Le régime franquiste et la question juive
Le discours franquiste sur les Juifs se nourrissait Ă plusieurs sources. La premiĂšre, de nature religieuse, Ă©tait lâantijudaĂŻsme catholique traditionnel et populaire, profondĂ©ment ancrĂ© dans les mentalitĂ©s ; ensuite, un antisĂ©mitisme de nature politique apparut dans la propagande franquiste, comme Ă©lĂ©ment dâun montage idĂ©ologique oĂč le judaĂŻsme figurait, aux cĂŽtĂ©s de la franc-maçonnerie et du communisme, comme lâun des piliers dâun ennemi tricĂ©phale. Pendant la Guerre civile, il y eut enfin la tentative, sous la pression dâagents nazis prĂ©sents Ă Madrid, dây greffer un antisĂ©mitisme racial et biologique, lequel cependant, en dĂ©pit de puissants moyens de propagande (presse, Ă©dition, cinĂ©ma), peina Ă prendre pied en Espagne. Nonobstant que de nombreux Juifs aient combattu comme volontaires dans le camp rĂ©publicain, notoirement au sein des Brigades internationales, nul camp de concentration ne fut jamais bĂąti et aucune loi de discrimination raciale dirigĂ©e expressĂ©ment contre les Juifs, Ă lâinstar de celles de Nuremberg de 1935, ne fut jamais en vigueur en Espagne, ce qui du reste eĂ»t Ă©tĂ© largement sans objet, vu le faible effectif de la communautĂ© juive dans le pays (6 000 individus au dĂ©but de la Guerre civile). De plus, cet antisĂ©mitisme se trouvait mĂątinĂ© de philosĂ©faradisme, câest-Ă -dire dâune affinitĂ© culturelle et affective (mais non exempte dâarriĂšre-pensĂ©es Ă©conomiques, gĂ©opolitiques etc.) pour les SĂ©farades, descendants des Juifs qui, chassĂ©s dâEspagne en 1492 et dispersĂ©s, avaient gardĂ© lâidiome castillan, des chants et plusieurs coutumes de leur ancienne patrie, et que la droite espagnole nâavait garde de confondre avec les AshkĂ©nazes, considĂ©rĂ©s vils. Par philosĂ©faradisme, que professait aussi Franco lui-mĂȘme, le dictateur Primo de Rivera avait offert en 1924 aux SĂ©farades la possibilitĂ© dâacquĂ©rir la nationalitĂ© espagnole, ce dont feront usage quelques milliers dâentre eux. De façon gĂ©nĂ©rale, lâantisĂ©mitisme apparaĂźt instrumentalisĂ©, et donne lâimpression dâĂȘtre plaquĂ©, Ă des fins utilitaires, sur la propagande officielle, et de ne pas ĂȘtre de conviction ; gĂ©nĂ©ralement, le judaĂŻsme Ă©tait traitĂ© comme un phĂ©nomĂšne strictement religieux et comme un systĂšme de valeurs opposĂ© Ă celui quâincarnait le christianisme, câest-Ă -dire comme une erreur susceptible de rĂ©paration par lâeffet de la conversion. AprĂšs la guerre mondiale se produisit un glissement phobique vers lâĂtat dâIsraĂ«l, dâune part parce que ce nouvel Ătat (qui nâĂ©tait pas dupe de la duplicitĂ© de Franco pendant la guerre) vota Ă lâONU en 1949 contre la levĂ©e de lâostracisme contre lâEspagne, dâautre part pour complaire aux pays arabes.
Lâattitude de lâEspagne franquiste vis-Ă -vis des Juifs persĂ©cutĂ©s pendant la Seconde Guerre mondiale varia au grĂ© des circonstances et du rapport de forces au sein la coalition franquiste au gouvernement. Le discours antisĂ©mite sâexacerba pendant la premiĂšre phase de la Guerre mondiale (coĂŻncidant avec la phase fasciste du franquisme), en maniĂšre de « tribut rhĂ©torique » aux puissances de lâAxe, envers lesquelles lâEspagne se reconnaissait une dette dâhonneur et qui semblaient alors devoir sortir victorieuses du conflit, mais sâĂ©moussa dans la deuxiĂšme phase de la guerre, quand il sâagissait au contraire de faire bon visage vis-Ă -vis des puissances alliĂ©es, dĂ©sormais probables vainqueurs, et quand le rĂ©gime se promettait la bienveillance du monde juif envers lui dans lâaprĂšs-guerre. Ces circonstances allaient se reflĂ©ter dans lâattitude du rĂ©gime face Ă lâHolocauste et dans ses efforts â resp. rĂ©ticences â Ă dĂ©fendre (en tant que pays neutre favorable Ă lâAxe) les Juifs persĂ©cutĂ©s dans les pays occupĂ©s par lâAllemagne ; cela se traduisit dans un premier temps par des consignes de passivitĂ© donnĂ©es aux diplomates, par une protection consulaire parcimonieuse et intransigeante strictement limitĂ©e aux seuls SĂ©farades dĂ»ment titulaires de la citoyennetĂ© espagnole (moins de quatre milliers), par des tergiversations dans les rapatriements de ces ressortissants juifs vers la PĂ©ninsule etc., puis, vers la fin de 1942, aprĂšs le tournant de la guerre, par une plus grande libĂ©ralitĂ©. Il est vrai que, si le gouvernement franquiste enferma dans un camp de concentration les dizaines de milliers de rĂ©fugiĂ©s qui franchissaient clandestinement les PyrĂ©nĂ©es, il sâabstint (sauf cas rares) de les refouler vers la France. Ă partir de 1944, le rĂ©gime accorda une protection plus gĂ©nĂ©reuse et tolĂ©rait dĂ©sormais, sâil ne les suscitait pas, les initiatives de ses reprĂ©sentants consulaires visant Ă protĂ©ger les juifs ; mais le sauvetage de victimes potentielles qui eut lieu en GrĂšce, Bulgarie, Hongrie et Roumanie Ă©tait tributaire surtout des efforts humanitaires spontanĂ©s des diplomates espagnols dans ces pays, dont en particulier Alberto Rolland Ă Paris, GinĂ©s Vidal Ă Berlin, Julio Palencia Ă Sofia, JosĂ© Rojas Ă Bucarest, SebastiĂĄn Romero en GrĂšce, et Sanz Briz Ă Budapest, ce dernier dĂ©livrant des visas Ă des Juifs hongrois bien au-delĂ des critĂšres dâadmission fixĂ©s par son ministĂšre de tutelle, octroyant gĂ©nĂ©reusement le statut de protĂ©gĂ© Ă des Juifs de toute origine, et les recueillant dans des immeubles jouissant du statut dâextraterritorialitĂ©. Mais tout au long de la guerre ne cessĂšrent jamais de prĂ©valoir les mĂȘmes constantes â rapatriement des seuls ressortissants espagnols, admission de Juifs sur le territoire conditionnĂ©e au dĂ©part prĂ©alable du contingent prĂ©cĂ©dent etc. â, qui eurent pour effet que le nombre de Juifs ainsi secourus est restĂ© en deçà du potentiel de sauvetage de lâEspagne. En tout Ă©tat de cause, purent ainsi ĂȘtre sauvĂ©s : prĂšs de 30 000 Juifs dĂ©tenteurs dâun visa dâentrĂ©e au Portugal et auxquels Madrid octroya un visa de transit, dans la premiĂšre phase de la guerre ; 11 535 Juifs recueillis sur le sol espagnol, dont 7 500 entrĂ©s clandestinement, dans la seconde phase ; 3 235 qui jouirent de lâune ou lâautre forme de protection diplomatique sur place en zone occupĂ©e ; et 800 ressortissants rapatriĂ©s. AprĂšs la guerre, Franco exploita la conduite humanitaire de ces reprĂ©sentants diplomatiques pour se fabriquer une image de « sauveur de Juifs », dĂ©montĂ©e plus tard par les historiens.
Si aucune loi, ni pendant la phase fasciste du rĂ©gime, ni pendant le national-catholicisme qui lui fera suite, ne fut adoptĂ©e spĂ©cifiquement contre les Juifs, lâinterdiction de tout culte autre que le catholicisme revenait dans les faits Ă rendre impossible la pratique du judaĂŻsme. Cependant, dĂšs 1949, deux synagogues furent inaugurĂ©es dans des appartements privĂ©s Ă Madrid et Barcelone. Plus tard, et malgrĂ© lâopposition des secteurs les plus intĂ©gristes et ultra du franquisme, des assouplissements furent consentis sous lâinfluence de Vatican II et sous lâĂ©gide de la dĂ©nommĂ©e Loi sur la libertĂ© religieuse adoptĂ©e en 1967 et dâun amendement Ă la Charte des Espagnols approuvĂ© par rĂ©fĂ©rendum en , qui garantissait la libertĂ© religieuse, sans encore Ă©lever celle-ci au rang de droit fondamental. Les effectifs de la communautĂ© juive dâEspagne connurent dans les dĂ©cennies dâaprĂšs-guerre un accroissement considĂ©rable, passant de 2 500 en 1950 Ă 12 000 Ă la fin de lâĂšre franquiste.
Fondements idéologiques
Franco et les Juifs
Depuis ses annĂ©es de guerre au Maroc, Franco professait le philosĂ©faradisme, câest-Ă -dire se sentait une affinitĂ© avec les Juifs sĂ©farades, avec qui il avait Ă©tĂ© amenĂ© Ă traiter, et avec qui ensuite il avait nouĂ© une certaine amitiĂ©. En atteste son article Xauen la triste (Xauen=Chefchaouen) paru dans la Revista de Tropas Coloniales en 1926, alors quâil Ă©tait ĂągĂ© de 33 ans et quâil venait dâĂȘtre promu gĂ©nĂ©ral de brigade. Dans ledit article, il mettait en exergue les vertus des SĂ©farades, quâil mettait en regard de la « sauvagerie» (salvajismo) des « Maures ». Plusieurs de ces SĂ©farades lui apporteront dâailleurs leur concours actif lors du soulĂšvement de 1936. Le scĂ©nario que Franco Ă©crivit pour le film Raza de 1942 comporte un Ă©pisode oĂč transparaĂźt ce mĂȘme philosĂ©faradisme ; le personnage principal, visitant avec sa famille la synagogue Santa MarĂa La Blanca Ă TolĂšde, dĂ©clare : « Juifs, Maures et ChrĂ©tiens se sont trouvĂ©s en ce lieu, et, au contact de lâEspagne, se sont purifiĂ©s », ce qui dĂ©note, raisonne lâhistorien Gonzalo Ălvarez Chillida, que pour Franco, la supĂ©rioritĂ© de la nation espagnole se manifeste en particulier par ceci quâelle est capable de purifier y compris mĂȘme les Juifs, en les transformant en SĂ©farades, bien distincts de leurs autres coreligionnaires[1].
Que ce philosĂ©faradisme ait Ă©tĂ© rĂ©el ou non, on retient des discours et allocutions de Franco lâimpression que celui-ci ne soulevait la question juive que de maniĂšre intĂ©ressĂ©e, jamais par conviction idĂ©ologique, Franco incluant en effet dans ses textes telle rĂ©fĂ©rence lorsquâil la jugeait politiquement opportune et lâen Ă©cartant quand la situation du moment le lui conseillait. Sâil est certain quâil ne mit aucun frein Ă la puissante propagande antisĂ©mite diffusĂ©e en Espagne par les Allemands, il ne se montra jamais, hormis Ă quelques moments bien prĂ©cis, un antisĂ©mite ardent. Pour lui, lâEspagne avait rĂ©solu le problĂšme juif dĂšs le XVe siĂšcle, et, dans la mesure ou lâunitĂ© religieuse atteinte alors nâĂ©tait pas remise en question, lâEspagne avait pu, dĂ©clara-t-il Ă un journaliste, devenir un pays de tolĂ©rance Ă lâĂ©gard de tous les cultes[2].
Franco envisageait le judaĂŻsme comme un problĂšme dâordre spirituel, ainsi quâil appert du discours quâil prononça Ă TolĂšde le Ă lâoccasion du troisiĂšme anniversaire de la prise de lâAlcazar et dans lequel Franco prĂ©fĂ©ra, au lieu de se rĂ©fĂ©rer explicitement aux Juifs, user de lâhabituelle pĂ©riphrase « race maudite », dĂ©signant par lĂ le peuple damnĂ© pour avoir trahi la confiance que Dieu avait mise en lui et sâĂȘtre adonnĂ© Ă la violence et aux assassinats collectifs contre ses frĂšres chrĂ©tiens[3]. Cependant, Franco invoquait non pas les postulats racistes en vogue dans ces annĂ©es-lĂ , provenant principalement dâAllemagne et de France, mais le principe de la puretĂ© de sang en vigueur sous le rĂšgne des Rois catholiques, principe qui fut Ă la base dâune politique axĂ©e non sur une eugĂ©nĂ©sie raciale et sur la puretĂ© biologique opposĂ©e au mĂ©tissage, mais sur lâunitĂ© religieuse de la nation. Des interventions publiques de Franco, il nâapparaĂźt pas que la question juive ait tenu un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant dans ses discours et allocutions de propagande, pas plus quâelle ne se soit traduite par une participation active au gĂ©nocide juif en cours en Europe, dont lâEspagne avait certes eu dĂ»ment connaissance[4].
Dâaucuns se sont Ă©vertuĂ©s Ă expliquer le philosĂ©faradisme de Franco par ses supposĂ©es ascendances judĂ©oconverses, en prenant notamment pour preuve sa dĂ©votion pour sainte ThĂ©rĂšse de JĂ©sus, qui Ă©tait issue dâune famille de juifs convertis. Certains en effet ont postulĂ© une ascendance juive de Franco ; aprĂšs sa mort en particulier, des rumeurs insistantes ont circulĂ© Ă propos de supposĂ©es origines juives de la famille Franco, bien quâaucune preuve concrĂšte ne soit venue corroborer cette thĂšse. Il est vrai que le nom Franco est couramment portĂ© par des SĂ©farades que lâon retrouve Ă©parpillĂ©s en Hollande, en Italie, en Tunisie, en Turquie, en Asie mineure, en CrĂšte et aux Ătats-Unis, cependant plusieurs onomasticiens posent que Franco peut aussi ĂȘtre la traduction du mot franc, lâimmigrĂ© du Nord au Moyen Ăge, pendant la ReconquĂȘte notamment, ou dĂ©signer celui qui Ă la mĂȘme Ă©poque Ă©tait exemptĂ© du droit de capitation et de certains tributs. Par contre, le nom de sa mĂšre, Bahamonde y Pardo de Andrade, ne prĂȘtait pas Ă controverse[5] - [note 1]. LâenquĂȘte de puretĂ© de sang de 1794, allĂ©guĂ©e par lâhistorien Luis SuĂĄrez FernĂĄndez, qui fut conduite au bĂ©nĂ©fice de NicolĂĄs Franco SĂĄnchez de Viñas y Freyre de Andrade, ancĂȘtre du Caudillo, et faisait Ă©tat de six tĂ©moignages, nâest pas dĂ©terminante, car Ă cette Ă©poque, les enquĂȘtes Ă©taient devenues complaisantes. Franco du reste ne manifesta jamais le moindre souci Ă lâĂ©gard de ses origines[6] - [7] et aucun document ne laisse entrevoir de la part de Franco une quelconque prĂ©occupation au sujet de ses origines. Pour lui comme pour beaucoup dâEspagnols, la question de la puretĂ© biologique ne se posait plus depuis longtemps[8]. Les historiens Payne et Palacios font observer par ailleurs que la majoritĂ© de la population juive dâEspagne sâest convertie au catholicisme au fil des gĂ©nĂ©rations pendant les XIVe et XVe siĂšcles, avec le rĂ©sultat que la sociĂ©tĂ© espagnole a absorbĂ© plus de gĂšnes juifs que tout autre pays europĂ©en. Une Ă©tude gĂ©nĂ©tique publiĂ©e en 2008 a conclu quâapproximativement 20 % de la population espagnole possĂšde une ascendance juive. Cela est si commun, que quand mĂȘme tel eĂ»t Ă©tĂ© le cas de Franco, cela serait une caractĂ©ristique partagĂ©e par plus de huit millions de citoyens de lâEspagne du XXIe siĂšcle et ne reprĂ©senterait nullement un trait exceptionnel[9]. Câest du reste aussi sans aucun rĂ©sultat probant que le nazi Reinhard Heydrich diligenta, une quarantaine dâannĂ©es aprĂšs la naissance de Franco, une enquĂȘte sur les supposĂ©es origines juives de Franco. Quoi quâil en soit, le philosĂ©faradisme du Caudillo nâentama en rien sa politique visant Ă garder lâEspagne exempte de Juifs, sauf dans ses territoires en Afrique du Nord[5] - [1]. Pour Franco, comme pour tant dâautres reprĂ©sentants du rĂ©gime, la force de la culture espagnole, profondĂ©ment catholique, avait rĂ©ussi Ă unir sous une mĂȘme identitĂ© et religion tous les habitants de la PĂ©ninsule. Le judaĂŻsme est traitĂ© par Franco comme un phĂ©nomĂšne religieux, câest-Ă -dire comme une erreur susceptible de rĂ©paration par lâeffet de la conversion, et non comme une donnĂ©e raciale et biologique. Il est Ă noter que la scĂšne concernĂ©e du film Raza ne fut jamais tournĂ©e, ou du moins ne fut jamais incorporĂ©e dans le montage dĂ©finitif, ni dans la version originale sortie en salle en 1942, ni dans la nouvelle version sortie sous le titre EspĂritu de una Raza (littĂ©r. Esprit dâune race) dans les annĂ©es 1950. Les invectives anti-maçonniques en revanche ne font dĂ©faut dans aucune de ces deux versions[10].
Franco intervint une fois publiquement pour stopper une flambĂ©e dâantisĂ©mitisme dans le Protectorat du Maroc pendant la Guerre civile. Dans ses troupes, les Espagnols juifs servaient dans les mĂȘmes conditions que les autres soldats, et il nây eut aucun rĂšglement pris par son gouvernement tendant Ă imposer des restrictions ou des discriminations Ă lâencontre des Juifs[11]. Ălvarez Chillida relĂšve :
« Franco Ă©tait beaucoup moins antisĂ©mite que nombre de ses compagnons dâarmes, tels que Mola, Queipo de Llano ou Carrero Blanco, et cela se rĂ©percuta sans aucun doute sur la politique de son rĂ©gime Ă lâĂ©gard des Juifs[12]. Dans ses discours et dĂ©clarations pendant la Guerre civile, il nâusa jamais dâaucune expression antisĂ©mite. Pour lui, les ennemis sont la Russie, le communisme et la franc-maçonnerie, qui [dâaprĂšs lui] dominent le camp rĂ©publicain. Ces idĂ©es provenaient des bulletins de lâEntente internationale anticommuniste, avec siĂšge Ă GenĂšve (Suisse), auxquels le gĂ©nĂ©ral Franco Ă©tait abonnĂ© depuis lâĂ©poque de la dictature de Primo de Rivera[13]. »
Ce nâest quâĂ la fin de la Guerre civile, aprĂšs la victoire nationaliste, que la collusion « judĂ©o-maçonnique bolchĂ©vique » commença Ă ĂȘtre dĂ©signĂ©e de façon rĂ©currente comme lâennemi diabolique Ă lâorigine des maux du pays[14] - [15]. Les premiĂšres manifestations antisĂ©mites de Franco apparurent dans le discours qu'il prononça le lors du dĂ©filĂ© de la Victoire Ă Madrid[16] :
« Le judaĂŻsme, la maçonnerie et le marxisme Ă©taient des griffes plantĂ©es dans le corps national par les dirigeants du Front populaire qui obĂ©issaient aux consignes du Komintern russe. [âŠ] Ne nous faisons pas dâillusions : lâesprit judaĂŻque, qui a permis la grande alliance du grand capital avec le marxisme, qui en sait long sur les pactes avec la rĂ©volution anti-espagnole, ne sâextirpe pas en un seul jour et palpite dans le fond de beaucoup de consciences »[17]. »
Dans son traditionnel message de fin dâannĂ©e du , alors que Hitler venait dâenvahir la Pologne et entreprenait de confiner les Juifs polonais dans des ghettos, Franco alla jusquâĂ justifier la politique raciale de lâAxe, en se rĂ©fĂ©rant Ă lâExpulsion des Juifs d'Espagne dĂ©crĂ©tĂ©e en 1492, et dĂ©clara comprendre
« les motifs qui ont portĂ© diffĂ©rentes nations Ă combattre et Ă Ă©carter de leurs activitĂ©s ces races oĂč la convoitise et lâintĂ©rĂȘt sont les stigmates qui les caractĂ©risent, car leur prĂ©pondĂ©rance dans la sociĂ©tĂ© est cause de perturbation et de danger pour lâaccomplissement de leur destin historique. Nous autres qui, par la grĂące de Dieu et par la lucide vision des Rois catholiques, nous sommes dĂ©livrĂ©s il y a plusieurs siĂšcles dĂ©jĂ dâun fardeau si pesant, ne pouvons pas rester indiffĂ©rents face Ă cette nouvelle floraison dâesprits cupides et Ă©goĂŻstes, si attachĂ©s aux biens terrestres quâils sont prĂȘts Ă sacrifier leurs enfants Ă leurs intĂ©rĂȘts douteux. »
â Francisco Franco, [12] - [15].
Si donc en Espagne, il nâĂ©tait plus guĂšre question dâun « problĂšme juif », câĂ©tait dâaprĂšs Franco grĂące Ă la politique dâunification religieuse accomplie par les Rois catholiques, laquelle politique avait tendu Ă expulser toute personne rĂ©tive Ă se convertir au christianisme et à « effacer » par lĂ son « stigmate » juif. De nouveau, Franco insiste sur la dimension spirituelle quâil attache Ă la question juive, mais lui donne ici en plus une dimension Ă©conomique, quand il identifiait aux Juifs les petits commerçants qui tiraient profit de la pĂ©nurie de produits de base dont souffrait la population espagnole pendant les annĂ©es de lâaprĂšs-guerre civile, Franco rĂ©habilitant ainsi le prototype du Juif avaricieux et Ă©goĂŻste, en accord avec les stĂ©rĂ©otypes mĂ©diĂ©vaux. Dans la mĂȘme allocution surgit Ă©galement un autre des topos habituels de la propagande du rĂ©gime : Ă©numĂ©rant les ennemis « de toujours » de lâEspagne, il mentionna « la franc-maçonnerie Ă cheval sur lâEncyclopĂ©die », ceux qui « avec Riego portĂšrent le coup de grĂące Ă notre Empire dâoutremer », et ceux qui « entouraient la Reine rĂ©gente lorsquâelle dĂ©crĂ©tait lâextinction des ordres religieux et lâexpropriation de leurs biens, sous lâinspiration du Juif MendizĂĄbal »[18]. Pour sa part et dans le mĂȘme temps, RamĂłn Serrano SĂșñer, alors puissant beau-frĂšre du Caudillo, accusait (notamment dans une dĂ©claration du ) le judaĂŻsme dâĂȘtre « lâennemi de la nouvelle Espagne », tandis que lâamiral Carrero Blanco, future Ă©minence grise du dictateur, affichait lui aussi de vigoureuses convictions judĂ©ophobes[19].
Le , dans un discours devant la Section fĂ©minine de la Phalange, il fait de nouveau lâĂ©loge de lâexpulsion des Juifs de 1492[20], Ă©tablissant un parallĂšle entre la politique mise en Ćuvre dans ce domaine par Isabelle la Catholique et la sienne propre, et dĂ©finissant pour la premiĂšre fois son rĂ©gime comme un rĂ©gime raciste :
« Mais ces siĂšcles de grandeur [ceux dâIsabelle la Catholique, de Charles Quint, de Cisneros, et de Philippe II] eurent aussi leur premiĂšre pierre ; ils eurent leur Ă©poque fondatrice, celle de la reine Catholique, qui crĂ©e une politique rĂ©volutionnaire, une politique totalitaire et, au bout du compte, raciste, en raison de ce quâelle est catholique ; une doctrine et une idĂ©ologie qui tombent dĂ©jĂ en dĂ©suĂ©tude, encore que nous autres les ayons fait resplendir avec lâesprit juvĂ©nile de nos Jeunesses[21]. »
Franco maintint ses positions antisĂ©mites mĂȘme aprĂšs les premiers revers des nazis dans la guerre. Ainsi, en , aprĂšs la dĂ©faite allemande de Stalingrad, le GĂ©nĂ©ralissime Ă©crivait au pape Pie XII[22] - [23] :
« DerriĂšre les coulisses se meuvent la franc-maçonnerie internationale et le judaĂŻsme imposant Ă leurs affiliĂ©s lâexĂ©cution dâun programme de haine contre notre civilisation catholique, dont lâEurope constitue la cible principale car considĂ©rĂ©e comme le bastion de notre foi. »
Pendant la Seconde Guerre mondiale, lâattitude personnelle de Franco envers les juifs est Ă mettre en comparaison avec celle de Serrano Suñer, qui face aux mesures anti-juives prises dans les pays sous occupation allemande recommanda une attitude passive aux diplomates espagnols Ă lâĂ©tranger, de façon Ă ne pas gĂȘner la politique allemande, ou avec celle de son successeur aux Affaires Ă©trangĂšres, GĂłmez-Jordana, qui ne fit preuve dâaucune complaisance envers les SĂ©farades menacĂ©s[24]. JusquâĂ lâĂ©tĂ© 1942, quelques milliers de juifs fuyant le nazisme, probablement au nombre de quelque 30 000, purent transiter par lâEspagne au cours de leur fuite, et rien nâindique quâun seul dâentre eux ait Ă©tĂ© livrĂ© aux Allemands par l'effet d'une consigne officielle[11]. Cependant, si par la suite lâEspagne joua un rĂŽle plus positif, ce ne fut pas tellement sous lâimpulsion de Franco, mais bien plus, indique BartolomĂ© Bennassar,
« grĂące Ă lâaction de son frĂšre NicolĂĄs, qui, approchĂ© par des reprĂ©sentants du CongrĂšs juif mondial, tança Jordana au cours dâune conversation tĂ©lĂ©phonique et lâobligea Ă intervenir en faveur des SĂ©farades grecs. Surtout, lâhonneur de lâEspagne franquiste fut sauvĂ© par plusieurs de ses diplomates en poste Ă Paris, Berlin, AthĂšnes, en Bulgarie, en Hongrie etc., qui sauvĂšrent quelques milliers de Juifs, soit en obtenant leur entrĂ©e en Espagne, soit en les faisant placer sur des listes dâattente Ă lâĂ©migration. [âŠ] Franco ne refusa pas systĂ©matiquement dâaccorder asile aux Juifs, il intervint personnellement en leur faveur dans quelques cas exceptionnels et nâoffrit jamais, Ă lâinverse du rĂ©gime de Vichy, de livrer des Juifs. On ne saurait affirmer, en revanche, quâil ait donnĂ© des instructions pour sauver le plus grand nombre de Juifs possible ; ce sont des diplomates qui, en dĂ©pit de lâinertie ou de la mauvaise volontĂ© de leur administration, ont rĂ©ussi quelques miracles[25]. »
Les Ă©crits les plus violemment antisĂ©mites de Franco sont les articles que, sous le pseudonyme de Jakin (ou Jakim) Boor â nom de plume par lequel il signait depuis 1946 ses contributions au journal phalangiste Arriba â, il rĂ©digea pour le compte de ce journal en 1949 et 1950. Les rares rĂ©fĂ©rences judĂ©ophobes quâon y voit surgir (sans quâelles en constituent le thĂšme principal) ressortissent tant Ă lâantisĂ©mitisme classique dâinspiration catholique, quâĂ une forme nouvelle axĂ©e contre lâĂtat dâIsraĂ«l. Sous cette signature, Franco publia les attaques les plus virulentes contre les Juifs jamais sorties de su plume ; il est vrai qu'elles sont datĂ©es entre 1949 et 1951, annĂ©es oĂč, aprĂšs le vote dâIsraĂ«l Ă lâONU en contraire Ă la levĂ©e des sanctions contre lâEspagne, avait Ă©tĂ© rompu le respect mutuel qui sâĂ©tait instaurĂ© entre le nouvel Ătat juif et le rĂ©gime franquiste et qui Ă©tait le rĂ©sultat dâun accord secret conclu Ă Lisbonne en 1944 entre le ministre Jordana et des reprĂ©sentants juifs[26]. Dans ces articles, Franco amalgamait les Juifs Ă la franc-maçonnerie et les qualifie de « fanatiques dĂ©icides », de « peuple enkystĂ© dans la sociĂ©tĂ© oĂč il vit » et dâ« armĂ©e de spĂ©culateurs accoutumĂ©s Ă enfreindre ou Ă contourner la loi »[27]. Dans lâarticle intitulĂ© Acciones asesinas (littĂ©r. Actions assassines) paru le , tissu dâincongruitĂ©s Ă©tabli Ă partir du libelle antisĂ©mite Protocoles des sages de Sion, auquel Franco ajoutait pleine crĂ©ance et grĂące auquel, dâaprĂšs lui, on avait pu avoir connaissance de la conspiration du judaĂŻsme « visant Ă sâemparer des leviers de la sociĂ©tĂ© »[16], Franco relate les crimes juifs dans lâEspagne du XVe siĂšcle, meurtres rituels dâenfants etc., rĂ©sultat sans doute dâinfluences contradictoires quâil avait subies de Primo de Rivera, de phalangistes proches du nazisme, ou de quelques prĂȘtres vĂ©hĂ©ments[28]. Selon Ălvarez Chillida, cet article est le plus antisĂ©mite de ceux quâil Ă©crivit pour le compte dâArriba sous le pseudonyme de Jakim Boor, attendu que de surcroĂźt, il souscrit Ă la politique antisĂ©mite des Rois catholiques avec lâargument que les Juifs du Xe siĂšcle Ă©taient devenus des « sectes dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©es, secrĂštes, conspiratrices et criminelles », qui, entre autres mĂ©faits, commettaient « le meurtre dâenfants et dâadultes lors de rĂ©unions secrĂštes »[29]. Dâautre part, il justifie lâexpulsion des Juifs au XVe siĂšcle par le fait que les Juifs vĂ©ritables sâĂ©taient dĂ©jĂ convertis et que seuls furent chassĂ©s les irrĂ©dentistes qui agissaient contre lâunitĂ© religieuse poursuivie par les Rois catholiques[30]. Lâattaque atteignit son point culminant avec un autre article, Maniobras masĂłnicas (littĂ©r. ManĆuvres maçonniques), en date du , oĂč la virulence antisĂ©mite sâexacerba encore, et oĂč la ligne argumentaire dĂ©jĂ adoptĂ©e consistant Ă centrer lâoffensive sur le nouvel Ătat juif Ă©tait renforcĂ©e[31]. Aussi peut-on voir, commente Ălvarez Chillida, que « le philosĂ©faradisme de Franco avait ses limites, lesquelles devinrent patentes dĂšs que le nouvel Ătat dâIsraĂ«l contraria ses projets internationaux »[29]. Toujours dâaprĂšs Ălvarez Chillida, ces articles peuvent sâinterprĂ©ter comme une rĂ©action au refus de lâĂtat dâIsraĂ«l dâentretenir des relations diplomatiques avec le rĂ©gime franquiste et au fait que ce pays avait votĂ© Ă lâONU contre la levĂ©e des sanctions internationales dĂ©cidĂ©es en 1946 contre lâEspagne[32]. Lâire de Franco nâallait donc plus seulement aux Juifs, mais aussi Ă lâĂtat hĂ©breu rĂ©cemment fondĂ©, investi de toutes les tares de « ceux de sa race », de sorte que dĂ©sormais lâattaque contre lâĂtat dâIsraĂ«l devint lâĂ©lĂ©ment central de ses textes antisĂ©mites. Du reste, dĂšs le , Ă la fin dâun article intitulĂ© Los que no perdonan (littĂ©r. Ceux qui ne pardonnent pas), Franco sâen Ă©tait dĂ©jĂ pris durement Ă lâĂtat dâIsraĂ«l, dans une premiĂšre occurrence de ce glissement phobique vers l'Ătat d'IsraĂ«l qui trouvera sa pleine expression aprĂšs la crĂ©ation de lâĂtat juif[33]. Selon Isidro GonzĂĄlez GarcĂa, durant les annĂ©es 1949 et 1950, lâĂ©loignement entre lâEspagne et IsraĂ«l Ă©tait devenu absolu[34].
Au vu de ces Ă©crits, il est raisonnable dâadmettre que la protection des Juifs quâil laissa sâorganiser pendant la guerre lui avait Ă©tĂ© insufflĂ©e par son antipathie pour Hitler, ou par son frĂšre NicolĂĄs. Ă partir de la fin de 1942, on peut y discerner aussi la pression du pape Pie XII qui dĂ©nonçait « lâhorreur des persĂ©cutions raciales » et accordait « un soutien sĂ»r Ă des prĂȘtres ou Ă des institutions » agissant en faveur des Juifs[28].
Nature et fonction de lâantisĂ©mitisme dans lâidĂ©ologie franquiste
LâantisĂ©mitisme comme Ă©lĂ©ment dâun montage idĂ©ologique
Les Ă©lĂ©ments intellectuels, argumentations et mythes qui composent le discours antisĂ©mite franquiste avaient pour finalitĂ© non pas la rĂ©pression contre les Juifs, du reste fort peu nombreux en Espagne â sur la foi dâun recensement de 1933, la communautĂ© juive dâEspagne ne comprenait pas plus de 6 000 personnes, dont un bon nombre dĂ©cida dâĂ©migrer Ă lâĂ©clatement de la Guerre civile[35] â, mais au premier chef le renforcement de lâidentitĂ© nationale et, dans la premiĂšre phase de la Seconde Guerre mondiale, lâallĂ©geance idĂ©ologique du nouvel Ătat franquiste aux puissances de lâAxe, qui avaient bien, quant Ă elles, et contrairement Ă lâEspagne franquiste, fait de lâantisĂ©mitisme une politique Ă©liminationniste dâĂtat[36].
Dans la propagande franquiste, le Juif nâĂ©tait que lâune des parties constituantes dâun ennemi composite, oĂč il se trouvait en association avec le franc-maçon et le communiste[37]. Dâaucuns interprĂštent lâidĂ©ologie du rĂ©gime franquiste fondamentalement comme une construction factice destinĂ©e Ă faire accroire que le rĂ©gime serait davantage que la simple rĂ©incarnation du traditionnel casticisme (puretĂ©) catholique ou que le produit des prĂ©tentions caudillistes dâune institution militaire Ă longue tradition autoritaire, câest-Ă -dire destinĂ©e Ă confĂ©rer un vernis de modernitĂ© europĂ©enne Ă un rĂ©gime politique sous-tendu par des valeurs traditionnelles archaĂŻques imposĂ©es depuis des siĂšcles au pays par lâĂglise et par lâarmĂ©e. Cependant, les thĂšses nationales-socialistes, plus particuliĂšrement en matiĂšre de doctrine raciale, nâeurent quâune faible incidence sur lâidentitĂ© nationale que lâon se proposait de façonner. Il est vrai cependant que dans la triade propagandiste par laquelle judaĂŻsme, franc-maçonnerie et communisme Ă©taient identifiĂ©s comme un mĂȘme ennemi tricĂ©phale, lâantisĂ©mitisme pouvait en Espagne sâappuyer sur une longue tradition littĂ©raire, mĂȘme si celle-ci restait circonscrite Ă la sphĂšre religieuse et se prĂ©sentait en alliance avec un philosĂ©faradisme qui, dĂ©guisĂ© parfois en philojudaĂŻsme, nâĂ©tait quâun faux-semblant visant Ă mettre en relief les valeurs de lâHispanitĂ© et Ă se rĂ©approprier le passĂ© culturel de la supposĂ©e Espagne des trois cultures, câest-Ă -dire les annĂ©es du « glorieux Empire ». Il y a lieu cependant, si lâon veut cerner la vĂ©ritable nature de lâantisĂ©mitisme espagnol de cette Ă©poque, de lâisoler de ladite triade, compte tenu quâau-delĂ de son exploitation propagandiste, un discours judĂ©ophobe avait cours durant ces annĂ©es en Espagne qui prĂ©sentait une spĂ©cificitĂ© suffisamment forte pour quâon sâattarde Ă en fixer les particularitĂ©s. Bien quâutilisĂ© comme arme de propagande politique dont les manifestations fluctuaient au grĂ© de la conjoncture, le discours antisĂ©mite comportait quelques constantes argumentaires restĂ©es inchangĂ©es tout au long de la pĂ©riode. Ainsi, sâil est vrai que lâantisĂ©mitisme en Espagne remplit p. ex. une fonction politique en rapport avec les impĂ©ratifs des alliances internationales que le rĂ©gime dut nouer (avec lâAxe dâabord, avec les puissances alliĂ©es ensuite) pour survivre, il existait aussi et surtout, au-delĂ de ces nĂ©cessitĂ©s circonstancielles, comme discours articulĂ© et avait Ă©tĂ© intĂ©grĂ© dans la configuration de lâidentitĂ© nationale espagnole[38].
DĂšs lâĂ©poque de la Seconde rĂ©publique et pendant la Guerre civile, le discours judĂ©ophobe fut exploitĂ© par les organisations intĂ©gristes Ă tendance nationaliste et catholique, sous la houlette directe des agents nazis qui opĂ©raient en Espagne. Dans cette optique, lâantisĂ©mitisme Ă caractĂšre racial et biologique quâon rencontre non seulement dans la presse, mais aussi dans les livres de propagande et dans les ouvrages de certains auteurs qui Ćuvraient Ă doter dâun corps doctrinal le nouvel Ătat franquiste, remplit une fonction idĂ©ologique et servit Ă opĂ©rer un alignement sur la puissance Ă©trangĂšre alors dominante[36]. En Espagne, lâorgueil de la race, la dĂ©fense de lâHispanitĂ© comme valeur en soi, et le christianisme comme seule philosophie cohĂ©rente, Ă©taient les valeurs premiĂšres immuables, celles qui conditionnĂšrent sur toute la pĂ©riode concernĂ©e les Ă©lĂ©ments secondaires du discours, dont notamment lâantisĂ©mitisme[39].
Il y eut en Espagne fondamentalement deux variĂ©tĂ©s dâantisĂ©mitisme, lâune de caractĂšre religieux, liĂ©e Ă une composante fondatrice de lâidentitĂ© nationale et dĂ©coulant historiquement du pouvoir de lâĂglise sur lâĂ©ducation et sur les moyens de communication, et lâautre de caractĂšre racial, importĂ© du national-socialisme, qui exerçait une forte influence sur les organes de presse du Mouvement national et sur un milieu intellectuel avide dâ« espagnoliser » une idĂ©ologie clairement de provenance allemande et sous-tendue par des rĂ©fĂ©rences culturelles et mythologiques dâorigine germanique. Le discours antisĂ©mite remplit des fonctions diffĂ©rentes, au grĂ© de la situation internationale de lâEspagne, bien que toujours sur un plan secondaire, Ă©tant donnĂ© que lâabsence de Juifs sur le sol espagnol donnait une allure par trop impalpable Ă leur dĂ©monisation[40].
Si donc le discours antisĂ©mite Ă base raciale ne reçut quâun mĂ©diocre accueil auprĂšs du public espagnol de lâĂ©poque, le discours antisĂ©mite de tradition catholique apparaĂźt au contraire dâune plus grande efficacitĂ©, bĂ©nĂ©ficiant en effet chez les lecteurs espagnols dâune identification affective et religieuse de loin supĂ©rieure. Tout au long de la pĂ©riode considĂ©rĂ©e, et en dĂ©pit de lâalignement du gouvernement de Franco sur le TroisiĂšme Reich, lâĂglise catholique dâEspagne afficha rĂ©solument son rejet des thĂ©ories racistes dâorigine nationale-socialiste, sans pour autant que cela ait impliquĂ© de sa part une critique gĂ©nĂ©rale de lâAllemagne nazie, lâĂglise nâayant Ă aucun moment contestĂ© la prĂ©pondĂ©rance politique du Reich en Europe[41] - [42]. Le discours antisĂ©mite de lâĂglise se dĂ©ploya toujours sur un plan strictement religieux et soutenait que le judaĂŻsme reprĂ©sentait un systĂšme de valeurs opposĂ© Ă celui quâincarnait le christianisme. Les Juifs, affirmait la propagande judĂ©ophobe de lâĂglise, Ă©tait un peuple dĂ©icide, dont il y avait lieu de se dĂ©fier, en raison de leurs intĂ©rĂȘts partagĂ©s avec la franc-maçonnerie et avec le communisme. Elle avait alors coutume de ranger sous lâappellation gĂ©nĂ©rique de « les Internationales » Ă la fois judaĂŻsme, communisme et franc-maçonnerie[43]. Le discours de rejet de tout ce qui est juif perdura au-delĂ de la propagande politique, Ă la faveur dâun substrat idĂ©ologique, religieux et sentimental qui faisait partie dĂ©jĂ de lâidentitĂ© nationale espagnole et sâappuyait sur les principes de lâHispanitĂ©, sur lâorgueil de la race, et sur le catholicisme[44] - [45].
Les Ă©ditoriaux de la revue Ecclesia forment une excellente synthĂšse du message que lâĂglise espagnole sâefforçait de transmettre Ă ses ouailles. La premiĂšre des citations ci-dessous, extraite du premier Ă©ditorial de la revue, date du , la seconde du [46] (laquelle atteste que lâun des Ă©lĂ©ments clef de la propagande du rĂ©gime Ă©tait lâaffirmation que lâEspagne avait devancĂ© les puissances europĂ©ennes en matiĂšre de solution du « problĂšme juif », de sorte que lâantisĂ©mitisme nâaura jamais Ă dĂ©border de la sphĂšre religieuse vers la sphĂšre politique)[47] :
« Le peuple juif fut Ă©lu pour que de lui naisse le RĂ©dempteur. [...] La main de Dieu le dirigea durant des gĂ©nĂ©rations, mais Ă partir de Salomon, son histoire nâest rien autre quâune histoire de crimes et dâimpiĂ©tĂ©s. [...] La crucifixion vint couronner cette histoire dâinfidĂ©litĂ©. [...] Lâaffaissement du peuple juif, dâaprĂšs la doctrine de saint Paul et de saint Augustin, fut la consĂ©quence de son ingratitude envers le Seigneur. [...] Nous pouvons Ă©mettre quelques rĂ©serves Ă propos de ce qui a poussĂ© aujourdâhui les Ătats Ă se prĂ©munir contre les influences perturbatrices des IsraĂ©lites. En revanche, lâattitude de lâEspagne Ă travers les Rois catholiques nâappelle aucune rĂ©serve, car elle sut fonder sa rĂ©pulsion des Juifs sur des motifs non de nature physique, mais spirituelle et religieuse.
LâEspagne rĂ©solut le problĂšme juif dans sa propre maison, [...] devançant de plusieurs siĂšcles et avec discernement les mesures prophylactiques que tant de nations ont prises aujourdâhui pour se libĂ©rer de lâĂ©lĂ©ment judaĂŻque, tant de fois ferment de dĂ©composition nationale. »
Le prĂȘtre et fervent phalangiste FermĂn Yzurdiaga, dĂ©lĂ©guĂ© national Ă la Presse et Ă la Propagande du parti unique FET y de las JONS durant la Guerre civile, directeur du journal navarrais Arriba España, et fondateur de la revue JerarquĂa, sâattacha Ă fixer la maniĂšre dont lâantisĂ©mitisme devait sâentendre dans le cadre du discours phalangiste, afin de se dĂ©marquer du fascisme italien et du national-socialisme allemand. De par la double qualitĂ© de leur auteur â Ă la fois ecclĂ©siastique et responsable de la propagande du parti unique â, les textes de Yzurdiaga sont particuliĂšrement propres Ă faire saisir la façon dont les postulats racistes, si rĂ©pandus en Europe, ont Ă©tĂ© absorbĂ©s par le nouvel Ătat dans son idĂ©ologie chrĂ©tienne. Tout en exaltant la figure de JosĂ© Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange, et en invoquant la cĂ©lĂšbre sentence de celui-ci â « Pour lâEspagne, le problĂšme juif ne sera jamais un problĂšme de Race, mais un Article de Foi » â, Yzurdiaga allait rĂ©pĂ©tant que « lâessence du catholicisme est anti-raciste » et expliquait quâau regard de cette question le « national-syndicalisme » se diffĂ©renciait du « fascisme et du national-socialisme », et que câĂ©tait lĂ lâune des « distinctions essentielles » qui sĂ©parent les trois doctrines prĂ©citĂ©es :
« La Phalange nâest pas, ni ne peut ĂȘtre, âracisteâ, Ă moins de dâabord trahir sa Doctrine et de vider de son sens sa conception de lâhomme, de la Patrie, de lâEmpire. [...] Câest prĂ©cisĂ©ment le judaĂŻsme qui en Allemagne et en Italie a suscitĂ© la postulation des thĂ©ories raciales, en maniĂšre de dĂ©fense nationale. La Phalange a bien vu le panorama. Et elle a su distinguer entre JudaĂŻsme et AntisĂ©mitisme. Si, dans la conscience universelle moderne, on a fait un trinĂŽme irrĂ©futable et inĂ©branlable du âJudaĂŻsme-Franc-maçonnerie-Communismeâ, compte tenu que ces trois apparaissent liguĂ©s et opĂšrent contre toute civilisation chrĂ©tienne, alors oui, pour nous le problĂšme est un Article de Foi. [...] LâHistoire sĂšche et dĂ©pouillĂ©e atteste que, abstraction faite de lâhĂ©gĂ©monie Ă©conomique par laquelle [les Juifs] tyrannisaient cupidement les terres et les domaines de Castille, il y avait, au centre de tout, lâArticle de Foi, ce pĂ©ril profond et rĂ©el dâune apostasie du Catholicisme, nĂ©e dans le commerce insinuant et insensible des ennemis du Christ. [...] Supposer chez nos Rois catholiques une revendication du âdroit du sangâ est la calomnie et lâinjure les plus fortes quâon puisse jeter sur leur nom immortel et pur[48]. »
Cette construction idĂ©ologique quâĂ©tait lâantisĂ©mitisme ou la judĂ©ophobie en Espagne ne prit jamais une dimension programmatique ni juridique, dans la mesure ou le rĂ©gime avait dĂ©jĂ choisi ses ennemis aussi bien externes (lâURSS et les dĂ©mocraties europĂ©ennes) quâinternes (la franc-maçonnerie et le communisme). Le discours judĂ©ophobe sâarticulait dâune façon trĂšs dĂ©cousue, sans parvenir Ă constituer un corpus unifiĂ© et cohĂ©rent, et avec guĂšre dâarguments intelligibles pour le public espagnol. LâantisĂ©mitisme fut mobilisĂ© en Espagne comme Ă©lĂ©ment surajoutĂ© Ă un corps de doctrine idĂ©ologico-politique et Ă un discours politique dĂ©magogique, comme pur artifice. En outre, on ne peut sans contresens admettre quâen Espagne sĂ©vissait une forme dâantisĂ©mitisme au sens contemporain, câest-Ă -dire une forme oĂč le Juif se voyait dĂ©nier la condition dâĂȘtre humain. En Espagne en effet, la judaĂŻtĂ© Ă©tait rĂ©prouvĂ©e pour deux raisons qui plongent leurs racines dans le Moyen Ăge espagnol : premiĂšrement, parce que lâidentitĂ© espagnole et chrĂ©tienne (qui sont une et mĂȘme chose, selon JosĂ© JimĂ©nez Lozano) sâest construite sur le rejet du Juif et sur lâaffirmation du catholicisme, et deuxiĂšmement, sur le plan moral, parce que le comportement juif, jugĂ© digne de rĂ©probation et brandi comme insulte, correspondait Ă un mode de vie contraire Ă celui des chrĂ©tiens. Ce qui est juif Ă©tait synonyme dâĂ©lĂ©ment Ă©tranger aux façons de « penser, sentir et de se comporter » et Ă lâ« anthropologie du chrĂ©tien ancien et espagnol Ă part entiĂšre »[49] - [50].
Aussi la propagande antisĂ©mite nâĂ©tait quâartifice et piĂšce rapportĂ©e, et fut impuissante Ă obtenir une intĂ©riorisation de la haine du Juif ; ce qu'elle rĂ©ussit Ă installer dans les esprits n'alla guĂšre au-delĂ de lâindiffĂ©rence, vu que lâEspagne nâhĂ©bergeait pas en son sein de Juifs dĂ©clarĂ©s ni reconnus. Il en rĂ©sulta que lâantisĂ©mitisme espagnol en fut un de type utilitaire, devant servir Ă Ă©difier une thĂ©ologie politique sur un soubassement chrĂ©tien et Ă charpenter sur le plan thĂ©orique le nouvel Ătat franquiste. Si les thĂ©oriciens du franquisme â VĂctor Pradera, Luis del Valle, JosĂ© PemartĂn ou Juan Beneyto PĂ©rez â eurent recours aux arguments antisĂ©mites, câest pour asseoir lâunitĂ© religieuse comme prĂ©misse nĂ©cessaire Ă la construction de lâunitĂ© nationale ; chez aucun dâeux, lâantisĂ©mitisme ne constituait un Ă©lĂ©ment central, et de façon gĂ©nĂ©rale, ils ne postulaient pas la nĂ©cessitĂ© de mettre en place des institutions propres Ă extirper une maladie provoquĂ©e par des races maudites ou dĂ©lĂ©tĂšres pour la sante de la sociĂ©tĂ©. Certes, il incombera aussi au nouvel Ătat dâĂȘtre un exemple de christianitĂ©, en lâespĂšce sur le modĂšle des Ă©poques mythiques de lâhistoire espagnole, en particulier le rĂšgne des Rois catholiques et lâĂšre impĂ©riale de Charles Quint et Philippe II[51].
LâantisĂ©mitisme comme outil de propagande et le mythe de la conspiration judĂ©o-maçonnique
Dans la zone rebelle, tout au long de la Guerre civile et dans la pĂ©riode de la dictature franquiste correspondant Ă la Seconde Guerre mondiale, on assista Ă une exacerbation de lâantisĂ©mitisme chez les droites anti-rĂ©publicaines, Ă quoi la Phalange ne resta pas Ă©trangĂšre, tĂ©moin le premier numĂ©ro de son journal Arriba España paraissant Ă Pampelune et datĂ© du , oĂč figurait la consigne : « Camarade ! Tu as lâobligation de persĂ©cuter le judaĂŻsme, la franc-maçonnerie, le marxisme et le sĂ©paratisme »[52].
Attendu quâil nây avait pas de Juifs en Espagne â exception faite de quelques milliers au Maroc â, cet « antisĂ©mitisme sans Juifs » remplissait une fonction essentiellement politique et idĂ©ologique : assimiler le camp rĂ©publicain aux Juifs, en recourant aux vieux stĂ©rĂ©otypes antijuifs toujours vivaces dans la mĂ©moire populaire ; ainsi, certains paysans de Castille croyaient-ils que les « rouges » avaient une queue, comme cela se disait aussi des Juifs. Dans cette reprĂ©sentation, le mythe du complot judĂ©o-maçonnique jouait un rĂŽle central, lequel mythe avait dĂ©jĂ dans le passĂ© servi aux droites anti-rĂ©publicaines Ă expliquer le renversement de la monarchie en 1931 et la chute du monde traditionnel et catholique qui sâensuivit. AprĂšs le coup dâĂtat de juillet 1936, point de dĂ©part de la Guerre civile, le mythe de la conspiration fut utilisĂ© pour confondre en un seul et mĂȘme ennemi les diffĂ©rentes forces qui combattaient pour la RĂ©publique, en les classant toutes sous lâĂ©tiquette de « rouges », manipulĂ©es par les Juifs afin de mener la rĂ©publique vers le communisme ; lâensemble de ces forces serait aux ordres du judaĂŻsme, et le projet de celui-ci de soviĂ©tiser lâEspagne serait dâores et dĂ©jĂ en cours de rĂ©alisation dans le camp ennemi au moyen dâatroces tueries, de la persĂ©cution religieuse et de la rĂ©volution sociale qui avait Ă©clatĂ© au dĂ©but de la guerre[53]. Dans Poema de la Bestia y el Ăngel (littĂ©r. PoĂšme de la bĂȘte et lâAnge, 1938) de JosĂ© MarĂa PemĂĄn, Dieu donne mission Ă lâĂglise espagnole dâaffronter lâ« Orient rouge et sĂ©mitique », parce que lâagent de la BĂȘte (de Satan) sur terre est « le Sage de Sion », idĂ©e qui trouve manifestement son origine dans Les Protocoles des Sages de Sion[54]. Voici un extrait de ce poĂšme :
« La bĂȘte dĂ©guisĂ©e en agneau se met Ă la tĂąche. La Loge et la Synagogue ! Ils dĂ©cident la bataille et lancent une double malĂ©diction. Dâabord contre la terre, que le Juif hait et persĂ©cute de son amour exclusif pour lâor, pour la richesse fluide et nobiliaire comme sa vie errante. Ensuite, contre la Croix, haine sĂ©culaire de sa race, on entend les malĂ©dictions du Juif et en deux brefs tableaux lâon voit comment lâune et lâautre se fracassent contre la terre dâEspagne pleine de sainte tĂ©nacitĂ© traditionnelle [...] DĂšs les journĂ©es centrales, lâEspagne eut, dans la reine Isabelle, le geste vaillant de lâexpulsion. De nos jours, il y eut aussi un homme, le premier au monde, qui sâenhardit Ă lutter face Ă face contre les grandes puissances internationales de la finance juive. Lui fut le protomartyr de la grande croisade espagnole. Le serpent de Sion et la sainte Isabelle dâEspagne se font face dans une bataille de siĂšcles[55]. »
En outre, le mythe de la conspiration judĂ©o-maçonnique servait, selon lâhistorien Ălvarez Chillida, à « justifier moralement la cause de la guerre. Ceux qui lâavaient dĂ©clenchĂ©e en se rebellant, et dĂ©veloppĂ© ensuite une rĂ©pression cruelle et prolongĂ©e, se lavaient de toute culpabilitĂ© en transmutant la conflagration en une croisade contre les ennemis de Dieu, une dĂ©fense in extremis contre le plan satanique de soviĂ©tiser la catholique Espagne, plan en passe dâatteindre son point culminant Ă lâĂ©tĂ© 1936 ». Le cardinal Isidro GomĂĄ, primat dâEspagne, dĂ©clara au lendemain de la prise de TolĂšde par les insurgĂ©s en [56] :
« Au sein des tĂ©nĂ©breuses sociĂ©tĂ©s manĆuvrĂ©es par lâinternationalisme sĂ©mite, Juifs et francs-maçons ont empoisonnĂ© lâĂąme nationale avec des doctrines absurdes, des contes tartares et mongoles transformĂ©s en systĂšme politique et social. »
Peu de mois plus tard, dans une lettre pastorale, GomĂĄ accusait les rĂ©publicains de sâĂȘtre « liguĂ© officiellement avec des Juifs et des francs-maçons, vĂ©ritables reprĂ©sentants de lâanti-Espagne », pour rappeler ensuite la prĂ©sence de Russes dans le camp rĂ©publicain : « Câest douleur de voir le territoire national maculĂ© par la prĂ©sence dâune race Ă©trangĂšre, Ă la fois victime et instrument de cette autre race, qui porte en ses entrailles la haine immortelle Ă notre Seigneur JĂ©sus-Christ »[56]. Dans une pastorale de , lâĂ©vĂȘque de LeĂłn Carmelo Ballester affirmait que la Guerre civile Ă©tait une guerre « du judaĂŻsme contre lâĂglise catholique », ajoutant : « En cette heure critique de lâhistoire, le judaĂŻsme peut tirer parti de deux Ă©lĂ©ments redoutables : [âŠ] la franc-maçonnerie ; [âŠ] le communisme et toutes entitĂ©s semblables, qui sont des corps diffĂ©rents mais appartenant Ă la mĂȘme armĂ©e : lâanarchisme, lâanarcho-syndicalisme, le socialisme [âŠ] »[57].
Les invectives antisĂ©mites Ă©taient trĂšs courantes Ă©galement chez les hauts-gradĂ©s des troupes rebelles. Le gĂ©nĂ©ral Queipo de Llano, dans une de ses fameuses causeries radiophoniques diffusĂ©es de SĂ©ville, sâamusa Ă dire que le sigle URSS signifiait Union Rabbinique des Sages de Sion. En 1941, Carrero Blanco avait de la Seconde Guerre mondiale et du rĂŽle quâavait Ă y jouer lâEspagne la vision suivante[58] :
« LâEspagne, paladin de la foi dans le Christ, est une nouvelle fois confrontĂ©e au vĂ©ritable ennemi : le JudaĂŻsme [âŠ]. Parce que le monde, bien quâil nây paraisse pas [âŠ], vit une guerre constante de type essentiellement religieux. Câest la lutte du Christianisme contre le JudaĂŻsme. Guerre Ă mort, comme doit lâĂȘtre la lutte du bien contre le mal. »
La politique juive sous la dictature franquiste
Selon lâhistorien Joseph PĂ©rez, « depuis une date trĂšs prĂ©coce, les actes du gouvernement de Franco ne sâajustent plus ni Ă lâantijudaĂŻsme, ni Ă lâantisĂ©mitisme, mais apparaissent conformes au philosĂ©faradisme tel que le concevait Primo de Rivera. Nous voyons en effet que, en dĂ©pit des attaques verbales contre les Juifs [les dĂ©clarations idĂ©ologiques sur le complot judĂ©o-maçonnique et lâapprobation rĂ©pĂ©tĂ©e du dĂ©cret dâexpulsion signĂ© en 1492 par les Rois catholiques], câest cette politique-lĂ , inaugurĂ©e en 1924, qui est poursuivie ». PĂ©rez en veut pour preuve la crĂ©ation emblĂ©matique en 1941 de lâĂcole dâĂ©tudes hĂ©braĂŻques (lâinstitut Arias Montano) qui, rattachĂ©e au CSIC, publiait la revue Sefarad[39] - [59].
Lâappareil rĂ©pressif mis en place par le rĂ©gime nâavait pas Ă©tĂ© conçu pour servir Ă lâextermination des Juifs telle qu'elle Ă©tait alors en cours en Allemagne. Il nây eut en Espagne aucune lĂ©gislation spĂ©cifiquement antisĂ©mite, nul camp de concentration ou de prison spĂ©ciale pour la rĂ©clusion des Juifs ne fut jamais crĂ©Ă©, et il nây eut aucune rĂ©pression directe Ă leur encontre pour le seul fait dâĂȘtre Juif, parce que leur nombre en Espagne Ă©tait infime et que les foudres de la rĂ©pression frappaient uniquement les Espagnols vaincus[60]. TĂ©moin notamment le fait que le , lâambassadeur dâAllemagne Ă Madrid, le baron Eberhard von Stohrer, manifesta dans un rapport expĂ©diĂ© au ministre des Affaires Ă©trangĂšres de son pays sa frustration dâavoir Ă©chouĂ© Ă imposer une idĂ©ologie antisĂ©mite en Espagne, ainsi que cela avait Ă©tĂ© fait ailleurs en Europe ; selon Stohrer, il nâexistait pas en Espagne de « problĂšme juif » et seul Ă©tait « digne de mention ces derniĂšres annĂ©es le fait que, sous lâeffet de la propagande allemande, il y a eu quelques dures manifestations antisĂ©mites dans la presse et dans la littĂ©rature, de mĂȘme quâil y a un certain nombre de livres sur le sujet, mais, dans lâensemble, lâattitude des Espagnols a peu changĂ© »[61] - [62].
Pour sa part au contraire, lâhistorien Ălvarez Chillida considĂšre le rĂ©gime franquiste comme antisĂ©mite, lors mĂȘme quâil sâagisse dâun antisĂ©mitisme « qui plonge ses racines dans lâantique antijudaĂŻsme chrĂ©tien et dans la reprĂ©sentation du Juif propre au casticisme [purisme ethnique espagnol], latente dans la mentalitĂ© et la culture populaires ». LâantisĂ©mitisme franquiste sâest traduit par « une sorte de retour au dĂ©cret dâexpulsion de 1492, avec lâinterdiction totale de leur culte et de leurs organisations, hormis dans les territoires dâAfrique du Nord, et avec lâeffort incessant dâempĂȘcher que les Juifs qui fuyaient la persĂ©cution allemande nâentrent [en Espagne] pour y rester »[63].
On note du reste que derriĂšre ces affinitĂ©s culturelles philosĂ©farades se cachaient aussi des intĂ©rĂȘts bien sentis[note 2], comme cela transparaĂźt dans un rapport diplomatique sur la situation des SĂ©farades rĂ©digĂ© par lâĂ©crivain et diplomate AgustĂn de FoxĂĄ :
« Cinq cent mille Juifs dans les Balkans et dans le bassin mĂ©diterranĂ©en conservent, au milieu de peuples Ă©trangers Ă notre culture, le vieux castillan contemporain de Cervantes, la cuisine espagnole, nos cantiques, mĂ©lodies, proverbes et contes, voire nos coutumes, notre moralitĂ© dans la famille, et nos modes de vie. [âŠ] Le fonctionnaire soussignĂ©, pendant ses annĂ©es de sĂ©jour dans les Balkans, a ressenti lâĂ©motion de cet Ă©cho de lâEspagne, abstraction faite de la race qui le transmet. [âŠ] DispersĂ©s Ă travers lâEurope orientale et la MĂ©diterranĂ©e, ils constitueront en revanche toujours une force, qui par sa richesse, sa situation sociale, sa perspicacitĂ© dans les affaires, et son habilitĂ© dans le commerce, pourra servir lâEspagne, surtout si les directions que prend la guerre font que le vent finisse par tourner en Europe. Dâun autre cĂŽtĂ©, Ă cause de leur extraordinaire solidaritĂ© raciale, leur influence sâĂ©tend Ă dâautres communautĂ©s dâAmĂ©rique, capables dâinfluer, par le moyen de la presse et de la finance, sur lâopinion publique amĂ©ricaine[64]. »
Antisémitisme et politique juive dans la zone rebelle pendant la Guerre civile
Les « antisĂ©mites de plume », du moins ceux qui avaient rĂ©ussi Ă survivre aux massacres perpĂ©trĂ©s par les rĂ©volutionnaires dans les premiers mois de la Guerre civile, poursuivirent leur Ćuvre propagandiste, Ă prĂ©sent au service du camp rebelle. Comme dans les annĂ©es de la Seconde RĂ©publique, câest encore le pĂšre Juan Tusquets qui se distingua sous ce rapport, devenant, aprĂšs sâĂȘtre liĂ© dâamitiĂ© avec le Caudillo Ă Burgos, lâun des Ă©troits collaborateurs de celui-ci en matiĂšre de presse et de propagande, et apportant son concours actif Ă la rĂ©pression des francs-maçons. Aux Ediciones Antisectarias nouvellement fondĂ©es, il publia plusieurs ouvrages et follicules tels que La FrancmasonerĂa, crimen de lesa patria (littĂ©r. la Franc-maçonnerie, crime de lĂšse-patrie), dans lequel il impute la Guerre civile aux francs-maçons, qui auraient fait main basse sur la RĂ©publique pour rĂ©aliser la domination juive en Espagne, MasonerĂa y separatismo, et Masones y pacifistas, vĂ©ritable traitĂ© dâantisĂ©mitisme. De mĂȘme, lâofficier de police Mauricio Carlavilla, Ă©troit collaborateur du gĂ©nĂ©ral antisĂ©mite Mola, poursuivit son travail, faisant paraĂźtre en 1937 TĂ©cnica del Komintern en España, dans lequel il dĂ©finit le Front populaire comme « lâalliance sinistre du communisme et de la franc-maçonnerie, sous le signe dâIsraĂ«l ». Sây ajoutaient : Nazario S. LĂłpez, dit « Nazarite », ancien collaborateur de la revue fĂ©minine antisĂ©mite Aspiraciones, auteur de Marxismo, judaĂsmo y masonerĂa, oĂč il applaudissait Ă la politique nazie contre « lâavalanche judaĂŻque » ; et le juriste et ancien dĂ©putĂ© intĂ©griste JosĂ© MarĂa GonzĂĄlez de EchĂĄvarri, qui publia Los JudĂos en España y el Decreto de su expulsiĂłn[65].
Parmi les nouveaux « antisĂ©mites de plume » se signala plus particuliĂšrement lâĂ©vĂȘque de TĂ©nĂ©rife, le frĂšre Albino GonzĂĄlez MenĂ©ndez-Reigada, connu sous le nom de frĂšre Albino, auteur dâun CatĂ©chisme patriotique espagnol, utilisĂ© dans les Ă©coles et plusieurs fois rĂ©Ă©ditĂ©, dans lequel il Ă©tait postulĂ© que « les ennemis de lâEspagne sont au nombre de sept : le libĂ©ralisme, la dĂ©mocratie, le judaĂŻsme, la franc-maçonnerie, le capitalisme, le marxisme et le sĂ©paratisme », thĂšse reprise dans le sien ouvrage Los enemigos de España (littĂ©r. les Ennemis de lâEspagne), oĂč il affirmait que le Talmud enseignait une « haine vĂ©ritablement satanique pour le Christ et le christianisme »[66]. Dans la presse du camp rebelle, y compris dans les revues culturelles des ordres religieux, surgissaient frĂ©quemment des articles qui dĂ©signaient le judaĂŻsme, la plupart du temps aux cĂŽtĂ©s de la franc-maçonnerie et du marxisme, comme lâun des ennemis Ă abattre, articles dont quelques-uns provenaient dâanciens journalistes du journal pro-nazi Informaciones, tels que Federico de Urrutia ou Juan Pujol et participaient du mĂȘme esprit que les pastorales dâun bon nombre dâĂ©vĂȘques, y compris le primat de TolĂšde, lâintĂ©griste Isidro GomĂĄ, qui tenait que la guerre en cours nâĂ©tait pas une guerre civile, mais la lutte de « lâEspagne contre lâanti-Espagne » et entre « le Christ et lâAntĂ©christ ». MĂ©ritent mention Ă©galement les dĂ©clarations et discours de personnalitĂ©s politiques franquistes de premier plan, comme Raimundo FernĂĄndez-Cuesta, RamĂłn Serrano SĂșñer ou le gĂ©nĂ©ral MillĂĄn-Astray, premier en date des chefs de propagande du gĂ©nĂ©ral Franco, qui dĂ©clara en : « Les Juifs moscovites veulent enchaĂźner lâEspagne pour nous transformer en esclaves, mais il nous faut combattre le communisme et le judaĂŻsme. Vive la mort ! »[67].
Deux livres importants ont contribuĂ© Ă diffuser le mythe antisĂ©mite pour les besoins du camp rebelle. Le premier Ă©tait El Poema de la Bestia y el Ăngel (1938), de JosĂ© MarĂa PemĂĄn, oĂč la BĂȘte sâincarne sur terre dans le sage de Sion, lequel dĂ©crĂšte la destruction de la catholique Espagne ; et lâautre Comunistas, judĂos y demĂĄs ralea (littĂ©r. Communistes, Juifs et autres engeances), recueil dâarticles antisĂ©mites et anticommunistes du romancier PĂo Baroja, prĂ©facĂ© par le fasciste Ernesto GimĂ©nez Caballero, qui en aurait choisi les textes et en favorisa la publication, et dont le titre Ă©tait du reste lâĆuvre de lâĂ©diteur Ruiz Castillo-Basala[68]. Dans ce dernier ouvrage, qui connut jusquâĂ trois Ă©ditions, Baroja explique que les SĂ©farades forment une communautĂ© composĂ©e de personnes belles et nobles, dont la vie est un parangon dâorganisation, admirable et respectĂ©. Ă lâopposĂ©, les AshkĂ©nazes sont dĂ©peints comme une multitude indisciplinĂ©e, affamĂ©e de pouvoir, qui, alliĂ©e aux francs-maçons et aux communistes, nâaspirent quâĂ dĂ©stabiliser les nations europĂ©ennes[69] - [62]. Lâauteur Ă©crit :
« En nous limitant aux seuls Juifs qui se trouvent dans le monde ancien, il y a deux castes importantes, avec deux rites : les Juifs sĂ©farades ou sĂ©fardites (SĂ©phardim), Juifs espagnols ou ibĂ©riques, et les Askenazin ou Askenezita (Aschekenazim), habitants dâEurope centrale et orientale. [...] Presque tous les Juifs du monde considĂšrent comme une teinte dâaristocratie de descendre des SĂ©farades espagnols ou portugais. Contrairement Ă ce type bien dĂ©fini, lâAskenazite est un produit hybride mĂ©langĂ©. Le SĂ©farade ressent peu de sympathie pour lui, il lui rĂ©pugne presque. LâAskenazim a passĂ© en Allemagne et en Pologne plus de cinq siĂšcles dans une attitude obscure de servilitĂ©, toujours humiliĂ©, dominĂ© par des superstitions purement mĂ©caniques et verbales. LâAskenazim allemand ou polonais est rude, grossier, de mauvais aspect, souvent en haillons et repoussant. [...] Les Askenazim sont aujourdâhui le poste avancĂ© du communisme. [...] Sera-t-il possible que les SĂ©fardites puissent arriver Ă sâincorporer Ă lâEspagne et Ă collaborer avec elle ? Il semble que oui. Il est plus difficile que les Askenazim sâenrĂŽlent dans leurs patries adoptives. Eux sont fort rudes, trĂšs ambitieux, trĂšs grossiers, trĂšs envieux. Ils ont vu Ă prĂ©sent les leurs dans des positions Ă©levĂ©es et veulent, en ralliant le communisme, se venger de leurs annĂ©es dâhumiliation[70]. »
Le nouvel Ătat sâabstint dâaccoler le qualificatif dâ« ennemi » aux Juifs, et leur persĂ©cution nâĂ©tait pas envisagĂ©e de maniĂšre explicite dans la lĂ©gislation rĂ©pressive contre les vaincus de la Guerre civile, puisque ni aux termes de la Loi sur les responsabilitĂ©s politiques du , ni ensuite aux termes de la Loi sur la rĂ©pression de la franc-maçonnerie et du communisme du , il nâaurait Ă©tĂ© possible de faire passer en jugement un Juif pour le simple fait dâĂȘtre Juif[71]. Il est vrai dâautre part que le nombre de Juifs enrĂŽlĂ©s dans les Brigades internationales pendant la Guerre civile se serait Ă©levĂ© Ă prĂšs de 8 000[72] - [73]. Francisco Ferrari Billoch publia Ă ce sujet un article minutieux et virulent, dans lequel il dĂ©crivait en dĂ©tail lâampleur de la prĂ©sence juive dans les Brigades internationales et lâengagement de volontaires juifs aux cĂŽtĂ©s de la cause rĂ©publicaine, en fournissant noms et fiches complĂštes.
« Les Brigades internationales, dĂ©potoir misĂ©rable et assassin, fange de tous les bas-quartiers du monde, quâon nâadmet plus dans les domaines fĂ©odaux du tsar rouge Staline. Lâon sait que le Juif a toujours Ă©tĂ© un facteur principal des mouvements rĂ©volutionnaires sociaux des peuples europĂ©ens et amĂ©ricains. [...] Dans ces Brigades, il y avait dĂ©jĂ de nombreux Juifs. »
â Francisco Ferrari Billoch[74]
Pourtant, dâaprĂšs Joseph PĂ©rez, lâon peut, quant Ă la politique concrĂšte menĂ©e Ă lâĂ©gard des Juifs pendant la Guerre civile, affirmer que les rebelles nâont pas persĂ©cutĂ© systĂ©matiquement les Juifs, abstraction faite de quelques cas isolĂ©s. Les exĂ©cutĂ©s Ă Ceuta, Ă Melilla et dans le reste du protectorat du Maroc le furent parce quâappartenant Ă la gauche ou Ă la franc-maçonnerie, non parce que Juifs. De fait, dans la circulaire du du « Directeur » du coup dâĂtat, le gĂ©nĂ©ral Mola, les Juifs nâĂ©taient pas citĂ©s parmi les « Ă©lĂ©ments de gauche » à « Ă©liminer »[75]. Cependant, la communautĂ© juive de SĂ©ville sâĂ©tait retrouvĂ©e dans la zone conquise par Queipo de Llano, lâun des gĂ©nĂ©raux les plus ouvertement antisĂ©mites du camp rebelle. Dans une de ses Ă©missions de radio, oĂč les diatribes anti-juives faisaient rarement dĂ©faut, Queipo de Llano avait proclamĂ© notamment que « notre lutte nâest pas une guerre civile espagnole, mais une guerre de la civilisation occidentale contre le judaĂŻsme mondial », et en , il infligea une amende dĂ©mesurĂ©e Ă la petite communautĂ© juive de SĂ©ville. AprĂšs que ces excĂšs eurent Ă©tĂ© commentĂ©s dans la presse occidentale, le directeur de presse de Franco fit paraĂźtre une mise au point dĂ©mentant que le Mouvement national fĂ»t antisĂ©mite et affirmant que celui-ci ne visait que le « bolchevisme »[76]. Significativement, au lendemain du coup dâĂtat de , aprĂšs que Queipo de Llano eut tenu de façon rĂ©pĂ©tĂ©e des propos antisĂ©mites sur Radio Sevilla, Franco avait pris contact avec le Conseil communal israĂ©lite de TĂ©touan pour le tranquilliser et le prier de nâen faire aucun cas. Le , Juan Beigbeder Ă©tait occupĂ© Ă nĂ©gocier avec les communautĂ©s juives de TĂ©touan et de Tanger et avec quelques banquiers juifs (par le truchement de JosĂ© I. Toledano, ancien directeur de la Banca Hassan) lâaide financiĂšre au coup dâĂtat en cours[77] - [78]. Dans le Protectorat du Maroc, les relations entre officiers espagnols et congrĂ©gations juives de la zone Ă©taient du reste historiquement cordiales, en reconnaissance notamment de ce que nombre de ces communautĂ©s avaient trouvĂ© dans lâarmĂ©e espagnole un alliĂ© qui leur apportait protection. Comme le reconnut Beigbeder lui-mĂȘme le , la propagande antisĂ©mite Ă©tait le tribut « rhĂ©torique » que le nouvel Ătat Ă©tait tenu de payer pour satisfaire ses nouveaux alliĂ©s nationaux-socialistes allemands, mais quâen aucun cas lâĂ©tiquette dâ« ennemi » nâĂ©tait appliquĂ©e aux Juifs, quâils soient espagnols ou Ă©trangers[79]. BartolomĂ© Bennassar relĂšve quâ« il nây avait pas dans la lĂ©gislation espagnole contemporaine de dispositions de discrimination raciale et quâil nây eut aucune instance comparable Ă un Commissariat gĂ©nĂ©ral aux questions juives. Les quelque 14 000 Juifs du Maroc espagnol, dont la nationalitĂ© fut rĂ©affirmĂ©e, ne furent pas inquiĂ©tĂ©s »[80].
Dans la Loi sur les responsabilitĂ©s politiques, premiĂšre en date des lois de rĂ©pression, promulguĂ©e quelques semaines avant la fin de la Guerre civile, il nâest fait aucune mention des Juifs. La Loi se proposait de juger toute personne qui depuis le « sâest opposĂ©e ou qui sâoppose au Mouvement national par des actes concrets ou par une passivitĂ© grave », et toute personne qui entre le et le « a contribuĂ© Ă crĂ©er ou Ă aggraver la subversion de tout ordre dont a Ă©tĂ© victime lâEspagne ». Ensuite, 17 cas de figure sont Ă©numĂ©rĂ©s au titre desquels un individu pouvait ĂȘtre jugĂ© en vertu de cette loi. Nul Juif nâaurait pu, au regard de ces 17 cas de figure, ĂȘtre mis en accusation aux seuls motifs de race ou de religion. De fait, nonobstant que de nombreux Juifs aient combattu comme volontaires dans le camp rĂ©publicain et que la propagande les ait dĂ©signĂ©s comme ennemis de la cause nationale embusquĂ©s au sein des Brigades internationales, il ne fut pas lĂ©gifĂ©rĂ© contre eux spĂ©cifiquement, et quand ils furent jugĂ©s, ce fut non en tant que Juifs, mais pour avoir fait partie des troupes ennemies. Aucun des brigadistes dĂ©tenus, jugĂ©s et condamnĂ©s Ă des peines de prison ou Ă la rĂ©clusion dans des camps de concentration ou de travail ne le fut en raison de sa qualitĂ© de Juif, et celle-ci, bien quâelle ait Ă©tĂ© spĂ©cifiĂ©e dans un certain nombre de cas, ne fut jamais retenue comme une circonstance aggravante[81].
Gonzalo Ălvarez Chillida pour sa part affirme que certes « il nây eut contre les Juifs de la PĂ©ninsule ou du Maroc espagnol rien dâĂ©quivalent [Ă la rĂ©pression fĂ©roce quâeurent Ă subir les francs-maçons, dont plusieurs centaines en effet furent assassinĂ©s ou fusillĂ©s, et plus de deux mille se sont vu infliger de longues peines de prison de douze ans ou plus], mais cela ne signifie pas que la propagande antisĂ©mite du rĂ©gime nâait eu aucun effet ». Ă Ceuta, quoique la synagogue nâait pas Ă©tĂ© fermĂ©e, les Juifs subirent vexations et bastonnades, comme en tĂ©moigne lâagression dont fut victime, en dĂ©pit de son amitiĂ© personnelle avec Franco, celui qui Ă©tait alors maire supplĂ©ant de la ville, le primorivĂ©riste JosĂ© Alfon, qui succomba ensuite Ă ses blessures. La mĂȘme situation prĂ©valait Ă Melilla oĂč, de surcroĂźt, et Ă la diffĂ©rence de ce qui sâĂ©tait passĂ© Ă Ceuta, la synagogue resta fermĂ©e pendant six mois et oĂč le lycĂ©e juif fut occupĂ© par la Phalange. Les Juifs furent expulsĂ©s du Casino militaire et la police les obligea Ă dĂ©clarer leurs biens. Les jeunes Juifs appelĂ©s dans le rang furent traitĂ©s avec duretĂ©. Dâautre part, les Juifs de Melilla, comme ceux de Ceuta et du reste du Protectorat â dont la prise en otage fut dĂ©noncĂ©e par la presse juive, notamment The Jewish Chronicle â furent contraints de payer dâĂ©normes contributions « volontaires » Ă la faction rebelle et au parti unique FET y de las JONS, nonobstant que quelques-uns dâentre eux eussent appuyĂ© financiĂšrement le gĂ©nĂ©ral Franco lors du coup dâĂtat de . La mĂȘme chose advint Ă la communautĂ© juive de SĂ©ville, dont la synagogue fut fermĂ©e, et que le gĂ©nĂ©ral Queipo de Llano obligea Ă sâacquitter de la somme de 138 000 pesetas, montant Ă©norme Ă©tant donnĂ© les faibles effectifs de cette communautĂ© ; elle eut en outre Ă subir quelques brimades dans ses activitĂ©s commerciales[82]. Quand les franquistes pĂ©nĂ©trĂšrent dans Barcelone en , la synagogue fut mise Ă sac et fermĂ©e, au mĂȘme titre que celles de Madrid et de SĂ©ville. Les communautĂ©s furent dissoutes et les rites religieux juifs totalement interdits[83] - [84].
Pression de lâAllemagne
Selon lâhistorien Luis SuĂĄrez FernĂĄndez, lâambassadeur dâAllemagne faisait dans ses rapports le constat que la culture catholique, profonde et enracinĂ©e, du peuple espagnol Ă©tait Ă lâorigine du rejet des thĂšses racistes du national-socialisme allemand :
« En Espagne, le nĂ©opaganisme et le racisme que vĂ©hiculait le parti allemand, apparaissaient absurdes, entre autres raisons parce que la population espagnole en est une de mĂ©tis, qui pendant des siĂšcles avait fait du mĂ©tissage un programme, et au sein de laquelle il serait fort difficile de trouver lâun ou lâautre groupe racial suffisamment pur pour lâexhiber sur une scĂšne. [...] Les rapports de lâambassadeur Stohrer Ă©taient sans Ă©quivoque : le systĂšme espagnol, influencĂ© de façon dĂ©cisive par lâĂglise, nâirait jamais sur la voie du national-socialisme, mĂȘme si quelques groupes de phalangistes le souhaitent[85]. »
La diffusion des idĂ©es antisĂ©mites Ă©tait promue Ă cette Ă©poque en Espagne par une propagande allemande trĂšs bien organisĂ©e opĂ©rant depuis Madrid. En effet, dĂšs le dĂ©but de la Guerre civile, lâambassade du Reich dans la zone nationaliste Ă©tait dotĂ©e dâun dĂ©partement de presse ayant pour mission de resserrer les liens avec la Phalange, de la pourvoir de matĂ©riel de propagande, et mĂȘme dâorganiser, Ă lâusage des cadres espagnols, des stages de formation en Allemagne. Ă partir dâ, le conseiller dâambassade Josef Hans Lazar disposa de fonds rĂ©servĂ©s, destinĂ©s Ă rallier les journalistes espagnols Ă la cause allemande, Ă constituer des rĂ©seaux de collaborateurs, et Ă diffuser des tracts et brochures Ă la gloire du FĂŒhrer[86]. Durant la Seconde Guerre mondiale, lâambassade dâAllemagne Ă Madrid dĂ©ploya ainsi une vaste campagne de propagande qui bĂ©nĂ©ficia de lâappui des autoritĂ©s franquistes, en particulier du ministre des Affaires Ă©trangĂšres (et beau-frĂšre de Franco) RamĂłn Serrano SĂșñer, campagne qui incluait le contrĂŽle des informations sur lâAllemagne paraissant dans la presse et dans les actualitĂ©s cinĂ©matographiques et lâinsertion de quelques « lettres de Berlin » rĂ©digĂ©es par lâambassade (Ă noter quâen 1941, le cinĂ©ma allemand dĂ©passait le cinĂ©ma amĂ©ricain quant au nombre de films projetĂ©s dans les salles en Espagne)[87]. Une large part de cette propagande nazie traitait de la « Question juive » et sâemployait à « dĂ©noncer » la domination des Juifs sur les puissances alliĂ©es, plus particuliĂšrement sur la Grande-Bretagne, les Ătats-Unis et la Russie[87] - [86].
Des subventions Ă©taient accordĂ©es par l'Allemagne aux maisons dâĂ©dition qui publiaient les classiques antisĂ©mites, des livres allemands en traduction, ou des auteurs pro-nazis espagnols, tels que Federico de Urrutia, journaliste au quotidien Informaciones (lequel continuait dâĂȘtre lâorgane de presse le plus dĂ©vouĂ© Ă la cause nazie), ou Carmen Velacoracho[87]. Des Ćuvres Ă contenu antisĂ©mite, que lâAllemagne finançait afin d'Ă©tendre son influence culturelle vers lâEspagne, furent alors Ă©ditĂ©es en grand nombre. Non seulement les classiques de la production antisĂ©mite contemporaine, dont en particulier les Protocoles des Sages de Sion et le Juif international de Henry Ford, connurent de multiples rĂ©Ă©ditions, mais encore lâactualitĂ© suscita une sĂ©rie de publications Ă©manant des milieux phalangistes ou de la mouvance catholique. Il sâagit en particulier des livres de la maison dâĂ©dition Toledo, qui mit en circulation entre 1941 et 1943 plusieurs libelles antisĂ©mites anonymes, dont La garra del capitalismo judĂo (± Les griffes du capitalisme juif, 1943), Ă©crits pour la plupart dâentre eux par le journaliste Francisco Ferrari Billoch, et des Ediciones Antisectarias, que dirigeait Juan Tusquets sous la RĂ©publique et pendant la Guerre civile ; sây ajoutaient quelques titres parus aux Ă©ditions Rubiños dans les premiĂšres annĂ©es de la dĂ©cennie 1940, quand cette maison dâĂ©dition bĂ©nĂ©ficiait dâune relation spĂ©ciale avec les organismes culturels nazis en Espagne[88] - [89] - [90], ainsi que les ouvrages de JosĂ© JoaquĂn Estrada, FĂ©lix Cuquerella, Juan Agero, et Alfonso Castro, qui illustrent les efforts de lâAllemagne Ă exporter sa conception raciale de la question juive[91]. Lâambassade parvint aussi Ă faire paraĂźtre (en traduction espagnole, sans indication dâĂ©diteur, de date, ni de lieu) Juden beherrschen England (littĂ©r. les Juifs dominent lâAngleterre) de Peter Aldag (pseudonyme de Fritz Peter KrĂŒger), qui imputait aux AlliĂ©s dâavoir dĂ©clenchĂ© la guerre et interprĂ©tait celle-ci comme une lutte de « lâEurope » contre « lâanti-Europe », en plus de dĂ©peindre Hitler comme un hĂ©ros « chrĂ©tien »[87] - [92] - [93].
Pour ce qui est de la presse, il existait des diffĂ©rences significatives entre les presses traditionaliste, phalangiste, monarchiste ou religieuse. Quand des journaux tels que Arriba ou Informaciones dĂ©fendaient la convergence dâintĂ©rĂȘts entre lâAllemagne et lâEspagne, des revues comme RazĂłn y Fe, Ă©ditĂ©e par les jĂ©suites, ne faisaient pas mystĂšre de leur position antiraciste et antinazie, et faisaient montre, idĂ©ologiquement parlant, dâune large autonomie[94]. Il arrivait mĂȘme que se fassent entendre, au sein du mĂȘme groupe phalangiste, des voix dissonantes, les unes favorables aux actions violentes menĂ©es contre les Juifs en Europe, et les autres aux yeux de qui lâantisĂ©mitisme nâĂ©tait guĂšre plus quâun Ă©lĂ©ment secondaire et mineur de lâidĂ©ologie appelĂ©e Ă configurer le nouvel Ătat. Il existait en outre certain point de vue ambivalent qui sâĂ©vertuait Ă distinguer entre Juifs bons et Juifs mauvais, ou, ainsi que lâexposait le journal Arriba, entre Juifs de la « hez » (de la fange) et ceux de la « prez » (de lâestime). Dans le journal Arriba parurent nombre dâarticles, dont quelques-uns en premiĂšre page, qui, Ă partir du distinguo entre SĂ©farades et AshkĂ©nazes, prĂ©sentaient comme admirables les premiers (les Juifs de la « prez ») et comme mĂ©prisables les seconds (les Juifs de la « fez ») ; câĂ©tait contre ces derniers quâĂ©taient dirigĂ©s les positionnements racistes, tandis que les SĂ©farades Ă©taient considĂ©rĂ©s au contraire comme participant du patrimoine culturel de lâEspagne et se voyaient intĂ©grĂ©s dans lâample concept dâhispanitĂ©[95].
Les articles incendiaires antisĂ©mites Ă©taient peu frĂ©quents et attestent surtout de la tentative allemande de mainmise sur la presse du rĂ©gime franquiste et des efforts de lâAllemagne Ă discerner en Espagne des points dâancrage Ă lâantisĂ©mitisme racial, si peu comprĂ©hensible pour le lecteur espagnol. Pourtant, selon certains auteurs, la pression exercĂ©e par lâambassade dâAllemagne, Ă travers son agent Josef Hans Lazar, sur la totalitĂ© de la presse du rĂ©gime, fut dĂ©terminante[96] ; ainsi la presse espagnole, plus particuliĂšrement le journal Arriba, adopta-t-elle dâemblĂ©e et jusquâĂ la fin de la Seconde Guerre mondiale une attitude ouverte de dĂ©fense du rĂ©gime national-socialiste allemand. Cependant, la question juive ne surgit dans aucun Ă©ditorial de maniĂšre exclusive et spĂ©cifique ; de plus, Ă cĂŽtĂ© dâarticles Ă posture antijuive belligĂ©rante (mais restreinte aux AshkĂ©nazes), on en rencontre dâautres oĂč le peuple juif est dĂ©fendu avec ardeur, comme p. ex. le commentaire suivant, intitulĂ© Guerra Civil y Gran Guerra hacia JerusalĂ©n (littĂ©r. Guerre civile et Grande Guerre vers JĂ©rusalem), paru en premiĂšre page dudit journal[97] :
« Une fois dĂ©truit le Temple, les IsraĂ©lites se dispersĂšrent aux quatre vents de la planĂšte, Ă sĂ©crĂ©ter de la nostalgie pour le bien perdu. La Sion qui, parmi les chants quâIsraĂ«l suspendait aux saules, brĂ»le avec ses tours et ses jardins Ă lâOrient, par oĂč maintenant passe la Guerre, nâest plus. Mais Rome interdit pendant des siĂšcles lâaccĂšs Ă JĂ©rusalem Ă ces gens vagabonds, bannis de leurs lares et bannis mĂȘme du bannissement. Ce fut Theodor Herzl, Juif, ni de la prez ni de la hez, ni SĂ©farade ni AshkĂ©naze, mais Juif moyen, qui avec son livre lâĂtat juif, fit revivre la nostalgie de Sion dans sa famille sans terre [...]. Sion Ă©tait lĂ oĂč elle fut, en Palestine, avec ses terres, ses bĂ©tails, ses dĂ©serts, la lumiĂšre de lâAncien Testament, et lâhier et le demain dans la mĂȘme Ă©nigme [...]. LâEurope prend son parti de ce retour des IsraĂ©lites au foyer millĂ©naire. Ceux qui nâen prirent pas leur parti Ă©taient les Arabes palestiniens, qui repoussĂšrent les Juifs et les repoussent encore et les repousseront, tout en projetant une ombre, la guerre dâextermination [...]. LâAngleterre continue de gĂ©rer la guerre civile entre Arabes et Juifs, jusquâĂ ce que lâautre guerre, la grande, passe par la Palestine, comme elle passera inexorablement[98]. »
Cependant, la transposition vers la rĂ©alitĂ© espagnole de la rhĂ©torique judĂ©ophobe allemande apparut tellement factice quâelle nâeut quâune faible rĂ©sonance dans le public espagnol[61]. NĂ©anmoins, la campagne de lâambassade dâAllemagne contribua Ă ce que lâĂ©closion de lâantisĂ©mitisme, amorcĂ©e sous la RĂ©publique et pendant la Guerre civile, atteigne son point culminant dans les annĂ©es de la Seconde Guerre mondiale. Les phalangistes Ă©taient les principaux protagonistes de cette crue antisĂ©mite, dont en particulier le phalangiste JosĂ© Luis Arrese (avec son ouvrage La revoluciĂłn social del nacional-sindicalismo de 1940, oĂč il glorifiait « la lutte Ă©clatante de la Phalange contre le judaĂŻsme capitaliste de SEPU » â SEPU Ă©tant une chaĂźne de magasins, fondĂ©e par une famille juive immigrĂ©e et mise Ă sac par des groupes armĂ©s phalangistes), Ăngel AlcĂĄzar de Velasco (avec son Serrano SĂșñer en la Falange), Antonio Tovar (avec El Imperio de España), et AgustĂn de FoxĂĄ (avec lâĆuvre thĂ©Ăątrale Gente que pasa), chez qui le philosĂ©faradisme initial sâĂ©tait converti en un antisĂ©mitisme radical, ainsi quâil en avait fait la dĂ©monstration auparavant dĂ©jĂ dans ses poĂšmes et articles de presse. Sây joignirent aussi des auteurs catholiques, tels quâEnrique Herrera Oria ou Juan Segura Nieto, auteur de ÂĄAlerta!... FrancmasonerĂa y judaĂsmo (1940), qui expliquait la Guerre civile comme le fruit de la conjuration judĂ©o-maçonnique-bolchĂ©vique, et plusieurs militaires, parmi lesquels Ă©merge en particulier Carrero Blanco, qui, en occupant en 1941 le sous-secrĂ©tariat Ă la PrĂ©sidence Ă©tait devenu le conseiller direct de Franco[99] - [88] - [89], et qui affirma dans un rapport rĂ©digĂ© Ă lâintention du Caudillo aprĂšs lâattaque japonaise contre Pearl Harbor le [100] :
« Le front soviĂ©tico-anglo-saxon, qui est parvenu Ă se mettre en place par une action personnelle de Roosevelt, au service des Loges et des Juifs, est rĂ©ellement le front du Pouvoir judaĂŻque, oĂč hisse ses banniĂšres tout le complexe des dĂ©mocraties, de la franc-maçonnerie, du libĂ©ralisme, de la ploutocratie et du communisme, qui ont Ă©tĂ© les armes classiques auxquelles le judaĂŻsme a eu recours pour provoquer une situation de catastrophe, qui pourrait dĂ©boucher sur le renversement de la Civilisation chrĂ©tienne. »
De façon gĂ©nĂ©rale, la presse espagnole, sâassociant Ă ladite campagne, appuya la politique antisĂ©mite mise en Ćuvre en Europe et nâĂ©pargna pas les Juifs, les proclamant responsables tout Ă la fois de lâinvention du communisme, du dĂ©clenchement de la guerre et du marchĂ© noir, et pressant la population dâengager une nouvelle « croisade »[88]. Journaux et revues catholiques nâĂ©taient pas en reste, mĂȘme si quelques Ă©vĂȘques critiquĂšrent le racisme anti-chrĂ©tien nazi, cependant sans jamais condamner lâantisĂ©mitisme, Ă telle enseigne que (comme le relĂšve Ălvarez Chillida) dans tel texte dĂ©nonçant le racisme, le judaĂŻsme Ă©tait fustigĂ© concomitamment. La seule diffĂ©rence entre la presse catholique et celle phalangiste rĂ©side (selon Ălvarez Chillida) en ceci que « pendant que les revues et journaux catholiques [dans leurs attaques contre les Juifs] insistaient sur les raisons religieuses (dĂ©icide, antichristianisme), les organes du parti [FET y de las JONS] Ă©taient pour leur part beaucoup plus influencĂ©s par la propagande allemande, et lâantisĂ©mitisme de leurs journaux Ă©tait dâune ĂąpretĂ© trĂšs supĂ©rieure, avec en tĂȘte lâinĂ©vitable GonzĂĄlez-Ruano. Le , celui-ci requĂ©rait lâexpulsion dâEurope de tous les Juifs et sâen prenait Ă toute forme de philosĂ©faradisme : âDĂ©masquez [...], appelez imbĂ©cile ce type qui parle de lâapport [...] des Juifs Ă la culture espagnoleâ »[101].
Par ailleurs, le BoletĂn de InformaciĂłn Antimarxista (BIA), qui avait commencĂ© Ă ĂȘtre Ă©ditĂ© secrĂštement vers la fin de la Guerre civile par la Direction gĂ©nĂ©rale de sĂ©curitĂ©, se mit Ă sâoccuper aussi du « judaĂŻsme international » Ă partir de lâenvoi de la Division Bleue vers le front russe en . Dans les articles consacrĂ©s Ă ce thĂšme, qui comme tous ceux du BoletĂn ne portaient pas de signature â mais selon toute probabilitĂ©, ils Ă©taient Ă©crits par les policiers Mauricio Carlavilla et son ami Eduardo ComĂn Colomer â, on Ă©voquait lâexistence du Kahal, ou « Super-Gouvernement secret » juif, en sâappuyant sur le Discours du rabbin contenu dans le chapitre intitulĂ© Dans le cimetiĂšre juif de Prague du roman antisĂ©mite Biarritz de Hermann Goedsche, et des Protocoles des Sages de Sion, Ă©crits auxquels une pleine crĂ©dibilitĂ© Ă©tait accordĂ©e[102].
Le discours antisĂ©mite faisait son apparition Ă©galement dans les manuels scolaires. P. ex., le livre SĂmbolos de España (1939), Ă©ditĂ© par la maison dâĂ©dition catholique Magisterio Español, assenait : « Nous voulons une Espagne maĂźtresse de ses destinĂ©es [...], qui ne soit pas asservie aux Ătats capitalistes judaĂŻques ». Dans España es mi madre (littĂ©r. lâEspagne est ma mĂšre, de 1939), du jĂ©suite Enrique Herrera Oria, une description dĂ©taillĂ©e Ă©tait donnĂ©e du martyr du Saint Enfant de La Guardia, tandis que dans Yo soy español (littĂ©r. Moi je suis Espagnol, 1943), de Serrano de Haro, le martyre de saint Dominguito de Val Ă©tait exposĂ© Ă grand renfort dâillustrations suggestives ; dans ce livre de lectures scolaires, qui en 1962 en Ă©tait dĂ©jĂ Ă sa 24e Ă©dition, il Ă©tait expliquĂ© aux enfants que « les Juifs haĂŻssaient les ChrĂ©tiens et sâenrageaient de voir les enfants aimer la Sainte Vierge et le Seigneur. Câest pourquoi ils tuĂšrent saint Dominguito del Val ». En 1939, le programme officiel en histoire obligeait à « expliquer » comment la RĂ©publique avait « livrĂ© lâEspagne » (entregado España) Ă la « conspiration maçonnico-judaĂŻque internationale, Ă lâinternationale socialiste et au Komintern »[103].
Mesures antijuives
Concernant la politique appliquĂ©e aux Juifs, il y a lieu de noter que les lois rĂ©pressives promulguĂ©es par Franco Ă la fin de la Guerre civile ou aussitĂŽt aprĂšs ne font pas rĂ©fĂ©rence expresse aux HĂ©breux, mais Ă la franc-maçonnerie et au communisme, en particulier dans la Loi de rĂ©pression de la franc-maçonnerie et du communisme adoptĂ©e en , laquelle Ă©tait en rĂ©alitĂ© dirigĂ©e contre tous ceux qui avaient fait allĂ©geance Ă la RĂ©publique[104] ; cette omission sâexplique par la circonstance que lâEspagne Ă©tait encore un pays sans Juifs et par lâabsence de nĂ©cessitĂ© dâĂ©dicter des « lois spĂ©ciales contre les Juifs », vu que « lâunitĂ© catholique » avait Ă©tĂ© restaurĂ©e, ce qui, selon Ălvarez Chillida, sous-entendait que « lâĂ©dit dâexpulsion [de 1492] Ă©tait considĂ©rĂ© comme Ă©tant implicitement en vigueur »[83]. Par le moyen de cette loi, il s'agissait Ă prĂ©sent pour lâĂtat espagnol de fixer la nature idĂ©ologique de ses ennemis (et non plus de simplement chĂątier les vaincus de la Guerre civile), de les dĂ©finir en termes politiques, câest-Ă -dire de leur appliquer une catĂ©gorisation ontologique Ă caractĂšre universel. Ses ennemis seront donc dorĂ©navant la franc-maçonnerie, le communisme, et le judaĂŻsme, encore que ce dernier nâapparaisse pas expressĂ©ment, mais par le biais de circonlocutions â telles que « Forces internationales de nature clandestine », ou « les multiples organisations subversives en majoritĂ© assimilĂ©es et unifiĂ©es par le communisme » â quâimposaient la rhĂ©torique du moment et la circonspection que le rĂ©gime sâappliquait Ă observer en la matiĂšre. Le lĂ©gislateur semble se faire lâĂ©cho du discours propagandiste des Protocoles des sages de Sion et mettre en avant (comme il le fera dans les annĂ©es postĂ©rieures) lâidĂ©e dâune conspiration mondiale de forces occultes composĂ©es de Juifs se proposant de subvertir lâordre Ă©tabli et dĂ©signĂ©es gĂ©nĂ©riquement par « judaĂŻsme international »[105]. La loi participe de lâidĂ©e que le communisme est le catalyseur de toutes les idĂ©es dissolvantes propres Ă dĂ©stabiliser les Ătats occidentaux, mais postule en mĂȘme temps que derriĂšre le bolchevisme se trouvent dâautres ressorts occultes qui, sous les formes de lâanarchisme ou du syndicalisme, procĂšdent clairement du judaĂŻsme international ; il apparaĂźt que, quoique le communisme et la franc-maçonnerie soient seuls nommĂ©s explicitement, lâidĂ©e implicite sây logeait que câest le judaĂŻsme international qui se dissimulait derriĂšre ces deux mouvements[106]. Si la loi est redevable aux thĂšses des Protocoles, elle l'est aussi, accessoirement, Ă celles du livre dâHenry Ford, pour ce qui est lâune des obsessions de lâantisĂ©mitisme mondial, Ă savoir le contrĂŽle de la presse et de lâensemble des moyens de propagande par le judaĂŻsme international. Ford p. ex. cite dans son ouvrage nombre de passages des Protocoles oĂč sont dĂ©voilĂ©s les projets juifs visant Ă piloter la presse du monde entier comme outil indispensable pour propager leurs idĂ©es « dissolvantes »[107]. Toutefois, des lois de discrimination raciale qui, Ă lâinstar de celles de Nuremberg de 1935, Ă©taient en vigueur dans beaucoup de pays dâEurope, ne furent jamais adoptĂ©es en Espagne. Si certaines dispositions lĂ©gales, principalement celles instituant les normes ecclĂ©siastiques, eurent pour effet pratique de rendre impossible le culte des religions autres que la catholique, jamais pourtant les Juifs nâĂ©taient mentionnĂ©s expressĂ©ment, ni nâĂ©taient poursuivis pour le seul fait de lâĂȘtre[108].
Cependant, le , les rites hĂ©braĂŻques (circoncisions, mariages et obsĂšques) furent interdits, et en octobre de la mĂȘme annĂ©e, toutes les institutions juives dissoutes par dĂ©cret[109]. AprĂšs que tout culte autre que le culte catholique eut Ă©tĂ© officiellement interdit, lâAfrique du Nord faisant exception, les synagogues de SĂ©ville, Barcelone et Madrid restĂšrent dĂ©sormais fermĂ©es[110]. En 1940, il fut dĂ©crĂ©tĂ© que pour pouvoir faire enregistrer un nouveau-nĂ© Ă lâĂtat civil, il fallait quâil ait Ă©tĂ© prĂ©alablement baptisĂ©, et obligation Ă©tait faite Ă tous les enfants dâapprendre le catĂ©chisme catholique. Par suite de toutes ces mesures, la plupart des rares Juifs quâil y avait encore dans la pĂ©ninsule IbĂ©rique â vingt-cinq familles Ă Madrid, cinq cents personnes Ă Barcelone â se voyaient contraints de se convertir. Redoutant une possible invasion nazie de lâEspagne, dâautres Juifs quittĂšrent la PĂ©ninsule pour Tanger ou pour la zone espagnole du Maroc[109] - [83] - [84].
Il nây eut pas en Espagne dâincidents antisĂ©mites de grande ampleur, hormis les attaques contre les magasins SEPU de Madrid en 1940, principale action violente explicitement dirigĂ©e contre des intĂ©rĂȘts juifs, perpĂ©trĂ©e Ă lâexemple de celles pratiquĂ©es en Allemagne depuis lâarrivĂ©e au pouvoir de Hitler, et lors desquelles les vitrines de cette chaĂźne de grandes surfaces furent brisĂ©es Ă plusieurs reprises au long de cette annĂ©e. Francisco Bravo rendit compte de cet Ă©vĂ©nement dans son Historia de Falange Española de las JONS, publiĂ© par la maison dâĂ©dition Editora Nacional en 1940, en ces termes[111] - [89] :
« Le 16 [mars], une centaine de gamins fit une razzia dans les magasins du SEPU de Madrid, Ă©tablissement juif qui, en plus de ruiner le petit commerce par ses manĆuvres, exploitait ses employĂ©s, presque tous affiliĂ©s aux syndicats nationaux-syndicalistes[112]. »
Dans le deuxiĂšme numĂ©ro de Arriba, on se plaignait de lâ« admirable zĂšle avec lequel est dĂ©fendu le capitalisme juif de SEPU » et on sâen prit sur plusieurs numĂ©ros non seulement aux propriĂ©taires du commerce en question, mais aussi au gouvernement, et en particulier Ă Manuel Azaña, « qui aida Ă la pĂ©nĂ©tration du capitalisme juif qui aujourdâhui est en train de porter des coups terribles au petit commerce »[113]. Au mois dâavril de la mĂȘme annĂ©e, lâhebdomadaire Ă©tendit sa campagne Ă dâautres entreprises quâil regardait comme Ă©tant Ă capital juif ou « international ». Dans un article intitulĂ© InvasiĂłn financiera, il Ă©tait expliquĂ© quâil ne sâagissait pas de cas isolĂ©s, mais que « nous sommes face Ă une offensive en rĂšgle », devant laquelle il vaut mieux, dit le rĂ©dacteur, ĂȘtre « prĂ©venu »[114].
Dâautre part, des mesures policiĂšres de contrĂŽle des Juifs furent adoptĂ©es. Une circulaire du de la Direction gĂ©nĂ©rale de sĂ©curitĂ© (DGS) donna ordre Ă tous les gouverneurs civils dâĂ©tablir pour chaque Juif rĂ©sidant dans sa province, quâil soit ressortissant espagnol ou Ă©tranger, une fiche signalĂ©tique sur laquelle devait ĂȘtre consignĂ©e Ă©galement son allĂ©geance politique, ses moyens dâexistence et son « degrĂ© de dangerositĂ© » (grado de peligrosidad). Il Ă©tait demandĂ© de porter une attention particuliĂšre aux SĂ©farades qui « de par leur adaptation Ă lâenvironnement et leur tempĂ©rament proche du nĂŽtre, ont de plus grandes possibilitĂ©s de dissimuler leur origine et mĂȘme de passer inaperçus sans que lâon ait la moindre possibilitĂ© de limiter la portĂ©e de leurs manigances perturbatrices [manejos perturbadores] »[115] - [116] - [117] - [118]. De la sorte furent constituĂ©es les Archives juives (Archivo Judaico), dont les initiales AJ figuraient sur les dossiers administratifs ou judiciaires. Lâun dâeux Ă©nonçait, aprĂšs constatation que la personne concernĂ©e nâavait aucune filliation politique connue, quâ« on lui prĂ©sumait la dangerositĂ© propre Ă la race juive (sĂ©farade) ». En outre, les piĂšces dâidentitĂ© ou les permis de sĂ©jour portaient Ă lâencre rouge la mention « Juif »[115]. Lâexistence de ce fichier, rĂ©vĂ©lĂ©e seulement en 1997 par Jacobo Israel GarzĂłn, alors prĂ©sident de la CommunautĂ© israĂ©lite de Madrid, Ă partir dâune recherche rĂ©alisĂ©e Ă lâArchivo HistĂłrico Nacional, fut justifiĂ©e dans cette mĂȘme circulaire par la nĂ©cessitĂ© dâidentifier avec prĂ©cision les lieux et les individus susceptibles Ă quelque moment de sâopposer aux normes du nouvel Ătat[116] - [118].
L'historien Bernd Rother, qui ne conteste pas lâexistence de ce fichier, tient cependant que celui-ci « nâeut aucune rĂ©percussion pratique ; nous ne savons mĂȘme pas si lâinitiative Ă©mana du gouvernement ou des autoritĂ©s policiĂšres, ni dans quelle mesure les gouverneurs civils suivirent les directives »[119]. Entre-temps, « les archives juives ont en tant que telles disparu », et nous ignorons par consĂ©quent si lâordre de la DGS, Ă©dictĂ© Ă un moment oĂč lâentrĂ©e en guerre de lâEspagne Ă©tait encore envisageable, fut exĂ©cutĂ© dans toutes les provinces espagnoles, ni avec quelle ponctualitĂ© et efficacitĂ©, ni sur combien dâannĂ©es, bien quâIsrael GarzĂłn affirme avoir dĂ©tectĂ© des rĂ©fĂ©rences policiĂšres Ă ce fichier au moins jusquâen 1957[120]. De plus, Rother affirme, sur la foi dâun article de Juan Velarde, que la Phalange avait nombre dâaffiliĂ©s parmi les Chuetas de Majorque (descendants de Juifs convers, proscrits jusquâau XIXe siĂšcle), en concordance avec leur statut socio-Ă©conomique de petits et moyens commerçants. Les Chuecas ne faisaient pas de rĂ©serves vis-Ă -vis de la Phalange, et pas davantage le Parti nâen faisait vis-Ă -vis de cette sous-population juive alors objet de discrimination[121] - [119] - [122]. Un autre auteur en revanche, Jorge M. Reverte, affirme que le fichier juif fut menĂ© Ă bien par les gouverneurs civils, puis transmis aux autoritĂ©s allemandes[123]. Un dĂ©partement de JudaĂŻsme, annexe au dĂ©partement de Franc-maçonnerie, fut crĂ©Ă© et placĂ© sous la direction du policier Eduardo ComĂn Colomer, et tous deux prirent place au sein de la quatriĂšme section, Antimarxismo, de la Direction gĂ©nĂ©rale de sĂ©curitĂ©, que dirigeait JosĂ© Finat y EscrivĂĄ de RomanĂ. Celui-ci appartenait Ă la droite catholique fascisante, avait occupĂ© auparavant le poste de dĂ©lĂ©guĂ© national du Service dâinformation et dâinvestigation du parti unique FET y de las JONS, et Ă©tait fort proche du ministre de lâIntĂ©rieur (ministro de la GobernaciĂłn), Serrano SĂșñer[104]. En marge de cette structure fut mise sur pied une Brigade spĂ©ciale, Ă la tĂȘte de laquelle Finat nomma lâantisĂ©mite rabique Mauricio Carlavilla. La mission principale de ladite brigade Ă©tait de contrĂŽler les Juifs rĂ©sidant en Espagne, afin dâhonorer ainsi la demande expresse de Heinrich Himmler, chef de la SS et des services de sĂ©curitĂ© du TroisiĂšme Reich, lequel sâĂ©tait entretenu avec Finat Ă Berlin, puis, en 1940, avec Franco et Serrano Suñer lorsquâil Ă©tait venu visiter lâEspagne. En contrepartie, les nazis sâĂ©taient engagĂ©s Ă remettre Ă Franco tous les exilĂ©s rĂ©publicains quâils captureraient, promesse qui fut tenue. La Brigade spĂ©ciale reçut la charge des Archives juives, qui, gardĂ©es dans un secret absolu, rĂ©pertoriaient lâensemble des Juifs sĂ©journant en Espagne, et quâalimentaient les rapports envoyĂ©s par les gouverneurs civils sur « les activitĂ©s Ă caractĂšre juif » qui avaient lieu dans leur province[110]. Selon JosĂ© Luis RodrĂguez JimĂ©nez, « la collaboration ne fut pas effective dans tous les cas requis par les Allemands, mais il est Ă©tabli que quelques personnes furent livrĂ©es aux autoritĂ©s de Berlin ». AprĂšs le tournant de la Seconde Guerre mondiale, cette collaboration fut interrompue[124].
Si quelques Juifs furent incarcĂ©rĂ©s et maltraitĂ©s, câĂ©tait en raison de leur allĂ©geance rĂ©publicaine ou maçonnique, comme ce fut le cas de JosĂ© Bleiberg, qui se suicida avant dâĂȘtre dĂ©tenu, alors que ses deux fils, Alberto Bleiberg et GermĂĄn Bleiberg, passeront quatre ans en prison, ou du prĂ©sident de la communautĂ© juive de Barcelone, enfermĂ© dans un camp de concentration pour avoir Ă©tĂ© franc-maçon. Dâautres Ă©galement furent inquiĂ©tĂ©s en raison de leurs liens avec des Juifs, comme il arriva au poĂšte Jorge GuillĂ©n, mariĂ© Ă une Juive, ou Ă lâĂ©crivain philosĂ©farade Rafael Cansinos Assens, dans le dossier de qui se trouvait consignĂ© quâil « est Juif, ayant Ă©crit plusieurs livres et brochures en dĂ©fense du judaĂŻsme. Il est liĂ© dâamitiĂ© avec lâaventurier JosĂ© Estrugo, directeur du Secours rouge international », ce qui motiva la rĂ©ponse nĂ©gative Ă sa requĂȘte dâobtention de la carte de journaliste, indispensable Ă lâexercice de la profession. Les Chuetas de Majorque, sâil nây eut certes aucune action officielle Ă leur encontre, firent en revanche lâobjet de menaces anonymes, lâune dâelles leur lançant : « La Phalange saura expulser lâengeance juive » (La Falange sabrĂĄ expulsar a la ralea judĂa)[125].
Dans le mĂȘme temps que se dĂ©ployait cette politique antisĂ©mite, le rĂ©gime franquiste persistait dans le philosĂ©faradisme de droite amorcĂ© sous la dictature primorivĂ©riste. Ainsi, le CSIC crĂ©a-t-il en 1941 lâĂcole dâĂ©tudes hĂ©braĂŻques, sous lâĂ©gide de laquelle Ă©tait Ă©ditĂ©e la revue scientifique Sefarad, qui publiait les contributions des grands hĂ©braĂŻstes MillĂĄs Vallicrosa et Cantera Burgos, en prenant toujours bien soin de distinguer les SĂ©farades dâavec les AshkĂ©nazes[126] - [127]. Ladite revue, dont paraissaient deux copieux numĂ©ros chaque annĂ©e, se donnait pour tĂąche de recueillir les tĂ©moignages de lâimportant hĂ©ritage culturel laissĂ© par les Juifs en Espagne jusquâĂ leur expulsion en 1492, et plus tard par les communautĂ©s en Europe et en Afrique du Nord oĂč ils avaient fini par se fixer. LâĂ©cole faisait partie de lâinstitut Benito Arias Montano, et ce nâest quâĂ partir de 1944 que les Ă©tudes arabes furent sĂ©parĂ©es des Ă©tudes hĂ©braĂŻques. Dans le premier numĂ©ro de la publication, on pouvait lire[128] :
« Ce nâest pas en Espagne que le judaĂŻsme revĂȘtit le caractĂšre matĂ©rialiste manifestĂ© par telle ou telle fraction de ses communautĂ©s. CâĂ©tait dans la Provence, prĂ©alablement dissolue et infestĂ©e par les Albigeois, dans lâItalie averroĂŻste et paganisante de la Renaissance ; ce fut finalement dans les marais bataves, gelĂ©s sous le vent glacĂ© du rationalisme, que commença cette calamitĂ©[129]. »
Ainsi ressurgit le distinguo dont se servira le rĂ©gime pour allĂ©guer un prĂ©tendu philosĂ©mitisme envers les SĂ©farades, tout en continuant, en accord avec les souhaits de son alliĂ©e nationale-socialiste, Ă prĂȘcher lâantisĂ©mitisme, encore que limitĂ© aux Juifs dâEurope centrale et surtout de Russie, dâoĂč ils Ă©taient rĂ©putĂ©s Ćuvrer Ă propager le communisme[130].
Dans lâhebdomadaire Mundo, organe officieux du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres, on pouvait lire notamment que « les Juifs sĂ©farades sont parvenus Ă se libĂ©rer complĂštement des prĂ©jugĂ©s de race et des conditions psychologiques de leurs frĂšres et sĆurs » et quâils ont cessĂ© de « servir les buts du judaĂŻsme universel ». Aussi le culte judaĂŻque fut-il tolĂ©rĂ© Ă Ceuta, Melilla et au Maroc (ainsi quâĂ Tanger, occupĂ©e par lâEspagne le ), oĂč les synagogues demeurĂšrent ouvertes et ou les Juifs pouvaient vaquer Ă leurs activitĂ©s habituelles, encore quâils eussent Ă faire quelque « don » en faveur de la Division Bleue[126].
Attitude générale des autorités franquistes vis-à -vis des Juifs persécutés
Dans les premiĂšres annĂ©es de la Seconde Guerre mondiale, le rĂ©gime franquiste sâappliqua Ă aligner ses positions sur celles des puissances de lâAxe, raison pour laquelle notamment le gĂ©nĂ©ral Franco dĂ©pĂȘcha en la Division Bleue en renfort de lâinvasion allemande de lâUnion soviĂ©tique. De mĂȘme, lâĂglise catholique espagnole, pourtant rĂ©ticente envers le nazisme aprĂšs lâinvasion par Hitler de la catholique Pologne, cessa de critiquer les thĂ©ories nazies sur la supĂ©rioritĂ© raciale, pendant que la presse â celle sous la domination de lâĂglise et celle phalangiste â approuvait Ă prĂ©sent la persĂ©cution des Juifs dans lâEurope occupĂ©e, nâhĂ©sitant pas Ă Ă©tablir une analogie avec la politique antijuive des Rois catholiques. Dans le numĂ©ro du dâEcclesia, organe de lâAction catholique, on pouvait lire : « lâEspagne a rĂ©solu le problĂšme juif, en devançant de plusieurs siĂšcles et avec perspicacitĂ© les mesures prophylactiques [sic] quâont prises aujourdâhui tant de nations pour se dĂ©livrer de lâĂ©lĂ©ment judaĂŻque, si souvent ferment de dĂ©composition nationale »[131].
Une mesure prise en pendant la dictature primorivĂ©riste sous lâinfluence du courant philosĂ©farade avait permis aux Juifs de lointaine origine hispanique dâacquĂ©rir entre 1924 et 1930 la nationalitĂ© espagnole. Le nombre de ceux ayant pu bĂ©nĂ©ficier de cette offre Ă©tant assez faible, il y avait dans lâensemble fort peu de ressortissants juifs espagnols dont la vie et la sĂ©curitĂ© dĂ©pendaient de la bienveillance du gouvernement espagnol. Dans les Balkans, leur nombre peut avoir atteint le millier (640 en GrĂšce, 100 en Roumanie, environ 130 en Bulgarie, moins de 50 en Hongrie et environ 25 en Yougoslavie) ; en France, il y en avait quelque 3 000, pour la plupart immigrĂ©s dans ce pays au dĂ©part des Balkans, dont 2 000 dans la zone occupĂ©e et 1 000 dans la zone libre. En outre, quelques Juifs en Allemagne, en Belgique et en Hollande dĂ©tenaient un passeport espagnol et des documents espagnols, mais leur effectif ne dĂ©passait pas quelques douzaines. Il y avait enfin un nombre indĂ©terminĂ©, mais trĂšs certainement peu Ă©levĂ©, de ressortissants espagnols juifs au Maroc français. Le nombre total des Juifs sous protection espagnole ne dĂ©passait donc guĂšre les quatre milliers[note 3] - [132] - [76]. La seule tentative, faite dans les premiĂšres annĂ©es de la guerre, de rehausser ce nombre fut repoussĂ©e par Madrid avant mĂȘme que les autoritĂ©s françaises et allemandes aient eu lâoccasion de se pencher sur la question[76].
Pendant la guerre, les autoritĂ©s franquistes faisaient un distinguo dâune part entre SĂ©farades ordinaires et ressortissants espagnols, le statut de « protĂ©gĂ© » nâĂ©tant octroyĂ© quâĂ une petite minoritĂ© de JudĂ©o-Espagnols, et dâautre part entre les sympathisants de la cause franquiste et les autres, les desafectos[133]. La sollicitude du rĂ©gime allait aux Juifs sĂ©farades rĂ©sidant en Europe et en possession dâun passeport espagnol, quand mĂȘme ils nâaient pas tous Ă©tĂ© dĂ©tenteurs de la pleine nationalitĂ©. Cependant, lâattitude de lâEspagne franquiste face aux mesures vexatoires et dâexpropriation prises dans les zones occupĂ©es par lâAllemagne apparaĂźt ambiguĂ« : dâune part, elle faisait remarquer aux autoritĂ©s dâoccupation quâil nâexistait pas en Espagne de lĂ©gislation discriminatoire selon la race ou la religion, et exigeait en consĂ©quence que les accords bilatĂ©raux relatifs Ă la sĂ©curitĂ© des personnes et des biens soient appliquĂ©s Ă leurs ressortissants juifs, mais dâautre part, elle disposa que ces mĂȘmes ressortissants ne devaient pas ĂȘtre soustraits Ă la lĂ©gislation antijuive locale, sauf si la souverainetĂ© espagnole sâen trouvait affectĂ©e ; ainsi p. ex., le ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres communiqua aux consuls dĂ©tachĂ©s en France de ne pas sâopposer Ă ce que les lois antisĂ©mites adoptĂ©es par le rĂ©gime de Vichy et par les nazis dans la France occupĂ©e soient appliquĂ©es aussi aux SĂ©farades, encore que les consuls soient nĂ©anmoins intervenus, avec un succĂšs inĂ©gal, quand des Juifs dotĂ©s dâun passeport espagnol Ă©taient mis en dĂ©tention ; quelques-uns parmi ceux-ci rĂ©ussirent Ă se rapatrier en Espagne[132] - [134]. En outre, le gouvernement de Franco ne consentait Ă protĂ©ger ses ressortissants juifs Ă lâĂ©tranger que dans la mesure oĂč cela ne supposait pas un sĂ©jour permanent dans la PĂ©ninsule, et les passeports et visas autorisant un Ă©tablissement Ă demeure en Espagne ont Ă©tĂ© dĂ©livrĂ©s avec la plus grande parcimonie[135] - [136].
Quant aux rĂ©fugiĂ©s juifs, assez peu nombreux, arrivĂ©s illĂ©galement dans le pays ou ne remplissant pas les conditions de transit, ils furent pour la plupart durement traitĂ©s, et notamment internĂ©s jusquâĂ clarification de leur situation et jusquâĂ ce que se prĂ©sente la possibilitĂ© de les Ă©vacuer vers un pays tiers, Ă dĂ©faut de quoi, et par lâeffet combinĂ© de la pression allemande et de la mĂ©diocre coordination dâune administration espagnole souvent dominĂ©e par des phalangistes, ils furent dans quelques rares cas refoulĂ©s vers la France, voire dĂ©portĂ©s vers lâAllemagne, en particulier lorsquâils avaient Ă©tĂ© interceptĂ©s prĂšs de la frontiĂšre. Lâhistorien Haim Avni dĂ©crit un cas survenu en 1941 dâune dĂ©cision arbitraire de reconduite Ă la frontiĂšre française dâun couple de rĂ©fugiĂ©s, qui fut ainsi livrĂ© aux Allemands. Mais le cas le plus retentissant est celui du philosophe juif allemand Walter Benjamin, qui, devant la perspective de devoir rebrousser chemin, choisit en de se donner la mort sur le passage frontalier de CerbĂšre/Portbou. En tout Ă©tat de cause, les autoritĂ©s franquistes faisaient tout pour que les rĂ©fugiĂ©s juifs quittent le sol espagnol le plus tĂŽt possible[137] - [138] - [139].
AprĂšs la nomination Ă la tĂȘte du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres dĂ©but du gĂ©nĂ©ral GĂłmez-Jordana, rĂ©putĂ© favorable aux AlliĂ©s, lâattitude Ă lâĂ©gard des SĂ©farades fut rĂ©examinĂ©e. Le titulaire de la Direction de la politique europĂ©enne, Pelayo GarcĂa Olay, proposa de prendre une sĂ©rie de mesures, dont un recensement des ressortissants espagnols prĂ©sents dans chaque pays, et un examen, au cas par cas, du fondement juridique de la nationalitĂ©, et de prendre sur cette base une dĂ©cision propre Ă ce que « les desseins qui inspirĂšrent le DĂ©cret royal du ne restent pas sans effet ». Les consuls seraient donc tenus de continuer Ă dĂ©fendre les ressortissants juifs Ă lâĂ©tranger et Ă amĂ©liorer leur condition chaque fois que possible, mais en mĂȘme temps, il Ă©tait prĂ©conisĂ© de vĂ©rifier dĂ©sormais, pour chaque cas particulier, le fondement juridique sur lequel reposait le bĂ©nĂ©fice de la nationalitĂ© espagnole, consigne sous lâeffet de laquelle les autoritĂ©s espagnoles furent amenĂ©es Ă retrancher du contingent dĂ©jĂ rĂ©duit des SĂ©farades recensĂ©s comme protĂ©gĂ©s espagnols Ă lâĂ©tranger tous ceux qui nâĂ©taient pas en possession de tous les documents en rĂšgle. Ainsi p. ex., si 3 000 personnes environ Ă©taient en 1942 officiellement enregistrĂ©es dans les consulats de France, en , elles nâĂ©taient plus que quelque 500 Ă pouvoir jouir de la protection espagnole[140] - [141] - [136]. Les reprĂ©sentants espagnols auraient Ă informer Madrid des attaques contre les protĂ©gĂ©s juifs et Ă agir dans leur intĂ©rĂȘt dans la mesure du possible, mais, une fois encore, sans aller jusquâĂ interfĂ©rer dans lâapplication des lois gĂ©nĂ©rales en vigueur dans les pays respectifs contre les citoyens juifs. Il est probable que le rapport de GarcĂa Olay ne servit que de faux-semblant et de justificatif Ă la passivitĂ© espagnole, au motif aussi quâaux termes du dĂ©cret de 1924, la nationalitĂ© acquise avant cette date ou aprĂšs 1930 nâĂ©tait pas valide. Lâapplication stricte des conditions de nationalitĂ©, lâexigence de documents complets et parfaitement en rĂšgle, Ă©cartait ces SĂ©farades de la citoyennetĂ© espagnole et les transformait en ressortissants grecs, hongrois etc., ou pire, en apatrides, ce qui Ă©quivalait Ă les remettre aux mains des Allemands[142].
Le problĂšme sâexacerba en , lorsque lâAllemagne adressa un ultimatum aux puissances neutres, dont lâEspagne, les sommant de rapatrier de France les Juifs dĂ©tenteurs dâun passeport espagnol avant le , sous peine de les voir expĂ©diĂ©s vers lâest, oĂč ils seraient contraints de rester jusquâĂ la fin de la guerre, câest-Ă -dire en rĂ©alitĂ© pour y ĂȘtre exterminĂ©s dans des camps en Pologne[143]. Le , lâAllemagne annonça que la mĂȘme mesure sâappliquait aussi Ă la Pologne, aux pays baltes et Ă lâEurope orientale, et le , Ă©galement Ă la GrĂšce[144]. NâĂ©taient concernĂ©s que les Juifs ayant acquis avant cette date la citoyennetĂ© dâun pays neutre, les autres ne pouvant se soustraire aux mesures prises par le Reich Ă lâencontre des autres Juifs[145]. Le , Jordana adressa Ă lâambassadeur Bernardo Rolland un cĂąble lui communiquant quâ« un visa dâentrĂ©e en Espagne sera accordĂ© aux SĂ©farades espagnols moyennant quâils justifient, pour eux-mĂȘmes et pour chaque membre de leur famille les accompagnant, de leur nationalitĂ© (non de leur statut de protĂ©gĂ©) par des documents complets et satisfaisants, et quâils dĂ©montrent remplir les exigences dâinscription dans le Registre national, ainsi que dans le Registre de mariage si lâĂ©pouse les accompagne, et de naissance des enfants, si ceux-ci les accompagnent »[146] ; Ă©taient ainsi explicitement exclus dâun rapatriement en Espagne tous ceux ne rĂ©pondant pas Ă ces exigences. De plus, ce que les Allemands dĂ©signaient par « rapatriement » ne serait autre pour les ressortissants juifs quâun simple transit par lâEspagne, Ă lâĂ©gal des autres rĂ©fugiĂ©s[147], ainsi quâen tĂ©moigne le courrier, datĂ© du , de Jordana Ă son confrĂšre Carlos Asensio, ministre des ArmĂ©es, dâoĂč ressort le mĂȘme principe de base de ne permettre en aucune façon aux SĂ©farades de demeurer en Espagne[148]. Le , le gouvernement espagnol sollicita un dĂ©lai dans le rapatriement pour pouvoir se prĂ©parer (et obtenir le soutien financier de l'organisation humanitaire juive amĂ©ricaine JDC), Ă quoi les Allemands accĂ©dĂšrent en concĂ©dant un report jusquâĂ la fin [76]. Pendant que lâEspagne diffĂ©rait sans cesse le rapatriement de ses ressortissants, le ministre allemand des Affaires Ă©trangĂšres faisait montre de flexibilitĂ© et de patience, accordant des sursis Ă rĂ©pĂ©tition, et ce jusquâen 1944. Cette souplesse sâexplique sans doute par lâimportance accrue que lâEspagne avait prise pour lâAllemagne entre 1943-1944[149].
Ă la diffĂ©rence de la Suisse, de la SuĂšde ou du Portugal, le gouvernement espagnol ne sâempressa pas de recueillir ses ressortissants juifs ; ce nâest quâaprĂšs avoir soupesĂ© les diffĂ©rentes possibilitĂ©s, y compris celle de la dĂ©portation, que le gĂ©nĂ©ral Franco lui-mĂȘme rĂ©solut enfin de les faire rapatrier, mais sans donc quâils puissent dâaucune façon rester en Espagne, ce qui prĂ©supposait de considĂ©rer comme Ă©tant toujours en vigueur le dĂ©cret dâexpulsion des Juifs de 1492. Au surplus, le gouvernement espagnol donna avis au gouvernement allemand quâil nâaccepterait dâaccueillir que de petits groupes, lâun aprĂšs lâautre, un groupe nâĂ©tant autorisĂ© Ă entrer en Espagne quâaprĂšs que le prĂ©cĂ©dent eĂ»t quittĂ© le pays, ce au motif que lâEspagne ne pouvait affronter « le trĂšs grave problĂšme [gravĂsimo problema] » de les avoir Ă demeure en Espagne[150]. La politique de transit adoptĂ©e par le gouvernement de Franco supposait donc que les Juifs accueillis sur le sol espagnol puissent repartir sans dĂ©lai vers une destination dĂ©finitive. Cette position inflexible, qui fut maintenue jusquâau bout par lâEspagne, se heurta cependant aux difficultĂ©s Ă trouver des pays prĂȘts Ă hĂ©berger des milliers de personnes dĂ©placĂ©es[151]. De plus, Madrid ne donnait de façon gĂ©nĂ©rale aucune suite aux diverses requĂȘtes de rapatriement collectives Ă©manant de SĂ©farades de France, de GrĂšce et dâautres pays balkaniques ; ce nâĂ©tait quâĂ titre individuel quâun certain nombre de personnes avaient quelque chance dâobtenir un passeport pour gagner lâEspagne[152].
Il est Ă souligner que le gouvernement espagnol Ă©tait dâores et dĂ©jĂ dĂ»ment informĂ© du sort qui attendait les Juifs dĂ©portĂ©s vers lâest. En effet, les premiers renseignements qui parvinrent au gouvernement franquiste et Ă Franco lui-mĂȘme Ă ce sujet provenaient dâun rapport Ă©laborĂ© en par un groupe de mĂ©decins qui avaient visitĂ© lâAutriche et la Pologne, rapport dans lequel Ă©taient Ă©voquĂ©es lâextermination des « dĂ©ments » et la rĂ©clusion des Juifs dans des ghettos oĂč ils pĂ©rissaient de faim et de maladie. Ces informations Ă©taient corroborĂ©es par les dĂ©pĂȘches envoyĂ©es en 1942 par la Division Bleue, lesquelles faisaient Ă©tat aussi de massacres de Russes et de Polonais[143]. La zone de lâUnion soviĂ©tique oĂč la Division Bleue avait Ă©tĂ© affectĂ©e Ă©tait aussi celle oĂč opĂ©rait lâEinsatzgruppe A ; celle-ci, commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral de la SS Franz Walter Stahlecker, accompagnait les troupes allemandes du Nord et Ă©tait la plus nombreuse de toutes, avec un effectif total de 990 personnes, dont un tiers Ă©taient membres de la Waffen-SS. Ă la date du , ces hommes avaient assassinĂ© 125 000 Juifs et 5 000 personnes non juives, et lâextermination Ă©tait dĂ©jĂ accomplie lorsque les combattants espagnols arrivĂšrent Ă la fin de lâĂ©tĂ© 1941 dans la zone Ă eux assignĂ©e. Le commandement allemand eut soin de mettre aux mains des volontaires espagnols des fascicules dâinstructions sur la façon de se comporter face Ă un ennemi qui pour eux avait Ă©tĂ© jusque-lĂ plus imaginaire que rĂ©el : lâun des manuels fournis aux Espagnols, intitulĂ© Conduite Ă tenir avec les Juifs, indiquait que la troupe eut Ă agir « sans aucune considĂ©ration contre les Juifs » et expliquait que les Juifs Ă©taient les « principaux soutiens » du communisme, en raison de quoi il fallait Ă©viter toute collaboration avec eux[153] - [154] - [155].
Ă la fin de la mĂȘme annĂ©e 1942, ce fut au tour des gouvernements alliĂ©s de dĂ©noncer lâ« extermination » des Juifs. En , les autoritĂ©s de Madrid furent explicitement informĂ©es par lâambassade dâEspagne Ă Berlin que les Juifs Ă©taient envoyĂ©s dans des camps en Pologne pour y ĂȘtre assassinĂ©s[143] : dans un alinĂ©a dâun rapport de lâambassadeur Ă Berlin, GinĂ©s Vidal, il est fait allusion Ă lâactivitĂ© exterminatrice du camp de Treblinka :
« La liquidation en masse de Juifs se poursuit, non seulement de ceux qui vivent encore sur les trois millions et demi qui rĂ©sidaient en Pologne, mais aussi de ceux amenĂ©s dâAutriche, de TchĂ©coslovaquie, de Belgique, de Hollande, de NorvĂšge, de France et de Yougoslavie ; un endroit, inconnu jusquâici, nommĂ© Tremblinka [sic], a acquis la lugubre rĂ©putation dâĂȘtre celui choisi pour ces tueries terribles[156]. »
Un an aprĂšs, Ăngel Sanz Briz, diplomate en poste Ă Budapest, informa son gouvernement de façon dĂ©taillĂ©e sur les rumeurs qui circulaient Ă propos dâAuschwitz. Sanz Briz fut par lĂ probablement le premier diplomate Ă renseigner le gouvernement franquiste sur les massacres dâAuschwitz. Il revint Ă la charge le mois suivant, de façon plus circonstanciĂ©e encore, en faisant parvenir Ă Madrid le dĂ©nommĂ© Rapport sur Auschwitz, prĂ©sumĂ©ment rĂ©digĂ© par deux prisonniers qui avaient rĂ©ussi Ă sâen Ă©vader en , et qui circulait dans diffĂ©rentes capitales europĂ©ennes, et dont il Ă©crivit la lettre dâaccompagnement[157]. Il incombait dĂ©sormais au gouvernement de Franco de se mobiliser pour rapatrier ses ressortissants juifs Ă lâĂ©tranger ; pourtant lâenjeu essentiel pour les autoritĂ©s espagnoles Ă©tait alors derechef d'Ă©viter « la crĂ©ation dâune colonie et dâun problĂšme juif, dont [la patrie] est heureusement exempte »[158]. Ce souci et lâembarras des responsables franquistes se font jour dans une note que JosĂ© MarĂa Doussinague, directeur gĂ©nĂ©ral de la Politique Ă©trangĂšre, rĂ©digea en Ă lâattention de son ministre de tutelle Jordana :
« Si lâEspagne abandonne les SĂ©farades et les fait tomber sous le coup des dispositions antisĂ©mites, nous courons le risque de voir sâaggraver lâhostilitĂ© qui existe Ă notre Ă©gard, en particulier en AmĂ©rique oĂč on nous accusera [dâĂȘtre des] bourreaux, de complicitĂ© dâassassinats, etc., comme cela sâest dĂ©jĂ passĂ© Ă plusieurs reprises. [âŠ] On ne peut pas non plus accepter la solution consistant Ă les acheminer en Espagne oĂč leur race, leur argent, leur anglophilie et leur franc-maçonnerie les convertiraient en agents de toutes sortes dâintrigues[159]. »
Ă partir de lâĂ©tĂ© 1943, la prĂ©visible victoire alliĂ©e incita le Caudillo, dĂ©sormais aux abois, Ă un maximum de concessions aux Anglo-AmĂ©ricains. DĂšs aprĂšs le dĂ©barquement alliĂ© en Afrique du Nord de , des facilitĂ©s de passage sur le territoire espagnol furent accordĂ©es Ă diverses catĂ©gories de population en transit, dont des rĂ©fugiĂ©s du nazisme, des militaires alliĂ©s, et des combattants des Forces françaises libres[160].
Si le gouvernement espagnol avait communiquĂ© lâordre aux consuls dâEspagne en Allemagne et dans les pays occupĂ©s ou satellites de lâAxe de ne pas Ă©mettre de visas de transit aux Juifs qui en faisaient la demande, sauf sâils pouvaient dĂ»ment justifier « de [leur] nationalitĂ© par une documentation complĂšte satisfaisante » espagnole[161], la plupart des diplomates espagnols, dĂ©daignant cet ordre, donnĂšrent satisfaction aux Juifs, en particulier aux SĂ©farades qui se prĂ©sentaient dans les consulats allĂ©guant de leur statut de protĂ©gĂ©, alors quâil nâĂ©tait plus valide et que le dĂ©lai dâobtention de la nationalitĂ© avait expirĂ© le . Les consuls savaient que les SĂ©farades, comme les autres Juifs, Ă©taient en danger de mort sâils tombaient aux mains de la police allemande. Face Ă cette situation dramatique, le corps diplomatique espagnol eut, dans toute lâEurope, un comportement exemplaire, faisant tout ce qui Ă©tait en son pouvoir pour soulager le sort des Juifs, fussent-ils ou non SĂ©farades, de nationalitĂ© espagnole ou non. Les noms de ces diplomates qui firent spontanĂ©ment, y compris mĂȘme au rebours des instructions quâils avaient reçues de leur gouvernement, tout ce qui Ă©tait Ă leur portĂ©e pour sauver des individus et des familles en danger de mort, mĂ©ritent dâavoir une place dans lâHistoire. Ce sont, entre autres : Bernardo Rolland, consul gĂ©nĂ©ral Ă Paris (1939-1943) ; Eduardo Gasset y DĂez de Ulzurrun, consul et chargĂ© d'affaires Ă AthĂšnes et Ă Sofia (1941-1944) ; SebastiĂĄn Romero Radigales, consul gĂ©nĂ©ral en GrĂšce (1943), nommĂ© Juste parmi les nations par IsraĂ«l en 2014[162] ; Julio Palencia Tubau, chargĂ© dâaffaires en Bulgarie ; Ăngel Sanz Briz, chargĂ© dâaffaires en Hongrie, aux cĂŽtĂ©s de Giorgio Perlasca, Italo-espagnol se faisant passer pour consul, tous deux nommĂ©s Juste parmi les nations, en 1966 et 1989, respectivement ; GinĂ©s Vidal y Saura, ambassadeur Ă Berlin (1942-1945), et son secrĂ©taire Federico OlivĂĄn ; Alejandro Pons Bofill, vice-consul honoraire Ă Nice (1939-1944) ; en plus des nombreux autres fonctionnaires de rang plus modeste qui les aidĂšrent dans cette tĂąche humanitaire[163] - [164].
LâEspagne comme lieu de refuge
Durant la Guerre civile, il Ă©tait exclu que lâEspagne fasse figure de lieu de refuge pour les Juifs, Ă©tat de fait qui persista pendant encore neuf mois aprĂšs le dĂ©but de la Seconde Guerre mondiale[165]. AprĂšs la dĂ©faite française de juin 1940, le rĂ©gime franquiste se montra dâabord gĂ©nĂ©reux, dĂ©livrant, Ă travers ses reprĂ©sentants consulaires, des visas de transit Ă toute personne en possession dâun visa de transit ou dâĂ©migration Ă©mis par le Portugal, mais au bout de quelques semaines, lâEspagne ferma la frontiĂšre des PyrĂ©nĂ©es, pour se donner le temps de dĂ©finir sa politique, en attendant que la situation en France se soit stabilisĂ©e[166] - [167]. LâEspagne autorisa ainsi, dans un premier temps, entre 20 000 et 35 000 Juifs, ainsi que des milliers dâautres rĂ©fugiĂ©s, Ă transiter par le territoire espagnol Ă destination dâautres pays, la plupart du temps via le Portugal. En , la frontiĂšre fut Ă nouveau ouverte, sur le point de passage de CerbĂšre/Portbou, mais cette fois sous un rĂ©gime de quotas sur le nombre dâentrĂ©es quotidiennes, en plus dâautres restrictions, notamment lâobligation dâun visa de sortie français, qui deviendra le problĂšme le plus difficile pour les rĂ©fugiĂ©s de la zone libre aprĂšs que le rĂ©gime de Vichy se fut solidement installĂ©. Celui-ci en effet mit de nombreuses entraves Ă la concession de visas de sortie du territoire, et les autoritĂ©s espagnoles, par loyautĂ©, interdirent le passage Ă toute personne dĂ©pourvue de visa de sortie. Ă partir du , les dispositions espagnoles de transit devinrent plus rigoureuses encore, et les autoritĂ©s espagnoles avaient soin en particulier de ne pas laisser entrer des hommes en Ăąge de service militaire, Ă moins de pouvoir produire un certificat dâinaptitude en rĂšgle. En aucun cas, il ne fut octroyĂ© de visas collectifs, de sorte que p. ex. le permis de passage fut refusĂ© Ă 3 000 judĂ©oconvers qui avaient pourtant, sur les instances du Vatican, Ă©tĂ© admis Ă entrer au BrĂ©sil. Cette politique de visas excluait certaines catĂ©gories de personnes et imposait de pĂ©nibles procĂ©dures Ă dâautres, mais ne discriminait pas entre Juifs et non-Juifs, et il semble que nul nâait Ă©tĂ© refoulĂ© en raison de sa seule religion. Dans lâintervalle de temps oĂč des permis Ă©taient accordĂ©s â dans un premier temps sans limitation, ensuite avec restrictions â, des milliers de Juifs rĂ©ussirent Ă passer en Espagne ouvertement et lĂ©galement, et furent ainsi sauvĂ©s[137] - [168] - [169]. Selon Haim Avni, le nombre de ces Juifs ayant pu se sauver parce que lâEspagne ne leur avait pas refusĂ© le transit ne dĂ©passe pas les 7 500[170] ; Berndt Rother a cependant revu ce chiffre Ă la hausse, Ă un nombre qui se situerait entre 20 000 et 35 000 personnes[171].
DĂ©but , le sauvetage lĂ©gal de Juifs par le passage en Espagne prit fin, aprĂšs que le gouvernement de Vichy eut Ă©dictĂ© lâordre dâannuler les visas de sortie pour les Juifs français et Ă©trangers et se fut engagĂ© Ă extrader vers lâAllemagne les Juifs Ă©trangers. Pour contourner ces nouvelles restrictions, les Juifs eurent alors recours aux contrefaçons de documents, ou tentĂšrent de franchir la frontiĂšre pyrĂ©nĂ©enne clandestinement, entreprise encore aisĂ©e en 1940. DĂšs lors, le nombre de personnes en situation illĂ©gale en Espagne sâaccrut fortement. Ces personnes Ă©taient mises en dĂ©tention sur-le-champ, et ensuite leur sort dĂ©pendait du caprice de lâadministration espagnole, souvent dominĂ©e par des phalangistes extrĂ©mistes sous influence allemande ; des cas ont Ă©tĂ© recensĂ©s oĂč des illĂ©gaux furent reconduits Ă la frontiĂšre et remis aux Allemands, et des tĂ©moignages existent allant dans ce sens ; toutefois, lâincarcĂ©ration en Espagne Ă©tait loin dâentraĂźner automatiquement un refoulement[172] - [173]. Sâil nây eut certes pas de discriminations Ă lâencontre des Juifs apatrides, ceux-ci nĂ©anmoins souffraient davantage que les autres, car les autoritĂ©s espagnoles interdirent jusquâen 1942 aux organisations de bienfaisance juives dâopĂ©rer en Espagne[174].
Les illĂ©gaux Ă©taient donc pour la plupart internĂ©s, les femmes dans des prisons provinciales et les hommes dans le camp de concentration de Miranda de Ebro, dâoĂč ils Ă©taient ensuite redirigĂ©s vers dâautres pays. Juifs, prisonniers de droit commun, rĂ©fugiĂ©s et militaires alliĂ©s capturĂ©s y souffraient des mĂȘmes exĂ©crables conditions de logement, de lâhygiĂšne dĂ©faillante et dâune mauvaise alimentation[175]. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, tous les rĂ©fugiĂ©s arrivĂ©s Ă la frontiĂšre espagnole Ă©taient interpellĂ©s par des membres de la Garde civile et, une fois leur dĂ©claration consignĂ©e et leurs donnĂ©es enregistrĂ©es, se voyaient infliger le mĂȘme traitement dĂ©gradant, quâils fussent ou non Juifs. Ils Ă©taient alors tondus, menottĂ©s par deux, triĂ©s par nationalitĂ© et enfermĂ©s dans des cellules Ă cĂŽtĂ© de prisonniers politiques et de dĂ©linquants, oĂč ils recevaient une nourriture parcimonieuse. Des prisons locales, ils passaient habituellement aux prisons provinciales, puis, de lĂ , la plupart de ceux qui nâĂ©taient rĂ©clamĂ©s par aucun consulat â câest-Ă -dire entre autres les apatrides, qui Ă©taient Juifs en majoritĂ© â Ă©taient transfĂ©rĂ©s au camp de concentration de Miranda[176] - [177].
Ledit camp, construit le sur ordre du gouvernement de Burgos (la dĂ©nommĂ©e Junte technique de lâĂtat), avait une capacitĂ© dâaccueil de 1 500 personnes, mais fin 1942, le nombre de ses internĂ©s dĂ©passait dĂ©jĂ les 3 500. Cet Ă©tat de surpopulation (et les conditions de vie dans le camp) allait sâaggraver encore avec le flux de rĂ©fugiĂ©s qui dĂ©ferla sur lâEspagne Ă partir de 1943. Sâil y eut certes quelques cas dâantisĂ©mitisme Ă lâintĂ©rieur du camp, provoquĂ©s par des rĂ©fugiĂ©s français, dont fut victime entre autres le jeune mĂ©decin Joseph Gabel, et mĂȘme une algarade antijuive dĂ©clenchĂ©e par un officier français contre ses compatriotes juifs[178], le gouvernement franquiste nâen vint jamais Ă amĂ©nager ni prisons, ni centres de dĂ©tention, ni camps de concentration rĂ©servĂ©s exclusivement aux Juifs ; les Juifs arrivĂ©s en Espagne par la frontiĂšre pyrĂ©nĂ©enne Ă©taient traitĂ©s de la mĂȘme maniĂšre que le reste des rĂ©fugiĂ©s[176] - [179]. Les organisations de bienfaisance juives nâĂ©tant pas autorisĂ©es Ă intervenir en Espagne, une assistance aux rĂ©fugiĂ©s dut se faire par des mĂ©diations discrĂštes ou encore Ă travers les Croix-Rouge amĂ©ricaine et portugaise[137] - [168]. Ă partir de 1942, sous couvert dâune succursale de la Croix-Rouge portugaise mise sur pied par le Portugais Sam Levy et dirigĂ©e ensuite par son compatriote Samuel Sequerra, le Joint Distribution Committee (JDC), organisation judĂ©o-amĂ©ricaine, dont le gouvernement espagnol, pour accĂ©der aux exigences des puissances alliĂ©es, avait tolĂ©rĂ© quâelle sâĂ©tablisse Ă Barcelone, assistait les nouveaux venus juifs dans la PĂ©ninsule, mais surtout sâefforçait, avec lâappui des ambassades de Grande-Bretagne et des Ătats-Unis, dâorganiser leur Ă©vacuation, via le Portugal, vers lâAfrique du Nord ou encore la Palestine[137] - [168] - [180]. Le , un groupe de 15 phalangistes armĂ©s, anciens combattants de la Division Bleue, prit dâassaut les locaux de la JDC, dont les activitĂ©s Ă©taient vues dâun mauvais Ćil par les Ă©lĂ©ments les plus exaltĂ©s du rĂ©gime, et profĂ©ra des menaces Ă lâadresse de Sequerra[181] - [182]. Toutefois, il est Ă souligner que ce type dâactions nâeurent jamais lieu Ă lâinstigation du gouvernement, mais constituaient des actions isolĂ©es de groupes incontrĂŽlĂ©s[183].
Ă partir dâ, Ă la suite de lâoccupation de lâAfrique du Nord par les AlliĂ©s, et de lâoccupation de la zone libre dĂ©cidĂ©e par lâAllemagne dans la foulĂ©e, il y eut une recrudescence du flux de rĂ©fugiĂ©s civils, dont la majoritĂ© Ă©taient juifs. Les ambassades de Grande-Bretagne et des Ătats-Unis ne lĂ©sinĂšrent pas sur les moyens de persuader les autoritĂ©s franquistes de ne pas refouler ces rĂ©fugiĂ©s, ce qui eut pour effet que Madrid sâabstint, ici encore, de prendre des mesures discriminatoires contre les Juifs. De jusquâĂ la libĂ©ration de la France, lâEspagne accorda lâasile Ă tous les Juifs arrivĂ©s dans le pays illĂ©galement. Leur nombre fut seulement dĂ©terminĂ© par les obstacles naturels (les PyrĂ©nĂ©es) et par les patrouilles frontaliĂšres allemandes. La lenteur avec laquelle les rĂ©fugiĂ©s Ă©taient ensuite Ă©vacuĂ©s hors dâEspagne ne leur fut pas dommageable, mais le fut Ă lâinverse aux ressortissants juifs espagnols rĂ©sidant Ă lâĂ©tranger et en attente de rapatriement[184].
Les AlliĂ©s pour leur part accordaient la prioritĂ© au sauvetage de leur personnel militaire ; lâambassadeur des Ătats-Unis en Espagne Carlton Hayes considĂ©rait son assistance aux soldats alliĂ©s comme lâune des missions les plus importantes de son ambassade, trĂšs au-dessus de ses activitĂ©s de secours aux rĂ©fugiĂ©s civils, estimant mĂȘme, selon ce que rapporte Joseph Schwartz, directeur du JDC, que tout effort pour extraire des rĂ©fugiĂ©s juifs de France Ă travers lâEspagne Ă©tait susceptible de gĂȘner ses efforts Ă faire libĂ©rer les prisonniers de guerre amĂ©ricains[185] - [186].
Le , le ministĂšre espagnol des Affaires Ă©trangĂšres annonça la fermeture des frontiĂšres aux rĂ©fugiĂ©s sans documents lĂ©gaux, que la police des frontiĂšres des provinces de Catalogne et de Navarre sâappliquait dĂ©sormais Ă refouler vers la France. Le gouvernement espagnol renforça ses patrouilles et pria les Français dâen faire autant[187]. Mais en , Jordana informa Hayes que lâordre dâexpulsion des rĂ©fugiĂ©s clandestins avait Ă©tĂ© annulĂ© et quâĂ partir de ce moment tous les rĂ©fugiĂ©s seraient autorisĂ©s Ă rester en Espagne. Cependant, la nouvelle libĂ©ralitĂ© du gouvernement tarda Ă se rĂ©percuter sur le personnel subalterne, qui continua pendant un temps encore Ă restituer des rĂ©fugiĂ©s aux autoritĂ©s françaises. En tout Ă©tat de cause, si lâEspagne consentait Ă accepter les rĂ©fugiĂ©s, il nâĂ©tait accordĂ© Ă ceux-ci quâun permis de sĂ©jour transitoire, avec interdiction de sâĂ©tablir Ă demeure en Espagne[188].
Entre-temps, les AlliĂ©s tentaient de sâaccorder sur lâimplantation dâun camp de transit situĂ© hors dâEspagne ; en raison de dissensions et de rĂ©criminations mutuelles entre les AlliĂ©s, la crĂ©ation de ce camp dâĂ©vacuation fut retardĂ©e et ne verra finalement le jour, Ă lâissue de longues tractations, quâun an aprĂšs, en , Ă FĂ©dala, non loin de Casablanca. Le , Roosevelt avait donnĂ© Ă entendre quâun plan dâĂ©vacuation devait ĂȘtre mis en Ćuvre rapidement, pour inciter lâEspagne, en tant que pays neutre, Ă sâengager plus activement dans le sauvetage de Juifs dans les pays sous occupation nazie[189]. Pour leur part, les pays dâaccueil de Juifs (Chili, Argentine, Mexique, Canada, etc.) posaient des conditions trĂšs prĂ©cises et difficiles Ă satisfaire. Face Ă ces tergiversations et entraves, lâEspagne menait une politique en la matiĂšre qui changeait pĂ©riodiquement[190]. En , les apatrides internĂ©s Ă Miranda furent autorisĂ©s, avant quâils ne quittent lâEspagne, Ă sâinstaller vivre Ă Madrid et Barcelone en libertĂ© surveillĂ©e, sans que cet assouplissement nâait empĂȘchĂ© dâenfermer aprĂšs cette date de nouveaux rĂ©fugiĂ©s apatrides Ă Miranda[191]. Du reste, tous les frais dâentretien de ces centaines de rĂ©fugiĂ©s restaient Ă charge du JDC[192].
LâAgence juive calcula en que le nombre de juifs entrĂ©s illĂ©galement en Espagne ne dĂ©passait pas les 2 000 individus. Câest lâĂ©poque aussi oĂč lâĂ©vacuation hors dâEspagne de citoyens français atteignit son point culminant ; leur nombre oscillant entre 15 000 et 16 000, avec une proportion de Juifs situĂ©e entre seulement 10 et 12 %, le nombre de Juifs français ayant pu se sauver ne devait donc pas dĂ©passer les 2 000. Beaucoup dâentre eux, environ 1 200, se rendirent ensuite en Afrique du Nord française, soit parce quâils avaient acquis la nationalitĂ© française, soit parce quâils sâĂ©taient engagĂ©s comme volontaires dans les unitĂ©s de combat de la France libre. Si lâon additionne ces chiffres, le nombre maximum de Juifs rĂ©fugiĂ©s qui transitĂšrent par lâEspagne ou qui y sĂ©journĂšrent entre lâĂ©tĂ© 1942 et la fin de 1943, sâĂ©tablit Ă 5 300. Dâautres estimations tendent Ă recouper ce chiffre. Si lâon additionne tous les groupes, y compris ceux â TchĂšques, Belges, Hollandais etc. â arrivĂ©s en Espagne avant 1942, lâon arrive Ă un total de prĂšs de 6 000 Juifs sauvĂ©s en Espagne. JusquâĂ , date Ă laquelle la fuite depuis la France se tarit tout Ă fait, ce chiffre sâaccrut encore de quelques centaines de Juifs, sans doute entre 800 et 900. En y ajoutant les soldats juifs qui figuraient parmi les soldats amĂ©ricains et britanniques ayant franchi clandestinement les PyrĂ©nĂ©es, le nombre total pour lâannĂ©e 1944 atteindrait au plus 1 500 individus, soit un total, pour la pĂ©riode de lâĂ©tĂ© 1942 Ă lâautomne 1944, de 7 500 maximum[193].
Sauvetage de ressortissants juifs espagnols résidant en France
Il a Ă©tĂ© calculĂ© quâau moment de la capitulation de la France en , environ 35 000 SĂ©farades vivaient dans ce pays, quelques-uns Ă©tablis dans des zones dâimplantations anciennes sur le littoral du golfe de Biscaye, mais la majeure partie habitant Paris ou dâautres grandes villes. De ceux-ci, deux mille sâĂ©taient fait enregistrer Ă titre de ressortissants espagnols rĂ©guliers Ă lâambassade dâEspagne Ă Paris et un millier dâautres dans les diffĂ©rentes dĂ©lĂ©gations consulaires du pays. Ces 3 000 SĂ©farades, dont beaucoup avaient entretenu des liens Ă©troits avec lâEspagne, rĂ©clamaient la protection du gouvernement de Madrid en invoquant le traitĂ© hispano-français de 1862 (stipulant que tout sujet espagnol habitant en France jouissait des mĂȘmes droits quâun Espagnol rĂ©sidant en Espagne), ainsi que le dĂ©cret-loi de 1924 par lequel leur avait Ă©tĂ© octroyĂ©e la nationalitĂ© espagnole. Beaucoup de ces Juifs avaient une position Ă©conomique stable, et quelques-uns Ă©taient trĂšs riches[194] - [195]. Cependant, il avait Ă©tĂ© estimĂ© par la dĂ©lĂ©gation de ces SĂ©farades que le nombre de ceux qui, en possession de documents complets et parfaitement en rĂšgle au regard du dĂ©cret de , entraient en ligne de compte pour sâĂ©tablir en Espagne ne sâĂ©levait quâĂ trois centaines de personnes, chiffre recoupĂ© par lâestimation faite par la Chambre de commerce espagnole de Paris[76]. Le ministre Jordana interdit que ce nombre soit rehaussĂ©, et donna ordre de « procĂ©der avec beaucoup dâattention et avec une extrĂȘme diligence en la matiĂšre »[196], et il semble mĂȘme quâil y eut alors un resserrement des critĂšres dâadmission, au lieu dâun assouplissement. Sây ajoutait une procĂ©dure administrative longue et compliquĂ©e, comprenant onze Ă©tapes et dĂ©pendant donc de la bonne volontĂ© dâautant dâautoritĂ©s[197].
Auparavant, le , face aux mesures anti-juives prises sur le territoire français, le ministre des Affaires Ă©trangĂšres, RamĂłn Serrano SĂșñer, prĂ©cisa comme suit la position espagnole officielle :
« Sâil est vrai quâil nâexiste pas de loi raciale en Espagne, le gouvernement espagnol cependant ne peut pas, mĂȘme pour ses ressortissants dâorigine juive, faire de difficultĂ©s en vue dâĂ©viter quâils soient soumis aux dispositions gĂ©nĂ©rales ; il doit uniquement se considĂ©rer informĂ© de ces dispositions et, en dernier ressort, ne pas faire obstacle Ă leur application et observer une attitude passive[198]. »
En pratique, et en accord avec cette attitude passive adoptĂ©e par le ministre des Affaires Ă©trangĂšres, le gouvernement espagnol nâentreprit rien pour dĂ©fendre les droits des nombreux ressortissants espagnols rĂ©sidant Ă lâĂ©tranger et des SĂ©farades sous protection espagnole, en particulier quand on commença de les ficher dans les registres de Juifs en cours de crĂ©ation dans tous les pays occupĂ©s par les nazis, et ce nonobstant que lâEspagne ait Ă©tĂ© officiellement opposĂ©e Ă ce que ses citoyens fassent lâobjet de discrimination pour des raisons de race ou de religion. En France, par suite des protestations du consul-gĂ©nĂ©ral Ă Paris, Bernardo Rolland, ces fichiers furent Ă©tablis dans le consulat espagnol, et non dans les prĂ©fectures de police, et les Juifs espagnols, tout comme ceux des pays alliĂ©s et des autres pays neutres, furent exemptĂ©s du port de lâĂ©toile jaune, pourtant obligatoire dans tous les territoires occupĂ©s par lâAllemagne depuis le [199] - [200].
Le , lâambassadeur dâEspagne auprĂšs du gouvernement de Vichy, JosĂ© FĂ©lix de Lequerica, reçut de Madrid des instructions formulĂ©es en des termes quasi identiques et portant que les reprĂ©sentants espagnols Ă lâĂ©tranger Ă©taient tenus de communiquer Ă leurs autoritĂ©s les attaques dont Ă©taient victimes leurs protĂ©gĂ©s espagnols et dâĆuvrer autant que possible dans lâintĂ©rĂȘt de ceux-ci, mais sans interfĂ©rer avec lâapplication des lois antisĂ©mites[201]. Pendant la premiĂšre phase de la Seconde Guerre mondiale, lâaction du consul Bernardo Rolland en faveur des SĂ©farades allait largement outrepasser la consigne ministĂ©rielle. Ă diverses reprises et jusquâĂ la fin de son mandat, il rappela aux autoritĂ©s françaises que « les ordonnances promulguĂ©es par lâAdministration militaire allemande en France ne sâappliquent pas aux sujets espagnols dâextraction israĂ©lite », et porta Ă la connaissance de Xavier Vallat, dĂ©lĂ©guĂ© Ă la direction du Commissariat gĂ©nĂ©ral aux questions juives, que
« la loi espagnole ne fait aucune distinction entre ses ressortissants au regard de leur confession ; en consĂ©quence, elle considĂšre les SĂ©fardites espagnols, bien que de confession mosaĂŻque, comme des Espagnols. Je saurai grĂ© aux autoritĂ©s françaises et aux autoritĂ©s dâoccupation, de vouloir bien, en raison de ce fait, que les lois dĂ©finissant le statut des Juifs ne leur soient pas appliquĂ©es[202]. »
Dâautre part, en rĂ©action Ă lâaryanisation des biens juifs, câest-Ă -dire leur confiscation et mise sous administration judiciaire française ou allemande, Bernardo Rolland sut faire annuler les ventes illicites de biens appartenant Ă ses protĂ©gĂ©s et obtint que des agents fiduciaires dĂ©signĂ©s par le consul gĂ©nĂ©ral sur proposition de la chambre de commerce espagnole Ă Paris soient placĂ©s Ă la tĂȘte de leurs entreprises et se chargent dâadministrer leurs biens expropriĂ©s en collaboration avec la Banque d'Espagne en France[203] - [204] - [205] - [198]. Lâon ignore ce quâil advint finalement du patrimoine des Juifs espagnols Ă lâĂ©tranger, mais il semble que les autoritĂ©s franquistes, informĂ©es du sort qui attendait les Juifs en Europe, aient eu en lâoccurrence un comportement dictĂ© seulement par lâintĂ©rĂȘt Ă©conomique ; dans lâopinion du journaliste et essayiste Eduardo MartĂn de Pozuelo, lâEspagne fut, sous ce rapport du moins, complice de lâHolocauste[206].
Ă la suite de lâoccupation de la zone libre en , des milliers de Juifs, principalement Ă©trangers ou apatrides, tentĂšrent, et souvent rĂ©ussirent, Ă franchir la frontiĂšre franco-espagnole. Les interventions successives de Carlton Hayes et de François PiĂ©tri, respectivement ambassadeurs des Ătats-Unis et de France, auprĂšs des autoritĂ©s madrilĂšnes dĂ©bouchĂšrent sur lâassurance que les rĂ©fugiĂ©s ne seront pas refoulĂ©s et que la frontiĂšre demeure ouverte Ă tous ceux, soldats et civils, qui sâĂ©chappaient de la zone sous contrĂŽle allemand â ce qui sera dĂ©finitivement acquis en [207].
Au lendemain de l'ultimatum allemand de , sommant Madrid d'Ă©vacuer de France ses ressortissants juifs, consigne fut donnĂ©e aux consuls de nâaccorder de visa de transit quâaux Juifs en mesure de dĂ©montrer ĂȘtre en possession de la nationalitĂ© espagnole, et non Ă ceux qui nâauraient que le statut de protĂ©gĂ© (ce qui impliquait de laisser hors jeu 2 000 des 2 500 Juifs qui se trouvaient en France et dĂ©tenaient un passeport espagnol). Le gouvernement franquiste sollicita un sursis aprĂšs lâautre, de sorte que (selon ce quâaffirme lâhistorien Ălvarez Chillida), si beaucoup furent finalement sauvĂ©s, câĂ©tait autant voire plus par lâinfinie patience manifestĂ©e par les autoritĂ©s de Berlin que par lâattitude du gouvernement espagnol[150]. Cependant, le consulat parisien, avec Ă sa tĂȘte le consul Bernardo Rolland, se refusant Ă appliquer au sens strict les instructions de son ministre de tutelle, dĂ©livra le des visas Ă 90 Juifs sĂ©farades dotĂ©s seulement du statut de protĂ©gĂ©, rĂ©ussissant ainsi Ă inclure dans le contingent des rapatriables un groupe de SĂ©farades Ă©cartĂ©s par les nouvelles normes sur la nationalitĂ©. Dans les mois suivants, plusieurs dizaines de Juifs reçurent Ă©galement le visa sans remplir toutes les conditions telles que fixĂ©es par le gouvernement espagnol. La mission du consul sâacheva Ă la fin , et son successeur Alfonso Fiscowich (ou Fiscovich) se chargea du convoi de rapatriement du , puis de la prĂ©paration de deux autres transports prĂ©vus pour le , lesquels toutefois ne prendront jamais le dĂ©part[208] - [209]. Le , une cinquantaine de personnes rapatriables furent arrĂȘtĂ©es par la Gestapo, mais, Ă lâissue dâĂąpres nĂ©gociations avec les autoritĂ©s allemandes, ces derniĂšres finirent par accepter le de libĂ©rer les SĂ©farades espagnols dĂ©tenus Ă Drancy, moyennant la promesse de lâEspagne de les Ă©vacuer sans tarder. Six jours plus tard, Fiscowich soumit aux autoritĂ©s allemandes deux listes de protĂ©gĂ©s Ă rapatrier, mais en dĂ©pit de la parole donnĂ©e par les Allemands et des dĂ©marches de Fiscovich, un grand nombre de ces internĂ©s espagnols fut dĂ©portĂ© sans notification[210] - [211]. Les Juifs restants ne furent libĂ©rĂ©s, sur les instances de Fiscovich, que cinq mois plus tard, le , un mois et demi avant la LibĂ©ration[212].
Concernant la zone Sud de la France, oĂč lâEspagne entretenait plusieurs consulats, la protection des Juifs Ă©tait tributaire de lâinitiative et de lâengagement de chaque consul en particulier. Si lâambassade Ă Vichy interprĂ©tait littĂ©ralement les consignes relatives aux ressortissants juifs espagnols, le nombre de ressortissants reconnus comme tels fut pourtant en augmentation dans la zone libre. Les Juifs jouirent du soutien et de la dĂ©fense Ă©nergiques dâau moins quelques-uns des consuls. Devant lâincertitude qui rĂ©gnait Ă Paris, beaucoup dĂ©cidĂšrent de sâenfuir de la zone occupĂ©e[213]. Pourtant, la plupart des demandes de rapatriement dĂ©posĂ©es dans les consulats espagnols furent rejetĂ©es pour non-conformitĂ© aux critĂšres trĂšs sĂ©lectifs fixĂ©s par Madrid, et seuls quelques rares SĂ©farades rĂ©sidant principalement Ă Marseille, Lyon, Toulouse et Perpignan furent admis Ă acquĂ©rir la nationalitĂ© espagnole et donc Ă ĂȘtre accueillis en Espagne[214]. En , deux groupes de Juifs dotĂ©s de visas dâentrĂ©e en Espagne furent admis sans que lâarrivĂ©e du deuxiĂšme ait Ă©tĂ© conditionnĂ©e par lâĂ©vacuation du premier. Un troisiĂšme groupe fut retenu Ă la frontiĂšre en , sans que lâon connaisse le sort qui lui a Ă©tĂ© rĂ©servĂ©[215].
Sauvetage de ressortissants juifs espagnols résidant en Bulgarie et en Roumanie
La Bulgarie avait rejoint les puissances de lâAxe et adoptĂ© en une ample lĂ©gislation antisĂ©mite visant Ă Ă©carter de la vie publique les quelque 50 000 Juifs bulgares. Parmi eux se trouvaient 150 ressortissants espagnols, dont un bon nombre rĂ©ussit, dans les annĂ©es 1941 et 1942, Ă obtenir un visa dâentrĂ©e et Ă se rendre en Espagne. Le sort des autres, qui pour lâheure pouvaient continuer Ă sâadonner Ă leurs activitĂ©s commerciales, reposait entre les mains de lâambassadeur dâEspagne Ă Sofia, Julio Palencia[216] - [217]. Le plan dâextermination allemand commença Ă ĂȘtre mis en Ćuvre en , ce dont Palencia fut informĂ© par le premier ministre bulgare le , une semaine avant le dĂ©but des dĂ©portations. Palencia tĂ©lĂ©graphia Ă Jordana, lui proposant que Madrid fasse comprendre Ă la Bulgarie et Ă lâAllemagne que lâEspagne ne pouvait accepter que ses ressortissants soient dĂ©portĂ©s en Pologne Ă©tant donnĂ© lâinexistence de lois raciales en Espagne. Lâon sait du moins que parmi les dĂ©portĂ©s de Thrace et de MacĂ©doine ne figurent pas les rares ressortissants juifs espagnols vivant dans ces rĂ©gions. Il semble qu'en Bulgarie lâimmunitĂ© diplomatique ait suffi Ă sauver la poignĂ©e de ressortissants espagnols, sans quâil y ait eu besoin de les rapatrier[218]. Lâattitude de Julio Palencia, ouvertement philosĂ©mite, lui valut dâĂȘtre qualifiĂ© par les Allemands de « fameux ami des Juifs ». Palencia fut finalement dĂ©clarĂ© persona non grata en Bulgarie en et rappelĂ© Ă Madrid, pour avoir adoptĂ© les deux enfants dâun SĂ©farade exĂ©cutĂ© (pour une infraction mineure Ă la rĂ©glementation des prix) afin de leur permettre de quitter le pays et de rejoindre ainsi leur mĂšre Ă lâĂ©tranger[219] - [220].
En Roumanie, la lĂ©gislation anti-juive, dĂ©jĂ passablement sĂ©vĂšre dans lâentre-deux-guerres, devint plus rigoureuse encore au dĂ©but de la Seconde Guerre mondiale, quand la situation juridique des Juifs fut soumise Ă un ensemble de restrictions radicales. Ă cette Ă©poque rĂ©sidaient en Roumanie 107 Juifs de nationalitĂ© espagnole, qui avaient tous pris fait et cause pour le Mouvement national pendant la Guerre civile et avaient concouru Ă la victoire nationaliste. La plupart des 27 familles concernĂ©es Ă©taient fortunĂ©es et dĂ©tenaient des entreprises industrielles et commerciales. Le , Bucarest sâenquit auprĂšs du gouvernement espagnol de sa lĂ©gislation antijuive afin de dĂ©terminer si celle-ci devait sâappliquer aux ressortissants espagnols rĂ©sidant sur le sol roumain, et le , RamĂłn Serrano SĂșñer envoya Ă la lĂ©gation de Roumanie la rĂ©ponse suivante : « Il nâexiste dans la lĂ©gislation espagnole aucune discrimination concernant les Juifs qui rĂ©sident en Espagne ». En , lâambassadeur dâEspagne JosĂ© Rojas Moreno demanda au gouvernement dâAntonescu que les ressortissants juifs espagnols soient exemptĂ©s des dispositions relatives Ă la confiscation des biens des juifs, en se rĂ©fĂ©rant Ă lâaccord bilatĂ©ral conclu entre lâEspagne et la Roumanie en 1930[221] - [222]. Le gouvernement promit alors de ne pas attenter aux biens des ressortissants espagnols, ni Ă leur personne, et il semble que cette promesse ait Ă©tĂ© tenue, de sorte que la nĂ©cessitĂ© de rapatriement face Ă la volontĂ© dâextermination allemande ne sâimposa pas en Bulgarie. Rojas Moreno obtint en effet la rĂ©vocation des dĂ©crets dâexpulsion pris contre un groupe de SĂ©farades et la promesse formelle quâaucun dâeux ne serait dĂ©portĂ©. En 1944, lâEspagne accorda la protection espagnole au domicile et aux biens de 200 Juifs roumains supplĂ©mentaires[222] - [223].
Sauvetage de ressortissants juifs espagnols résidant en GrÚce
La GrĂšce comptait prĂšs de 68 000 Juifs, dont environ 53 000 avaient pour langue maternelle le judĂ©o-espagnol. Seuls 640 de ces SĂ©farades, principalement concentrĂ©s Ă Salonique (511 membres), Ă©taient rĂ©pertoriĂ©s comme protĂ©gĂ©s de lâambassade dâEspagne[224] - [225]. Ces faibles effectifs sâexpliquent en partie par le fait quâau dĂ©but du XXe siĂšcle, des milliers de Juifs avaient Ă©migrĂ© pour chercher fortune en Europe occidentale[195]. La politique adoptĂ©e par Madrid apparaĂźt ici grosso modo identique Ă celle pratiquĂ©e vis-Ă -vis des SĂ©farades de France, câest-Ă -dire consistant dâabord en tergiversations et mesures dilatoires, afin dâĂ©viter les rapatriements, en refus dâoctroyer des visas collectifs, en acheminements conditionnĂ©s au dĂ©part des rĂ©fugiĂ©s dĂ©jĂ accueillis sur le territoire espagnol, etc.[226]
Ă la suite des vexations que leur faisaient subir les Nazis[note 4], les SĂ©farades dĂ©tenteurs de la citoyennetĂ© espagnole firent parvenir au ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres, par le truchement dâEduardo Gasset, consul-gĂ©nĂ©ral Ă AthĂšnes, une requĂȘte de rapatriement, Ă laquelle il fut rĂ©pondu par Madrid le que le consulat dâAthĂšnes nâĂ©tait pas habilitĂ© Ă Ă©tablir des visas dâentrĂ©e en Espagne et que les permis spĂ©ciaux devaient ĂȘtre demandĂ©s au cas par cas, en indiquant en particulier le lieu en Espagne oĂč les requĂ©rants se proposaient dâĂ©lire domicile ; cette directive du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres ne pouvait avoir dâautre effet que dâentraver un Ă©ventuel plan de rapatriement des ressortissants juifs[227] - [note 5].
Ă Thessalonique, les dĂ©portations de Juifs commencĂšrent en , mais dans un premier temps, les citoyens des pays neutres ou favorables Ă lâAxe tels que lâEspagne, ne furent pas inquiĂ©tĂ©s. DĂ©but , plus de 48 000 Juifs de Salonique et des environs furent dĂ©portĂ©s. Dans un ordre du , les Allemands avaient fait une distinction en faveur des « sujets Ă©trangers pouvant justifier de leur condition par un passeport valide », câest-Ă -dire en lâespĂšce 860 personnes au total, dont 511 Juifs espagnols. Toutefois, les Allemands nâadmettaient pas quâils demeurent sur place, et peu de temps aprĂšs portĂšrent Ă la connaissance du consul-gĂ©nĂ©ral Eduardo Gasset, Ă sa consternation, quâils sâapprĂȘtaient Ă dĂ©porter aussi les ressortissants espagnols, attendu que lâEspagne les avait abandonnĂ©s. PrĂ©venues, les autoritĂ©s de Madrid ne firent pourtant parvenir aucune instruction concernant cette affaire. Le , lâAllemagne, par lâentremise de son ambassadeur Ă Madrid Von Moltke, enjoignit Ă lâEspagne dâĂ©vacuer au plus vite vers lâEspagne ses ressortissants, considĂ©rĂ©s comme « mettant en danger la sĂ©curitĂ© », avec comme date-butoir le , date au-delĂ de laquelle ils allaient ĂȘtre eux aussi dĂ©portĂ©s[228].
Le successeur de Gasset, SebastiĂĄn Romero Radigales, mit tout en Ćuvre pour protĂ©ger les Juifs sous sa protection et rĂ©ussit Ă sauver quelque 500 SĂ©farades de Salonique de la dĂ©portation pour Auschwitz, en affirmant devant les autoritĂ©s allemandes quâils Ă©taient des ressortissants espagnols, alors quâils Ă©taient en rĂ©alitĂ© enregistrĂ©s seulement comme protĂ©gĂ©s[209] ; il demanda lâautorisation Ă ses supĂ©rieurs de dĂ©livrer des visas dâentrĂ©e vers lâEspagne et le Maroc, et reçut la mĂȘme rĂ©ponse que celle envoyĂ©e le par Jordana, confirmant la bonne volontĂ© de lâEspagne. Une liste fut dressĂ©e de 510 personnes rapatriables, pour lesquels, une fois la liste approuvĂ©e par Madrid, une autorisation de sortie fut demandĂ©e aux Allemands le , assortie dâune demande de sursis, accordĂ© jusquâau . Le Sonderkommando se montra Ă©galement disposĂ© Ă organiser un train de transport jusquâĂ la frontiĂšre espagnole, dont les frais seraient Ă charge des personnes concernĂ©es elles-mĂȘmes[229]. Cependant, de nouvelles instructions parvinrent de Madrid le portant que « le rapatriement de SĂ©farades en masse ou en groupes » nâĂ©tait pas acceptĂ©, que « seuls pouvaient ĂȘtre accordĂ©s des visas dans des cas exceptionnels », et que « les visas accordĂ©s ou Ă accorder Ă des Juifs rĂ©sidant dans des pays orientaux seraient valides quâĂ la condition dâavoir Ă©tĂ© avalisĂ©s pour chaque cas particulier par lâambassade de Berlin ». Entre-temps, avec lâaide de Salomon Ezraty, 150 ressortissants espagnols sâenfuirent de Salonique pour AthĂšnes Ă bord dâun train militaire italien[230], aprĂšs quoi il ne restait plus dans Salonique que 367 Juifs sĂ©farades. Les Allemands finirent par se lasser dâattendre et entreprirent de capturer ces 367 Juifs restants en les piĂ©geant le dans une synagogue, puis de les dĂ©porter â ultime Ă©tape de la destruction des Juifs de Salonique â vers Berlin, oĂč lâambassade dâEspagne les prit en charge[209] - [226] - [231].
Ainsi les rĂ©ticences et retards, dĂ©jĂ observĂ©s en France, Ă rapatrier les SĂ©farades de GrĂšce se transformaient-ils, selon Danielle Rozenberg, « en une politique dĂ©libĂ©rĂ©e dâobstruction au processus dâĂ©vacuation ». Lâhistorienne relĂšve que « divers tĂ©lĂ©grammes diplomatiques Ă©changĂ©s durant lâĂ©tĂ© 1943 attestent dâune logique dâĂtat indiffĂ©rente au sort des Juifs menacĂ©s. AprĂšs que Romero Radigales eut Ă©bauchĂ© dans lâurgence, avec lâaide de la Croix-Rouge internationale, un dĂ©part des ressortissants espagnols par bateau et que lâambassadeur Vidal eut proposĂ© cette solution Ă son supĂ©rieur Ă Madrid, Jordana dans un tĂ©lĂ©gramme confidentiel rappela Ă lâambassadeur ses instructions antĂ©rieures quant Ă lâabsence dĂ©libĂ©rĂ©e de toute initiative, ajoutant encore cette consigne dĂ©pourvue dâambiguĂŻtĂ© : âIl est indispensable de neutraliser lâexcĂšs de zĂšle du consul gĂ©nĂ©ral Ă AthĂšnes, en paralysant cette affaire qui pourrait crĂ©er de sĂ©rieuses difficultĂ©s en Espagneâ »[232].
Dans une missive datĂ©e du que le secrĂ©taire d'ambassade Federico OlivĂĄn envoya de Berlin Ă Madrid et par laquelle il sollicita que les Juifs grecs fussent rapatriĂ©s en Espagne afin de leur Ă©viter dâĂȘtre enfermĂ©s dans le camp de Bergen-Belsen, il Ă©tait Ă©noncĂ© ce qui suit :
« Si lâEspagne [âŠ] refuse dâaccueillir cette partie-lĂ de sa colonie Ă lâĂ©tranger [âŠ], elle la condamne automatiquement Ă la mort, car telle est la triste rĂ©alitĂ© et tel est ce quâil nây a pas lieu de se dissimuler. [âŠ] Je serai un piĂštre prophĂšte si le jour nâadvenait pas oĂč il nous serait acerbement reprochĂ© de nous ĂȘtre lavĂ© les mains comme Pilate, alors que nous savions ce qui allait se passer, et dâavoir abandonnĂ© Ă leur triste sort ceux qui, en fin de compte, sont nos compatriotes. [âŠ] Je comprends parfaitement que la perspective de voir un si grand nombre de Juifs agir Ă leur guise en Espagne ne nous sourit guĂšre [âŠ], mais connaissant les sentiments qui nourrissent lâĂąme espagnole, je rĂ©siste Ă croire quâil nâexiste pas une possibilitĂ© de les sauver de lâhorrible sort qui les attend, en les recueillant dans notre pays et en les faisant attendre dans un camp de concentration (qui en lâoccurrence devra leur paraĂźtre un paradis) que la guerre se termine, pour les restituer Ă©ventuellement Ă leur lieu dâorigine, ou sinon dans nâimporte quel pays disposĂ© Ă les accueillir quand, avec la cessation des hostilitĂ©s, lâhumanitĂ© aura recommencĂ© Ă exister dans le monde[233] - [234]. »
Dans le mĂȘme temps, lâambassadeur Ă Berlin, GinĂ©s Vidal y Saura, Ă qui les autoritĂ©s allemandes avaient notifiĂ© leur projet dâĂ©vacuer les SĂ©farades grecs vers un camp de travail puis, faute dâintervention rapide de lâEspagne, de les dĂ©porter en Pologne sans retour possible, fit suivre lâinformation au gĂ©nĂ©ral Jordana, assortie dâune priĂšre pressante : « On ne cachera pas Ă Votre Excellence les consĂ©quences tragiques quâaurait pour eux leur dĂ©portation en Pologne. »[235]
Le , avant que le groupe nâarrive Ă Bergen-Belsen, lâEspagne annonça ĂȘtre disposĂ©e Ă accepter ses ressortissants juifs et demanda quâils soient traitĂ©s sous tous rapports comme des Espagnols, mais tout en autorisant GinĂ©s Vidal Ă ne dĂ©livrer de passeports collectifs Ă Berlin quâĂ un nombre de personnes ne dĂ©passant pas les 25, et dâattendre ensuite la confirmation de Madrid. Il ne fait de doute que tout cela ne servait quâĂ retarder lâimmigration et Ă en limiter lâampleur[236]. Le , les SĂ©farades thessaloniciens furent finalement transportĂ©s Ă Bergen-Belsen oĂč ils allaient, dans des baraquements sĂ©parĂ©s du camp de concentration â sans donc quâils puissent jamais tĂ©moigner plus tard des horreurs du camp â, attendre six mois leur prise en charge par les autoritĂ©s espagnoles[237] - [238]. Ce mĂȘme , aprĂšs de nouvelles tractations avec lâAllemagne, lâEspagne se dĂ©clara prĂȘte Ă Ă©vacuer ses ressortissants par groupes de 150. Mais Madrid montrait peu dâempressement, car les Juifs arrivĂ©s de Paris en se trouvaient toujours sur le sol espagnol[238]. Doussinague donna ordre de prendre contact avec la JDC afin de dĂ©terminer avec exactitude comment celle-ci se proposait de sâoccuper des Juifs français arrivĂ©s le en Espagne. Si elle les faisait sortir immĂ©diatement dâEspagne, il ne verrait pas dâinconvĂ©nient Ă ce que les ressortissants de Salonique sâen viennent directement de Bergen-Belsen ; au cas contraire, il communiquerait Ă Vidal de ne pas les laisser venir. Le , la JDC reçut un courrier faisant part de ce que lâarrivĂ©e de Juifs de Salonique Ă©tait subordonnĂ©e Ă lâĂ©vacuation prĂ©alable des Juifs français[239]. Au mĂȘme moment, aucun arrangement nâavait Ă©tĂ© fait encore pour lâĂ©vacuation des Juifs français vers un centre de transit hors dâEspagne, de sorte que le JDC ne put remplir sa promesse dâen accĂ©lĂ©rer lâĂ©vacuation. De plus, les SĂ©farades prĂ©sents sur le sol dâEspagne nâĂ©taient pas dĂ©sireux de quitter lâEspagne et donc peu enclins Ă collaborer Ă la procĂ©dure de leur propre Ă©vacuation, ce dont il rĂ©sulta que les activitĂ©s dâĂ©vacuation restĂšrent paralysĂ©es pendant quatre mois[240]. Paradoxalement, dans le mĂȘme temps, ils Ă©taient considĂ©rĂ©s par les autoritĂ©s militaires espagnoles comme des citoyens espagnols sujets Ă lâobligation de service militaire, et furent dâailleurs mobilisĂ©s sur-le-champ dĂšs leur arrivĂ©e[note 6] - [211].
AprĂšs que les prĂ©paratifs pour lâĂ©vacuation des Juifs français eurent Ă©tĂ© terminĂ©s Ă Malaga le [238], les autoritĂ©s espagnoles finirent, tardivement, le , par cĂ©der aux pressions de ses diplomates, et cela seulement aprĂšs sâĂȘtre assurĂ© que la Croix-Rouge portugaise assumerait les frais de voyage des SĂ©farades grecs, en paraissant avoir perdu de vue que ceux-ci Ă©taient Ă ce moment-lĂ dĂ©jĂ retenus captifs dans le camp de Bergen-Belsen. Lâambassade dâEspagne Ă Berlin parvint Ă extraire du camp les 365 survivants, qui atteignirent la frontiĂšre espagnole par deux convois[163] - [237], le premier le , aprĂšs avoir quittĂ© Bergen-Belsen le , et le deuxiĂšme groupe trois jours plus tard, six mois aprĂšs leur enfermement Ă Bergen-Belsen[238]. Ensuite, il fallut attendre encore jusquâen juin avant quâun lieu dâaccueil soit enfin trouvĂ© pour ces rĂ©fugiĂ©s, Ă savoir jusquâau moment oĂč fut ouvert le camp de transit de FĂ©dala, vers lequel la plupart des rĂ©fugiĂ©s de Salonique furent transfĂ©rĂ©s. Le , au bout de quatre mois dâattente dans ce camp, ils se dĂ©placĂšrent vers lâest, les uns en Palestine, les autres en GrĂšce[241].
Ă la suite de la reddition de lâItalie le , les Allemands occupĂšrent le sud de la GrĂšce et commencĂšrent les prĂ©paratifs de dĂ©portation des Juifs. Les ressortissants juifs espagnols habitant cette zone furent soumis aux mĂȘmes restrictions (couvre-feu etc.) que les autres Juifs. Le , lâambassade dâAllemagne Ă Madrid informa le gouvernement espagnol que les Juifs dâAthĂšnes allaient ĂȘtre dĂ©portĂ©s, Ă quoi Madrid rĂ©pondit le ĂȘtre prĂȘt Ă accueillir tous ses ressortissants. Cependant, les Allemands nâavaient pas lâintention de traiter Ă part les ressortissants des pays neutres, et le , emmenĂšrent 1 300 Juifs grecs, italiens, espagnols et portugais par train jusquâen Autriche, oĂč les wagons transportant les 155 ressortissants Juifs espagnols furent dĂ©crochĂ©s et dĂ©viĂ©s vers Bergen-Belsen, oĂč ils arrivĂšrent le [242]. Le gouvernement de Madrid promit aux Allemands de les rapatrier, mais dressa de multiples obstacles dans lâorganisation de leur transport, faisant prĂ©valoir une fois de plus sa politique de ne laisser entrer un groupe sur le territoire quâaprĂšs que le contingent prĂ©cĂ©dent ait Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©, en lâespĂšce aprĂšs que les Juifs de Salonique eurent Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s Ă FĂ©dala le , et les livrant de fait aux nazis[243]. Pendant quâavaient lieu de longues tractations sur la libĂ©ration des Juifs dâAthĂšnes entre les autoritĂ©s allemandes et espagnoles, le dĂ©barquement de Normandie le avait rendu « impraticable » un rapatriement transitant par le territoire français. Le gouvernement suisse fut alors sollicitĂ©, qui donna son accord, mais lĂ encore, le transport nâeut pas lieu. Les 155 Juifs espagnols sâattardĂšrent donc Ă Bergen-Belsen, jusquâĂ ce que, le , les Allemands les mettent dans un train, qui erra sans destination pendant une semaine sur le rĂ©seau ferrĂ© allemand avant dâĂȘtre interceptĂ© par lâavant-garde de lâarmĂ©e amĂ©ricaine[244] - [245]. Si les survivants ne sont jamais arrivĂ©s dans la PĂ©ninsule, souligne Danielle Rozenberg, « la protection espagnole a du moins rĂ©ussi Ă les sauver de lâextermination »[244].
Sauvetage de Juifs résidant en Hongrie
Indubitablement, lâaction de sauvetage de Juifs la plus importante fut celle accomplie par le secrĂ©taire de lâambassade dâEspagne Ă Budapest, Ăngel Sanz Briz[246]. Environ 825 000 Juifs vivaient en Hongrie ou dans lâune des rĂ©gions qui avaient Ă©tĂ© annexĂ©es par ce pays avec lâaide de lâAllemagne Ă la fin des annĂ©es 1930. Cette vaste communautĂ© juive connut jusquâen une quiĂ©tude relative et faisait figure de lieu de refuge et de transit pour de nombreux Juifs de Pologne et de TchĂ©coslovaquie. Le 1944, les troupes allemandes envahirent la Hongrie et mirent en selle le gouvernement pro-nazi de Döme SztĂłjay, qui Ă©tait disposĂ© Ă aider les Allemands Ă dĂ©truire la communautĂ© juive hongroise[223]. En , le souverain MiklĂłs Horthy, voulant se dĂ©lier de lâAxe, Ă©choua cependant Ă exĂ©cuter un coup d'Ătat et fut dĂ©posĂ©. Ferenc SzĂĄlasi, chef des Croix flĂ©chĂ©es, sâempara alors du pouvoir, en consĂ©quence de quoi les Juifs de Budapest furent Ă partir de dâ Ă la merci de bandes armĂ©es dâun rĂ©gime sous totale domination allemande[247]. Le , le gouvernement publia un ordre interdisant aux Juifs de vivre hors des deux ghettos Ă eux assignĂ©s[248]. Par la voie de tĂ©lĂ©grammes, Sanz Briz sâattachait Ă rendre compte avec force dĂ©tails de la promulgation de nouvelles mesures antisĂ©mites, comme lâinterdiction faite aux juifs de se parler dâune fenĂȘtre Ă lâautre, lâobligation du port de lâĂ©toile jaune, ou lâamĂ©nagement dans les abris anti-aĂ©riens les plus sĂ»rs dâune salle rĂ©servĂ©e aux habitants chrĂ©tiens des quartiers[249] - [248].
Plus tard, lâoccupant allemand entreprit de dĂ©porter les Juifs hongrois Ă destination des camps dâextermination, ce qui suscita les protestations du roi de SuĂšde et du pape Pie XI, mais auxquelles le gĂ©nĂ©ral Franco sâabstint de joindre les siennes, malgrĂ© les pressions que les gouvernements alliĂ©s exerçaient sur lui[246]. En quelques semaines, tous les Juifs, Ă lâexception de ceux de la capitale, furent dĂ©portĂ©s Ă Auschwitz. Lâambassadeur Miguel Angel de Muguiro dâabord, puis, Ă partir de , son successeur Sanz Briz, informĂšrent Madrid de la destination des convois[250]. Le ministre hongrois des Affaires Ă©trangĂšres, en reprochant Ă Muguiro de perturber les relations internationales, provoqua une petite crise qui se termina par la nomination de Sanz Briz au poste dâambassadeur en juin[248].
Auparavant, en , Muguiro, et avec lui la communautĂ© juive de Tanger, ville marocaine internationale, mais occupĂ©e depuis 1940 par lâarmĂ©e espagnole et oĂč vivaient plusieurs centaines de Juifs hongrois dĂšs avant la guerre, demanda, et obtint, du gouvernement de Madrid la concession de visas pour 500 enfants juifs de Hongrie afin quâil puissent faire le voyage de Tanger â les frais seraient rĂ©glĂ©s par la Croix-Rouge internationale â, oĂč ils seraient recueillis par les familles juives de la ville[246] - [250] - [248]. « LâEspagne accepta la requĂȘte, dĂ©livra des visas dâentrĂ©e aux enfants, mais en insistant derechef sur lâinterdĂ©pendance entre lâĂ©vacuation des rĂ©fugiĂ©s prĂ©cĂ©dents et lâentrĂ©e de nouveaux, et en ayant bien soin de porter son action humanitaire Ă la connaissance des gouvernements et opinions publiques des puissances alliĂ©es, dâores et dĂ©jĂ clairement victorieuses du conflit mondial », indique Ălvarez Chillida ; en effet, le gouvernement amĂ©ricain avait priĂ© lâEspagne de dĂ©livrer des visas au plus grand nombre de Juifs possible. Lâoccupant allemand ne les laissa pas quitter le pays, mais, sur intervention de Sanz Briz, les 500 enfants restĂšrent sous la protection de lâambassade dâEspagne, et leurs frais dâentretien furent Ă charge de la Croix-Rouge internationale[251] - [246].
En , Muguiro ayant quittĂ© Budapest, Sanz Briz assuma la direction de la lĂ©gation espagnole en Hongrie, avec le titre de « chargĂ© d'affaires ». AidĂ© de son assistant, lâItalien Giorgio Perlasca â Ă qui le gouvernement israĂ©lien dĂ©cernera le titre de Juste parmi les nations â, Sanz Briz se mit immĂ©diatement en devoir dâoctroyer visas et passeports espagnols Ă des milliers de Juifs. Une des requĂȘtes de rapatriement introduites par Sanz Briz concernait 1 684 Juifs, dont la sortie de Hongrie fut nĂ©gociĂ©e avec Eichmann et obtenue. Cela nĂ©cessita lâĂ©tablissement de visas dâentrĂ©e dans un pays neutre, Ă quoi Madrid acquiesça avec diligence. Toutefois, le convoi de rĂ©fugiĂ©s nâarriva jamais en Espagne, mais fut dĂ©viĂ© vers Bergen-Belsen, puis de lĂ vers la Suisse[252]. Les autres protĂ©gĂ©s furent hĂ©bergĂ©s par Sanz Briz et Perlasca (et toujours aux frais de la Croix-Rouge internationale) dans huit appartements de location « annexes Ă la lĂ©gation dâEspagne », pour lesquels il obtint des autoritĂ©s hongroises, Ă lâinstar dâautres reprĂ©sentations de pays neutres comme la SuĂšde, une concession dâextraterritorialitĂ©, ainsi quâil le faisait afficher Ă la porte dâentrĂ©e de chacun de ces immeubles[253] - [250]. En , alors que son nouveau ministre de tutelle, JosĂ© FĂ©lix de Lequerica, nâĂ©tait en fonction que depuis deux semaines, Sanz Briz lui demanda lâautorisation dâassister Ă une rĂ©union, Ă laquelle le nonce Angelo Rotta avait invitĂ© les pays neutres aux fins dâĂ©lever une note de protestation conjointe auprĂšs du gouvernement hongrois en raison de la lĂ©gislation antisĂ©mite et des dĂ©portations de Juifs, qui nâĂ©pargnaient pas mĂȘme les Juifs convertis. La note sâĂ©nonçait comme suit : « Nous nous sentons obligĂ©s dâĂ©lever une Ă©nergique protestation contre de pareils procĂ©dĂ©s, injustes dans leur fondement â car il est absolument inadmissible que les hommes soient persĂ©cutĂ©s et condamnĂ©s Ă mort pour le simple fait de leur origine raciale â et brutaux dans leur exĂ©cution. » Cette demande de Sanz Briz suscita une rĂ©ponse prudente de Lequerica, alors toujours germanophile[254] - [255]. En outre, Sanz Briz ne manquait pas, comme lâavait fait lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente Federico OlivĂĄn depuis Berlin, dâinformer le gouvernement de Madrid de lâextermination des Juifs dans des camps, en sâappuyant sur le tĂ©moignage de deux Juifs Ă©vadĂ©s dâAuschwitz[256].
Cependant, en , Lequerica reçut de son ambassadeur à Washington le télégramme suivant :
« Le reprĂ©sentant du CongrĂšs juif mondial mâa visitĂ© pour me demander sâil est possible que notre lĂ©gation Ă Budapest Ă©tende sa protection Ă un nombre plus grand de Juifs persĂ©cutĂ©s, de la mĂȘme maniĂšre que, assure-t-il, le fait la SuĂšde, qui a envoyĂ© un DĂ©lĂ©guĂ© spĂ©cial, M. Raoul Wallenberg, habilitĂ© par son gouvernement Ă dĂ©livrer des documents de protection, en concentrant ses protĂ©gĂ©s dans des bĂątiments considĂ©rĂ©s comme des annexes Ă la lĂ©gation de SuĂšde Ă Budapest[257]. »
Lequerica envoya trois jours plus tard ses instructions Ă Sanz Briz, lui demandant de lui faire savoir « de quelle façon on peut satisfaire cette requĂȘte du [CongrĂšs juif mondial] avec un plus grand esprit de bienveillance et dâhumanitĂ© » et lâexhortant à « chercher des solutions pratiques afin que lâactivitĂ© de cette lĂ©gation soit la plus efficace possible et englobe en premier lieu les SĂ©farades de nationalitĂ© espagnole, en deuxiĂšme lieu ceux dâorigine espagnole, et enfin, le plus grand nombre possible des autres israĂ©lites ». Ă ces instructions, qui prolongeaient la rhĂ©torique philosĂ©farade et le dĂ©cret de Primo de Rivera, Sanz Briz rĂ©pliqua quâil nây avait pas de SĂ©farades en Hongrie, et que lâunique formule de protection efficace des persĂ©cutĂ©s Ă©tait de les pourvoir de passeports espagnols. Le , le ministre donna son approbation aux projets de Sanz Briz[258]. Ainsi, sous la pression alliĂ©e et mĂ» par les rapports de Sanz Briz, le ministĂšre espagnol des Affaires Ă©trangĂšres autorisa son reprĂ©sentant Ă procĂ©der comme les ambassades des autres pays neutres, sans restrictions formelles ni lĂ©gales[259].
La manĆuvre consistant Ă hisser le pavillon espagnol Ă la façade de tel immeuble en maniĂšre de proclamation dâextraterritorialitĂ© avait Ă©tĂ© inspirĂ©e Ă Sanz Briz par le stratagĂšme mis en Ćuvre par plusieurs pays lors de la persĂ©cution contre les partisans des insurgĂ©s Ă Madrid au dĂ©but de la Guerre civile espagnole ; cette mĂȘme solution fut, selon les dires du diplomate et mĂ©morialiste Javier MartĂnez de Bedoya, proposĂ©e par celui-ci Ă Franco dans le palais du Pardo, puis aussitĂŽt mis Ă exĂ©cution, sous la condition expresse quâen Ă©change, les SoviĂ©tiques, une fois la ville de Budapest conquise, garantiraient la vie, les biens et la dignitĂ© des membres de la lĂ©gation espagnole[260] - [261]. Ces immeubles abanderados (littĂ©r. pavoisĂ©s, câest-Ă -dire sous pavillon espagnol et jouissant de lâextraterritorialitĂ©), qui faisaient partie de ce que lâon vint Ă nommer le ghetto international, entrĂšrent en jeu en ce qui concerne les protĂ©gĂ©s espagnols Ă la mi-, au mĂȘme moment oĂč les autoritĂ©s nazies hongroises eurent dĂ©cidĂ© de chasser les Juifs de leurs logis et de les rĂ©partir soit dans les convois de dĂ©portation, soit dans le ghetto de Budapest, soit dans le ghetto international, oĂč se retrouvĂšrent tous les Juifs bĂ©nĂ©ficiant de quelque protection diplomatique, mais oĂč ils restaient privĂ©s de toute libertĂ© de mouvement[262].
En , Sanz Briz conçut un artifice pour sauver davantage de Juifs : il rĂ©ussit Ă obtenir que le gouvernement hongrois lâautorise Ă dĂ©livrer deux cents passeports Ă de supposĂ©s SĂ©farades dâorigine espagnole, convertis ensuite par lui-mĂȘme en passeports familiaux, pour chacun desquels la titularisation s'Ă©tendait automatiquement Ă une famille entiĂšre, et de plus Ă©tablit bien plus de passeports que les deux cents autorisĂ©s, simplement en les dotant chaque fois dâun numĂ©ro infĂ©rieur Ă 200[263]. Dans les derniers jours dâoctobre, avec lâaide de son assistante Ălisabeth TournĂ©, Sanz Briz se mit Ă Ă©tablir ces passeports de sauvetage, et dĂ©but novembre, une premiĂšre centaine de Juifs avaient reçu leur passeport[264]. Pourtant, les communiquĂ©s envoyĂ©s par lâambassade au ministre espagnol des Affaires Ă©trangĂšres dĂ©notent une vision dramatique et rĂ©aliste quant aux limites de la protection que pouvait assurer un pays neutre, ces communiquĂ©s faisant Ă©tat en effet de ce que beaucoup de dĂ©tenteurs dâun passeport espagnol avaient nĂ©anmoins, en dĂ©pit des promesses faites par le ministĂšre hongrois, Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s et leurs documents dĂ©truits, contre quoi lâambassade dâEspagne ne manquait de protester Ă©nergiquement[265].
MalgrĂ© les difficultĂ©s croissantes, Sanz Briz avait Ă la mi- Ă©mis des passeports provisoires Ă 300 Juifs ayant de la famille en Espagne, et environ 2 000 « lettres de protection » (Schutzbriefe) Ă quiconque Ă©tait capable de se prĂ©valoir de quelque lien que ce soit avec lâEspagne[266]. Le , il parvint Ă faire libĂ©rer 71 Juifs dâun camp de concentration non loin de Budapest, en transit vers les camps de la mort, ce dont il donna avis dans un tĂ©lĂ©gramme Ă son ministĂšre de tutelle[267] - [261].
Au total, Sanz Briz rĂ©ussit ainsi Ă accorder une protection espagnole Ă 2 295 personnes supplĂ©mentaires par lâoctroi de passeports ou de « lettres de protection » attestant dâune Ă©migration prochaine en Espagne de leurs titulaires[250]. Lâun de ces faux documents dĂ©livrĂ©s par Sanz Briz, datĂ© du Ă Budapest, Ă©nonçait[268] :
« Je certifie que Mor Mannheim, nĂ© en 1907, rĂ©sident de Budapest, rue Katona Jozsef no 41, a sollicitĂ©, par lâintermĂ©diaire de membres de sa famille en Espagne, dâacquĂ©rir la nationalitĂ© espagnole. La lĂ©gation dâEspagne a Ă©tĂ© autorisĂ©e Ă lui Ă©tablir un visa dâentrĂ©e en Espagne dĂšs avant la clĂŽture des procĂ©dures que ladite requĂȘte est tenue de parcourir. »
Le , Ă lâapproche des troupes soviĂ©tiques, Sanz Briz reçut lâordre de son ministre Lequerica de quitter lâambassade et de se transporter en Suisse, cependant que Giorgio Perlasca, muni dâun passeport espagnol par les soins du consul (alors quâil Ă©tait un citoyen italien rĂ©fugiĂ© Ă Budapest), et en accord avec le gouvernement de Madrid, se faisait passer pour un diplomate espagnol et restait sur place. Sous la responsabilitĂ© de lâambassade de SuĂšde, pays Ă©galement neutre, et en compagnie dâĂlisabeth TournĂ© et de lâavocat ZoltĂĄn Farkas, assesseur juridique de lâambassade d'Espagne depuis prĂšs de vingt ans, Perlasca poursuivit lâĆuvre humanitaire de Sanz Briz jusquâau , date Ă laquelle les troupes soviĂ©tiques entrĂšrent dans Budapest[269] - [253] - [250]. Les raisons de ce dĂ©part de Sanz Briz apparaissent Ă©videntes : aux yeux des SoviĂ©tiques, lâEspagne Ă©tait le moins neutre des pays neutres, caractĂ©ristique qui explique aussi la relative comprĂ©hension dont bĂ©nĂ©ficia lâĆuvre humanitaire espagnole chez les nazis hongrois et le fait que les maisons protĂ©gĂ©es espagnoles aient Ă©tĂ© de façon gĂ©nĂ©rale mieux respectĂ©es que celles des autres pays neutres. La correspondance entre lâambassade de Budapest et Madrid indique que le gouvernement espagnol autorisa son dĂ©part, au motif des circonstances, dont en particulier la sĂ©curitĂ© personnelle du jeune diplomate, mĂȘme si le gouvernement lâeĂ»t sans doute autorisĂ© Ă rester si tel avait Ă©tĂ© son dĂ©sir[270]. Sanz Briz sâĂ©loigna avec le grave souci du sort qui serait rĂ©servĂ© Ă ses protĂ©gĂ©s, comme il sâen confiera en dans un entretien avec le journal Heraldo de AragĂłn[271]. Dans cet entretien, il dĂ©clara que son engagement moral Ă lâĂ©gard des Juifs prenait fin avec lâarrivĂ©e des troupes alliĂ©es (câest-Ă -dire en lâespĂšce : soviĂ©tiques) Ă Budapest, rappelant que si auprĂšs des nazis, lâEspagne pouvait se prĂ©valoir de sa condition de pays neutre, il nâen Ă©tait pas de mĂȘme auprĂšs des Bolcheviks, aux yeux desquels elle Ă©tait un Ătat fasciste et ennemi. Avant de partir, il sâefforça de rĂ©unir un maximum de garanties et tĂącha de rĂ©duire autant que possible le risque pour ses protĂ©gĂ©s, notamment en subornant le Gauleiter de Budapest et en laissant sa lĂ©gation, son personnel et ses protĂ©gĂ©s aux mains de lâambassade de SuĂšde. Cependant, lâArmĂ©e rouge tarda encore 22 jours Ă arriver, mais malgrĂ© ce contretemps, tous ses protĂ©gĂ©s eurent la vie sauve[272].
Dans les derniers mois, lâactivitĂ© diplomatique de Sanz Briz avait donc Ă©tĂ© tout entiĂšre vouĂ©e au sauvetage de Juifs, conformĂ©ment aux ordres de son gouvernement et au mode dâaction des ambassades des autres Ătats neutres. Il rĂ©ussit Ă installer des centaines de rĂ©fugiĂ©s dans quelques appartements du ghetto dit international amĂ©nagĂ© par les nazis et les Hongrois. Il donna aussi, cette fois sans lâautorisation et Ă lâinsu de son gouvernement, lâasile Ă des persĂ©cutĂ©s dans les locaux mĂȘmes de la lĂ©gation espagnole[273]. DâaprĂšs les estimations de lâhistorien Joseph PĂ©rez, quelque 5 500 Juifs eurent la vie sauve grĂące Ă lâaction de Sanz Briz et de Perlasca, encore quâĂlvarez Chillida ait rabaissĂ© ce chiffre Ă 3 500[253]. En 1991, Sanz Briz, dĂ©cĂ©dĂ© en 1980, fut nommĂ© Ă titre posthume Juste parmi les nations par le gouvernement israĂ©lien[274].
Au contraire des autres actions humanitaires de diplomates espagnols, celle de Sanz Briz reçut lâapprobation du gouvernement franquiste. Selon Joseph PĂ©rez, cela sâexplique par le moment des faits, Ă savoir la fin de lâannĂ©e 1944, quand il nâĂ©tait plus guĂšre difficile de prĂ©dire la dĂ©faite de Hitler ; lâauteur indique :
« Lâattitude de Sanz Briz servait dâalibi au rĂ©gime de Franco dans ses efforts Ă convaincre les AlliĂ©s quâil nâavait plus rien de commun avec le TroisiĂšme Reich. De surcroĂźt, Ă cette date, il Ă©tait trop tard pour que les Juifs hongrois puissent ĂȘtre transfĂ©rĂ©s en Espagne. Pour le cas oĂč il viendrait Ă lâidĂ©e de quelquâun de le tenter une fois la guerre terminĂ©e, en faisant usage de ses documents de protection, le nouveau ministre des affaires Ă©trangĂšres, Alberto MartĂn-Artajo, adressa deux circulaires aux consuls, le et le , leur enjoignant dâen annuler la validitĂ© Ă toutes fins[275]. »
Autrement dit, si une telle initiative fut autorisĂ©e par Franco, câest quâelle rĂ©pondait, souligne Danielle Rozenberg, aux desiderata des AlliĂ©s en passe de gagner la guerre, et que le Caudillo avait la certitude que les milliers de Juifs protĂ©gĂ©s nâauraient pas Ă ĂȘtre accueillis en Espagne[250]. Ce point de vue est partagĂ© par Ălvarez Chillida, qui fait remarquer en outre que « le coĂ»t de lâopĂ©ration Ă©tait minime : le papier, lâencre et le temps employĂ© Ă rĂ©diger les documents de protection. Le gouvernement savait quâils ne pouvaient pas entrer en Espagne et les frais dâentretien Ă©taient pour le compte dâautrui. Et les bĂ©nĂ©fices en matiĂšre de propagande auprĂšs des AlliĂ©s Ă©taient volumineux »[253].
La propagande franquiste cĂ©lĂ©bra Sanz Briz pendant un certain temps, aussi longtemps que Franco croyait quâIsraĂ«l pouvait concourir Ă maintenir son rĂ©gime en place dans la pĂ©riode dâostracisme de lâaprĂšs-guerre mondiale ; aprĂšs quâIsraĂ«l se fut distanciĂ© de Franco, celui-ci dĂ©daigna Sanz Briz et le laissa retomber dans lâoubli, afin que sa geste nâentrave pas le rapprochement entre lâEspagne et les pays arabes[276].
Bilan des sauvetages et Ă©valuation finale
Le noble et idĂ©aliste Don Quichotte a-t-il rĂ©ellement existĂ© face Ă Hitler ? Dans lâaffaire du sauvetage de Juifs, le gouvernement espagnol Ă©tait-il un chevalier altruiste et innocent luttant chevaleresquement contre le mal ? La prĂ©sente Ă©tude a montrĂ© que cela ne fut pas le cas. AssurĂ©ment, les autoritĂ©s espagnoles ne faisaient pas de discrimination contre les Juifs quand ceux-ci faisaient partie dâun grand groupe de rĂ©fugiĂ©s français, polonais, hollandais ou autres qui traversaient illĂ©galement la frontiĂšre espagnole, mais lâattitude vĂ©ritable de lâEspagne se rĂ©vĂ©la lorsquâĂ©tait en jeu le sauvetage de Juifs seuls. |
Haim Avni[277] |
Quand les Allemands offrirent aux pays neutres la possibilitĂ© dâĂ©vacuer leurs ressortissants des zones dâoccupation, ils y attachĂšrent la condition que ces pays nâaccordent pas la citoyennetĂ© Ă dâautres Juifs que ceux dĂ©jĂ inscrits dans leurs registres. Si lâon examine p. ex. le cas de la France, il apparaĂźt quâen accord avec cette politique allemande le nombre de Juifs rapatriables â quâon aurait donc pu sauver â se chiffrait Ă 2 000 dans la zone occupĂ©e et Ă un millier dans la zone libre. Si le nombre de rescapĂ©s n'a pas dĂ©passĂ© quelques centaines, cela ne tient donc pas aux restrictions allemandes, mais Ă la politique adoptĂ©e par le gouvernement espagnol de ne reconnaĂźtre que ceux parmi ses ressortissants juifs dont il Ă©tait impossible de contester et de retirer la nationalitĂ©. Fin , lâambassade dâEspagne Ă Paris communiqua que le nombre de ses ressortissants pouvant prĂ©tendre Ă l'obtention d'un visa dâentrĂ©e nâĂ©tait que de 250 ; autrement dit, le ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres avait disqualifiĂ© 1 750 Juifs en France occupĂ©e[278]. Pendant toute la durĂ©e de la guerre, pas plus de 800 personnes juives au total nâont Ă©tĂ© rapatriĂ©es en Espagne, câest-Ă -dire un effectif infĂ©rieur mĂȘme au nombre de ceux dont la citoyennetĂ© espagnole Ă©tait indiscutable[150] - [279].
Pour diffĂ©rentes raisons, et bien que les communautĂ©s juives du monde entier aient plutĂŽt sympathisĂ© avec les rĂ©publicains, 150 Juifs de Bulgarie et 107 de Roumanie avaient pris le parti de se ranger du cĂŽtĂ© de Franco et avaient contribuĂ© de leur propre volontĂ©, par le versement dâimportantes sommes dâargent, Ă financer les ambassades franquistes. Le gouvernement de Franco se sentait donc une dette dâhonneur envers eux, de qui beaucoup toutefois ne jouissaient pas ou plus de la protection offerte par lâEspagne Ă ses ressortissants. En Hongrie, Ă la diffĂ©rence de la Roumanie et de la Bulgarie oĂč la protection espagnole ne sâappliqua quâaux seuls ressortissants, la protection allait sâĂ©tendre Ă un grand nombre de Juifs, dont la majoritĂ© nâĂ©tait pas mĂȘme dâorigine espagnole. Cette spĂ©cificitĂ© sâexplique par plusieurs facteurs : dâabord, le sauvetage eut lieu en Ă©tĂ© et Ă lâautomne 1944, câest-Ă -dire Ă un moment oĂč la dĂ©faite allemande se dessinait clairement et oĂč lâEspagne Ă©tait donc plus encline Ă se plier aux exigences des AlliĂ©s ; ensuite, la faiblesse du rĂ©gime hongrois lâempĂȘchait de surveiller de prĂšs les opĂ©rations de secours des pays neutres ; enfin, il sâagissait dans le cas des Juifs de Hongrie non de rapatriements, mais seulement de protection diplomatique, ce qui ne comportait pas le risque, fort redoutĂ© par les autoritĂ©s franquistes, de voir sâaccroĂźtre la prĂ©sence juive en Espagne. Ces circonstances portĂšrent le gouvernement espagnol Ă Ă©tendre sa protection Ă 2 795 Juifs hongrois[280].
En , le ministĂšre espagnol des Affaires Ă©trangĂšres dĂ©cida de restreindre sa protection Ă ceux qui dĂ©tenaient tous les documents propres Ă Ă©tablir leur nationalitĂ© espagnole, privant par lĂ de protection un grand nombre dâautres Juifs, en particulier en France, et ce parfois bien avant que les intĂ©ressĂ©s en aient Ă©tĂ© informĂ©s. Hormis le cas de la Hongrie, lâEspagne non seulement nâapporta sa protection quâĂ ses seuls ressortissants, mais encore elle ne demanda jamais aux nazis que ces ressortissants soient affranchis des mesures antisĂ©mites prises dans les zones occupĂ©es[281].
Un courrier de Jordana, en date du , se rapportant Ă la dispense de service militaire pour les ressortissants juifs venus de France, laisse entrevoir la position rĂ©elle de Madrid quant au rapatriement de ses ressortissants juifs sous la pression de lâultimatum allemand de :
« [Le problĂšme] consiste en ceci que les SĂ©farades de nationalitĂ© espagnole sont plusieurs centaines en Europe, soit dans des camps de concentration, soit sur le point de quitter ceux-ci, et nous, nous ne pouvons pas les amener en Espagne pour quâils sâinstallent dans notre pays, car cela ne nous convient dâaucune maniĂšre, et le Caudillo ne lâautorise pas ; nous ne pouvons pas non plus les laisser dans leur situation actuelle, en feignant dâignorer leur condition de citoyens espagnols, car cela pourrait donner lieu Ă de graves campagnes de presse Ă lâĂ©tranger et principalement en AmĂ©rique, et nous occasionner de sĂ©rieuses difficultĂ©s sur le plan international.
Eu Ă©gard Ă quoi, il a Ă©tĂ© imaginĂ© dâaller les amener par groupes dâune centaine, plus ou moins, puis, lorsquâun groupe aura dĂ©jĂ quittĂ© lâEspagne, en passant par notre pays comme la lumiĂšre Ă travers une vitre, sans laisser de trace, amener un deuxiĂšme groupe, puis les laisser partir pour accorder lâentrĂ©e aux suivants etc. Ceci Ă©tant le mĂ©canisme, il est clair que la base de celui-ci consiste Ă ce que nous ne permettions dâaucune façon que les SĂ©farades restent en Espagne, et dĂšs lors, il nây a pas lieu pour nous de chercher des motifs Ă les garder ici, vu que cela implique dâannuler la solution proposĂ©e et de nous charger de tout le problĂšme en suspens et sans issue possible [âŠ][282]. »
Il apparaĂźt donc que les autoritĂ©s espagnoles ne sâĂ©taient rĂ©signĂ©es Ă sauver des Juifs que pour Ă©viter des rĂ©percussions nĂ©gatives en Occident. Jordana Ă©tayait son argumentation par de la realpolitik plus que par des motifs humanitaires, et par le risque dâune perte de prestige et de souverainetĂ© en cas dâarrestation et de dĂ©portation de ressortissants espagnols par les Allemands. La dĂ©termination espagnole Ă empĂȘcher que des Juifs sâinstallent Ă demeure en Espagne eut pour effet de limiter considĂ©rablement le nombre de ceux qui finalement purent ĂȘtre sauvĂ©s[283].
Quand, Ă lâĂ©tĂ© 1942, le nombre de fuites au dĂ©part de la France tendit Ă augmenter, les autoritĂ©s franquistes montrĂšrent plus de sĂ©vĂ©ritĂ© et se proposaient de renvoyer en France ceux qui avaient franchi les PyrĂ©nĂ©es illĂ©galement. Il est heureux cependant quâĂ partir de lâentrĂ©e clandestine depuis la France acquit une importance stratĂ©gique pour les AlliĂ©s. Madrid se rĂ©signa alors Ă modifier son attitude sous la constante pression alliĂ©e et en considĂ©ration de sa nouvelle position gĂ©opolitique par suite de lâinvasion de lâAfrique du Nord. DĂ©sormais, la frontiĂšre demeura ouverte Ă ceux qui sâĂ©chappaient de la zone occupĂ©e et lâEspagne accorda de plus amples concessions Ă ses reprĂ©sentations diplomatiques et aux organisations de secours aux rĂ©fugiĂ©s Ćuvrant sur son sol, sans faire de distinction entre rĂ©fugiĂ©s juifs et non-juifs, par quoi lâEspagne faisait figure de lieu de refuge sĂ»r dans la seconde moitiĂ© de la guerre[284].
Quant aux biens des Juifs nantis â rappelons que la mainmise sur ces biens Ă©tait la premiĂšre Ă©tape du processus dâextermination â, il apparaĂźt que la premiĂšre prĂ©occupation des diplomates franquistes Ă©tait de dĂ©fendre les possessions de leurs protĂ©gĂ©s, et dans quelques cas ils rĂ©ussirent Ă placer ces biens sous tutelle dâagents espagnols non juifs, en dĂ©rogation des dĂ©crets nazis. Lorsquâil sâagissait des biens de Juifs abandonnĂ©s par lâEspagne et envoyĂ©s « travailler dans les territoires de lâEst » (câest-Ă -dire vers les camps de la mort), la consigne officielle portait que :
« Les biens des citoyens espagnols Ă lâĂ©tranger font partie des biens nationaux de lâEspagne, de la mĂȘme façon quâen cas de dĂ©cĂšs dâun citoyen espagnol, lâĂtat peut, dans certaines circonstances, en devenir lâhĂ©ritier. Aussi, lorsque se produit une absence, comme dans la prĂ©sente situation, Ă la suite de ce que les Juifs ont Ă©tĂ© envoyĂ©s travailler dans les territoires de lâEst, nul plus que lâĂtat espagnol nâest habilitĂ© lĂ©galement Ă administrer ces biens au nom de lâabsent pendant la durĂ©e de son absence[285]. »
Lâhistorien israĂ©lien Haim Avni observe :
« Toutes les dĂ©cisions de lâEspagne sur la maniĂšre de traiter ses ressortissants juifs furent prises unilatĂ©ralement. Les diffĂ©rents critĂšres retenus reflĂštent le rapport des forces qui agissaient au sein du gouvernement de Franco sur le chapitre des Juifs. Les forces hostiles nâĂ©taient pas suffisamment puissantes pour obtenir quâun refus total soit opposĂ© Ă ces ressortissants ; ils nâavaient pas assez de pouvoir pour discriminer au dĂ©triment des Juifs de façon lĂ©gale ou par la voie de dispositions policiĂšres. Pas davantage les forces favorables nâĂ©taient-elles suffisamment fortes pour promouvoir une politique gĂ©nĂ©reuse, telle que celle que lâEspagne tenta plus tard de sâattribuer. Dans les faits, ces deux forces se sont associĂ©es pour sâopposer Ă la formation dâune communautĂ© juive visible en Espagne. Pour cette raison, lâEspagne nâĂ©puisa pas toutes les ressources Ă sa portĂ©e pour sauver des Juifs durant lâHolocauste[286]. »
Il convient de distinguer deux phases dans lâĆuvre de sauvetage de lâEspagne : une premiĂšre, correspondant Ă la premiĂšre moitiĂ© de la guerre, oĂč lâEspagne fut sollicitĂ©e de faciliter lâĂ©migration de Juifs en dĂ©livrant des visas de transit par son territoire, requĂȘte quâelle honora avec gĂ©nĂ©rositĂ©, permettant ainsi le sauvetage de prĂšs de 30 000 Juifs dĂ©tenteurs dâun visa dâentrĂ©e au Portugal ; au cas contraire, lâEspagne se serait montrĂ©e plus hostile que lâAllemagne ou que le rĂ©gime de Vichy, qui Ă ce moment-lĂ ne faisaient pas obstacle au dĂ©part des Juifs. Dans une seconde phase, lâEspagne participa au sauvetage de 11 535 Juifs : dont 7500 qui franchirent ses frontiĂšres et furent recueillis au titre de programmes nationaux ; 3235 qui jouirent de lâune ou lâautre forme de protection diplomatique ; et 800 ressortissants rapatriĂ©s. Ce sont lĂ des maximums, et en tout Ă©tat de cause infĂ©rieurs Ă la capacitĂ© totale de sauvetage de Juifs quâavait lâEspagne[287]. Ă la diffĂ©rence des autres pays neutres en Ă©tat dâoffrir refuge aux Juifs, plus particuliĂšrement la Suisse et la Turquie, il nây avait pas en Espagne de reprĂ©sentation au plus haut niveau dâaucun groupe dâinfluence juif[288]. Le fait de subordonner chaque nouvel arrivage Ă lâĂ©vacuation prĂ©alable du groupe de rĂ©fugiĂ©s prĂ©cĂ©dent servait aussi de subterfuge pour rejeter la responsabilitĂ© du faible rythme de rapatriement sur les organisations de secours juives[289], lesquelles pourtant nâĂ©taient souvent mĂȘme pas informĂ©es des conditions posĂ©es par Madrid au sauvetage des ressortissants juifs espagnols[290]. On obtint Ă cet Ă©gard de vĂ©ritables rĂ©sultats quâaprĂšs que les AlliĂ©s eurent, dans le cadre de leurs intĂ©rĂȘts globaux, mis la pression sur lâEspagne ; il fallut en effet que les requĂȘtes des organisations juives adressĂ©es principalement aux gouvernements britannique et amĂ©ricain aient dâabord motivĂ© les AlliĂ©s Ă venir en aide aux Juifs pour que lesdites organisations aient enfin la facultĂ© de faire bĂ©nĂ©ficier les rĂ©fugiĂ©s juifs de leur aide et de leurs efforts de sauvetage en Espagne. Lâopinion publique occidentale en gĂ©nĂ©ral et celle juive en particulier furent impuissantes Ă faire bouger les choses lors de la confĂ©rence des Bermudes dâ, mais en 1944, au lendemain de la crĂ©ation par Roosevelt du ComitĂ© des rĂ©fugiĂ©s de guerre, la situation commença Ă sâamĂ©liorer[291]. Haim Avni conclut que « ce nâest que dans la derniĂšre Ă©tape du massacre, lorsque les Juifs hongrois marchaient vers la mort, que les AlliĂ©s dĂ©cidĂšrent dâuser de leur influence et quâils insistĂšrent auprĂšs de lâEspagne pour quâelle vienne en aide Ă des groupes plus larges de Juifs persĂ©cutĂ©s. Si lâEspagne avait Ă©tĂ© exposĂ©e Ă cette pression plus tĂŽt, elle aurait contribuĂ© Ă sauver beaucoup plus de Juifs »[292].
La construction du mythe « Franco, sauveur des Juifs »
Selon plusieurs auteurs, câest en 1949, quand le rĂ©gime franquiste Ă©tait frappĂ© dâun ostracisme international, que la propagande du rĂ©gime fabriqua le mythe dâun « Franco sauveur des Juifs », plus spĂ©cialement des Juifs sĂ©farades. Cela permit dâaccuser dâingratitude lâĂtat dâIsraĂ«l rĂ©cemment crĂ©Ă©, qui venait de rejeter lâouverture de relations diplomatiques avec lâEspagne et sâĂ©tait par son vote Ă lâONU opposĂ© Ă la levĂ©e des sanctions contre l'Espagne, IsraĂ«l se cramponnant en effet Ă son point de vue que le gĂ©nĂ©ral Franco avait Ă©tĂ© un alliĂ© dâAdolf Hitler[293] - [294]. LâintĂ©rĂȘt quâavait le gouvernement de Franco de voir le nouvel Ătat juif voter pour la levĂ©e des sanctions imposĂ©es par les Nations unies avait portĂ© la diplomatie espagnole Ă fabriquer un passĂ© inexistant dâaide aux Juifs fuyant lâHolocauste et Ă remettre en honneur le philosĂ©faradisme comme un Ă©lĂ©ment essentiel de lâidentitĂ© nationale espagnole[295].
La participation de lâEspagne au projet politique allemand dâextermination des Juifs europĂ©ens n'avait Ă©tĂ© que tangentielle. Aussi lâambassadeur dâIsraĂ«l auprĂšs des Nations unies, Abba Eban, avait-il sans doute raison quand, prenant la parole le devant l'ONU pour expliquer pourquoi lâĂtat dâIsraĂ«l nâaccepterait pas que le rĂ©gime de Franco soit admis dans la communautĂ© internationale, il reconnut tout dâabord que lâEspagne nâavait certes pas pris part « directement » Ă la politique dâextermination menĂ©e par lâAllemagne avec la collaboration dâautres Ătats dâEurope, mais souligna ensuite que lâalignement idĂ©ologique de lâEspagne sur le TroisiĂšme Reich « contribua Ă lâefficacitĂ© » des actions au service du projet de faire de lâEurope un espace « exempt de Juifs »[296] - [297] - [298] - [299].
En rĂ©action aux accusations israĂ©liennes et en quĂȘte de lĂ©gitimitĂ© internationale, le rĂ©gime franquiste mit sur pied une campagne de propagande pour accrĂ©diter le mythe « Franco, sauveur des Juifs », en magnifiant dĂ©mesurĂ©ment lâaction salvatrice du gouvernement de Franco durant la Seconde Guerre mondiale. Ă cette fin, le Bureau dâinformation diplomatique Ă©labora en 1949, puis traduisit en français et en anglais, une brochure intitulĂ©e España y los JudĂos, que les reprĂ©sentations espagnoles en Occident eurent pour mission de diffuser[293] - [300] - [301]. DâaprĂšs Ălvarez Chillida, « le succĂšs de cette campagne fut telle que ses sĂ©quelles perdurent jusquâĂ aujourdâhui â en particulier dans le monde juif »[302].
Toujours dâaprĂšs Ălvarez Chillida, la campagne Ă©tait axĂ©e uniquement sur lâĂ©tranger, « car Ă lâintĂ©rieur, câest Ă peine si lâon comprenait de quel sauvetage il sâagissait. En effet, lâHolocauste, et surtout les images de celui-ci, Ă©tait un sujet tabou, soumis Ă la censure jusquâĂ la mort du dictateur »[303]. Mais Ă©tant donnĂ© que lâexistence des atrocitĂ©s nazies Ă©tait impossible Ă dissimuler, et que mĂȘme la presse avait informĂ© sur les procĂšs de Nuremberg â quoique sans dĂ©crire in extenso les « crimes contre lâhumanitĂ© » et la « persĂ©cution des Juifs » â, il Ă©tait devenu impossible dâocculter totalement les crimes du TroisiĂšme Reich ; toutefois la presse nâĂ©tait autorisĂ©e Ă aborder ce thĂšme quâincidemment, en Ă©vitant toute rĂ©fĂ©rence Ă lâappui moral de lâEspagne aux Lois raciales ou Ă lâampleur de lâHolocauste juif, et en Ă©ludant toute discussion ouverte sur ces Ă©vĂ©nements.
Depuis lors, cette vision apologĂ©tique de lâintervention franquiste a Ă©tĂ© dĂ»ment dĂ©montĂ©e, dâabord par les recherches minutieuses et bien documentĂ©es du professeur israĂ©lien Haim Avni, qui ont fait lâobjet dâune publication intitulĂ©e España, Franco y los judĂos (Ă©dition espagnole de 1982), puis par les Espagnols Antonio Marquina et Gloria InĂ©s Ospina, auteurs de España y los judĂos en el siglo XX. La acciĂłn exterior (de 1987), et plus rĂ©cemment, par lâAllemand Bernd Rother (Spanien und der Holocaust, 2001, traduction espagnole en 2005, sous le titre Franco y el Holocausto). Pourtant le mythe persiste et sâest transformĂ© en une sorte de lieu commun[304] - [305]. Du reste, le rĂ©gime franquiste lui-mĂȘme reconnaissait en interne les limites de la politique de « sauvetage des Juifs », comme le dĂ©montre un rapport secret Ă©laborĂ© en 1961 Ă lâattention du ministre des Affaires Ă©trangĂšres Fernando MarĂa Castiella[306] - [307] :
« Durant la guerre, pour des raisons sans nulle doute impĂ©rieuses, lâĂtat espagnol, mĂȘme quand il prĂȘta une aide efficace aux SĂ©farades, pĂ©cha dans tel ou tel cas par excĂšs de prudence, et il est Ă©vident quâune action plus rapide et plus rĂ©solue eĂ»t sauvĂ© plus de vies, mĂȘme si lâon est fondĂ© Ă chiffrer Ă environ 5 000 celles qui apparaissent dans la colonne âActifâ de notre bilan avec les Juifs[308]. »
NĂ©anmoins, le mythe perdura, et Ă une date aussi tardive que lâannĂ©e 1970, cinq ans avant la mort de Franco, le ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres mit Ă la disposition de lâEspagnol Federico Ysart et du rabbin amĂ©ricain Chaim Lipschitz une documentation choisie afin de permettre Ă chacun de ces deux auteurs de produire un ouvrage allant dans le sens dâune apologie de lâĆuvre de « sauvetage des Juifs » accomplie par le rĂ©gime[304].
La dĂ©cision des autoritĂ©s espagnoles de porter secours aux Juifs remonte, selon le phalangiste, auteur et futur mĂ©morialiste Javier MartĂnez de Bedoya, au . Celui-ci relate dans ses mĂ©moires que le ministre des Affaires Ă©trangĂšres Jordana le convoqua Ă la tombĂ©e de la nuit Ă son domicile pour le prier de rĂ©diger une Ă©tude Ă©tablissant que le programme de la Phalange ne comportait aucun Ă©lĂ©ment antisĂ©mite. Le motif de cette dĂ©marche Ă©tait que depuis le printemps de 1943, Jordana avait maille Ă partir avec lâaile phalangiste du gouvernement, que dirigeait alors le ministre de lâIntĂ©rieur Blas PĂ©rez et qui sâopposait aux premiĂšres mesures de rapatriement de Juifs sĂ©farades prises par Jordana. Celui-ci rappela Bedoya quelque temps aprĂšs, loua son travail et lui expliqua son programme de politique extĂ©rieure dans le cadre de lâhypothĂšse, la seule quâil admĂźt comme probable, dâune victoire des AlliĂ©s. Ledit programme incluait la tentative de susciter la solidaritĂ© avec le rĂ©gime de Franco de la part des Juifs du monde. Jordana dĂ©clara Ă Bedoya : « Jâaimerais compter sur vous pour ce qui concerne les Juifs. Il me plairait que vous veniez vous installer Ă Lisbonne jusquâĂ la fin de la guerre, afin dâĂ©tablir les contacts pertinents, avec autorisation dâeffectuer tout dĂ©placement opportun au dĂ©part dâici : Ă New York agit le CongrĂšs juif mondial, Ă Londres la Commission sioniste, en Palestine lâAgence juive »[309]. Le , grĂące Ă lâentremise de Bedoya, alors attachĂ© Ă lâambassade dâEspagne Ă Lisbonne au titre de directeur de presse, mais en rĂ©alitĂ© chargĂ© dâune mission par Jordana, une rencontre officielle put ĂȘtre arrangĂ©e Ă Lisbonne entre lâambassadeur dâEspagne au Portugal, NicolĂĄs Franco, frĂšre du Caudillo, et deux dirigeants juifs importants[249]. Lâon se mit Ă lâĆuvre aussitĂŽt aprĂšs cette rencontre, et la premiĂšre mission que sâassignĂšrent les protagonistes Ă©tait le sauvetage des 400 Juifs de GrĂšce. Bedoya Ă©crit : « Nos ambassades Ă Berlin et AthĂšnes sâĂ©taient dĂ©jĂ mobilisĂ©es auparavant, demandant un sursis dans la dĂ©portation afin dâexaminer sâil Ă©tait possible que nous nous chargions dâeux en allĂ©guant de leurs ascendances sĂ©farades⊠»[310]. Selon Bedoya, câest de ces reprĂ©sentants juifs, et non des autoritĂ©s franquistes, quâĂ©manait lâidĂ©e dâune contrepartie diplomatique, Ă savoir « la neutralitĂ© bienveillante des Juifs du monde envers lâEspagne nationale »[311]. Les MĂ©moires de Bedoya confirment lâexistence dâun plan plus ou moins improvisĂ© du gouvernement de Franco tendant Ă faciliter le sauvetage des Juifs europĂ©ens, qui allait se dĂ©ployer au rythme des Ă©vĂ©nements dans la derniĂšre annĂ©e et demie de la Seconde Guerre mondiale, quand la dĂ©faite nazie apparaissait plus que probable[312]. Lâattitude de lâEspagne face aux problĂšmes consulaires des Juifs devait changer au grĂ© des probabilitĂ©s quâavaient les nazis de gagner la guerre[311].
Le dĂ©bat reste ouvert quant Ă lâapprĂ©ciation de la politique franquiste vis-Ă -vis des Juifs qui fuyaient lâHolocauste. Lâhispaniste français Joseph PĂ©rez, Ă la question quâil sâest formulĂ©e Ă lui-mĂȘme, Ă savoir : « Aurait-on pu sauver davantage de Juifs si le gouvernement espagnol sâĂ©tait montrĂ© plus gĂ©nĂ©reux et avait acceptĂ© les propositions de ses consuls dans lâEurope occupĂ©e par les nazis ? », a rĂ©pondu « bien Ă©videmment », ajoutant : « Jusquâen 1943 [âŠ], Madrid ne voulait pas de complications avec lâAllemagne et mĂȘme aprĂšs cette date, sâoffrait Ă collaborer avec des agents nazis ». Ce nonobstant, PĂ©rez conclut : « malgrĂ© tout, le bilan global est plutĂŽt favorable au rĂ©gime : il ne sauva pas tous les Juifs qui demandaient de lâaide, mais en sauva beaucoup. Dans lâensemble, il est cependant fort exagĂ©rĂ© de parler, comme le font certains auteurs, de la judĂ©ophilie de Franco »[313].
Cette Ă©valuation de Joseph PĂ©rez nâest pas partagĂ©e par Gonzalo Ălvarez Chillida. Selon ce dernier, si les Juifs furent autorisĂ©s Ă traverser lâEspagne, câest « prĂ©cisĂ©ment parce que quâil ne sâagissait que de transit, qui plus est, soutenu Ă©conomiquement par les AlliĂ©s et par diffĂ©rentes organisations humanitaires » ; en mĂȘme temps, « il fallait empĂȘcher par tous les moyens quâils demeurent dans le pays, comme il fut ordonnĂ© de façon rĂ©pĂ©tĂ©e depuis El Pardo. Pour cette raison, les quatre milliers de Juifs espagnols que les Allemands Ă©taient disposĂ©s Ă respecter pourvu quâils soient rapatriĂ©s par lâEspagne, occasionnĂšrent les plus grandes difficultĂ©s. Bien quâil eĂ»t dĂ©jĂ quelque connaissance de lâextermination des Juifs, Franco maintint inaltĂ©rĂ© son principe que ces citoyens espagnols, quoique Juifs, ne pouvaient pas demeurer dans leur propre pays. [âŠ] il y eut nombre dâatermoiements, que les Allemands acceptĂšrent, et, au bout du compte, le rĂ©gime sauva moins du quart. [âŠ] Mais il nây a pas que cela. LâAllemagne une fois battue [âŠ] [le ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres] ordonna que les documents de protection octroyĂ©s pendant la guerre soient considĂ©rĂ©s tous comme nuls et non avenus. Seuls les Juifs capables de dĂ©montrer quâils possĂ©daient la citoyennetĂ© espagnole la plus rĂ©guliĂšre selon tous critĂšres seraient aidĂ©s Ă revenir dans leurs anciens foyers, mais sous aucun prĂ©texte ne pourraient entrer en Espagne. [âŠ] Beaucoup de Juifs qui furent sauvĂ©s par lâentremise de lâEspagne gardent logiquement un souvenir de gratitude envers Franco. Quant Ă ceux qui furent refoulĂ©s vers la France ou qui furent abandonnĂ©s parce que leur nationalitĂ© nâavait pas Ă©tĂ© reconnue, ils nâont pas pu, dans leur immense majoritĂ©, garder quelque souvenir que ce soit »[314]. On observe donc ici une obsession dâĂ©viter lâintroduction dâune population juive permanente en Espagne, de peur de faire renaĂźtre un problĂšme juif 450 ans aprĂšs lâexpulsion de 1492[315].
La politique vis-Ă -vis des Juifs fixĂ©e par les autoritĂ©s franquistes, en partie mise en Ćuvre par la voie dâinstructions confidentielles, visait tout Ă la fois Ă limiter numĂ©riquement la prĂ©sence juive en Espagne, Ă Ă©carter le risque dâun sĂ©jour permanent, et enfin Ă servir les intĂ©rĂȘts Ă©conomiques espagnols. Ă cette fin, les diffĂ©rentes reprĂ©sentations diplomatiques Ă lâĂ©tranger reçurent entre autres consignes de vĂ©rifier mĂ©ticuleusement lâidentitĂ© des rapatriĂ©s potentiels, de ne pas dĂ©livrer de passeports collectifs, voire de diffĂ©rer un dĂ©part groupĂ© tant que le contingent de rĂ©fugiĂ©s prĂ©cĂ©demment admis en Espagne nâavait pas encore Ă©tĂ© redirigĂ© vers un autre lieu dâaccueil[316]. Danielle Rozenberg argue quâ« en privant plusieurs milliers de SĂ©farades de la nationalitĂ© espagnole Ă laquelle ils pouvaient prĂ©tendre et en retardant dĂ©libĂ©rĂ©ment le rapatriement de certains collectifs en attente, des Juifs rapatriables selon les critĂšres du Reich, lâEspagne porte aussi la responsabilitĂ© dâavoir abandonnĂ© Ă un sort tragique nombre de JudĂ©o-Espagnols qui auraient pu ĂȘtre Ă©pargnĂ©s »[307].
Dans lâintervention espagnole, il convient au premier chef de mettre en Ă©vidence le rĂŽle essentiel des diplomates espagnols en poste dans les diffĂ©rents pays sous domination allemande qui, mobilisĂ©s sans relĂąche, tentĂšrent de convaincre leur ministre de tutelle autant que leurs interlocuteurs sur le terrain dâĂ©pargner leurs protĂ©gĂ©s, et qui pour certains nâhĂ©siteront pas Ă enfreindre dans ce but les consignes ministĂ©rielles. Ce sont en particulier : Ă Paris, le consul gĂ©nĂ©ral dâEspagne, Bernardo Rolland, qui dĂ©ploya une intense activitĂ© en faveur des SĂ©farades de France, les recevant avec bienveillance, transmettant leurs dolĂ©ances Ă Madrid et parvenant mĂȘme Ă Ă©tendre la protection espagnole Ă plusieurs dizaines de personnes que le ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres avait Ă©cartĂ©es du bĂ©nĂ©fice de la nationalitĂ© ; Ă AthĂšnes, le reprĂ©sentant espagnol Sebastian Romero Radigales, qui mit tout en Ćuvre pour dĂ©fendre les biens et la sĂ©curitĂ© des ressortissants juifs placĂ©s sous sa protection, et qui, informĂ© en de la dĂ©portation imminente des Juifs de Salonique, rĂ©ussit, avec la complicitĂ© du consul Ă Salonique, Salomon Ezraty â qui nâhĂ©sitera pas par la suite Ă risquer sa vie pour sauver celle de ses protĂ©gĂ©s â, Ă organiser la fuite dâun groupe de cent cinquante JudĂ©o-Espagnols Ă destination de la capitale grecque, alors occupĂ©e par les forces italiennes ; et Ă Budapest, Ăngel Sanz Briz et Giorgio Perlasca[317].
Ălvarez Chillida pour sa part conclut :
« La maniĂšre dont les juifs furent traitĂ©s par le rĂ©gime pendant la Seconde Guerre mondiale nâĂ©tait pas gĂ©nĂ©reuse. Franco ne figure pas parmi les plus antisĂ©mites de son rĂ©gime, mais considĂ©rait le dĂ©cret de 1492 comme Ă©tant toujours en vigueur dans la PĂ©ninsule. Il ne sâopposa pas Ă ce que les Juifs soient sauvĂ©s par lâEspagne, pourvu quâils ne soient que de passage. Et, bien sĂ»r, il ne sâefforça pas davantage Ă les sauver. Lâinitiative de les protĂ©ger vint bien plutĂŽt de quelques diplomates, comme Sanz Briz [Ă Budapest], Romero Radigales en GrĂšce, et Julio Palencia Ă Sofia. Eurent un impact Ă©galement les pressions des AlliĂ©s et des organisations juives, et y compris mĂȘme du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres allemand, qui avait hĂąte de rapatrier les Juifs espagnols[306]. »
La politique Juive entre 1945 et 1960
Ă la suite de la dĂ©faite des puissances de lâAxe dans la Seconde Guerre mondiale, le rĂ©gime franquiste se retrouva isolĂ© internationalement. Pour charpenter sa propagande Ă lâintĂ©rieur, le rĂ©gime eut alors recours au mythe de la conspiration anti-espagnole, de laquelle les Juifs feraient partie intĂ©grante. Il nâest pas fortuit que les Ă©crits le plus clairement antisĂ©mites du gĂ©nĂ©ral Franco et de Carrero Blanco datent prĂ©cisĂ©ment de cette Ă©poque[318]. En effet, Ă cĂŽtĂ© du gĂ©nĂ©ral Franco, qui faisait paraĂźtre sous le pseudonyme de Jakim Boor des articles dans le journal Arriba, le principal conseiller du Caudillo, lâofficier de marine Carrero Blanco, publia sous divers pseudonymes (Nauticus, Orion, Juan de la Cosa, GinĂ©s de Buitrago) plusieurs contributions sur le sujet, de quelques-unes desquelles il fut donnĂ© lecture sur Radio Nacional de España. Carrero Blanco se pencha notamment sur la condamnation du rĂ©gime franquiste par les Nations unies en 1946, sous la forme de ce qui apparaĂźt comme une allusion voilĂ©e au judaĂŻsme et Ă la franc-maçonnerie : « Quels mystĂ©rieuses puissances agissent dans le sein des Nations unies et inspirent des rĂ©actions aussi Ă©tranges ? »[319].
Entre 1939 et 1945 au moins, la pratique de tout type de culte autre que le culte catholique Ă©tait interdit. Dans les dĂ©buts du Mouvement national, il Ă©tait nĂ©cessaire de poser des limites Ă la libertĂ© religieuse, et de fermer les chapelles de groupes non catholiques sur le territoire national espagnol, cela en partie parce que plusieurs pasteurs de ces Ă©glises avaient adoptĂ© une position hostile, et dans le but Ă©galement dâassurer la fondamentale unitĂ© religieuse du peuple espagnol[320]. Ă lâissue de la Guerre civile, les rares synagogues restĂ©es ouvertes, principalement Ă Barcelone et Madrid, furent fermĂ©es, et quelques cimetiĂšres juifs, comme notamment celui de Barcelone, furent profanĂ©s[321].
Depuis sa mise en place, le rĂ©gime sâĂ©tait dĂ©fini comme un Ătat catholique oĂč Ă©tait interdite toute autre confession religieuse. DĂšs , le nouvel Ătat sâĂ©tait empressĂ© dâabroger la loi qui depuis le rĂ©gulait les mariages civils, ce qui rendit nulles et non avenues toutes les unions matrimoniales conclues en vertu de cette loi rĂ©publicaine, lors mĂȘme quâelles aient Ă©tĂ© dĂ»ment enregistrĂ©es Ă lâĂ©tat civil. Jusquâen 1941, il nâexistait pas de procĂ©dure permettant Ă ceux qui, comme les Juifs, opteraient pour le mariage civil, moyennant quâils puissent produire les documents requis prouvant quâils nâĂ©taient pas catholiques ou quâils nâavaient pas Ă©tĂ© baptisĂ©s. Bien que la loi ait Ă©tĂ© conçue davantage pour les membres de confessions chrĂ©tiennes non catholiques, essentiellement les cultes protestants Ă©trangers, les Juifs tombaient Ă©galement sous le coup de cette loi et se trouvaient donc dans lâimpossibilitĂ© de contracter mariage selon leurs rites et traditions[322] - [323] - [84]. De mĂȘme, la loi du par laquelle les cimetiĂšres avaient Ă©tĂ© transformĂ©s en cimetiĂšres civils et municipaux fut abrogĂ©e, et la titularitĂ© de ceux-ci restituĂ©e Ă lâ« Ăglise et aux paroisses respectives »[324] ; Ă lâarticle 6 de la loi, il Ă©tait fait obligation aux propriĂ©taires, mandataires ou administrateurs des mausolĂ©es, sĂ©pultures ou niches funĂ©raires dâen faire disparaĂźtre les inscriptions et symboles de sectes maçonniques ou tout autre qui serait de quelque façon hostile Ă la religion catholique ou Ă la morale chrĂ©tienne. Rien nâest prĂ©cisĂ© Ă propos de la symbolique juive ; en effet, pour la lĂ©gislation du nouvel Ătat, le Juif nâexistait pas, et les restrictions Ă la pratique de leur culte se trouvaient englobĂ©es dans celles Ă caractĂšre gĂ©nĂ©ral, ce qui rendait superfĂ©tatoire, aux yeux des lĂ©gislateurs franquistes, dâĂ©dicter des lois plus spĂ©cifiques qui auraient visĂ© Ă rĂ©guler des pratiques juives, d'ailleurs quasi inexistantes. Cependant, dans la mesure oĂč le judaĂŻsme pouvait ĂȘtre entendu comme une religion hostile Ă la religion catholique, il pouvait ĂȘtre sous-entendu que toute rĂ©fĂ©rence Ă la religion juive devait Ă©galement ĂȘtre Ă©liminĂ©e des plaques funĂ©raires[325]. Le , un concordat fut signĂ© avec le Saint-SiĂšge, par lequel lâinfĂ©rioritĂ© lĂ©gale des non-catholiques en Espagne Ă©tait rĂ©affirmĂ©e et dont le premier alinĂ©a Ă©nonçait :
« La Religion catholique, apostolique et romaine continue dâĂȘtre la religion unique de la Nation espagnole et jouira des droits et prĂ©rogatives qui lui reviennent conformĂ©ment Ă la Loi divine et au Droit canonique[326]. »
AprĂšs quâil eut Ă©tĂ© mis fin Ă lâostracisme du rĂ©gime, sous lâeffet du revirement des Ătats-Unis et des autres puissances occidentales induit par la guerre froide, le discours antisĂ©mite tendit Ă sâinflĂ©chir, ce que reflĂ©taient les articles que Franco faisait alors paraĂźtre dans Arriba, toujours sous le pseudonyme de Jakin Boor. Dans un de ceux-ci, il vient Ă dĂ©clarer que « judaĂŻsme, franc-maçonnerie et communisme sont trois choses diffĂ©rentes, quâil faut se garder de confondre », mais en ajoutant dans la suite : « Souvent, nous les voyons Ćuvrer dans le mĂȘme sens et les unes profiter des conspirations promues par les autres »[327].
LâĂ©moussement du discours antisĂ©mite sâaccompagna de mesures dâouverture vis-Ă -vis des Juifs. En , la synagogue de Barcelone fut rouverte, dans un appartement de location, mais, ainsi que le prescrivait la nouvelle lĂ©gislation espagnole, sans aucun signe extĂ©rieur susceptible de le signaler aux passants ; en , deux synagogues furent inaugurĂ©es dans les mĂȘmes conditions dans des appartements Ă Madrid et Barcelone, pour prix de lâengagement pris par le vieux dirigeant juif madrilĂšne Ignacio Bauer Ă appuyer le rĂ©gime franquiste dans les forums internationaux, et en 1953, le Caudillo accorda une audience au prĂ©sident de la synagogue de Madrid, Daniel Barukh, autre grand dĂ©fenseur du rĂ©gime. En 1954, deux synagogues de plus furent ouvertes Ă Barcelone, ainsi quâun centre communautaire, encore que la lĂ©galisation des communautĂ©s juives pĂ©ninsulaires ne dĂ»t pas intervenir avant 1965[328] - [329] - [327] - [108].
Par lâadoption de la Charte des Espagnols en , le rĂ©gime escomptait effacer son passĂ© rĂ©cent dâalliĂ© des puissances de lâAxe pendant la Seconde Guerre mondiale et se prĂ©senter devant le monde comme un pays Ă©loignĂ© de toute forme de totalitarisme. De lĂ vint que le rĂ©gime voulut se doter dâune « constitution », et reconnaĂźtre un ensemble de droits individuels, mĂȘme si en pratique ceux-ci nâĂ©taient pas garantis. Aussi, le rĂ©gime continuait certes de se proclamer catholique, et la religion catholique dâĂȘtre celle de lâĂtat espagnol et Ă ce titre de jouir de la protection officielle, mais il tolĂ©rait dĂ©sormais la pratique dâautres cultes, Ă condition quâils sâexercent en privĂ© ; nul ne serait plus inquiĂ©tĂ© pour ses croyances religieuses ni en raison de la pratique en privĂ© de son culte, toutefois ne seraient autorisĂ©es les cĂ©rĂ©monies et manifestations extĂ©rieures que de la seule religion catholique[328] - [330] - [326]. Dâautre part, la Loi sur lâenseignement primaire, approuvĂ©e le , accordait Ă©galement une certaine libertĂ© religieuse, puisque le prĂ©ambule posait que lâenseignement primaire, « en tant que mission fondamentalement sociale, incombe Ă la Famille, Ă lâĂglise et Ă lâĂtat », pour ensuite, en son article 5, Ă©tablir que « lâenseignement primaire, sâinspirant de lâesprit catholique consubstantiel Ă la tradition scolaire espagnole, se conformera aux principes du Dogme et de la Morale catholique et aux dispositions du Droit canonique en vigueur ». Pourtant, la loi mĂ©nageait une brĂšche lĂ©gale, ici aussi Ă lâintention des protestants, mais qui se prĂȘtait Ă ĂȘtre utilisĂ© aussi par les Juifs. Lâarticle 28 en effet rĂ©gulait la crĂ©ation et le fonctionnement des Ă©coles Ă©trangĂšres en Espagne, dans lesquelles Ă©taient prescrites la « formation religieuse » et lâenseignement de lâ« esprit national » pour tous les Ă©lĂšves. Cependant, les enfants espagnols aussi bien quâĂ©trangers pouvant dĂ©montrer nâĂȘtre pas catholiques auraient droit, au titre d'une formation complĂ©mentaire Ă celle catholique, Ă un enseignement religieux dâune autre confession[331]. Une autre loi fondamentale, la Loi sur les principes du Mouvement du , proclamait que « la doctrine de la Sainte Ăglise catholique et romaine » Ă©tait la seule vĂ©ritable et que la foi catholique Ă©tait indissociable de la conscience nationale, par quoi les non-catholiques se trouvaient de fait exclus de la nation espagnole[326].
Dans le mĂȘme temps, un virage eut lieu dans la politique extĂ©rieure de lâEspagne, comme le rĂ©vĂšle le dĂ©cret-loi du octroyant, dans les consulats dâEspagne, la nationalitĂ© espagnole Ă 271 SĂ©farades vivant en Ăgypte et Ă 144 familles rĂ©sidant en GrĂšce, qui Ă©taient dâanciens protĂ©gĂ©s de lâEspagne[332] - [333]. Dâautre part, dans le mĂȘme numĂ©ro du Bulletin officiel de l'Ătat (BOE, Journal officiel), la nationalitĂ© espagnole Ă©tait accordĂ©e Ă plusieurs autres Juifs dâorigine sĂ©farade rĂ©sidant Ă lâĂ©tranger[334]. Ensuite, la mise en place de relations diplomatiques fut proposĂ©e Ă lâĂtat dâIsraĂ«l nouvellement crĂ©Ă©, en vue de purger lâimage du passĂ© et de se rapprocher du bloc occidental, nonobstant que quelques mois seulement auparavant, la presse franquiste eĂ»t dĂ©ployĂ© une campagne en faveur des Arabes dans le cadre du conflit palestinien et que dans les comptes rendus de la guerre israĂ©lo-arabe de 1948-1949 aient Ă©tĂ© grossies les prĂ©sumĂ©es atrocitĂ©s commises par les « sionistes », lesquels Ă©taient dĂ©peints comme de dangereux communistes et comme des profanateurs sacrilĂšges des temples chrĂ©tiens. IsraĂ«l refusa encore de reconnaĂźtre le rĂ©gime franquiste, au motif quâil fut naguĂšre alliĂ© de Hitler, et vota Ă lâONU contre la levĂ©e des sanctions dĂ©cidĂ©es en 1946, ce qui dĂ©clencha une campagne antisĂ©mite dans la presse espagnole. Le prĂ©sident des Cortes franquistes, Esteban Bilbao, fit allusion devant la Chambre Ă la « mentalitĂ© juive » (mente judĂa) de Karl Marx, « perturbĂ©e par la haine de sa race pour tous les progrĂšs et pour toutes les institutions portant le signe de la croix ». Ă lâouverture de lâannĂ©e universitaire 1949-1950, le recteur de lâuniversitĂ© d'Oviedo prononça un discours vĂ©hĂ©ment contre les IsraĂ©liens, oĂč il mobilisa tous les stĂ©rĂ©otypes antisĂ©mites et vint mĂȘme Ă citer Les Protocoles des Sages de Sion. Câest alors aussi que la propagande franquiste lança le mythe de « Franco, sauveur de Juifs », afin de mettre en lumiĂšre lâ« ingratitude » dâIsraĂ«l. Selon Ălvarez Chillida, « toute cette rĂ©action anti-israĂ©lienne mettait en Ă©vidence que lâantisĂ©mitisme nâĂ©tait pas mort avec lâHolocauste, mais quâil restait en Ă©tat de lĂ©thargie. Beaucoup dâidĂ©es perduraient. Ce qui avait changĂ© drastiquement depuis 1945 Ă©tait le contexte dans lequel elles sâexprimaient »[335].
Une fois acquise la reconnaissance internationale, concrĂ©tisĂ©e par lâadhĂ©sion Ă lâONU en 1955 (avec entre autres le vote favorable d'IsraĂ«l[336]), le rĂ©gime franquiste ne se souciait plus guĂšre dâĂ©tablir des relations diplomatiques avec IsraĂ«l et chercha plutĂŽt Ă maintenir de bons rapports avec les pays arabes, mĂȘme si parallĂšlement le rĂ©gime remit en honneur le philosĂ©faradisme, surtout pour sâattirer les grĂąces de lâopinion publique amĂ©ricaine. En 1959, lâExposiciĂłn bibliogrĂĄfica sefardĂ organisĂ©e par la BibliothĂšque nationale ne manqua pas de susciter des rĂ©ticences dans certaines secteurs du rĂ©gime franquiste ; ainsi p. ex. le ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres demanda-t-il que dans cette exposition ne soient pas glorifiĂ©es « ces aspects de la pensĂ©e sĂ©farade fondamentalement contraires au concept spirituel de lâEspagne authentique »[337] - [333].
Ă lâinstar de lâantisĂ©mitisme, la thĂ©orie de la conspiration anti-espagnole fut elle aussi relĂ©guĂ©e au second plan, pour ĂȘtre remplacĂ©e dans la propagande franquiste par lâaccent mis dĂ©sormais sur la croissance Ă©conomique et sur la « paix sociale ». Aussi les rĂ©fĂ©rences aux supposĂ©es activitĂ©s anti-espagnoles du judaĂŻsme eurent-elles tendance Ă disparaĂźtre et les publications enfreignant cette nouvelle norme Ă devenir rares. Dans ses ouvrages dâexaltation du rĂ©gime, lâofficier de police ComĂn Colomer ne faisait plus guĂšre quâeffleurer la « judĂ©o-maçonnerie », le « judĂ©o-soviĂ©tisme » ou le « super-gouvernement de Sion ». NĂ©anmoins, Mauricio Carlavilla, auquel vint se joindre JoaquĂn PĂ©rez Madrigal, ancien dĂ©putĂ© du Parti rĂ©publicain radical, qui sitĂŽt commencĂ©e la Guerre civile avait collaborĂ© avec lâappareil de propagande franquiste et dirigĂ© dans lâaprĂšs-guerre civile lâhebdomadaire dâextrĂȘme droite ÂżQuĂ© pasa?, sâobstinaient encore sur la voie antisĂ©mite[338]. Carlavilla fonda en 1946 la maison dâĂ©dition Nos, qui fit traduire et publia plusieurs Ćuvres antisĂ©mites, Ă©ditant mĂȘme un classique de lâantisĂ©mitisme jamais encore publiĂ© en Espagne jusque-lĂ : La Franc-maçonnerie. Synagogue de Satan (1893) de lâĂ©vĂȘque jĂ©suite Leo Meurin. Ă cĂŽtĂ© de Nos, deux autres maisons dâĂ©dition avaient dans leur catalogue plusieurs livres antisĂ©mites, voire pro-nazis : celle du phalangiste catalan Luis de Caralt et la maison dâĂ©dition Mateu, toutes deux Ă©tablies Ă Barcelone. La revue Cristiandad, fondĂ©e en 1944 par le prĂȘtre intĂ©griste RamĂłn Orlandis, publiait des articles sur le complot judĂ©o-maçonnique. En pie, le bulletin de lâorganisation paramilitaire Guardia de Franco, Ă©tait plus Ă©loignĂ© encore des nouvelles consignes, puisquâen plus de fustiger la franc-maçonnerie et le judaĂŻsme, il incluait des textes oĂč Hitler et Mussolini Ă©taient couverts dâĂ©loges[339].
Ce qui en revanche ne sâĂ©vanouit aucunement Ă©taient les vieux thĂšmes de lâanti-judaĂŻsme chrĂ©tien. Dans nombre de publications et de livres, pour la plupart composĂ©s par des membres du clergĂ© ou par des catholiques intĂ©gristes, on continuait dâinvoquer la « perfidie juive », en justifiant les violences antijuives et lâexpulsion des Juifs d'Espagne de 1492 et en se fĂ©licitant de la rĂ©pression exercĂ©e par lâInquisition espagnole Ă lâencontre des judĂ©oconvers. Des manuels scolaires continuaient de paraĂźtre qui racontaient les « crimes des Juifs » aux enfants, et des films continuaient dâĂȘtre projetĂ©s comportant des allusions anti-juives, tels que le film Faustina de JosĂ© Luis SĂĄenz de Heredia, sorti en 1957[340].
Antisémitisme et politique juive entre 1960 et 1975
Le pape Jean XXIII, qui souhaitait rĂ©viser la perception catholique du judaĂŻsme, Ă©limina en 1959 la rĂ©fĂ©rence Ă la « perfidie juive » dans la liturgie du Vendredi saint, ce qui fut aussitĂŽt mis en application en Espagne. En 1961, lâhĂ©braĂŻste catholique JosĂ© MarĂa Lacalle publia un ouvrage dĂ©fendant les thĂšses de la confĂ©rence de Seelisberg, lesquelles jetaient les bases thĂ©ologiques devant permettre dâen finir avec lâanti-judaĂŻsme chrĂ©tien. Cette mĂȘme annĂ©e, lâassociation Amistad Judeo-Cristiana (littĂ©r. AmitiĂ© judĂ©o-chrĂ©tienne, autorisĂ©e en 1962) fut fondĂ©e Ă lâinitiative dâun groupe de prĂȘtres, qui reçurent lâappui des deux grands hĂ©braĂŻstes espagnols de lâĂ©poque, Cantera Burgos et MillĂ s Vallicrosa, ainsi que dâautres universitaires, de lâĂ©vĂȘque de Madrid, et de quelques personnalitĂ©s philosĂ©farades du rĂ©gime, dont Pedro LaĂn Entralgo et celui qui Ă©tait alors le prĂ©sident de lâInstitut de la culture hispanique, Blas Piñar. Les deux membres les plus Ă©minents de la communautĂ© juive de Madrid, Max Mazin et Samuel Toledano, assistĂšrent Ă la rĂ©union fondatrice dâ. Lâun des Ă©vĂ©nements les plus retentissants organisĂ©s par lâassociation Ă©tait lâAssemblĂ©e interconfessionnelle judĂ©o-chrĂ©tienne tenue dans la paroisse madrilĂšne de Santa Rita le , dont se feront lâĂ©cho deux des trĂšs grandes chaĂźnes de tĂ©lĂ©vision amĂ©ricaines, ainsi que dâautres organes de la presse Ă©crite internationale. Un an et demi auparavant, le Concile Vatican II avait approuvĂ© la dĂ©claration Nostra Ătate portant sur la relation des catholiques avec les religions non chrĂ©tiennes, qui mettait un terme Ă lâantijudaĂŻsme chrĂ©tien et condamnait lâantisĂ©mitisme ainsi que toute autre forme de haine raciale ou religieuse[341] - [342]. Les activitĂ©s de lâassociation se heurtĂšrent Ă lâopposition des secteurs les plus intĂ©gristes et ultra du franquisme et aux frĂ©quentes protestations des ambassades des pays arabes. Ses activitĂ©s se trouvaient sous la surveillance du gouvernement et il advint plus dâune fois quâune confĂ©rence soit frappĂ©e dâinterdiction. Elle recevait des menaces, comportant notamment lâinvective « Hors dâEspagne, chiens juifs ! », assortie de « Vive le Christ roi ! ». ParallĂšlement, les synagogues de Madrid et de Barcelone faisaient lâobjet dâattaques sous la forme de graffitis anti-juifs apposĂ©s sur leurs façades et de jets de bombes incendiaires contre leurs portails dâentrĂ©e[343].
En 1968, sous lâĂ©gide de la dĂ©nommĂ©e Loi sur la libertĂ© religieuse adoptĂ©e lâannĂ©e antĂ©rieure â par laquelle le rĂ©gime sâĂ©tait efforcĂ© de se mettre au diapason de la rĂ©novation accomplie au sein de lâĂglise catholique dans le sillage de Vatican II, encore que des restrictions sĂ©vĂšres aient continuĂ© de prĂ©valoir Ă lâencontre des confessions non catholiques â, la nouvelle synagogue avec son centre communautaire attenant furent inaugurĂ©s rue Balmes Ă Madrid. Le rabbin GarzĂłn fut interrogĂ© par la tĂ©lĂ©vision Ă cette occasion, tandis quâun communiquĂ© du ministĂšre de la Justice annonçait explicitement le que le dĂ©cret dâexpulsion de 1492 Ă©tait abrogĂ© depuis 1869[344] - [345].
Dâautre part, le philosĂ©faradisme connut un nouvel essor en 1964 avec lâamĂ©nagement du musĂ©e sĂ©farade dans la synagogue del TrĂĄnsito Ă TolĂšde, projet qui remontait Ă la Seconde RĂ©publique mais que celle-ci nâĂ©tait pas parvenue Ă mener Ă bien[346] - [333]. Le prĂ©ambule du dĂ©cret du portant crĂ©ation du musĂ©e permet de constater, selon Joseph PĂ©rez, la continuitĂ© du « philosĂ©faradisme de droite » promu par la dictature de Primo de Rivera[59] :
« LâintĂ©rĂȘt quâoffre lâhistoire des Juifs dans notre patrie est double, attendu que, dâune part, son Ă©tude est propice Ă une bonne connaissance du caractĂšre espagnol, compte tenu de la prĂ©sence sĂ©culaire du peuple juif en Espagne, et que, dâautre part, apparaĂźt essentielle Ă©galement pour lâentitĂ© culturelle et historique de ce peuple lâassimilation quâune partie de son lignage a faite du gĂ©nie et de la mentalitĂ© hispaniques par suite dâune longue vie commune. Sans la prise en compte de ce fait, lâon ne peut comprendre les aspects variĂ©s quâoffre la personnalitĂ© des SĂ©farades dans les diffĂ©rentes communautĂ©s quâils ont formĂ©es en se dispersant Ă travers le monde. Au regard du dĂ©sir de prĂ©server et de resserrer les liens que les SĂ©farades ont depuis des siĂšcles tissĂ©s avec lâEspagne, la crĂ©ation dâun musĂ©e vouĂ© aux tĂ©moignages de la culture hĂ©braĂŻco-espagnole semble singuliĂšrement opportune⊠»
Ă la mĂȘme Ă©poque, il nâĂ©tait nullement envisagĂ© de renoncer au mythe « Franco, sauveur de Juifs », Ă telle enseigne que le ministre des Affaires Ă©trangĂšres Fernando MarĂa Castiella obligea en 1963 Ăngel Sanz Briz Ă mentir Ă un journaliste israĂ©lien et Ă lui dĂ©clarer que le sauvetage de Budapest avait entiĂšrement eu lieu Ă lâinitiative directe et exclusive du gĂ©nĂ©ral Franco[347].
Les milieux catholiques intĂ©gristes, auxquels appartenait la majeure partie de la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique, vivaient comme un traumatisme les grands changements induits par Vatican II. Pour contrecarrer cette Ă©volution, ils lancĂšrent une campagne oĂč ils convoquaient le vieil antisĂ©mitisme et, de fait, dĂ©savouaient ainsi la dĂ©claration Nostra Ătate du Concile qui rendait caduc lâantijudaĂŻsme chrĂ©tien. ClĂ©ricaux et laĂŻques intĂ©gristes nâavaient pour leur part jamais cessĂ© de considĂ©rer les Juifs comme le « peuple dĂ©icide », et certains parmi eux, comme le policier intĂ©griste Mauricio Carlavilla ou le monarchiste franquiste catalan Jorge Plantada y Aznar, marquis de Valdemolar, allĂšrent jusquâĂ proclamer que ledit Concile Ă©tait lâĆuvre de la conspiration judĂ©o-maçonnique, le marquis de Valdemolar affirmant que « la judĂ©o-franc-maçonnerie Ă©tait parvenue Ă pĂ©nĂ©trer dans cette enceinte sacrĂ©e » (dans le concile Vatican II) et fait en sorte que soit effacĂ©e « de la liturgie lâexpression de Juifs perfides par laquelle depuis des siĂšcles Ă©tait dĂ©signĂ© le peuple dĂ©icide ». Leurs organes de diffusion Ă©taient les revues El Cruzado Español, Cristiandad, Cruz IbĂ©rica et Reconquista, cette derniĂšre Ă©ditĂ©e par la chapellenie militaire. Ă partir de 1970, lâHermandad Sacerdotal Española, principale organisation du clergĂ© intĂ©griste, dirigĂ©e par le franciscain Miguel Oltra, sâopposait ouvertement Ă la ConfĂ©rence Ă©piscopale espagnole que prĂ©sidait alors le cardinal TarancĂłn, et commença Ă publier le bulletin Dios lo quiere (littĂ©r. Dieu le veut). Cependant, le plus antisĂ©mite de tous les organes intĂ©gristes catholiques Ă©tait lâhebdomadaire ÂżQuĂ© pasa?, fondĂ© en 1964 par JoaquĂn PĂ©rez Madrigal, intĂ©griste proche du carlisme ; dans lâun de ses articles, il Ă©tait arguĂ© que rejeter lâantisĂ©mitisme conduisait à « paralyser le peuple chrĂ©tien et gentil, Ă lâempĂȘcher de se dĂ©fendre contre lâimpĂ©rialisme hĂ©breu et contre lâaction destructrice des forces antichrĂ©tiennes »[348].
Outre par lâintĂ©grisme catholique, le discours antisĂ©mite Ă©tait exploitĂ© Ă©galement par les autres factions conservatrices du rĂ©gime franquiste, qui se dĂ©pitaient dâobserver comment les transformations Ă©conomiques, sociales et culturelles des dĂ©cennies 1960 et 1970 Ă©loignaient de plus en plus la population espagnole des idĂ©aux de la « Croisade du 18-Juillet », et qui sâavisaient de la rĂ©surgence dâune opposition antifranquiste, laquelle trouvait un soutien inattendu dans les milieux catholiques ayant adhĂ©rĂ© au processus de rĂ©novation de lâĂglise catholique consĂ©cutif Ă Vatican II. Ces groupes ultra, rĂ©tifs Ă tout type de changement, mirent derechef Ă contribution, comme explication de ce qui survenait, le mythe de la conspiration judĂ©o-maçonnique. En 1962, au lendemain du « Concubinage de Munich » (Contubernio de MĂșnich), les principaux dirigeants du phalangisme se tournĂšrent vers le Caudillo pour le conjurer de prendre des mesures, avec lâargument : « Ne mĂ©connaissons pas la conjuration internationale contre lâEspagne ; conjuration attisĂ©e par la franc-maçonnerie, le judaĂŻsme et aussi â câest tristesse de le dire â par une partie des catholiques qui jouent le jeu »[349].
En 1965, la DĂ©lĂ©gation nationale des organisations du Mouvement national convoqua Ă lâintention des futures cadres du rĂ©gime un sĂ©minaire de formation Ă contenu raciste et antisĂ©mite. Un des exposĂ©s, qui portait le titre significatif de EvoluciĂłn histĂłrica del problema judĂo, affirmait que le Juif « se trouve toujours lĂ oĂč se produit une rĂ©volution tendant Ă dĂ©truire lâordre Ă©tabli pour lui substituer un autre dans lequel les distances qui sĂ©parent les diffĂ©rents groupes sociaux ont Ă©tĂ© rĂ©duites, et ce du cĂŽtĂ© des rĂ©volutionnaires, quand il nâest pas, comme dans le cas de la Russie, le cerveau mĂȘme de la subversion ». Aussi peut-on comprendre, argumentait lâauteur, que « lĂ oĂč il y a des Juifs » il y a des antisĂ©mites. Dans lâexposĂ© intitulĂ© Antisemitismo en la Ă©poca actual, il Ă©tait postulĂ© que « la race juive prĂ©sente certaines constantes historiques qui font dâelle le vĂ©ritable idĂ©al de tous les peuples ». LâexposĂ© El antisemitismo: realidad y justificaciĂłn justifiait la politique nazie Ă lâĂ©gard des Juifs et plaidait pour le nĂ©gationnisme de la Shoah ; il y Ă©tait question de la « lĂ©gende des six millions de Juifs gazĂ©s » et les Juifs sionistes Ă©taient tenus pour responsables des crimes nazis, car, Ă©tait-il affirmĂ©, « plus cela se passait mal pour les Juifs europĂ©ens, plus fortes seraient ensuite les exigences sionistes concernant la Palestine »[350].
De nouvelles maisons dâĂ©dition dâextrĂȘme droite virent le jour, telles quâAcervo, ainsi que des revues comme Juan PĂ©rez, et les classiques antisĂ©mites Ă©taient rĂ©Ă©ditĂ©s â les Protocoles, le Juif international de Ford â, auxquels sâajoutaient les textes nĂ©gationnistes de lâHolocauste, nouveau thĂšme de la littĂ©rature antisĂ©mite, comme Derrota mundial (littĂ©r. DĂ©faite mondiale) de lâintĂ©griste mexicain Salvador Borrego. Le principal diffuseur du nĂ©gationnisme en Espagne Ă©tait lâorganisation nĂ©onazie CEDADE, fondĂ©e en 1966 par un groupe de phalangistes et de Gardes de Franco, qui publiait des traductions dâouvrages Ă©trangers ou des productions de son cru, comme les livres de JoaquĂn Bochaca, dont notamment El mito de los seis millones (littĂ©r. le Mythe des six millions) de 1979[351] - [352].
Le , en accord avec le rĂ©sultat dâun rĂ©fĂ©rendum, il fut procĂ©dĂ© Ă une rĂ©vision de la Charte des Espagnols, plus particuliĂšrement de son article 6 relatif aux relations ĂȘtre lâĂglise et lâĂtat. AmendĂ©, cet article sâĂ©nonçait dorĂ©navant comme suit :
« La profession et la pratique de la religion catholique, qui est celle de lâĂtat espagnol, jouira de la protection officielle.
LâĂtat se chargera de protĂ©ger la libertĂ© religieuse, qui sera garantie par une tutelle juridique efficace, apte dans le mĂȘme temps Ă sauvegarder la morale et lâordre public. »
Quoique cette nouvelle version de la loi ne reconnĂ»t toujours pas la libertĂ© religieuse comme droit fondamental, comme lâavait fait autrefois la constitution de 1869, lâamendement de lâarticle 6 suscita nĂ©anmoins lâopposition de la majoritĂ© conservatrice de lâĂglise et du gouvernement, et fut rejetĂ© en premiĂšre lecture le en Conseil des ministres. Ce ne sera que deux semaines plus tard, aprĂšs que les ministres se furent avisĂ©s que Franco avait lâintention de donner son approbation Ă lâamendement, que les ministres lâapprouvĂšrent Ă leur tour[353].
En 1950, la communautĂ© juive dâEspagne Ă©tait estimĂ©e Ă 2 500 personnes. Les Ă©vĂ©nements politiques de la dĂ©cennie 1950 en Afrique du Nord incitĂšrent des milliers de Juifs Ă quitter le Maroc et Ă sâinstaller dans la PĂ©ninsule. La vigoureuse croissance Ă©conomique espagnole entre 1950 et 1970 attira dâautres Juifs encore, de sorte quâen 1969, les effectifs de la communautĂ© juive sâĂ©levaient Ă prĂšs de 9000[354], voire (en fonction des auteurs) 10 000 individus, dont une moitiĂ© rĂ©partie entre Madrid et Barcelone et deux milliers Ă Ceuta et Melilla[344]. Dâautre part, la dĂ©tĂ©rioration de la situation politique dans quelques pays dâAmĂ©rique latine, comme le Chili, lâUruguay et surtout lâArgentine, poussa de nombreux Juifs Ă chercher fortune en Espagne, phĂ©nomĂšne qui sâaccĂ©lĂ©ra aprĂšs la mort de Franco et au lendemain du coup dâĂtat de 1976 en Argentine. Au dĂ©but de 1974, la taille de la communautĂ© juive dâEspagne Ă©tait Ă©valuĂ©e Ă environ 12 000 membres[354].
Jugement de quelques personnalités juives
Ă lâoccasion du troisiĂšme lâanniversaire de la mort du gĂ©nĂ©ral Franco, la revue juive amĂ©ricaine The American Sephardi Ă©crivit :
« Le GeneralĂsimo Francisco Franco, chef de lâĂtat espagnol, est dĂ©cĂ©dĂ© le . Quel que soit le jugement que lâHistoire porte sur lui, il est certain qu'il occupera une place spĂ©ciale dans lâhistoire juive. Ă lâinverse de lâAngleterre, qui ferma les frontiĂšres de la Palestine aux Juifs qui fuyaient le nazisme et la destruction, et Ă lâinverse de la dĂ©mocratique Suisse, qui refoula vers la terreur nazie les Juifs qui frappĂšrent Ă ses portes en quĂȘte de secours, lâEspagne ouvrit sa frontiĂšre avec la France occupĂ©e, et admit tous les rĂ©fugiĂ©s, sans distinction de religion ou de race. Le professeur Haim Avni, de lâuniversitĂ© HĂ©braĂŻque, qui a vouĂ© des annĂ©es Ă lâĂ©tude de cette question, est arrivĂ© Ă la conclusion quâun total dâau moins 40 000 Juifs a Ă©tĂ© sauvĂ© des chambres Ă gaz allemandes, soit directement par les interventions dâambassadeurs espagnols et de reprĂ©sentants consulaires, soit grĂące aux frontiĂšres ouvertes[355]. »
Chaim Lipschitz affirme dans son livre Franco, Spain, the Jews and the Holocaust :
« Je dĂ©tiens les preuves que le chef de lâĂtat espagnol, Francisco Franco, a sauvĂ© plus de soixante mille Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Il commence Ă ĂȘtre temps que quelquâun en rende grĂąces Ă Franco[356]. »
Shlomo Ben-Ami, ministre des Affaires Ă©trangĂšres dâIsraĂ«l et ambassadeur dâIsraĂ«l en Espagne :
« Le pouvoir juif nâa pas Ă©tĂ© en mesure de changer la politique de Roosevelt envers les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Le seul pays dâEurope qui donna pour de vrai un coup de main aux Juifs Ă©tait un pays oĂč il nây avait aucune influence juive : lâEspagne, qui sauva plus de Juifs que toutes les dĂ©mocraties rĂ©unies[357]. »
Golda Meir, PremiĂšre ministre dâIsraĂ«l, dĂ©clara alors quâelle Ă©tait ministre des Affaires Ă©trangĂšres :
« Le peuple juif et lâĂtat dâIsraĂ«l se souviennent de lâattitude humanitaire adoptĂ©e par lâEspagne sous lâĂšre hitlĂ©rienne, lorsquâelle apporta secours et protection Ă beaucoup de victimes du nazisme[358]. »
Israel Singer, président du CongrÚs juif mondial :
« LâEspagne de Franco fut un refuge important pour les Juifs qui sâenhardirent Ă y venir, en Ă©chappant Ă la France de la libertĂ©, de la fraternitĂ© et de lâĂ©galitĂ©. Je ne veux pas dĂ©fendre Franco, mais dans la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de Juifs ont Ă©tĂ© sauvĂ©s en Espagne, et dĂ©daigner cela, câest dĂ©daigner lâhistoire[359] - [note 7]. »
Notes et références
Notes
- Javier MartĂnez de Bedoya raconte dans ses mĂ©moires que lors des nĂ©gociations dont il avait Ă©tĂ© chargĂ© par GĂłmez-Jordana et quâil menait Ă Lisbonne avec des reprĂ©sentants des principales organisations internationales juives, lâun de ses interlocuteurs considĂ©rait comme certaines les ascendances juives de Franco et de Roosevelt. Bedoya note : « Jâignorais que les Juifs tenaient Franco pour lâun des leurs, tant par la lignĂ©e des Franco que par celle des Bahamonde, selon ce quâils me prĂ©cisĂšrent. Le patronyme Franco avait toujours portĂ© lâestampille juive â me firent-ils observer â et Bahamonde Ă©tait littĂ©ralement Bar Amon, câest-Ă -dire fils dâAmon, le fils de Lot (GenĂšse 19, 38) ». Cf. Javier MartĂnez de Bedoya, Memorias desde mi aldea, Valladolid, Ămbito, , 384 p. (ISBN 978-8481830286), p. 229.
Samuel Hoare, dans Complacent Dictator, Ă©voque les ascendances juives de Franco comme si câĂ©tait un fait notoire et avĂ©rĂ©. Cf. Samuel Hoare, Complacent Dictator, New York, A.A. Knopf, (ASIN B0007F2ZVU, lire en ligne), p. 31. - Le philosĂ©faradisme, pour affectif et sentimental quâil fĂ»t, nâĂ©tait pas exempt dâarriĂšre-pensĂ©es utilitaires et de considĂ©rations dâintĂ©rĂȘt de nature Ă©conomique ou gĂ©opolitique. Au XIXe siĂšcle, Juan Antonio de RascĂłn, sâil Ă©tait mĂ» sans doute par des motifs humanitaires quand il plaidait pour lâaccueil en Espagne des SĂ©farades persĂ©cutĂ©s en Europe orientale, ne laissa pas de souligner les avantages matĂ©riels dâune immigration juive, grĂące Ă laquelle des liens pourraient ĂȘtre tissĂ©s avec des milliers de Juifs espagnols Ă©pars dans lâEmpire ottoman et pourrait ĂȘtre Ă©tablie par lĂ une sorte de rĂ©seau permanent de voies maritimes. De plus, la prĂ©sence de SĂ©farades en GrĂšce p. ex. pourrait ĂȘtre lâoccasion de crĂ©er des Ă©coles secondaires dans les villes, oĂč serait enseignĂ© lâespagnol moderne, par quoi « lâEspagne et le Moyen-Orient auront des moyens plus aisĂ©s et plus rapides dâamplifier leurs relations commerciales et dâĂ©tendre un jour leur influence » (cf. H. Avni (1982), p. 13-14). Isidoro LĂłpez Lapuya, autre apologiste de lâimmigration juive en Espagne, escomptait lui aussi que lâarrivĂ©e de Juifs, connus pour leur opulence, leur assiduitĂ©, leur expĂ©rience et leur perspicacitĂ© en affaires, apporterait Ă lâEspagne, alors en manque de telles qualitĂ©s, dâimportants bĂ©nĂ©fices (H. Avni (1982), p. 16). Lapuya prĂ©conisait dâailleurs de ne laisser entrer en Espagne que des Juifs Ă©conomiquement aisĂ©s ou experts dans lâun des mĂ©tiers recherchĂ©s en Espagne (H. Avni (1982), p. 18). Au XXe siĂšcle, le sĂ©nateur Ăngel Pulido FernĂĄndez, promoteur de la libertĂ© religieuse et admirateur des SĂ©farades, avait dâautre part fait le calcul que les deux millions de SĂ©farades quâil y avait de par le monde exerçaient une forte influence dans lâĂ©conomie et la politique de leurs pays respectifs ; les reconnaĂźtre comme membres de la « race » hispanique garantirait Ă lâEspagne de nouvelles ressources commerciales, propres Ă compenser en partie la perte des derniers vestiges de son empire colonial. Les nĂ©gociants sĂ©farades stimuleraient les exportations espagnoles et feraient profiter lâEspagne de leur expĂ©rience pour amĂ©liorer la productivitĂ© (H. Avni (1982), p. 21). Pendant la Seconde Guerre mondiale, le consul-gĂ©nĂ©ral dâEspagne Ă AthĂšnes, Eduardo Gasset, estimait bĂ©nĂ©fique pour lâEspagne dâaccorder sa protection aux SĂ©farades de GrĂšce, afin de tirer parti ensuite de leurs sentiments positifs envers lâEspagne pour les amener Ă embrasser les intĂ©rĂȘts culturels espagnols en GrĂšce, ce qui permettrait Ă lâEspagne de rivaliser sous ce rapport avec des pays comme la France (H. Avni (1982), p. 81).
- Rappelons que le , Primo de Rivera dĂ©cida dâaccorder la nationalitĂ© espagnole Ă des individus dâorigine espagnole, en considĂ©ration du constat « patriotique » que lesdits individus possĂ©daient en gĂ©nĂ©ral « notre idiome » et quâil « serait propice dâen Ă©tendre le nombre au moyen de la naturalisation, au bĂ©nĂ©fice de nos relations culturelles dans des pays lointains, oĂč ils constituent des colonies susceptibles dâĂȘtre dâune vĂ©ritable utilitĂ© pour lâEspagne ». Pour mettre en Ćuvre cet ordre sans exiger des personnes concernĂ©es de se rendre en Espagne pour y prĂȘter serment de loyautĂ© et sâinscrire Ă lâĂ©tat civil, ainsi que le requĂ©rait la loi sur la naturalisation, le Directoire militaire les autorisa Ă effectuer les formalitĂ©s nĂ©cessaires auprĂšs du reprĂ©sentant consulaire espagnol de leur lieu de rĂ©sidence. Cet accommodement particulier devait rester en vigueur pendant six ans, câest-Ă -dire jusquâau , date aprĂšs laquelle lâoption dâacquisition de la citoyennetĂ© espagnole sâĂ©teindrait, et avec elle tout type de tutelle de la part de lâĂtat espagnol. Cet ordre, signĂ© par le gĂ©nĂ©ral Antonio Magaz y Pers, prĂ©sident par intĂ©rim du Directoire militaire, prĂ©ludait le dĂ©cret royal, ayant rang de loi, signĂ© par Alphonse XIII, dans lequel se trouvaient dĂ©finies les personnes admissibles Ă la jouissance de la rĂ©glementation spĂ©ciale, savoir : « des individus dâorigine espagnole qui viendront Ă ĂȘtre protĂ©gĂ©s comme sâils Ă©taient espagnols ». Pour appuyer sa demande, chacun dâeux devra prĂ©senter tous documents utiles, dĂ©montrer son origine et produire un certificat de bonne conduite. Cependant, au contraire de ce qui a pu ĂȘtre affirmĂ© plus tard, en particulier dans des publications officielles, le dĂ©cret royal Ă©tait loin dâoctroyer indistinctement et en tout lieu la citoyennetĂ© espagnole aux Juifs sĂ©farades. Cf. H. Avni (1982), p. 29-30.
- Le , les troupes italiennes envahirent la GrĂšce, furent dans un premier temps repoussĂ©es, mais avec lâaide des allemands purent finalement, aprĂšs une brĂšve campagne, se rendre maĂźtres le de la GrĂšce entiĂšre. Ă partir de ce moment, le pays, et sa communautĂ© juive, se trouvait divisĂ© en trois secteurs : un, englobant les rĂ©gions de Thrace et de MacĂ©doine, fut rattachĂ©e Ă la Bulgarie, par quoi le destin de ses 5 600 Juifs vint Ă dĂ©pendre des luttes de pouvoir intĂ©rieures bulgares ; un deuxiĂšme, constituĂ© du sud du pays jusquâĂ Larissa et de certaines parties de la MacĂ©doine occidentale, demeura sous la domination italienne, et le sort de ses quelque 15 000 Juifs sera le mĂȘme que celui des Juifs italiens ; le troisiĂšme, comprenant le reste de la Thrace et la MacĂ©doine orientale, tomba sous le joug allemand, et ses prĂšs de 60 000 Juifs eurent bientĂŽt Ă subir lâoppression nazie. Cf. H. Avni (1982), p. 79.
- Dans un rapport expĂ©diĂ© par Gasset Ă son ministĂšre de tutelle transparaissent aussi les motifs utilitaires sous ses efforts dâobtenir la protection des Juifs, Gasset indiquant quâil serait alors possible de mettre Ă profit leurs sentiments favorables envers lâEspagne et leur dĂ©sir de conserver leur citoyennetĂ© espagnole, pour obtenir dâeux dâimportantes contributions Ă la dĂ©fense des intĂ©rĂȘts de lâEspagne en GrĂšce. Il considĂ©rait quâavec de tels moyens, il devait ĂȘtre possible dâinstaller Ă AthĂšnes un centre culturel espagnol et de recherche archĂ©ologique et historique, grĂące Ă quoi lâEspagne pourrait sous ce rapport rivaliser notamment avec la France. Cf. H. Avni (1982), p. 81.
- DĂ©but 1938, le problĂšme du service militaire obligatoire se posa aux ressortissants sĂ©farades en Ăąge de servir, aprĂšs que le reprĂ©sentant de Franco Ă Sofia eut insinuĂ© que les ressortissants juifs sĂ©farades nâĂ©taient pas prĂȘts Ă verser leur sang pour une religion qui nâĂ©tait pas la leur. Le ministre des Affaires Ă©trangĂšres et celui de la DĂ©fense sâaccordĂšrent alors, avec le consentement de Franco, « compte tenu de lâurgente nĂ©cessitĂ© que lesdits individus conservent la nationalitĂ© espagnole eu Ă©gard aux multiples bĂ©nĂ©fices qui en dĂ©coulent, et en mĂȘme temps Ă©viter de blesser leurs sentiments religieux », Ă les en dispenser, en Ă©tendant Ă eux la disposition qui exemptait de service militaire les ressortissants espagnols rĂ©sidant en AmĂ©rique latine ou aux Philippines. Les reprĂ©sentants en Turquie et dans les Balkans furent autorisĂ©s, moyennant acquittement de la cuota (taxe dâexemption) prĂ©vue par la loi de 1935, Ă prolonger la validitĂ© des passeports pour les SĂ©farades ayant lâĂąge rĂ©glementaire. Cf. H. Avni (1982), p. 77-78.
- Le sujet a aussi eu quelques prolongements dans la presse espagnole, entre autres :
- (es) « Sorpresa: un historiador judĂo estadounidense dice que "Franco fue un verdadero y desconocido hĂ©roe del Holocausto". «Fue un dictador pero salvĂł mĂĄs judĂos que cualquier otro individuo». Quin escĂ ndol », Dolça Catalunya, Barcelone, (consultĂ© le ) : le journal web Doça Catalunya, classĂ© Ă droite, se fĂ©licitant de ce que lâhistorien amĂ©ricain Lawrence H. Feldman a dĂ©clarĂ© que Franco Ă©tait « un hĂ©ros de lâholocauste ».
- (es) « El historiador cuestiona aspectos del libro del periodista âEn nombre de Francoâ; Arcadi Espada responde punto por punto a Rother. El periodista y autor de En nombre de Franco, Arcadi Espada, que respondiĂł a la crĂtica que hizo de su libro el historiador Bernd Rother, ha seguido argumentando sus motivos de desacuerdo », El Confidential, Pozuelo de AlarcĂłn, Titania CompañĂa Editorial, S.L.,â (lire en ligne) : Arcadi Espada rĂ©futant point par point les critiques formulĂ©es sur son livre âEn nombre de Francoâ par lâhistorien Bernd Rother.
Références
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- Discours prononcĂ© le , lors du grand dĂ©filĂ© du jour de la Victoire. Verbatim citĂ© par G. Ălvarez Chillida (2007), p. 189-190, F. A. Palmero Aranda (2015), p. 170 et D. Rozenberg (2015), § 6.
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- D. Rozenberg (2015), § 7.
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- Voir Alberto FernĂĄndez, « JudĂos en la Guerra de España », Tiempo de Historia, Madrid,â . Cet auteur, officier dans lâarmĂ©e populaire de la RĂ©publique, donne un nombre total de 8 510 Juifs incorporĂ©s dans les Brigades internationales. Lustiger, dans un compte rendu plus fouillĂ©, en comptabilise 7758 (cf. Arno Lustiger, ÂĄShalom libertad! : JudĂos en la Guerra Civil Española, Barcelone, Flor del viento, , p. 399-400). Haim Avni en avait Ă©tabli l'effectif Ă un nombre situĂ© entre 3 000 et 5 000, soit Ă peine 10 % du total des 40 000 volontaires internationaux (H. Avni (1982), p. 48). Pour Danielle Rozenberg cependant, chiffrer avec exactitude ce nombre est illusoire, compte tenu des pertes, disparitions, dĂ©sertions etc. (cf. D. Rozenberg (2006), p. 127-128).
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