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LĂ©onard de Vinci

LĂ©onard de Vinci (italien : Leonardo di ser Piero da Vinci, dit Leonardo da Vinci), nĂ© le du calendrier actuel Ă  Vinci (Toscane) et mort le Ă  Amboise (Touraine), est un peintre polymathe, simultanĂ©ment artiste, organisateur de spectacles et de fĂȘtes, scientifique, ingĂ©nieur, inventeur, anatomiste, sculpteur, peintre, architecte, urbaniste, botaniste, musicien, philosophe et Ă©crivain.

LĂ©onard de Vinci
Francesco Melzi, Portrait de LĂ©onard de Vinci, vers -, Windsor, Royal Collection, RCIN 912726.
ƒuvres principales
signature de LĂ©onard de Vinci
Signature
Vue de la sépulture.

Enfant naturel d'une paysanne, Caterina di Meo Lippi, et d'un notaire, Pierre de Vinci, il est Ă©levĂ© auprĂšs de ses grands-parents paternels dans la maison familiale de Vinci jusqu’à l’ñge de dix ans. À Florence, son pĂšre l'inscrit pour deux ans d’apprentissage dans une scuola d’abaco et ensuite Ă  l'atelier d'Andrea del Verrocchio oĂč il cĂŽtoie Botticelli, Le PĂ©rugin et Domenico Ghirlandaio.

Il quitte l’atelier en et se prĂ©sente principalement comme ingĂ©nieur au duc de Milan Ludovic Sforza. Introduit Ă  la cour, il obtient quelques commandes de peinture et ouvre un atelier. Il Ă©tudie les mathĂ©matiques et le corps humain. Il rencontre Ă©galement Gian Giacomo Caprotti, dit Salai, un enfant de dix ans, turbulent Ă©lĂšve de son atelier, qu’il prend sous son aile.

En , LĂ©onard part Ă  Mantoue, Ă  Venise et retourne Ă  Florence. Il y repeint et s'adonne Ă  l’architecture ainsi qu'Ă  l'ingĂ©nierie militaire. Pendant un an, il confectionne des cartes gĂ©ographiques pour CĂ©sar Borgia.

En , la ville de Florence lui commande une fresque, mais il en est dĂ©chargĂ© par le roi de France Louis XII qui l'appelle Ă  Milan oĂč, de Ă  , il est « peintre et ingĂ©nieur ordinaire » du souverain. Il rencontre Francesco Melzi, son Ă©lĂšve, ami et exĂ©cuteur testamentaire. En , son pĂšre meurt, mais il est exclu du testament. En , il est usufruitier des terres de son oncle dĂ©cĂ©dĂ©.

En , aprĂšs une retraite Ă  Vaprio d'Adda, LĂ©onard travaille Ă  Rome pour Julien de MĂ©dicis, frĂšre de LĂ©on X, et y dĂ©laisse la peinture pour les sciences et un projet d’assĂšchement des marais pontins. En , François Ier l'invite en France au manoir du Cloux avec Francesco Melzi et Salai. Il y emmĂšne notamment La Joconde probablement terminĂ©e sur place et qui a traversĂ© les siĂšcles comme une des Ɠuvres picturales les plus cĂ©lĂšbres au monde, si ce n'est la plus cĂ©lĂšbre. LĂ©onard meurt subitement au Clos LucĂ© en . Son ami Francesco Melzi hĂ©rite de ses peintures, de ses notes et partage avec Salai les vignes que LĂ©onard a reçues de Ludovic Sforza.

LĂ©onard de Vinci fait partie des artistes de son Ă©poque dit « polymathes » : il maĂźtrise plusieurs disciplines comme la sculpture, le dessin, la musique et la peinture qu'il place au sommet des arts. LĂ©onard se lance dans une minutieuse Ă©tude de la nature et de l'expression humaine : une image doit reprĂ©senter la personne, mais aussi les intentions de son esprit. Il fournit sur ses tableaux un minutieux travail de retouches et de corrections Ă  l'aide de techniques propres Ă  la peinture Ă  l'huile, d'oĂč l'existence de tableaux inachevĂ©s et ses Ă©checs dans la peinture de fresques. Ses Ă©tudes sont reprises dans les innombrables dessins de ses carnets : dessiner est, pour cet inlassable graphomane, un vĂ©ritable moyen de rĂ©flexion. Il consigne ses observations, ses plans et ses caricatures qu'il utilise au besoin d'un travail d'ingĂ©nierie ou pour la confection d'un tableau.

Si LĂ©onard de Vinci est surtout connu pour sa peinture, il se dĂ©finit aussi comme ingĂ©nieur, architecte et scientifique. Les connaissances initialement utiles Ă  la peinture deviennent pour lui une fin en soi. Ses centres d'intĂ©rĂȘt sont trĂšs nombreux : optique, gĂ©ologie, botanique, hydrodynamique, architecture, astronomie, acoustique, physiologie et anatomie.

Il n'a toutefois ni l'éducation ni les méthodes de recherche d'un scientifique. Pourtant, son absence de formation universitaire le libÚre de l'académisme de son temps : se revendiquant un « homme sans lettres », il prÎne la praxis et l'analogie. Cependant, avec l'aide de quelques hommes de science, il se lance dans la rédaction de traités scientifiques, plus didactiques et structurés et souvent accompagnés de dessins explicatifs. Sa recherche de l'automatisme s'oppose à la notion du travail en tant que ciment des relations sociales.

LĂ©onard de Vinci est souvent dĂ©crit comme le symbole de l'esprit universel de la Renaissance, l’uomo universale ou un gĂ©nie scientifique. Mais il semble que LĂ©onard lui-mĂȘme exalte son art afin de gagner la confiance de ses commanditaires et la libertĂ© d'effectuer ses recherches. De plus, les biographes du XVIe siĂšcle Ă©crivent des rĂ©cits fort dithyrambiques de la vie du maĂźtre alors principalement connu pour ses peintures. Seules la transcription du Codex Atlanticus et la dĂ©couverte de plus de 6 000 feuillets de ses notes et traitĂ©s Ă  la fin du XVIIIe siĂšcle mettent en valeur les recherches de LĂ©onard. Les historiens des XIXe et XXe siĂšcles perçoivent alors en lui une sorte de gĂ©nie ou de prophĂšte de l'ingĂ©nierie. Au XXIe siĂšcle, cette image reste encore trĂšs prĂ©sente dans l'imaginaire populaire. Pourtant les annĂ©es voient des historiens remettre en cause l'originalitĂ© et la validitĂ© de la plupart des recherches du maĂźtre. Ceci Ă©tant, la grande qualitĂ© de son art graphique, tant scientifique que pictural, reste encore incontestĂ©e par les plus grands historiens ou critiques d'art et de nombreux livres, films, musĂ©es et expositions lui sont consacrĂ©s.

Biographie

Enfance

LĂ©onard de Vinci est nĂ© dans la nuit du vendredi entre neuf heures et dix heures et demie du soir[1] - [N 1]. La tradition Ă©tablit cette naissance dans une petite maison de mĂ©tayer du petit village toscan d’Anchiano, un hameau voisin de la ville de Vinci ; mais peut-ĂȘtre est-il nĂ© Ă  Vinci mĂȘme[3]. L'enfant est le fruit d’une relation amoureuse illĂ©gitime entre Messer Piero Fruosino di Antonio da Vinci[N 2], notaire ĂągĂ© de 25 ans et descendant d’une famille de notaires, et une jeune femme de 22 ans nommĂ©e Caterina di Meo Lippi[N 3] - [3].

Ser Piero da Vinci[N 4] est issu d'une famille de notaires depuis quatre gĂ©nĂ©rations au moins ; son grand-pĂšre devient mĂȘme chancelier de la ville de Florence. Cependant, Antonio, pĂšre de ser Piero et grand-pĂšre de LĂ©onard, se marie avec une fille de notaire et prĂ©fĂšre se retirer Ă  Vinci pour y mener une paisible vie de gentilhomme campagnard en profitant de rentes que lui rapportent les mĂ©tairies qu'il possĂšde dans la petite ville. MĂȘme si certains documents le nomment avec la particule Ser, il n'a officiellement pas droit Ă  ce titre dans les documents officiels : tout semble prouver qu'il n'a pas de diplĂŽme et qu'il n'a mĂȘme jamais exercĂ© de profession dĂ©finie[6]. Ser Piero, le fils d’Antonio et pĂšre de LĂ©onard, reprend le flambeau de ses ascendants et trouve le succĂšs Ă  Pistoia puis Ă  Pise pour s’installer, vers , Ă  Florence. Son bureau se trouve au palais du Podestat, le bĂątiment des magistrats qui fait face au palazzo Vecchio, le siĂšge du gouvernement, alors appelĂ© Palazzo della Signoria. Des monastĂšres, des ordres religieux, la communautĂ© juive de la ville et mĂȘme les MĂ©dicis font appel Ă  ses services[7] - [6].

Pourtant qualifiĂ©e de « fille de bonne famille » par le biographe Anonimo Gaddiano, la mĂšre de LĂ©onard, Caterina, serait selon la tradition fille de paysans pauvres et, donc, fort Ă©loignĂ©e de la classe sociale de ser Piero. Depuis , des recherches menĂ©es sur les documents communaux et paroissiaux ou sur les registres fiscaux tendent Ă  l'identifier Ă  Caterina di Meo Lippi, fille de petits cultivateurs, nĂ©e en et orpheline Ă  l’ñge de 14 ans. Cependant, d'aprĂšs les conclusions disputĂ©es d'une Ă©tude dactyloscopique de , elle pourrait ĂȘtre une esclave venue du Moyen-Orient[8] - [9]. Selon Alessandro Vezzosi, directeur du MusĂ©e Leonardo da Vinci, il est Ă©tabli que Piero Ă©tait le propriĂ©taire d'une esclave du Moyen-Orient appelĂ©e Caterina, qui a donnĂ© naissance Ă  un garçon appelĂ© Leonardo. Cette thĂšse d'une esclave venue du Moyen-Orient est soutenue par la reconstruction de l’empreinte de l'index gauche de LĂ©onard Ă  partir de quelques 200 empreintes digitales — la plupart fragmentaires — tirĂ©es d'environ 52 feuillets des notes de LĂ©onard[10]. En , le professeur Carlo Vecce identifie la mĂšre de LĂ©onard, Caterina, comme Ă©tant probablement une esclave circassienne, vendue et revendue plusieurs fois Ă  Constantinople puis Ă  Venise. Finalement achetĂ©e par le pĂšre de LĂ©onard, celui-ci l'affranchira aprĂšs avoir eu un enfant d'elle[N 5] - [11].

Photographie en couleurs représentant un village sur le flanc d'une colline. Les maisons ont une façade beige et des toits rouge ou rouille. Une église et un clocher surplombent le village.
Village de Vinci et l'église dans laquelle Léonard a été baptisé[12].

LĂ©onard semble ĂȘtre baptisĂ© le dimanche suivant sa naissance[1]. La cĂ©rĂ©monie a lieu dans l'Ă©glise de Vinci par le curĂ© de la paroisse, en prĂ©sence de notables de la ville et d'aristocrates importants des environs. Dix parrains — un nombre exceptionnel —, tĂ©moignent du baptĂȘme : ils habitent tous le village de Vinci et on compte notamment Piero di Malvolto, le parrain de ser Piero et propriĂ©taire de la ferme natale de LĂ©onard[1] - [4]. Le lendemain du baptĂȘme, ser Piero retourne Ă  ses affaires Ă  Florence. Ce faisant, il prend des dispositions pour que Caterina se marie rapidement avec un fermier et chaufournier local ami de la famille de Vinci, Antonio di Piero del Vaccha dit « Accattabriga (bagarreur) » : peut-ĂȘtre agit-il ainsi pour Ă©viter les commĂ©rages pour avoir abandonnĂ© une mĂšre et son enfant[13]. Il semble que l'enfant soit restĂ© auprĂšs de sa mĂšre le temps du sevrage — soit environ 18 mois —, puis ait Ă©tĂ© confiĂ© Ă  son grand-pĂšre paternel chez qui il passe les 4 annĂ©es suivantes en compagnie notamment de son oncle Francesco[14]. Les familles maternelle et paternelle demeurent en bons termes : Accattabriga travaille dans un four louĂ© par ser Piero et ils apparaissent rĂ©guliĂšrement comme tĂ©moins dans des contrats et actes notariĂ©s les uns pour les autres[15] - [16]. De fait, les souvenirs d'enfance relatĂ©s par LĂ©onard adulte permettent de comprendre qu'il se considĂšre comme un enfant de l'amour. Il Ă©crit ainsi Ă  son propos : « Si le coĂŻt se fait avec grand amour et grand dĂ©sir l'un de l'autre, alors l'enfant sera de grande intelligence et plein d'esprit, de vivacitĂ© et de grĂące »[17].

À cinq ans, en , LĂ©onard rejoint la maison de sa famille paternelle Ă  Vinci. Pourvue d'un petit jardin, la maison est cossue et se trouve au cƓur de la ville, juste Ă  cĂŽtĂ© des murailles du chĂąteau. Ser Piero a Ă©pousĂ© la jeune fille d'un riche cordonnier de Florence, ĂągĂ©e de 16 ans, Albiera degli Amadori, mais elle meurt trĂšs jeune en couches, en [18]. Ser Piero se marie quatre autres fois. Des deux derniers mariages naissent ses dix frĂšres et deux sƓurs lĂ©gitimes[19]. LĂ©onard semble entretenir de bonnes relations avec ses belles-mĂšres successives : ainsi, Albiera porte une affection particuliĂšre Ă  l'enfant[20]. De mĂȘme, qualifie-t-il dans une note la derniĂšre femme de son pĂšre, Lucrezia Guglielmo Cortigiani, de « chĂšre et douce mĂšre »[20] - [8].

Blason constitué de 7 bandes verticales alternativement jaunes et rouges.
Blason de la famille da Vinci.

LĂ©onard n'est pas Ă©levĂ© par ses parents : son pĂšre rĂ©side principalement Ă  Florence et sa mĂšre s’occupe des cinq autres enfants qu'elle a aprĂšs son mariage. Ce sont plutĂŽt son oncle Francesco de 15 ans son aĂźnĂ© et ses grands-parents paternels qui assurent son Ă©ducation. Ainsi, son grand-pĂšre Antonio, oisif passionnĂ©, lui donne le goĂ»t de l'observation de la nature, lui rĂ©pĂ©tant constamment « Po l’occhio ! (« Ouvre l’Ɠil ! ») »[21]. De mĂȘme, sa grand-mĂšre Lucia di ser Piero di Zoso est trĂšs proche de lui : cĂ©ramiste, elle est peut-ĂȘtre la personne qui l'initie aux arts[22]. Par ailleurs, il reçoit une Ă©ducation assez libre avec les autres villageois de son Ăąge dans laquelle il apprend notamment Ă  lire et Ă  Ă©crire[23] - [24].

Vers , LĂ©onard rejoint son pĂšre et Albiera Ă  Florence. Bien que son pĂšre le considĂšre dĂšs sa naissance comme son fils Ă  part entiĂšre[25], il ne lĂ©gitime pas LĂ©onard qui ne peut donc accĂ©der au notariat[26] - [27]. De plus, appartenant Ă  une catĂ©gorie sociale intermĂ©diaire entre dotti et non dotti, il ne peut frĂ©quenter une de ces Ă©coles latines dans lesquelles est dispensĂ© l'enseignement des lettres classiques et des humanitĂ©s : elles restent rĂ©servĂ©es aux futurs membres des professions libĂ©rales et marchands de bonnes familles du dĂ©but de la Renaissance[28]. C'est donc Ă  l'Ăąge de dix ans qu'il entre dans une scuola d’abaco (une « Ă©cole d'arithmĂ©tique ») destinĂ©e aux fils de commerçants et d'artisans[23] - [N 6] oĂč il apprend des rudiments de lecture, d'Ă©criture et surtout d'arithmĂ©tique. Le cursus normal y Ă©tant de deux ans, LĂ©onard en sort vers , l'annĂ©e de ses douze ans — Ăąge auquel il est envoyĂ© en apprentissage dans l'atelier d'Andrea del Verrocchio[27]. Son orthographe, qualifiĂ©e de « pur chaos » par l'historien des sciences Giorgio de Santillana, tĂ©moigne ainsi de ses lacunes[29]. De mĂȘme, il n'Ă©tudie ni le grec ni le latin qui, en tant que supports exclusifs Ă  la science, sont pourtant essentiels Ă  l'acquisition des connaissances thĂ©oriques scientifiques : il n'apprendra le latin — et encore, imparfaitement — qu'en autodidacte, et seulement Ă  l'Ăąge de 40 ans[30]. Pour LĂ©onard, avant tout libre penseur et adversaire de la pensĂ©e traditionnelle, cette Ă©ducation lacunaire restera par la suite un sujet sensible : face aux attaques du monde intellectuel, il se prĂ©sentera volontiers comme un « homme sans lettres », disciple de l’expĂ©rience et de l’expĂ©rimentation[31].

Formation à l’atelier de Verrocchio (1464-1482)

Vers — en au plus tard —, alors qu'il a une douzaine d'annĂ©es, LĂ©onard entre en apprentissage Ă  Florence. Pressentant de fortes dispositions, son pĂšre le confie Ă  l'atelier d'Andrea del Verrocchio[27]. De fait, ser Piero da Vinci et le maĂźtre se connaissent dĂ©jĂ [32] : le pĂšre de LĂ©onard effectue plusieurs actes notariaux au bĂ©nĂ©fice de Verrocchio ; de plus, les deux hommes travaillent non loin l'un de l'autre. Dans sa biographie de LĂ©onard, Giorgio Vasari relate que « Piero prit quelques-uns de ses dessins et les apporta Ă  Andrea del Verrocchio, qui Ă©tait un bon ami, et lui demanda si le garçon gagnerait Ă  Ă©tudier le dessin ». Verrocchio « s'Ă©tonna beaucoup des dĂ©buts particuliĂšrement prometteurs » du garçon et l'accepte comme apprenti, non pour son amitiĂ© pour ser Piero mais pour son talent[33] - [34].

Artiste renommĂ©, Verrocchio est un polymathe : orfĂšvre et forgeron de formation, il est peintre, sculpteur et fondeur mais aussi architecte et ingĂ©nieur[35]. Comme chez la plupart des maĂźtres italiens de son temps, son atelier est simultanĂ©ment en charge de plusieurs commandes. Outre de riches marchands, son principal commanditaire est le riche mĂ©cĂšne Laurent de MĂ©dicis : il crĂ©e ainsi principalement des peintures et des sculptures de bronze, comme L'IncrĂ©dulitĂ© de saint Thomas, une tombe pour Cosme de MĂ©dicis, des dĂ©corations de fĂȘtes, et s'occupe de la conservation d’Ɠuvre antiques pour les MĂ©dicis. En outre, dans cet atelier, on disserte de mathĂ©matiques, d'anatomie, d'antiquitĂ©s, de musique et de philosophie[36] - [33].

Photographie de la statue de bronze d'un jeune homme vĂȘtu de vĂȘtements lĂ©gers tenant dans sa main droite une Ă©pĂ©e courte la main gauche sur la hanche. Debout, dans une posture triomphante et dĂ©tendue entre ses pieds est posĂ©e sur une tĂȘte coupĂ©e.
Le David de Verrocchio, une Ɠuvre emblĂ©matique du maĂźtre pour laquelle LĂ©onard est rĂ©putĂ© avoir posĂ©[37]. -, Florence, musĂ©e du Bargello, no inv.Bargello nn. 450, 45.

Signe de son activitĂ©, un inventaire des biens prĂ©sents dans le lieu Ă©voque pĂȘle-mĂȘle plusieurs tables et lits, un globe terrestre et des livres — recueils de poĂšmes classiques traduits de PĂ©trarque ou d'Ovide, ou littĂ©rature humoristique de Franco Sacchetti. Le rez-de-chaussĂ©e est rĂ©servĂ© au magasin et ses ateliers ; l'Ă©tage supĂ©rieur permet de loger les artisans et apprentis qui y travaillent[38]. Dans ce lieu rĂ©unissant maĂźtres et Ă©lĂšves, LĂ©onard a pour condisciples Lorenzo di Credi, Sandro Botticelli, Le PĂ©rugin et Domenico Ghirlandaio[35].

De fait, loin d'ĂȘtre un studio d'art raffinĂ©, cette bottega est une boutique oĂč se fabriquent et se vendent grand nombre d'objets d'art : les sculptures et peintures ne sont pour la plupart pas signĂ©es et sont le rĂ©sultat d'un travail collectif. Son objectif premier est de produire des Ɠuvres Ă  vendre plutĂŽt que de promouvoir le talent de l'un ou l'autre artiste[38]. Verrocchio semble ĂȘtre un maĂźtre bon et humain, menant son atelier collĂ©gialement au point que de nombreux Ă©lĂšves, comme LĂ©onard ou Botticelli, restent encore chez lui plusieurs annĂ©es aprĂšs leur apprentissage[37].

Comme tous les nouveaux arrivants dans l'atelier, LĂ©onard occupe une place d'apprenti (italien : discepolo) et rĂ©alise les plus humbles tĂąches (nettoyer les pinceaux, prĂ©parer le matĂ©riel pour le maĂźtre, balayer les sols, broyer les pigments et veiller Ă  la cuisson des vernis et des colles). Peu Ă  peu, il est autorisĂ© Ă  reporter sur le panneau l’esquisse du maĂźtre. Puis il devient compagnon (italien : garzone) : il se voit confier du travail d'ornementation ou d'exĂ©cution d'Ă©lĂ©ments secondaires comme le dĂ©cor ou le paysage. Selon ses capacitĂ©s et ses progrĂšs, il peut ensuite rĂ©aliser des parties entiĂšres de l’Ɠuvre[39].

Les commandes — la crĂ©ation de la sphĂšre de cuivre du DĂŽme/de la coupole de santa Maria del Fiore de Florence commandĂ©e Ă  Verrochio en 1468 et installĂ©e en mai 1472 par exemple — sont l'occasion d'acquĂ©rir des notions d'ingĂ©nierie et de machinerie[40], de mĂ©canique, de mĂ©tallurgie et de physique[41]. Verrochio, d'aprĂšs Vasari, aurait mĂȘme initiĂ© le jeune homme Ă  la musique[42]. LĂ©onard reçoit donc une formation multidisciplinaire qui rĂ©unit l’étude de l’anatomie superficielle, de la mĂ©canique, des techniques de dessin, de la gravure et surtout l’étude des effets d’ombre et de lumiĂšre sur des matĂ©riaux comme les draperies[35] - [43].

Il dĂ©couvre l'antique technique du clair-obscur (italien : chiaroscuro) consistant Ă  user des contrastes d’ombre et de lumiĂšre afin de provoquer l’illusion du relief et du volume aux dessins et aux peintures en deux dimensions. Pendant qu'il apprend la confection des couleurs, LĂ©onard expĂ©rimente des mĂ©langes de pigments Ă  de fortes proportions de liquides transparents afin d'obtenir des couleurs translucides et d'ainsi Ă©tudier et modeler les dĂ©gradĂ©s de draperies, de visages, d'arbres et des paysages : c'est la technique du sfumato, qui donne au sujet des contours imprĂ©cis Ă  l'aide d'un glacis ou d'une texture lisse et transparente[44].

Verrocchio demande Ă©galement Ă  son Ă©lĂšve de complĂ©ter ses peintures et notamment le tableau Tobie et l’Ange, oĂč il dessine la carpe que tient Tobie et le chien marchant derriĂšre l'ange Ă  gauche. Verrochio, plus versĂ© dans l'art de la sculpture, est connu pour ses reprĂ©sentations d’animaux gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ©es comme « quelconques » et « faibles ». Il n'est donc pas Ă©tonnant que le maĂźtre confie la rĂ©alisation des animaux Ă  son Ă©lĂšve LĂ©onard dont le sens aigu de l'observation de la nature semble Ă©vident[44]. Cependant, pour Vincent Delieuvin, cette collaboration semble possible, mais n'est pas irrĂ©cusable, car elle repose sur des arguments conventionnels : Verrocchio ou le jeune PĂ©rugin sont tout aussi capables de dessiner des thĂšmes naturalistes de cette maniĂšre[45].

LĂ©onard Ă©tudie Ă©galement la perspective dans son aspect gĂ©omĂ©trique, Ă  l'aide des Ă©crits de Leon Battista Alberti, et dans son aspect lumineux Ă  travers les effets de perspective aĂ©rienne[46] - [47]. Cette technique, applicable Ă  la seule peinture Ă  l'huile, lui permet Ă©galement de façonner ses volumes et ses Ă©clairages de maniĂšre plus fluide, et mĂȘme de modifier ses peintures au grĂ© de ses idĂ©es. C'est pour cela qu'il ne s'essaie pas Ă  la fresque, trop fixe et immuable dĂšs qu'elle est posĂ©e sur un mur ou un plafond. C'est probablement pour ce manque de compĂ©tences spĂ©cifiques qu'il ne sera pas invitĂ© Ă  peindre les murs de la chapelle Sixtine Ă  Rome entre 1481 et 1482 avec ses congĂ©nĂšres Botticelli, Le Perugin ou Ghirlandaio[48] - [43].

En , dans Le BaptĂȘme du Christ, LĂ©onard peint l’ange Ă  l’extrĂȘme gauche, et rĂ©alise partiellement d'autres Ă©lĂ©ments du tableau. Une analyse aux rayons X montre qu'une grande partie du dĂ©cor, le corps du Christ et l'ange de gauche, sont faits de plusieurs couches de peinture Ă  l'huile dont les pigments sont fortement diluĂ©s. D'aprĂšs Giorgio Vasari, LĂ©onard y rĂ©alise un personnage « tellement supĂ©rieur Ă  toutes les autres figures, qu'Andrea, honteux d'ĂȘtre surpassĂ© par un enfant, ne voulut plus jamais toucher Ă  ses pinceaux », anecdote que confirme la recherche historique[49].

En , Ă  l'Ăąge de vingt ans, LĂ©onard achĂšve son apprentissage et peut ainsi devenir maĂźtre[50]. Il semble ĂȘtre en bons termes avec son pĂšre qui habite toujours Ă  proximitĂ© de l’atelier avec sa deuxiĂšme Ă©pouse, mais toujours sans autre enfant. À l'occasion de cet achĂšvement, son nom apparaĂźt avec ceux de Le PĂ©rugin et Botticelli dans le Livre rouge des dĂ©biteurs et des crĂ©anciers de la Compagnie de Saint-Luc, c'est-Ă -dire dans le registre de la guilde des peintres de Florence, une sous guilde de celle des mĂ©decins[N 7] - [51] - [52]. MalgrĂ© cela, il dĂ©cide de rester Ă  l'atelier de Verrocchio : en , LĂ©onard y est toujours mentionnĂ©. Il y rĂ©alise de nombreux dĂ©cors, engins ou dĂ©guisements de spectacles et de fĂȘtes commandĂ©s Ă  l'atelier par Laurent de MĂ©dicis, dont un Ă©tendard destinĂ© Ă  Julien de MĂ©dicis pour une joute Ă  Florence, ou un masque d'Alexandre le Grand pour Laurent de MĂ©dicis[53] - [54].

Dessin en noir et blanc représentant un paysage de campagne.
Le premier dessin connu de Léonard : Paysage de la vallée de l'Arno, , Florence, Musée des Offices, no inv. 436E, 8P.

L'Ă©tĂ© de l'annĂ©e , il lui arrive de retourner Ă  Vinci oĂč il semble retrouver sa mĂšre, le mari de celle-ci, Antonio, et les enfants du couple : « Le sĂ©jour chez Antonio me contente » Ă©crit-il dans ses notes. Au dos du feuillet oĂč il Ă©crit ce passage, se trouve probablement le plus ancien dessin d’art connu de LĂ©onard : datĂ© du « Jour de Notre-Dame-des-Neiges, », il s'agit d'un panorama impressionniste, esquissĂ© Ă  la plume, oĂč est visible un relief rocailleux et la vallĂ©e verdoyante de l’Arno, prĂšs de Vinci[52] — mais il pourrait tout autant s'agit d'un paysage imaginaire[55]. Outre la maĂźtrise des diffĂ©rents types de perceptives — notamment celle qu'il nomme plus tard « perspective aĂ©rienne » —, cette esquisse ne montre qu'un paysage, d'habitude placĂ© en dĂ©coration : il est ici le thĂšme principal de l'Ɠuvre. En bon observateur, LĂ©onard y dĂ©peint la nature pour elle-mĂȘme[52].

Les archives judiciaires de montrent qu'avec trois autres hommes, une dĂ©nonciation l'accuse de sodomie avec un prostituĂ© Jacopo Saltarelli, pratique Ă  l’époque illĂ©gale Ă  Florence. Tous ont Ă©tĂ© acquittĂ©s des charges retenues, probablement grĂące Ă  l'intervention de Laurent de MĂ©dicis[56] - [53]. Cet incident sera pour nombre d'historiographes un indice attestant de l'homosexualitĂ© du peintre[57].

C'est Ă©galement dans les annĂ©es que quatre tableaux lui sont principalement attribuĂ©s : une Annonciation, vers -[58], deux Vierge Ă  l'Enfant (La Madone Ă  l'Ɠillet, vers -[59], et La Madone Benois, vers -[60]) et le portrait avant-gardiste d’une Florentine, Portrait de Ginevra de' Benci (vers -[61]) dans lesquels LĂ©onard semble de mieux en mieux maĂźtriser la peinture Ă  l'huile et la technique des pigments fortement diluĂ©s[62]. En , LĂ©onard reçoit sa premiĂšre commande pour un retable de la chapelle du Palazzo della Signoria. Les historiens n'en possĂšdent que les dessins prĂ©paratoires ; ils semblent avoir servi Ă  la confection de l'Adoration des Mages, dont il reçoit la commande en et qu'il laisse Ă©galement inachevĂ©e[63] - [53].

Les années milanaises (1482-1499)

Peinture. Portrait sur fond bleu d'un homme vu en buste et de profil, tĂȘte nue et vĂȘtu d'une armure.
Ludovic Sforza, le protecteur de LĂ©onard de Vinci Ă  Milan. Giovanni Ambrogio de Predis, miniature issue d'une copie de la fin du XVe siĂšcle de la Grammatica Latina d'Ælius Donatus, ChĂąteau des Sforza, Biblioteca Trivulziana, no ref.2167.

En , LĂ©onard de Vinci a environ trente ans. Il quitte Laurent le magnifique et Florence pour rejoindre la cour de Milan. Il y restera 17 ans. Les raisons qui le poussent Ă  ce dĂ©part ne sont pas connues et les historiens de l'art en sont rĂ©duits Ă  Ă©mettre des hypothĂšses[64]. Certainement trouve-t-il l'atmosphĂšre autour de Ludovic Sforza plus propice Ă  la crĂ©ation artistique, ce dernier voulant faire de la citĂ© dont il vient de prendre la tĂȘte l'« AthĂšnes de l'Italie »[65]. Peut-ĂȘtre marque-t-il aussi son amertume pour ne pas avoir Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ© dans l'Ă©quipe de peintres florentins chargĂ©s de la crĂ©ation de dĂ©cors Ă  la chapelle Sixtine[N 8] - [66]. Qui plus est, Vasari et l'auteur de l'Anonimo Gaddiano assurent que le peintre est alors chargĂ© par Laurent le magnifique d'offrir Ă  son correspondant une lyre faite d'argent et en forme de crĂąne de cheval, Ă  laquelle LĂ©onard joue parfaitement[67] - [68]. Enfin, LĂ©onard arrive avec l'espoir d'y dĂ©ployer ses talents d'ingĂ©nieur, en tĂ©moigne un courrier qu'il fait Ă©crire Ă  son hĂŽte[N 9] et qui dĂ©crit diverses inventions dans le domaine militaire, et, incidemment, la possibilitĂ© de crĂ©er des Ɠuvres architecturales, sculptĂ©es ou peintes[70].

Pourtant c'est plutĂŽt sa qualitĂ© d'artiste qui est d'abord reconnue puisque la cour le qualifie d'« Apelle florentin », en rĂ©fĂ©rence au cĂ©lĂšbre peintre grec de l'AntiquitĂ©. Ce titre lui laisse l'espoir de trouver une place et de toucher ainsi un salaire et au lieu d'ĂȘtre simplement payĂ© Ă  l'Ɠuvre[71]. MalgrĂ© cette reconnaissance, les commandes ne viennent pas car il n'est pas suffisamment installĂ© Ă  Milan et n'a pas encore les relations nĂ©cessaires[72].

Se produit alors la rencontre avec un peintre local, Giovanni Ambrogio de Predis, bien introduit dans la cour qui lui permet de se faire connaĂźtre de l'aristocratie milanaise[73]. De PrĂ©dis offre Ă  LĂ©onard de l'hĂ©berger dans son atelier puis dans la demeure qu'il partage avec son frĂšre Evangelista et dont l'adresse est « Paroisse de San Vincenzo in Pratot intus »[72]. La relation est fructueuse puisqu'il reçoit, dĂšs avril et conjointement avec les frĂšres de Predis, commande d'un tableau par une confrĂ©rie locale ; il s'agit de La Vierge aux rochers, destinĂ© Ă  orner un retable pour la dĂ©coration d'une chapelle rĂ©cemment construite au sein de l'Ă©glise Saint-François-Majeur[74]. Marque de reconnaissance de son statut, il est le seul des trois artistes Ă  porter le titre de « maĂźtre » dans le contratchap. III._Nouveau_dĂ©part_Ă _Milan_-_1483-1484_84-0">[75]. LĂ©onard Ă©tablit ainsi, rapidement aprĂšs son arrivĂ©e Ă  Milan, son propre bottega au sein duquel Ă©voluent des collaborateurs comme Ambrogio de Predis ou Giovanni Antonio Boltraffio, et des Ă©lĂšves comme Marco d'Oggiono, Francesco Napoletano puis, plus tard, Salai[76].

Série de dessins, sur une feuille et au crayon gris, représentant un cheval vu de cÎté ou de face.
La rĂ©alisation, finalement inaboutie, d'une imposante statue Ă©questre en l’honneur de Francesco Sforza entre 1489 et 1494 est pour LĂ©onard un projet considĂ©rable. Étude de cheval pour le Monument Sforza, vers -, Royal Collection - Windsor, no inv. RCIN 912321.

En 1490, il rencontre le grand polymathe siennois Francesco di Giorgio Martini Ă  Milan Ă  l'occasion de la consultation architecturale pour l'Ă©rection de la tour-lanterne du DĂŽme de Milan, commandĂ©e par Ludovic Sforza. Francesco di Giorgio Martini emmĂšne alors avec lui LĂ©onard Ă  Pavie oĂč il Ă©tait appelĂ© en consultation pour la cathĂ©drale de la piazza del Duomo[77] - [78].

De retour Ă  Milan, LĂ©onard doit certainement voir sa position s'amĂ©liorer certes lentement mais rĂ©guliĂšrement[79]. Il devient « ordonnateur de fĂȘtes et spectacles » donnĂ©s au palais et invente des machines de thĂ©Ăątre qui connaissent du succĂšs. Le sommet de ses rĂ©alisations, datant de , est « un chef-d'Ɠuvre de machinerie thĂ©Ăątrale [crĂ©Ă©e] pour Danae de Baldassare Taccone au palais de Giovan Francesco Sanseverino, oĂč l'actrice principale se transforme en Ă©toile »[80]. Plus largement, son activitĂ© d'ingĂ©nieur est connue, mais il doit s'employer pour la faire reconnaĂźtre[81]. L'Ă©pisode de peste Ă  Milan de - est pour lui l'occasion de proposer des solutions au thĂšme de la « ville nouvelle » qui Ă©merge alors. En , LĂ©onard participe Ă  un concours pour la construction de la tour-lanterne de la cathĂ©drale de Milan et y prĂ©sente une maquette courant -. Son projet n'est pas retenu, mais il semblerait qu'une partie de ses idĂ©es aient Ă©tĂ© reprises par le vainqueur du concours, Francesco di Giorgio[82]. Si bien que, dans les annĂ©es , il devient avec Bramante et Gian Giacomo Dolcebuono un ingĂ©nieur urbaniste et architectural de premier plan[83]. De fait, les archives lombardes lui accolent volontiers le titre d'« ingeniarius ducalis », et c'est Ă  ce titre qu'il est envoyĂ© Ă  Pavie[84].

Durant ce temps, LĂ©onard se consacre Ă  des Ă©tudes technico-scientifiques, qu'elles concernent l'anatomie[85], la mĂ©canique (horloges et mĂ©tiers Ă  tisser)[86] ou les mathĂ©matiques (arithmĂ©tique et gĂ©omĂ©trie)[87], qu'il note scrupuleusement dans ses carnets, certainement afin d'en tirer des traitĂ©s systĂ©matiques[88]. En , il prĂ©pare l'Ă©criture d'un livre sur l'anatomie humaine qui s'intitule De la figure humaine. Il y Ă©tudie les diffĂ©rentes proportions du corps humain, ce qui l'amĂšne Ă  produire l'Homme de Vitruve, qu'il dessine sur base des Ă©crits de l'architecte et Ă©crivain romain Vitruve[89]. Cependant, mĂȘme s'il se dĂ©finit comme un « homme sans lettres », LĂ©onard montre dans ses Ă©crits colĂšre et incomprĂ©hension devant le mĂ©pris dont il fait l'objet par les docteurs en raison de son absence de formation universitaire[88].

Dessin en noir et blanc reprĂ©sentant la tĂȘte d'un jeune homme aux cheveux frisĂ© vu de profil.
Salai, l'Ă©lĂšve indisciplinĂ© recueilli Ă  10 ans par LĂ©onard, restera avec lui jusqu'Ă  la fin. LĂ©onard de Vinci, Portrait d'un jeune homme vu de profil, peut-ĂȘtre Salai, vers , Royal Collection - Windsor, no inv. RCIN 912554r.

Entre Ă  , il s’occupe Ă©galement de la rĂ©alisation d'une imposante statue Ă©questre en l’honneur de Francesco Sforza, le pĂšre et prĂ©dĂ©cesseur de Ludovic. Il projette d'abord de faire un cheval en mouvement. Mais, devant les difficultĂ©s d'une telle rĂ©alisation, il est obligĂ© de renoncer et revient Ă  une solution plus classique, comme celle de Verrocchio. Seul un immense modĂšle en argile est rĂ©alisĂ© le . Mais les 60 tonnes de bronze nĂ©cessaires pour la statue sont utilisĂ©es pour fondre des canons servant Ă  la dĂ©fense de la ville contre l’invasion du roi français Charles VIII[90]. Le modĂšle en argile est toutefois exposĂ© au palais des Sforza et sa confection contribue considĂ©rablement Ă  la notoriĂ©tĂ© de LĂ©onard auprĂšs de la cour de Milan. Cela lui vaut d'ĂȘtre nommĂ© pour rĂ©aliser plusieurs travaux au palais, dont un systĂšme de chauffage et plusieurs portraits[91]. C'est pendant cette pĂ©riode qu'il peint le portrait de Cecilia Gallerani dit La Dame Ă  l'hermine (), un Portrait d'une dame milanaise (connu sous le nom de La Belle FerronniĂšre), une Femme de profil (certainement avec Ambrogio de Predis) et peut-ĂȘtre la Madone Litta[92]— dont l'exĂ©cution finale sur panneau est attribuĂ©e Ă  Giovanni Antonio Boltraffio ou Ă  Marco d'Oggiono[93]. C'est probablement la Dame Ă  l'hermine qui est dĂ©cisif dans l'engagement de LĂ©onard comme artiste de la cour. Parmi les commandes se trouve la cĂ©lĂšbre fresque La CĂšne exĂ©cutĂ©e dans le rĂ©fectoire du cloĂźtre Santa Maria delle Grazie[94]. Le cheval d'argile, quant Ă  lui, est utilisĂ© comme cible d’entraĂźnement et dĂ©truit par les mercenaires français de Louis XII venus envahir Milan en [91].

Le , dans une note Ă©crite dans un carnet consacrĂ© Ă  l'Ă©tude de la lumiĂšre qui lui tient lieu de journal de bord, LĂ©onard indique recueillir dans son atelier un jeune enfant de dix ans, Gian Giacomo Caprotti, en Ă©change d'une somme de quelques florins donnĂ©e Ă  son pĂšre. Rapidement, l'enfant accumule les mĂ©faits. Ainsi LĂ©onard note-t-il Ă  son propos : « Voleur, menteur, tĂȘtu, glouton » ; dĂšs lors l'enfant gagne le surnom de Salai, issu de la contraction de l'italien Sala[d]ino signifiant « petit diable »[95]. Pour autant, le maĂźtre lui voue une grande affection et n'imagine pas s'en sĂ©parer. DĂšs lors, les historiens se questionnent sur l'exacte relation existant entre le quadragĂ©naire et cet enfant puis adolescent au visage si parfait, et beaucoup dĂšs le XVIe siĂšcle y voient une confirmation de son homosexualitĂ© — et Ă  tout le moins, de son goĂ»t pour les mauvais garçonschap. X._Les_derniĂšres_annĂ©es_-_1483-1484_105-0">[96] - [97]. MalgrĂ© ses piĂštres qualitĂ©s artistiques, Salai est intĂ©grĂ© Ă  l'atelier du peintre[98].

En , LĂ©onard a quarante ans. Il note dans ses documents d’imposition prendre Ă  sa charge, chez lui, une femme nommĂ©e Caterina[99]. Il le confirme dans un carnet : « Le 16 juillet/Caterina est venue le » (Codex Forster, III 88 r.). Cependant, les historiens sont en dĂ©saccord sur l'identitĂ© de celle-ci : s'agirait-il de la mĂšre du peintre, qui aurait alors 58 ans, ou d'une simple servante ? Rien ne vient confirmer ou infirmer l'une ou l'autre hypothĂšse. Quoi qu'il en soit, en , date de sa derniĂšre trace officielle, elle est certainement veuve et semble ne plus entretenir de relations avec ses deux filles survivantes, et son fils lĂ©gitime est probablement tuĂ© cette mĂȘme annĂ©e par un tir d’arbalĂšte. De plus, cette mĂȘme Caterina meurt en ou et la liste dĂ©taillĂ©e de dĂ©penses funĂ©raires que LĂ©onard Ă©tablit pour cette femme semble bien trop onĂ©reuse pour laisser penser qu'il s'agit-lĂ  d'une simple servante, rĂ©cemment Ă  son service de surcroĂźt[100] - [101].

Les annĂ©es , enfin, sont une pĂ©riode durant laquelle quelques documents parcellaires suggĂšrent un conflit opposant LĂ©onard et Ambrogio de Predis Ă  la confrĂ©rie ayant commandĂ© La Vierge aux rochers pour l'Ă©glise Saint-François-Majeur : les peintres se plaignent de ne pas ĂȘtre justement rĂ©munĂ©rĂ©s et les commanditaires de ne pas avoir reçu l'objet de leur commande pourtant prĂ©vue pour au plus tard[102] - [103]. Cette situation conduit les artistes Ă  vendre le tableau Ă  un acheteur plus offrant : sans doute Ludovico Sforza lui-mĂȘme qui offre le tableau Ă  l'empereur Maximilien ou au roi de France. En tout Ă©tat de cause, une seconde version du tableau (aujourd'hui exposĂ©e au National Gallery de Londres) est peinte entre et et dĂ©core au XVIe siĂšcle le retable d'une des chapelles de l'Ă©glise Saint-François-Majeur[104].

Années d'errance (1499-1503)

Photo d'un buste en terre cuite représentant une femme vue en buste.
La marquise Isabelle d'Este, accueille LĂ©onard Ă  Mantoue puis le poursuit de ses sollicitations. Giovanni Cristoforo Romano, MĂ©daille d'Isabelle d'Este.

En , LĂ©onard de Vinci est un artiste peintre installĂ© Ă  Milan auprĂšs de Ludovic Sforzachap. VII._Retour_Ă _Florence_par_Mantoue_et_Venise_-_1500-1503_114-0">[105]. NĂ©anmoins, sa vie entre alors dans une phase importante de transition : en , Louis XII, qui revendique des droits Ă  la succession des Visconti, envahit Milan et le peintre perd son puissant protecteur qui s’enfuit en Allemagne chez son neveu l'empereur Maximilien d'Autriche[106] - [107]. Il hĂ©site alors sur ses allĂ©geances : doit-il suivre son ancien protecteur ou se tourner vers Louis XII qui rapidement prend langue avec lui[108] ? NĂ©anmoins, les Français se font rapidement dĂ©tester par la population et LĂ©onard prend la dĂ©cision de partir[109].

Il entame alors une vie errante qui le conduit en Ă  la cour de la duchesse Isabelle d'Este Ă  Mantoue[109]. L'historien de l'art Alessandro Vezzosi Ă©met l'hypothĂšse qu'il s'agit lĂ  de la destination finale de son voyage initialement choisie par le peintre[110]. Il y rĂ©alise un carton pour le portrait de la marquise Ă  la demande de celle-ci, mais son tempĂ©rament libre se heurte au caractĂšre facilement tyrannique de son hĂŽtesse[111] - [112] : il ne reçoit aucune autre commande de la cour et, en , il reprend la route et se rend Ă  Venisechap. VII._Retour_Ă _Florence_par_Mantoue_et_Venise_-_1500-1503_122-0">[113].

Photographie de l'atrium d'un cloĂźtre.
Les moines servites accueillent Léonard au couvent de l'église de la Santissima Annunziata à son arrivée à Florence.

S'il ne reste que peu de temps Ă  Venise — puisqu'il en part dĂšs avril 1500 —, il y est employĂ© comme architecte et ingĂ©nieur militaire pour prĂ©parer la dĂ©fense de la ville qui craint une invasion ottomane[114]. Paradoxalement, il proposera, deux ans plus tard ses services d'architecte au sultan turc, BayĂ©zid II (le grand pere de Soliman le Magnifique) qui n'y donnera pas suite[115]. Il ne peint pas dans la ville des doges mais prend soin de prĂ©senter les tableaux qu'il a emportĂ© avec luichap. VII._Retour_Ă _Florence_par_Mantoue_et_Venise_-_1500-1503_122-1">[113].

Il retrouve enfin sa rĂ©gion natale et Florence : nous est parvenu un document bancaire indiquant qu'il a retirĂ© 50 ducats d'or de son compte le . Il semble qu'il soit d'abord hĂ©bergĂ© par les moines servites de la ville au couvent de l'Ă©glise de la Santissima Annunziata dont son pĂšre est un des procurateurs et qui bĂ©nĂ©ficie de la protection du marquis de Mantoue[116]. Il y reçoit d'ailleurs la commande d'un retable reprĂ©sentant une Annonciation et destinĂ© Ă  dĂ©corer le maĂźtre-autel de l'Ă©glise. Filippino Lippi, qui a pourtant dĂ©jĂ  signĂ© un contrat dans ce sens, s'est retirĂ© pour le maĂźtre, mais ce dernier ne produit rien[117].

Portait peint en buste d'un homme vu de profil. Les mots« CAES.BORGIA.VALENTINU » sont écrits en haut.
Léonard travaille presque un an pour César Borgia. Artiste anonyme, Portrait de César Borgia, vers , Musée national du Palais de Venise.

Par ailleurs, il rapporte trĂšs probablement un carton, Sainte Anne, la Vierge, l'Enfant JĂ©sus et saint Jean-Baptiste enfant, trĂšs rĂ©cemment commencĂ©. Il s'agit d'un projet de « sainte Anne trinitaire » entamĂ©, selon les hypothĂšses, afin de marquer son retour dans sa ville nataleXXVII_127-0">[118], voire « pour s'imposer sur la scĂšne artistique [locale] dĂšs son arrivĂ©e en 1500 »[119]. ExposĂ©, celui-ci connaĂźt un grand succĂšs : Gorgio Vasari Ă©crit que les Florentins « se pressent en foule durant deux jours pour le voir »[112]. Durant l'Ă©tĂ© , LĂ©onard commence La Vierge au Fuseau pour Florimond Robertet, secrĂ©taire d'État du roi de France[120].

MalgrĂ© ces travaux de peinture, LĂ©onard de Vinci dĂ©clare prĂ©fĂ©rer se consacrer Ă  d'autres domaines, en particulier techniques et militaires (horloges, mĂ©tier Ă  tisser, grues, systĂšmes dĂ©fensifs de villes, etc.[114]), et il se proclame plus volontiers ingĂ©nieur que peintre[121]. D'ailleurs, son sĂ©jour chez les moines servites est pour lui l'occasion de participer Ă  la restauration de l'Église San Salvatore al Vescovo, menacĂ©e par un glissement de terrain[122]. Il est de mĂȘme consultĂ© Ă  plusieurs reprises comme expert : pour Ă©tudier la stabilitĂ© du campanile de la basilique San Miniato al Monte ou lors du choix de l’emplacement du David de Michel-Ange[123].

Photo d'un courrier manuscrit au bas duquel est fixé un sceau en cire.
Le laissez-passer de Léonard de Vinci établi par César Borgia et daté du [N 10] (Vaprio d'Adda, archives Melzi d'Eril).

De fait, il s'agit d'une pĂ©riode oĂč il marque un certain dĂ©dain pour la peinture[126] - [127] : dans une lettre du dans laquelle il rĂ©pond aux demandes pressantes de la duchesse de Mantoue d'obtenir du maĂźtre un portrait, le moine carme Fra Pietro da Novellara indique que « [les] expĂ©riences mathĂ©matiques [de LĂ©onard] l’ont tellement dĂ©tournĂ© de la peinture qu’il ne peut plus supporter le pinceau »[128]. Pour autant, ce tĂ©moignage est Ă  relativiser car Fra Pietro doit rendre des comptes Ă  Isabelle d'Este, susceptible dirigeante, impatiente d'obtenir un tableau du maĂźtre : comment tempĂ©rer son impatience sinon en arguant d'une rĂ©pugnance de LĂ©onard pour la peinture[129] ? Enfin, de son cĂŽtĂ©, LĂ©onard paraĂźt pouvoir se permettre de refuser de travailler pour une commanditaire si prisĂ©e de la Renaissance puisqu'il vit alors sur ses Ă©conomies accumulĂ©es Ă  Milanchap. VII._Retour_Ă _Florence_par_Mantoue_et_Venise_-_1500-1503_140-0">[130]. Du au , LĂ©onard demeure le plus souvent Ă  Florence mais son existence reste erratique[116]. Le , Fra Pietro de Novellara en tĂ©moigne ainsi : « son existence est si instable et si incertaine qu'on dirait qu'il vit au jour le jour »[131].

Carte dessinée en couleurs et comportant notamment deux piÚces d'eau et divers cours d'eau.
Une carte de la Toscane et de la vallée de Chiana dressée par Léonard sans doute sur commande de César Borgia pour ses campagnes militaires. Vers -, Royal Collection - Windsor, no ref. RCIN 912278[132] - [127].

Au printemps 1502, alors qu'il travaille pour Louis XII et pour le marquis de Mantoue François II, il est appelĂ© au service de CĂ©sar Borgia dit « le Valentinois » qu'il avait rencontrĂ© en Ă  Milan et en qui il pense trouver un nouveau protecteur[133]. Celui-ci le nomme le « architecte et ingĂ©nieur gĂ©nĂ©ral » ayant tout pouvoir pour inspecter les villes et forteresses de ses domaines[134]. Entre le printemps et, au plus tard, , il parcourt ainsi la Toscane, les Marches, l'Émilie-Romagne, et l'Ombrie. Inspectant les territoires nouvellement conquis, il lĂšve des plans et dessine des cartes, remplissant ses carnets de ses multiples observations, cartes, croquis de travail et copies d'ouvrages consultĂ©s dans les bibliothĂšques des villes qu'il traverse[135] - [136]. Lors de l'hiver -, il rencontre l'espion de Florence, Nicolas Machiavel, qui deviendra son ami[137]. MalgrĂ© ce titre d'ingĂ©nieur dont il avait rĂȘvĂ©, il quitte finalement CĂ©sar Borgia sans que l'on ne connaisse les raisons de cette dĂ©cision : prĂ©monition de la chute prochaine du Condottiere ? Propositions des autoritĂ©s florentines ? Ou aversion pour les crimes de son protecteur ? Quoi qu'il en soit, LĂ©onard s'affranchit du Valentinois au printemps [138]. Pour autant, il ne rentre pas immĂ©diatement Ă  Florence puisqu'il participe tout l'Ă©tĂ© suivant en tant qu'ingĂ©nieur au siĂšge de Pise conduit par l'armĂ©e florentine : il se charge alors de dĂ©tourner le fleuve Arno afin de priver d'eau la ville rebelle, mais l'essai constitue un Ă©chec[139].

Seconde période florentine (1503-1506)

Photo de l'intérieur d'une immense salle. Les murs de droite et de gauche portent d'immenses fresques. Le mur de face porte une fontaine et des baies vitrées.
La salle du Grand Conseil, dans le Palazzo Vecchio, dont Léonard de Vinci et Michel-Ange doivent orner les deux parois se faisant face de deux représentations de batailles célÚbres.

En , LĂ©onard est de nouveau Ă©tabli Ă  Florence : il se rĂ©inscrit Ă  la guilde de Saint-Luc — la corporation des peintres de la ville[140]. Il entame alors le portrait d'une jeune femme florentine nommĂ©e Lisa del Giocondo. Le tableau est commandĂ© par le mari de celle-ci et riche commerçant de soie florentin Francesco del Giocondo. Le portrait connu depuis sous le nom de La Joconde, sera achevĂ© vers -[141]. Alors que LĂ©onard se dĂ©tourne des demandes de la duchesse d'Este, l'acceptation de cette commande suscite les interrogations des chercheurs : peut-ĂȘtre est-ce la consĂ©quence du lien de connaissance personnelle entre Francesco del Giocondo et le pĂšre de LĂ©onardchap. VII._Retour_Ă _Florence_par_Mantoue_et_Venise_-_1500-1503_140-1">[130].

Son retour en ville est d'emblĂ©e marquĂ© par une commande prestigieuse Ă©manant des Ă©diles de la ville : il doit rĂ©aliser une imposante fresque murale commĂ©morant la bataille d'Anghiari qui a vu en la victoire de Florence sur Milan. L'Ɠuvre doit orner la salle du Grand Conseil (appelĂ©e de nos jours « Salle des Cinq-Cents ») situĂ©e dans le Palazzo Vecchio. La rĂ©alisation du carton de La Bataille d'Anghiari occupera une grande partie du temps et des rĂ©flexions du maĂźtre pour les annĂ©es Ă  [142]. Michel-Ange ayant reçu une commande concomitante sur la paroi opposĂ©e pour La Bataille de Cascina, les deux peintres travaillent dans le mĂȘme lieu[143] - [144]. Michel-Ange lui a toujours Ă©tĂ© hostile[143] et l'Anonimo Gaddiano rapporte que les relations entre les deux hommes — qui ont conscience de leur gĂ©nie — s'enveniment[145]. MalgrĂ© cette rivalitĂ© affichĂ©e, il apparaĂźt que le jeune artiste influence fortement LĂ©onard (l'inverse Ă©tant moins vrai), en tĂ©moignent les Ă©tudes de corps masculins musculeux, lui qui rĂ©pugnait ces « nus austĂšres sans grĂące, qui ressemblent davantage Ă  un sac de noix qu'Ă  des figures humaines ». C'est ainsi trĂšs certainement sous l’influence du travail de Michel-Ange, et en particulier son David, que LĂ©onard intensifie ses Ă©tudes sur l’anatomie humainechap. VIII._LĂ©onard_Ă _Florence_:_Bataille_et_«_rhĂ©torique_musculaire_»_-_1504-1506_156-0">[146].

Statue représentant un jeune homme debout, nu.
La statue du David de Michel-Ange a certainement poussé Léonard à reprendre ses études sur l'anatomie humaine. Michel-Ange, -, Florence, Galleria dell'Accademia, no inv.1075.

Six mois aprĂšs le dĂ©but de son travail, alors que le peintre a dĂ©jĂ  achevĂ© une partie de son carton, un contrat est rĂ©digĂ© par les commanditaires, peut-ĂȘtre inquiets par la rĂ©putation qu'a le peintre de ne jamais achever ses entreprises. Il lui est ainsi prescrit d'avoir terminĂ© avant sous peine de pĂ©nalitĂ©s de retard[147] - [N 11]. Finalement, ni lui ni Michel-Ange n'achĂšveront leur Ɠuvre. Il ne rĂ©alisera ainsi que le groupe central — la lutte pour l'Ă©tendard[149] — qui demeure peut-ĂȘtre cachĂ© sous des fresques peintes au milieu du XVIe siĂšcle par Giorgio Vasari[143]. Son schĂ©ma est connu uniquement grĂące Ă  des croquis prĂ©paratoires et plusieurs copies, dont la plus cĂ©lĂšbre est probablement celle de Pierre Paul Rubens[150]. De son cĂŽtĂ©, la peinture de Michel-Ange l'est Ă  travers une copie rĂ©alisĂ©e en par Aristotele da Sangallochap. VIII._LĂ©onard_Ă _Florence_:_Bataille_et_«_rhĂ©torique_musculaire_»_-_1504-1506_162-0">[151].

Toujours en , le conflit avec les commanditaires de La Vierge aux rochers se poursuit : LĂ©onard a laissĂ© son Ɠuvre (qui sera dĂ©nommĂ©e plus tard « version de Londres ») inachevĂ©e en quittant Milan en si bien qu'Ambrogio de Predis a dĂ» y mettre la main. NĂ©anmoins, se plaignant toujours d'ĂȘtre mal payĂ©s, les artistes dĂ©posent, les 3 et , une requĂȘte adressĂ©e au roi de France demandant de nouveau un complĂ©ment de salaire[103].

Le , le pĂšre de LĂ©onard meurt[152] - : « Le , un mercredi, Ă  sept heures, est mort ser Piero de Vinci, notaire au palais du Podestat, mon pĂšre - Ă  sept heures, ĂągĂ© de quatre-vingts ans, laissant derriĂšre lui dix garçons et deux filles »[153]. Signe de son trouble, malgrĂ© une Ă©criture quelque peu dĂ©tachĂ©e, il fait quelques erreurs : son pĂšre est mort Ă  78 ans et le tombe un mardi[154] ; de mĂȘme, contrairement Ă  son habitude, il n'Ă©crit pas en miroir. LĂ©onard est Ă©cartĂ© de l’hĂ©ritage en raison de son illĂ©gitimitĂ©[155].

Peinture représentant un homme en buste.
Charles d'Amboise, un fervent admirateur du peintre. Andrea Solari, Portrait de Charles d'Amboise, premiÚre décennie du XVIe siÚcle, Musée du Louvre, no INV 674.

Pendant cette pĂ©riode, il reprend ses Ă©tudes anatomiques Ă  l'hĂŽpital Santa Maria Nuova. Il y travaille notamment sur les ventricules cĂ©rĂ©braux et amĂ©liore sa technique de dissection, de dĂ©monstration anatomique et sa figuration des diffĂ©rents plans des organes. Il projette mĂȘme de publier ses manuscrits anatomiques en . Mais, comme pour la majoritĂ© de son Ɠuvre, il n'ira pas jusqu'au bout[156].

Le , dans son conflit juridique l'opposant Ă  la confrĂ©rie milanaise de l'Ă©glise milanaise San Fransesco Grande commanditaire de La Vierge aux rochers, les arbitres mandatĂ©s par cette derniĂšre constatent que l’Ɠuvre n'est pas finie et donnent deux ans aux artistes — LĂ©onard et Giovanni Ambrogio de Predis — pour achever leur travail[157].

MalgrĂ© le contrat sĂ©vĂšre le liant Ă  sa commande, le peintre est priĂ© le de quitter son travail sur La Bataille d'Anghiari : Charles d'Amboise — le lieutenant gĂ©nĂ©ral du roi Louis XII, le puissant alliĂ© de Florence — le demande Ă  Milan pour d'autres projets artistiques[158]. Les autoritĂ©s florentines accordent avec rĂ©ticence un congĂ© de trois mois au peintre[159]. LĂ©onard semble s'en accommoder : ayant expĂ©rimentĂ© un nouveau type de peinture sur sa fresque, inspirĂ© de l'encaustique romaine, l'Ɠuvre a Ă©tĂ© dĂ©tĂ©riorĂ©e ; il semble ne plus avoir le courage de revenir dessus[143]. De plus, grĂące Ă  cette intervention milanaise, LĂ©onard rĂ©ussi Ă  se dĂ©gager temporairement de ses obligations florentines pour reprendre, Ă  Milan, la confection de La Vierge aux rochers[160]. Les autoritĂ©s françaises obtiennent un nouveau report du travail jusqu'Ă  fin septembre, puis dĂ©cembre . De fait, le maĂźtre ne reviendra pas sur son Ɠuvre[159].

Seconde période milanaise (1506-1513)

Peinture, portrait en buste d'un homme vu de trois quart.
Louis XII prend Léonard à son service à cette période (Atelier de Jean Perréal, Portrait de Louis XII, roi de France, vers , Royaume-Uni, Chùteau de Hampton Court, no RCIN 403431).

Les raisons pour lesquelles LĂ©onard quitte si facilement son travail sur La Bataille d'Anghiari sont probablement multiples : la mesquinerie du commanditaire comme l'affirme Giorgio Vasari[160], les problĂšmes techniques insurmontables liĂ©s Ă  ses expĂ©rimentations sur l'Ɠuvre ; les liens distendus avec sa famille — partant avec la ville — Ă  la suite des actions judiciaires intentĂ©es par ses frĂšres en vue de le dĂ©shĂ©riter aprĂšs le dĂ©cĂšs de son pĂšre (jugement en leur faveur en ) ; le dĂ©placement Ă  Milan imposĂ© par le suivi du litige l'opposant Ă  ses commanditaires de La Vierge aux rochers ; la conscience que le royaume de France qui le sollicite est plus puissant et stable que Florence, Ă  l'Ă©conomie et au pouvoir fragiles ; la prise de conscience de sa haute valeur artistique lui permettant d'espĂ©rer une multiplication de commandes prestigieuseschap. IX._Entre_Florence_et_Milan_-_1506-1510_172-0">[161].

Quoi qu'il en soit, les courriers adressĂ©s au gonfalonier de Florence, Pier Soderini, par Charles d'Amboise, le , puis par le roi Louis XII, le , sont sans Ă©quivoque : LĂ©onard ne travaillera plus pour Florence mais pour la France ; les autoritĂ©s florentines ne peuvent que se plier. C’est donc Ă  ce titre que le maĂźtre retourne Ă  Milanchap. IX._Entre_Florence_et_Milan_-_1506-1510_173-0">[162] : dĂšs cette annĂ©e , Louis XII fait ainsi de LĂ©onard son « peintre et ingĂ©nieur ordinaire »[163] et lui alloue un salaire rĂ©gulier, probablement le meilleur qu'il n'ait jamais reçu auparavant[160].

Portrait peint de la tĂȘte d'un jeune homme aux cheveux longs coiffĂ© d'une toque.
Francesco Melzi, à la fois son élÚve, son ami et son exécuteur testamentaire. Autoportrait, vers , Bayonne, musée Bonnat-Helleu.

Les annĂ©es de cette seconde pĂ©riode milanaise demeurent assez imprĂ©cises pour les chercheurschap. IX._Entre_Florence_et_Milan_-_1506-1510_175-0">[164]. NĂ©anmoins, ils savent qu'en ou , il rencontre Francesco Melzi, jeune homme de bonne famille alors ĂągĂ© d’une quinzaine d’annĂ©es, qui restera un Ă©lĂšve fidĂšle jusqu'Ă  la fin de sa vie, un ami, son exĂ©cuteur testamentaire et son hĂ©ritier[165].

Pendant deux ans, il fait également de courts allers-retours entre Milan et Florence[166]. Ainsi, en , il est encore à Florence et il est logé dans la maison de Piero di Braccio Martelli avec le sculpteur Giovanni Francesco Rustici[167] ; puis quelques semaines plus tard, il est de retour à Milan, à la Porta Orientale dans la paroisse de San Babila[166]. De fait, ce n'est qu'à partir de qu'il quitte définitivement Florence pour Milan[168].

Avec son retour dans la capitale lombarde, en mĂȘme temps que les Ă©tudes d'anatomie qu'il poursuit, il reprend la confection du tableau de la sainte Anne, qu’il avait dĂ©laissĂ© pour la crĂ©ation de La Bataille d'Anghiari, et semble pratiquement l'achever entre et XXVII_180-0">[169] - [160].

Feuille oĂč se trouvent des dessins de fƓtus et divers autres dessins et autour desquels des commentaires sont Ă©crits.
Pendant les derniĂšres annĂ©es de sa vie, LĂ©onard se consacre beaucoup Ă  la recherche anatomique[170]. Études du fƓtus dans l'utĂ©rus, vers -, Royal Collection - Windsor, no ref. RCIN 919102.

L'oncle de LĂ©onard, Francesco, meurt en . Dans son testament, il fait de son neveu LĂ©onard l'hĂ©ritier de ses terres agricoles et de deux maisons attenantes situĂ©es dans les environs de Vinci. Mais le testament est contestĂ© par les demi frĂšres et sƓurs de LĂ©onard qui entament une procĂ©dure judiciaire. LĂ©onard fait appel Ă  Charles d’Amboise et, par l'intermĂ©diaire de Florimond Robertet, au roi de France pour qu'ils interviennent en sa faveur. Tous rĂ©agissent favorablement, mais le jugement ne progresse pas. Le procĂšs se termine par une victoire partielle de LĂ©onard qui, avec le soutien du cardinal Hippolyte d’Este, frĂšre d’Isabelle, n'obtient que l'usufruit de la propriĂ©tĂ© de son oncle et de l'argent qu'elle rapporte ; la jouissance de cette propriĂ©tĂ© devant revenir Ă  ses demi-frĂšres Ă  sa mort[166].

À son retour Ă  Milan, aprĂšs avoir terminĂ© le tableau de La Vierge aux rochers le dont il reçoit — au bout de 25 ans de conflits juridiques — le paiement final[103], LĂ©onard dĂ©laisse son mĂ©tier de peintre pour celui de chercheur et ingĂ©nieur et ne peint plus que rarement : peut-ĂȘtre un Salvator Mundi (datĂ© aprĂšs mais dont l'attribution demeure discutĂ©e[171] - [172]), La Scapigliata () et LĂ©da et le Cygne (mais, c'est peut-ĂȘtre une peinture d'atelier effectuĂ©e par un assistant entre et [173]) et Saint Jean-Baptiste en Bacchus[N 12] et Saint Jean-Baptiste, entamĂ©s aprĂšs et certainement achevĂ©s alors qu'il se trouve Ă  Rome[175].

Au retour de ses campagnes militaires en , Louis XII le fait ordonnateur des fĂȘtes donnĂ©es dans la capitale lombarde[160] : LĂ©onard s'illustre notamment lors du triomphe du roi de France dans les rues milanaises. Il s’intĂ©resse aux effets qu'offre la lumiĂšre entre ombre et Ă©clairage sur les objets. Il est Ă©galement employĂ© comme architecte et ingĂ©nieur hydrologue dans la construction d'un systĂšme d'irrigationchap. IX._Entre_Florence_et_Milan_-_1506-1510_175-1">[164] - [176].

Photographie couleur représentant une grande bùtisse située à flanc de colline et vue de contre-bas.
La « Villa Melzi » Ă  Vaprio d'Adda oĂč sĂ©journe LĂ©onard en 1512.

Vers , stimulĂ© par sa rencontre avec le professeur de mĂ©decine lombard Marcantonio della Torre, avec lequel il collabore, il poursuit ses Ă©tudes sur l’anatomie humaine[177] : reprenant les dissections, il Ă©tudie notamment l'appareil uro-gĂ©nital, le dĂ©veloppement du fƓtus humain, la circulation sanguine[178] et dĂ©couvre les premiers indices du processus d’arthĂ©rosclĂ©rose[179]. Il fait Ă©galement de nombreux aller-retours Ă  l’HĂŽpital Santa Maria Nuova de Florence oĂč il jouit du soutien des mĂ©decins pour ses Ă©tudes[180].

Charles d'Amboise meurt en . Le roi Louis XII perd peu Ă  peu son influence sur le milanais et les Sforza rĂ©cupĂšrent petit Ă  petit le duchĂ©. LĂ©onard perd donc son principal protecteur en la personne de Charles et dĂ©cide de quitter Milan. Commence alors pour lui une pĂ©riode de quelques annĂ©es pendant laquelle il est en quĂȘte d’un nouveau mĂ©cĂšne. Durant l'annĂ©e , il est hĂ©bergĂ© non loin de Milan, Ă  Vaprio d'Adda, dans la « Villa Melzi », la propriĂ©tĂ© familiale des parents de son Ă©lĂšve Francesco Melzi ; il est Ă©galement accompagnĂ© par Salai qui a dĂ©sormais 35 ans. LĂ©onard a 60 ans, loin des tourbillons politiques de Milan, il livre des conseils architecturaux afin d'amĂ©nager la grande maison des Melzi, il dissĂšque des animaux (faute de corps humains), termine un prĂ©cis de gĂ©ologie (le Codex Leicester) et amĂ©liore les tableaux qu'il a emportĂ©s avec lui[181].

SĂ©jour Ă  Rome (1514-1516)

Peinture représentant un homme assis sur un siÚge, les mains appuyées sur une table comportant un ouvrage ouvert, et encadré par deux hommes debout.
Le Pape Léon X invite Léonard à travailler à Rome. Raphaël, Portrait du pape Léon X, -, Florence, Galerie des Offices, no inv.00287216.

En , Milan retourne progressivement sous l'influence des Sforza et Rome accueille le florentin Jean de Médicis, nouvellement élu pape sous le nom de Léon X. EsthÚte, bon vivant, désireux de s'entourer d'artistes, de philosophes, de gens de lettres, et favorable au royaume de France, il fait notamment appel à Léonard de Vinci pour travailler à Rome avec Julien de Médicis, son frÚre. Léon X et Julien sont les fils de Laurent de Médicis, le premier bienfaiteur de Léonard quand le peintre en était encore à ses débuts à Florence. Léonard est installé dans le Palais du BelvédÚre, le palais d'été des papes construit trente ans plutÎt. Un appartement est transformé pour y accueillir son logement, celui de ses élÚves et son atelier qui est notamment équipé d'outils nécessaires à la confection de couleurs. Il y retrouve les livres et les tableaux qu'il avait laissés à Milan et fait envoyer à Rome. Les jardins du palais lui permettent d'étudier la botanique et sont également le cadre de farces dont il est friand et pour lesquelles il se charge de la confection de plusieurs décors de scÚne[182].

LĂ©onard semble Ă  ce moment entretenir des relations lointaines mais amicales avec ses frĂšres et sƓurs. Dans un courrier retrouvĂ© dans ses notes, il semble avoir intercĂ©dĂ© dans l'acquisition difficile d'un bĂ©nĂ©fice — une fonction rĂ©munĂ©rĂ©e au sein de l’Église — pour son demi frĂšre le plus ĂągĂ©, alors notaire Ă  Florence. D'autres courriers ont Ă©tĂ© retrouvĂ©s : ils soulignent toutefois les rapports quelque peu tendus qui existent entre lui et l'un des plus jeunes[183].

Photo prise en hauteur proposant une vue plongeante sur un ensemble de bĂątiments.
Le Palais du BelvĂ©dĂšre Ă  Rome oĂč sĂ©journe LĂ©onard Ă  partir de .

Alors qu'Ă  Rome, RaphaĂ«l et Michel-Ange sont trĂšs actifs Ă  cette Ă©poque et que les commandes de peintures se suivent, LĂ©onard semble refuser de reprendre le pinceau, mĂȘme pour LĂ©on X. Il marque sa volontĂ© d'ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un architecte ou un philosophe. Baldassare Castiglione, auteur et courtisan proche de LĂ©onard, le dĂ©crit ainsi comme l’un « des meilleurs peintres au monde, qui mĂ©prise l’art pour lequel il possĂšde un talent si rare et qui prĂ©fĂšre Ă©tudier la philosophie [et les sciences] ». De fait, les seules choses qui semblent le rattacher Ă  la peinture sont ses Ă©tudes plus approfondies des mĂ©langes de couleurs et de la technique du sfumato qui lui permettent de continuer les minutieuses retouches des tableaux qu'il a emportĂ©s avec lui. Parmi ceux-ci, il y a La Joconde, le Saint Jean-Baptiste et le Bacchus, probablement ses derniĂšres Ɠuvres peintes. Il s'intĂ©resse Ă©galement aux mathĂ©matiques, Ă  l'astronomie et aux miroirs concaves et leurs possibilitĂ©s de concentration de la lumiĂšre afin de produire de la chaleur. Il parvient aussi Ă  dissĂ©quer trois corps humains, ce qui lui permet de parfaire ses recherches sur le cƓur. Certes, cette pratique n'est pas source de scandale, mais elle semble causer un certain Ă©moi dans le milieu de la cour et LĂ©onard est vite dĂ©couragĂ© dans la poursuite de cette activitĂ©[182] - [184].

Carte en couleurs représentant une zone cÎtiÚre et des espaces maritimes.
Dessin de la carte des Marais pontins couvrant environ 65 km2 au sud de Rome, avec le nord en haut Ă  gauche. Royal Collection - Windsor, no ref. RCIN 912684.

Comme LĂ©onard s'intĂ©resse aux sciences de l'ingĂ©nierie et de l'hydraulique, il est engagĂ©, en ou en , dans un projet d’assĂšchement des marais pontins situĂ©s Ă  80 kilomĂštres au sud-est de Rome, commandĂ© par LĂ©on X Ă  Julien de MĂ©dicis. AprĂšs avoir visitĂ© les lieux, LĂ©onard dresse une carte de la rĂ©gion — Ă  laquelle Francesco Melzi ajoute le nom des villages — avec les diffĂ©rentes riviĂšres qu'il s’agit de dĂ©tourner afin d'en amener l'eau vers la mer, avant qu'elles n'alimentent les marais[182]. Les travaux commencent en , mais sont interrompus aussitĂŽt face Ă  la dĂ©sapprobation des populations locales et sont dĂ©finitivement arrĂȘtĂ©s Ă  la mort de Julien en [185].

Il semble que le sĂ©jour de LĂ©onard Ă  Rome soit pour lui une pĂ©riode oĂč il se montre dĂ©primĂ© Ă  cause de refus de commandes qui l'intĂ©ressent et de conflits avec un assistant allemand qu'il juge paresseux, inconstant et peu loyal. Cette situation contribue Ă  le rendre physiquement malade et d'une grande irritabilitĂ©[182]. Il est peut-ĂȘtre victime d'un de ses premiers accidents vasculaires cĂ©rĂ©braux qui le conduiront Ă  la mort quelques annĂ©es plus tard[186]— mais cette information est contestĂ©e[187]. En , il note une formule amĂšre dans un carnet, « i medici me crearono edesstrussono ». Celle-ci a Ă©tĂ© diversement comprise car elle prĂ©sente un jeu de mots dans sa langue originale, le terme medici pouvant se rapporter tout Ă  la fois aux « MĂ©dicis » et aux « mĂ©decins » : LĂ©onard veut-il dire « Les MĂ©dicis m'ont crĂ©Ă© et m'ont dĂ©truit » ou « Les mĂ©decins m'ont crĂ©Ă© et m'ont dĂ©truit »[188] ? Quoi qu'il en soit, la note souligne les dĂ©ceptions de son sĂ©jour romain. Peut-ĂȘtre pense-t-il que jamais on ne lui laissera donner sa mesure sur un chantier important ; ou bien se plaint-il des « destructeurs de vie » que seraient les mĂ©decins pour le malade qu'il serait[189].

DerniÚres années en France (1516-1519)

Photographie d'une grande demeure de style Renaissance, en briques rouges et aux toits d'ardoise.
Le chĂąteau du Clos LucĂ© — autrefois le manoir de Cloux — Ă  Amboise est la derniĂšre demeure de LĂ©onard de Vinci. C'est dĂ©sormais un musĂ©e consacrĂ© Ă  son occupant.

En septembre , le nouveau roi de France François Ier reconquiert le Milanais lors de la bataille de Marignan[190]. Le suivant, LĂ©onard assiste Ă  Bologne Ă  la rencontre entre le pape LĂ©on X et le roi français[191]. À l'exemple de son devancier Louis XII, celui-ci demande au maĂźtre de s'installer en France[188]. Toujours fidĂšle Ă  Julien de MĂ©dicis, LĂ©onard ne rĂ©pond pas Ă  cette invitation. NĂ©anmoins, le marque un tournant dans sa vie puisque Julien de MĂ©dicis, malade depuis longtemps, meurt, le laissant sans protecteur immĂ©diat. Constatant le manque d'intĂ©rĂȘt d'un quelconque puissant italien, il choisit de s'installer dans le pays qui le rĂ©clame depuis longtemps[192].

Il arrive donc Ă  la seconde moitiĂ© de l'annĂ©e Ă  Amboise. Il a alors 64 ans. Le roi l'installe au manoir du Cloux — actuel chĂąteau du Clos LucĂ© — en compagnie notamment de Francesco Melzi et Salai : il reçoit alors une pension de 2 000 Ă©cus pour deux ans et ses deux compagnons respectivement 800 Ă©cus et 100 Ă©cus[193]. Son serviteur milanais, Battista da Villanis, l'accompagne Ă©galement[194]. Le souverain, pour qui la prĂ©sence en France d'un hĂŽte si prestigieux est source d'orgueil[195], le nomme « premier peintre, premier ingĂ©nieur et premier architecte du roi »[196].

Photographie représentant une tour accolée à un chùteau Renaissance.
Tour d'angle du chùteau de Louise de Savoie à Romorantin, vestige du chùteau dessiné par Léonard de Vinci.

Le , LĂ©onard reçoit la visite du cardinal d'Aragon ; le journal de voyage de son secrĂ©taire, Antonio de Beatis, constitue un tĂ©moignage prĂ©cieux des activitĂ©s et de l'Ă©tat de santĂ© du maĂźtre[197]. Ainsi il indique que, atteint d'une paralysie du bras droit, celui-ci ne peint plus mais fait toujours travailler efficacement ses Ă©lĂšves sous sa directionchap. IX._Entre_Florence_et_Milan_-_1506-1510_210-0">[198] - [N 13] ; de plus, il affirme que LĂ©onard lui prĂ©sente trois de ses toiles majeures, Saint Jean-Baptiste, Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant JĂ©sus jouant avec un agneau et La Joconde qu'il aurait apportĂ©es d'Italie[199] - [N 14] ; enfin, il prĂ©sente Ă©galement un nombre important d'ouvrages qu'il a Ă©crits, consacrĂ©s notamment Ă  l'anatomie, l'hydrologie et l'ingĂ©nierie[200].

Les chercheurs se demandent volontiers ce que peut chercher le roi François Ier chez ce vieil homme au bras droit paralysĂ©, qui ne peint ni ne sculpte plus et qui a mis de cĂŽtĂ© ses recherches scientifiques et techniques[201] - [202] : tout au plus crĂ©e-t-il en septembre un lion automate pour le roi[203] et organise des fĂȘtes, telle celle donnĂ©e du au pour le baptĂȘme du Dauphin ; il rĂ©flĂ©chit aux projets urbanistiques du roi qui rĂȘve de se doter d'un nouveau chĂąteau Ă  Romorantin et envisage d'en embellir certains sur la Loire[204] ; il travaille sur un projet de canaux reliant la Loire et la SaĂŽne[174] ; enfin il donne la derniĂšre main Ă  certains de ses tableaux, notamment sa sainte Anne qu'il laissera pourtant inachevĂ©e Ă  sa mort[205]. Peut-ĂȘtre le roi aime-t-il tout simplement converser avec lui et se satisfait-il de sa prĂ©sence prestigieuse Ă  sa cour[201].

En , LĂ©onard a 67 ans. Sentant sa mort proche, il fait Ă©tablir son testament le devant un notaire d’Amboise. De par sa position auprĂšs du roi, il parvient Ă  se faire octroyer une lettre de naturalitĂ©, ce qui lui permet de contourner le droit d'aubaine, c'est-Ă -dire la mainmise automatique par le roi des biens d'un Ă©tranger mort sans enfant sur le sol français[199].

Photo couleur représentant une chapelle au sol de laquelle se trouve une pierre tombale.
La tombe de Léonard dans la chapelle Saint-Hubert située non loin du chùteau d'Amboise.

Selon ce testament, les vignes autrefois offertes par Ludovic le More Ă  LĂ©onard sont divisĂ©es entre Salai et Batista de Villanis, son serviteur. Le terrain que le peintre avait reçu de son oncle Francesco est lĂ©guĂ© aux demi-frĂšres de LĂ©onard — respectant ainsi le compromis trouvĂ© Ă  l'issue du procĂšs oĂč ils avaient contestĂ© l'hĂ©ritage de Francesco en faveur du peintre. Sa servante Mathurine reçoit un manteau noir Ă  bords de fourrure[194].

Francesco Melzi, enfin, hĂ©rite de « tous les livres que le testateur a en sa possession et d'autres instruments et dessins de son art et ses travaux de peinture »[206]. Les chercheurs se sont longtemps interrogĂ©s sur l'aisance financiĂšre de Salai aprĂšs la mort du maĂźtre : il aurait en fait reçu par anticipation de nombreux biens dans les premiers mois de l'annĂ©e 1518 et n'aurait pas hĂ©sitĂ© Ă  en revendre certains Ă  François Ier du vivant mĂȘme de LĂ©onard, tel son tableau de la sainte Anne[207].

Léonard s'éteint brusquement le au Clos-Lucé[208]. Ce que Giorgio Vasari décrit comme un « paroxysme final, messager de la mort » est probablement un accident vasculaire cérébral aigu[202].

La tradition rapportĂ©e par Giorgio Vasari selon laquelle LĂ©onard meurt dans les bras de François Ier repose sans doute sur une des exagĂ©rations du chroniqueur : le , la Cour se trouve alors Ă  deux jours de marche d'Amboise, au chĂąteau de Saint-Germain-en-Laye oĂč la reine accouche du futur Henri II, des ordonnances royales y sont donnĂ©es le 1er mai et une proclamation y est publiĂ©e le . Le journal de François Ier ne signale d'ailleurs aucun voyage du roi jusqu’au mois de juillet. Cependant, Ă©lĂ©ment qui pourrait accrĂ©diter la version de Vasari, la proclamation du est signĂ©e par le chancelier et non par le roi, dont la prĂ©sence n'est pas mentionnĂ©e dans les registres du conseil[208] - [209] - [210]. Vingt ans aprĂšs la mort de LĂ©onard, François Ier dira au sculpteur Benvenuto Cellini : « Il n'y a jamais eu un autre homme nĂ© au monde qui en savait autant que LĂ©onard, pas autant en peinture, sculpture et architecture, comme il Ă©tait un grand philosophe »[211].

ConformĂ©ment aux derniĂšres volontĂ©s de LĂ©onard, soixante mendiants portant des cierges suivent son cercueil[212]. Il est enterrĂ© dans une chapelle de la collĂ©giale Saint-Florentin, situĂ©e au cƓur du chĂąteau d'Amboise. NĂ©anmoins, dĂ©labrĂ© par le temps, et en particulier lors de la pĂ©riode rĂ©volutionnaire, l'Ă©difice est dĂ©truit en ; la dalle funĂ©raire disparaĂźt alors. Les lieux sont fouillĂ©s en par l'homme de lettres ArsĂšne Houssaye qui dĂ©couvre des ossements qu'il rattache Ă  LĂ©onard de Vinci. Ceux-ci sont transfĂ©rĂ©s en dans la chapelle Saint-Hubert situĂ©e non loin du chĂąteau actuel[213] - [210].

LĂ©onard de Vinci polymathe

LĂ©onard de Vinci est formĂ© Ă  Florence par AndrĂ©a del Verrocchio Ă  nombre de techniques et de notions diverses comme l'ingĂ©nierie, la machinerie[40], la mĂ©canique, la mĂ©tallurgie et la physique[41]. Le jeune homme est Ă©galement initiĂ© Ă  la musique[42], il Ă©tudie des notions d’anatomie superficielle, de mĂ©canique, des techniques de dessin, de gravure, l’étude des effets d’ombre et de lumiĂšre[35] - [43] et, surtout, Ă©tudie le livre de Leon Battista Alberti De Pictura qui est le point de dĂ©part de ses rĂ©flexions sur les mathĂ©matiques et la perspective[214]. Tout cela permet de comprendre qu'Ă  l'instar de son maĂźtre et d'autres artistes de Florence, LĂ©onard rejoint la famille des polymathes de la Renaissance[215].

L'artiste

Pour LĂ©onard de Vinci, la peinture est maĂźtresse de l'architecture, de la poterie, de l'orfĂšvrerie, du tissage et de la broderie, et elle a, par ailleurs, « inventĂ© les caractĂšres des diverses Ă©critures, donnĂ© les chiffres aux arithmĂ©ticiens, appris aux gĂ©omĂštres le tracĂ© des diffĂ©rentes figures et instruit opticiens, astronomes, dessinateurs de machines et ingĂ©nieurs »[216]. Pourtant, les experts n'attribuent Ă  LĂ©onard, longtemps connu pour ses tableaux, que moins d'une quinzaine d’Ɠuvres peintes. Beaucoup d'entre-eux demeurent inachevĂ©s et d'autres Ă  l'Ă©tat de projets. Mais aujourd'hui LĂ©onard est aussi connu comme siĂ©geant parmi les esprits les plus ingĂ©nieux, les plus prolifiques : Ă  cĂŽtĂ© du petit nombre de ses peintures se trouve la masse Ă©norme de ses carnets, tĂ©moins d'une activitĂ© de recherches scientifiques et d'observation minutieuses de la nature[217].

Le peintre

Au XVe siĂšcle, les artistes ont encore peu l'habitude d'apposer leur signature manuscrite sur leurs Ɠuvres. Ce n'est qu'ultĂ©rieurement que l'usage de l'autographe encore inconnu se rĂ©pand. L'auteur dĂ©sireux de marquer son Ɠuvre le fait encore sous la forme impersonnelle d'inscriptions (souvent latines) effectuĂ©es Ă  l'intĂ©rieur ou Ă  cĂŽtĂ© du tableau. Ce qui ne manque pas de poser d'importants problĂšmes dans la recherche d'attribution des Ɠuvres rĂ©alisĂ©es au cours de la Renaissance[218].

La peinture est une science
« En vĂ©ritĂ©, la peinture est une science et l’authentique fille de la nature, Ă©tant son rejeton. »

Carnets, p. 1032, Ms. 2185, 20 r.

Tableau représentant, sur un fond caverneux, un groupe formé, au centre, par une femme, un enfant de chaque cÎté et d'un personnage ailé sur la droite.
La Vierge aux rochers, - et - (deux versions). Ci-dessus, la version de la National Gallery. Londres, no inv. NG1093.

Au XVe siĂšcle, la peinture est encore considĂ©rĂ©e comme un simple travail manuel, activitĂ© vue comme mĂ©prisable. Son caractĂšre intellectuel n'est affirmĂ© que par Leon Battista Alberti dans son ouvrage De pictura () puisque, souligne-t-il, la crĂ©ation d'un tableau implique l'usage des mathĂ©matiques Ă  travers la recherche de la perspective et de la gĂ©omĂ©trie des ombres. Mais LĂ©onard veut aller plus loin et, la dĂ©signant comme une cosa mentale, dĂ©sire la placer au sommet de l'activitĂ© scientifique et en l'intĂ©grant dans les traditionnelles Artes Liberales du Moyen Âge[219]. Ainsi, selon lui, la peinture — qui ne peut se limiter Ă  une imitation de la nature (du sujet) — trouve son origine dans un acte mental : la comprĂ©hension. Cet acte mental s'accompagne ensuite d'un acte manuel : l'exĂ©cution. L'acte mental est la comprĂ©hension scientifique du fonctionnement intime de la nature afin de pouvoir la reproduire sur un tableau. Et ce n'est qu'Ă  partir de cette comprĂ©hension qu'intervient l’exĂ©cution, l'acte manuel nĂ©cessitant un savoir-faire. Acte mental et acte manuel ne peuvent donc exister l'un sans l'autre[220] - [221].

Mais pour comprendre le fonctionnement de la nature, l'observation simple sans mĂ©thode des phĂ©nomĂšnes ne suffit pas, inlassablement LĂ©onard observe et analyse les phĂ©nomĂšnes en utilisant la dĂ©monstration et le calcul mathĂ©matiques. Cette mĂ©thode prend pour point de dĂ©part les modĂšles mathĂ©matiques qu'Alberti utilise dans la recherche de la perspective et LĂ©onard Ă©tend cette derniĂšre Ă  tous les phĂ©nomĂšnes observables (l'Ă©clairage, le corps, la figure, l'emplacement, l'Ă©loignement, la proximitĂ©, le mouvement et le repos). L'attrait que les mathĂ©matiques et la gĂ©omĂ©trie exercent sur le peintre trouve vraisemblablement son origine dans l'Ă©cole platonicienne qu'il dĂ©couvre probablement au contact de Luca Pacioli auteur de Divina Proportione dans les annĂ©es - . Ses carnets tĂ©moignent durant ces annĂ©es d'une grande activitĂ© de recherches en mathĂ©matiques et en gĂ©omĂ©trie. Il dĂ©couvre Ă©galement Platon qui, dans son TimĂ©e, Ă©tablit une relation entre les Ă©lĂ©ments et les formes simples : terre/cube, feu/pyramide, eau/icosaĂšdre, air/octaĂšdre. De ce fait, pour LĂ©onard, l'espace appelĂ© Ă  ĂȘtre reproduit sur un tableau est parcouru de points, de lignes et de surfaces mathĂ©matiquement quantifiables et mesurables changeant leurs propriĂ©tĂ©s Ă  chacune de leur position ; ce faisant, la peinture devient une science totale de la vision par laquelle LĂ©onard dĂ©veloppe notamment d'autres aspects de la perspective et de l'usage de l'ombre et de la lumiĂšre[222] - [223] - [224].

Mais, pour LĂ©onard qui entend placer la peinture au-dessus de l’esprit et des sciences, les sciences quantitatives ne suffisent pas ; afin d'apprĂ©hender les beautĂ©s de la nature, il faut recourir aux sciences qualitatives. Suivant en cela les pythagoriciens et Aristote, LĂ©onard trouve l'origine du beau dans l'ordre, l'harmonie et les proportions. Pour LĂ©onard, dans le domaine de l'art, les principes de quantitĂ© et de qualitĂ© sont indissociables et de leur relation naĂźt logiquement la beautĂ©. La perfection des mathĂ©matiques sert la perfection de l'esthĂ©tique[225] - [226]. D'autre part, LĂ©onard Ă©voque la prĂ©sence de contours « vĂ©ritables » et de contours « visible » aux objets opaques. Le contour vĂ©ritable indique la forme exacte d'un corps, mais celle-ci est presque invisible Ă  l'Ɠil non averti, et devient plus ou moins flou en fonction de la distance ou du mouvement du sujet. Il souligne ainsi l'existence d'une vĂ©ritĂ© scientifique et une vĂ©ritĂ© visible ; c'est cette derniĂšre qui est reprĂ©sentĂ©e dans la peinture[227].

« Les sciences mathĂ©matiques ne s'Ă©tendent qu'Ă  la connaissance de la quantitĂ© continue [les mathĂ©matiques] et discontinue [la gĂ©omĂ©trie], mais ne se prĂ©occupe pas de la qualitĂ©, qui est la beautĂ© des Ɠuvres de la nature et de l'ornement du monde. »[228]

— LĂ©onard de Vinci, Ms.Codex Urbinas 7v

Pour Daniel Arasse, la comparaison entre Alberti et LĂ©onard de Vinci ne se limite pas aux mathĂ©matiques : pour Alberti la peinture est un miroir de la nature tandis que, pour LĂ©onard, c'est l'esprit du peintre lui-mĂȘme qui doit se transformer afin de devenir « miroir conscient » de la nature. Le peintre s'intĂ©resse moins Ă  l'« aspect » des choses, mais bien Ă  sa maniĂšre de les voir. Il devient ainsi « l'esprit mĂȘme de la nature, et se fait l’interprĂšte entre la nature et l'art ; il recourt Ă  celle-ci pour dĂ©gager les raisons de ses dĂ©marches, assujetties Ă  ses propres lois » (Codex Urbinas, 24v). Le peintre ne « refait » pas la nature, il l'« achĂšve »[229] - [230]. Vincent Delieuvin ajoute que l'artiste dĂ©couvre ainsi la beautĂ© et la poĂ©sie de la crĂ©ation divine et sĂ©lectionne dans la diversitĂ© de la nature les Ă©lĂ©ments propres Ă  construire une vision trĂšs personnelle du monde et de l'humanitĂ©. LĂ©onard fait du peintre le « seigneur et dieu » de son art et compare le processus d'invention Ă  celui de Dieu crĂ©ateur[221].

Ensuite, aprĂšs l'acte mental vient l'acte manuel, le noble travail de la main, qui en tant qu'intermĂ©diaire entre l'esprit et la peinture s'occupe de « l’exĂ©cution bien plus noble que ladite thĂ©orie ou science »[231]. Cette noblesse rĂ©side entre autres dans le fait que cette main, dans son Ɠuvre, va jusqu'Ă  Ă  effacer la derniĂšre trace de son passage sur la peinture. L’Ɠil, quant Ă  lui, est la fenĂȘtre de l'Ăąme, le sens privilĂ©giĂ© de l'observation, l'intermĂ©diaire entre l'Homme et la nature. L’Ɠil et la main travaillent de concert Ă©changeant sans cesse leurs connaissances et c'est de cet Ă©change que, pour Daniel Arasse, « se noue le caractĂšre divin de la peinture et que se joue la crĂ©ation du peintre »[232] - [233].

La peinture au-dessus de tous les arts
Page imprimée d'un ouvrage portant des corrections manuscrites.
Le Trattato della pittura est une compilation des écrits de Léonard sur le sujet réalisée par son élÚve Francesco Melzi vers . PremiÚre page d'une édition du XVIe siÚcle, Vatican, BibliothÚque apostolique, no Urbinate lat. 1270

Au XVe siĂšcle, les artistes du Quattrocento encouragent l'intĂ©gration des arts dans les disciplines des arts libĂ©raux. En ce sens, Leon Battista Alberti introduit l'enseignement de la peinture dans la rhĂ©torique et la prĂ©sente comme une savante combinaison d'Ă©lĂ©ments comme le contour, l'organisation et la couleur. Il adjoint Ă©galement Ă  sa prĂ©sentation une comparaison entre la peinture et la poĂ©sie. À cette Ă©poque, une intense rĂ©flexion se fait entre les thĂ©oriciens de la Renaissance afin de dĂ©terminer quel art appartient le plus Ă  la cosa mentale. Ce dĂ©bat appelĂ© Paragone (qui signifie « comparaison ») des arts bat son plein vers la fin du XVe siĂšcle ; il perdra progressivement de son intĂ©rĂȘt vers le milieu du XVIe siĂšcle pour s'Ă©teindre ensuite[234] - [235].

Entre et , LĂ©onard de Vinci y participe et rĂ©dige un Paragone en premiĂšre partie de son TraitĂ© de la Peinture : lĂ  oĂč Alberti se contente d'une comparaison entre la peinture et la poĂ©sie, LĂ©onard compare celle-ci non seulement avec la poĂ©sie, mais aussi avec la musique et la sculpture en prĂ©sentant la peinture comme un « art total », situĂ© par-dessus tous les autres[236] - [237].

« Comment la peinture surpasse toute Ɠuvre humaine, par les subtiles possibilitĂ©s qu’elle recĂšle : L’Ɠil, appelĂ© fenĂȘtre de l’ñme, est la principale voie par oĂč notre intellect peut apprĂ©cier pleinement et magnifiquement l’Ɠuvre infinie de la nature ; l’oreille est la seconde et elle emprunte sa noblesse au fait qu’elle peut ouĂŻr le rĂ©cit des choses que l’Ɠil a vues. »

— LĂ©onard de Vinci, Carnets (Ms. 2185)[238]

Il prĂ©sente ainsi la peinture comme supĂ©rieure Ă  la poĂ©sie, car elle est comprĂ©hensible par tous alors que la poĂ©sie doit ĂȘtre traduite pour tous ceux qui n'en comprennent pas la langue[N 15]. Par ailleurs, face Ă  la musique, la peinture prĂ©sente une plus grande pĂ©rennitĂ© : la premiĂšre est composĂ©e de notes, certes harmonieuses, mais n'est-elle pas un art « qui se consume dans l’acte mĂȘme de sa naissance[240] » ? La peinture est Ă©galement supĂ©rieure Ă  la sculpture par le fait qu'elle propose des couleurs alors que la matiĂšre sculptĂ©e reste uniforme. Elle prĂ©sente Ă©galement la possibilitĂ© de reprĂ©senter toute la nature lĂ  oĂč la sculpture ne peut prĂ©senter qu'un seul sujet. De plus, le sculpteur doit travailler dans le bruit et la poussiĂšre alors que le peintre s’installe confortablement devant son tableau dans le silence ou Ă  l'Ă©coute de musique ou de poĂ©sie[236] - [237].

Le clair et l'obscur
Pages manuscrites comportant deux dessins représentant pour chacun un disque comportant des échelles d'ombres et derriÚre lequel se trouve des cÎnes d'ombres.
ExpĂ©riences d’optique, Ă©tude des ombres, vers -, Manuscrit A bis, Paris, BibliothĂšque de l'Institut de France, no fol. 13v-14r.

L'Ă©tude de la lumiĂšre et la maĂźtrise de son rendu sont parmi les grands sujets qu'aborde LĂ©onard dans ses recherches picturales. C'est, pour lui, un moyen d'atteindre la parfaite retranscription de la nature et de donner une impression de mouvement[241]. AprĂšs ses premiĂšres Ă©tudes de draperies qu'il mĂšne dĂ©jĂ  Ă  l'atelier de Verrocchio, LĂ©onard Ă©prouve le besoin d'Ă©tudier les thĂ©ories consacrĂ©es Ă  l'optique. À Florence, pendant ses annĂ©es de formation, il Ă©tudie le traitĂ© d'Alhazen, les recherches de Roger Bacon, John Peckham et Vitellion. Ces lectures lui permettent de comprendre la thĂ©orie de l'intromission : l’Ɠil est passif et il reçoit l'image et non l'inverse, comme l'annoncent Platon et Euclide. Vers , il Ă©crit dans ses notes ses expĂ©riences sur l'ombre et la lumiĂšre et les dessins qu'il y adjoint illustrent comment les ombres, directes et indirectes, se forment sur des corps opaques[241] - [242].

D'autre part, il Ă©tudie Ă©galement les Ă©crits de Leon Battista Alberti et assimile, Ă©prouve et perfectionne les algorithmes de la perspective et la variation de grandeur que les objets prennent Ă  la vue par rapport Ă  la distance et l'angle de vue. Mais, Ă  la perspective purement gĂ©omĂ©trique d'Alberti qui, prise isolĂ©ment, ne peut suffire Ă  exprimer l'Ă©loignement en extĂ©rieur, LĂ©onard apporte deux autres types de perspectives : la perspective aĂ©rienne ou atmosphĂ©rique et la perspective de couleur. Puisque les rayons visuels d'un objet s'affaiblissent en prenant de la distance, l’Ɠil en enregistre les modifications. Les objets subissent de ce fait une perte de leur nettetĂ© et de leurs couleurs proportionnellement Ă  leur distance. MĂȘme si les peintres flamands du XVe siĂšcle utilisent dĂ©jĂ  la perspective arienne, le mĂ©rite de LĂ©onard est de l'avoir thĂ©orisĂ©e par de nombreuses expĂ©rimentations dont celle de la chambre noire[243] - [244].

Les premiers exercices que LĂ©onard effectue sur la lumiĂšre sont ses fameuses Ă©tudes de draperie sur lin[241]. Cependant, selon l'historien de l'art Johannes Nathan, si les Ă©tudes dessinĂ©es sont facilement identifiables Ă  LĂ©onard de Vinci grĂące aux hachures de gaucher, il en est autrement des Ă©tudes de drapĂ©s peintes sur toiles de lin. Seul un dessin prĂ©sente les hachures caractĂ©ristiques de celles d'un gaucher et seule l'Étude de drapĂ© pour une figure agenouillĂ©e, aujourd'hui conservĂ©e Ă  la Royal Collection au chĂąteau de Windsor, possĂšde une lignĂ©e de propriĂ©taires interrompue et peut donc ĂȘtre attribuĂ©e Ă  LĂ©onard. De plus, les nombreuses autres Ă©tudes effectuĂ©es sur toile de lin gĂ©nĂ©ralement prĂ©sentĂ©es comme peintes de la main de LĂ©onard nĂ©cessitent une mĂ©thode, le pinceau, bien Ă©loignĂ©e de celle Ă  laquelle LĂ©onard est habituĂ© comme la pointe d'argent ou la plume[245]. L'historien Carlo Pedretti ajoute parmi ces Ă©tudes celle qu'il intitule DrapĂ© enveloppant les jambes d'une figure assise pour sa similitude reliĂ©e au tableau Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant JĂ©sus jouant avec un agneau[246].

Le geste et l'Ă©motion

Dans ses portraits, et notamment ceux impliquant une Madone, LĂ©onard a pour principe de reprĂ©senter le mouvement au prisme de l'Ă©motion, c'est-Ă -dire l'instant Ă©phĂ©mĂšre pendant lequel un mouvement est en lien avec une Ă©motion. Ainsi, dans le tableau La Madone Ă  l'Ɠillet, Marie tend Ă  l'Enfant un Ɠillet, symbole de son sacrifice futur : LĂ©onard de Vinci saisit l'instant oĂč JĂ©sus est sur le point de saisir la fleur, c'est-Ă -dire d'accepter son destin, tandis que sa mĂšre esquisse un sourire symbolisant cette mĂȘme acceptation[247].

« Une figure ne sera louable que si elle exprime avec le geste les passions de son ùme. »[248]

— LĂ©onard de Vinci, TraitĂ© de la peinture VIII.478

Le geste, chez LĂ©onard, est toujours dĂ©peint dans une situation intermĂ©diaire, entre son commencement et son achĂšvement. La Joconde en est l'exemple le plus abouti, car la position assise du modĂšle est, malgrĂ© sa sereine immobilitĂ©, marque un mouvement : le bras gauche est en pleine rotation et se pose sur la main droite, ce qui donne l'impression que Mona Lisa est en train de s'asseoir. Dans La Dame Ă  l'hermine, LĂ©onard donne Ă  la main de l'amante de Ludovic Sforza, Cecilia Gallerani, un mouvement qui semble Ă  la fois vouloir retenir l'animal tout en le caressant tendrement ; or une telle description fait Ă©cho Ă  l'histoire mĂȘme de la figure, l'hermine Ă©tant le symbole des Sforza[249]. Carlo Pedretti dĂ©crit un autre mouvement dans l'immobilitĂ© dans le tableau Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant JĂ©sus jouant avec un agneau dans lequel Marie est Ă  la fois assise en Ă©quilibre sur les genoux de sa mĂšre et penchĂ©e vers l'avant afin d'attirer Ă  elle l'Enfant : sa position prĂ©sente ainsi « un mouvement oscillatoire [
] oĂč la poussĂ©e vers l'avant est contrebalancĂ©e par le retour naturel du poids du corps vers l'arriĂšre, conformĂ©ment au principe de l'inertie »[246]. De fait, d'aprĂšs Daniel Arasse, LĂ©onard poursuit cette quĂȘte de la captation de l'instant d'Ă©motion par le mouvement dĂšs le dĂ©but de sa carriĂšre : de la crĂ©ation du Portrait de Ginevra de' Benci (vers 1474 – 1476) Ă  celle de La Joconde (entre 1503 et 1516)[249].

En outre, les reprĂ©sentations d'expressions faciales sont nombreuses, qu'elles apparaissent dans ses dessins ou ses tableaux : colĂšre, peur, rage, imploration, douleur ou extase ; leurs meilleurs exemples se trouvent ainsi dans La CĂšne, L'Adoration des Mages ou La Bataille d'Anghiari. LĂ©onard semble Ă©galement se livrer Ă  de nombreux essais picturaux sur le sourire et particuliĂšrement sur les trois tableaux qu'il conserve avec lui jusqu'Ă  sa mort : La Sainte Anne, le Saint Jean-Baptiste et La Joconde ; le sourire y est l'expression mĂȘme de la vie, de son dynamisme, de son caractĂšre Ă©phĂ©mĂšre et de son ambiguĂŻtĂ©[248].

L'huile exclusivement

Afin de reproduire tous les effets de lumiÚres et d'ombres qu'il observe dans la nature, Léonard cherche à perfectionner sa technique de peintre. Sur des panneaux de bois (de cyprÚs, de poirier, de sorbier, de noyer ou le plus souvent de peuplier) préparés de Gesso puis de blanc de plomb, il trace un dessin presque invisible ; aprÚs plusieurs autres étapes, il met les formes en couleurs à l'aide de glacis et pose en particulier les ombres[246]. Ces couches sont constituées de médiums huileux à peine colorés : le peintre obtient alors des aplats presque transparents qui lui permettent de modeler les ombres et les lumiÚres ou de façonner des formes visibles à travers un vague voile brumeux. C'est ce que Léonard appelle dans ses écrits le « sfumato », technique qui donne un léger flou à ses contours à l'image de la réalité visible dans la nature et qui lui permet également d'évoquer les légers mouvements de ses modÚles. Ici aussi, la Sainte Anne, La Joconde et le Saint Jean Baptiste, sont considérés par les critiques d'art comme les sommets de ce procédé[250] - [227] - [251].

Tableau reprĂ©sentant une scĂšne de repas avec 13 hommes se tenant de front devant une tableau.
La fresque de La CĂšne est rĂ©alisĂ©e Ă  la dĂ©trempe sur un glacis sur mur de chaux prĂ©parĂ© au gesso et se dĂ©tĂ©riore du vivant mĂȘme de LĂ©onard. -, Milan, monastĂšre de Santa Maria Delle Grazie, no inv. LXVI:B.79.

En outre, toujours à la recherche de la juste proposition afin de retranscrire au mieux les émotions de ses personnages, Léonard opÚre par tentatives : à de multiples reprises, il revient sur ses sujets, les corrige ou superpose leurs formes ou leurs contours, il modifie ses premiers jets, modÚle peu à peu ses volumes, ses ombres et perfectionne l'expression de l'ùme humaine au gré de ses découvertes scientifiques ou de ses observations[252].

Mais, la lenteur et la minutie du maĂźtre lui imposent de ne peindre qu'Ă  la peinture Ă  l'huile, celle-ci Ă©tant la seule technique qui, par ses longs temps de sĂ©chage, autorise ses innombrables retouches sur le tableau. VoilĂ  sans doute pourquoi, pendant ses annĂ©es d'apprentissage, il ne s'essaye pas Ă  la fresque et pourquoi il n'a non plus Ă©tĂ© appelĂ©, au contraire de nombre de ses collĂšgues, Ă  la dĂ©coration de la chapelle Sixtine en [252]. La fresque de La CĂšne qu'il peint sur le mur du rĂ©fectoire de Santa Maria Delle Grazie entre et est un exemple dĂ©solant de cette limitation qu'il essaye pourtant de dĂ©passer maladroitement. L'utilisation de glacis Ă  la peinture Ă  l'huile superposĂ©s Ă  des remplissages Ă  la dĂ©trempe — peinture adaptĂ©e Ă  la fresque, mais au sĂ©chage trop rapide pour LĂ©onard — sur une prĂ©paration de chaux et de Gesso ne permet pas Ă  la fresque de se conserver longtemps et s'en trouve dĂ©jĂ  considĂ©rablement dĂ©gradĂ©e au cours du XVIe siĂšcle[253].

Le non finito ou l’inachevĂ©

Cependant, cette inlassable quĂȘte de la beautĂ© parfaite reprĂ©sente un frein dans la production picturale du peintre, ce qui ne gĂȘne pas une production de nombreux dessins et Ă©crits. La contemplation, l'observation et la description des phĂ©nomĂšnes que LĂ©onard cherche Ă  comprendre afin d'amener sa peinture Ă  la perfection, l'incitent Ă  travailler mĂ©thodiquement et lentement ; LĂ©onard s'Ă©carte parfois longtemps de la peinture au profit de ses recherches sur la nature. En consĂ©quence, certaines Ɠuvres restent Ă  l'Ă©tat de projet ou d'Ă©bauche[254].

En outre, les incessantes retouches sur les contours et les compositions sont Ă©galement Ă  l'origine de ce non finito qui caractĂ©rise l’Ɠuvre de LĂ©onard. Si la technique du sfumato permet tant de modelages et de recherches de l'ombre parfaite, les temps de sĂ©chage de la peinture Ă  l'huile n'en restent pas moins longs et rallongent considĂ©rablement le temps de gestation de l’Ɠuvre[255].

Pour Vincent Delieuvin, cet Ă©tat d'inachĂšvement est difficile Ă  interprĂ©ter. Voulu on non, mais presque fondateur de l’Ɠuvre de LĂ©onard, il s'agit sans doute du tĂ©moin d'une nouvelle tendance de libertĂ© crĂ©atrice. Contrairement Ă  ses trois premiers tableaux parfaitement achevĂ©s (L'Annonciation vers 1472 – 1475, Portrait de Ginevra de' Benci, vers 1474 – 1476, et La Madone Ă  l'Ɠillet vers 1473), l'Adoration des Mages, commencĂ© en mais jamais achevĂ©, marque le dĂ©but d'une pĂ©riode oĂč il commence des Ɠuvres auxquelles il n’éprouve pas le besoin de mettre un terme. Le Saint JĂ©rĂŽme, vers 1483, est encore trĂšs Ă©bauchĂ© et la Madonna Benois, datĂ©e entre 1478 et 1482, mĂȘme si elle prĂ©sente un aspect fini, laisse derriĂšre elle une fenĂȘtre ouverte sur un ciel vide traduisant probablement un paysage non terminĂ©. LĂ©onard laisse des tableaux avec des parties trĂšs finies et d'autres Ă  l'Ă©tat d'Ă©bauches oĂč il se donne probablement la libertĂ© de trouver une meilleure disposition ou de parfaire l'ouvrage plus tard. Cette tendance semble tellement systĂ©matique qu'elle pourrait constituer une sorte d'expĂ©rience picturale Ă  l'ambition artistique propre : le non finito[256]. L'historien des arts suggĂšre mĂȘme que LĂ©onard pourrait avoir — peut-ĂȘtre sans le rĂ©aliser — poussĂ© la recrĂ©ation de la nature tellement loin qu'il arrive Ă  en reproduire le caractĂšre non achevĂ©[255].

Le dessinateur

Pour LĂ©onard de Vinci, qui a une tendance graphomane, le dessin est au cƓur de la dĂ©marche de sa pensĂ©e et constitue le « fondement » de la peinture. Dessiner est un acte graphique qui est sa seule maniĂšre d'analyser et d'ordonner ses observations[257]. Sans cesse, il reprĂ©sente tout ce qu'il voit et Ă©crit tout ce qu'il lui vient Ă  l'esprit, sans cacher ses idĂ©es, mais en les mĂ©langeant au fil de ses pensĂ©es, tant et si bien qu'il semble fonctionner par analogie formelle et thĂ©matique[258].

Les hachures et l'Ă©criture de LĂ©onard indiquent qu'il est gaucher, il s'agit par ailleurs d'un fort critĂšre d'attribution de ses dessins — ajoutĂ© au fait que la majoritĂ© d'entre eux ont une lignĂ©e de propriĂ©taires ininterrompue[259] - [260]. Pour autant, il ne peut s'agir d'un critĂšre suffisant, certains de ses Ă©lĂšves droitiers choisissant de suivre son modĂšle jusqu'Ă  imiter ses hachures de gaucher[261].

Un classement difficile
Feuille manuscrite sur laquelle se cÎtoient des dessins de figures géométriques et de personnes.
Feuille d'Ă©tude avec des figures gĂ©omĂ©triques, avec la tĂȘte et le torse d'un homme ĂągĂ© et de profil et avec une Ă©tude de nuages, vers , Royal Collection - Windsor, no RCIN 912283.

L’Ɠuvre dessinĂ©e de LĂ©onard est particuliĂšrement difficile Ă  classer : malgrĂ© sa formation orientĂ©e principalement vers l'art, seuls quelques-uns de ses dessins sont des Ă©tudes de peintures, de sculptures ou de constructions. La plupart d'entre-eux ne portent qu'indirectement sur le domaine artistique, comme la physionomie, l'anatomie, la lumiĂšre ou l'ombre, voire ne relĂšvent que de recherches scientifiques ou techniques, comme la cartographie, l'art militaire ou la mĂ©canique. Il ressort que LĂ©onard ne trace pas de vĂ©ritable frontiĂšre entre ces domaines : de nombreux documents comportent une simultanĂ©itĂ© de recherches dans diffĂ©rents domaines ; Ă  ce titre, la Feuille d'Ă©tude avec des figures gĂ©omĂ©triques, avec la tĂȘte et le torse d'un homme ĂągĂ© et de profil et avec une Ă©tude de nuages constitue un exemple significatif. De fait, il semble que le maĂźtre, en , ne parvient pas Ă  effectuer de classement parmi ses travaux majoritairement composĂ©s d'Ă©bauches, de plans, de projets ou de concepts arrangĂ©s les uns avec les autres[262].

Cette difficultĂ© s'en trouve aggravĂ©e par de nombreux retranchements opĂ©rĂ©s dans la collection, parfois mĂȘme par LĂ©onard. Les efforts de son hĂ©ritier, Fancesco Melzi, pour mettre de l'ordre dans les notes et dessins sans en dĂ©tĂ©riorer l'intĂ©gritĂ© sont par la suite contrariĂ©s par PompĂ©o LĂ©oni, un artiste qui entre en possession des documents vers et en dĂ©coupe une majeure partie. Il colle le rĂ©sultat de ses dĂ©coupes dans deux cahiers, l'un avec les dessins techniques que l'on nomme aujourd'hui le Codex Atlanticus conservĂ© Ă  la bibliothĂšque Ambrosienne de Milan, l'autre avec d'autres dessins qu'il considĂšre artistiques et qui sont conservĂ©s Ă  la Royal Collection au chĂąteau de Windsor. MĂȘme si cette opĂ©ration visait un but louable, elle aboutit Ă  des mĂ©langes : certains dessins conservĂ©s au Royaume-Uni et considĂ©rĂ©s comme techniques devraient se trouver Ă  Milan et inversement[262].

Aspects techniques
Dessin crayonné représentant un homme casqué et portant armure, vu de profil et en buste.
Le Condottiere, vers , Londres, British Museum, no 1895.9.15.474.

Les premiers dessins indiquent que LĂ©onard privilĂ©gie la plume et l'encre brune qu'il pose sur un premier tracĂ© Ă  la pierre noire ou Ă  la pointe mĂ©tallique. Les premiers dessins prĂ©paratoires encore existants, comme l'Étude de bras et la TĂȘte de Profil ont probablement servi Ă  l'Annonciation et montrent dĂ©jĂ  l'utilisation des hachures que LĂ©onard utilise dans nombre de ses dessins pour Ă©tudier les ombres. Celles-ci permettent constater que le peintre utilise majoritairement sa main gauche pour dessiner. DĂšs son apprentissage, la pointe mĂ©tallique semble ĂȘtre son outil de prĂ©dilection pour sa capacitĂ© Ă  rendre les transitions d'ombres comme le dĂ©montre Le Condottiere inspirĂ© d'une Ɠuvre d'AndrĂ©a del Verrocchio[259].

Vers , il découvre la sanguine (craie rouge) pour sa facilité d'estompage, ce qui lui permet un rendu plus nuancé de la physionomie et des expressions. Il semble d'ailleurs que l'usage de la mine d'argent diminue progressivement au profit de celui de la sanguine qu'il adopte jusqu'à la fin de sa vie et qu'il combine à d'autres techniques, au charbon de bois notamment dans le Portait d'Isabelle d'Este. De plus, le dessin à la craie présente, pour l'étude des transitions fluides entre les zones sombre et claires, des possibilités similaires à la peinture à l'huile. Il continue par ailleurs à utiliser l'encre noire ou brune pour dessiner les contours les plus précis[263] - [264].

Le dessin technique
Dessin représentant un buste de femme avec, vus par transparence, ses organes génitaux, digestifs, cardio-vasculaires et respiratoires.
Le systĂšme cardiovasculaire et les principaux organes d'une femme, vers , Royal Collection - Windsor, no RCIN 912281.

Selon Léonard, il existe un aspect de la réalité scientifique qui est intransmissible par la peinture : les contours nets. Ceux-ci se brouillent chez le peintre car celui-ci doit laisser une place à la beauté, incompatible avec cette exigence de netteté. Pour Léonard, seul le dessin technique permet de représenter le véritable contour des corps opaques[257].

L'originalitĂ© de LĂ©onard dĂ©coule de ce qu'il considĂšre la vue comme le premier des sens, aussi reprĂ©sente-t-il ses observations de la maniĂšre la plus synthĂ©tique et complĂšte possible. Cela se constate surtout dans ses dessins d'anatomie oĂč les parties de corps se rapprochent de ses Ă©tudes artistiques : le rĂ©sultat de la dissection d'un bras humain en montre les muscles sous diffĂ©rents angles, sous diffĂ©rentes coupes alors mĂȘme que ces vues sont impossibles Ă  obtenir en dissection. Ses dessins peuvent devenir schĂ©matiques : ainsi renonce-t-il petit Ă  petit Ă  la reprĂ©sentation des muscles pour des espĂšces de cordes de transmission de forces. Il semble qu'il ait mĂȘme cherchĂ© Ă  reprĂ©senter le corps humain dans son entiĂšretĂ© : la ReprĂ©sentation du corps fĂ©minin en est un exemple significatif. MalgrĂ© les erreurs qu'il y commet au regard de l'anatomie — bien comprĂ©hensibles au XVe siĂšcle — il propose une reprĂ©sentation transparente de la complexitĂ© des correspondances entre les organes. En introduisant une forme de fiction dans ce qu'il considĂšre comme une rĂ©alitĂ© scientifique, il se prĂ©sente comme le prĂ©curseur de l'illustration scientifique moderne qui prendra son essor Ă  la fin du XIVe siĂšcle notamment dans le De Humani corporis fabrica d'AndrĂ© VĂ©sale[257] - [265] - [266].

Études pour un Ă©difice de plan centrĂ©, vers -, Codex Ashburnham, Paris, BibliothĂšque de l'Institut de France, no folio 1875/1.

Ses dessins d'architecture ne sont pas Ă  proprement parler des reprĂ©sentations techniques. Cela dĂ©coule d'abord de l'analogie qu'il fait entre architecture et anatomie oĂč le bĂątiment serait l'organe (le microcosme) quand la ville serait le corps (le macrocosme). De plus, il ne donne pas forcĂ©ment des plans Ă  l'Ă©chelle qui auraient pu servir Ă  une quelconque exĂ©cution pratique. Enfin, ses dessins se rĂ©vĂšlent plutĂŽt ĂȘtre des transpositions visionnaires d'une certaine idĂ©e d'espace compact de bĂątiments comme sculptĂ©s dans la masse d'une pierre. Le caractĂšre sĂ©duisant de ces croquis dissimule mal leur aspect imaginaire et peu rĂ©alisable. De fait, il semble que LĂ©onard y apprĂ©hende peu les rĂ©alitĂ©s physiques de l'architecture[267] - [268] - [269].

Mais, d'une maniÚre générale, il ne semble pas que l'aspect pratique de ses recherches ait une importance pour lui : Léonard cherche avant tout de nouvelles possibilités, qu'elles soient réalisables ou non, car ce sont sa curiosité et son imagination qui le meuvent. Dans cet esprit, il conçoit de nombreuses études sur le vol des oiseaux, sur l'aérodynamique et sur les possibilités d'imiter le battement des ailes afin de faire voler l'homme. Un tel acharnement à la recherche au-delà du réalisable combiné au caractÚre fantastique de ses dessins, pose l'hypothÚse d'un dédain des réelles possibilités de réalisation en faveur d'une infatigable curiosité scientifique du chercheur[89].

Le dessin artistique et préparatoire

Exact ou vĂ©ritable, le trait du dessin scientifique limitĂ© Ă  « la connaissance de la quantitĂ© continue et discontinue » doit, dans le dessin prĂ©paratoire, devenir beau, harmonieux et traiter de « la qualitĂ©, qui est la beautĂ© des Ɠuvres de la nature et de l'ornement du monde »[270].

De trĂšs nombreux croquis de LĂ©onard nous sont parvenus, contrairement aux peintres qui lui sont contemporains. Cependant, leurs destinations sont trĂšs variables : si certains ne se rattachent Ă  aucun tableau en particulier, d'autres semblent avoir servi pour plusieurs Ɠuvres peintes — alors que par contraste la Joconde, par exemple, ne prĂ©sente aucun croquis prĂ©paratoire. Une part importante des dessins artistiques de LĂ©onard est davantage consacrĂ©e Ă  l'exploration des fondements de la crĂ©ation et Ă  la recherche de solutions formelles sans vraiment viser une application concrĂšte. Ainsi l'artiste traite et collectionne ses propres dessins avec soin pour y faire appel quand l'occasion se prĂ©sente[271].

La composition inculte

Pour trouver le beau et organiser sa composition, Léonard utilise un trait plus suggestif et plus rapide que ce qu'il fait dans ses dessins à visée scientifique. Son premier dessin daté par lui de , le Paysage de la vallée de l'Arno, est caractérisé par un trait sûr, énergique mais encore contrÎlé, tandis que les feuilles préparatoires de la Madone Benois présentent de nombreux essais aux traits discontinus et aux contours repris cherchant plutÎt à trouver le bon mouvement qu'à respecter la rigueur anatomique[259].

Enseignée ou inspirée par son maßtre Andrea del Verrocchio, Léonard découvre cette méthode au cours de ses jeunes années et semble l'adopter sous le nom de componimento inculto, la « composition inculte »[259]. Certains de ses dessins préparatoires prennent l'apparence de gribouillages, sorte de taches parmi lesquelles il sélectionne le contour le plus adéquat à sa composition[272] - [273].

La Madone au chat est un des meilleurs tĂ©moins de cette façon de dessiner oĂč LĂ©onard se livre Ă  des recherches de composition et essaye de nombreuses propositions : LĂ©onard y effectue plusieurs tentatives se couvrant les unes les autres ; il n'hĂ©site pas ensuite Ă  retourner la feuille de son dessin pour y dessiner, par transparence, le trait choisi entre tous ceux qu'il a prĂ©cĂ©demment dessinĂ© pour construire sa composition[274] - [259]. Ce procĂ©dĂ© est Ă©galement visible dans une Ă©tude pour Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant JĂ©sus[275].

L'Adoration des Mages illustre également le componimento inculto : une étude par réflectographie infrarouge révÚle la présence du dessin sous-jacent qui présente de nombreux traits discontinus et abondamment repris, notamment sur le groupe de personnages de droite ; le dessin étudie simultanément tellement de postures qu'il apparaßt comme une zone sombre et assez informe[276].

Mouvements et sentiments intérieurs
Dessin au crayon avec estompes reprĂ©sentant la tĂȘte d'un homme vue de cĂŽtĂ© en train de crier.
Étude de la tĂȘte d'un soldat pour La Bataile d'Anghiari, vers , Budapest, musĂ©e des Beaux-Arts, no 1774r.

Il semble que cette pratique de la composition inculte — que Giorgio Vasari qualifie en de « licence dans la rĂšgle » — fasse Ă©cole dans l'histoire des arts de la Renaissance : en privilĂ©giant le mouvement physique et spirituel des personnages sur leurs formes extĂ©rieures, il affranchit le peintre du devoir d'imitation et l'invite Ă  transcender cette imitation vers une restitution plus complĂšte de la vie dans son entiĂšretĂ© et dans sa globalitĂ©[276] - [273].

LĂ©onard propose de dĂ©passer l'imitation fidĂšle des formes extĂ©rieures au bĂ©nĂ©fice d'une Ă©tude des mouvements des figures qui en traduisent les sentiments intĂ©rieurs[272]. Ces mouvements font l’objet de beaucoup d'Ă©tudes de la part de LĂ©onard. MĂȘme ses Ă©tudes scientifiques font Ă©cho Ă  cette rĂ©flexion : ainsi son travail sur l'Ă©coulement de l'eau ou sur des paysages apparemment statiques traduit une volontĂ© de reprĂ©senter le mouvement dans la fixitĂ©[277].

« Le bon peintre doit peindre deux choses importantes : l'homme et les intentions de son esprit. La premiĂšre est aisĂ©e, la seconde dĂ©licate, car elle doit ĂȘtre obtenue par la reprĂ©sentation des gestes et des mouvements des membres. »[278]

— LĂ©onard de Vinci, TraitĂ© de la Peinture TPL 180

Le langage des corps est Ă©galement un moyen de raconter une histoire : LĂ©onard cherche Ă  assigner le bon geste Ă  chaque personnage en n'hĂ©sitant pas Ă  revenir sur les contours de ses modĂšles, Ă  superposer les diffĂ©rentes positions des membres et mĂȘme Ă  en exagĂ©rer les poses ou Ă  en dĂ©former l'anatomie, comme pour la Figure grotesque qu'il dessine vers [272].

Dessin crayonné représentant cinq personnages caricaturés vus en buste.
Cinq tĂȘtes grotesques, vers , Royal Collection - Windsor, no RCIN 912495.

Pour Léonard les émotions du moment se reflÚtent immédiatement sur le visage du modÚle. Au XVe siÚcle il n'est pas rare de relier les traits d'une personne avec son caractÚre, en relation avec la théorie des humeurs selon laquelle la santé d'une personne dépend de l'équilibre entre les quatre humeurs qui forment le caractÚre (bileux, sanguin, atrabilaire et flegmatique) : Léonard présume ainsi l'existence d'un lien direct entre le caractÚre d'une personne et sa physionomie (la physiognomonie)[279] - [280].

LĂ©onard illustre cette pensĂ©e dans de nombreuses caricatures par ailleurs majoritairement composĂ©es de tĂȘtes d'hommes ĂągĂ©s parfois confrontĂ©es Ă  celle d'un jeune homme ou de personnages qui s'opposent par leur genre ou par leurs traits en miroir. Par exemple, dans le dessin des Cinq tĂȘtes grotesques, LĂ©onard oppose le caractĂšre positif d'un personnage portant une couronne de laurier et le caractĂšre nĂ©gatif des visages grimaçants de quatre autres personnages qui l'entourent[279] - [280].

Ces caricatures sont sans doute des tentatives d'analyse de la structure du visage en rapport avec les travaux d'anatomie de LĂ©onard ou peuvent traduire une intention comique peut-ĂȘtre en rapport avec la comĂ©die ou la poĂ©sie burlesque dont le peintre est friand. Giorgio Vasari rapporte que, si LĂ©onard voyait une personne qui avait un visage intĂ©ressant, il la suivait toute la journĂ©e pour l'observer et en fin de journĂ©e, « il le dessinait comme s'il l'avait sous les yeux ». Quoi qu'il en soit, LĂ©onard semble tirer l'inspiration de nombreux dessins prĂ©paratoires dans cet ensemble de croquis caricaturaux pour l'Ă©laboration de L'Adoration des Mages, la Bataille d'Anghiari ou encore La CĂšne. Il recommande par ailleurs Ă  ses Ă©lĂšves de multiplier les Ă©tudes des dĂ©tails physionomiques afin d'en retirer les meilleurs motifs : un passage du TraitĂ© de la Peinture indique par exemple que LĂ©onard divise les diffĂ©rentes formes de nez en trois catĂ©gories comportant elles-mĂȘmes plusieurs sous-catĂ©gories[281] - [282].

Proportions humaines
Feuille manuscrite comportant un dessin représentant un homme vu de profil au-dessous duquel est écrit une note manuscrite.
Profil d'un homme en buste avec étude de proportions, , Venise, Galeries de l'Académie, no inv.236.

Les études de Léonard qui portent sur les proportions humaines s'inscrivent dans le cadre des recherches graphiques à propos de l'activité artistique du peintre. Ces études portent principalement sur l'homme, les chevaux et plus rarement sur les animaux[283].

L’intĂ©rĂȘt pour les proportions humaines est alors ancien : dĂšs l'AntiquitĂ©, le sculpteur PolyclĂšte en rĂ©alise plusieurs et, depuis le Moyen Âge, de nombreux artistes suivent le canon moins exact dit « du Mont Athos » qui divise le corps humain en neuf parties ; ce n'est qu'au XVe siĂšcle que Leon Battista Alberti perfectionne ce canon. À partir de , LĂ©onard travaille sur un projet de traitĂ© qu'il intitule De la figure humaine oĂč il Ă©tudie les proportions humaines par de nombreuses mesures systĂ©matiques sur deux jeunes hommes. Il pense Ă©tudier les proportions des diffĂ©rentes parties du corps entre elles, les incluant dans un schĂ©ma gĂ©omĂ©trique lisible et non plus principalement Ă©tabli en mesures absolues. Cependant, son travail reste trĂšs expĂ©rimental : dans les dessins de tĂȘtes humaines, le quadrillage qui souligne les proportions n'est posĂ© qu'aprĂšs avoir dessinĂ© le sujet. Ce qui signifie que le travail en est encore au stade de recherches. LĂ©onard ajoute les mensurations Ă  partir d'une image qui lui est familiĂšre et pour laquelle il ne suit pas encore un schĂ©ma de proportions fixes, comme le fera quelques annĂ©es plus tard Albrecht DĂŒrer (-) en [283].

Cependant, parmi toutes les Ă©tudes de proportions de LĂ©onard, l’Homme de Vitruve, reprĂ©sente une exception : il s'agit d'une Ă©tude soignĂ©e, qui s'Ă©carte de toutes ses recherches prĂ©cĂ©dentes et Ă  propos de laquelle il effectue une longue sĂ©rie de mesures[284] - [285].

L'Ă©tude de l'Homme de Vitruve que LĂ©onard entreprends constitue une remise en cause des proportions humaines relevĂ©es depuis l'AntiquitĂ©. Ce travail a pour origine les recherches de l'architecte romain Vitruve (Ier siĂšcle av. J.-C.) qui, dans son De architectura libri decem, s’appuie sur un systĂšme grec appelĂ© « mĂ©trologie » . Vitruve travaille sur un systĂšme fractionnĂ© dans lequel l'Ă©cartement des bras tendus Ă©quivaut Ă  la taille de l'homme adulte ; cette taille est divisĂ©e en plusieurs parties avec un systĂšme de proportions du corps humain faisant appel au systĂšme duodĂ©cimal dont les dĂ©nominateurs sont pairs — mĂ©thodologie qui perdurera jusqu'Ă  l'introduction du mĂštre au XIXe siĂšcle[284] - [285].

Rompant avec le systĂšme duodĂ©cimal antique et avec les proportions antiques, les recherches empiriques de LĂ©onard contredisent le canon produit par l'antique systĂšme mĂ©trologique : ainsi il ramĂšne Ă  1⁄7, la proportion des pieds par rapport Ă  la hauteur du corps quand Vitruve l'Ă©valuait Ă  1⁄6 ; de mĂȘme, redessinant l'Homme de Vitruve, il en revoit les mesures et rĂ©sout le canon antique en plaçant le centre de l'homo ad circulum (le cercle) au nombril et celui de l’homo ad quadratum (le carrĂ©) au-dessus du pubis[286] - [285].

D'un point de vue purement artistique, il est permis de se demander si l'Homme de Vitruve, un dessin aussi bien soignĂ©, Ă  la mise en page si Ă©laborĂ©e et Ă©manant de recherches aussi prĂ©cises, a encore un rapport avec l'activitĂ© artistique de LĂ©onard. Le travail normal d'un peintre ne requiert pas tant de calculs aussi poussĂ©s. En outre, aucune autre Ă©tude de LĂ©onard n'atteint un tel niveau artistique et un tel degrĂ© d'exactitude comparĂ© Ă  ce travail qui, aprĂšs tout, est une interprĂ©tation d'un point de vue qui n'Ă©tait initialement pas le sien. Ceci pourrait ĂȘtre l'indice d'un projet plus ambitieux qu'une simple Ă©tude : l'Homme de Vitruve est peut-ĂȘtre destinĂ© Ă  ĂȘtre placĂ© en ouverture ou en clĂŽture d'un traitĂ©. Il semble que, face aux difficultĂ©s que le projet de l'Homme de Vitruve a mis en Ă©vidence, LĂ©onard arrĂȘte de produire toute nouvelle Ă©tude de proportions[286].

Spectacles et allégories
Dessin crayonné représentant un homme vu en pied.
Dessin d'un jeune homme costumé, une lance dans la main droite, vers -, Royal Collection - Windsor, no RCIN 912575.

Depuis sa formation Ă  l'atelier de Verrocchio, LĂ©onard est un grand amateur de comĂ©die et de poĂ©sie burlesque, il aime le thĂ©Ăątre et la fĂȘte, le divertissement, les merveilles et les automates sont pour lui le terrain fabuleux de nouvelles inventions et d'inspirations pour ses recherches. DĂšs lors il prend part Ă  l'Ă©laboration de plusieurs dĂ©cors de thĂ©Ăątre et de spectacles organisĂ©s par ses commanditaires : pour Laurent de MĂ©dicis, Ă  Florence, il participe Ă  des dĂ©corations de fĂȘtes et s'occupe de la conservation d’Ɠuvre antiques[33], Ă  Milan, en , Ă  l'aide de ses machineries, il crĂ©e la mise en scĂšne des FĂȘtes du Paradis au chĂąteau des Sforza auprĂšs desquels il est « ordonnateur des fĂȘtes »[287] en , Ă  Florence encore, il dessine les plans d'un Lion mĂ©canique qui est envoyĂ© Ă  Lyon pour le couronnement de François Ier[288] auprĂšs de qui il termine sa vie en organisant spectacles et mariages[287].

Feuille comportant écritures manuscrites et petits dessins disposés en lignes.
RĂ©bus, vers -, Royal Collection - Windsor, no RCIN 912699.

Plusieurs dessins et études relatifs à cette activité reflÚtent cette soif qu'éprouve Léonard pour les représentations allégoriques et spectaculaires. Notamment les caricatures de personnages grotesques mais aussi les dessins dits « allégoriques » qui nourrissent une grande fascination auprÚs des spectateurs et des commanditaires du XVe siÚcle : l'idée qu'un simple dessin puisse avoir un sens caché ou un message crypté suscite une grande attirance auprÚs du public lettré. Ces allégories animent souvent les processions, les tournois ou les représentations scéniques ou alors sont souvent de simples dessins ou des rébus destinés à divertir[289].

Cependant, les messages que contiennent les allĂ©gories rĂ©sident souvent dans la combinaison d'une image et d'un texte, et, lĂ , se trouve sans doute une contradiction dans la conviction de LĂ©onard que l'image est supĂ©rieure Ă  la parole : une image allĂ©gorique n'est complĂšte que si elle se soumet Ă  un texte. Quoi qu'il en soit, LĂ©onard dessine des croquis sous-titrĂ©s comme « la vertu luttant contre l'envie » ou encore dans l'AllĂ©gorie au lĂ©zard symbole de la vĂ©ritĂ© « Le lĂ©zard fidĂšle Ă  l'homme, voyant celui-ci endormi, combat le serpent ; et constatant qu'il ne peut le vaincre, il court sur le visage de l'homme et le rĂ©veille pour que le serpent ne puisse faire de mal Ă  l'homme », lĂ©gende sans laquelle l'image est difficile Ă  comprendre. Dans une autre feuille AllĂ©gorie des entreprises humaines, LĂ©onard fait pleuvoir une sĂ©rie d'objets du quotidien et Ă©crit : « Ô triste humanitĂ©, Ă  combien de choses ne te soumets-tu pas pour l'argent ! »[290].

D'autres allĂ©gories sont dĂ©pourvues de texte comme la Femme debout dans un paysage qui, outre le fait d'illustrer la conviction de LĂ©onard qu'une image doit reprĂ©senter non seulement la personne, mais aussi les intentions de son esprit, attire l'attention du spectateur vers une zone en dehors du paysage semblant faire appel Ă  une part inconnue de son imagination[291]. Un consensus s'Ă©tablit pour identifier le personnage du dessin Ă  Matelda, derniĂšre guide de Dante dans le Purgatoire, qui lui apparaĂźt au chant XXVIII dans la Divine ComĂ©die au moment oĂč elle indique la route Ă  prendre pour le Paradis cĂ©leste. Matelda explique Ă  Dante les mouvements de l'air, de l'eau et l'origine de la vĂ©gĂ©tation. Selon Daniel Arasse, cette vision oĂč la grĂące s'allie Ă  l'explication des phĂ©nomĂšnes a sans nul doute dĂ» sĂ©duire LĂ©onard[292]. L’allĂ©gorie du loup et de l'aigle, si elle reste une des derniĂšres allĂ©gories au dessin fort soignĂ© de LĂ©onard Ă©galement dĂ©pourvu de texte d’explication, est encore le sujet de nombreuses discussions entre experts Ă  propos du sens qu'il convient d'y accoler : l'inconstance de la fortune abandonnĂ©e aux caprices du vent, ou bien le navire de l'Église dont le pilote — apparemment un loup (ou un chien) — met le cap vers un aigle royal. C'est un dĂ©bat qui reste encore ouvert alors que de nombreux dĂ©tails du dessin, comme la couronne apparemment arborant des lys de France, restent encore inconnus et sans certitude qu'ils soient porteurs de sens[293] - [291].

Le sculpteur

Sculpture en bronze représentant 2 personnages vus en pied, dont l'un porte une auréole.
Andrea del Verrocchio, L'incrédulité de Saint Thomas, vers , Florence, Musée d'Orsanmichele.

LĂ©onard de Vinci, ne laisse aucune Ɠuvre sculptĂ©e derriĂšre lui[294]. Cependant, il est trĂšs probable qu'il ait Ă©tĂ© initiĂ© Ă  cet art par son maĂźtre Andrea del Verrocchio — lui-mĂȘme principalement connu pour ses sculptures — durant ses annĂ©es d'apprentissage dans son atelier : il participe ainsi certainement Ă  la crĂ©ation de plusieurs Ɠuvres de celui-ci, notamment Ă  l'IncrĂ©dulitĂ© de saint Thomas, datĂ©e entre et . Il est possible qu'il ait Ă©galement pratiquĂ© cet art pour son propre compte : il mentionne ainsi dans ces carnets quelques Ɠuvres sculptĂ©es, comme une Ă©nigmatique Histoire de la Passion, et se prĂ©sente en auprĂšs du duc de Milan comme Ă©tant capable de sculpter le marbre, le bronze ou la terre[295] ; Gorgio Vasari mentionne Ă©galement la confection d'un « groupe de trois figurines en bronze qui surmontent la porte nord du baptistĂšre [de Florence], ouvrage de Giovanni Francesco Rustici, mais conduite sous la direction de LĂ©onard »[294].

Sculpture représentant une femme tenant un bébé sur le genou droit et lui souriant.
Cette Vierge à l'Enfant est parfois attribuée à Léonard de Vinci. Vers , Londres, Victoria and Albert Museum.

Certaines sources indiquent l'existence d'exercices prĂ©paratoires en terre cuite : Gorgio Vasari mentionne en des « tĂȘtes de femmes souriantes et des tĂȘtes d'enfants » et, en , Giovanni Paolo Lomazzo recense parmi les Ɠuvres en sa possession une « TĂȘte de Christ enfant ». Ces sculptures, aujourd'hui perdues, font, depuis le XIXe siĂšcle, l'objet de recherches auprĂšs de nombreux spĂ©cialistes et historiens de l'art, mais aucun consensus ne se dĂ©gage Ă  leurs propos. Cependant trois terres cuites lui sont parfois attribuĂ©es, mais avec prĂ©caution : un Ange exposĂ© au Louvre Ă  Paris, un saint JĂ©rĂŽme et une Vierge Ă  l'Enfant au Victoria and Albert Museum de Londres. Cependant, ces trois sculptures, pourtant typiques de l'art florentin du Quattrocento, sont trop Ă©loignĂ©es des tableaux de jeunesse de LĂ©onard pour pouvoir formellement les lui attribuer avec certitude[295].

Les sculptures les plus connues de LĂ©onard sont les commandes d'Ɠuvres Ă©questres conduites pour le compte du duc de Milan Ludovic Sforza, Gian Giacomo Trivulzio (-) — dont les dessins prĂ©paratoires sous la forme d'une sĂ©rie de dessins Ă  la plume sont exposĂ©s Ă  la Royal Collection au chĂąteau de Windsor, — puis probablement pour le roi de France François Ier (-). C'est sur le premier projet que LĂ©onard travaille le plus ardemment et pour lequel il existe le plus d'Ă©tudes : Ludovic Sforza commande en une statue Ă  la mĂ©moire de son pĂšre Francesco. LĂ©onard conçoit successivement deux projets : le premier, trĂšs ambitieux avec un cavalier dominant un ennemi Ă©tendu au sol, est abandonnĂ© au profit d'un second prĂ©sentant Ludovic chevauchant un cheval au pas. Mais, Ă  ce nouveau modĂšle pour lequel il n'existe plus aucun dessin prĂ©paratoire, l'artiste donne une dimension monumentale : d'une taille de 7,2 mĂštres — trois fois plus grand que nature —, la statue nĂ©cessite Ă  peu prĂšs 70 tonnes de bronze.

Seuls ont subsistĂ© quelques plans du moule d'une piĂšce qui devait servir Ă  la confection de la statue. Un modĂšle en terre cuite est fabriquĂ© et impressionne tous les contemporains du maĂźtre. Mais, de son propre aveu, « l’Ɠuvre est si grande qu'[il] doute que jamais elle ne soit terminĂ©e ». En effet, tout s'arrĂȘte en lorsque le bronze qui doit servir Ă  la statue gĂ©ante est rĂ©quisitionnĂ© et fondu pour la confection d'armes contre l'armĂ©e française qui menace le duchĂ© finalement envahi en . Le modĂšle de terre est alors dĂ©truit par des arbalĂ©triers français qui s'en servent comme cible[296] - [297] - [294].

Dans son Paragone des arts, Léonard place la sculpture bien en dessous de la peinture car il la juge moins universelle que cette derniÚre. Pourtant l'historien de l'art Vincent Delieuvin note que l'artiste cherche à donner à ses tableaux un relief proche de la sculpture et que les figures de ses peintures prennent naturellement une « gestuelle dynamique, dont les effets de raccourcis rivalisent avec la tridimensionnalité de la sculpture »[296].

Le musicien

peinture : le jeu de la lira da braccio
Joueur de lira da braccio, par Bartolomeo Cincani vers .
Feuille comportant écritures manuscrites et petits dessins disposés en lignes.
Pictogrammes avec notes de musiques. Vers -, Royal Collection - Windsor, no RCIN 912697.[N 16]

En , LĂ©onard part de Florence pour se rendre Ă  Milan. D'aprĂšs Giorgio Vasari, il est porteur d'un cadeau de Laurent de MĂ©dicis pour Ludovic Sforza : une lyre d'argent en forme de crĂąne de cheval. Il est probablement accompagnĂ© du talentueux musicien Atalante Migliorotti Ă  qui il semble avoir enseignĂ© le maniement de la lyre. LĂ©onard est considĂ©rĂ© Ă  l'Ă©poque comme un trĂšs bon joueur de lyre, maĂźtre de musique, inventeur d'instruments et concepteur de fabuleux spectacles tant Ă  la cour de Milan qu'Ă  celle de France. Les dessins d'ingĂ©nieur de l'artiste contiennent, en effet, plusieurs Ă©tudes pour tambours et instruments Ă  vent Ă  claviers, violes, flĂ»tes et cornemuses ainsi que des automates et des systĂšmes hydrauliques pour des machines de thĂ©Ăątre. Ceux-ci visent Ă  en amĂ©liorer l'utilisation et l'efficacitĂ© et certaines de ses inventions concernant ce domaine sont reprises quelques siĂšcles plus tard. MĂȘme si aucune composition musicale n'est connue de LĂ©onard, ses carnets contiennent Ă©galement plusieurs preuves qu'il maĂźtrise l'usage des notes. Celles-ci constituent le plus frĂ©quemment d'ingĂ©nieuses Ă©nigmes ou rĂ©bus[299] - [300] - [301]. Paolo Giovo et Giorgio Vasari signalent que LĂ©onard sait trĂšs bien chanter en s'accompagnant en particulier de la lira da braccio[302].

À la fin du XVe siĂšcle cette combinaison de maĂźtrises des arts n'est pas vraiment rare dans le mĂ©tier d'artiste peintre ou sculpteur : mĂȘme si LĂ©onard s'inscrit parmi les premiers « peintres-musiciens », ces derniers deviennent de plus en plus nombreux et trouvent leur succĂšs social autant dans la musique que dans la peinture. En cette matiĂšre, LĂ©onard a ses pairs parmi Andrea del Verrocchio son maĂźtre, Le Sodoma, Sebastiano del Piobo ou Rosso Fiorentino[303].

L'ingénieur et le scientifique

À la Renaissance, les scientifiques et ingĂ©nieurs du XVe siĂšcle perçoivent les limites de leurs domaines[304] : certaines thĂ©ories scientifiques sont remises en question[305] alors que la dĂ©marche scientifique n'est ni thĂ©orisĂ©e ni fixĂ©e[306] et les moyens de rendre compte des recherches et Ă©tudes demeurent textuelles et trĂšs peu graphiques[307] - [308]. NĂ©anmoins, s'ils sont capables de percevoir de nouveaux principes, ils ne parviennent pas Ă  s'extraire de l'hĂ©ritage de leurs prĂ©dĂ©cesseurs[309].

Évoluant dans ce cadre, LĂ©onard de Vinci se dĂ©finit lui-mĂȘme comme ingĂ©nieur, architecte et scientifique[121] : Ă  partir des annĂ©es , il dĂ©sire en effet donner Ă  son art un sens scientifique plus fouillĂ©, plus approfondi. Il se lance alors dans une minutieuse Ă©tude de la nature et dĂ©veloppe ses connaissances sur la gĂ©ologie, la botanique, l'anatomie, l'expression humaine ou l'optique. Mais alors que ces connaissances sont initialement acquises afin de servir la peinture, elles deviennent progressivement une fin en soi. Il se lance dans la rĂ©daction de plusieurs traitĂ©s sur notamment l'anatomie et les mouvements de l'eau. Ces notes parfois dotĂ©es d'un titre se structurent autour d'un style plus didactique et plus structurĂ©[258].

Néanmoins, il n'est pas le seul « artiste universel » de son époque. Sont ainsi notamment connus parmi ses plus célÚbres devanciers Guido da Vigevano (vers - aprÚs ), Konrad Kyeser ( - aprÚs ), Jacomo Fontana (dit « Giovanni ») (-), Filippo Brunelleschi ( - ), Mariano di Jacopo (dit « Taccola » qui s'autoproclame « l'ArchimÚde siennois ») ( - vers )[310] et parmi ses contemporains Bonaccorso Ghiberti ( - ), Giuliano da Sangallo ( - )[311] et Francesco di Giorgio Martini ( - )[312].

Formation, limites et difficultés

LĂ©onard de Vinci suit une scolaritĂ© dans une scuola d’abaco, c'est-Ă -dire une Ă©cole destinĂ©e aux futurs commerçants dispensant le savoir strictement nĂ©cessaire pour exercer leur activitĂ©. Il ne frĂ©quente donc pas une « Ă©cole latine » dans lesquelles est dispensĂ© l'enseignement des humanitĂ©s classiques[23]. De fait, il n'Ă©tudie ni le grec ni le latin qui, en tant que supports exclusifs Ă  la science, sont pourtant essentiels Ă  l'acquisition des connaissances thĂ©oriques scientifiques et surtout sont les supports d'un vocabulaire stable et spĂ©cifique[30]. NĂ©anmoins, mĂȘme s'il reconnaĂźt cette difficultĂ© dans l'accĂšs Ă  la langue latine, LĂ©onard revendique vers la fin de sa vie possĂ©der suffisamment de vocabulaire en langue vernaculaire pour pouvoir se passer de la premiĂšre : « Je dispose dans ma langue maternelle d'un si grand nombre de mots, que je devrais dĂ©plorer mon manque de parfaite comprĂ©hension des choses, plutĂŽt que d'un manque d'un vocabulaire nĂ©cessaire pour exprimer les concepts de mon esprit »[313].

La faiblesse de son bagage thĂ©orique, notamment en mathĂ©matiques, constitue une difficultĂ© pour LĂ©onard[314] - [315]. À terme, ce sera seulement par la frĂ©quentation de spĂ©cialistes des domaines qu'il entend investir qu'il pourra progresser : Luca Pacioli en pour les mathĂ©matiques[316] ou Marcantonio della Torre pour l'anatomie par exemple[317]. De plus, faute d'un vocabulaire technique fixe, prĂ©cis et adaptĂ©, il perd autant de traits de concept, ce qui limite certains de ses raisonnements[318]. De la mĂȘme maniĂšre, son absence de maĂźtrise du Latin lui interdit un accĂšs direct aux ouvrages scientifiques, ceux-ci Ă©tant pour la plupart Ă©crits dans cette langue[319].

Dessin d'un homme debout, vu de face, en pied, dont son représentés en surimpression certains organes et veines.
Ce premier dessin anatomique rĂ©pertoriĂ© du maĂźtre mĂȘle croyances traditionnelles, observations issues de dissections d'animaux et spĂ©culation pure. Vers -, Royal Collection - Windsor, no ref. RCIN 912597.

Son absence de formation universitaire se ressent enfin dans l'absence dans ses recherches de toute méthodologie structurée et cohérente[306], une absence corrélée avec une difficulté à choisir entre une approche systématique de son sujet d'étude et une approche empirique[320]. Or c'est notamment grùce à la fréquentation de spécialistes qu'il parvient à trouver un équilibre entre la description du détail et la vision d'ensemble de son sujet d'étude[317].

LĂ©onard de Vinci entre vers Ă  l'Ăąge d'environ 12 ans en apprentissage dans l'atelier d'Andrea del Verrocchio[27] oĂč il reçoit une formation multidisciplinaire qui rĂ©unit l'art, la science et la technique et oĂč les techniques de dessin sont couramment combinĂ©es avec l’étude de l’anatomie superficielle et la mĂ©canique[35].

C'est ainsi que ses recherches sont souvent traitĂ©es de maniĂšre transdisciplinaire : son sujet est envisagĂ© sous toutes ses manifestations, et il ne s'arrĂȘte pas au simple savoir des ingĂ©nieurs mais dĂ©sire y ajouter des rĂ©flexions thĂ©oriques issues des sciences mathĂ©matiques et de la philosophie. Cette dĂ©marche issue de sa formation autodidacte et pluridisciplinaire le distingue alors des ingĂ©nieurs qui lui sont contemporains[320].

« Homme sans lettres », comme il se dĂ©finit lui-mĂȘme, LĂ©onard montre dans ses Ă©crits colĂšre et incomprĂ©hension devant le mĂ©pris dont il fait l'objet par les docteurs en raison de son absence de formation universitaire[88]. En rĂ©action, LĂ©onard devient libre penseur, adversaire de la pensĂ©e traditionnelle et se prĂ©sente plutĂŽt volontiers comme un disciple de l’expĂ©rience et de l’expĂ©rimentation[31]. Ainsi, son absence de formation universitaire est paradoxalement ce qui le libĂšre des connaissances et mĂ©thodes figĂ©es de son temps. C'est ainsi qu'il rĂ©alise une vraie synthĂšse entre savoir thĂ©orique de son temps et observations issues de la pratique de l'ingĂ©nieur[321]. De fait, la science de LĂ©onard est fondĂ©e sur la puissance de l'observation[322].

Homme de son temps, LĂ©onard de Vinci reprend Ă  son compte l'hĂ©ritage antique, mĂ©diĂ©val et de ses devanciers ingĂ©nieurs et scientifiques du Quattrocento[323] comme le montrent ses premiĂšres reprĂ©sentations anatomiques humaines mĂȘlant croyances traditionnelles, observations issues de dissections d'animaux et spĂ©culation pure[257] - [324]. Souvent incapable de se dĂ©marquer des thĂ©ories scientifiques de son Ă©poque[325], il tente de concilier ses dĂ©couvertes novatrices avec la tradition de son temps[326]. Il finit parfois mĂȘme par ne dessiner que ce qu'il s'attend Ă  voir au lieu de ce qu'il voit[327]. De fait, ses notes scientifiques donnent parfois « un sentiment diffus d'impasse » : ainsi, concernant le cƓur, « limitĂ© Ă  la fois dans ses expĂ©rimentations directes et par la physiologie du cƓur admise de son temps, il sembl[e] condamnĂ© Ă  dĂ©crire toujours plus en dĂ©tail le passage du sang Ă  travers les valves. C'est Ă  ce moment-lĂ  que son travail d'anatomiste paraĂźt avoir pris fin »[328].

Enfin, le travail de Léonard est le reflet de sa personnalité profonde : à l'instar de sa production picturale, son travail scientifique et technique est marqué par l'inachÚvement[329]. C'est ainsi que les différents traités qu'il ambitionne d'écrire (anatomie, mécanique, architecture, hydraulique, etc.) demeurent systématiquement à l'état de projet[330] - [331] - [332] - [320].

Notes, journaux et projets de traités

LĂ©onard de Vinci produit jusqu'Ă  la fin de sa carriĂšre plusieurs milliers de pages d'Ă©tudes qui ne reprĂ©sentent qu'une portion de son travail — beaucoup d'entre-elles sont perdues. Il s'agit du tĂ©moignage le plus vaste et le plus variĂ© de la pensĂ©e de son Ă©poque[333].

Au fur et Ă  mesure de sa carriĂšre, il a pour ambition de produire un traitĂ© systĂ©matique pour chaque domaine d'activitĂ© qu'il aborde : traitĂ© sur la peinture Ă  la fin des annĂ©es , sur l'anatomie en [333], sur la mĂ©canique du corps humain (elementi machinali) en - [330], sur le mouvement de l’eau aprĂšs [320], sur l'architecture entre et [332], sur l'anatomie du cheval (qui aurait Ă©tĂ© rĂ©digĂ© selon Giorgio Vasari mais disparu en )[334], sur l'optique dans les annĂ©es -[335] ou sur la mĂ©canique[336]. Mais, de tous ces projets, aucun n'aboutit. Seul un TraitĂ© de la peinture voit le jour grĂące au travail de son Ă©lĂšve Francesco Melzi qui compile tous les Ă©crits rĂ©coltĂ©s sur le sujet dans les documents du maĂźtre dont il hĂ©rite en [337].

Le caractĂšre approfondi et systĂ©matique de son travail constitue une indication puissante de ce dĂ©sir d'Ă©crire des traitĂ©s[332] : c'est ce caractĂšre systĂ©matique qui permet ainsi Ă  Andrea Bernardoni de qualifier un traitĂ© sur les mĂ©canismes de « nouveautĂ© absolue pour l’histoire de la mĂ©canique »[336]. En outre, rarement avant lui, le dessin n'aura pris une telle importance : celui-ci, toujours pĂ©dagogique[338], allie prĂ©cision et « stylisation pour rester lisible »[339].

Les apports de LĂ©onard de Vinci
Dessin représentant une machine à arbalÚte.
Le dessin technique de Léonard, précis et pointu, est un apport certain du maßtre pour l'ingénierie. Codex Atlanticus, Milan, BibliothÚque Ambrosienne, no folio 145.

Malgré les recherches modernes visant à revoir à la baisse le caractÚre novateur et isolé du travail de Léonard de Vinci, les historiens des sciences lui reconnaissent plusieurs apports.

Un de ses plus importants apports est son utilisation du dessin technique[340] puisqu'il est l'un des premiers ingénieurs à déployer des techniques aussi précises et pointues de représentation graphique de ses idées (aspect déjà évoqué plus haut)[341]. En outre, il lui confÚre une valeur aussi grande que le texte descriptif[342]. De fait, il possÚde des capacités exceptionnelles de dessinateur, en plus de sa grande capacité de perception de la globalité de son sujet d'étude et de son style littéraire précis : cela ressort particuliÚrement dans ses études d'anatomie qui comptent ainsi « parmi les plus pointues jamais réalisées »[343]. Or il applique les techniques de représentations anatomiques à tout sujet technologique[86] : il systématise l'association de différentes techniques avec des plans sous forme éclatée, en tournant autour de son sujet selon plusieurs points de vue. Il est le seul parmi ses devanciers et contemporains à le faire[342].

Dessin crayonné représentant une machine hydraulique avec roue à aube et engrenages.
Les dessins techniques d'ingénieurs renommés sont considérés comme plus malhabiles. Francesco di Giorgio Martini, Opusculum de architectura, -, Londres, British Museum, no inv.1947,0117.2.76.r.

Autre différence avec ses contemporains, le dessin technique de Léonard de Vinci, grùce aux techniques artistiques de la perspective ou le rendu de l'ombre, préfigure le dessin industriel tel qu'il est encore utilisé aujourd'hui : en comparaison, Daniel Arasse trouve que les dessins d'ingénieurs renommés comme Francesco di Giorgio Martini « font preuve d'une gaucherie certaine »[344]. Une telle utilisation du dessin technique est unique parmi les ingénieurs contemporains de Léonard[320].

Autre apport de Léonard de Vinci dans le domaine scientifique et technique, le caractÚre systématique de ses recherches[345] : traduisant ses réflexions, ses dessins techniques et ses descriptions témoignent d'une attention aussi aiguë pour le détail qu'à l'ensemble de son objet. Sa méthodologie propose autant d'allers-retours pour obtenir l'étude la plus complÚte possible[342]. De fait, le maßtre présente « un besoin de rationaliser que l'on ignorait jusqu'alors chez les techniciens »[346].

De plus, LĂ©onard de Vinci apporte une « dĂ©marche [
] radicalement neuve » qui prĂ©figure la dĂ©marche expĂ©rimentale moderne et que Pascal Brioist qualifie de « protoexpĂ©rimentale » : nĂ©anmoins, il ne faut pas y voir lĂ  une dĂ©marche identique Ă  celle du laboratoire telle qu'elle est mise en place par Robert Boyle au XVIIe siĂšcle mais reste fondĂ©e sur l'atelier oĂč la preuve n'est recherchĂ©e que dans la matĂ©rialitĂ© ; de mĂȘme, il propose des expĂ©riences de pensĂ©e qui ne reposent pas sur un protocole expĂ©rimental7 min 35 s_363-0">[347].

Enfin LĂ©onard parvient Ă  se libĂ©rer des connaissances et mĂ©thodes de son temps notamment par son absence de formation universitaire[321]. De fait, il prĂ©sente une rĂ©elle capacitĂ© Ă  contredire les thĂ©ories de son temps. Il prĂ©sente des intuitions qui ne seront reformulĂ©es puis validĂ©es que plusieurs siĂšcles plus tard, comme son hypothĂšse de la formation des fossiles, remarquable d'exactitude, en contradiction avec les explications de son temps liĂ©es Ă  la littĂ©rature biblique ou Ă  l'alchimie[348]. Bien plus, la nouveautĂ© de ses travaux techniques et notamment la recherche de l'automatisme tient certainement au fait qu'elles ne sont pas explorĂ©es par ses contemporains puisque la « rentabilisation Ă©conomique du travail grĂące Ă  l'automatisation des opĂ©rations mĂ©caniques de production » ne fait alors pas partie des centres d'intĂ©rĂȘt de la sociĂ©tĂ© compte tenu de la relation au travail et des relations sociales[349].

Le scientifique

Les centres d'intĂ©rĂȘt de LĂ©onard de Vinci sont extrĂȘmement nombreux : optique, gĂ©ologie, botanique, hydrodynamique, architecture et ingĂ©nierie[350], mais aussi astronomie, acoustique, physiologie et anatomie[348] pour ne citer qu'eux. Or parmi ceux-ci l'anatomie humaine constitue le domaine sur lequel il se penche avec le plus d'assiduitĂ© au long de sa carriĂšre[350].

Anatomie humaine et comparée
Feuille manuscrite mĂȘlant dessins de fƓtus en position repliĂ©e, un vagin et des textes.
Étude sur l'embryon humain, -, Royal Collection - Windsor, no RCIN 19101r

L'anatomie humaine est le sujet d'étude de prédilection de Léonard parmi tous ceux sur lesquels il se penche[343]. Il s'agit d'un travail né du besoin d'améliorer la description picturale des figures qu'il représente sur ses tableaux[333].

Ses premiers travaux documentĂ©s remontent au milieu des annĂ©es : il s'agit d'abord de reprĂ©sentations faites alors qu'il n'a vraisemblablement jamais rĂ©alisĂ© de dissection de corps humain[328]. Puis elles sont issues d'observations de matĂ©riel humain obtenu grĂące Ă  ses protecteurs[351] : une jambe vers -, des crĂąnes Ă  partir d'avril , puis des corps entiers trĂšs rapidement
 À la fin de sa vie, il aura procĂ©dĂ© Ă  « plus de trente » dissections[352].

De fait, si ses premiers travaux constituent la mise en image de représentations médiévales[328], ses compte-rendus, notamment graphiques, deviennent d'une précision remarquable[353]. Car Léonard présente toutes les qualités d'un grand anatomiste : grande capacité d'observation, dextérité manuelle, talent de dessinateur et capacité à traduire en mots le résultat de ses observations[343]. De plus, ses qualités graphiques se nourrissent de son travail dans d'autres disciplines comme l'ingénierie, l'architecture et l'art : multiplication des points de vue (rotation autour du sujet, coupe selon le plan, vue en éclaté, dessins sériés, etc.[339]) et des techniques (pierre noire ou plus rarement fusain pour le dessin sous-jacent[354], plume et encre[339], hachures, lavis[354]).

Dessin d'un pied écorché aux doigts griffus.
Dans l'Anatomie d'un pied d'ours, la comparaison avec un pied humain est Ă©vidente. Vers -, Royal Collection - Windsor, no ref RCIN 912372.

Il lui arrive souvent d'avoir des difficultĂ©s d'approvisionnement en corps humains, comme lorsqu'il s'Ă©tablit dans la villa familiale de son Ă©lĂšve Francesco Melzi Ă  la suite de la campagne de conquĂȘte française en 1512-1513 sur Milan[351]. Il se tourne alors vers la dissection d'animaux : porcs, singes, chiens, ours, chevaux[351]
 En effet, il estime que « tous les animaux terrestres ont similitude de muscles, de nerfs et d'os et ne varient qu'en longueur ou grosseur », lui permettant de progresser sur l'anatomie humaine[355]. Ainsi, un de ses premiers compte-rendus de dissection concerne vers - un ours : LĂ©onard juge cet animal intĂ©ressant puisqu'il s'agit d'un plantigrade dont le pied offre des ressemblances physiologiques avec celui de l'homme[356]. NĂ©anmoins, l'animal qui le passionne le plus au cours de sa carriĂšre est le cheval, un intĂ©rĂȘt qui trouve visiblement son origine au cours des annĂ©es par la commande du Monument Sforza[351].

De fait, tous les aspects de l'anatomie humaine sont Ă©tudiĂ©s en profondeur — anatomie structurelle, physiologie, conception, croissance, expression des Ă©motions et sens[333] — ainsi que tous ses domaines — os, muscles, systĂšme nerveux, systĂšme cardio-vasculaire, organes (vessie, organes gĂ©nitaux, cƓur, etc.)[330]. Si bien qu'Ă  la fin de sa carriĂšre, LĂ©onard est « en mesure de mieux apprĂ©hender l'articulation entre les dĂ©tails et l'ensemble, et de procĂ©der en partant de la cause pour comprendre l'effet, essayant d'analyser les propriĂ©tĂ©s des Ă©lĂ©ments que l'autopsie lui rĂ©vĂ©lait »[352].

Optique

L'optique est au centre des recherches de Léonard de Vinci en vue d'établir son Traité sur la peinture et d'améliorer encore la pratique de son art, notamment la technique du sfumato[357] - [358].

Lors de ses recherches sur l'Ɠil, il reprend au dĂ©but de sa carriĂšre la thĂ©orie de la « pyramide visuelle » de Leon Battista Alberti dont l’Ɠil serait le sommet et permettant d'Ă©tablir les rĂšgles de la perspective[358], mais il lui paraĂźt que cette thĂ©orie ne rend pas rĂ©ellement compte de la rĂ©alitĂ© tridimentionnelle : il la corrige alors par ce qu'il nomme la perspective « sphĂ©rique » ou « naturelle »[357].

Une page manuscrite sur laquelle sont écrits plusieurs paragraphes encadrant plusieurs schémas de la Lune, la Terre et du Soleil.
Études de la rĂ©flexion de la lumiĂšre du Soleil sur la Lune, Codex Leicester, -. Seattle Art Museum - Seattle.

Concernant les rayons lumineux, il raisonne en termes d'ombre et de lumiÚre : sa théorie est que l'image des objets est émise par ces derniers et est projetée sur la rétine de celui qui regarde[359].

Pour Ă©tudier l'Ɠil et les rayons lumineux, il imagine toutes sortes de dispositifs afin de simuler et Ă©tudier le fonctionnement de l'Ɠil[358] mais sans parvenir Ă  dĂ©couvrir le rĂŽle que joue le cerveau dans l'inversion de l'image permettant la vue Ă  l'endroit d'une image projetĂ©e Ă  l'envers[325].

Astronomie

C'est particuliĂšrement dans le Codex Leicester, que LĂ©onard Ă©tudie l'astronomie[360] - [361]. Il apparaĂźt que son astronomie « est d'ordre optique » et s'intĂ©resse Ă  la diffusion de la lumiĂšre entre les corps cĂ©lestes— au premier rang desquels la Lune et le Soleil[362].

Ses recherches proposent quelques intuitions originales. Il relÚve ses observations sur la lumiÚre provenant de la Lune : il en conclut que c'est bien la lumiÚre du Soleil qui est reflétée à sa surface qui parvient sur Terre[361]. Partant, il fournit une intéressante explication du halo de la nouvelle lune[360].

Néanmoins, il demeure, comme ses contemporains, résolument géocentriste[362].

Mathématiques

LĂ©onard de Vinci ne sera jamais un vĂ©ritable mathĂ©maticien[363] : du fait de sa scolaritĂ©, il ne possĂšde qu'un bagage basique[364]. DĂšs lors, il n'utilise que des notions trĂšs simples dans ses recherches scientifiques et techniques[315] et les chercheurs relĂšvent ses frĂ©quentes erreurs de calcul dans des opĂ©rations Ă©lĂ©mentaires[365]. Il doit donc se faire guider, expliquer, conseiller par des mathĂ©maticiens reconnus[316]. Or sa rencontre en avec le mathĂ©maticien Luca Pacioli — dont il illustre vers le traitĂ© de mathĂ©matiques, le De divina proportione[365] — est ainsi fondamentale : elle stimule son goĂ»t pour le domaine[316] et modifie sa façon de voir le monde. Il en vient ainsi Ă  considĂ©rer que tout Ă©lĂ©ment naturel est rĂ©gi par des systĂšmes mĂ©caniques eux-mĂȘmes rĂ©gis par des lois mathĂ©matiques[366]. Enfin, il loue les mathĂ©matiques pour l'Ă©tat d'esprit « de rigueur, de cohĂ©rence et de logique » qu'il est nĂ©cessaire d'acquĂ©rir pour aborder toute chose : ne prĂ©vient-il pas, « Que nul ne me lise dans mes principes qui n'est pas mathĂ©maticien »[367] ?

Botanique
Dessins crayonnés représentant plusieurs petites études de fleurs.
Études de fleurs, vers , Galeries de l'AcadĂ©mie - Venise, no ref WGA12851.

L'Ă©tude des vĂ©gĂ©taux entre trĂšs tĂŽt dans le rĂ©pertoire des Ă©tudes graphiques de LĂ©onard de Vinci et a pour origine le questionnement d'une reprĂ©sentation fidĂšle de la nature dans ses Ɠuvres picturales[368]. Son travail est si prĂ©cis dans ces derniers que l'exactitude des vĂ©gĂ©taux qu'ils comportent peuvent constituer un indice d'attribution au maĂźtre, comme c'est le cas de La Vierge aux rochers dans sa version du Louvre datĂ©e de - [369] ou, au contraire, des inexactitudes constituent autant d'indices permettant de refuser l'attribution de la version conservĂ©e Ă  la National Gallery[370].

De maniÚre générale, Léonard de Vinci utilise une démarche beaucoup plus structurée que dans d'autres domaines scientifiques, l'objet d'étude étant composé d'une grande richesse de détails subtils[371]. Ces représentations sont issues de longues séances d'observations des plantes dans la région de Milan et dans les Alpes italiennes[372]. Or non seulement il rend avec fidélité chaque élément constitutif du végétal étudié mais il le fait selon une mise en scÚne plastique comprenant effets de lumiÚre et agencement des formes dans l'espace[371].

Finalement, une partie des manuscrits conservés à la bibliothÚque de l'Institut de France sont consacrés aux études de botanique et laissent accroire qu'il a pour ambition de produire, vers - , « un traité de botanique appliqué à la représentation picturale des plantes »[373].

GĂ©ologie
Dessin crayonné représentant un ravin avec de nombreux rochers.
Un ravin, vers -, Royal Collection - Windsor, no ref RCIN 912395.

De nombreux aspects de la gĂ©ologique sont Ă©tudiĂ©s par LĂ©onard de Vinci : Ă©tude des fossiles, nature des roches sĂ©dimentaires, prĂ©sence de fossiles marins dans ces roches, hydrologie, origine des sĂ©diments, causes de l'Ă©rosion par les ruissellements, nature des forces terrestres et premiers principes de l'isostasie[374]. En , l'enthousiasme du monde anglo-saxon lors de la publication anglaise des Ă©crits de gĂ©ologie de LĂ©onard fait que celui-ci est mĂȘme appelĂ© le « pĂšre de la gĂ©ologie moderne »[375] ; Ă  tout le moins les historiens des sciences contemporains lui reconnaissent-ils d'en ĂȘtre un des prĂ©curseurs[376].

Ses principales observations gĂ©ologiques remontent Ă  son sĂ©jour Ă  la cour de Ludovic Sforza Ă  Milan entre et : la citĂ© est en effet situĂ©e non loin des Alpes oĂč il se rend alors souvent, notamment au Mont Rose oĂč il observe les mouvements formĂ©s par les strates rocheuses et oĂč il trouve des fossiles[377].

LĂ©onard propose des idĂ©es assez novatrices expliquant la prĂ©sence des fossiles sur les reliefs par le fait qu'ils Ă©taient recouverts par la mer[377], une idĂ©e redĂ©couverte et reformulĂ©e 150 ans plus tard par Nicolas StĂ©non[378]. Il considĂšre Ă©galement que le phĂ©nomĂšne de dĂ©pĂŽt de fossiles selon des couches homogĂšnes de roches sĂ©dimentaires, en strates, constitue un processus naturel lent[377]. Ces deux Ă©lĂ©ments remettent alors en cause l'histoire biblique[379] et en particulier le dĂ©luge[377].

Il étudie également le phénomÚne d'érosion par le ruissellement[377] : il étudie ainsi les relations entre la pente qu'un cours d'eau dévale, son débit et les conséquences en termes d'érosion[380]. En conséquence, il propose des hypothÚses concernant la maniÚre dont se déposent des sédiments en fonction de leur masse et du débit du cours d'eau[381].

Par ailleurs, il a l'intuition, encore confuse, du principe de l'isostasie selon laquelle les continents s'Ă©lĂšvent tandis que l'Ă©rosion rĂ©duit leur masse et, ce faisant, transfĂšre une masse Ă©quivalente de sĂ©diments aux bassins ocĂ©aniques — principe scientifiquement dĂ©crit par le gĂ©ophysicien amĂ©ricain Clarence Edward Dutton en [382].

À l'instar de ses connaissances botaniques, sa connaissance des matĂ©riaux qu'il dĂ©crit est si exacte que ses reprĂ©sentations de roches constituent des indicateurs permettant d'aider Ă  authentifier ses Ɠuvres[370] : c'est le cas, par exemple, avec la version conservĂ©e au musĂ©e du Louvre de La Vierge aux rochers[370] ou avec le tableau Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant JĂ©sus jouant avec un agneau[383].

Architecture
Dessin représentant une vue en coupe d'un bùtiment avec arcades.
Études pour la coupole de la cathĂ©drale de Milan, Codex Atlanticus, vers 1487-88, Milan, BibliothĂšque Ambrosienne, no fol 851r.

Tous les sujets de l'architecture sont explorés par Léonard de Vinci au cours de sa carriÚre : architecture religieuse (notamment églises à plan centré) ; architecture civile (demeures, villas, palais et les éléments qui les constituent comme les escaliers) ; architecture militaire (fortifications et les éléments qui constituent ces derniÚres)[384]. Son travail est principalement connu à travers les centaines de pages de dessins et de croquis qu'il a laissés et dans lesquelles il ne laisse que peu de réflexions et indications écrites[384]. Néanmoins, les réalisations concrÚtes issues de ses plans sont rares et ne sont pas toujours attribuables avec certitude[385]. De fait, son travail dans le domaine est surtout théorique : cela ne porte cependant aucun préjudice à sa réputation auprÚs de ses contemporains, car le projet et sa réalisation ont alors une valeur identique[386].

C'est au service de Ludovic Sforza à Milan dans les années que naßt sa réputation d'architecte[386], alors qu'il participe à un concours pour la construction de la tour-lanterne de la cathédrale de Milan : son projet n'est certes pas retenu, mais il semblerait qu'une partie de ses idées aient été reprises par le vainqueur du concours, Francesco di Giorgio[82]. Si bien que dans les années il devient avec Bramante et Gian Giacomo Dolcebuono un ingénieur urbaniste et architectural de premier plan[83] sous le titre d'« ingeniarius ducalis »[84].

LĂ©onard a pour modĂšles des devanciers de la premiĂšre partie de la Renaissance comme Filippo Brunelleschi, Francesco di Giorgio[387][388] ; ses travaux s'inscrivent dans la lignĂ©e de la premiĂšre Renaissance visible surtout au nord de l'Italie et sont marquĂ©s d'archaĂŻsme[389]. Il se singularise donc parmi ses contemporains comme Bramante qui s'inspirent de l'architecture antique et de la redĂ©couverte des ruines de Rome. C'est pourquoi ses idĂ©es sont particuliĂšrement goĂ»tĂ©es en France oĂč il « n'introduit pas des formes nouvelles, mais des idĂ©es audacieuses »[390].

Sa vision de l'architecture est hygiĂ©niste : considĂ©rant que le bĂątiment doit s'insĂ©rer dans son environnement comme un organe dans un organisme[391], il se voit volontiers comme un mĂ©decin agissant sur un corps malade[392]. Par ailleurs, il montre sa prĂ©occupation de la bonne santĂ© du bĂątiment aussi bien dans ses matĂ©riaux le composant que sa structure : nature des matĂ©riaux, jeu des Ă©quilibres et prise en compte des faiblesses inhĂ©rentes aux formes qui sont dessinĂ©es[393]. Enfin, salubritĂ© et circulation deviennent des considĂ©rations centrales dans le cadre du bien-ĂȘtre des habitants[394].

Page manuscrite sur laquelle est dessinée en plan de coupe des fortifications.
Dessins de fortifications, Ms. B, vers 1487-1489, Paris, BibliothĂšque de l'Institut de France.

Sa mĂ©thodologie de travail met en avant la reprĂ©sentation en perspective aĂ©rienne, ce qui est assez unique chez les architectes de son Ă©poque qui prĂ©fĂšrent la prĂ©sentation plan/coupe/Ă©lĂ©vation. Il Ă©labore diffĂ©rents dessins en fonction de diffĂ©rents points de vue du mĂȘme lieu comme s'il faisait le tour de son objet d'Ă©tude[395]. En revanche, Ă  l'instar de ses confrĂšres, il utilise couramment la maquette en bois, considĂ©rĂ©e comme une Ă©tape essentielle pour l'Ă©laboration de son Ɠuvre[396].

Son apport à l'architecture est d'allier un cadre rigoureux au service d'une imagination foisonnante[390]. De plus, sa force tient dans l'interdisciplinarité de sa réflexion, contrairement à des architectes spécialisés dans leur domaine[386]. De plus, concernant l'architecture privée, Léonard s'écarte résolument des propositions de ses contemporains et demeure attaché à la fonctionnalité des bùtiments qu'il dessine[397] dont l'escalier constitue un élément central[393].

Si son intĂ©rĂȘt pour l'architecture est trĂšs variable puisqu'il allĂšge voire suspend son travail dans le domaine entre et [390], son intĂ©rĂȘt pour l'architecture militaire demeure constant[398] : ses principaux employeurs dans ce dernier domaine seront Venise[114] - [399] et CĂ©sar Borgia dit « le Valentinois »[134]. Il s'appuie en outre sur les rĂ©flexions de Francesco di Giorgio Martini[400], Baccio Pontelli, Giuliano da Sangallo et son frĂšre Antonio da Sangallo le Vieux[401].

Si ses contemporains ne sont tout d'abord pas convaincus de l'expertise qu'il revendique dans le domaine[401], ce n'est qu'aprĂšs qu'il est pris au sĂ©rieux, aprĂšs s'ĂȘtre formĂ© auprĂšs des ingĂ©nieurs militaires milanais24 min 10 s_418-0">[402] - [403]. De fait, il reprend les idĂ©es de ses contemporains et promeut la forme circulaire[404], l'idĂ©e d'abaissement des fortifications et l'accent mis sur les bastions[388]. Pour autant, il ne se contente pas de reprendre ces idĂ©es mais il va jusqu'au bout de leur logique : primautĂ© donnĂ©e Ă  l'abaissement, Ă  l'horizontalitĂ© et Ă  la forme ronde[405].

Urbanisme
Dessin représentant une vue en coupe d'un immeuble et son sous-sol.
Dans le cadre de ses recherches sur la Cité idéale, Léonard accorde une place importante à la gestion des eaux. Entre et , Paris, BibliothÚque de l'Institut de France, Manuscrit B.

Les réflexions de Léonard de Vinci à propos de l'urbanisme sont conduites en quatre grands moments : sous le rÚgne de Ludovic Sforza, alors qu'il se trouve à Milan ; pour l'envoyé du roi de France à Milan, Charles d'Amboise ; lors de son second séjour à Florence à partir de ; puis, finalement, lors de son séjour en France de à [406].

Le thÚme de la « ville nouvelle » ou « ville idéale » qui émerge aprÚs l'épisode de peste à Milan de - constitue l'origine de ses réflexions sur le domaine[82] : afin de corriger les problÚmes de surpopulation des centres urbains, il imagine ainsi une « ville à deux niveaux » dans laquelle la gestion des flux d'eau est étudiée en détail[407]. Il reprend ces idées lorsqu'il est chargé par François Ier en de réfléchir à l'élaboration d'un nouveau chùteau à Romorantin[204] mais le projet sera abandonné[408].

Dans le domaine, il bĂ©nĂ©ficie de l'influence des travaux de Bernardo Rossellino et Leon Battista Alberti[406]. NĂ©anmoins, il apporte certaines rĂ©flexions tout Ă  fait novatrices sur la circulation et la salubritĂ© : rues et voies ; circulation et fonction de l'eau[394] - [409] ; et bien-ĂȘtre des habitants[399].

Cartographie
Plan d'une ville, celle-ci à l'intérieur d'un cercle.
Plan d'Imola, vers , Royal Collection - Windsor, no inv. RCIN 912284.

Plusieurs nécessités président à la création de dessins cartographiques par Léonard de Vinci et sont liées à son activité d'ingénieur civil et militaire : à des fins militaires ; dans le cadre de relevés hydrographiques (assÚchement de marais, navigabilité de fleuves et des canaux, systÚmes d'irrigation, régulation de cours d'eau) ; dans l'optique d'une connaissance topographique du nord et du centre de l'Italie[410] - [411]. Néanmoins, les travaux cartographiques de Léonard ne connaissent pas de réalisation pratique[412].

Ses sources d'inspiration sont multiples au premier rang desquelles se trouve le traité sur la Géographie de Claude Ptolémée, daté du milieu du IIe siÚcle[410], Leon Battista Alberti[413], Paolo Toscanelli qu'il cÎtoie et l'initie au travail de géomÚtre[403] et Danesio dei Maineri[413].

Il rĂ©alise deux types de dessins cartographiques : de simples dessins rĂ©alisĂ©s Ă  la plume ; des cartes colorĂ©es (comme la reprĂ©sentation du Val di Chiana par exemple)[410]. Or ces reprĂ©sentations sont considĂ©rĂ©es comme des Ɠuvres d'art en soi : de fait, Ă  la Renaissance, la cartographie relĂšve souvent de grands artistes comme LĂ©onard de Vinci ou Albrecht DĂŒrer[414]. Ainsi, le Plan d'Imola est dĂ©crit par Daniel Arasse comme la carte « la plus impressionnante, la plus rĂ©ussie, la plus belle » de LĂ©onard[413] et, selon Frank Zöllner, comme le « plus important des dessins cartographiques de LĂ©onard », « considĂ©rĂ© comme un incunable de la cartographie moderne »[415].

Longtemps, Léonard a été tenu pour le créateur de la cartographie moderne : par le mode de représentation selon la vue orthogonale au plan et en utilisant des différences de tons selon les altitudes[416] - [417] ; par sa méthodologie ensuite lorsqu'il utilise sur le Plan d'Imola comportant un systÚme d'arpentage, qui utilise un point central correspondant au centre du cercle tracé sur la carte, permettant de mesurer avec précision les dimensions des édifices et les rues[415].

L'ingénieur

Dessin au crayon représentant une grue et les mécanismes de contrepoids qui l'animent.
La rencontre avec les engins de levage inventés par Filippo Brunelleschi pour l'érection de la coupole de la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence constitue un élément déclencheur de la vocation d'ingénieur de Léonard. Vers 1480, Codex Atlanticus, Milan, BibliothÚque Ambrosienne, no ref. 1083 v.

Léonard de Vinci est bien un ingénieur selon l'acception du terme tel qu'il avait cours à son époque : « inventeur et constructeur d'« engins » (machines complexes et simples mécanismes) de toutes sortes et pour toutes les fonctions possibles ». Son travail consiste donc à fournir les solutions techniques à tout problÚme civil ou militaire[418]. Il porte une attention soutenue et constante sur le domaine tout au long de sa carriÚre, qui se traduit par des études dessinées et de longues descriptions[419].

Cependant, il n'existe qu'un seul document qui est réputé citer Léonard de Vinci comme ingénieur professionnel à Milan. Mais il est non daté et anonyme. En outre, un examen superficiel suffit à comprendre que Léonard n'y est pas inscrit que sur une liste de trois noms portant une qualification plus générique d'« ingeniarius et pinctor », qui correspond au titre d'artiste-ingénieur et non sur la liste des ingénieurs ducaux qui comprend une dizaine de noms[320].

Son premier contact avec le monde de l'ingĂ©nierie se fait lors de sa formation Ă  l'atelier d'Andrea del Verrocchio sur la construction la coupole de la cathĂ©drale Santa Maria del Fiore Ă  Florence13 min 50 s_436-0">[420]. De fait, les plus anciennes traces de son intĂ©rĂȘt pour le domaine remontent aux annĂ©es avec des dessins de mĂ©canismes dĂ©jĂ  trĂšs Ă©laborĂ©s[323].

Léonard hérite également d'une tradition issue de l'Antiquité[421] qui s'est poursuivie certes avec Filippo Brunelleschi[422], Jacomo Fontana[423] et surtout Francesco di Giorgio Martini, un ingénieur dont Léonard possÚde et annote un exemplaire d'un des ouvrages[424].

L'originalitĂ© de LĂ©onard est la constance de son intĂ©rĂȘt pour l'ingĂ©nierie, l'importance et la variĂ©tĂ© des sujets Ă©tudiĂ©s et surtout son « inventivitĂ© technique »[419]. Cela apparaĂźt notamment par la variĂ©tĂ© et la richesse de la documentation qu'il laisse derriĂšre lui, dont la quantitĂ© n'a pas d'Ă©gal parmi les ingĂ©nieurs qui lui sont contemporains[422]. Par ailleurs, s'il s'inspire de ses prĂ©dĂ©cesseurs, il n'est pas envisageable pour LĂ©onard de Vinci d'Ă©tudier un systĂšme existant sans tenter de l'amĂ©liorer par ses connaissances et ses intuitions[425]. Son objectif, en crĂ©ant une machinerie, est de crĂ©er un objet complexe Ă  partir des mĂ©canismes les plus simples et les plus traditionnels possibles[323] : ainsi, mĂȘme un chercheur critique comme Bertrand Gille reconnaĂźt qu'avec le maĂźtre « il y a progrĂšs dans chaque Ă©lĂ©ment de chaque machine »[421].

Animation (partielle) de la machine à tailler les limes dessinée par Léonard de Vinci

Or c'est Ă  son activitĂ© d'ingĂ©nieur et d'inventeur que LĂ©onard de Vinci doit Ă  l'Ă©poque contemporaine la plus grande part de sa gloire universelle et ce, depuis le XIXe siĂšcle : selon une vision romantique, il serait tout Ă  la fois inventeur de gĂ©nie mais aussi un visionnaire dont les crĂ©ations prĂ©figureraient ce qui ne serait inventĂ© que plusieurs siĂšcles plus tard — uniquement limitĂ© par exemple par le manque d'une source d'Ă©nergie autre que la force animale[426].

Bien qu'il ait Ă  son crĂ©dit quelques inventions et son inventivitĂ©[427], la recherche contemporaine insiste sur le fait que, contrairement Ă  la lĂ©gende qui se rapporte Ă  son travail, les inventions de LĂ©onard sont plutĂŽt des reprises d'inventions ou de rĂ©flexions dĂ©jĂ  envisagĂ©es par d'autres — comme le scaphandre ou le parachute[422] — ou de mĂ©thodes de reprĂ©sentations graphiques techniques, telle la vue en Ă©clatĂ©[428]. De fait, selon Pascal Brioist, LĂ©onard est profondĂ©ment un homme du Moyen Âge et non un homme du futur : profondĂ©ment marquĂ© par ses prĂ©dĂ©cesseurs, il fait la synthĂšse de toutes les connaissances de son temps5 min 0 s_445-0">[429].

Traditionnellement, cinq domaines se partagent Ă  parts inĂ©gales l'attention de LĂ©onard de Vinci : armes et machines de guerre, machines hydrauliques, machine volante, mĂ©canique gĂ©nĂ©rale et machineries de fĂȘtes. Mais plusieurs autres peuvent y ĂȘtre ajoutĂ©s[419].

Armes et machines de guerre
Dessin au crayon représentant une grande roue fixe mue par des hommes et au sein de laquelle sont fixées quatre arbalÚtes.
Machine Ă  arbalĂštes, entre et , Milan, BibliothĂšque Ambrosienne.

LĂ©onard de Vinci connaĂźt des dĂ©buts difficiles dans le domaine de l'ingĂ©nierie militaire. En effet, les inventions — majoritairement militaires — qu'il se vante de pouvoir construire auprĂšs de Ludovic Sforza dans une lettre de motivation pour arriver Ă  Milan n'existent pas : soit il ne s'agit que de pure exagĂ©ration, soit il ne fait que reprendre des idĂ©es d'autres, ce qui est d'autant plus facile qu'il quitte son territoire, en l'occurrence, Florence23 min 20 s_446-0">[430]. De fait, il Ă©numĂšre : ponts, Ă©chafaudages et escaliers, outils pour dĂ©truire murs et forteresses, machines de siĂšge, bombardiers et mortiers, passages secrets, chars, armes pour les batailles navales, navires pouvant rĂ©sister aux bombes, c'est-Ă -dire toutes sortes de matĂ©riels pouvant servir, Ă  la fois pour la protection de la ville et pour un siĂšge[422]. Les autoritĂ©s milanaises ne se laissent pas abuser alors que le duchĂ© souffre d'un dĂ©ficit d'ingĂ©nieurs dans le domaine24 min 10 s_418-1">[402] - [403].

Ses sources d'inspiration sont alors nombreuses, au premier rang desquelles se trouve le traité De re militari () de Roberto Valturio qu'il possÚde et annote, mais aussi les écrits de Konrad Kyeser, Vitruve, Leon Battista Alberti, mais aussi, plus proche de lui Mariano di Jacopo, Francesco di Giorgio Martini, Le FilarÚte ou Aristotile Fioravanti[431]. Parmi les armes qu'il étudie, on trouve des arbalÚtes montées en batteries, une ArbalÚte géante, des mortiers aux projectiles explosifs (vers -)[432], un sous-marin pourvu d'un systÚme de vrille pouvant percer la coque des navires[433], un char automobile blindé, un char pourvu de faux destinées à couper les jarrets des soldats et leurs chevaux au début des années [65]


Ce n'est qu'aprĂšs qu'il est pris au sĂ©rieux, aprĂšs s'ĂȘtre formĂ© auprĂšs des ingĂ©nieurs militaires locaux24 min 10 s_418-2">[402]. Cependant, il s'agit d'un sujet assez thĂ©orique pour lui et, dans les descriptions qu'il en fait auprĂšs de ses Ă©ventuels commanditaires, il vante volontiers le caractĂšre meurtrier de ses inventions. Cependant, il se montre particuliĂšrement indisposĂ© par le domaine aprĂšs des visites des champs de bataille25 min 30 s_450-0">[434] et finit par dĂ©crire la guerre comme « pazzia bestialissima » (une « folie bestiale »)[432].

Machine volante
  • Dessin en noir et blanc reprĂ©sentant une silhouette tenant par les mains le bas d'une voile formant une pyramide Ă  base carrĂ©e.
    Le parachute, étudié vers (Codex Atlanticus, f.381v.).
  • Dessin en noir et blanc reprĂ©sentant une nacelle surmontĂ©e d'une espĂšce de tire-bouchon en toile.
    L'« hélice volante », étudiée vers - (Ms B 83v).
  • Dessin en noir et blanc reprĂ©sentant une machine comportant une structure pour le pilote allongĂ© et surmontĂ© de profils articulĂ©s pour les ailes.
    Une des machines à ailes battantes ou « ornithoptÚre », datée vers (bibliothÚque de l'Institut de France).
  • Dessins en noir et blanc sur une page manuscrite reprĂ©sentant plusieurs profils d'ailes en forme d'ailes de chauves-souris.
    Quelques profils d'ailes pour machine à voilures fixes, étudiée vers .

En tant que sommet de la quĂȘte de crĂ©ation technique, la machine volante est l'objet de recherches ingĂ©nieriques auquel LĂ©onard de Vinci a consacrĂ© le plus de temps au cours de sa carriĂšre[435] : il y consacre prĂšs de 400 dessins dont 150 machines volantes[436]. Il s'agit d'une des rĂ©flexions les plus cĂ©lĂšbres de l'ingĂ©nieur[437], mĂȘme si ce travail n'est connu que depuis peu[438].

Photo d'une structure en bois et toile en forme d'aile de chauve-souris.
« Il n'y a pas d'autre modÚle que la chauve-souris » tranche Léonard (Structure construite au musée des sciences et des techniques Léonard de Vinci selon les plans du maßtre).

Certes Léonard n'est pas le premier à s'intéresser au sujet mais il est le premier à le faire de façon aussi constante, approfondie et systématique[439]. Ainsi, un de ses contemporains, Giovan Battista Danti, aurait ainsi construit une machine qui lui aurait permis d'effectuer des vols planés au-dessus du lac TrasimÚne vers [439]. S'il ne s'agit pas à proprement parler d'une machine volante, Léonard de Vinci étudie le parachute dont le dessin constitue une reprise flagrante d'un dessin daté vers [440].

LĂ©onard expĂ©rimente successivement trois types de machines volantes. La premiĂšre est la « vis volante » â€” aussi qualifiĂ©e de l'« hĂ©lice volante » par les chercheurs — qui, depuis sa dĂ©couverte Ă  la fin du XIXe siĂšcle dans les documents du maĂźtre, fait que la paternitĂ© de l'hĂ©licoptĂšre lui est parfois attribuĂ©e. Mais il s'agit de la reprise d'un dessin issu du traitĂ© De ingeneis de Mariano di Jacopo paru en [441]. En outre, cette machine de prĂšs de 10 mĂštres de diamĂštre Ă  la masse Ă©norme ne serait qu'un jeu d'esprit : dans le commentaire de son dessin, LĂ©onard note ainsi que l'objet peut ĂȘtre certes rĂ©alisĂ© mais en petites dimensions, en carton et avec un ressort en mĂ©tal29 min 5 s_458-0">[442].

Une pierre sur laquelle une plaque gravée est fixée.
La force d'un mythe : plaque sur les pentes du Mont Ceceri non loin de Florence commémorant un vol qui pourtant n'a jamais eu lieu.

Le second type de machines volantes est la machine Ă  ailes battantes ou ornithoptĂšre[441] pour lequel il dĂ©cide qu'« il n'y a pas d'autre modĂšle que la chauve-souris »[443]. ImaginĂ©e entre et [441], elle devait ĂȘtre mue par la seule force musculaire de son pilote[439]. Au fur et Ă  mesure de ses recherches, il constate que celle-ci serait insuffisante et y ajoute des forces mĂ©caniques[441] qui, nĂ©anmoins, ne fournissant toujours pas assez d'Ă©nergie[444]. Il se tourne donc dans les annĂ©es - vers une machine planante[435]

À partir de , il porte sa rĂ©flexion sur des machines Ă  voilure fixe[445], s'appuyant sur les seules forces ascensionnelles[446] - [437]. Son planeur comporte des ailes inspirĂ©es de celles des chauves-souris[447]. Il est rĂ©putĂ© avoir voulu procĂ©der Ă  des essais de vols dĂšs Ă  Milan[448] puis en avril Ă  partir du mont Ceceri, Ă  Fiesole, un village situĂ© Ă  cĂŽtĂ© de Florence[447]. Mais ces tentatives relĂšvent plutĂŽt, selon les historiens des sciences, de la lĂ©gende27 min 50 s_465-0">[449].

Les Ă©tudes sur le vol et sur la machine volante sont l'occasion de dĂ©couvertes plus ou moins conscientes et plus ou moins formulĂ©es : principe d'action-rĂ©action — thĂ©orisĂ© deux siĂšcles plus tard par Isaac Newton —29 min 5 s_458-1">[442] ; un rapport poids-puissance musculaire incomparablement plus favorable Ă  l'oiseau — ce qui est dĂ©terminĂ© quatre siĂšcles plus tard par Étienne-Jules Marey[447] ; phĂ©nomĂšne de la traĂźnĂ©e[445] ; principe de proportionnalitĂ© inverse entre vitesse et section dans le cadre de la mĂ©canique des fluides[438] ; optimisation du centre de gravitĂ© d'un objet volant[446]. Finalement, pour ses recherches, il observe et s'inspire de l'anatomie et du vol des oiseaux et, Ă  ce titre selon Pascal Brioist, il est « le pĂšre du biomimĂ©tisme »28 min 40 s_466-0">[450].

Mécanique générale
Page manuscrite comportant le dessin d'une bicyclette.
Ce dessin de vĂ©lo — dont on ne sait s'il est vraiment du maĂźtre — a permis d'asseoir la lĂ©gende d'un gĂ©nie visionnaire. Vers (?), Codex Atlanticus, BibliothĂšque Ambrosienne - Milan, no Folio 133v.

Dans ce domaine, LĂ©onard de Vinci possĂšde d'indĂ©niables qualitĂ©s : il se rĂ©vĂšle un mĂ©canicien observateur et imaginatif et un dessinateur brillant, mĂȘme si son degrĂ© d'habiletĂ© n'est pas connu[451]. La plupart des innovations qu'il produit dans le domaine se font dans les annĂ©es [452].

Ses sujets d'Ă©tude sont extrĂȘmement variĂ©s : on trouve ainsi de nombreux automates, alors Ă  la mode, comme le vĂ©hicule automobile Ă  ressorts, le lion mĂ©canique destinĂ© aux festivitĂ©s royales en qui fait l'admiration de ses protecteurs[453] ; il crĂ©e Ă©galement un dessin de vĂ©lo dont on ne sait s'il s'agit d'un dessin autographe ou s'il est de la main d'un de ses Ă©lĂšves. Il se pourrait mĂȘme qu'il date de l'Ă©poque du transfert du manuscrit par les troupes françaises en vers l'Institut de France[454]. NĂ©anmoins, les machines sur lesquelles LĂ©onard s'est penchĂ© avec le plus d'attention sont — aprĂšs les machines volantes[435] — les machines textiles[455] : il place l'invention du mĂ©tier Ă  tisser au mĂȘme niveau d'importance que celui de l'imprimerie car il constitue selon lui « une invention plus belle, plus subtile, porteuse de meilleurs gains »[456].

Dans ce domaine comme ailleurs, le maĂźtre s'inspire ici de ses devanciers : Francesco di Giorgio Martini, Roberto Valturio[457], Konrad Kyeser[457] ou Taccola[454]. De fait, en Ă©tudiant les treuils et les grues, LĂ©onard de Vinci se place dans le contexte intellectuel de l'ingĂ©nierie de son temps puisque ces dispositifs sont les mĂ©canismes les plus Ă©tudiĂ©s et reprĂ©sentĂ©s dans les traitĂ©s de machines de la Renaissance[458]. La plupart de ces mĂ©canismes sont nĂ©s de l'esprit de Filippo Brunelleschi13 min 50 s_436-1">[420].

Dans le domaine de la mécanique générale, Léonard de Vinci n'est donc pas le précurseur absolu que le passé a bien voulu faire de lui[312] : en fait, il tente surtout d'améliorer ce qui existe déjà et d'en régler des problÚmes de détail[459]. Néanmoins, son véritable apport réside dans une recherche à mécaniser et automatiser des opérations courantes[460] dans le but de gagner du temps, de l'énergie et parce que c'est porteur d'innovations[456]. Sa réflexion est telle dans le domaine qu'il est ainsi parfois appelé par les observateurs modernes le « prophÚte de l'automatisation »[456].

Dernier centre d'intĂ©rĂȘt, enfin, il travaille, comme nombre de ses contemporains, Ă  rĂ©soudre le problĂšme du mouvement perpĂ©tuel, mais il rĂ©alise rapidement que cette recherche est vaine. Il produit ainsi des dessins de mĂ©canismes afin d'en prouver l'impossibilitĂ© par l'absurde : « Ô spĂ©culateurs du mouvement perpĂ©tuel, combien de vaines chimĂšres avez-vous crĂ©Ă©es dans cette quĂȘte ? Allez occuper la place qui vous revient parmi ceux qui cherchent la pierre philosophale »[86].

Ingénieur hydraulicien
Textes manuscrits. Dessins au crayon représentant divers remous nés de l'implantation de divers obstacles dans un cours d'eau.
Études de remous, vers - , Royal Collection - Windsor, no RCIN 912579.

L'hydraulique constitue un des domaines de prĂ©dilection de LĂ©onard de Vinci et ce, dĂšs les annĂ©es -[461]. Mais son travail, dans les annĂ©es , sur la « CitĂ© IdĂ©ale » Ă  Milan, constitue une entreprise fondatrice dans le domaine puisque la gestion de l'eau en termes de flux constitue le point central de sa rĂ©flexion[462]. Autre aspect de sa rĂ©flexion, il s'y intĂ©resse lors de son sĂ©jour Ă  Venise en alors que la citĂ© cherche des solutions pour se dĂ©fendre d'une possible invasion des Turcs : il propose d'inonder les environs de la citĂ©-Ă©tat en guise de moyen de dĂ©fense[463]. Puis, lors de son sĂ©jour romain, il Ă©tudie les moyens d'Ă©vacuer les eaux stagnantes des marais pontins au sud de Rome. Mais la mort du commanditaire, le cardinal Julien de MĂ©dicis en arrĂȘte dĂ©finitivement les travaux[464].

TĂ©moin le plus important de son activitĂ©, le Codex Leicester (vers 1504-1508) — le plus vaste et complet Ă©crit du maĂźtre sur le sujet — traite exclusivement de l’eau dans toutes ses manifestations et est rĂ©digĂ© alors que LĂ©onard se trouve en Toscane[320]. Les recherches de LĂ©onard comprennent alors des relevĂ©s topographiques, des calculs, des projets d’excavation[465], des plans d'Ă©cluses, de barrages[466]; Il y envisage les machines hydrauliques comme sources d'Ă©nergie autre que la force animale[467].

Ici Ă©galement, il s'inscrit dans une lignĂ©e d'ingĂ©nieurs comme Mariano di Jacopo (dit « Taccola »), qui, dans son traitĂ© technologique De Ingeneis, dessinait dĂ©jĂ  les ouvrages d'art comprenant ponts-siphons, aqueducs, tunnels, des vis d'ArchimĂšde ou norias[403], et Francesco di Giorgio Martini, qui Ă©laborait quant Ă  lui quantitĂ© de machines mues par l’énergie hydraulique (pompes, foulons, scies ou moulins)[403], et, enfin, Leon Battista Alberti et son De Re Aedificatoria qui s'intĂ©resse Ă  la puissance des cours d'eau et des tourbillons[403].

Divers dessins représentant des machines hydrauliques.
Études de machines hydrauliques. Vers - , Galeries de l'AcadĂ©mie de Venise, Codex Atlanticus, no f.1069 recto.

Le travail de Léonard sur l'hydraulique fait que ses compétences dans le domaine sont reconnues par ses contemporains. François Ier le charge ainsi de l'aménagement fluvial dans le cadre du projet urbanistique du roi à Romorantin[468].

Ses activités le conduisent à étudier divers projets au nombre duquel se trouve la défense de Venise d'une éventuelle attaque turque par l'inondation de zones terrestres par les eaux du fleuve Isonzo. Contrairement à l'idée répandue que ses études ne débouchent jamais sur des réalisations concrÚtes, il semble que des essais aient été conduits avec succÚs puisqu'en et en , il les évoque dans ses notes[462].

Entre et , il rédige le début d'un Traité des Eaux dans lequel il a pour ambition de mettre en place une méthodologie alliant théorie et expérience[462] voire à faire primer les connaissances théoriques sur la pratique[320] : ainsi, il conduit des expériences avec notamment de l'eau colorée et des maquettes comportant des parois en verre, desquelles il tire des conclusions conceptuelles[469].

De fait, ses apports sont indĂ©niables dans le domaine : il est ainsi le premier Ă  Ă©tudier de façon systĂ©matique la formation des lits des riviĂšres[470]. De mĂȘme, personne avant lui n'articule Ă  ce point, « comme dans le Milanais, une entreprise urbanistique hygiĂ©niste et une planification du dĂ©veloppement de la rĂ©gion fondĂ© sur la maĂźtrise de l’eau »[471].

Pourtant, il demeure fils de son temps, avec ses théories erronées. Ainsi, Bertrand Gille note-t-il que « si Leonard possÚde effectivement des connaissances sur la nature et sur la puissance virtuelle de la vapeur d'eau, il en arrive, aprÚs des vues fort justes à des aberrations totales. Dans un passage, il nous montre l'origine des fleuves dans la chaleur volcanique »[472].

Dans l'esprit de LĂ©onard de Vinci

Autoportrait supposé de Léonard de Vinci. Depuis , il est contesté en tant qu'autoportrait. L'hésitation à l'accepter comme tel repose principalement sur le fait que le sujet a apparemment un ùge que Léonard n'a jamais atteint[473]. Entre et , Turin, BibliothÚque royale de Turin, no WGA12798.

La pensée de Léonard de Vinci

LĂ©onard reçoit l’enseignement des Ă©coles dites d’abbaco oĂč se donne un enseignement pratique, notamment celui des mathĂ©matiques appliquĂ©es, destinĂ©es aux marchands. On y enseigne la RĂšgle de trois que l'on applique Ă  une succession d’analogies entre plusieurs exemples traitĂ©s. Un enseignement complĂ©mentaire moral et religieux composĂ© de lectures commentĂ©es de textes comme des romans de chevalerie ou diverses Ă©critures en langue vernaculaire. LĂ©onard ne reçoit pas l’enseignement des scuole di lettere prĂ©parant Ă  l’universitĂ©, il n'apprend ni le latin classique, ni le grec ancien et la lecture des auteurs de l’AntiquitĂ© ne lui est accessible que par de rares traductions[474].

Expérience et analogie

Face aux railleries des hommes de lettres LĂ©onard revendique ĂȘtre un « homme sans lettres » et affirme une culture de l’expĂ©rience directe, un mĂ©lange d’empirisme qui se libĂšre des thĂ©orĂšmes prĂ©Ă©tablis et de naturalisme pour lequel tout ce qui existe peut ĂȘtre expliquĂ© par des causes ou des principes naturels. Il se mĂ©fie des « sciences mensongĂšres » et, plus indirectement, de la thĂ©ologie prĂ©fĂ©rant dĂ©duire la thĂ©orie de l’expĂ©rience : « au prĂ©alable, je me livrerai Ă  une expĂ©rience avant d’aller plus loin, car j’ai l’intention d’allĂ©guer d’abord l’expĂ©rience, puis de montrer par le raisonnement pourquoi cette expĂ©rience produit forcĂ©ment ce rĂ©sultat ». Mais, Ă  partir de , LĂ©onard fait une grande consommation de livres ; il prend conscience de l'importance de la Praxis et de la nĂ©cessitĂ© de faire Ă©voluer l'expĂ©rience dans un cadre thĂ©orique : l'observation et la thĂ©orie sont complĂ©mentaires, si la premiĂšre est source de la seconde, cette derniĂšre doit ĂȘtre validĂ©e par d'autres observations[475] - [476] - [477].

LĂ©onard rĂȘve d'une synthĂšse totale des connaissances donnant accĂšs Ă  une forme de grĂące. Cela le rapproche des nĂ©oplatoniciens avec qui il a sans doute quelques contacts, mais, ignorant le latin et le grec, il ne peut les cĂŽtoyer et les connaĂźtre vraiment. Cependant, comme eux, sa pensĂ©e se construit autour d'une analogie entre l'organisme humain et la structure du monde, le microcosme et le macrocosme. Jusqu’au dĂ©but des annĂ©es 1500, ce mode de pensĂ©e le guide dans la totalitĂ© de ses recherches : il utilise par exemple cette mĂ©thodologie pour dĂ©velopper ses recherches anatomiques, pour s'inspirer des tourbillons de l’eau afin de dessiner la chevelure de ses personnages, pour Ă©tudier ses machines volantes en observant le vol des oiseaux ou encore pour Ă©tablir les plans d'une ville qu'il considĂšre comme un corps humain Ă  qui il faudrait un « mĂ©decin architecte » pour la soigner. Mais, vers la fin de sa vie, cette recherche de la grĂące se trouve contrariĂ©e par un pessimisme croissant oĂč, dans sa vision du monde, la nature entrave, par ses destructions, l’Ɠuvre des hommes[478] - [331] - [479] - [480].

L'Ă©criture de LĂ©onard, reflet de son ĂȘtre

L'Ă©criture de LĂ©onard ainsi que les hachures de ses dessins indiquent qu'il est gaucher : il s'agit du meilleur moyen de lui attribuer des Ɠuvres dessinĂ©es. Bien qu'il soit capable d'Ă©crire Ă  l'endroit — il Ă©crit sans inversion pour signer et annoter des contrats notariĂ©s — et qu'il peigne sans doute des deux mains, son Ă©criture est souvent spĂ©culaire, en consĂ©quence de quoi les chercheurs ont longtemps cru qu'il cryptait ses Ă©crits afin de les cacher Ă  des yeux trop curieux. Il n'en est rien : le sens normal d'Ă©criture pour un gaucher prĂ©sente le risque de tacher le papier en faisant glisser sa main sur l'encre encore humide ; c'est cette raison que met en avant l'ami de LĂ©onard, le mathĂ©maticien Luca Pacioli, qui explique en outre que ses Ă©crits sont aisĂ©ment lisibles en se servant simplement d’un miroir. Enfin, une note Ă©crite datable de prouve qu'il Ă©crit ainsi depuis sa jeunesse afin de consigner les sujets les plus banals[481] - [260] - [482].

Le XVe siĂšcle connaĂźt un clivage intellectuel et social entre une science thĂ©orique et une science pratique. Or LĂ©onard en est un exemple frappant : ainsi, dans l’inventaire des livres qu'il possĂšde en , les chercheurs ne relĂšvent aucun ouvrage de philosophie, d’histoire, de thĂ©ologie ou de littĂ©rature, mais bien des Ɠuvres de vulgarisation de philosophie ou de sciences[483].

À ces deux sciences correspondent deux Ă©critures : l’humanistica et la mercantesca. Cette derniĂšre est utilisĂ©e pour la traduction de textes en langue vulgaire (Dante, de Boccace
), pour les journaux personnels et pour les chroniques. Cette Ă©criture est Ă©galement d'usage au XVe siĂšcle chez les artistes de botteghe (ateliers) comme chez Andrea del Verrocchio. Les livres populaires comme de petits traitĂ©s techniques ou des livres de cuisine sont Ă©galement Ă©crits en mercantesca et sont souvent accompagnĂ©s des dessins comme sur les carnets de LĂ©onard. Par ailleurs, il existe une autre forme d'Ă©criture : la lettera mancina, « lettre gauchĂšre », plus libre, plus spontanĂ©e et utilisĂ©e pour soi-mĂȘme[484].

L'historienne de l'art Catherine Roseau remarque qu'il se pourrait que LĂ©onard — qui conseillait Ă  ses Ă©lĂšves de regarder leurs peintures Ă  travers un miroir afin de porter dessus un Ɠil neuf pour mieux les corriger — trouve dans cette forme d'Ă©criture une maniĂšre qui lui est propre d’appartenance au monde ; un peu comme s'il se considĂ©rait comme l'image microcosmique inversĂ©e du macrocosme du monde. Par l'usage de l'Ă©criture spĂ©culaire, LĂ©onard pourrait se sentir comme un miroir tendu au monde et qui lui prĂ©senterait une rĂ©alitĂ© plus imaginaire[485].

La psyché de Léonard de Vinci

ComparĂ© Ă  d'autres personnages historiques de son Ă©poque, LĂ©onard laisse derriĂšre lui un des tĂ©moignages les plus consĂ©quents qu'un historien pourrait possĂ©der sur l'activitĂ© cĂ©rĂ©brale d'un ĂȘtre humain, mais presque rien Ă  propos de ses Ă©motions, de ses goĂ»ts et de ses sentiments. Les bribes de phrases qui laissent entrevoir un sentiment plus subjectif sont trĂšs rares, atypiques ou incomplĂštes. Par exemple, la mort de son pĂšre n'est commentĂ©e que par deux brĂšves notes dont l'une Ă©crite Ă  l'aide d'une Ă©criture normale, de gauche Ă  droite, alors qu'il a une Ă©criture habituellement inversĂ©e. LĂ©onard Ă©crit toutefois quelques fables qui permettent de comprendre ses Ă©tats d'Ăąme par rapport Ă  tel ou tel aspect de sa vie[486] - [487].

Une personnalité contradictoire

Un dessin d'un dragon, se déplaçant de profil à droite. Il a un corps velu, une queue, des cornes courtes, une bouche ouverte et, apparemment, un bras poilu et griffé sortant de l'arriÚre de son cou.
Étude pour un costume de dragon, vers -, Windsor, Royal Collection - Windsor, no ref RCIN 912369.

Daniel Arasse souligne la personnalitĂ© contradictoire de LĂ©onard : amoureux de la nature et de la vie, mais fascinĂ© par les bruits de la guerre ; homme aimable, attirant et affable, homme de cour et pourtant invĂ©tĂ©rĂ© chercheur solitaire pour qui grĂące et savoir ne font qu'un (voir plus haut l’allĂ©gorie de la Femme debout dans un paysage), certains aspects de son Ɠuvre comme ses personnages grotesques — qu'il qualifie de « laideurs idĂ©ales » —, ses dragons, ses allĂ©gories ou certaines de ses prophĂ©ties semblent indiquer qu'il est habitĂ© par de sombres idĂ©es tant sur l'humanitĂ© que sur lui-mĂȘme[488]. Son choix du vĂ©gĂ©tarisme semble y trouver sa source[489] et les prophĂ©ties et dessins de dĂ©luges balayant toutes traces d'activitĂ© humaine vont s'accroissant vers la fin de sa vie[490]. Il en vient mĂȘme Ă  façonner une vĂ©ritable cloison entre ses Ă©motions intimes et sa vie publique et Ă  passer auprĂšs des gens de cour tantĂŽt pour une sorte de magicien fantasque par ailleurs souvent l'organisateur de leurs fĂȘtes et spectacles tantĂŽt pour un sage magicien si cher aux nĂ©oplatoniciens. Mais ce magicien semble pour Arasse ĂȘtre une sorte de masque, un persona, que LĂ©onard l'« homme sans image » — mĂȘme la peinture ne peut rien laisser de l'identitĂ© de l'artiste alors que celui-ci doit intimement s'identifier Ă  son sujet[273] — qui ne lui semble pas ĂȘtre autre chose qu'une « forme errante » choisi « comme Ă©cran pour lui-mĂȘme [...], celle d'un artiste philosophe, amant d'une beautĂ© originelle, dĂ©miurge de fictions, enquĂȘteur de toutes choses, mis Ă  part Dieu »[488].

Le solitaire mondain

La triste fable d'une pierre de campagne illustre sans doute une raison de l'isolement de LĂ©onard. EntourĂ©e de fleurs colorĂ©es, attirĂ©e par ses sƓurs citadines, la pierre roule sur le chemin en pente vers la ville oĂč elle est Ă©crasĂ©e par les passants, salie par la fiente des animaux et polie par les diffĂ©rents mouvements de la ville. Cette fable semble exprimer que LĂ©onard regrette la paisible vie d'enfant qu'il menait auprĂšs de ses parents d'adoption Ă  la campagne de Vinci. MĂȘme s'il est attirĂ© par les lumiĂšres des cours et des villes dans lesquelles il organise spectacles et fĂȘtes fantasques LĂ©onard semble regarder, comme la pierre de loin et avec nostalgie, « ce lieu de solitude et de paix sereine » qu'il a quittĂ© pour vivre « en ville, parmi des gens d’infinie malignitĂ© »[486].

Les carnets de LĂ©onard renferment maintes maximes cĂ©lĂ©brant la solitude et la campagne : « Quitte ta famille et tes amis, traverse monts et vallĂ©es pour rejoindre la campagne » ou encore « tant que tu es seul, tu es ton propre maĂźtre »[486]. De fait, pour le peintre l'activitĂ© picturale nĂ©cessite pour ĂȘtre menĂ©e Ă  bien, « une forme profane de vie contemplative » et insiste plusieurs fois sur l'obligation d'ĂȘtre seul afin de mĂ©diter sur son art : « le peintre doit ĂȘtre solitaire, considĂ©rer ce qu'il voit, parler avec lui-mĂȘme ». Tout cela, mĂȘme si dessiner en compagnie reste bĂ©nĂ©fique afin de tirer profit des avantages de l'Ă©mulation[491] et que LĂ©onard passe la plus grande partie de sa vie Ă  Florence, Milan et Rome, au contact des centres de crĂ©ativitĂ© et de commerce surpeuplĂ©s, gĂ©nĂ©ralement entourĂ© de ses Ă©lĂšves, de ses compagnons ou Ă  la quĂȘte de mĂ©cĂšnes[486].

Amis et amours

LĂ©onard de Vinci a beaucoup d'amis reconnus dans leurs domaines respectifs oĂč ils possĂšdent une importante influence sur l'histoire de la Renaissance. Il s'agit notamment du mathĂ©maticien Luca Pacioli dont il illustre le livre De divina proportione ; CĂ©sar Borgia au service duquel il passe deux annĂ©es ; Laurent de MĂ©dicis et le mĂ©decin Marcantonio della Torre avec qui il Ă©tudie l'anatomie. Il rencontre Michel-Ange dont il est rival et tĂ©moigne d'une « connivence intime » avec Nicolas Machiavel, les deux hommes dĂ©veloppant une Ă©troite amitiĂ© Ă©pistolaire[492]. LĂ©onard semble ne pas avoir eu d'Ă©troites relations avec des femmes, sauf avec Isabelle d'Este pour qui il a fait un portrait au bout d'un voyage qui le mĂšne Ă  Mantoue. Ce portrait semble avoir Ă©tĂ© utilisĂ© en prĂ©paration d'une peinture, aujourd'hui perdue[493]. Il Ă©tait Ă©galement ami de l'architecte Jacopo Andrea da Ferrara jusqu'Ă  l'exĂ©cution de ce dernier en Ă  Milan[494].

De son vivant, ses capacités extraordinaires d'invention, son « exceptionnelle beauté physique », sa « grùce infinie », sa « grande force et générosité », la « formidable ampleur de son esprit », telles que décrites par Vasari, attisent la curiosité de ses contemporains. Mais, au-delà de ses relations amicales, Léonard garde sa vie privée trÚs secrÚte[495]. Sa sexualité est souvent l'objet d'études, d'analyses et de spéculations commencées au milieu du XVIe siÚcle et relancées au cours des XIXe et XXe siÚcles, notamment par Sigmund Freud dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, publié en , pour lequel plusieurs exégÚtes démontrent l'existence de certaines incohérences notamment par Meyer Schapiro en et Daniel Arasse en . Ce dernier voit, dans le récit analysé par Freud et dans la fable de la Guenon et l'oiseau (également écrite par Léonard), une peur de l'étouffement maternel et une acceptation de sa situation d'enfant illégitime[496].

« Trouvant un nid de petits oiseaux, la guenon toute contente s’empresse ; ils Ă©taient en Ă©tat de voler, elle ne garda que le petit. Pleine d’allĂ©gresse, elle le prit dans ses mains et alla Ă  son gĂźte et se mit Ă  considĂ©rer l’oiselet et Ă  le baiser. Et, par ardente tendresse, elle le baise tant et l’étreint, de sorte qu’elle l’étouffe. Ceci est dit pour ceux qui, ayant mal corrigĂ© leurs fils, ceux-ci finissent mal. »[497]

— LĂ©onard de Vinci, Codex Atlanticus folio 67 r-a

Au contraire de Michel-Ange, homme pieux partagĂ© entre l'ascĂšse et l'extase s'imposant le cĂ©libat, LĂ©onard n’est pas catholique pratiquant et n’éprouve aucun tourment Ă  l’idĂ©e d’avoir des compagnons masculins, parmi lesquels se trouve l'un de ses Ă©lĂšves turbulent : Gian Giacomo Caprotti dit Salai[498]. Dans l'Italie du Quattrocento et plus particuliĂšrement Ă  Florence, l'amour entre hommes n'est pas socialement rejetĂ©, mĂȘme si la pratique de la sodomie y reste sĂ©vĂšrement rĂ©primĂ©e. Francesco Melzi, Ă©lĂšve et fils adoptif de LĂ©onard dont la beautĂ© douce ressemble Ă  celle de SalaĂŻ, Ă©crit que les sentiments de LĂ©onard Ă©taient un mĂ©lange d'amour et de passion[499]. Le rĂŽle que joue la sexualitĂ© de LĂ©onard dans son art semble trĂšs prĂ©sent en particulier dans l'impression androgyne et Ă©rotique qui se manifeste dans plusieurs de ses dessins et dans ses tableaux Bacchus et Saint Jean Baptiste[500] - [501]. Cependant, l'homosexualitĂ© supposĂ©e platonique et courtoise, voire refoulĂ©e, de l'artiste, reste hypothĂ©tique. Il semble mĂȘme avoir eu des relations hĂ©tĂ©rosexuelles avec une courtisane nommĂ©e Cremona. Quoi qu'il en soit, il reste trĂšs difficile de se prononcer sur les mƓurs de LĂ©onard qui dĂ©clare, par ailleurs, ressentir de la rĂ©pugnance pour le coĂŻt[502] - [503] - [504].

« L'acte du coït et les membres qui y concourent sont d'une telle hideur que, n'était la beauté des visages, les ornements des acteurs et la retenue, la nature perdrait l'espÚce humaine. »[505]

— LĂ©onard de Vinci

Végétarisme

LĂ©onard est rĂ©putĂ© ĂȘtre vĂ©gĂ©tarien. Mais ce choix alimentaire, gĂ©nĂ©ralement attribuĂ© au doux artiste qui achĂšte des oiseaux en cage sur les marchĂ©s afin de les libĂ©rer tel que le dĂ©crit Gorgio Vasari, est motivĂ© par de plus Ă©tranges et terribles images : il condamne violemment la nature humaine pour les atrocitĂ©s que son caractĂšre carnivore ancestral peut provoquer. Pour lui, l'homme « Roi des bĂȘtes sauvages » dont le gosier est un « tombeau pour tous les animaux » est, contrairement Ă  l'animal, capable de tuer ses congĂ©nĂšres par plaisir : « mais toi, en plus de tes enfants, tu dĂ©vores pĂšre, mĂšre, frĂšres et amis ; et cela ne te suffit pas, tu vas chasser sur le territoire des autres, prenant les autres hommes, mutilant leur membre viril et leurs testicules, tu les engraisses et tu les fais passer par ta propre gorge ». Mais il accole Ă  ce cannibalisme des expressions comme « les animaux qu'on castre », « les bĂȘtes qui servent Ă  faire le fromage » et « plats cuisinĂ©s avec les truies »[506]. Ce choix alimentaire semble ĂȘtre confirmĂ© par une lettre que l'explorateur AndrĂ©a Corsali adresse des Indes Ă  Julien de MĂ©dicis : « Ils ne se nourrissent pas d'aliments contenant du sang, et mĂȘme entre eux ils ne permettent que l'on nuise Ă  aucune chose animĂ©e, comme notre cher LĂ©onard de Vinci »[507].

Le critique d'art Alessandro Vezzosi rappelle toutefois que LĂ©onard pratique la vivisection et qu'il achĂšte parfois de la viande. De plus, le peintre formule les mĂȘmes remarques Ă  propos des fruits de la terre : « Noix, olives, glands, chĂątaignes et autres, beaucoup d'enfants seront arrachĂ©s des bras de leur mĂšre, avec des coups impitoyables, et jetĂ©s terre puis mutilĂ©s » (Codex Atlanticus, 393 r.)[507].

« Homme, si vous ĂȘtes vraiment, comme vous le dĂ©crivez, le roi des animaux, — j'aurai dit plutĂŽt le roi des brutes, la plus grande de toutes ! — pourquoi prenez-vous vos sujets et enfants pour satisfaire votre palais, pour des raisons qui vous transforment en une tombe pour tous les animaux ? [
] La Nature ne produit-elle peut-ĂȘtre pas en abondance des aliments simples ? Et si vous ne pouvez pas vous contenter de tels aliments simples, pourquoi ne prĂ©parez-vous point vos repas en mĂ©langeant entre eux ces aliments de façon sophistiquĂ©e ? »

— LĂ©onard de Vinci, Quaderni d’Anatomia II 14 r

L'installation d'une légende

Aux sources de la légende

Page imprimée d'un ouvrage comportant un titre et un texte à encadrés par des motifs statuaires et floraux.
Page de titre de la 2e édition () des Vite de Giorgio Vasari : l'auteur participe à établir la légende d'un Léonard génie universel et indépassable.

Les principales sources d'époque qui concernent Léonard de Vinci sont d'une part ses carnets qu'il a rédigés tout au long sa vie et, d'autre part, trois documents qui lui sont presque contemporains : un chapitre de Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes du peintre Giorgio Vasari ; l'Anonimo Gaddiano un manuscrit anonyme daté des années ; et Libro dei sogni écrit dans les années par Giovanni Paolo Lomazzo dont le maßtre de peinture est un ancien élÚve de Léonard. Par ailleurs, des contemporains de Léonard, Antonio Billi, marchand florentin, et Paul Jove, médecin et historien italien, ont écrit deux comptes rendus plus courts[508].

Ses feuilles de recherches parvenues jusqu'Ă  l'Ă©poque contemporaine reprĂ©sentent quelque 7 200 pages de notes et de croquis[509]. Elles ne constituent toutefois qu'une portion de la quantitĂ© de documents que le maĂźtre laisse derriĂšre lui Ă  sa mort. Leur collection en diffĂ©rents codex a Ă©tĂ© collectĂ©e, organisĂ©e et constituĂ©e par diffĂ©rents passionnĂ©s, parfois longtemps aprĂšs la mort du peintre[333]. RĂ©digĂ©es tout au long de sa carriĂšre, elles sont constituĂ©es de notes, calculs mathĂ©matiques, machines volantes, accessoires de thĂ©Ăątre, oiseaux, tĂȘtes, anges, plantes, armes de guerre, fables, devinettes, Ă©bauches et rĂ©flexions diverses ; en outre, toutes ces notes y apparaissent suivant le fil de la pensĂ©e, comme guidĂ©es par le seul hasard. Ces carnets sont une Ă©norme source d'informations sur lesquelles les chercheurs s'appuient pour tenter de saisir le fonctionnement mental « fiĂ©vreux, crĂ©atif, maniaque et parfois exaltĂ© » du maĂźtre[509].

Les Vite de Giorgio Vasari (nĂ© en , soit huit ans avant la mort de LĂ©onard), sont publiĂ©s en . Premier vĂ©ritable ouvrage d’histoire de l’art, l'ouvrage est revu et complĂ©tĂ© en sur la base d'entretiens plus dĂ©taillĂ©s avec des personnes qui ont frĂ©quentĂ© LĂ©onard. Mais Vasari est un Florentin fier de sa ville, il propose un portrait presque dithyrambique de LĂ©onard qui est notamment dĂ©crit, avec Michel-Ange, comme l'un des pĂšres d’une « renaissance » artistique (premiĂšre trace Ă©crite de ce terme). L'ouvrage est constituĂ© d'un mĂ©lange de faits vĂ©rifiĂ©s et d'on-dit, d’hagiographies et d'anecdotes destinĂ©es Ă  frapper les esprits[510].

L'Anonimo Gaddiano (ouvrage dont le titre provient du nom de la famille qui en est la premiĂšre propriĂ©taire) est un manuscrit anonyme qui date des environs de . À l'instar des Vite, il mĂȘle Ă©galement dĂ©tails pittoresques, enjolivĂ©s ou exacts, sur LĂ©onard[511].

Le Libro dei sogni, enfin, est un manuscrit non publiĂ© et rĂ©digĂ© par Giovanni Paolo Lomazzo dans lequel il livre des informations importantes sur LĂ©onard — et, de maniĂšre trĂšs loquace, sur ces orientations sexuelles — Ă  partir d'entretiens d'un des Ă©lĂšves du maĂźtre[511].

De l'histoire au mythe

Peinture représentant un homme mourant dans un lit soutenu par un autre et entouré par plusieurs personnes dont un enfant.
La mort de Léonard de Vinci dans les bras de François Ier est un évÚnement contesté par les historiens. Dominique Ingres, La Mort de Léonard de Vinci, , Paris, Petit Palais, no inv. PDUT1165.

Historiquement, LĂ©onard de Vinci reprĂ©sente la figure idĂ©ale de l'artiste-ingĂ©nieur, c'est-Ă -dire celle de l'esprit universel propre Ă  pĂ©riode de la Renaissance[512], vu comme un personnage situĂ© entre Faust et Platon, ayant consacrĂ© sa vie Ă  la recherche de la connaissance[513]. Cette image trouve son fondement dans celle de l'uomo universale de la Renaissance que dĂ©crit l'Anonimo Gaddiano Ă  travers sa formule, « Il fut si exceptionnel et universel qu'on peut le dire nĂ© d'un miracle de la nature »[514] et telle que le public contemporain se la reprĂ©sente[515]. En , la critique d'art Liana Bortolon (it) loue son gĂ©nie dans son livre The Life and Times of Leonardo : « En raison de la multiplicitĂ© de ses centres d'intĂ©rĂȘts qui l'ont poussĂ© Ă  questionner tous les domaines de la connaissance, LĂ©onard peut Ă  juste titre ĂȘtre considĂ©rĂ© comme le gĂ©nie universel par excellence, et ce avec toutes les connotations inquiĂ©tantes que possĂšde le terme. Face Ă  un tel gĂ©nie, toute personne est aussi mal Ă  l'aise aujourd'hui qu'elle l'Ă©tait au XVIe siĂšcle. Cinq siĂšcles se sont Ă©coulĂ©s, mais nous regardons toujours LĂ©onard avec admiration »[516].

Or une telle perception correspond Ă  l'image que LĂ©onard tente de se construire de son vivant : il dĂ©sire en effet marquer l'histoire et s'attache pour cela Ă  magnifier son art, Ă  gagner une libertĂ© vis Ă  vis de ses commanditaires et Ă  multiplier les recherches scientifiques et en ingĂ©nierie — surtout militaire24 min 55 s_533-0">[517]. De fait, cette vision idĂ©alisĂ©e lui est contemporaine : sa renommĂ©e est alors telle que sa venue Ă  la cour du roi François Ier confĂšre Ă  ce dernier un prestige immense[518] et la lĂ©gende qui dĂ©crit un roi tenant dans ses bras un LĂ©onard de Vinci mourant en est le symbole[N 17] - [519]. Plus tard, dans ses Vite, Giorgio Vasari introduit ainsi son chapitre sur LĂ©onard de Vinci par cet Ă©loge :

« Le ciel dans sa bontĂ© rassemble parfois sur un mortel ses dons les plus prĂ©cieux, et marque d'une telle empreinte toutes les actions de cet heureux privilĂ©giĂ© qu'elles semblent moins tĂ©moigner de la puissance du gĂ©nie humain que de la faveur spĂ©ciale de Dieu. [
] Sa prodigieuse habiletĂ© le faisait triompher facilement des plus grandes difficultĂ©s. Sa force, son adresse, son courage avaient quelque chose de vraiment royal et magnanime ; et sa renommĂ©e, Ă©clatante pendant sa vie, s'accrut encore aprĂšs sa mort[520]. »

Peinture en buste représentant un vieil homme portant la barbe et la toge.
Il est probable que la figure de Platon dans L'École d'AthĂšnes de RaphaĂ«l soit un portrait de LĂ©onard de Vinci. Entre et , Rome, Palais du Vatican, no d’inventaire 6306a.

C'est principalement Ă  son Ɠuvre peint que LĂ©onard doit sa renommĂ©e, « sa rĂ©putation de peintre [ayant] toujours Ă©tĂ© incontestĂ©e »[521]. Ainsi, lorsqu'il arrive Ă  la cour milanaise de Ludovic Sforza en , c'est bien son talent d'artiste qui est d'abord reconnu puisqu'il est reçu avec le titre d'« Apelle florentin », en rĂ©fĂ©rence au cĂ©lĂšbre peintre grec de l'AntiquitĂ©. Ce titre lui laisse l'espoir de trouver une place et de toucher ainsi un salaire et au lieu d'ĂȘtre simplement payĂ© Ă  l'Ɠuvre[522]. Plus tard, Vasari met en avant le fait que l'art lĂ©onardien a permis de « tirer un trait sur le Moyen Âge et son art Ă©tranger Ă  la nature », lui seul ayant permis l'Ă©lĂ©vation de l'art pictural Ă  un niveau supĂ©rieur[521]. Confortant ce jugement, Baldassare Castiglione, auteur du Livre du courtisan, Ă©crit en : « Un autre des plus grands peintres de ce monde, qui regarde d'en haut son art dans lequel il est sans Ă©gal »[523].

Appuyant cette aura, la premiĂšre Ă©dition bilingue français-italien de son TraitĂ© de la peinture (Trattato della pittura di Leonardo da Vinci), est publiĂ©e Ă  Paris en [524]. Ses tableaux ne sont alors pas Ă©tudiĂ©s, n'Ă©tant redĂ©couverts, comme ses Carnets : le premier carnet Ă  ĂȘtre Ă©tudiĂ© correspond Ă  des extraits inĂ©dits des manuscrits du Codex Atlanticus que le physicien italien Giovanni Battista Venturi transcrit en Ă  Paris[525].

Plus tard, sa figure d'artiste est louĂ©e par les Ă©crivains tel, en , Johann Heinrich FĂŒssli pour qui « lorsque LĂ©onard de Vinci apparut avec une splendeur qui distançait l'excellence habituelle : composĂ© de tous les Ă©lĂ©ments qui constituent l'essence mĂȘme du gĂ©nie »[526]. Cette vision est confirmĂ©e par des auteurs comme ThĂ©ophile Gautier qui le dĂ©crit en comme ces artistes dont « on dit qu'ils ont habitĂ© des sphĂšres supĂ©rieures et inconnues avant de venir se reflĂ©ter sur la toile »[527], Sar PĂ©ladan ou Walter Pater qui en dressent « un portrait mystĂ©rieux et inquiĂ©tant »[528], ou, enfin, Charles Baudelaire qui, dans « Les Phares » au sein de son recueil de poĂšmes Les Fleurs du mal, cĂ©lĂšbre l'ambiguĂŻtĂ© du sourire des personnages de ses tableaux :

LĂ©onard de Vinci, miroir profond et sombre,
OĂč des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystÚre, apparaissent à l'ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays

— Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal - Les Phares)

Dessin crayonné représentant un tricycle comportant des mécanismes et des ressorts vu sous différents angles.
Les « inventions » de LĂ©onard — ici, la voiture automobile — enflamment le grand public qui voit en lui un prĂ©curseur absolu des technologies modernes. Codex Atlanticus, vers , Milan, bibliothĂšque Ambrosienne, no f. 812r.

Enfin, le célÚbre historien d'art Bernard Berenson écrit en : « Léonard de Vinci est le seul artiste dont on puisse dire avec une parfaite exactitude : tout ce qu'il a touché s'est transformé en objet d'une éternelle beauté. Qu'il s'agisse de la section transversale d'un crùne, de la structure d'une mauvaise herbe ou d'une étude des muscles, il l'a, avec son sens de la ligne, de la lumiÚre et de l'ombre, à jamais transformé en valeurs qui communiquent la vie ; et tout cela sans le vouloir, car la plupart de ces esquisses magiques ont été jetées pour illustrer une réflexion purement scientifique, qui seule absorbait son esprit à ce moment-là »[529].

NĂ©anmoins, si ses contemporains reconnaissent la qualitĂ© de son art, ils Ă©mettent tout de mĂȘme des rĂ©serves Ă  cause de l'inachĂšvement qui le caractĂ©rise : Baldassare Castiglionne regrette ainsi qu'il « mĂ©prise un art oĂč il excelle et s'est entichĂ© de philosophie ; et il a dans ce domaine des idĂ©es si Ă©tranges et tant de chimĂšres qu'il ne saurait les peindre avec sa peinture »[530].

Les domaines scientifique et technique ont sans conteste achevé de forger la légende auprÚs du grand public contemporain d'un Léonard omniscient et absolu : à cÎté du peintre et dessinateur d'un immense talent, Léonard est en effet perçu comme un technicien hors pair et l'inventeur visionnaire d'objets technologiques modernes, comme l'avion, l'hélicoptÚre, le parachute, le sous-marin, l'automobile ou la bicyclette[531].

Or la dĂ©couverte, d'abord chez les scientifiques puis le grand public, de cet aspect de sa carriĂšre est relativement rĂ©cente puisqu'elle ne remonte qu'Ă  la charniĂšre des XVIIIe et XIXe siĂšcles avec la redĂ©couverte des plus de 6000 feuillets portant ses recherches — soit 12000 pages — que LĂ©onard a laissĂ©es derriĂšre lui[343] - [532]. D'abord tombĂ©e dans l'oubli Ă  la mort du maĂźtre en , son activitĂ© scientifique et technique est quelque peu redĂ©couverte Ă  la rĂ©apparition partielle en de ses carnets, compilĂ©s et publiĂ©s par Giovanni Battista Venturi[528]. L'importance quantitative de ces notes font qu'il est rapidement perçu comme un « prĂ©curseur absolu et solitaire qui, avec des siĂšcles d'avance, aurait prĂ©cĂ©dĂ© l'humanitĂ© dans tous les domaines de l'activitĂ© et du savoir »[312]. Au milieu du XXe siĂšcle encore, l'historien des sciences et de la technologie Bern Dibner en fait un « prophĂšte » de l'ingĂ©nierie, « le plus grand ingĂ©nieur de tous les temps », son travail Ă©tant celui d'un visionnaire d'autant plus mĂ©ritoire qu'il Ă©voluait alors dans un contexte oĂč les technologies demeuraient encore rudimentaires et oĂč les sources d'Ă©nergie Ă©taient encore relativement limitĂ©es[426]. En , Hippolyte Taine Ă©crit ainsi : « Il ne peut sans doute pas y avoir dans le monde un exemple d'un gĂ©nie si universel, si capable de s'Ă©panouir, si empli de nostalgie envers l'infini, si naturellement raffinĂ©, si autant en avance sur son propre siĂšcle et les siĂšcles suivants[533]. En Paul ValĂ©ry fait l'Ă©loge de la pensĂ©e de LĂ©onard « Je me propose d’imaginer un homme de qui auraient paru des actions tellement distinctes que si je viens Ă  leur supposer une pensĂ©e, il n’y en aura pas de plus Ă©tendue. Et je veux qu’il ait un sentiment de la diffĂ©rence des choses infiniment vif, dont les aventures pourraient bien se nommer analyse. Je vois que tout l’oriente : c’est Ă  l’univers qu’il songe toujours, et Ă  la rigueur (note: Hostinato rigore ; obstinĂ©e rigueur, Devise de L. de Vinci »[534]. Enfin, Bernard Berenson affirme que « si grand qu'il fĂ»t comme peintre, il n'en Ă©tait pas moins rĂ©putĂ© comme sculpteur et architecte, musicien et improvisateur, et que toutes les occupations artistiques, quelles qu'elles soient, n'Ă©taient dans sa carriĂšre que des moments arrachĂ©s Ă  la poursuite des connaissances thĂ©oriques et pratiques. Il semblerait qu'il n'y ait guĂšre eu de domaine de la science moderne qu'il n'ait soit prĂ©vu en vision, soit clairement anticipĂ©, ni ne fut-ce qu'un domaine de spĂ©culation fructueuse dans laquelle il n'Ă©tait pas un libre ; et comme s'il n'y avait guĂšre de forme d'Ă©nergie humaine qu'il ne manifestĂąt »[535]. Perdurant aujourd'hui, la perception qu'a le grand public de l'Ɠuvre artistique, scientifique et technique du maĂźtre est parfois si Ă©loignĂ©e de la rĂ©alitĂ© historique que certains observateurs considĂšrent que « le mythe a pris le pas sur l'histoire »[519].

Léonard de Vinci au-delà du mythe et de la légende

Tableau représentant un homme vu en buste, effectuant un geste de bénédiction de la main droite et un globe dans la gauche.
Un achat de prestige : le Salvator Mundi, Ɠuvre dont l'authenticitĂ© est contestĂ©e, a Ă©tĂ© acquis contre 450,3 millions de dollars. Vers , Émirats arabes unis (?), Abou Dabi (?)).

L'image de LĂ©onard artiste a peu pĂąti de la critique et de la science contemporaines : son TraitĂ© de la peinture n'est publiĂ© qu'en ; LĂ©onard de Vinci est alors connu uniquement comme un artiste, et ce, jusqu'au XVIIIe siĂšcle. En complĂ©ment, ses documents sont partiellement compilĂ©s en par Luca Beltrami puis par Gerolamo Calvi mais ce n'est qu'en que l'ensemble de ses codex sont totalement publiĂ©s[536]. C'est ainsi qu'Ă  partir de la fin du XIXe siĂšcle, l'histoire moderne de l'art « qui s'appuie sur des sources, documents et faits, et fixe des critĂšres cohĂ©rents » s'attache surtout Ă  rĂ©Ă©valuer sur ces bases scientifiques les attributions au peintre d'Ɠuvres que les historiens de l'art du dĂ©but du XIXe siĂšcle lui avaient trop facilement octroyĂ©es afin, notamment, de contenter les musĂ©es cherchant tirer parti de la renommĂ©e du peintre afin d'attirer le public[536]. Ce n'est ainsi qu'Ă  partir des annĂ©es - que le catalogue des Ɠuvres peintes du maĂźtre se stabilise scientifiquement Ă  un nombre de 17 Ă  19 peintures [530]. Pour autant l'art du maĂźtre n'est pas remis en cause par les critiques et observateur : son dessin est toujours jugĂ© inimitable, avec une maĂźtrise parfaite des techniques Ă  sa disposition ; quant Ă  son Ɠuvre picturale, elle est toujours reconnue parmi les fleurons de l'art occidental, porteuse d'innovations formelles et tĂ©moignant d'indĂ©niables qualitĂ©s techniques[537] - [217].

La figure du peintre demeure ainsi encore marquĂ©e d'une aura quasiment divine au sein de l'imaginaire du public et n'est guĂšre remise en cause par les historiens et critiques d'art. La renommĂ©e de l'artiste est telle que les expositions qui lui sont consacrĂ©es attirent les foules et ses Ɠuvres se vendent Ă  des sommes exorbitantes[519] : ainsi, le , son tableau Salvator Mundi, dont l'authenticitĂ© reconnue en est souvent remise en question, est vendu Ă  New York chez Christie's pour la somme de 450,3 millions de dollars, ce qui en fait la toile la plus chĂšre du monde et de l'histoire[538].

Photographie d'un homme debout un micro Ă  la main.
L'historien Pascal Brioist, spécialiste de Léonard de Vinci, s'est attelé à replacer le maßtre florentin dans le contexte de son environnement scientifique et technique.

Si la figure de l'artiste demeure encensée, celle du scientifique et ingénieur, en revanche, est fortement relativisée à l'époque contemporaine. Sa postérité dans ces domaines s'est construite par à-coups, au gré de la diffusion, de l'oubli puis de la redécouverte de ses écrits ainsi que de celle de ses prédécesseurs et contemporains : s'il bénéficie d'une réelle reconnaissance de la part de ses contemporains, son travail subit un relatif oubli aprÚs sa mort ; une reconnaissance de ses qualités, démesurée et tardive, naßt lors de la redécouverte de ceux-ci au XIXe siÚcle ; cette reconnaissance est fortement mise en doute au milieu du XXe siÚcle puis est relativisée au début des années 1980[343] - [320].

Ainsi la seconde moitiĂ© du XXe siĂšcle voit une forte remise en question voire un dĂ©saveu de ses qualitĂ©s en ingĂ©nierie Ă  la suite, notamment, des travaux de Bertrand Gille[539] pour qui « la science technique de LĂ©onard de Vinci est extrĂȘmement fragmentaire, elle semble ne pas aller au-delĂ  d'un certain nombre de problĂšmes particuliers, traitĂ©s trĂšs Ă©troitement »[346]. Il apparaĂźt de fait que bon nombre des croquis, notes et traitĂ©s de LĂ©onard de Vinci ne sont pas des inventions originales, mais le rĂ©sultat d'une compilation de savoirs plus anciens[540]. TroisiĂšme moment, avec les annĂ©es , on assiste Ă  un retour Ă  un Ă©quilibre entre les deux extrĂȘmes d'une figure idĂ©alisĂ©e et d'une figure tout Ă  fait banalisĂ©e[422].

Peinture représentant un portrait en pied d'un homme perruqué et tenant un livre à la main.
La démarche scientifique de Léonard de Vinci préfigure la démarche expérimentale définie quelques siÚcles plus tard notamment par le physicien et chimiste irlandais Robert Boyle.

Dans les annĂ©es , le travail de LĂ©onard de Vinci est remis en contexte : il apparaĂźt alors que nombre des inventions du maĂźtre sont en fait des « propositions Ă  nouveaux frais et des rĂ©interprĂ©tations de solutions provenant d’un tissu technologique dĂ©jĂ  Ă©laborĂ© et bien articulĂ© » mais si cette appropriation est bien effective, elle est rĂ©alisĂ©e de maniĂšre systĂ©matisĂ©e[532]. Comble de l'injustice, ce sont justement ses travaux les plus pointus et rĂ©volutionnaires qui sont le moins connus. Dans le domaine de l'anatomie, par exemple, les travaux de LĂ©onard ne sont redĂ©couverts et publiĂ©s que vers , et ce, malgrĂ© le travail de tri que Francesco Melzi conduit dans la masse de documents en dĂ©sordre durant les cinquante annĂ©es qui suivent la mort du peintre et alors que Pompeo Leoni achĂšve cette organisation de feuilles volantes qu'il rĂ©unit sous forme de codex. Or, malgrĂ© leurs qualitĂ©s, ces travaux semblent n'ĂȘtre perçus que comme des curiositĂ©s[541].

La rĂ©Ă©valuation du travail et de l'apport de LĂ©onard dans le contexte de l'ingĂ©nierie de la Renaissance permet de regarder « LĂ©onard de Vinci comme l’un des principaux tĂ©moins de son temps et utilisent ses manuscrits pour offrir une vision plus complĂšte du panorama technologique de la Renaissance »[542]. DĂšs lors, selon l'historien des sciences Alexandre KoyrĂ©, il ne faut pas voir LĂ©onard de Vinci comme un « technicien » mais plutĂŽt comme un « technologue »[543], soulignant ainsi « sa propension Ă  considĂ©rer la technique bien au-delĂ  du point de vue exclusivement empirique, c’est-Ă -dire thĂ©orique »[532]. Dernier apport, pour Pascal Brioist, si on ne peut parler de dĂ©marche expĂ©rimentale mais de dĂ©marche protoexpĂ©rimentale concernant la mĂ©thode de LĂ©onard, il s'agit tout de mĂȘme d'une « dĂ©marche [
] radicalement neuve ». NĂ©anmoins, il ne faut pas voir dans l'expĂ©rience de LĂ©onard une dĂ©marche identique Ă  celle du laboratoire telle qu'elle est mise en place par Robert Boyle au XVIIe siĂšcle mais reste fondĂ©e sur l'atelier oĂč la preuve n'est recherchĂ©e que dans la matĂ©rialitĂ© ; de mĂȘme, il propose des expĂ©riences de pensĂ©e qui ne reposent pas sur un protocole expĂ©rimental7 min 35 s_363-1">[347].

NĂ©anmoins, ces connaissances scientifiques n'empĂȘchent pas la survie au sein du grand public de l'image d'« un peintre gĂ©nial, un savant omniscient, l'inventeur de bien des technologies de notre temps, mais aussi l'initiĂ© aux secrets de toutes les civilisations »[528].

Postérité

Expositions et musées

Photographie d'un chùteau présentant une grande tour.
Le Musée Léonard de Vinci à Vinci, installé dans le chùteau des comtes Guidi et la maison natale de Léonard est entiÚrement consacré au maßtre.

À l'aune de cette perception, la renommĂ©e actuelle de LĂ©onard de Vinci est telle que celui-ci est devenu « un label, un produit de grande consommation, une icĂŽne culturelle » dont ne peuvent se passer nombre de musĂ©es[519].

De nombreuses expositions d'importance sont proposĂ©es Ă  un public toujours plus nombreux. Elles peuvent ĂȘtre gĂ©nĂ©ralistes, telle celle organisĂ©e du au Ă  l'occasion des 500 ans de sa mort au musĂ©e du Louvre Ă  Paris regroupant un trĂšs grand nombre de chefs-d'Ɠuvre (dont dix de ses tableaux) qui lui sont attribuĂ©s mais aussi ses carnets de travail et attirant plus d'un million de visiteurs[544]. Elles peuvent ĂȘtre Ă©galement thĂ©matiques : consacrĂ©e Ă  ses dessins, du au , au Louvre Ă  Paris[545] ; Ă  ses dessins du corps humain, au Metropolitan Museum of Art Ă  New York, du au [546] ; Ă  une Ɠuvre en particulier, comme autour du tableau de la Sainte Anne Ă  Paris au musĂ©e du Louvre, du au [547] ; Ă  son Ɠuvre technologique et architecturale au MusĂ©e des beaux-arts Ă  MontrĂ©al du au [548].

Photographie d'une façade d'un bùtiment classique portant de grands panneaux annonçant une exposition.
Du 24 octobre 2019 au 24 février 2020, le musée du Louvre à Paris a accueilli une grande exposition attirant plus d'un million de curieux[544].

Par ailleurs, de nombreux musées consacrent des expositions permanentes au maßtre comme le musée des sciences et des techniques Léonard de Vinci à Milan proposant une galerie dédiée au maßtre[549], voire lui sont entiÚrement consacrés, comme le musée du chùteau du Clos Lucé en France[550], ou le Musée Léonard de Vinci à Vinci[551].

Manuscrits de LĂ©onard de Vinci

La forme des supports sur lesquels LĂ©onard Ă©crit ses textes varie de l'un Ă  l'autre, l’objectif poursuivi ou la disponibilitĂ© du papier en commandant le format : il peut s'agir aussi bien de feuilles volantes que de carnets, petits ou grands, qu’il porte toujours sur lui pour prendre des notes ; en outre, ces documents sont marquĂ©s par le caractĂšre plĂ©thorique et dĂ©sordonnĂ©e de leur contenu[552]. L'analyse de celui-ci permet de connaĂźtre la mĂ©thode de travail de leur auteur : « il les assemble avec des observations, des remises en cause et des jugements, des comptes rendus de discussions et de nouvelles expĂ©riences [
]. Il procĂšde par hypothĂšses et interrogations. Les retours en arriĂšre, les soulignĂ©s, ajouts et ratures qui interrompent le flux des phrases attestent l'extraordinaire instantanĂ©itĂ© de l'Ă©criture et des dessins »[553]. LĂ©onard y porte ses travaux scientifiques, techniques et artistiques (dont notamment ses Ă©tudes pour ses tableaux et sculptures) mais aussi des notes sur les Ă©vĂ©nements de sa vie (« Le Ă  7 heures est mort Ser Piero da Vinci »[555]) comportant mĂȘme dates et heures[556], ses humeurs, ses rĂ©flexions (le Manuscrit H comporte ainsi sa devise « PlutĂŽt la mort que la souillure »[558], des fables ou des mĂ©ditations philosophiques[559].

Il lĂšgue la totalitĂ© de ces Ă©crits par hĂ©ritage Ă  Francesco Melzi, son ami de confiance et son Ă©lĂšve prĂ©fĂ©rĂ©[560]. Celui-ci les conserve si jalousement que Giorgio Vasari, dans ses Vite, affirme : « il conserve et thĂ©saurise les manuscrits comme s’il s’agissait de reliques »[561]. Essayant dĂ©sespĂ©rĂ©ment d'effectuer un tri au sein de la masse de ces documents, ce dernier ne parvient qu'Ă  reconstituer le TraitĂ© de la peinture projetĂ© par son maĂźtre. À sa mort en , son fils Orazio les laisse Ă  l'abandon. La collection fait l'objet de convoitise de la part de proches de la famille Melzi : ainsi Lelio Gavardi emporte avec lui 13 carnets dans l'espoir de les vendre, mais connaissant un Ă©chec, il les donne Ă  l'un de ses amis, Ambrogio Mazzenta. En , apprenant le dĂ©sintĂ©rĂȘt des Melzi pour tous ces documents, Pompeo Leoni, un sculpteur italien au service de Philippe II d’Espagne, dĂ©cide avec succĂšs de s'en porter acquĂ©reur, de mĂȘme qu'une partie des 13 carnets dĂ©tenus par Mazzenta : il les transfĂšre en Ă  Madrid oĂč il travaille. À sa mort en octobre , son fils Miguel Angel en hĂ©rite ; Ă  la disparition de ce dernier, un inventaire effectuĂ© en dĂ©nombre 16 livres du maĂźtre. En , une partie des carnets sont achetĂ©s par Galeazzo Arconati qui en fait don en Ă  la BibliothĂšque Ambrosienne de Milan. Vers le dĂ©but des annĂ©es , une autre partie de ces carnets sont achetĂ©s par Thomas Howard, 14e comte d'Arundel, acheminĂ©s en Angleterre et forment le Codex Arundel ; il se peut qu'il se porte Ă©galement acquĂ©reur d'un recueil qui formerait le Codex Windsor — sans que les chercheurs soient convaincus du cheminement rĂ©el de ce codex. Finalement, seuls deux des carnets demeurent en Espagne dans les collections royales oĂč ils sont redĂ©couverts en [560] - [552] - [562].

Page manuscrite comportant des dessins à la plume et de l'écriture spéculaire.
Un document reprĂ©sentatif du contenu des manuscrits du maĂźtre : une page mĂȘlant dessins et Ă©criture spĂ©culaire. Codex Atlanticus, vers -, Milan, bibliothĂšque Ambrosienne, no f-1058-v.

En dĂ©finitive, seule une partie des manuscrits de LĂ©onard — environ 40 % de ses Ă©crits d’aprĂšs certaines estimations — sont conservĂ©s[343] et Ă©parpillĂ©s entre Paris, Milan, Londres, Turin, Madrid et Los Angeles mais la redĂ©couverte rĂ©cente de ceux de Madrid laisse espoir aux chercheurs d'en trouver d'autres[560] - [552].

Le Codex Arundel, conservé à la British Library, à Londres est entamé en alors que le maßtre habite encore à Florence. Il s'agit d'un recueil de notes prises sans ordre[360] et si Léonard s'y intéresse à la physique, à l'optique, à l'astronomie et l'architecture, il se penche surtout sur les mathématiques. Acheté par Lord Arundel à Pompeo Leoni, et « contrairement à beaucoup d'autres manuscrits léonardiens », « il a été constitué non pas à partir de feuilles séparées, mais de fascicules ayant pour la plupart conservé la structure voulue par leur auteur »[563].

Le Codex Atlanticus est conservé à la BibliothÚque Ambrosienne de Milan. Il fait partie des carnets versés en à la BibliothÚque Ambrosienne de Milan conjointement avec les carnets qui appartiendront plus tard à l'Institut de France ; comme ces derniers, saisis par Napoléon en , il est déposé à la BibliothÚque Nationale mais il est récupéré par la BibliothÚque Ambrosienne à la chute de l'Empire en . Il s'agit du plus vaste ensemble de manuscrits de Léonard et il couvre une période de quarante ans de la vie du maßtre, de à . Tous les domaines y sont abordés : physique, mathématiques, astronomie, géographie, botanique, chimie, machines de guerre, machines volantes, mécanique, urbanisme, architecture, peinture, sculpture ou encore optique[564] - [552].

Le Codex Forster, conservĂ© au Victoria and Albert Museum de Londres, est composĂ© de 5 manuscrits reliĂ©s en 3 carnets. PassĂ© dans la collection du comte Lytton Ă  partir de celle de Pompeo Leoni, il appartient Ă  John Forster — dont il tire le nom — qui le lĂšgue aux collections de son propriĂ©taire actuel en . Il couvre les annĂ©es Ă  . Les sujets abordĂ©s sont surtout l'hydrologie et les machines hydrauliques, la topologie et l'architecture[565] - [566].

Le Codex Leicester, autrefois appelĂ© Codex Hammer, dĂ©bute Ă  la transition entre Florence et Milan c'est-Ă -dire en [360] et court jusqu'aux annĂ©es . Son historique est linĂ©aire : vers , il est acquis par Giuseppe Ghezzi qui le vend en Ă  Thomas Cook, futur comte de Leicester ; il est ensuite acquis en par Armand Hammer ; Bill Gates s'en porte acquĂ©reur en lors d'une nouvelle vente aux enchĂšres. Les 18 feuilles recto verso qui le composent s'intĂ©ressent principalement Ă  l'eau mais aussi Ă  l'astronomie[567].

Le Codex Trivulzianus est conservĂ© Ă  la bibliothĂšque Trivulzienne au chĂąteau des Sforza, Ă  Milan. En , il est achetĂ© par le comte Galeazzo Arconati, qui en fait don en Ă  la bibliothĂšque Ambrosiana, puis, aprĂšs une pĂ©riode de disparition, il est vendu en Ă  la famille Trivulzio. Il est composĂ© Ă  l'origine de soixante feuilles dont quelques-unes ont aujourd'hui disparu. Il est datĂ© vers , soit le dĂ©but de carriĂšre du maĂźtre. Il comporte de nombreuses Ă©tudes de caricatures ainsi que des croquis architecturaux ; en outre, sa particularitĂ© est de comprendre des listes de mots en latin — tentative de LĂ©onard de dĂ©velopper sa maĂźtrise du vocabulaire en particulier scientifique dans cette langue —[361] - [568].

Une machine présentant une aile articulée propulsée par un mécanisme.
La précision des dessins sur les manuscrits de Léonard a permis à des institutions de construire ses projets. Soldatini Alberto Mario et Somenzi Vittorio, Aile battante pour machine volante (d'aprÚs un dessin réalisé entre et ), , Milan, musée des sciences et des techniques Léonard de Vinci.

Le Codex Madrid est composĂ© de deux volumes, le premier Ă©crit entre et et le second entre et , et est conservĂ© Ă  la BibliothĂšque nationale d'Espagne, Ă  Madrid. Ayant Ă©tĂ© achetĂ©s aux hĂ©ritiers de Pompeo Leoni par un collectionneur d'art espagnol, don Juan de la Espina, dans le but de les offrir au roi d'Espagne. ArrivĂ©s dans les collections royales en , ils y ont un temps Ă©tĂ© perdus Ă  cause d'erreur de rĂ©fĂ©rençage pour ĂȘtre redĂ©couverts 252 ans plus tard, en . Le Codex Madrid I remonte essentiellement aux annĂ©es mais est retravaillĂ© en , ce qui laisse penser qu'il est en fait constituĂ© de deux parties indĂ©pendantes ; il se penche surtout sur la mĂ©canique, notamment l'horlogerie, et le soin qui y est portĂ© indique qu'il peut ĂȘtre la matrice d'un projet de traitĂ© sur le sujet. Le Codex Madrid II est lui-mĂȘme constituĂ© de deux parties : la premiĂšre, correspondant Ă  un carnet qui date des annĂ©es -, parle d'hydrologie et ingĂ©nierie militaire quand la seconde, un carnet qui remonte vers -, s'intĂ©resse surtout Ă  l'Ă©laboration du Monument Sforza[569] - [552].

Le Codex sur le vol des oiseaux aussi appelé Codex de Turin est conservé à la BibliothÚque royale de Turin aprÚs à une acquisition grùce à la donation Sabachnikoff par la famille royale d'Italie en 1893. Composé de 18 feuillets, datant vers , il se penche particuliÚrement sur le problÚme du vol des oiseaux que Léonard juge nécessaire d'étudier pour espérer améliorer sa machine volante ; le codex contient également de façon marginale quelques croquis architecturaux, des schémas et des dessins de machines[570] - [571].

Le Codex Windsor, composĂ© de deux cent trente-quatre feuillets datables de jusqu'Ă  -. AchetĂ© par Lord Arundel Ă  Pompeo Leoni, il entre dans les collections royales britanniques vers . ComposĂ© surtout de dessins consacrĂ©s Ă  l'anatomie (environ 200 dessins), il couvre une trentaine d'annĂ©es de la vie du maĂźtre. Il se penche Ă©galement, mais en plus faible proportion, sur les animaux (notamment les chevaux) et les paysages (une soixantaine de feuilles)[572].

Photo d'un bĂątiment de style classique vu d'un pont.
L'Institut de France, un des rares propriétaires de par le monde des manuscrits du maßtre.

Les Manuscrits de l'Institut : manuscrits A, B, C, D, E, F, G, H, I, K, L et M. Les carnets transfĂ©rĂ©s en Ă  la BibliothĂšque Ambrosienne de Milan sont saisis en par NapolĂ©on Bonaparte et transfĂ©rĂ©s Ă  l'Institut de France oĂč ils demeurent encore (Manuscrits de l'Institut, numĂ©rotĂ©s de A Ă  M) : Ă  la suite de la chute de l'Empire en , tous les biens saisis par le rĂ©gime en terres Ă©trangĂšres ont Ă©tĂ© restituĂ©s mais les petits carnets de l'Institut, ni rĂ©clamĂ©s ni repĂ©rĂ©s, ont simplement Ă©tĂ© oubliĂ©s par les vainqueurs. Seul le carnet qui avait Ă©tĂ© entreposĂ© dans la BibliothĂšque Nationale, le Codex Atlanticus, est retournĂ© Ă  Milan. Ils forment un ensemble de 12 carnets de format rĂ©duits et « ayant gardĂ© la structure et la composition que leur avait donnĂ©es LĂ©onard »[373]. ConsidĂ©rĂ©s dans l'ordre chronologique, les manuscrits se composent ainsi[573] :

  • Manuscrit B Ă©crit vers -. Il traite surtout de l'ingĂ©nierie et l'architecture militaires[373] ;
  • Manuscrit C ouvert en . Il s'intĂ©resse surtout Ă  l'optique[358] et aux rapports entre l'ombre et la lumiĂšre[373] ;
  • Manuscrit D achevĂ© vers [373], il se penche sur l'optique[358] ;
  • Manuscrit A Ă©crit vers -, il traite surtout du mouvement[373] ;
  • Manuscrit H Ă©crit vers -, il se penche surtout sur le thĂšme de l'eau[373] ;
  • Manuscrit I Ă©crit vers -, il aborde des sujets divers[373] ;
  • Manuscrit L Ă©crit entre et , il parle de divers projets militaires[373] ;
  • Manuscrit M Ă©crit vers -, il concerne la gĂ©omĂ©trie et la physique[574] ;
  • Manuscrit K Ă©crit vers -, il concerne la gĂ©omĂ©trie[373] ;
  • Manuscrit F ouvert le Ă  Milan, il se penche sur des sujets divers dont l'astronomie, l'optique, la gĂ©ologie, le vol des oiseaux[360] mais surtout l'hydraulique[373] ;
  • Manuscrit G Ă©crit vers - puis en , il traite surtout de botanique[373] ;
  • Manuscrit E Ă©crit vers la fin de sa vie, LĂ©onard y travaille surtout sur le vol des oiseaux et sur son projet de machine volante[373].

Le Traité de la Peinture

Le TraitĂ© de la Peinture n'est pas Ă  proprement parler un ouvrage de LĂ©onard de Vinci mais une compilation de ses Ă©crits sur le sujet — Ă©crits qu'il comptait organiser en traitĂ© dĂšs les annĂ©es [575]. Ayant hĂ©ritĂ© de tous les documents de LĂ©onard, Francesco Melzi s'efforce jusqu’à sa mort de reconstituer l'ouvrage projetĂ© par son maĂźtre[337]. Ce manuscrit de Francesco Melzi est conservĂ© Ă  la BibliothĂšque du Vatican sous la rĂ©fĂ©rence Codex Urbinas latinus 1270[575]. La premiĂšre Ă©dition bilingue français-italien s'appuie sur ce Codex Urbinas latinus et est publiĂ©e Ă  Paris en [524] - [536].

Néanmoins, cette version du Traité souffre de défauts reconnus depuis longtemps et que décrit ainsi Nicolas Poussin en : « Je ne crois pas qu'on dût mettre au jour ce Traité de Léonard qui, à dire vrai, n'est ni en bon ordre, ni assez bien digéré »[576].

En , André Chastel publie une compilation renouvelée et recontextualisée de ces écrits du maßtre, reconnue par les historiens de l'art pour sa qualité[576] - [577].

LĂ©onard de Vinci dans la culture populaire

Deux personnages dessinés sur un mur. Celui de gauche représente un paysage urbain en peinture.
Léonard de Vinci apparaßt en bande dessinée (Le héros de Léonard par Bob de Groot et Turk représenté sur un mur de la ville de Bruxelles).

PhĂ©nomĂšne d'expositions, LĂ©onard est Ă©galement un phĂ©nomĂšne d'Ă©dition. Les livres scientifiques qui lui sont consacrĂ©s sont si nombreux qu'il est impossible d'en dresser une liste exhaustive ; de mĂȘme, les ouvrages romanesques oĂč figure est mise en scĂšne comme le best-seller de 2003 Da Vinci Code, roman mĂȘlant faits historiques et artifices scĂ©naristiques. Dan Brown donne alors un nouvel Ă©lan Ă  l'intĂ©rĂȘt pour LĂ©onard et s'appuie sur l'essai controversĂ© L'Énigme sacrĂ©e Ă©crit en par les journalistes britanniques Henry Lincoln, Michael Baigent et Richard Leigh[578]. Le roman est adaptĂ© au cinĂ©ma par Ron Howard en et totalisant de 757 millions de dollars de recettes, ce qui le place parmi les plus gros succĂšs[579] - [580].

De mĂȘme, la figure du maĂźtre florentin se retrouve reprĂ©sentĂ©e et utilisĂ©e dans d'autres formes d'art de façon si importante qu'il n'est pas possible d'en dresser une liste exhaustive : dans des sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es (LĂ©onard de Vinci en ; Leonardo en 2022)[581] - [582], des bandes dessinĂ©es (LĂ©onard, une sĂ©rie humoristique par Bob de Groot et Turk[583]) ou des jeux vidĂ©o (The Secrets of Da Vinci : Le Manuscrit interdit par Kheops Studio en [584]).

En France, en , 94 Ă©tablissements scolaires portent le nom de LĂ©onard, ce qui constitue un fait rarissime pour une personnalitĂ© Ă©trangĂšre[585].

Notes et références

Notes

  1. Dans un mĂ©morial, Antonio da Vinci note ainsi la naissance de LĂ©onard, son petit fils : « Un petit-fils m'est nĂ©, fils de mon fils Ser Piero, le samedi quinziĂšme jour d'avril Ă  trois heures de la nuit. Il a reçu le nom de Lionardo » (« Nachue un mio nipote figliulo di Ser Piero mio figliulo a di 15 daprile in sabato, a ore 3 di notte. Ebbe nome Lionardo »)[2]. À cette Ă©poque en Italie, le jour commence Ă  la tombĂ©e de la nuit de la veille : le jour de la naissance de LĂ©onard tombe donc le vendredi 14 dans le systĂšme de dĂ©compte des jours contemporain[1].
  2. Le nom Vinci provient de celui des « vinchi », plantes assimilables à des joncs, utilisées dans l'artisanat toscan et poussant prÚs du ruisseau Vincio. Léonard en fait son emblÚme majeur[4].
  3. Son existence est connue notamment Ă  travers une dĂ©claration faite par Antonio Ă  l'État florentin le en vue de l'Ă©tablissement de son impĂŽt, mais elle n'y apparaĂźt que sous son seul prĂ©nom[1].
  4. Piero da Vinci jouit du titre « Ser », contraction du latin « senior » (« signore »), petit titre pour les notaires et les prĂȘtres[5].
  5. L'historien Carlo Vecce a notamment retrouvé l'acte notarié d'émancipation de Caterina datant de 1452.
  6. Une scuola d’abaco dĂ©livre « un enseignement de mathĂ©matiques appliquĂ©es, adaptĂ©es aux besoins des marchands [
]. Les scuola d’abaco garantissent l'acquisition de techniques de calcul permettant de rĂ©soudre la plupart des problĂšmes concrets que peut rencontrer un marchand dans son activitĂ© commerciale »[23].
  7. Mais cette inscription est contestĂ©e : la guilde des peintres n'enregistre aucun membre entre et , annĂ©e oĂč LĂ©onard est de retour Ă  Florence. Probablement s'agit-il d'une antidate destinĂ©e Ă  entĂ©riner un Ă©tat de fait. Une inondation Ă  Florence, a rendu en le document inaccessible.
  8. Y appartiennent entre-autres PĂ©rugin, Luca Signorelli, Domenico Ghirlandaio et Sandro Botticelli[65].
  9. Cette lettre ne nous est pas parvenue. Elle n'est connue qu'Ă  travers son brouillon figurant dans le Codex Atlanticus, plein de corrections et Ă©crit par une autre main[69].
  10. « Nous nous engageons et commandons que notre membre bien-aimĂ© de la famille, architecte et ingĂ©nieur gĂ©nĂ©ral Leonardo Vinci (...) qui doit considĂ©rer les emplacements et les terres de nos États, doit pouvoir tout faire » (« Commettemo e comandamo che al nostro dilettissimo familiare, architetto et ingegnere generale Leonardo Vinci (
) che ha da considerare li lochi et terre de li Stati nostri, debbano dare per tutto passo »)[124] - [125].
  11. « Les illustres et magnifiques et souveraines Seigneuries Priori di LibertĂ  et Gonfaloniere di Guistizia du peuple florentin, constatent : Que LĂ©onard fils de Ser Piero de Vinci s'est boligĂ© voici plusieurs mois Ă  peindre un talbeau pour la grande salle du Consiel, qu'attendu que ladite peinture a Ă©tĂ© commencĂ©e sur carton par ledit LĂ©onard, qui a d'ores et dĂ©jĂ  reçu pour cela 35 ducats d'or en or, lesdites souveraines Seingeuries dĂ©sirent que l'Ɠuvre soit menĂ©e Ă  bon terme dans les meilleurs dĂ©lais, et que ledit LĂ©onard reçoive rĂ©guliĂšrement pour cela certaines sommes d'argent. C'est pourquoi lesdites souveraines Seigneuries en ayant dĂ©libĂ©rĂ©, dĂ©cident que ledit LĂ©onard devra avoir peint intĂ©gralement et achevĂ© en toute perfection ledit carton d'ici Ă  la fin du mois de fĂ©vrier 1505 - exclus toute exception et tout prĂ©texte - et que ledit LĂ©onard recevra chaque mois 15 ducats d'or, le premier versement Ă©tant fixĂ© Ă  la date du 20 avril passĂ© »chap. VIII._LĂ©onard_Ă _Florence_:_Bataille_et_«_rhĂ©torique_musculaire_»_-_1504-1506_158-0">[148].
  12. Les attributs de Bacchus ont été rajoutés au XVe siÚcle ou au XVIe siÚcle par un peintre inconnu[174].
  13. Néanmoins, il semble qu'en indiquant « de la main droite », le secrétaire se trompe puisque Léonard est gaucher et non droitier[196].
  14. « Dans un des faubourgs, Monseigneur a rendu visite avec nous autres Ă  Messer LĂ©onard de Vinci le Florentin [
] [dont] on ne peut plus rien attendre de bon de sa part, car il est atteint d'une certaine paralysie de la main droite [
] et qui a montrĂ© Ă  Son Illustrissime Seigneurie trois tableaux, tous de la plus haute perfection, l'un de certaine dame florentine [
], un second [
] de saint Jean Baptiste, et le troisiĂšme de la Madone et du Fils assise sur les genoux de sainte Anne »chap. IX._Entre_Florence_et_Milan_-_1506-1510_210-1">[198].
  15. Il Ă©crit ainsi : « Appelles-tu la peinture « poĂ©sie muette », le peintre peut qualifier de « peinture aveugle » l’art du poĂšte. ConsidĂšre alors quelle affliction est plus grande, d’ĂȘtre aveugle ou muet ? [
] ConsidĂšre alors ce qui est le plus essentiel Ă  l’homme, son nom ou son image ? le nom change selon le pays; la forme n’est point changĂ©e, sauf par la mort[239]. »
  16. « L’exemple suivant se comprend aisĂ©ment, sachant qu’en italien hameçon se dit amo : "Amo [dessin d’un hameçon] ; re sol la mi fa re mi [notes de musique] ; rare [Ă©crit] ; la sol mi fa sol [notes de musique] ; lecita [Ă©crit]". Ce qui donne la phrase suivante : "Amore sola mi fa remirare, la sol mi fa sollecita" : "Seul l’amour me fait revoir [l’objet aimĂ©], lui seul m’exalte." [298] ».
  17. Cet Ă©pisode — dont se sont saisis des artistes comme Dominique Ingres avec son tableau La Mort de LĂ©onard de Vinci — constitue « une des fables les plus inlassablement rĂ©pĂ©tĂ©es » Ă  propos du peintre[519].

Références

  1. Delieuvin 2019, catalogue, p. 17.
  2. Antonio da Vinci, Florence, Archivio di Stato, Noraile Antecosimiano, 16912, folio105v., cité dans Delieuvin 2019, catalogue, p. 16.
  3. Bramly 2019, p. 64-65.
  4. Vezzosi et Lifran 2010, p. 18.
  5. Brioist 2019, p. 33-34.
  6. Bramly 2019, p. 59.
  7. Isaacson, De Clercq et Gerlier 2019, p. 26.
  8. Isaacson, De Clercq et Gerlier 2019, p. 27.
  9. Bramly 2019, p. 69.
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Annexes

Ouvrages

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Bibliographie

Dans chaque partie, les ouvrages et les sites Internet consultés sont classés selon l'ordre alphabétique des auteurs.
Compilations et commentaires
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Sites internet

Films documentaires

Voir aussi

Articles connexes

Liens externes

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