Philoséfaradisme
Le philosĂ©faradisme (en espagnol : filosefardismo) est un concept idĂ©ologique et un mouvement d'opinion qui Ă©merge en Espagne au milieu du XIXe siĂšcle et qui revendique l'hĂ©ritage juif de l'Espagne, reprĂ©sentĂ© par les descendants des Juifs sĂ©farades expulsĂ©s en 1492 par les Rois catholiques. Ce mouvement vise en outre Ă se rapprocher de ces Juifs dispersĂ©s tout autour du bassin mĂ©diterranĂ©en et Ă les rĂ©intĂ©grer dans la culture espagnole et en leur accordant mĂȘme la nationalitĂ© espagnole.
Historique
La naissance du philoséfaradisme
Face Ă l'antijudaĂŻsme des milieux conservateurs, des carlistes et des catholiques, le philosĂ©faradisme surgit au milieu du XIXe siĂšcle parmi les milieux libĂ©raux, qui considĂšrent que l'Inquisition espagnole et l'expulsion des Juifs d'Espagne en 1492 sont la cause de tous les maux qui ont affligĂ© l'Espagne. Ă cette Ă©poque, plusieurs livres prĂ©sentent de façon positive la prĂ©sence des Juifs dans les Espagnes mĂ©diĂ©vales, notamment Historia de los judĂos de España[1] (Histoire des Juifs d'Espagne), publiĂ© en 1847 par Adolfo de Castro. Dans ce livre, l'auteur y exalte la culture juive mĂ©diĂ©vale espagnole et condamne la persĂ©cution des conversos par l'Inquisition et l'expulsion des juifs en 1492, qu'il attribue au roi Ferdinand II d'Aragon et non Ă la reine Isabelle Ire de Castille, idĂ©e qui avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© soutenue par les libĂ©raux au cours des dĂ©bats des Cortes de Cadix. Cependant, dans une Ćuvre ultĂ©rieure datĂ©e de 1865, intitulĂ©e Vida de Niños cĂ©lebres (Vie des enfants cĂ©lĂšbres), Castro considĂšre comme prouvĂ© le prĂ©tendu meurtre rituel d'un enfant chrĂ©tien en 1491, connu sous le nom de Saint Enfant de La Guardia[2].
Plus important encore, est le livre d'JosĂ© Amador de los RĂos Historia social, polĂtica y religiosa de los judĂos de España y Portugal[3] (Histoire sociale, politique et religieuse des Juifs d'Espagne et du Portugal), publiĂ© en 1877, et qui corrige certaines positions anti-juives, qu'il avait tenues antĂ©rieurement dans son livre de 1848 Estudios histĂłricos, polĂticos y literarios sobre los judĂos en España (Ătudes historiques, politiques et littĂ©raires sur les Juifs en Espagne[4]. Amador de los RĂos, en tant que bon catholique, continue Ă maintenir la vision traditionnelle des Juifs en tant que peuple dĂ©icide et dĂ©fend la rĂ©alitĂ© de l'affaire du Saint Enfant de La Guardia, ainsi que l'expulsion des Juifs pour sauvegarder l'unitĂ© spirituelle de la nation, mais condamne les massacres de juifs en 1391 ainsi que les activitĂ©s de l'Inquisition, tout en reconnaissant qu'Ă l'Ă©poque de Philippe II, le monde se trouvait « dans une terrible gestation de la marche philosophique de l'esprit humain[5]. Benito PĂ©rez GaldĂłs dans son roman Gloria[6] publiĂ© en 1877, est plus clairement philosĂ©mite, quand il exalte le protagoniste juif Daniel MonzĂłn, tout en dĂ©crivant sa mĂšre comme l'incarnation du « fanatisme de la rue[5] ».
La découverte des Séfarades
L'un des premiers contacts des Espagnols avec les descendants des Juifs expulsĂ©s en 1492, et qui ont gardĂ© comme langue le castillan mĂ©diĂ©val et leurs coutumes, se produit pendant la guerre d'Afrique. En fĂ©vrier 1860, les forces espagnoles dĂ©barquent sur les cĂŽtes du Maroc sous le commandement du gĂ©nĂ©ral O'Donnell et sont reçues avec joie et dans un castillan assez recherchĂ© par les Juifs de TĂ©touan, obligĂ©s de fuir leur ville, aprĂšs que leurs biens euent Ă©tĂ© pillĂ©s et leur quartier assailli par les Musulmans, causant des dizaines de victimes. « La surprise fut Ă©norme. Les SĂ©farades ont accueilli les Espagnols comme des libĂ©rateurs. Ils ont vu en eux comme des compatriotes qui pourraient les faire sortir de la pauvretĂ© dans laquelle beaucoup d'entre eux avaient sombrĂ© », raconte Joseph PĂ©rez. Ces faits sont bientĂŽt connus dans la pĂ©ninsule grĂące Ă la publication en 1859 du Diario de un testigo de la guerra de Ăfrica[7] (Journal d'un tĂ©moin de la guerre d'Afrique) de Pedro Antonio de AlarcĂłn, malgrĂ© l'antisĂ©mitisme de son auteur, qui traite les Juifs de TĂ©touan de « race parasite, de troupeau dĂ©shĂ©ritĂ© et maudit[8], et le roman Aita Tettauen[9] de Benito PĂ©rez GaldĂłs[10] ».
En 1862, le gouvernement espagnol donne l'ordre d'Ă©vacuer TĂ©touan et laisse sur place un consul pour maintenir des relations Ă©troites avec la communautĂ© juive. Un petit nombre de Juifs quittent alors TĂ©touan et s'installent Ă Ceuta et dans certaines villes d'Andalousie, oĂč ils sont bien accueillis. Ă TĂ©touan, le gouvernement espagnol fait relativement peu pour eux. L'aide principale provient de l'Alliance israĂ©lite universelle, une association juive caritative française, qui fonde plusieurs Ă©coles, oĂč l'enseignement se dĂ©roule en français. D'aprĂšs Joseph PĂ©rez, cette action de l'Alliance israĂ©lite universelle, ajoutĂ©e au fait que la grande majoritĂ© du Maroc devient protectorat français, explique que « au XXe siĂšcle, la trĂšs grande majoritĂ© des SĂ©farades du Maroc est francophone, si ce n'est citoyens français et que peu d'entre eux se souviennent de leurs origines hispaniques[11] ».
Une des premiÚres institutions espagnoles à s'occuper des Séfarades et à revendiquer l'héritage juif est le Institución Libre de Enseñanza (Institution libre d'enseignement) qui noue des contacts avec les communautés séfarades et qui dans son magazine publie des articles critiquant l'Inquisition et l'expulsion des Juifs en 1492. Cette nouvelle vision du rÎle des Juifs dans le passé espagnol, se reflÚte dans l'Historia de España[12] (1900-1911) de Rafael Altamira, un des membres les plus prestigieux de l'institution. Altamira démystifie également certains préjugés à l'égard des Juifs, comme le meurtre rituel du Saint Enfant de La Guardia[13].
L'Espagne tarde Ă se soucier des Juifs de la diaspora espagnole. AprĂšs les pogroms antisĂ©mites qui se dĂ©roulent dans les Balkans et en Russie au cours des deux derniĂšres dĂ©cennies du XIXe siĂšcle, l'ambassadeur d'Espagne Ă Constantinople informe le gouvernement de Madrid de l'existence dans l'Empire ottoman de nombreuses communautĂ©s sĂ©farades qui parlent encore le castillan, mettant l'accent sur celle de Salonique et celle de la capitale. L'ambassadeur, le comte de RascĂłn, suggĂšre que le gouvernement devrait accueillir en Espagne, les Juifs sĂ©farades qui dĂ©sirent fuir et de maintenir un contact permanent avec ceux qui dĂ©sirent continuer Ă vivre dans les Balkans et au Moyen-Orient en lançant une politique d'approche culturelle. Il propose Ă©galement d'Ă©tablir « des lignes de bateaux Ă vapeur entre SĂ©ville et Odessa, sur le modĂšle des chemins de fer anglais et français », et de crĂ©er des instituts d'enseignement secondaire Ă Salonique et Ă Constantinople. Le comte de RascĂłn conclut que « ce sera l'Espagne en Orient, un des moyens les plus rapides d'accroitre ses relations commerciales et d'Ă©tendre son influence ». Finalement, trĂšs peu de Juifs sont partis pour l'Espagne, une des raisons majeures Ă©tant les frais de voyage que le gouvernement espagnol n'est pas prĂȘt Ă payer[14].
La campagne proséfarade du docteur Pulido
Avec le rapport du comte de RascĂłn de 1881, le gouvernement espagnol sait qu'il n'y a pas seulement des Juifs sĂ©farades en Afrique du Nord, mais que la grande majoritĂ© vit dans les territoires de l'Empire ottoman. Cette information est connue du grand public grĂące Ă un article publiĂ© dans le journal El Liberal par le Dr Ăngel Pulido FernĂĄndez (es). Pulido rĂ©alise un voyage pendant l'Ă©tĂ© 1883 sur le Danube et en Europe de l'Est au cours duquel, et Ă sa grande surprise, il rencontre plusieurs Juifs parlant le castillan, qui l'informent de l'existence de communautĂ©s sĂ©farades importantes en Serbie, Bulgarie et Roumanie, nouvellement indĂ©pendantes de l'Empire ottoman et en Turquie elle-mĂȘme[15] - [16].
Par la suite, le Dr Pulido, qui a Ă©tĂ© nommĂ© sĂ©nateur, initie une campagne intense en faveur du rapprochement avec les SĂ©farades, en collaboration avec le rabbin de Bucarest Haim Enrique Bejarano. En 1903, il prĂ©sente au sĂ©nat une proposition de nommer des consuls dans les grandes villes des Balkans afin de rĂ©pondre Ă l'attente des SĂ©farades, d'ouvrir des Ă©coles en castillan et d'Ă©tablir des relations commerciales avec ces communautĂ©s. Pour soutenir ses propositions, il publie des articles dans la presse, qui seront ensuite rassemblĂ©s dans un livre intitulĂ© Intereses nacionales. Los judĂos españoles y el idioma castellano[17] (IntĂ©rĂȘts nationaux. Les Juifs espagnols et la langue castillane), suivi en 1905 par un autre livre Intereses de España. Españoles sin Patria y la Raza SefardĂ[18] (Les intĂ©rĂȘts de l'Espagne. Les Espagnols sans la patrie et la race sĂ©farade), dans lequel il est proposĂ© de « reconquĂ©rir le peuple judĂ©o-espagnol », mais pas son retour massif en Espagne qui serait une « bĂȘtise ».
Pulido n'est pas exempt d'antijudaĂŻsme quand il dit que les SĂ©farades sont supĂ©rieurs aux Juifs ashkĂ©nazes, qu'il considĂšre comme « Ă©tant aujourd'hui le plus souvent dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s et mesquins ». Cette diffĂ©renciation est essentielle car « depuis lors, on distinguera en Espagne les SĂ©farades des autres Juifs, en arrivant mĂȘme Ă donner dans une forme de philosĂ©faradisme antisĂ©mite[19] ».
La campagne de Pulido trouve une grande rĂ©sonance et obtient le soutien d'intellectuels comme Benito PĂ©rez GaldĂłs, Miguel de Unamuno, JosĂ© de Echegaray, Emilia Pardo BazĂĄn, Juan Valera, et mĂȘme de Marcelino MenĂ©ndez y Pelayo. En 1909 l'autorisation est obtenue pour l'ouverture de synagogues en Espagne. L'annĂ©e suivante est fondĂ©e l Alianza Hispano-Hebrea, soutenue par PĂ©rez GaldĂłs, Vicente Blasco Ibåñez, Segismundo Moret, JosĂ© Canalejas et Rafael Cansinos Assens, et en 1920 s'ouvre la Casa universal de los sefardĂes (Maison universelle des SĂ©farades), avec entre autres la participation de politiciens conservateurs: Antonio Maura, Juan de la Cierva; libĂ©raux: le comte de Romanones, Niceto AlcalĂĄ-Zamora; rĂ©formistes: Melquiades Ălvarez et rĂ©publicains: Alejandro Lerroux, Ă laquelle adhĂšre la FederaciĂłn de Asociaciones Hispano-Hebrea (FĂ©dĂ©ration des associations judĂ©o-espagnoles) du Maroc.
La mĂȘme annĂ©e, la communautĂ© juive de Madrid est officiellement constituĂ©e, dirigĂ©e par le banquier Ignacio Bauer, et en 1917, la premiĂšre synagogue est inaugurĂ©e dans un appartement de la calle PrĂncipe en prĂ©sence des autoritĂ©s municipales. En 1913 avait Ă©tĂ© constituĂ©e la communautĂ© de SĂ©ville et en 1918 est fondĂ©e celle de Barcelone. C'est pour toutes ces raisons, que les milieux traditionalistes attaquent Pulido en le traitant de judaĂŻsant[20];<[21].
La campagne de Pulido atteint aussi le monde acadĂ©mique avec un intĂ©rĂȘt soudain pour les Ă©tudes hĂ©braĂŻques. Le succĂšs le plus notable du Dr Pulido et du groupe le soutenant comprenant, entre autres, l'Ă©crivain Cansinos Assens et l'Ă©crivaine et journaliste Carmen de Burgos surnommĂ©e Colombine, est d'obtenir que le professeur de JĂ©rusalem Abraham Yahuda soit nommĂ© en 1915 professeur de langue et littĂ©rature rabbinique Ă l'UniversitĂ© centrale de Madrid, grĂące Ă l'appui du roi Alphonse XIII. Un des thĂšmes qui suscite le plus d'intĂ©rĂȘt est le folklore judĂ©o-espagnol, Ă©tudiĂ© par les mĂ©diĂ©vistes et les spĂ©cialistes de l'histoire de la littĂ©rature de l'Ă©cole de RamĂłn MenĂ©ndez Pidal et par les musicologues[22] - [23]. En 1915, le banquier juif Bauer fonde La Revista de la Raza (Le journal de la race), dirigĂ©e par le philosĂ©farade Manuel Luis Ortega Pichardo, auteur en 1919 de Los hebreos de Marruecos[24] (Les Juifs du Maroc), et d'une biographie de Pulido, dans laquelle il consacre environ un tiers du livre au chapitre "Mundo SefardĂ" (Monde sĂ©farade). En 1916, le lieutenant-gĂ©nĂ©ral Julio Domingo BazĂĄn publie Los hebreos[25] qui rĂ©pond Ă la vision positive des SĂ©farades, partagĂ©e par de nombreux militaires africanistes, en opposition avec l'image nĂ©gative qu'ils ont des Maures qu'ils prennent pour des barbares et des dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s[26].
DÚs le début du protectorat espagnol sur le nord du Maroc, en 1912, le roi Alphonse XIII et ses gouvernements ont appuyé le philoséfaradisme promu par le Dr Pulido, en raison du soutien des Juifs de la région à la pénétration espagnole[27]. Le résultat le plus important de ce soutien, est l'octroi par le gouvernement espagnol, à partir de 1916, du statut de protégés aux Juifs séfarades, leur permettant de recourir aux consuls espagnols en cas de menace, afin que ceux-ci défendent leurs droits et de voyager avec un passeport espagnol, mais ceci ne signifie nullement que la citoyenneté espagnole leur soit accordée[28].
Intellectuels espagnols proséfarades
Le philoséfaradisme de droite de la dictature de Primo de Rivera
La situation juridique indĂ©cise des SĂ©farades, qui sont sous la protection de l'Ătat espagnol, mais qui ne sont pas des citoyens espagnols, va tenter d'ĂȘtre rĂ©solue sous la dictature de Primo de Rivera. Le , est signĂ© un dĂ©cret approuvĂ© par le conseil militaire, sur « l'octroi de la nationalitĂ© espagnole par lettre de naturalisation, des protĂ©gĂ©s d'origine espagnole ». Dans un dĂ©lai de six ans improrogeable, jusqu'au , les Juifs sĂ©farades, bien que nulle part soit mentionnĂ© le terme juif, israĂ©lite ou hĂ©breu, qui avaient le statut de protĂ©gĂ©, peuvent obtenir la nationalitĂ© espagnole sur simple demande individuelle auprĂšs d'un consulat. Le dĂ©cret prĂ©cise aussi qu'aprĂšs le , aucun statut de protection ne sera accordĂ© aux personnes qui n'auront pas accĂ©dĂ© Ă la nationalitĂ© espagnole dans le dĂ©lai imparti[29].
Ce dĂ©cret de 1924 a peu de succĂšs. Seuls quatre Ă cinq mille SĂ©farades en profitent pour obtenir la nationalitĂ© espagnole. Beaucoup ne l'ont pas fait parce qu'ils croyaient qu'ils Ă©taient dĂ©jĂ espagnols, ainsi que le comprenaient aussi les gouvernements de la Turquie et des pays ayant appartenu Ă l'Empire ottoman. TrĂšs peu de Juifs en profite pour s'installer en Espagne, prĂ©fĂ©rant Ă©migrer vers des pays comme le France ou l'Allemagne oĂč ils espĂšrent trouver de meilleures opportunitĂ©s qu'en Espagne[30].
La politique de la dictature Ă l'Ă©gard des SĂ©farades a Ă©tĂ© appelĂ© par Joseph PĂ©rez et par Gonzalo Ălvarez Chillida le philosĂ©faradisme de la droite ou philosĂ©faradisme de droite[27]. Ce philosĂ©faradisme provient d'aprĂšs Perez des militaires africanistes servant dans le protectorat espagnol au Maroc, qui mĂ©prisent les Maures et qui considĂšrent au contraire les Juifs sĂ©farades comme beaucoup plus instruits et Ă moitiĂ© espagnols. Cette idĂ©e est reprise par le diplomate JosĂ© Antonio de SangrĂłniz, qui dans son livre Marruecos[31] (Le Maroc), publiĂ© en 1921 et dĂ©veloppĂ© dans La expansiĂłn cultural de España (L'expansion de la culture de l'Espagne') de 1926 dans lequel il recommande d'adopter les positions de Pulido pour les Juifs sĂ©farades. Pour sa part, le diplomate JosĂ© MarĂa Doussinague rĂ©dige Ă©galement en 1930, un rapport intitulĂ© Sefarditismo econĂłmico (le sĂ©faradisme Ă©conomique) dans lequel il affirme que les Juifs sĂ©farades sont supĂ©rieurs aux ashkĂ©nazes car leur sang est mĂ©langĂ© avec celui des Castillans, et prĂ©conise donc leur utilisation comme arme de pĂ©nĂ©tration commerciale dans les Balkans[32]. Le diplomate et Ă©crivain AgustĂn de FoxĂĄ soutient aussi la cause sĂ©farade et mĂȘme rĂ©dige des poĂšmes en leur honneur intitulĂ©s El romance de la casa del Sefardita[33].
Selon Gonzalo Ălvarez Chillida, un des militaires africanistes philosĂ©farades est Francisco Franco, comme en tĂ©moigne l'article « Xauen la triste », Ă©crit en 1926 dans Revista de tropas coloniales (Revue des troupes coloniales), alors que Franco, Ă 33 ans, vient juste d'ĂȘtre promu gĂ©nĂ©ral de brigade. L'article souligne les vertus des Juifs sĂ©farades qui ont liĂ© des amitiĂ©s avec l'armĂ©e, contrastant avec la sauvagerie des Maures. Dans son scĂ©nario pour le film Raza (1942), ce philosĂ©faradisme se reflĂšte dans un des Ă©pisodes: le protagoniste visite avec sa famille la synagogue Santa MarĂa La Blanca de TolĂšde et dit: « Juifs, Musulmans et ChrĂ©tiens qui sont ici entrĂ©s en contact avec l'Espagne, se sont purifiĂ©s ». Alvarez Chillida affirme: « Pour Franco, comme nous le voyons, la supĂ©rioritĂ© de la nation espagnole se manifeste dans sa capacitĂ© Ă purifier les Juifs en les rendant SĂ©farades, bien diffĂ©rents de leurs autres coreligionnaires ». Certains historiens ont tentĂ© d'expliquer le philosĂ©faradisme de Franco par ses origines judĂ©o-conversos supposĂ©es, que certains ont mĂȘme associĂ© Ă sa dĂ©votion pour Sainte ThĂ©rĂšse de JĂ©sus, qui serait issue d'une famille de conversos. Apparemment, le SS Heydrich, en tant que directeur de la RSHA (Reichssicherheitshauptamt - Office central de la sĂ©curitĂ© du Reich) aurait ordonnĂ© une enquĂȘte sur le sujet, mais sans rĂ©sultat. Quoi qu'il en soit, le philosĂ©faradisme de Franco, n'a eu aucune influence sur sa politique de maintenir l'Espagne sans Juifs, Ă l'exception des territoires africains[34].
Selon Ălvarez Chillida, le philosĂ©faradisme de droite s'explique non seulement par le soutien des Juifs du protectorat espagnol au Maroc, mais aussi par le projet panhispanique dirigĂ© par la dictature, rĂ©sultat de la rĂ©action nationaliste espagnole Ă la suite de la guerre hispano-amĂ©ricaine, plus connue en Espagne sous le nom de dĂ©sastre de 98, et qui englobe les SĂ©farades. Il s'agit d'un impĂ©rialisme culturel, qui comme l'a soulignĂ© Marcus Ehrenpreis, grand-rabbin de Bulgarie, lors de son voyage en Espagne en 1928, essaye de « contacter tous les hispanophones du monde et de crĂ©er par des moyens spirituels, une grande puissance espagnole ». Ernesto GimĂ©nez Caballero, admirateur du fascisme italien et un des principaux idĂ©ologues, dirige la revue La Gaceta Literaria depuis 1927, dans laquelle paraissent de nombreux articles sur les SĂ©farades, considĂ©rĂ©s pleinement comme espagnols depuis le Moyen Ăge, et qui grĂące Ă leur hispanisme, sont considĂ©rĂ©s comme l'aristocratie des Juifs. En 1929, GimĂ©nez Caballero est engagĂ© par le MinistĂšre d'Ătat de la dictature pour donner une sĂ©rie de confĂ©rences dans diffĂ©rentes villes des Balkans ayant d'importantes communautĂ©s sĂ©farades, et pour Ă©valuer la situation des communautĂ©s visitĂ©es. Son rapport est extrĂȘmement nĂ©gatif, dĂ©plorant que la politique philosĂ©farade est, dans la pratique, minimisĂ©e et parfois entravĂ©e par les lĂ©gations espagnoles. Il propose de dĂ©velopper, toujours selon le programme de Poli, les relations Ă©conomiques, la politique culturelle, mais surtout les naturalisations. Ăgalement pour mettre en Ă©vidence les affinitĂ©s entre les SĂ©farades et les Espagnols, il rĂ©alise un film muet pendant son voyage, intitulĂ© Los judĂos de patria española[35] (Les Juifs de la patrie espagnole). Il prĂ©conise une Reconquista espiritual (ReconquĂȘte spirituelle) des personnes expulsĂ©es en 1492. Dans les annĂ©es 1930, GimĂ©nez Caballero, dĂ©jĂ fondamentalement fasciste, adopte des positions antisĂ©mites, comme le reflĂšte certains articles parus dans la revue La Gaceta Literaria, mais sans oublier son philosĂ©faradisme[36].
La Seconde RĂ©publique
Le gouvernement provisoire de la Seconde RĂ©publique espagnole, ainsi que toute la presse rĂ©publicaine, affirment d'emblĂ©e leur philosĂ©mitisme. Alejandro Lerroux, ministre d'Ătat dĂ©clare que les Juifs peuvent se rendre librement en Espagne et fait adopter la libertĂ© de religion, que rĂ©affirme l'ambassadeur d'Espagne Ă Berlin, l'historien AmĂ©rico Castro. Le ministre socialiste Fernando de los RĂos fait l'Ă©loge des SĂ©farades au cours d'un dĂ©bat constitutionnel et dit qu'ils mĂ©ritent une rĂ©paration. Il avait personnellement rendu visite aux Juifs de TĂ©touan Ă la fin de 1931, ce qui lui vaut une campagne de dĂ©nigrement par la presse de droite qui le traite de Juif.
Toutefois, ces dĂ©clarations de principe ne se traduisent pas en action, comme cela s'Ă©tait dĂ©jĂ produit sous le rĂšgne d'Alphonse XIII. La loi devait mettre en Ćuvre l'article 23 de la Constitution de 1931, donnant accĂšs Ă la nationalitĂ© espagnole aux personnes d'origine espagnole rĂ©sidant Ă l'Ă©tranger. Cette loi concerne tous les SĂ©farades, et non seulement les protĂ©gĂ©s comme dans le dĂ©cret de 1924 jamais appliquĂ©[37]. La proposition de Fernando de los RĂos, ministre de la justice du gouvernement de Manuel Azaña, d'accorder la citoyennetĂ© espagnole Ă tous les SĂ©farades du protectorat espagnol du Maroc, comme l'avait fait les Français pour les Juifs d'AlgĂ©rie, reste de mĂȘme infructueuse.
Lors du second bienio (pĂ©riode biennale), le gouvernement d'Alejandro Lerroux rĂ©voque en , la circulaire du gouvernement d'Azaña de , qui permettait aux anciens SĂ©farades protĂ©gĂ©s d'obtenir la nationalitĂ© espagnole. Ă cette Ă©poque, plusieurs centaines de Juifs, la plupart ashkĂ©nazes, demandent l'asile en Espagne, afin d'Ă©chapper aux persĂ©cutions contre les Juifs qui commencent en Allemagne en 1933, dĂšs l'arrivĂ©e d'Hitler au pouvoir. Les gouvernements rĂ©publicains de droite refusent de les accueillir, « non pas par hostilitĂ© envers les Juifs », mais simplement parce que la situation Ă©conomique de l'Espagne ne permet pas d'accueillir des rĂ©fugiĂ©s. D'ailleurs, Ă la mĂȘme pĂ©riode, les reprĂ©sentants de l'Espagne Ă la SociĂ©tĂ© des Nations, Luis Zulueta y Escolano et Salvador de Madariaga, critiquent sĂ©vĂšrement les mauvais traitements infligĂ©s aux Juifs de Haute-SilĂ©sie. Il semble cependant que quelques centaines de Juifs allemands rĂ©ussissent Ă s'installer dans la pĂ©ninsule, ce qui provoque des protestations de certains journaux de droite, qui recourent aux vieux stĂ©rĂ©otypes antisĂ©mites[38].
« Seules les demandes [d'asile] individuelles sont acceptĂ©es en raison du chĂŽmage, et pour empĂȘcher que la droite antirĂ©publicaine agite un antisĂ©mitisme jusqu'alors inexistant. Parmi ces cas individuels, le gouvernement offre un poste de professeur Ă Madrid Ă Albert Einstein, qui visite l'Espagne, mais prĂ©fĂšre Ă©migrer aux Ătats-Unis. Finalement 3 000 rĂ©fugiĂ©s allemands et quelques polonais s'installent en Espagne. Ă la veille de la Seconde Guerre mondiale, quelque 6 000 Juifs vivent en Espagne, mais de nombreux mĂ©dia de droite dĂ©noncent la nouvelle invasion juive en provenance d'Allemagne[39]. »
Le philoséfaradisme de droite du début du franquisme
Selon Joseph PĂ©rez, « les actes du gouvernement de Franco, de la premiĂšre heure ne correspondent ni Ă de l'antijudaĂŻsme ni Ă de l'antisĂ©mitisme, mais sont conformes au philosĂ©faradisme conçu par Primo de Rivera. Nous voyons en effet que, malgrĂ© des attaques verbales contre les Juifs (les dĂ©clarations idĂ©ologiques sur le complot judĂ©o-maçonnique, et l'approbation rĂ©pĂ©tĂ©e du dĂ©cret d'expulsion de 1492 par les Rois catholiques), c'est la politique inaugurĂ©e en 1924 qui continue ». PĂ©rez apporte comme preuve, la crĂ©ation en 1941 de l'Escuela de Estudios Hebraicos rattachĂ© au Consejo Superior de Investigaciones CientĂficas (Conseil supĂ©rieur de la recherche scientifique) qui commence Ă Ă©diter la revue SĂ©farad, mais surtout le dĂ©cret-loi du , reconnaissant la nationalitĂ© espagnole Ă 271 SĂ©farades qui vivaient en Ăgypte et Ă 144 familles vivant en GrĂšce, anciens protĂ©gĂ©s de l'Espagne. Perez note encore qu'en 1959, une grande ExposiciĂłn bibliogrĂĄfica sefardĂ (Exposition bibliographique sĂ©farade) est organisĂ©e Ă la BibliothĂšque nationale d'Espagne Ă Madrid, et que cinq ans plus tard, est rĂ©alisĂ© le projet de la Seconde rĂ©publique, de transformer la synagogue El TrĂĄnsito de TolĂšde en musĂ©e sĂ©farade[40]. Dans le prĂ©ambule du dĂ©cret, en date du , on remarque la continuitĂ© du philosĂ©faradisme de droite depuis son dĂ©but sous la dictature de primo de Rivera[41]:
« L'intĂ©rĂȘt offert par l'histoire des Juifs dans notre pays est double, parce que, si d'une part, son Ă©tude est appropriĂ©e pour une bonne connaissance de l'[histoire] espagnole, compte tenu de la prĂ©sence sĂ©culaire en Espagne du peuple juif, elle est Ă©galement essentielle Ă l'entitĂ© culturelle et historique de ce peuple, en raison de l'assimilation du gĂ©nie et de l'esprit espagnol Ă travers une longue coexistence par une partie de sa lignĂ©e. Sans la rĂ©fĂ©rence Ă ce fait, on ne peut pas comprendre les aspects variĂ©s qu'offre la personnalitĂ© des SĂ©farades dans les diffĂ©rentes communautĂ©s qu'ils ont formĂ©es en se dispersant par le monde. Dans le dĂ©sir de maintenir et de rapprocher les liens qui ont sĂ©culairement liĂ©s les SĂ©farades Ă l'Espagne, la crĂ©ation d'un musĂ©e destinĂ© aux tĂ©moignages de la culture hĂ©braĂŻco-espagnole, semble singuliĂšrement opportune. »
La politique de la dictature du gĂ©nĂ©ral Franco Ă l'Ă©gard des Juifs ashkĂ©nazes et sĂ©farades fuyant les persĂ©cutions nazies en Europe occupĂ©e, est conditionnĂ©e par la collaboration du rĂ©gime de Franco avec l'Allemagne nazie. Ainsi, les consuls d'Espagne en Allemagne et dans les pays occupĂ©s ou satellites de l'Axe, reçoivent l'ordre de ne pas dĂ©livrer de passeports ou des visas aux Juifs qui le demandent, sauf s'ils sont sujets espagnols. Cependant, une majoritĂ© de diplomates espagnols ignorent cet ordre et aident les Juifs, surtout les SĂ©farades qui se prĂ©sentent Ă leur consulat, en affirmant qu'ils ont le statut de protĂ©gĂ©s, bien que ce statut ne soit plus valide car la demande de naturalisation expirait au . Les consuls savaient que « les sĂ©farades, comme les autres Juifs, Ă©taient menacĂ©s de mort s'ils tombaient entre les mains de la police allemande. Face Ă cette situation dramatique, le corps diplomatique espagnol, dans toute l'Europe, a eu un comportement exemplaire. Il a fait tout ce qui Ă©tait en son pouvoir pour amĂ©liorer le sort des Juifs, qu'ils soient juifs sĂ©farades ou non, de nationalitĂ© espagnole ou non. Les noms de ces diplomates qui spontanĂ©ment, parfois contre les instructions qu'ils recevaient de leur gouvernement, ont fait ce qui Ă©tait en leur pouvoir pour sauver des hommes et des familles en danger de mort, mĂ©ritent d'entrer dans l'histoire pour que jamais ils ne tombent dans l'oubli. On peut citer entre autres:Bernardo RoldĂĄn, Eduardo Gasset et SebastiĂĄn Radigales, respectivement consul Ă Paris, et Ă AthĂšnes; Julio Palencia Ălvarez, Ăngel Sanz Briz, chargĂ© d'affaires en Bulgarie et en Hongrie; GinĂ©s Vidal, ambassadeur Ă Berlin et son collaborateur Federico OlivĂĄn; ainsi que beaucoup d'autres fonctionnaires de rang plus modeste qui les ont aidĂ©s dans cette tĂąche humanitaire[42] ».
Ă la question « Est-ce que plus de Juifs auraient pu ĂȘtre sauvĂ©s si le gouvernement espagnol s'Ă©tait montrĂ© plus gĂ©nĂ©reux en acceptant les suggestions de ses consuls en Europe occupĂ©e par les nazis ? », Joseph PĂ©rez rĂ©pond « bien sĂ»r » et ajoute « Jusqu'en 1943⊠Madrid ne voulait pas de complications avec l'Allemagne, et mĂȘme aprĂšs cette date, oĂč il est prĂȘt Ă collaborer avec des agents nazis ». Toutefois, Perez conclut: « nĂ©anmoins, le bilan global est plutĂŽt favorable au rĂ©gime; il n'a pas sauvĂ© tous les Juifs qui demandaient de l'aide, mais il en a sauvĂ© beaucoup. Il est toutefois exagĂ©rĂ© de parler, comme le font certains auteurs, de la judĂ©ophilie de Franco[43] ».
La transition démocratique
Le premier parlement Ă©lu dĂ©mocratiquement en juin 1977, approuve lâannĂ©e suivante un projet de loi prĂ©sentĂ© par les socialistes catalans accordant la nationalitĂ© espagnole aux Juifs sĂ©farades aprĂšs seulement deux ans de rĂ©sidence en Espagne, identique Ă ce qui existe dĂ©jĂ pour les Ă©trangers dâAmĂ©rique latine, dâAndorre, des Philippines, de la GuinĂ©e Ă©quatoriale et du Portugal. Dans son intervention devant la Chambre, oĂč il reprĂ©sentait son groupe parlementaire, Ernest Lluch (assassinĂ© plus tard par lâETA), se rĂ©fĂšre aux campagnes philosĂ©farade du Dr Ăngel Pulido et aux propositions du ministre socialiste Fernando de los RĂos, et justifie le projet de loi comme une rĂ©paration de la dette historique de lâEspagne envers les descendants des Juifs expulsĂ©s en 1492[44].
Derniers développements
Le , le gouvernement populaire de Mariano Rajoy a prĂ©sentĂ© le projet d'amendement du Code civil permettant aux Juifs sĂ©farades qui le demandent dâobtenir la nationalitĂ© espagnole sans renoncer Ă celle quâil possĂšde actuellement. Cette nouvelle a eu un grand impact sur la communautĂ© sĂ©farade dâIsraĂ«l, dont de nombreux membres se sont pressĂ©s devant les bureaux consulaires d'Espagne Ă JĂ©rusalem et Ă Tel Aviv, demandant des informations sur les conditions Ă remplir et les procĂ©dures Ă effectuer pour lâobtention de la nationalitĂ©[45].
Notes et références
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- (es): Los judĂos de patria española; producteur et scĂ©nariste : Ernesto GimĂ©nez Caballero ; 1920 ; documentaire muet de 14 min sur les communautĂ©s sĂ©farades de Salonique, Constantinople, Yougoslavie et Roumanie, ainsi que sur les anciens centres de la vie juive en Espagne
- (es) : Gonzalo Ălvarez Chillida : ââEl Antisemitismo en España. La imagen del judĂo (1812-2002)ââ; Ă©diteur: Marcial Pons; Madrid; 2002 ; (ISBN 978-8495379498) ; pages: 271-273: Le philosĂ©faradisme de GimĂ©nez Caballero ne reflĂšte pas son amour pour les SĂ©farades, mais son amour du fascisme qu'il comprend comme un impĂ©rialisme dâĂtat.
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- (es): Joseph PĂ©rez: ââLos judĂos en Españaââ; Ă©diteur: Marcial Pons; Madrid; 2005; rĂ©Ă©ditĂ© en 2009; (ISBN 8496467031); pages 333-334
- (es) : Gonzalo Ălvarez Chillida: El Antisemitismo en España. La imagen del judĂo (1812-2002); Ă©diteur: Marcial Pons; Madrid; 2002; (ISBN 978-8495379498); page: 463
- (es) « La oferta de nacionalidad satura los consulados españoles en Israel », journal El PaĂs, Ă©dition du 10 fĂ©vrier 2014.
- (es) Cet article est partiellement ou en totalitĂ© issu de lâarticle de WikipĂ©dia en espagnol intitulĂ© « Filosefardismo » (voir la liste des auteurs).