©gatives ou traitĂ©es avec indiffĂ©rence.
En outre, il sâappliqua Ă ce que lui fĂ»t reconnu son ascendance royale inca, poursuivant en ce sens pendant des annĂ©es une action en justice auprĂšs de lâAudiencia de Lima, mais pour ĂȘtre finalement dĂ©boutĂ©.
SoulĂšvement
Le , JosĂ© Gabriel Condorcanqui entra en rĂ©bellion contre la domination espagnole, se faisant dĂ©sormais nommer TĂșpac Amaru II, en lâhonneur de son ancĂȘtre, le dernier Inca de Vilcabamba. TĂșpac Amaru sâautoproclama « Inca, Seigneur des CĂ©sars (es) et de lâAmazone »[9], et lors de son couronnement prĂȘta le serment suivant : « âŠDon JosĂ© Premier, par la grĂące de Dieu, Inca Roi du PĂ©rou, de Santa Fe, de Quito, du Chili, de Buenos Aires et des Continents des Mers du Sud, Duc de la Superlativa, Seigneur des CĂ©sars et de lâAmazone avec des domaines dans le Grand Paititi, Commissaire dispensateur de la PiĂ©tĂ© divine, etc. »[10]. Cependant, le mouvement Ă ses dĂ©buts reconnaissait encore lâautoritĂ© de la couronne, TĂșpac Amaru en effet affirmant que son intention nâĂ©tait pas dâagir Ă lâencontre du roi, mais de sâen prendre au « mauvais gouvernement » des corrĂ©gidors. Ce nâest quâultĂ©rieurement que la rĂ©bellion se radicalisa pour se muer en un mouvement indĂ©pendantiste.
Son Ă©pouse Micaela Bastidas, de mĂȘme que la parentĂšle des deux conjoints, joua un rĂŽle primordial dans le mouvement, tant sur le plan du recrutement que de lâapprovisionnement, et, jusquâĂ un certain point, dans la prise de dĂ©cisions.
GrĂące Ă lâappui dâautres kurakas, de mĂ©tis et de quelques criollos (personnes de souche europĂ©enne, mais nĂ©es dans les colonies), la rĂ©volte se propagea, et TĂșpac Amaru rĂ©ussit Ă constituer des troupes de plusieurs dizaines de milliers de combattants[11]. Entre ses propositions, lâon note en particulier lâabolition tant du reparto (rĂ©partissement des marchandises, par lequel les corrĂ©gidors obligeaient les Indiens dâacheter des biens Ă des prix trĂšs Ă©levĂ©s) que de lâalcabala, des droits de douane et de la mita (corvĂ©e miniĂšre imposĂ©e aux indigĂšnes) de PotosĂ.
Lâappel que lançait TĂșpac Amaru II tendait Ă rĂ©unir, dans un mĂȘme front anticolonial, indigĂšnes, criollos, mĂ©tis et noirs affranchis, mais ne sut Ă©viter que la massification du mouvement ne convertĂźt son action en une lutte raciale contre les Espagnols et les criollos (de façon gĂ©nĂ©rale, dans la vice-royautĂ© du PĂ©rou, les criollos nâavaient pas de positions antagonistes avec les Espagnols, partageant avec eux une commune opposition aux rĂ©formes bourbonniennes, mais restant fidĂšles Ă la couronne espagnole pour ce qui est des autres matiĂšres). De plus, les massacres perpĂ©trĂ©s contre les Espagnols effrayĂšrent les ressortissants criollos qui refusĂšrent alors de s'associer au mouvement, voire passĂšrent dans le camp adverse.
Le mouvement de TĂșpac Amaru se dĂ©roula en deux phases :
- une premiĂšre phase ou phase tupacamariste, oĂč le mouvement Ă©tait dirigĂ© par JosĂ© Gabriel TĂșpac Amaru, puis, aprĂšs la mort de celui-ci, par son cousin Diego CristĂłbal TĂșpac Amaru.
- une seconde phase ou phase tupakatariste, oĂč la rĂ©bellion Ă©tait poursuivie plus au sud par JuliĂĄn Apaza TĂșpac Katari.
Marchant sur Cuzco, Amaru réussit à défaire à Sangarara le une troupe de 1 800 hommes (Hispaniques et Indiens loyaux à la couronne) envoyée à sa rencontre. Cuzco parvint à résister et Amaru subit une série de défaites contre les troupes envoyées de Lima. Trahi par deux de ses officiers, il sera capturé en .
Jugement et exécution
AprĂšs avoir Ă©tĂ© capturĂ© le , TĂșpac Amaru fut enchaĂźnĂ© puis montĂ© sur une mule pour ĂȘtre conduit Ă Cuzco. Une semaine plus tard, il entra dans la ville « avec une apparente sĂ©rĂ©nitĂ© », au son des cloches de la cathĂ©drale saluant sa capture. IncarcĂ©rĂ© dans le couvent des jĂ©suites, il y fut ensuite interrogĂ© et torturĂ© jusquâaux limites de lâĂ©vanouissement, Ă lâeffet de lui arracher des informations concernant ses camarades de rĂ©bellion Ă Cuzco et dans dâautres villes, et sur ses armĂ©es qui alors occupaient encore de vastes territoires â tortures inutiles, puisquâil ne fit aucun aveu. Les messages Ă©crits avec son propre sang quâil tenta de faire passer au-dehors furent interceptĂ©s. Dans la matinĂ©e du , par suite des tortures pratiquĂ©es, son bras droit se fractura.
Au visiteur JosĂ© Antonio de Areche, qui avait Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ© par le roi Charles III pour diriger lâinterrogatoire et lâexĂ©cution, et qui un jour pendant la dĂ©tention de TĂșpac Amaru pĂ©nĂ©tra inopinĂ©ment dans sa geĂŽle pour exiger de lui, en Ă©change de certaines promesses, quâil rĂ©vĂ©lĂąt les noms des complices de la rĂ©bellion, le prisonnier fit la rĂ©ponse suivante : « Seuls toi et moi sommes coupables, toi pour avoir opprimĂ© mon peuple, et moi pour avoir tentĂ© de le dĂ©livrer de pareille tyrannie. Nous mĂ©ritons tous deux la mort ».
Le , fut accomplie, sous la forme dâune manifestation publique sur la place dâArmes de Cuzco (es), lâexĂ©cution de TĂșpac Amaru II, de sa famille et de ses partisans. Les prisonniers furent tirĂ©s de leurs geĂŽles, fourrĂ©s dans de grands sacs de cuir et tous ensemble, lâun aprĂšs lâautre, traĂźnĂ©s par des chevaux jusquâĂ la place. ConformĂ©ment aux termes de la sentence, TĂșpac Amaru II fut contraint dâassister, au pied de lâĂ©chafaud, Ă la torture et mise Ă mort de ses alliĂ©s et amis, de son oncle, des deux plus ĂągĂ©s de ses fils, et enfin de son Ă©pouse, dans cet ordre. Ensuite, comme cela avait Ă©tĂ© pratiquĂ© Ă©galement sur plusieurs de ses lieutenants, sur son oncle et sur son fils aĂźnĂ©, on lui coupa la langue[12].
Enfin, l'on tenta de lâĂ©carteler vif, en attachant chacun de ses membres Ă un cheval. Un tĂ©moin dĂ©crivit la scĂšne comme suit :
« On lui attacha aux mains et aux pieds quatre liens, et aprĂšs qu'on eut fixĂ©s ceux-ci au harnais de quatre chevaux, quatre mĂ©tis tirĂšrent dans quatre directions diffĂ©rentes : spectacle qui jamais ne sâĂ©tait vu dans cette ville. J'ignore si ce fut parce que les chevaux nâĂ©taient pas assez forts, ou parce que l'Indien Ă©tait en rĂ©alitĂ© de fer, l'on ne put absolument pas le diviser mĂȘme aprĂšs quâon l'eut tiraillĂ© pendant un long moment, si bien quâon le tenait en lâair, dans une position pareille Ă une araignĂ©e. »
AprĂšs l'Ă©chec de lâopĂ©ration, les bourreaux se rĂ©solurent Ă dĂ©capiter le condamnĂ© et Ă le dĂ©pecer ensuite. Sa tĂȘte fut fichĂ©e au bout dâune lance et exhibĂ©e Ă Cuzco et Ă Tinta, ses bras furent exposĂ©s Ă Tungasuca et Ă Carabaya, et ses jambes Ă Livitaca (dans lâactuelle province de Chumbivilcas) et Ă Santa Rosa (actuelle province de Melgar, Puno). Ils procĂ©dĂšrent de la mĂȘme maniĂšre avec les corps de ses proches parents et de ses partisans, pour en envoyer les morceaux dans dâautres villes et villages.
Selon certains, TĂșpac Amaru II aurait profĂ©rĂ© peu avant son exĂ©cution cette phrase devenue cĂ©lĂšbre : « Je reviendrai et je serai alors des millions »[13], mais il semble quâon doive lâattribuer plutĂŽt Ă Tupac Katari.
Le fils cadet de Condorcanqui, Fernando, nâĂ©tant encore quâun enfant de 10 ans, Ă©chappa Ă une exĂ©cution, mais fut cependant forcĂ© dâassister au supplice et Ă la mort de toute sa famille et Ă passer sous la potence des suppliciĂ©s, et fut ensuite banni en Afrique, avec un ordre dâemprisonnement Ă perpĂ©tuitĂ©. Cependant le navire qui lâemportait se dĂ©routa et atterrit Ă Cadix, oĂč Fernando fut incarcĂ©rĂ© dans les geĂŽles souterraines de la ville. Le vice-roi AgustĂn de JĂĄuregui, par crainte que quelque puissance Ă©trangĂšre ne vĂźnt le dĂ©livrer, proposa quâon ne lâenvoyĂąt pas en Afrique, mais quâon le gardĂąt en Espagne. Câest dans ce pays que Fernando mourut en 1798.
En dĂ©pit de lâexĂ©cution de TĂșpac Amaru II et de sa famille, le gouvernement vice-royal nâĂ©tait pas parvenu encore Ă Ă©touffer tout Ă fait la rĂ©bellion, laquelle se poursuivit avec Ă sa tĂȘte son cousin Diego CristĂłbal TĂșpac Amaru, tandis quâau mĂȘme moment le mouvement se propageait dans le Haut-PĂ©rou et dans la rĂ©gion de Jujuy, dans le Nord-Ouest de lâactuelle Argentine.
Messianisme de TĂșpac Amaru II
La rĂ©bellion gĂ©nĂ©rale du Haut et du Bas-PĂ©rou de 1780 fut menĂ©e par JosĂ© Gabriel Condorcanqui, dit TĂșpac Amaru Inca, en premier lieu dans le but de libĂ©rer ses compatriotes des lourdes charges auxquelles ils Ă©taient astreints par les autoritĂ©s espagnoles depuis quasi trois siĂšcles, et aggravĂ©es encore dans les dĂ©cennies antĂ©rieures par les rĂ©formes bourbonniennes â telles que la mita (corvĂ©e de travail dans les mines), le repartimiento de efectos, les tributs, alcabalas et autres droits Ă payer, les travaux obligatoires dans les corregimientos, les dĂźmes et les prĂ©mices ecclĂ©siastiques â, et dâĂ©liminer les divisions en castes. Il se proposait de crĂ©er un royaume gouvernĂ© par une monarchie hĂ©rĂ©ditaire inca et indĂ©pendant de lâEspagne ; il mit sur pied sa propre armĂ©e et sa propre administration, instaura la libertĂ© de commerce et de travail et Ă©tablit une imposition unique pour tous les sujets.
Pour communiquer avec les masses, lâInca sâattachait Ă user dâun langage symbolique, de tendance messianique. Ce langage sâaccompagnait de lâutilisation dâinstruments de musique traditionnels, ainsi que de banniĂšres, insignes et tenues vestimentaires incas. Le titre Inca lui-mĂȘme avait une portĂ©e messianique (liĂ©e au mythe dâInkarrĂ), attendu que lâInca ne se manifestait pas uniquement comme roi et souverain lĂ©gitime, mais aussi comme rĂ©dempteur, restaurateur du monde, sauveur des Indiens, tandis quâil Ă©tait escomptĂ© de lui des pouvoirs de thaumaturge. On lui attribuait des traits divins ou prodigieux.
Le systĂšme indigĂšne de croyances admettait la figure de TĂșpac Amaru comme Dieu, rĂ©dempteur et libĂ©rateur des opprimĂ©s, c'est-Ă -dire comme une figure Ă©quivalente Ă celle du Christ. LâInca renforça cette croyance, en affirmant que les Espagnols avaient empĂȘchĂ© les indigĂšnes dâaccĂ©der au Dieu vĂ©ritable, et en se posant lui-mĂȘme comme celui habilitĂ© Ă dĂ©signer les personnes aptes Ă enseigner la vĂ©ritĂ© Ă ses sujets.
Les paroles prononcĂ©es par TĂșpac Amaru II Ă son compagnon de lutte, Bernardo Sucacagua, selon lesquelles ceux qui mouraient en lui Ă©tant fidĂšles recevraient leur rĂ©compense, portent Ă penser que celui-lĂ se voyait en principe comme le rĂ©dempteur. LâĂ©vĂȘque de Cuzco affirma que TĂșpac Amaru II avait persuadĂ© les Indiens de ce que ceux qui mouraient Ă son service ressusciteraient le troisiĂšme jour. Sahuaraura Tito Atauchi rapporta que les Indiens se jetaient dans les batailles sans peur et aveuglĂ©ment, mais ne voulaient pas, mĂȘme griĂšvement blessĂ©s, invoquer le nom de JĂ©sus-Christ, ni se confesser. Cela serait explicable par le fait que TĂșpac Amaru II leur aurait dit que ceux qui ne disaient pas le nom de JĂ©sus ressusciteraient le troisiĂšme jour, au contraire de ceux qui invoquaient ce nom. La version pĂ©ruvienne, qui prĂ©voyait la rĂ©surrection au cinquiĂšme jour, avait cours Ă©galement.
Pour la majoritĂ© des rebelles pĂ©ruviens, le fondement de leurs croyances relativement Ă la fin de la domination espagnole rĂ©sidait dans la vision particuliĂšre quâils avaient du futur, oĂč lâInca revenu devait mettre un terme Ă la domination espagnole et rĂ©tablir lâordre sur le monde. Ă lâinverse, la mort de lâInca entraĂźnerait une destruction de lâordre, du principe rĂ©gissant le monde. La mort de TĂșpac Amaru, Ă©tant celle dâun Inca, Ă©tait la mort dâun homme qui rĂ©unissait la terre, le ciel et les Ă©lĂ©ments ; câĂ©tait la mort du fils du soleil[14]. Ce mythe dâInkarrĂ, qui prĂ©disait le retour dâun Inca entreprenant de redresser le monde injuste, Ă©tait un symbole unificateur puissant susceptible de rassembler des populations indigĂšnes disparates sĂ©parĂ©es par la gĂ©ographie et par les barriĂšres ethniques. Mais le mythe pouvait aussi agir comme un ferment de division, dĂšs lors que nâĂ©taient pas rĂ©unies toutes les conditions nĂ©cessaires pour gouverner ; tel Ă©tait le cas de JosĂ© Gabriel Condorcanqui alias TĂșpac Amaru II, que beaucoup de nobles incas considĂ©raient comme un parvenu imposteur, au lieu dâun authentique rĂ©dempteur, quand bien mĂȘme il se revendiquait comme le descendant du dernier inca, Felipe TĂșpac Amaru ou TĂșpac Amaru I.
Retentissement et postérité
La rĂ©volte de TĂșpac Amaru II eut une rĂ©sonance telle que les indigĂšnes insurgĂ©s dans la plaine de Casanare, en Nouvelle-Grenade, le reconnaissaient comme roi dâAmĂ©rique.
La rĂ©bellion de TĂșpac Amaru II marqua dans lâhistoire du PĂ©rou le point de dĂ©part du processus dâĂ©mancipation vis-Ă -vis de lâEspagne. Divers mouvements politiques ultĂ©rieurs invoquĂšrent le nom de TĂșpac Amaru II afin de gagner lâappui des indigĂšnes, comme ce fut le cas notamment de Felipe Velasco TĂșpac Amaru Inca alias Felipe Velasco TĂșpac Inca Yupanqui, qui organisa un soulĂšvement dans la province de HuarochirĂ (Lima) en 1783.
La grande rĂ©volte de TĂșpac Amaru II eut dâautre part une influence dĂ©terminante sur la conspiration dite des Trois Antoine, qui fut mise au jour dans la capitainerie du Chili en , alors que lâinsurrection tupamariste Ă©tait en pleine expansion. Les trois conjurĂ©s, dont deux dâailleurs Ă©taient dâorigine française, sâĂ©taient dĂ©terminĂ©s Ă agir aprĂšs que leur furent parvenues les nouvelles de lâavancĂ©e de TĂșpac Amaru II au PĂ©rou.
XXe et XXIe siĂšcles
Dans le PĂ©rou moderne, le gouvernement du gĂ©nĂ©ral Juan Velasco Alvarado (1968-1975) adopta lâeffigie stylisĂ©e de TĂșpac Amaru II comme symbole du Gouvernement rĂ©volutionnaire des Forces armĂ©es dont il avait la tĂȘte. Il le reconnut comme hĂ©ros national en 1968. En son honneur, il rebaptisa lâun des salons principaux du palais de Gouvernement du PĂ©rou, qui sâĂ©tait appelĂ© jusquâalors salon Francisco Pizarro (salon que lâĂ©lite de la Lima rĂ©publicaine avait crĂ©Ă© puis maintenu tel durant les deux premiers tiers du XXe siĂšcle, pour marquer son estime pour le conquistador espagnol), en salon TĂșpac Amaru, faisant en outre enlever le portrait de Pizarro du centre supĂ©rieur du salon pour lui substituer celui du rĂ©volutionnaire indigĂšne. Câest aussi sous son gouvernement que fut amĂ©nagĂ©e lâavenue TĂșpac Amaru, lâune des plus longues (22 km) de la ville de Lima, et qui relie le Cono Norte (alors encore coupĂ© du reste de la capitale) avec le centre-ville.
TĂșpac Amaru II est considĂ©rĂ©, mĂ©taphoriquement, comme un prĂ©curseur de lâindĂ©pendance du PĂ©rou[15]. Ă lâheure actuelle, sa figure est frĂ©quemment revendiquĂ©e par les mouvements indigĂšnes andins, ainsi que par des mouvements politiques situĂ©s Ă gauche, et est devenue, Ă cĂŽtĂ© de celle de TĂșpac Katari, la rĂ©fĂ©rence historique centrale. La plupart des organisations politiques, syndicales et culturelles qui se rĂ©clament de lâindigĂ©nisme utilisent le nom de TĂșpac Amaru ou â et davantage encore sans doute â de TĂșpac Katari, ou encore de Bartolina Sisa, pour souligner la continuitĂ© entre leur combat et celui de ces rĂ©sistants cĂ©lĂšbres[16].
Dâautre part, son nom fut rĂ©cupĂ©rĂ© Ă©galement par le Mouvement rĂ©volutionnaire TĂșpac Amaru ou MRTA, groupement de guĂ©rillĂ©ros, ultĂ©rieurement terroriste, qui opĂ©ra au PĂ©rou de 1985 Ă 1997[17]. Le MRTA se fit connaĂźtre internationalement par la crise des otages Ă l'ambassade japonaise de 1996-1997 et fut lâune des parties belligĂ©rantes dans la guerre civile au PĂ©rou entre 1980 et 2000.
En Uruguay, les Tupamaros, connus aussi sous la dĂ©nomination de Mouvement de LibĂ©ration nationale ou sous le sigle MLN-T, Ă©taient un groupe dâinsurgĂ©s actif dans les dĂ©cennies 1960 et 1970, dont les militants sâĂ©taient donnĂ© ce nom par admiration et respect pour TĂșpac Amaru II. Le vocable tupamaro, terme mĂ©prisant dont les autoritĂ©s espagnoles de lâĂ©poque coloniale accablaient dans le RĂo de la Plata les patriotes qui avaient rejoint le mouvement indĂ©pendantiste de 1810, semble trouver son origine dans le soulĂšvement tupacamariste et fut ensuite repris par Eduardo Acevedo DĂaz, romancier uruguayen rĂ©aliste de la fin du XIXe siĂšcle. En ce qui concerne le mouvement politique uruguayen spĂ©cifiquement, le mot apparut pour la premiĂšre fois en novembre 1964 dans un tract distribuĂ© lors dâune assemblĂ©e universitaire, tract oĂč lâon pouvait lire : « T N T Tupamaros no transamos » (« Nous Tupamaros ne transigeons pas »).
Au Venezuela, le Mouvement tupamaro du Venezuela, de tendance marxiste, sâinspirant des susmentionnĂ©s guerrillĂ©ros uruguayens, mena une activitĂ© armĂ©e entre 1992 et 1998, pour ensuite sâintĂ©grer dans la vie politique ordinaire.
Aux Ătats-Unis, le cĂ©lĂšbre rappeur 2pac (1971-1996) dut son nom de baptĂȘme TĂșpac Amaru Shakur Ă lâadmiration que sa mĂšre Afeni Shakur (militante de lâorganisation noire amĂ©ricaine des PanthĂšres noires) vouait Ă TĂșpac Amaru II.
En Argentine, le nom du chef rebelle pĂ©ruvien fut adoptĂ© par lâAssociation TĂșpac Amaru, mouvement politique et social indianiste fondĂ© en 2001 dans la province de Jujuy, et qui est actuellement implantĂ© dans 15 provinces du pays.
Enfin, la figure de TĂșpac Amaru a trouvĂ© sa place dans la galerie des Patriotes latinoamĂ©ricains[18], constituĂ©e en 2010 (annĂ©e du bicentenaire (es) de la rĂ©volution de Mai) dans la Casa Rosada par la prĂ©sidente argentine Cristina FernĂĄndez.
Arbre généalogique
Don Diego Felipe Condorcanqui | ||||||||||||||||
Blas Condorcanqui, kuraka de Surimana, Pampamarca et Tungasuca | ||||||||||||||||
Doña Juana Pilcohuaco, Ăusta | ||||||||||||||||
SebastiĂĄn Condorcanqui de Torres, kuraka de Surimana, Pampamarca et Tungasuca | ||||||||||||||||
Francisca Torres | ||||||||||||||||
Miguel Condorcanqui Usquiconsa, kuraka de Surimana, Pampamarca et Tungasuca | ||||||||||||||||
Catalina Usquiconsa | ||||||||||||||||
JosĂ© Gabriel Condorcanqui, TĂșpac Amaru II, kuraka de Surimana, Pampamarca et Tungasuca | ||||||||||||||||
Rosa Noguera Valenzuela | ||||||||||||||||
TĂșpac Yupanqui, Sapa Inca | ||||||||||||||||
Huayna CĂĄpac, Sapa Inca | ||||||||||||||||
Mama Ocllo, Coya | ||||||||||||||||
Manco Inca Yupanqui, Inca de Vilcabamba | ||||||||||||||||
TĂșpac Amaru, Inca de Vilcabamba | ||||||||||||||||
Juana Pilcohuaco, Ăusta | ||||||||||||||||
- Lâhistorienne MarĂa Rostworowski (es) explique quâau sein des panacas la filiation est matrilinĂ©aire, c'est-Ă -dire que lâon appartient Ă telle panaca par la mĂšre[19].
- Le Diccionario HistĂłrico-BiogrĂĄfico del PerĂș indique que le patronyme de Catalina del Camino, grand-mĂšre de TĂșpac Amaru II, Ă©tait rĂ©ellement Catalina Usquiconsa, ainsi que celui de son fils[20].
Présences dans la culture
Musique
- Tupac Amaru, poÚme symphonique du compositeur vénézuélien Alfredo del Mónaco, qui connaßt sa premiÚre exécution sur scÚne en 1977, et a été depuis lors interprété dans nombre de festivals internationaux.
- La chanson Ăguila de trueno (parte II), figurant sur lâalbum Kamikaze, de Luis Alberto Spinetta sâinspire de la figure de TĂșpac Amaru II.
- Le groupe français de hip-hop Canelason a composĂ© un morceau intitulĂ© Libre, qui raconte lâhistoire du rĂ©volutionnaire et de sa tragique exĂ©cution.
- Depuis quelques annĂ©es, des dizaines de groupes rock pĂ©ruviens exploitent des thĂ©matiques rebelles en les assortissant de lâimage et du concept rĂ©volutionnaire de TĂșpac Amaru.
Littérature
- Gérard Herzhaft, Tupac Amaru : La Révolte des Incas, roman, Paris, Flammarion, coll. « Castor Poche », 2002.
- Ăngel Avendaño, TĂșpaq Amaru. Los dĂas del tiempo profĂ©tico, roman, Lima, INC-Cusco/UNMSM, 2006.
Cinéma
- TĂșpac Amaru, drame historique cubant-pĂ©ruvien rĂ©alisĂ© par Federico GarcĂa Hurtado, produit par l'ICAIC, 1984.
- TĂșpac Amaru, algo estĂĄ cambiando: something is changing, documentaire argentin rĂ©alisĂ© par MagalĂ Buj et Federico Palumbo, 2012.
Autre
- Son nom est choisi comme prénom par la mÚre, activiste des droits civiques, du rappeur à succÚs, décédé, Tupac Amaru Shakur, dit 2pac.
Bibliographie
- Marie-Danielle Demélas, « Tupac Amaru II ou le mythe de la rébellion des Andes », dans L'Histoire, no 322, .
- Daniel ValcĂĄrcel, Tupac Amaru.
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Notes et références
- « http://histfam.familysearch.org/getperson.php?personID=I124&tree=Peru »(Archive.org ⹠Wikiwix ⹠Archive.is ⹠Google ⹠Que faire ?) Apu Sahuaraura, « Justo, Noticia importante para el conocimiento de la posteridad », dans Jorge Cornejo Bouroncle, op. cit., p. 133.
- Il usait indiffĂ©remment de lâun ou lâautre de ces deux noms.
- JosĂ© Antonio del Busto Duthurburu, Enciclopedia TemĂĄtica del PerĂș, Tome II : « Conquista y Virreinato », Lima, Orbis Ventures, 2004.
- TĂșpac Amaru signifie « serpent brillant » en quĂ©chua.
- Un criollo est une personne dâorigine europĂ©enne, mais (par opposition aux pĂ©ninsulaires) nĂ©e aux colonies.
- , 1781.
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- « Miguel Condorcanqui Usquiconsa »(Archive.org ⹠Wikiwix ⹠Archive.is ⹠Google ⹠Que faire ?).
Corrélats
- TĂșpac Katari (1750-1781)
- TomĂĄs Katari (1740-1778)
- RĂ©volte de TĂșpac Amaru II
Voir aussi
Liens externes
- Notices dans des dictionnaires ou encyclopédies généralistes :
- (en) Biographie sur fortunecity.com
- (es) Biographie sur adonde.com