Guerre de Canudos
La guerre de Canudos ou campagne de Canudos est un conflit armĂ© survenu Ă la fin du XIXe siĂšcle entre, dâune part, les troupes rĂ©guliĂšres de l'Ătat de Bahia dâabord, de la rĂ©publique du BrĂ©sil ensuite, et dâautre part, un groupe de quelque 30 000 colons Ă©tablis en communautĂ© autonome dans un village fondĂ© par eux dans le nord-est de Bahia prĂšs de lâancienne ferme de Canudos, et rebaptisĂ© Belo Monte.
Date | â |
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Lieu | Bahia, Brésil |
Issue | Victoire des troupes fédérales et destruction de Canudos |
Ătats-Unis du BrĂ©sil | Canudos |
âą Cpt. VirgĂlio Pereira de Almeida âą Lt. Pires Ferreira âą Mjr. FebrĂŽnio de Brito âą Col. AntĂŽnio Moreira CĂ©sar â âą Gen. Arthur Oscar de Andrade GuimarĂŁes | âą AntĂŽnio Conselheiro â |
12 000 soldats | ~ 20 000 Ă 35 000 habitants |
~ 5 000 morts | ~ 20 000 morts (combattants et civils) |
CoordonnĂ©es | 9° 57âČ 50âł sud, 39° 09âČ 50âł ouest |
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Le fondateur de ladite communautĂ©, AntĂŽnio Conselheiro, prophĂšte millĂ©nariste ambulant, prĂȘchait une morale dâabstinence et considĂ©rait la RĂ©publique tout juste proclamĂ©e comme crĂ©ation du Diable ; aprĂšs un quart de siĂšcle dâerrance et de prĂ©dication dans les sertĂ”es du Nordeste brĂ©silien, au cours desquels il acquit un grand prestige et fit de nombreux adeptes, il entra en rĂ©bellion ouverte et violente contre les autoritĂ©s rĂ©publicaines, et fut dĂšs lors contraint de se sĂ©dentariser dans un lieu des plus Ă©cartĂ©s, entraĂźnant avec lui ses disciples. La nouvelle colonie, composĂ©e dâhabitations de fortune, connut une expansion rapide et compta bientĂŽt plusieurs dizaines de milliers dâhabitants ; sorte de thĂ©ocratie, organisĂ©e autour de rites singuliers et, dans une certaine mesure, selon le principe collectiviste, la communautĂ© vivait de son propre travail, â mettant en culture la fertile plaine alentour, vendant des peaux de chĂšvre, ou prĂȘtant sa force de travail aux fermes environnantes â, mais aussi de dons offerts par la population sertanejo, admiratrice du prophĂšte. Loin de fonctionner en vase clos, la colonie autorisait les allĂ©es et venues et sâinterdisait nullement dâentretenir des relations commerciales et autres avec les villages et hameaux circonvoisins. Sây retrouvaient toutes les composantes sociales et anthropologiques de la population du sertĂŁo (avec certes une surreprĂ©sentation de noirs, dont nombre dâesclaves affranchis et anciens nĂšgres marrons) et toutes les classes dâĂąge, y inclus de jeunes personnes blanches issues de familles respectĂ©es du littoral.
Les soupçons de conspiration monarchiste qui pesaient sur Canudos, et la menace que la communautĂ© faisait planer sur la pĂ©rennitĂ© du systĂšme socio-politico-Ă©conomique local du fait en particulier de lâexode massif de main-dâĆuvre hors des grands domaines agricoles de la rĂ©gion (bien davantage que la supposĂ©e nuisance que reprĂ©sentaient les jagunços, Ă©lĂ©ments armĂ©s de la communautĂ©, accusĂ©s Ă tort de vols de bĂ©tail et de dĂ©prĂ©dations), portĂšrent le pouvoir politique Ă intervenir militairement. Quâil ne fallut pas moins de quatre expĂ©ditions pour venir Ă bout des Canudenses sâexplique par un ensemble dâerreurs tactiques et stratĂ©giques commises Ă rĂ©pĂ©tition par les forces rĂ©guliĂšres : mĂ©connaissance du terrain, sous-estimation de lâadversaire, structure de commandement rigide, organisation militaire et matĂ©riel de guerre conçus pour une bataille rangĂ©e classique et donc totalement inadaptĂ©s, et surtout logistique dâapprovisionnement dĂ©faillante sinon absente ; en face, les agiles jagunços, parfaitement acclimatĂ©s Ă la caatinga â maquis aride, aux conditions climatiques extrĂȘmes â, pratiquant une Ă©puisante guerre de harcĂšlement, faite dâembuscades et dâattaques-surprise, se dĂ©robant sans cesse, et sachant tirer parti avec souplesse de leur vaste rĂ©seau de tranchĂ©es-abris. En particulier, la 3e expĂ©dition, lancĂ©e en , tourna Ă la catastrophe : si les deux corps expĂ©ditionnaires prĂ©cĂ©dents durent rebrousser chemin avant dâatteindre Canudos, cette 3e expĂ©dition risqua une offensive contre le village, lors de laquelle les formations de combat, diluĂ©es et dĂ©sorganisĂ©es dans le dĂ©dale des venelles, durent affronter une Ăąpre guĂ©rilla urbaine et furent massacrĂ©es. Dans la dĂ©bandade qui sâensuivit, lâarmĂ©e abandonna aux jagunços un riche butin dâarmes automatiques modernes et de munitions en abondance. La 4e expĂ©dition enfin, qui mobilisa prĂšs de 10 000 hommes, finit, Ă lâissue dâun pĂ©nible siĂšge de plusieurs mois et aprĂšs avoir pilonnĂ© le village Ă lâartillerie lourde, par sâemparer du village, en dĂ©pit dâune rĂ©sistance farouche occasionnant de grandes pertes cĂŽtĂ© gouvernemental. Les Canudenses, dont quasiment aucun ne consentit Ă se rendre, furent presque tous tuĂ©s, soit au combat, soit par des exĂ©cutions sommaires, et leur village totalement anĂ©anti.
Si Canudos, surtout aprĂšs lâĂ©chec de la deuxiĂšme expĂ©dition, fut abusivement interprĂ©tĂ© comme pilier dâune ample conspiration monarchiste bĂ©nĂ©ficiant de soutiens Ă lâĂ©tranger, câest par la suite une autre version, portĂ©e par les Ă©lites brĂ©siliennes eurotropes et positivistes du littoral, et guĂšre plus exacte que la prĂ©cĂ©dente, qui prĂ©valut : celle dâun groupe de campagnards arriĂ©rĂ©s et superstitieux, accablĂ©s dâun lourd atavisme racial et culturel, quâun illuminĂ© dĂ©viant, fanatique et intraitable rĂ©ussit Ă empaumer et Ă entraĂźner avec lui dans une expĂ©rience irrationnelle et extrĂȘme. Des recherches historiques ultĂ©rieures ont cependant mis Ă mal cette vision biaisĂ©e et dĂ©montrĂ© que, mĂȘme si les motivations religieuses furent importantes, le dĂ©part pour Canudos a pu reprĂ©senter pour des gens traumatisĂ©s par les privations, par les bouleversements politiques rĂ©cents, et par les vicissitudes de la sĂ©cheresse, des querelles de clan et de la prĂ©caritĂ© Ă©conomique, une dĂ©cision rationnelle et pragmatique, dont ils escomptaient quâelle leur apporterait sĂ»retĂ© et stabilitĂ© dans un pĂ©rimĂštre sĂ©curisĂ© et rĂ©gulĂ©, moyennant lâobservance de prĂ©ceptes religieux et moraux stricts ; du reste, Conselheiro ne sâĂ©carta pas de lâorthodoxie catholique et garda en gĂ©nĂ©ral de bons rapports avec le clergĂ© local.
Cet Ă©pisode violent de lâhistoire brĂ©silienne, qui vit pĂ©rir entre 15 000 et 30 000 personnes, et fut par la suite diversement interprĂ©tĂ©, fera la matiĂšre de plusieurs crĂ©ations littĂ©raires, dont on relĂšvera plus particuliĂšrement Os SertĂ”es (trad. fr. Hautes Terres), dâEuclides da Cunha, lâun des maĂźtres-livres de la littĂ©rature brĂ©silienne, et la Guerre de la fin du monde, roman Ă succĂšs de Mario Vargas Llosa.
« Le plus grand scandale de notre histoire. »
â Euclides da Cunha[1].
Mise en contexte
ArriĂšre-plan historique
Entre 1888 et 1889, le BrĂ©sil traversa une pĂ©riode de transformation rĂ©volutionnaire et de bouleversements sociaux, Ă©conomiques et politiques les plus profonds de son histoire depuis la dĂ©couverte par les Portugais en lâan 1500. Le , lâesclavage fut aboli par lâempereur rĂ©gnant Dom Pedro II, au moyen dâun acte signĂ© par sa fille, la princesse Isabelle. Plus de cinq millions de noirs, qui du jour au lendemain sâĂ©taient retrouvĂ©s sans travail, abandonnĂšrent les domaines agricoles pour aller gonfler les rangs des gens en extrĂȘme pauvretĂ© dans les villes et les campagnes. Des dizaines de milliers de fermiers furent ruinĂ©s et, pendant un temps, lâactivitĂ© agricole sâĂ©tait presque arrĂȘtĂ©e, plus particuliĂšrement dans les cultures Ă forte intensitĂ© de travail, telles que le cafĂ©, le coton, le tabac et la canne Ă sucre, qui constituaient les piliers de lâĂ©conomie brĂ©silienne Ă cette Ă©poque.
Dâautre part, le , lâempereur fut dĂ©posĂ© par un coup dâĂtat militaire et la rĂ©publique proclamĂ©e, ajoutant un surcroĂźt dâinstabilitĂ© et de dissension dans un pays dĂ©jĂ en proie Ă lâeffervescence politique et sociale. Le rĂŽle de lâempereur comme arbitre entre les Ă©lites dirigeantes, lesquelles avaient grosso modo la mĂȘme vision de la vie Ă©conomique et sociale et ne sâopposaient que sur quelques sujets spĂ©cifiques, avait satisfait la plupart des membres des classes supĂ©rieures. LâavĂšnement de la rĂ©publique ne modifia pas cette attitude et, les querelles entre les diffĂ©rentes factions et entre militaires et civils ne baissant pas en intensitĂ©, certains en vinrent Ă penser hardiment que le BrĂ©sil devait restaurer la maison de Bragance. BientĂŽt, la jeune rĂ©publique eut Ă faire face Ă une sĂ©rie de rĂ©bellions : celle, dite rĂ©volte de l'Armada, impliquant certaines unitĂ©s de la marine (1893-1894), puis, presque simultanĂ©ment, dans le Rio Grande do Sul, la dĂ©nommĂ©e RĂ©volution fĂ©dĂ©raliste (1893-1895), qui dĂ©boucha sur une sanglante guerre civile, enfin, quelques annĂ©es plus tard, la sĂ©dition de Canudos. (Il est intĂ©ressant de noter que le colonel AntĂŽnio Moreira CĂ©sar, Ă qui sera confiĂ© le commandement de la â dĂ©sastreuse â troisiĂšme expĂ©dition de Canudos, avait pris part dĂ©jĂ , avec succĂšs, Ă la rĂ©pression des deux premiĂšres insurrections.) Vu que le nouveau rĂ©gime rĂ©publicain peinait Ă se consolider, et vu la crainte que lâagitation monarchiste pĂ»t ĂȘtre prĂ©judiciable aux efforts de SĂŁo Paulo dâobtenir des prĂȘts de lâĂ©tranger, lâarmĂ©e dĂ©cida dâassumer le rĂŽle de dĂ©fenseur de lâunitĂ© nationale et dirigea le pays de façon dictatoriale de 1889 Ă 1894. Ainsi le gouverneur de SĂŁo Paulo, Manuel Campos Salles, rĂ©solut-il en dâĂ©craser le parti monarchiste de lâĂtat de SĂŁo Paulo ; la police fit irruption dans les domiciles privĂ©s pour interrompre des rĂ©unions monarchistes pacifiques et reçut lâordre dâempĂȘcher les rassemblements publics. Eduardo Prado, chef de file du parti monarchiste Ă SĂŁo Paulo, Ă©tait la principale cible[2].
La transition de la monarchie Ă la rĂ©publique amena une sĂ©rie de changements sociaux et politiques qui, conjointement avec le marasme Ă©conomique, ajoutĂšrent au dĂ©sarroi psychologique de la population des sertĂ”es et peuvent par lĂ aider Ă comprendre pourquoi tant de campagnards eurent le dĂ©sir rationnel de se mettre sous la protection dâun chef religieux charismatique dans lâenvironnement sĂ©curisĂ© et rĂ©gulĂ© de la fazenda de Canudos. Outre la sĂ©paration de lâĂ©glise et de lâĂtat, qui bouleversa une situation et des habitudes sĂ©culaires, la chute de la monarchie dĂ©boucha sur une fĂ©dĂ©ralisation trĂšs poussĂ©e de lâĂtat brĂ©silien. Chacune des anciennes provinces pouvait dĂ©sormais taxer ses exportations, lever ses propres forces armĂ©es, et dans la limite de ses ressources fiscales, amĂ©nager ses propres infrastructures. En consĂ©quence, les entitĂ©s fĂ©dĂ©rĂ©es les plus dynamiques de la fĂ©dĂ©ration (Rio Grande do Sul, Minas Gerais, SĂŁo Paulo) firent un bond en avant du point de vue tant de la prospĂ©ritĂ© matĂ©rielle que de lâascendant politique au sein du nouvel Ătat, alors que le reste du pays, ne bĂ©nĂ©ficiant plus de la redistribution automatique des ressources naguĂšre garantie par un Ătat centralisateur, tendaient Ă sâalanguir. LâĂtat fĂ©dĂ©rĂ© qui, dans ce contexte, perdit le plus en influence nationale Ă©tait Bahia[3], mais de façon gĂ©nĂ©rale, la majeure partie du pays continua Ă sâempĂȘtrer dans la stagnation Ă©conomique et connut une longue pĂ©riode dâappauvrissement. Des flux de migrants se mirent en mouvement en quĂȘte dâemploi et de moyen de subsistance, mais peu trouvĂšrent lâun ou lâautre. Les propriĂ©taires terriens, considĂ©rant les campagnards de race mixte comme Ă©tant peu aptes Ă travailler durement contre salaire, tentĂšrent, par une politique de colonisation subventionnĂ©e, de recruter des travailleurs agricoles dâEurope du Nord[4]. La recette que lâon sâemploya Ă appliquer pour imposer le progrĂšs national fut de combiner le libĂ©ralisme Ă©conomique avec des mesures tendant Ă Ă©touffer lâexpression populaire et Ă bloquer toute mobilisation sociale. Les Ă©lites politiques du littoral et du sud, dĂ©daignant les difficultĂ©s des campagnes de lâintĂ©rieur, sâaccordĂšrent Ă laisser le pouvoir aux mains de lâoligarchie fonciĂšre locale traditionnelle et Ă se reposer sur le systĂšme des coroneis (cf. ci-dessous)[5].
Le nord-est du BrĂ©sil connut en 1877 lâune des sĂ©cheresses pĂ©riodiques les plus calamiteuses de son histoire. Cette sĂ©cheresse, qui dura deux ans, eut un effet dĂ©vastateur sur lâĂ©conomie principalement agraire de cette rĂ©gion semi-aride et provoqua la mort par dĂ©shydratation et inanition de plus de 300 000 paysans. De nombreux villages furent complĂštement abandonnĂ©s et lâon assista mĂȘme Ă des cas de cannibalisme. Des groupes de flagellants affamĂ©s parcouraient les routes en quĂȘte de secours de lâĂtat ou dâaide divine ; des bandes armĂ©es voulurent instaurer la justice sociale « par leurs propres mains » en attaquant les fermes et les petites localitĂ©s, car dans lâĂ©thique des dĂ©sespĂ©rĂ©s « voler pour tuer la faim nâest pas un crime ». Dans le sertĂŁo bahianais plus spĂ©cifiquement, la sĂ©cheresse la plus cruelle eut lieu entre 1888 et 1892, c'est-Ă -dire en pleine pĂ©riode de transition de la monarchie Ă la rĂ©publique, donc Ă une Ă©poque oĂč personne ne savait dans quelle mesure les Ătats autonomes nouvellement crĂ©Ă©s, frustrĂ©s dĂ©sormais de la solidaritĂ© fĂ©dĂ©rale automatique, seraient capables de se porter financiĂšrement au secours des rĂ©gions affligĂ©es[6].
Milieu naturel
Ă double titre au moins, lâenvironnement naturel de Canudos mĂ©rite quâon sây attarde : dâabord, le milieu naturel a pu, directement ou indirectement, contribuer Ă moduler la structure mentale de la population locale, comme il sera dĂ©crit dans la section suivante, et ensuite, les caractĂšres physiques de la rĂ©gion (et surtout leur mĂ©connaissance de la part des troupes rĂ©publicaines) ont pu avoir des consĂ©quences militaires parfois dĂ©terminantes. Da Cunha en donne une description saisissante et spectaculaire, mais en gĂ©nĂ©ral adĂ©quate, quoiqu'une certaine tendance Ă la boursouflure gongorienne lâamĂšne Ă voir en tout la dĂ©mesure et lâextrĂȘme : les montagnes ne sont pas si hautes en rĂ©alitĂ©, et les ravins pas si encaissĂ©s[7].
Canudos se situe dans le sertĂŁo du nord de lâĂtat de la Bahia, dans une zone comprise entre le fleuve Itapicuru au sud et le cours infĂ©rieur du Rio SĂŁo Francisco au nord, ou, plus prĂ©cisĂ©ment, dans une Ă©tendue particuliĂšrement aride sise au nord de la petite ville de Monte Santo, ville Ă partir de laquelle en effet, si lâon va du sud vers le nord, se succĂšde au sertĂŁo habituel une zone de tertres dĂ©nudĂ©s, aux pentes glissantes, Ă la terre parcimonieuse, dont le couvert vĂ©gĂ©tal est caractĂ©ristique de la caatinga, c'est-Ă -dire une zone oĂč la plupart des plantes voient leurs feuilles tomber et leurs tiges blanchir et sâentortiller durant la pĂ©riode sĂšche. La vĂ©gĂ©tation est ainsi composĂ©e dâarbuscules presque sans prise sur le sol, aux branches entrelacĂ©es, au milieu desquels surgissent, solitaires, quelques cactus rigides. Bien que la caatinga ne possĂšde pas les espĂšces rabougries des dĂ©serts et quâelle se montre riche de vĂ©gĂ©taux divers, ses arbres, vus dans leur ensemble, semblent ne former quâune seule famille, quasiment rĂ©duite Ă une espĂšce invariable, et ne diffĂšrent que par la taille, ayant tous la mĂȘme conformation, la mĂȘme apparence de vĂ©gĂ©taux mourants, presque sans troncs, avec des branches qui surgissent Ă mĂȘme la terre, donnant Ă lâensemble lâapparence dâune zone de transition vers le dĂ©sert[8]. Lors des pĂ©riodes de sĂ©cheresse, cette vĂ©gĂ©tation pourtant offre les derniĂšres ressources Ă qui en connaĂźt les secrĂštes possibilitĂ©s ; ainsi les gardiens de bĂ©tail du sertĂŁo (les vaqueiros) savent-ils que dĂ©couper en morceaux le mandacaru permet de sâhydrater mĂȘme en pĂ©riode dâextrĂȘme sĂ©cheresse, et connaissent-ils le quixabeira, dont les feuilles peuvent servir de fourrage au bĂ©tail[9]. Si le mot sertĂŁo vient de desertĂŁo, 'grand dĂ©sert', lâon voit nĂ©anmoins quâil ne sâagit aucunement dâun dĂ©sert de sable, et Canudos plus particuliĂšrement, ainsi que la zone environnante, se trouvait en fait bien arrosĂ©e de cours dâeau saisonniers, et par consĂ©quent Ă©tait la plupart des annĂ©es nettement plus habitable que les Ă©tendues du sertĂŁo situĂ©es plus au nord et plus Ă lâouest dans les Ătats de CearĂĄ, de Rio Grande do Norte et de Pernambouc[10].
Euclides da Cunha note :
« Si le voyageur va vers le nord (au-delĂ de Monte Santo), de trĂšs fortes transitions le surprennent : la tempĂ©rature augmente ; le bleu des cieux sâassombrit ; les airs se troublent ; et les rafales soufflent, dĂ©sorientĂ©es, dans tous les quadrants, face au tirage intense des terrains inabritĂ©s qui sâĂ©tendent Ă partir de lĂ . En mĂȘme temps se manifeste le rĂ©gime excessif : le thermomĂštre oscille entre des degrĂ©s disparates, passant, dĂšs le mois dâoctobre, dâune chaleur diurne de 35° Ă lâombre aux froideurs des petits matins. Lorsque lâĂ©tĂ© avance, le dĂ©sĂ©quilibre sâaccentue. Les maxima et les minima croissent en mĂȘme temps, jusquâĂ ce quâune intermittence insupportable de jours brĂ»lants et de nuits glacĂ©es sĂ©visse au plus fort des sĂ©cheresses[11]. »
Mais le contraste plus saisissant encore si lâon part de la cĂŽte et que lâon se dĂ©place vers lâoccident : la nature sâappauvrit bientĂŽt, et au-delĂ des montagnes cĂŽtiĂšres, se dĂ©pouille de ses forĂȘts et se mue en sertĂ”es[12] dĂ©nuĂ©s oĂč ne coulent que dâĂ©phĂ©mĂšres riviĂšres[13]. Ces contrastes de milieu physiques dĂ©terminent des conditions de vie tout Ă fait opposĂ©es.
Ă lâextrĂȘme sĂ©cheresse des airs en Ă©tĂ©, sâajoute un fort Ă©cart entre les tempĂ©ratures diurnes et nocturnes, dĂ» Ă la perte instantanĂ©e, la nuit, de la chaleur absorbĂ©e de jour par les roches exposĂ©es aux soleils ardents. Le jeu des dilatations et des contractions quâinduit lâalternance des hausses et des chutes thermomĂ©triques brusques (la nuit venant en effet dâun coup, sans crĂ©puscule, permettant Ă toute cette chaleur de se dissiper intensĂ©ment Ă travers lâespace) peut expliquer lâĂ©tat de fragmentation du sol et lâaspect fracturĂ© des montagnes quasi dĂ©nudĂ©es, sol et roches se disjoignant suivant les plans de moindre rĂ©sistance. La rĂ©verbĂ©ration sur les parcelles de silice fracturĂ©e qui couvrent ces montagnes et les flancs des coteaux est, Ă la lumiĂšre crue des journĂ©es, aveuglante et psychologiquement Ă©prouvante[14].
Le sol Ăąpre, dans la composition duquel la terre meuble intervient pour peu, est jonchĂ© dâĂ©clats de roche. Les formations rocheuses, mĂȘme dans leurs parties planes, sont impraticables pour le marcheur. Euclides da Cunha relĂšve :
« Dans les parties oĂč ces formations (Ă lâaspect ruinĂ©) sâĂ©talent, planes, sur le sol, (âŠ) elle se criblent et se scarifient de cavitĂ©s circulaires et de cannelures profondes, petites mais innombrables (âŠ) angles aux rebords coupants, des pointes et des listels fort durs, qui rendent la marche impossible[15]. »
Les flancs des montagnes sont bordĂ©s dâalignements de matĂ©riaux fracturĂ©s, et peuvent se terminer par des sortes de plateaux dĂ©limitĂ©s par des talus Ă pic, rappelant des falaises, et sur lesquels lâon verra des jagunços (rebelles armĂ©s[note 1]) se tenir en embuscade.
Le paysage est entaillĂ© de profondes vallĂ©es encaissĂ©es, oĂč sâĂ©tirent les lits de ruisseaux le plus souvent Ă sec, qui ne se remplissent passagĂšrement que pendant les courtes saisons de pluies et ont principalement une fonction de canaux dâĂ©coulement que creusent au grĂ© du hasard les averses torrentielles saisonniĂšres. Les lĂ©gers filets dâeau qui serpentent entre dâĂ©pais blocs de pierre, Ă quoi ces ruisseaux se rĂ©duisent la plupart du temps, ne sont pas sans rappeler les oueds qui bordent le Sahara. Ces vallĂ©es sont dâautre part le siĂšge dâanciens lacs transformĂ©s depuis en Ă©tendues marĂ©cageuses, appelĂ©es ipueiras, qui servent de haltes obligatoires aux vaqueiros. Nonobstant leur aspect lugubre, ces ipueiras constituent, avec les puits et les caldeirĂ”es (puits naturels dans la roche oĂč sâaccumule lâeau de pluie), les seules ressources d'eau pour le voyageur[16].
Le fleuve Vaza-Barris, qui sans source Ă proprement parler, dĂ©pourvu de vĂ©ritables affluents hormis quelques petits tributaires aux eaux passagĂšres, traverse la rĂ©gion de part en part et se prĂ©sente le plus souvent sous lâaspect dâun chapelet de mares stagnantes, ou se trouve ĂȘtre carrĂ©ment sec Ă©voquant alors une large route poussiĂ©reuse et tortueuse. JusquâĂ la ville de Jeremoabo, Ă lâest, il se tord en de nombreux mĂ©andres et prĂ©sente un cours encaissĂ© par intermittence. Lors de ses crues, recueillant les eaux sauvages qui ruissellent des pentes qui le longent, il roule durant quelques semaines des eaux tumultueuses et boueuses, mais ne tarde pas Ă sâessouffler complĂštement en sâĂ©gouttant â phĂ©nomĂšne qui valut au fleuve son nom actuel (sâĂ©goutter se disant vazar en portugais)[17]. Cette configuration a Ă©tĂ© en partie bouleversĂ©e par la construction dâun barrage dans les annĂ©es 1960.
Le climat du sertĂŁo de Canudos est façonnĂ© en premier lieu par la mousson du nord-est, qui naĂźt de la forte aspiration des plateaux intĂ©rieurs jusquâau Mato Grosso. Les premiĂšres ondĂ©es qui se dĂ©versent des hauteurs nâatteignent tout dâabord pas la terre, mais tendent Ă sâĂ©vaporer Ă mi-chemin entre les couches dâair brĂ»lantes qui sâĂ©lĂšvent. Si cependant des pluies rĂ©guliĂšres viennent y succĂ©der, les sertĂ”es revivent et se transfigurent en une vallĂ©e fertile. Dâautre part, ces pluies adoptant le plus souvent lâallure dâun cyclone tropical, la rĂ©gion retrouve peu de temps aprĂšs, par le rapide drainage du terrain et par lâeffet de lâĂ©vaporation qui suit aussitĂŽt, ses habituelles ariditĂ© et dĂ©solation[18].
Tous les dix ans environ, Ă intervalles assez rĂ©guliers, la rĂ©gion est frappĂ©e de sĂ©cheresses, dont celle de 1877 fut particuliĂšrement calamiteuse. Le fait que ces Ă©pisodes de sĂ©cheresse prĂ©sentent une cadence dont, telles une loi naturelle, elles ne dĂ©vient que rarement, et quâelles surviennent toujours entre deux dates reconnues et notĂ©es depuis longtemps par les sertanejos, Ă savoir du au , permet de prĂ©dire leur apparition de façon fiable et prĂ©cise. Si une pĂ©riode sĂšche se prolonge au-delĂ de ces dates, elle sâĂ©tendra fatalement tout au long de lâannĂ©e, jusquâĂ ce que sâouvre un nouveau cycle[19].
Selon Da Cunha, la configuration du rĂ©seau routier, qui ne comportait guĂšre dâembranchement traversant cette rĂ©gion sinistre et dĂ©solĂ©e, semble indiquer que les voyageurs (explorateurs ou commerçants, s'organisant sous la forme dâentradas, expĂ©ditions au dĂ©part de la cĂŽte) sâefforçaient de contourner cette rĂ©gion, redoutant une traversĂ©e harassante. Par suite, les deux lignes de pĂ©nĂ©tration classiques Ă partir du littoral, qui atteignaient le fleuve Sao Francisco en deux points Ă©cartĂ©s lâun de lâautre â Juazeiro et Santo AntĂŽnio da GlĂłria â formaient de fait (toujours selon Da Cunha), depuis des temps Ă©loignĂ©s, les frontiĂšres dâun dĂ©sert[20]. En rĂ©alitĂ©, la zone de Canudos nâĂ©tait pas, et nâavait sans doute jamais Ă©tĂ©, totalement isolĂ©e ; elle avait Ă©tĂ© peuplĂ©e par des EuropĂ©ens dĂšs le dĂ©but du XVIe siĂšcle[21]. La ville de Juazeiro, dâoĂč partira la premiĂšre expĂ©dition contre Canudos en , se situe Ă 160 km environ (Ă vol dâoiseau) Ă lâouest-nord-ouest de Canudos et se trouve au milieu dâune zone verdoyante sur les bords du fleuve Sao Francisco.
Lâancienne fazenda (exploitation agricole) de Canudos, dĂ©laissĂ©e par ses propriĂ©taires (et non dĂ©sertĂ©e[22], comme lâaffirme Da Cunha) Ă lâarrivĂ©e des rebelles conselheiristes, composĂ©e dâun corps de logis et de quelques masures, occupait le versant nord de la colline de la Favela, laquelle bordait une courbe du Vaza-Barris, sur sa rive droite. Vue du sommet de cette colline, lâĂ©tendue en contrebas, au sol non moins perturbĂ© que le reste de la caatinga, oĂč viendrait se construire la ville de Canudos, pouvait donner lâillusion dâune vaste plaine ondoyante, la perspective effaçant pour un instant les innombrables mamelons rocheux dont elle Ă©tait parsemĂ©e. « LĂ se trouvait le Ciel », diront les nouveaux arrivants quand, depuis la Favela, ils apercevront Canudos pour la premiĂšre fois[23].
Enfin, il y a lieu de relever cette caractĂ©ristique de la caatinga, qui la distingue de la steppe ou de la pampa du sud brĂ©silien et de lâArgentine, et qui nâest pas sans portĂ©e militaire : le voyageur, et le soldat, ne jouit pas dâun large horizon et de la perspective des franches plaines ; la caatinga, au contraire, restreint le regard et entrave sa marche par sa trame vĂ©gĂ©tale, hĂ©rissĂ©e dâĂ©pines et de feuilles urticantes, et le torture psychologiquement en dĂ©roulant devant lui, sur dâinfinies distances, comme le note Da Cunha, « un aspect invariablement dĂ©solĂ© dâarbres sans feuilles, aux branches tordues et dessĂ©chĂ©es, crochues et entrecroisĂ©es, se dressant avec rigiditĂ© vers lâespace ou sâĂ©tirant souplement sur le sol (âŠ) ».
Aspects anthropologiques
La portion de territoire circonvoisinant la fazenda de Canudos apparaĂźt, mĂȘme selon les normes du sertĂŁo, comme trĂšs faiblement peuplĂ©e, avec une densitĂ© de population de seulement 0,6 habitants par km2 (selon le recensement de 1890), et confinait vers le nord-ouest au Raso da Catarina, Ă©tendue trĂšs aride et quasi inhabitable. La partie du sertĂŁo et de lâagreste quâAntĂŽnio Maciel parcourut pendant ses vingt annĂ©es de pĂ©rĂ©grinations, appelĂ©e pour cette raison sertĂŁo du Conselheiro, et dans laquelle se situe aussi Canudos, sâĂ©tendait dans les Ătats contigus de la Bahia et du Sergipe, englobait une dizaine de communes (les municĂpios de Pombal, Soure, Conde, Inhambupe, Entre Rios, Alagoinhas, Itapicuru, Tucano, Monte Santo et Jeremoabo), et comptait prĂšs de 220 000 habitants (pour 1,9 million dâhabitants dans lâensemble de lâĂtat de la Bahia). En 1872, soit 16 ans avant lâabolition de lâesclavage, le pourcentage dâesclaves dans cette mĂȘme rĂ©gion sâĂ©tablissait Ă 10,75 % en moyenne ; Ă Jeremoabo, ce chiffre Ă©tait faible (moins de 4 %), mais fort Ă©levĂ© Ă Monte Santo (12,7 %) et Ă Entre Rios (23,7 %)[24].
Que la prĂ©dication de Conselheiro ait eu un tel retentissement dans les sertĂ”es de la Bahia peut sans doute sâexpliquer en partie par certaines particularitĂ©s historiques, culturelles et psychologiques de la population locale. Celle-ci, isolĂ©e, vivant en un cercle Ă©troit jusquâĂ la fin du XIXe siĂšcle, avait Ă©voluĂ© et sâĂ©tait multipliĂ©e largement Ă lâabri de tout Ă©lĂ©ment Ă©tranger trois siĂšcles durant ; plongĂ©e dans un abandon quasi complet, la population demeura tout Ă fait Ă©trangĂšre aux destinĂ©es du BrĂ©sil central et conserva intactes les traditions du passĂ©. Selon Da Cunha (auquel lâon ne peut se dispenser de faire rĂ©fĂ©rence en ces matiĂšres, attendu que sa vision des choses, exprimĂ©e dans son cĂ©lĂšbre ouvrage, conditionnera pendant des dĂ©cennies la version dominante de cette guerre) se serait Ă©tabli dĂšs lâaube de lâhistoire du BrĂ©sil, au XVIe siĂšcle, un riche peuplement mixte, oĂč cependant lâIndien prĂ©dominait, sâamalgamant certes au blanc (incarnĂ© par des individus Ă©chappĂ©s Ă la justice ou par des aventuriers entreprenants) et au noir (reprĂ©sentĂ© par quelques nĂšgres marrons), mais sans que ces derniers fassent nombre au point dâannuler lâindĂ©niable influence indigĂšne ; en effet, Ă lâinstar des populations sertanejas qui sâĂ©taient constituĂ©es auparavant plus au sud-ouest, sur le cours moyen du fleuve SĂŁo Francisco, une population se serait formĂ©e Ă©galement, toujours selon Da Cunha, dans le sertĂŁo de Canudos avec une dose prĂ©pondĂ©rante de sang tapuia. Lâisolement, et une longue pĂ©riode de vie en vase clos faisant suite au mĂ©lange originel, auraient, toujours selon Da Cunha, produit une remarquable uniformitĂ© chez ces habitants, lesquels offrent des visages et des statures qui varient lĂ©gĂšrement autour dâun modĂšle unique, au point de donner lâimpression dâun type anthropologique invariable, donc inconfondable de prime abord avec le mĂ©tis du littoral atlantique, qui prĂ©sentait un aspect beaucoup plus variĂ© ; partout, affirme Da Cunha, les mĂȘmes caractĂšres physiques â mĂȘme teint bronzĂ©, cheveux lisses et durs, ou doucement ondulĂ©s, carrure athlĂ©tique â sâalliaient aux mĂȘmes caractĂšres moraux, se traduisant par les mĂȘmes superstitions, les mĂȘmes vices et les mĂȘmes vertus[25]. En rĂ©alitĂ©, il semble que la population du sertĂŁo ait Ă©tĂ© trĂšs variĂ©e racialement et ethniquement, et non homogĂšne comme le laissait supposer Da Cunha et, avec lui, dâautres auteurs. Les caboclos (mĂ©tis de blanc et dâIndien) composaient certes la majoritĂ© de la population, mais nâĂ©taient assurĂ©ment pas les seuls habitants de la rĂ©gion[26]. Les auteurs qui Ă©crivaient sur Canudos notĂšrent non seulement la pigmentation sombre de la plupart des adeptes de Conselheiro, mais soulignĂšrent aussi que nombre de sertanejos des classes supĂ©rieures Ă©taient de teint olivĂątre ou sombre[27]. Ă Jeremoabo p.ex., les registres de paroisse font Ă©tat en 1754 de ce qu'un cinquiĂšme seulement des rĂ©sidents permanents de la paroisse Ă©taient des blancs, le reste Ă©tant cataloguĂ©s comme pardos (mulĂątres sombres), mĂ©tis, Indiens et noirs[28]. La prĂ©sence de ces derniers Ă©tait plus importante que supposĂ©e initialement, spĂ©cialement dans les lieux isolĂ©s, naguĂšre recherchĂ©s par des noirs fugitifs, et de petits Ă©tablissements dâanciens esclaves, y compris de nĂšgres marrons, parsemaient encore le paysage[29]. Les Ă©lites du littoral, de la vision desquelles Da Cunha Ă©tait imprĂ©gnĂ©, tendaient Ă dĂ©prĂ©cier la vie campagnarde comme Ă©tant rustique et primitive, attitude qui nâĂ©tait pas sans reflĂ©ter un certain embarras devant le fait que le BrĂ©sil Ă©tait alors peuplĂ© en majoritĂ© Ă©crasante de gens de couleur[30].
Sur le plan culturel et psychologique, on trouvait alors dans la sociĂ©tĂ© rustique des sertĂ”es, par un cas remarquable dâatavisme, nous affirme Da Cunha, un riche hĂ©ritage constituĂ© dâun mĂ©lange dâanthropomorphisme indien, dâanimisme africain, mais aussi de certaines croyances et superstitions portugaises qui avaient gardĂ© (le temps sâĂ©tant ici en quelque sorte immobilisĂ©) la forme quâelles avaient Ă lâĂ©poque de la dĂ©couverte et de la colonisation. Le Portugal Ă lâĂ©poque de lâinquisition connut en effet plusieurs superstitions extravagantes, avait lâobsession des miracles, recherchait, dans le pressentiment dâune ruine prochaine, son salut dans les espĂ©rances messianiques, et de fait vit entrer en scĂšne plusieurs prophĂštes et illuminĂ©s. De surcroĂźt, le mysticisme politique du sĂ©bastianisme, disparu au Portugal, survivait alors encore intĂ©gralement, de façon particuliĂšrement impressionnante, dans les sertĂ”es du nord brĂ©silien[31] - [32]. Quant au spiritisme africain, il florissait surtout sur la cĂŽte et nâavait pĂ©nĂ©trĂ© lâintĂ©rieur des terres que faiblement, dans des poches habitĂ©es par dâanciens esclaves et leurs descendants. En revanche, les pratiques religieuses populaires empruntaient largement aux croyances indiennes anthropomorphiques et animistes, notamment sous la forme de personnages surnaturels ambulants etc[33].
Se superposait Ă ces atavismes une psychologie particuliĂšre induite par le milieu naturel : le sertanejo en effet vit en fonction directe de la terre, dont la productivitĂ© dĂ©pend du seul caprice des Ă©lĂ©ments, sur lesquels le sertanejo est conscient de nâavoir aucune prise. Il Ă©tait donc dâautant plus enclin Ă en appeler au merveilleux, Ă ressentir la nĂ©cessitĂ© dâune tutelle surnaturelle et Ă se vouloir un sujet docile de la divinitĂ©[34]. Les campagnards croyaient que le malheur rĂ©sultait de la non-acceptation par les individus de leur destin prĂ©dĂ©terminĂ©, et que les mauvaises fortunes, la maladie, les intempĂ©ries dĂ©vastatrices Ă©taient une rĂ©torsion divine consĂ©cutive Ă de mauvaises actions individuelles ; cela cependant ne les empĂȘchait pas de lutter avec acharnement pour surmonter les obstacles[35]. Ils voyaient les saints particuliers comme des protecteurs ou comme des patrons et affirmaient la nature paternelle de Dieu, qui savait dispenser protection et bienveillance, mais aussi infliger un sĂ©vĂšre et juste chĂątiment, Ă lâinstar du propriĂ©taire-patron dans son rĂŽle traditionnel. De la mĂȘme maniĂšre donc, la sujĂ©tion politique et sociale Ă©tait en gĂ©nĂ©ral acceptĂ©e sans protester ; la croyance populaire dans lâintervention surnaturelle diminuait ainsi la nĂ©cessitĂ© de mise en Ćuvre de moyens politiques et lĂ©gaux de contrĂŽle social[33]. Les visiteurs dĂ©crivaient la population locale comme docile et assoiffĂ©e de prĂ©ceptes religieux (Ă©vangĂ©liques) pour guider leur vie. Par ailleurs, 80 Ă 90 pour cent des habitants ne savaient ni lire ni Ă©crire, car aucun fonds ou presque nâĂ©tait allouĂ© Ă lâinstruction publique. Cet Ă©tat dâesprit, auquel sâassocie une indiffĂ©rence fataliste envers lâavenir et une propension Ă lâexaltation religieuse, a pu rendre le sertanejo rĂ©ceptif aux prĂ©dications de toutes sortes dâhĂ©rĂ©siarques et prophĂštes ambulants. Ă signaler Ă©galement un impressionnant culte des morts incitant le sertanejo Ă enterrer les morts Ă distance des hameaux, au bord des routes, de sorte Ă leur faire bĂ©nĂ©ficier Ă tout le moins de la compagnie Ă©pisodique des voyageurs.
LâĂ©conomie de ces sertĂ”es sâappuyait principalement sur lâĂ©levage de bovins. Câest celui-ci en effet qui constituait autrefois dans ces rĂ©gions le travail le plus profitable Ă lâhomme et Ă la terre. Si lâon excepte les quelques cultures vivriĂšres de crues sur le bord des riviĂšres, lâactivitĂ© du sertanejo se limitait Ă remplir lâoffice de vaqueiro, littĂ©ralement de vacher, le gardian des rĂ©gions septentrionales du BrĂ©sil, et le pendant du gaucho des Ătats du sud et de la pampa argentine. Le vaqueiro, dont Da Cunha tend Ă faire une figure centrale et emblĂ©matique de cette partie du sertĂŁo, mais dont il brosse un portrait assez fidĂšle[36], constituait en quelque sorte lâĂ©lite des classes infĂ©rieures et Ă©tait loin dâĂȘtre majoritaire. Au contraire des estancieiros du sud, les fazendeiros des sertĂ”es, dont les titres de propriĂ©tĂ© Ă©taient un hĂ©ritage du systĂšme de donation colonial, vivaient sur le littoral, loin de leurs vastes domaines et, pour certains dâentre eux, ne sây rendaient jamais, se contentant de recueillir en parasites lâusufruit des rentes de leurs terres. Les vaqueiros, dâune infaillible fidĂ©litĂ©, au statut semblable Ă celui des serfs, leur Ă©taient liĂ©s par un contrat qui leur assurait un certain pourcentage de la production et restaient toute leur existence sur le mĂȘme morceau de terre, tenus de prendre soin toute leur vie, avec abnĂ©gation, de troupeaux qui ne leur appartenaient pas, sans que les propriĂ©taires ne songeassent jamais Ă les contrĂŽler. RevĂȘtus de leur caractĂ©ristique tenue de cuir, les sertanejos possĂ©daient lâart de dresser prestement leur cabane de pisĂ© au bord dâune mare et Ă tirer le plus grand parti possible des maigres ressources de la caatinga. Lâun des temps forts de leur activitĂ© est la vaquejada, ensemble de manĆuvres visant Ă regrouper le troupeau, et oĂč il faisait montre de tout son savoir-faire de meneur de bĂ©tail et de cavalier[37].
Lorsque mĂȘme, dans la plĂ©nitude des sĂ©cheresses, les sertĂ”es ne se distinguaient plus guĂšre du dĂ©sert, le vaqueiro ne se rĂ©signait Ă lâexode, et encore seulement de façon temporaire, quâen derniĂšre extrĂ©mitĂ© ; jusque-lĂ , il aura rĂ©sistĂ© avec les rĂ©serves emmagasinĂ©es pendant les jours de prospĂ©ritĂ©[38].
Organisation socio-Ă©conomique du sertĂŁo
Si Da Cunha donne une description assez fidĂšle de la vie quotidienne dans le sertĂŁo[39], il est frappant quâil ne sâattarde guĂšre aux structures sociales et aux rapports Ă©conomiques. Pourtant, ces aspects sont sans doute les plus Ă mĂȘme dâexpliquer lâexode dâune partie de la population vers Canudos. En outre, Da Cunha tend Ă caractĂ©riser comme pastorale la population sertanejo tout entiĂšre, alors que la majoritĂ© de la population vivait en rĂ©alitĂ© dâagriculture sĂ©dentaire et de petit commerce.
LâĂ©lĂ©ment central de lâorganisation sociale du sertĂŁo Ă©tait la grande propriĂ©tĂ© terrienne. Au cours des siĂšcles prĂ©cĂ©dents, la couronne portugaise avait octroyĂ© des sesmarias, vastes Ă©tendues de terre (jusquâĂ six lieues, soit plus de trente kilomĂštres de profondeur) Ă un certain nombre dâindividus. Quelques familles, notablement le clan Garcia dâĂvila, acquirent ainsi des domaines atteignant parfois plus de 200 lieues dans la Bahia[40]. Au milieu du XIXe siĂšcle, moins de 5 pour cent Ă coup sĂ»r, et probablement moins de un pour cent de la population rurale Ă©tait propriĂ©taire de terres[41]. Une catĂ©gorie Ă part sont les propriĂ©taires absentĂ©istes, contents de laisser leurs propriĂ©tĂ©s entre les mains de rĂ©gisseurs, afin de mener de prĂ©fĂ©rence une vie citadine sur la cĂŽte[42]. Les propriĂ©taires fonciers, et aussi les Ă©lites politiques, Ă©taient les plus farouches Ă combattre la moindre menace du statu quo, et de ce point de vue, le phĂ©nomĂšne Canudos, qui Ă©branlait la relation traditionnelle travail-terre (rien que par le fait quâil avait pour effet de dĂ©baucher du personnel des grandes exploitations agricoles), devait inĂ©vitablement susciter une rĂ©action hostile de la part de la grande propriĂ©tĂ© terrienne[40].
Les propriĂ©taires fonciers occupent le sommet de la pyramide sociale, en compagnie des grands nĂ©gociants, des gens dâĂ©glise et des fonctionnaires (reprĂ©sentant ensemble environ 3 % de la population). Le 2e niveau de cette pyramide Ă©tait composĂ© des marchands et gens dâaffaires dâimportance moindre et des petits fonctionnaires. Vient ensuite le 3e niveau, correspondant aux Ă©chelons supĂ©rieurs du peuple des campagnes : petits propriĂ©taires, muletiers, artisans, indĂ©pendants, vaqueiros. Il y avait dans le sertĂŁo bahianais une façon de classe moyenne campagnarde, composĂ©e de mĂ©tayers, dont quelques-uns possĂ©daient quelques esclaves, et d'une poignĂ©e dâartisans et de commerçants vivant dans les bourgs de campagne[43]. Le vaqueiro jouissait sans doute du statut le plus Ă©levĂ© parmi les classes infĂ©rieures ; il travaillait aux conditions de contrats qui lui accordaient lâusage dâune Ă©tendue de pĂąturage, la libertĂ© totale dans la gestion du troupeau confiĂ© Ă ses soins (gĂ©nĂ©ralement pour une pĂ©riode jusquâĂ un an, avant la venue dâun agent chargĂ© par le propriĂ©taire de dĂ©nombrer les tĂȘtes de bĂ©tail), et parfois la propriĂ©tĂ© de chaque quatriĂšme veau mis bas[44] ; les vaqueiros vivaient toute leur vie sur la mĂȘme portion de terre et pouvaient dans quelques cas devenir fermiers eux-mĂȘmes. Au bas de lâĂ©chelle sociale se retrouvaient : les mĂ©tayers les moins fortunĂ©s, dits moradores, payant une rente Ă la fois en nature et sous forme de travail, et pouvant ĂȘtre expulsĂ©s Ă tout moment, groupe de plus en plus nombreux que venaient gonfler les petits propriĂ©taires ayant perdu leur terre Ă cause des sĂ©cheresses et Ă la suite de la fĂ©dĂ©ralisation du pays et des nouvelles taxes sur la terre perçues par les Ătats fĂ©dĂ©rĂ©s[45] ; les journaliers, en particulier ceux autorisĂ©s Ă cultiver un lopin en Ă©change de travaux de dĂ©frichement, ce qui dispensait les propriĂ©taires de payer des salaires[46] ; les ouvriers agricoles ; les occupants illĂ©gaux de terres ; les sans-terre etc., â soit environ 70 % de la population.
De façon gĂ©nĂ©rale, les Ă©carts entre riches et pauvres Ă©taient bien moins grands dans le sertĂŁo que dans les villes cĂŽtiĂšres, oĂč des misĂ©reux cĂŽtoyaient une aristocratie huppĂ©e[47]. La plupart des sertanejos vivaient en tant que mĂ©tayers dans des conditions certes misĂ©rables, mais gardaient une libertĂ© de mouvement limitĂ©e et un farouche esprit dâautonomie. Dans les lieux aux mains de propriĂ©taires absents, oĂč tous les rĂ©sidents partageaient une sorte de pauvretĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e, la sociĂ©tĂ© Ă©tait rudimentairement structurĂ©e de façon vaguement Ă©galitaire, effet que renforçait lâisolement gĂ©ographique[21]. Le systĂšme exigeait la docilitĂ© et menaçait constamment de violence les habitants. Les jeunes gens â en particulier les esclaves affranchis â Ă©taient rĂ©guliĂšrement enrĂŽlĂ©s de force dans l'armĂ©e, tant dans les troupes de lâĂtat fĂ©dĂ©rĂ© que dans celles fĂ©dĂ©rales[48]. Si, dans le tabuleiro (plateau cĂŽtier) et dans le sertĂŁo, mĂȘme les citoyens les plus pauvres jouissaient de certaines formes dâindĂ©pendance â libertĂ© de mouvement, disponibilitĂ© de terres pour le fermage Ă bail, rapports contractuels entre mĂ©tayer et propriĂ©taire â peu propices au comportement docile[47], les sertanejos en Ă©taient cependant rĂ©duits, en lâabsence de structures horizontales pour les fĂ©dĂ©rer, Ă une relation verticale client/patron, plus contraignante Ă mesure que le dĂ©veloppement Ă©conomique, avec son besoin de plus grande spĂ©cialisation, augmentait[49]. Cultiver hors fermage et sans payer un bail au propriĂ©taire Ă©tait malaisĂ©, en particulier Ă cause de lâaccĂšs limitĂ© Ă lâeau potable. Les cultivateurs sauvages Ă©taient gĂ©nĂ©ralement chassĂ©s aprĂšs quelques saisons. La plupart des ruraux demeuraient sur leur sol natal toute leur vie durant, quelles que fussent les conditions quâon leur imposait, et sous ce rapport lâexode de milliers de sertanejos vers Canudos fait donc figure dâĂ©vĂ©nement remarquable. En gĂ©nĂ©ral, la population restait stable, grĂące Ă un fort taux de natalitĂ©[50].
Dans les municĂpios ruraux, qui constituaient la subdivision administrative la plus petite et Ă©taient virtuellement autonomes, les oppositions politiques ne reflĂ©taient pas des dĂ©saccords proprement idĂ©ologiques, mais plutĂŽt des rivalitĂ©s entre factions de lâĂ©lite luttant pour lâhĂ©gĂ©monie, certes sur fond de consensus selon lequel il importait de tenir les rĂȘnes au bas peuple pour son propre bien. Les institutions Ă©taient Ă©troitement liĂ©es Ă des structures informelles mais incontournables, basĂ©es sur les liens familiaux, les amitiĂ©s politiques, les rapports personnels, lâentregent[51]. La vie politique Ă©tant dominĂ©e par les luttes de clan, une loyautĂ© Ă toute Ă©preuve Ă©tait exigĂ©e des subordonnĂ©s. La figure dominante du municĂpio Ă©tait le coronel[52], en rĂšgle gĂ©nĂ©rale le principal propriĂ©taire terrien ou son client. Dans le systĂšme du coronĂ©lisme, le pouvoir privĂ© sâexerçait au moyen dâune Ă©ventail graduĂ© de contraintes, allant du patronage au meurtre. Les coroneis se garantissaient lâimpunitĂ© Ă travers le choix, dĂ©cidĂ© par leurs soins, des juges locaux et du chef de la police locale. Dans ce systĂšme, lâhonneur personnel jouait un rĂŽle central, donnant lieu souvent Ă des Ă©clatements de violence et Ă des vendettas[53]. Une libertĂ© dâaction quasi illimitĂ©e leur Ă©tait accordĂ©e par les fonctionnaires de lâĂtat fĂ©dĂ©rĂ© moyennant quâils assurent lors des Ă©lections le racolage de voix (par lâintimidation et la manipulation) en faveur dâhommes politiques. Ces Ă©lites locales maintenaient un contrĂŽle quasi absolu sur leur zone dâinfluence ; en Ă©change de ce rĂŽle, elles obtenaient lâappui de lâĂtat sous forme de lâallocation de ressources budgĂ©taires et de prises de dĂ©cision favorables dans des matiĂšres telles que les investissements publics, le tracĂ© des voies ferrĂ©es, lâenvoi de troupes sâil y a lieu[54]. Certains coroneis exerçaient leur pouvoir par procuration, dâautres adoptaient des postures plus flamboyantes, occupant parfois des postes plus Ă©levĂ©s (de dĂ©putĂ© etc.) tout en gardant leur municĂpio comme fief ; câest ainsi que des coroneis propriĂ©taires de Jeremoabo, commençant Ă ressentir, Ă travers le dĂ©bauchage de leur personnel, les effets de lâexode vers Canudos, purent jouer de leur influence Ă lâassemblĂ©e de lâĂtat de Bahia pour faire dĂ©cider la premiĂšre expĂ©dition contre les conselheiristes.
La main-dâĆuvre agricole Ă©tait maintenue bon marchĂ© dâabord par lâemploi dâesclaves (jusquâĂ lâabolition), puis par des journaliers sans attaches et par la forte mobilitĂ© des sans-terre. Les journaliers nâavaient aucun moyen dâacquĂ©rir de la terre, abstraction faite de quelques petits mĂ©tayers qui rĂ©ussissaient Ă acheter du terrain, allant ainsi constituer le germe dâune classe de petits propriĂ©taires. Mais la grande majoritĂ© passait sa vie comme mĂ©tayer ou comme agregado (cultivateur illĂ©gal), sans jamais pouvoir entrer en possession de terre, aussi bon marchĂ© que fĂ»t cette terre[55], ou encore comme travailleur ambulant, constamment en quĂȘte de travail[56]. Les employeurs avaient toute licence dâembaucher et de licencier, de dĂ©finir les salaires, et de rĂ©primer les mĂ©contentements[51]. Lâabolition modifia peu la situation rĂ©gionale : lâĂ©mancipation des esclaves ne conduisit quâĂ ce que les planteurs en vinrent Ă rĂ©clamer de nouvelles lois sur le vagabondage et une extension des pouvoirs de police, sans quâil y eĂ»t pourtant dâaccroissement des taux de dĂ©linquance. Le systĂšme donc se maintenait intact ; une raison en a pu ĂȘtre le malaise gĂ©nĂ©ral dans lequel vivaient les sertanejos, qui souffraient par millions de maladies infectieuses et de malnutrition chronique. Le taux de mortalitĂ© infantile du BrĂ©sil Ă©tait parmi les plus Ă©levĂ©s du monde. En lâabsence de mĂ©decins formĂ©s, toutes sortes de charlatans sillonnaient le sertĂŁo[57]. En cas de calamitĂ© naturelle, il y avait peu Ă attendre des autoritĂ©s : celles-ci internaient alors les migrants, enrĂŽlaient de force dans le service militaire, et empĂȘchaient les familles campagnardes en dĂ©tresse de pĂ©nĂ©trer dans le pĂ©rimĂštre des villes. La vie Ă©tait stressante et incertaine pour quasi tous les sertanejos[58].
Les forces de police, pauvrement Ă©quipĂ©es, mal dirigĂ©es, Ă©taient peu nombreuses : en 1870, seuls 283 gardes champĂȘtres patrouillaient lâensemble du sertĂŁo bahianais. Pour renouveler les effectifs, lâon recourait souvent Ă lâenrĂŽlement de force de jagunços, jusquâĂ leur dĂ©sertion[59].
Le systĂšme judiciaire fonctionnait comme un outil de domination sociale, non de justice sociale. Le BrĂ©sil ne possĂ©dant pas, jusquâĂ la fin du XIXe siĂšcle, de codes civil et pĂ©nal, lâapplication de la justice laissait la voie ouverte Ă un arbitraire des plus extrĂȘmes dans le traitement de lâaccusĂ©. Les juges, mĂȘme diplĂŽmĂ©s de prestigieuses Ă©coles de droit, opĂ©raient dans les strictes limites du systĂšme patriarcal clanique[60]. Les gens du commun nâavaient que peu de droits, quand dĂ©jĂ ils en avaient. Les lois provinciales permettaient de dĂ©tenir quelquâun en lâabsence dâinculpation formelle, sur la seule base dâun soupçon, ou pour vagabondage (dont on Ă©largissait la dĂ©finition extralĂ©gale jusquâĂ inclure tous ceux qui, bien que jugĂ©s aptes au travail, ne travaillaient pas[61]), mendicitĂ©, prostitution, ivrognerie, ou atteinte Ă lâordre public[39].
Au BrĂ©sil, Ă la fin du XIXe siĂšcle, la principale source de recettes fiscales Ă©tait la vente de timbres fiscaux, suivie par les droits sur les transferts de propriĂ©tĂ©, les patentes professionnelles et commerciales, et les taxes Ă lâexportation. LâimpĂŽt foncier Ă©tait inexistant, de mĂȘme que lâimpĂŽt sur le revenu et les droits de succession. Tout projet public devait ĂȘtre financĂ© par des bons du trĂ©sor ou par des emprunts Ă lâĂ©tranger renouvelables annuellement[62]. Avec lâavĂšnement de la rĂ©publique et de la fĂ©dĂ©ralisation du pays, et la subsĂ©quente autonomie fiscale, entraĂźnant la nĂ©cessitĂ© de nouvelles recettes propres, lâon entreprit de combattre lâĂ©vasion fiscale et de taxer les transactions commerciales dans les foires rurales et dâinstaurer des droits de place â un jour, AntĂŽnio Conselheiro dĂ©fendit avec vĂ©hĂ©mence contre les autoritĂ©s une marchande de foire incapable de payer sa patente. La mĂ©fiance de la population des campagnes Ă lâĂ©gard de la nouvelle lĂ©gislation fĂ©dĂ©rale des poids et mesures (avec calibrage obligatoire), â mĂ©fiance qui vint Ă sâexprimer parfois avec violence, notamment Ă travers la rĂ©volte dite du Quebra-Quilos â, sâexplique par la crainte, au demeurant justifiĂ©e, de voir instaurĂ©es encore de nouvelles taxes[63].
Au milieu du XVIIIe siĂšcle, la paroisse sertaneja de Jeremoabo ne comptait que 252 habitants et nâabritait sur son vaste territoire que 152 fazendas et sĂtios, la plupart avec deux ou trois esclaves ; il Ă©tait rare quâune fazenda abrite plus de 20 personnes. La grande majoritĂ© des domaines agricoles connaissaient une sĂ©cheresse saisonniĂšre, manquaient de puits, voire de trous dâeau pour le bĂ©tail, et lâeau de pluie Ă©tait simplement recueillie dans des mares. Quelques grandes fazendas en revanche, au nombre dâune douzaine, bordaient lâun ou lâautre des petits fleuves locaux, et Ă©taient donc privilĂ©giĂ©es[28]. LâindĂ©pendance ne changea guĂšre cette situation, la plupart des terres restant en lâespĂšce aux mains des hĂ©ritiers du clan Garcia dâĂvila. Au cours du XIXe siĂšcle, la politique impĂ©riale tendit Ă rendre davantage de terres disponibles Ă lâachat, mais les droits sur lâeau Ă©taient jalousement gardĂ©s par les propriĂ©taires terriens traditionnels. En tout Ă©tat de cause, les terres Ă©taient rarement inventoriĂ©es. Afin de prĂ©server leurs droits lĂ©gaux sur la terre et pour prĂ©venir des occupations indĂ©sirĂ©es, les propriĂ©taires donnaient Ă bail des parcelles Ă des membres de leur famille ou Ă des clients, ou leur en permettaient lâusage Ă long terme. De plus en plus de terres publiques passaient aux mains des grands propriĂ©taires, tandis que les petits fermiers ne florissaient pas, attendu que toute Ă©tendue de terre ayant accĂšs Ă lâeau Ă©tait toujours dĂ©tenue par de gros propriĂ©taires, du reste souvent absents car prĂ©fĂ©rant rĂ©sider dans les villes cĂŽtiĂšres[64]. Les petites fermes indĂ©pendantes Ă©taient situĂ©es dans des oasis (brejos) ayant des prĂ©cipitations suffisantes, ou dans le sertĂŁo, le long des cours dâeau saisonniers[58]. Au XIXe siĂšcle, jusquâĂ 80 % des terres arables dĂ©tenues par des fazendeiros Ă©taient inutilisĂ©es sauf pour y faire paĂźtre le bĂ©tail. En raison de lâariditĂ©, 10 ha au moins Ă©taient nĂ©cessaires pour soutenir une seule tĂȘte de bĂ©tail[65].
LâĂ©conomie agricole consistait en une monoculture de plantation, qui dominait tout le BrĂ©sil du nord au sud et Ă©coulait ses produits sur les marchĂ©s dâexportation du XIXe siĂšcle. La partie occidentale du sertĂŁo bahianais Ă©tait la rĂ©gion dâĂ©levage du BrĂ©sil ; câest le royaume des vaqueiros, qui chaque annĂ©e rassemblaient leurs troupeaux et les menaient vers les abattoirs situĂ©s prĂšs des centres de marchĂ©[66]. Dans une trĂšs large mesure, le sertĂŁo bahianais Ă©tait restĂ© dâun caractĂšre strictement rural : il nây avait pas dâindustrie, en particulier pas dâindustrie agro-alimentaire, pas de secteur de transport, pas dâactivitĂ© professionnelle du bĂątiment. La plupart des familles construisaient leur maison eux-mĂȘmes, de mĂȘme que les femmes confectionnaient Ă domicile et Ă la main tous leurs vĂȘtements. La bourgade de Monte Santo, dotĂ©e dâun sol rocailleux et moins fertile, possĂ©dait un artisanat (fabrication de hamacs) et quelques tanneries. Elle abritait aussi une prison dont les gardiens, ne pouvant sâoffrir un logis, vivaient avec les prisonniers[67]. Les foires (feira) reprĂ©sentaient un vĂ©ritable systĂšme Ă©conomique et Ă©taient une institution vitale pour lâĂ©conomie locale : elles Ă©taient ouvertes Ă tous, se dĂ©plaçaient de ville en ville, selon un roulement hebdomadaire fixe (les gros bourgs revendiquant les samedis), fonctionnaient comme des lieux dâĂ©change, dâexposition, de marchandage, de socialisation et de divertissement pour toute la rĂ©gion[47]. Si la survie dans le sertĂŁo nĂ©cessitait un haut degrĂ© dâautosuffisance, mĂȘme la zone la plus Ă©cartĂ©e ne restait toutefois pas entiĂšrement coupĂ©e de tout contact avec le systĂšme de marchĂ©[40]. Cependant, en la quasi-absence de chemin de fer, une plaque tournante commerciale moderne Ă©tait encore inexistante[66]. Du reste, les chemins de fer Ă©taient souvent perçus comme une manifestation du mal, voire comme la preuve que la fin du monde Ă©tait imminente, et firent peu pour rĂ©duire lâisolement psychologique des arriĂšre-pays[63]. La modernisation, lĂ oĂč elle eut lieu, entraĂźna une mobilitĂ© sociale vers le bas en divisant par deux la quantitĂ© de main-dâĆuvre nĂ©cessaire, ce que lâarrivĂ©e de nouvelles activitĂ©s Ă©conomiques ne parvint pas Ă compenser[68].
La stagnation Ă©conomique gĂ©nĂ©rale et un niveau de vie invariablement bas dans le sertĂŁo faisaient que peu de familles menaient une vie aisĂ©e[64]. Lâalimentation, qui consistait surtout en fĂ©culents et comprenait trĂšs peu de viande, ne permettait pas en moyenne de garantir un apport calorique suffisant (restant en deçà des 3 000 calories nĂ©cessaires), et moins encore en cas de sĂ©cheresse (lâapport tombant alors sous les 1 000 calories). Les observateurs faisaient Ă©tat dâeffets trĂšs dĂ©lĂ©tĂšres sur les enfants et les femmes enceintes.
Telle quelle, lâĂ©conomie du sertĂŁo Ă lâĂ©poque de Canudos en Ă©tait donc essentiellement une de subsistance, dont les maigres surplus â surtout haricots et maĂŻs, ainsi que les produits de lâĂ©levage intensif de bovins, de caprins et dâovins, dans une moindre mesure de porcins et dâĂ©quidĂ©s â sâĂ©coulaient dans un circuit commercial rĂ©gional. Les exportations restaient fort modestes et concernaient surtout le bĂ©tail sur pied, le cuir, le tabac, et par endroits aussi le sucre de canne et lâeau-de-vie de canne. Tous les produits finis â outillage, objets mĂ©nagers et superfluitĂ©s â devaient ĂȘtre importĂ©s, Ă lâexception des vĂȘtements Ă texture grossiĂšre tissĂ©s sur place et les articles de poterie[69]. Il est remarquable pourtant qu'en dĂ©pit de la supposĂ©e infertilitĂ© de la zone, les Canudenses rĂ©ussirent Ă cultiver sur les rives du Vaza-Barris des agrumes, des melons, de la canne Ă sucre et divers types de lĂ©gumes ; la condition prĂ©alable dâexistence de telles cultures Ă©tait cependant une pluviositĂ© satisfaisante et suffisamment bien rĂ©partie ; la non-rĂ©alisation frĂ©quente de cette condition sâaggravait de lâabsence ou de lâinsuffisance dâinfrastructures hydrologiques propres Ă rĂ©duire cette dĂ©pendance vis-Ă -vis du climat. Un rapport de la municipalitĂ© de Bom Conselho soulignait que « les barrages existants se trouvaient en possession de particuliers, tandis que ceux publics Ă©taient totalement dĂ©labrĂ©s », la parcimonie de la nature se combinant ainsi Ă lâincurie politique pour rendre impossible une agriculture dâexportation. Significativement, dans le discours qui sera construit Ă propos du sertĂŁo par les Ă©lites du centre, les dramatiques sĂ©cheresses prolongĂ©es apparaĂźtront non comme un phĂ©nomĂšne cyclique hors norme, mais au contraire comme la normalitĂ© du sertĂŁo[70]. Lâhistorien Dawid Danilo Bartelt conclut que le sertĂŁo renferme un rĂ©el potentiel Ă©conomique, le sol Ă©tant Ă beaucoup dâendroits incontestablement fertile et propice Ă une culture diversifiĂ©e, pour autant quâil soit suffisamment arrosĂ©. La pluviositĂ© est le grand facteur dĂ©terminant de lâĂ©conomie et dĂ©cide de la rĂ©alisation dudit potentiel, Ă moins quâil ait Ă©tĂ© dâautre façon pourvu Ă une irrigation suffisante. Ă lâagriculture de subsistance rĂ©pondait un commerce qui nâĂ©tait que partiellement monĂ©tarisĂ© et ne dĂ©passait guĂšre les limites rĂ©gionales[69].
La prostitution Ă©tait endĂ©mique et concernait une proportion considĂ©rable de la population fĂ©minine. En effet, aucun autre moyen de subsistance ne sâoffrait aux femmes des classes infĂ©rieures illettrĂ©es lorsquâelles avaient Ă©tĂ© abandonnĂ©es ou Ă©taient devenues veuves[71].
La communauté de Canudos
La figure dâAntĂŽnio Conselheiro
AntĂŽnio Conselheiro, fondateur et chef spirituel jusquâĂ sa mort de la communautĂ© de Belo Monte, naquit en 1830, sous le nom dâAntĂŽnio Maciel, dans une bourgade de la caatinga de lâĂtat de CearĂĄ, dans le nord du BrĂ©sil. Il avait le teint olivĂątre, attribuĂ© plus tard Ă une ascendance en partie indienne[72]. Ses parents, Ă©leveurs et nĂ©gociants, appartenant Ă la classe conservatrice, soumettaient leurs enfants Ă une stricte discipline religieuse et destinaient AntĂŽnio Ă lâĂ©tat de prĂȘtre. La mort prĂ©maturĂ©e de sa mĂšre en dĂ©cida autrement, mais AntĂŽnio Conselheiro reçut nĂ©anmoins quelque instruction de son grand-pĂšre instituteur. AprĂšs avoir abandonnĂ©, pour insuccĂšs, le commerce quâil avait hĂ©ritĂ© de ses parents, il gagna sa vie comme instituteur, puis comme avocat sans titre, au service des dĂ©munis. Il contracta un mariage malheureux avec une sienne cousine, ĂągĂ©e de 15 ans ; Ă la suite de lâadultĂšre de celle-ci avec un milicien, et placĂ©, selon le code dâhonneur sertanejo, devant le choix soit de se venger (c'est-Ă -dire dâassassiner femme et amant), soit dâune humiliation interminable, il choisit la 3e option, la fuite[73]. Il quitta donc la contrĂ©e natale et sâen alla sĂ©journer dans les sertĂ”es du Cariri pour y travailler comme enseignant rural, mais manifesta bientĂŽt un penchant pour le mysticisme chrĂ©tien.
Il entama alors, Ă partir du milieu des annĂ©es 1860, une pĂ©riode de pĂ©rĂ©grinations Ă travers les sertĂ”es du nord-este brĂ©silien, exerçant divers mĂ©tiers et accompagnant les missionnaires itinĂ©rants qui prĂȘchaient dans les foires hebdomadaires. Avare de paroles, sâinfligeant pĂ©nitences et mortifications, dâune grande maigreur et dâun bizarre accoutrement, avec son invariable tunique bleue, il faisait forte impression auprĂšs des sertanejos, et des fidĂšles se mirent Ă le suivre, sans quâil les y eĂ»t incitĂ©s. Peu Ă peu, il se mua en ermite ambulant et en prĂ©dicateur, prĂȘchant ce qui pouvait paraĂźtre un obscur mĂ©li-mĂ©lo de morale chrĂ©tienne et de visions apocalyptiques, chantant des litanies et rĂ©citant des chapelets et, Ă lâissue de ses homĂ©lies, ordonnait des pĂ©nitences. Son passage profitait bien souvent aux bourgs visitĂ©s, AntĂŽnio Conselheiro prenant soin de laisser une trace palpable de chacun de ses passages : des cimetiĂšres Ă lâabandon Ă©taient rĂ©parĂ©s â lâenterrement Ă©tait un rite extrĂȘmement important dans la sociĂ©tĂ© du sertĂŁo[74] â, des citernes dâeau construites, des Ă©glises restaurĂ©es, des temples ruinĂ©s remis en Ă©tat, ou de nouvelles Ă©glises et chapelles Ă©rigĂ©es ; tandis que les nantis livraient sans compensation les matĂ©riaux nĂ©cessaires, les maçons et charpentiers fournissaient bĂ©nĂ©volement leur force de travail et leur savoir-faire, et le peuple se chargeait dâacheminer les pierres. Des lĂ©gendes se tissaient autour de sa personne et on lui attribuait des miracles, que lui-mĂȘme se gardait de revendiquer, tenant en effet pour devise que seul Dieu est grand (sĂł Deus Ă© grande) et ne signant ses Ă©crits que par AntĂŽnio Vicente Mendes Maciel, jamais par Santo ou Bom Jesus, ou mĂȘme par Conselheiro. Il est peu de localitĂ©s, dans toute la rĂ©gion de Curaçå, oĂč on ne lâait pas aperçu, accompagnĂ© de son cortĂšge dâadeptes, faisant son entrĂ©e solennelle dans le bourg Ă la tĂȘte dâune foule recueillie et silencieuse, arborant des images, des croix et des banniĂšres religieuses ; les activitĂ©s normales sâinterrompaient, et la population convergeait vers le village, oĂč AntĂŽnio Conselheiro Ă©clipsait alors les autoritĂ©s locales durant quelques jours. Une tonnelle de feuillage Ă©tait dressĂ©e sur la place pour donner place aux dĂ©vots qui venaient y faire leurs priĂšres, de mĂȘme que lâon montait une estrade pour permettre Ă Conselheiro de prononcer ses prĂȘches, dont lâassistance se montait parfois jusquâĂ trois mille personnes[75]. Avant de parler, il gardait le regard fixe pendant quelques minutes, comme en trance, dans le but sans doute dâaccrocher le public et de renforcer lâimpact de ses sermons â comportement qui sera volontiers outrĂ© par les chroniqueurs contemporains, et aussi par Da Cunha, pour accrĂ©diter lâidĂ©e de dĂ©mence. Parmi les tĂ©moins oculaires Ă qui il fut donnĂ© dâentendre Conselheiro parler, quelques-uns seulement ont dĂ©crit leurs rĂ©actions ; la plupart cependant Ă©taient prĂ©disposĂ©s Ă ne voir en lui que ce quâils voulaient y voir : des signes de dĂ©sĂ©quilibre mental et de fanatisme[76]. En rĂ©alitĂ©, il nây a rien dans ses Ă©crits qui indique quelque type de manie ou de comportement dĂ©sĂ©quilibrĂ© que ce soit. Des tĂ©moins plus objectifs sâĂ©merveillaient au contraire de son affabilitĂ© et de sa sollicitude envers les victimes des vexations politiques et de lâarbitraire policier[75].
Si ses sermons dĂ©veloppaient souvent des thĂšmes apocalyptiques, ils les empruntait Ă des sources liturgiques reconnues, en particulier Ă MissĂŁo Abreviada du prĂȘtre et prĂ©dicateur itinĂ©rant portugais Manoel Couto ; le texte de ses homĂ©lies et de ses prĂȘches, nonobstant leur insistance sur le pĂ©chĂ© individuel, la pĂ©nitence et lâimminence du jugement dernier, reflĂ©taient une vision thĂ©ologique en accord avec les enseignements de lâĂ©glise au XIXe siĂšcle, lors mĂȘme quâils Ă©taient susceptibles de choquer ceux qui avaient coutume de prendre moins littĂ©ralement les mises en garde apocalyptiques de la bible. La base de sa prĂ©dication Ă©taient des homĂ©lies familiĂšres, insistant sur lâĂ©thique, la moralitĂ©, les vertus du dur travail, et la piĂ©tĂ©[77], flĂ©trissant tout autant les employeurs qui trompaient leur personnel que les employĂ©s qui commettaient des vols[75]. Il fulminait contre le protestantisme, la franc-maçonnerie, la laĂŻcitĂ©, les juifs etc. mais le plus souvent prĂŽnait la pĂ©nitence, la moralitĂ©, la droiture et la dĂ©votion, sans sâinterdire de donner des contenus pratiques Ă sa prĂ©dication.
MillĂ©nariste, craignant et pressentant lâavĂšnement de lâAntĂ©christ, et convaincu que la fin du monde Ă©tait proche, laquelle serait prĂ©cĂ©dĂ©e dâune sĂ©rie dâannĂ©es de malheurs, AntĂŽnio Conselheiro esquissait une morale en accord avec lâimminence de la catastrophe finale et du jugement dernier subsĂ©quent : il Ă©tait vain en particulier, dans cette perspective, de vouloir conserver fortunes et possessions, et le prĂ©dicateur exhortait donc ses fidĂšles Ă renoncer Ă leurs biens terrestres, vouĂ©s de toute maniĂšre Ă sombrer dans une apocalypse prochaine. De mĂȘme, il fallait abjurer les joies fugaces, repousser la plus lĂ©gĂšre pointe de vanitĂ©, et transformer sa vie sur terre en un rigoureux purgatoire. La beautĂ©, visage tentateur de Satan, Ă©tait Ă proscrire, spĂ©cialement la coquetterie fĂ©minine. Il prĂ©conisait la chastetĂ© et en vint Ă Ă©prouver une horreur absolue pour la femme, sur lesquelles il se refusait mĂȘme Ă porter le regard. Paradoxalement, la vertu Ă©tait comme une forme supĂ©rieure de la vanitĂ©, une manifestation dâorgueil, et du reste, il importait peu que les hommes commissent les pires excĂšs ou quâils agissent vertueusement[78]. Si lâon en croit Da Cunha, ces conceptions devaient aboutir Ă quasiment abolir le mariage et Ă ce quâune promiscuitĂ© et une dĂ©bauche effrĂ©nĂ©es rĂ©gnaient aussitĂŽt Ă Canudos, faisant pulluler les enfants illĂ©gitimes. Dans cette mĂȘme logique, le Conselheiro nĂ©gligeait, lors des conseils quotidiens, dâaborder les aspects de la vie conjugale et de fixer des normes pour les couples nouvellement constituĂ©s : les derniers jours du monde Ă©tant comptĂ©s, il Ă©tait superflu en effet de les gĂącher par de vains prĂ©ceptes, alors que le cataclysme imminent allait bientĂŽt dissoudre pour toujours les unions intimes, disperser les foyers et emporter dans un mĂȘme tourbillon vertus et infamies. Pour AntĂŽnio Conselheiro, il Ă©tait plus expĂ©dient de sây prĂ©parer par les Ă©preuves et par le martyre, notamment par des jeĂ»nes prolongĂ©s[79]. Entre-temps, ses adeptes sâefforçaient de soulager, dans la mesure de leurs moyens, lâextrĂȘme souffrance des pauvres, sâassurant ainsi un nombre sans cesse croissant dâadmirateurs et dâaffiliĂ©s Ă leur groupe.
Câest vers le milieu des annĂ©es 1870 quâil fut nommĂ© Conselheiro (litt. conseiller), titre plus Ă©levĂ© que beato[note 2] â le beato, formellement consacrĂ© comme tel par un prĂȘtre, mendiait en faveur des pauvres, lĂ oĂč un conselheiro Ă©tait jugĂ© apte Ă prĂȘcher et Ă dispenser des conseils en matiĂšre tant spirituelle que profane, p.ex. au sujet de mariages difficiles ou dâenfants dĂ©sobĂ©issants. Il sut aussi se faire de nombreux adeptes parmi les restants de la population indienne[80].
Sa prĂ©sence dans les bourgs finit par ĂȘtre source de tension et dâirritation chez les propriĂ©taires fonciers et chez les autoritĂ©s, quoique ses rassemblements ne fussent jamais â du moins jusquâĂ lâincident de Bom Conselho (actuelle CĂcero Dantas) â entachĂ©s dâaucun dĂ©bordement ; il prĂ©venait au contraire contre la dĂ©sobĂ©issance civique et religieuse[75]. Il avait des idĂ©es trĂšs arrĂȘtĂ©es sur la justice sociale et sâopposa personnellement et vigoureusement Ă lâesclavage, tant dans ses prĂȘches que dans ses Ă©crits, sâattirant la colĂšre des grands fermiers et des autoritĂ©s. Par suite de lâabolition, le nombre de ses ouailles sâaccrut considĂ©rablement, et il est estimĂ© que plus de 80 % en Ă©taient dâanciens esclaves.
Bien que de doctrine orthodoxe, il marqua son opposition Ă la hiĂ©rarchie de lâĂglise catholique romaine, qui avait selon lui terni la gloire de lâĂglise et faisait allĂ©geance au dĂ©mon, et vint, par ses prĂ©dications, Ă faire de lâombre aux capucins ambulants des missions catholiques. Plus prĂ©cisĂ©ment, Conselheiro, comme du reste la majoritĂ© du clergĂ© campagnard local, se rebiffait contre les tentatives entreprises par lâĂglise de restaurer lâautoritĂ© du Vatican, craignant que les campagnes visant Ă introduire la nĂ©o-orthodoxie dans le sertĂŁo fussent dommageables Ă la tradition locale et Ă lâautonomie des paroisses rurales[81]. Il pensait que la monarchie Ă©tait une Ă©manation de Dieu et que la rĂ©publique fraĂźchement proclamĂ©e, instituant la sĂ©paration de lâĂglise et de lâĂtat et le mariage civil, Ă©tait moralement rĂ©prĂ©hensible et appelĂ©e Ă ruiner le pays et la famille, reprĂ©sentant donc une sorte de nouvel AntĂ©christ. Il intensifia sa critique politique et sut ainsi, autour de ces positions, rallier Ă lui tout le mouvement social, exacerbant jusquâĂ la terreur hystĂ©rique la nervositĂ© gĂ©nĂ©rale qui rĂ©gnait chez les grands propriĂ©taires terriens, les ecclĂ©siastiques et les autoritĂ©s gouvernementales.
AntĂŽnio Conselheiro finit donc par attirer sur lui lâattention des autoritĂ©s, tant ecclĂ©siastiques que politiques. Constatant avec dĂ©pit quâil Ă©tait venu Ă passer pour un saint homme et pour un messie, et finissant par sâirriter de ses prĂ©dications dans les petites Ă©glises des arriĂšre-pays et de ses critiques de plus en plus acerbes envers lâĂ©glise officielle, lâarchevĂȘque de Bahia dĂ©cida de mettre un terme Ă la bienveillance de lâĂ©glise rurale vis-Ă -vis de « lâhĂ©rĂ©siarque » et adressa en 1882 Ă tous les curĂ©s de paroisse une note circulaire Ă©pinglant les doctrines superstitieuses et la morale « excessivement rigide » par lesquelles Conselheiro « trouble les consciences et affaiblit en consĂ©quence lâautoritĂ© des PĂšres des paroisses de ces lieux », interdisant aux prĂȘtres de laisser AntĂŽnio Conselheiro approcher leurs ouailles et qualifiant AntĂŽnio Conselheiro dâapostat et de dĂ©ment.
Son opposition politique monta en puissance en 1893, lorsque, Ă la faveur de lâautonomie communale octroyĂ©e par la nouvelle autoritĂ© centrale, et comme il se trouvait alors Ă Bom Conselho, apparurent, sur les panneaux dâaffichage communaux, des Ă©dits annonçant le recouvrement des impĂŽts ; selon la version de Da Cunha, Conselheiro, irritĂ©, rassembla les habitants un jour de marchĂ© et ordonna de faire un bĂ»cher de ces panneaux, prĂȘchant ouvertement, au milieu des cris sĂ©ditieux, la dĂ©sobĂ©issance aux lois[82]. Mais peut-ĂȘtre ne fut-il que le tĂ©moin (sans ĂȘtre lâinstigateur) de la destruction par le feu de ces placards fiscaux rĂ©publicains, acte de dĂ©fi qui, au demeurant, nâen Ă©tait quâun parmi dâautres et faisait partie alors dâune campagne dâopposition politique Ă lâĂ©chelle de tout lâĂtat de Bahia ; en effet, des incidents similaires avaient eu lieu dans nombre dâautres villes et villages, dont certains furent mĂȘme entiĂšrement pillĂ©s par des bandes dâĂ©meutiers, dĂ©prĂ©dations auxquels ne se livrĂšrent jamais les adeptes dâAntĂŽnio Conselheiro[83]. En tout Ă©tat de cause, cet incident le mit directement dans le collimateur des forces de rĂ©pression du nouveau rĂ©gime[note 3].
Ă Canudos, il exerça une influence apaisante sur ses adeptes. En 1893, une fois terminĂ©s les travaux de rĂ©fection quâil avait engagĂ©s sur lâĂ©glise ancienne, celle-ci fut reconsacrĂ©e par le curĂ© de Cumbe, le pĂšre Sabino, avec accompagnement musical et feu d'artifice : il semble donc quâil ait, une fois installĂ© Ă Belo Monte, relĂąchĂ© quelque peu son austĂšre rigorisme moral[84].
Belo Monte : genĂšse et expansion
La violence Ă©clata finalement en 1893, quand les conselheiristas, aprĂšs quâils se furent rebellĂ©s ouvertement Ă Bom Conselho et protestĂ© contre les impositions dĂ©cidĂ©es par le nouveau gouvernement rĂ©publicain, puis, mesurant la gravitĂ© de leur forfait, eurent pris le parti de quitter la localitĂ© en prenant la route du nord en direction de Monte Santo, furent pris en chasse par une importante force de police, partie de la capitale de lâĂtat, oĂč lâon avait eu connaissance des Ă©vĂ©nements de Bom Conselho. Maciel/Conselheiro et ses sectateurs, dont le nombre nâexcĂ©dait pas alors les deux cents hommes et femmes[84], furent rejoints par ledit dĂ©tachement de police Ă MacetĂ©, entre Tucano et Vila do Cumbe (dans l'actuelle municipalitĂ© de Quijingue). Les trente policiers bien armĂ©s et sĂ»rs dâeux-mĂȘmes se heurtĂšrent pourtant Ă de vaillants jagunços, par qui ils furent mis en dĂ©route et contraints de fuir. AntĂŽnio Conselheiro et ses adeptes, redoutant des persĂ©cutions plus Ă©nergiques, prĂ©fĂ©raient Ă prĂ©sent Ă©viter les endroits peuplĂ©s et se dirigĂšrent vers le « dĂ©sert », vers la caatinga, certains dây trouver un abri sĂ»r dans la nature sauvage et difficilement accessible. Ce raisonnement sâavĂ©ra exact, car les 80 soldats dâinfanterie dĂ©pĂȘchĂ©s de Salvador ne dĂ©passĂšrent pas Serrinha, oĂč ils firent demi-tour sans avoir osĂ© sâaventurer plus avant dans le sertĂŁo.
En 1893, las peut-ĂȘtre de tant de pĂ©rĂ©grinations Ă travers les hautes terres de lâintĂ©rieur, et se trouvant alors hors-la-loi, Conselheiro rĂ©solut dâĂ©tablir, sur la rive nord du fleuve Vaza-Barris, un foyer de peuplement permanent pour sa troupe sans cesse grandissante de quasi-insurgĂ©s. La raison pour laquelle il dĂ©cida de se fixer demeure peu claire ; il est communĂ©ment admis quâil cherchait Ă se soustraire aux poursuites en se retranchant dans un lieu situĂ© trĂšs Ă lâĂ©cart ; cependant, le lieu choisi, Canudos, ne remplissait cette condition, comme nous le verrons, que partiellement ; nĂ©anmoins, la thĂšse de la recherche dâune planque paraĂźt plausible, car sâil avait poursuivi sa vie dâerrance, il eĂ»t Ă©tĂ© entraĂźnĂ© sur la pente de conflits toujours plus nombreux et plus virulents, Ă cause de son ascendant toujours croissant sur la population et de la consĂ©cutive irritabilitĂ© toujours plus grande quâil eĂ»t suscitĂ©e chez les autoritĂ©s tant ecclĂ©siastiques que civiles. Sây ajouta quâil avait, avec sa possible participation aux dĂ©prĂ©dations de propriĂ©tĂ©s de lâĂtat Ă Soure, fourni motif Ă arrestation et corroborĂ© la rĂ©putation de meneur de bande quâon lui avait accolĂ©e ; s'il avait continuĂ© sa vie publique antĂ©rieure, il eĂ»t Ă©tĂ© donc assurĂ© de subir des poursuites policiĂšres[85]. Il est Ă signaler ici que Maciel avait dĂ©jĂ fondĂ©, sous lâĂ©gide du curĂ© (et futur dĂ©putĂ© fĂ©dĂ©ral) Agripino Borges, vers la fin de la dĂ©cennie 1880, la colonie-refuge de Bom Jesus, dans la municipalitĂ© dâItapicuru, ce qui est considĂ©rĂ© comme sa premiĂšre tentative de crĂ©er une communautĂ© sĂ©dentaire ; toutefois Maciel ne sây fixa point lui-mĂȘme et reprit bientĂŽt son bĂąton de pĂšlerin[86]. La colonie de Bom Jesus devint indĂ©pendante dâItapicuru en 1962 (aprĂšs plusieurs tentatives antĂ©rieures) sous le nom de CrisĂłpolis. LâĂ©glise bĂątie par AntĂŽnio Conselheiro existe toujours et serait en bon Ă©tat[87].
Le lieu que choisit Maciel en 1893 pour fonder un nouveau village se situait Ă 70 km environ (Ă vol dâoiseau) au nord du bourg de Monte Santo, dans lâextrĂ©mitĂ© nord-est de lâĂtat de Bahia, au milieu des montagnes, et se nommait Canudos, du nom dâune exploitation agricole (fazenda), abandonnĂ©e par ses propriĂ©taires, que jouxtait un hameau dâune cinquantaine de masures de torchis Ă©parpillĂ©es, lequel hameau, quand AntĂŽnio Conselheiro y arriva vers 1893, Ă©tait (selon la vision traditionnelle) au dernier degrĂ© de dĂ©labrement, avec des abris Ă lâabandon, des cabanes vides ; outre une vieille Ă©glise, subsistait Ă©galement, sur le flanc nord du mont de la Favela, Ă mi-pente, lâancienne demeure du propriĂ©taire, en ruine, privĂ©e de sa toiture, rĂ©duite aux murs extĂ©rieurs[88]. Le nom du lieu sâexplique par la prĂ©sence de canudos-de-pito, solanacĂ©es qui prolifĂ©raient le long de la riviĂšre et pouvaient fournir des pipes jusquâĂ un mĂštre de long.
Cependant, cette vision traditionnelle doit ĂȘtre nuancĂ©e. En effet, contrairement Ă une lĂ©gende tenace, Canudos nâĂ©tait nullement un domaine abandonnĂ©, Ă la dĂ©rive, mais menait, avant lâarrivĂ©e dâAntĂŽnio Maciel, une existence en qualitĂ© de hameau, peuplĂ© dâun certain nombre dâhabitants et pouvant faire Ă©tat dâune Ă©cole, fondĂ©e en 1881, et dâune chapelle vouĂ©e Ă saint Antoine. Dans ce qui sera plus tard appelĂ© la vieille Ă©glise (Igreja Velha), le pĂšre Vicente Sabino, prĂȘtre attachĂ© Ă la paroisse civile (freguesia) de Cumbe, situĂ©e Ă une centaine de km au sud, venait lire de temps Ă autre une messe et y baptisait les enfants nĂ©s dans lâentre-temps de ses visites et, sâil y avait lieu, mariait par la mĂȘme occasion leurs gĂ©niteurs[89].
La mĂȘme lĂ©gende veut dâautre part, conformĂ©ment au topos dâune communautĂ© fanatisĂ©e, mystĂ©rieuse et coupĂ©e du monde extĂ©rieur, que Canudos fĂ»t gĂ©ographiquement et Ă©conomiquement Ă©cartĂ©e et isolĂ©e. Pourtant, il nâen est rien : dans cette petite localitĂ© convergeaient plusieurs routes commerciales importantes, qui reliaient la rĂ©gion aux grandes voies de communication du fleuve SĂŁo Francisco, ainsi quâaux sertĂ”es du Pernambouc, du PiauĂ et du CearĂĄ, et aux zones cĂŽtiĂšres de la Bahia et du Sergipe. Voyageurs de commerce et muletiers passaient la nuit Ă Canudos, qui pouvait hĂ©berger deux marchands avec leur cargaison[22].
Ă lâĂ©poque coloniale, le domaine et les terres environnantes faisaient probablement partie des immenses sesmarias dĂ©volues Ă la famille Casa da Torre au XVIe siĂšcle. Au milieu du XIXe siĂšcle, selon un document ecclĂ©siastique, plusieurs propriĂ©taires se partageaient dĂ©jĂ le territoire autour de Canudos. En 1890, la fazenda de Canudos Ă©tait aux mains dâun certain Dr Fiel de Carvalho, propriĂ©taire de plusieurs autres fazendas limitrophes, mais avait dĂ©jĂ cessĂ© Ă ce moment-lĂ dâĂȘtre exploitĂ©e comme ferme dâĂ©levage. Lorsque Maciel fonda Belo Monte, le domaine se trouvait formellement en possession de Mariana, fille de Fiel de Carvalho, et la fazenda de Canudos nâĂ©tait donc « abandonnĂ©e » que pour autant quâelle se trouvait en jachĂšre et que son propriĂ©taire, qui nây demeurait pas, avait cessĂ© de sâen servir aux fins dâĂ©levage. La fondation de Belo Monte sâaccompagna certes de lâoccupation de terres dâautrui, mais les terres concernĂ©es Ă©tant alors non productives, les propriĂ©taires lĂ©gitimes ne pouvaient donc pas se tenir pour lĂ©sĂ©s. Au demeurant, dans le sertĂŁo du XIXe siĂšcle, une telle pratique Ă©tait usuelle et considĂ©rĂ©e comme lĂ©gitime, Ă telle enseigne que cette dĂ©marche dâoccupation ne sera jamais par la suite, dans le torrent de griefs qui leur seront adressĂ©s, imputĂ©e Ă crime aux Canudenses[22].
La fazenda se situait dans une zone fortement sujette aux sĂ©cheresses, mais bĂ©nĂ©ficiait de quelques conditions relativement favorables, dont en particulier le fait que de lâeau se trouvait Ă tout moment Ă la disposition en quantitĂ©s suffisantes. En effet, si la pluviositĂ©, de 600 mm en moyenne annuelle, classait la zone dans le peloton de queue du sertĂŁo, la fazenda Ă©tait sise dans une boucle du Vaza-Barris, lequel, sâil ne charriait des eaux sur toute la durĂ©e de lâannĂ©e quâĂ partir de la localitĂ© de Jeremoabo, situĂ©e Ă plus dâune centaine de km en aval, Ă Canudos en contrepartie se rejoignaient plusieurs bras de son cours supĂ©rieur, et une poche dâeau, quâabritait la roche souterraine, faisait en sorte que de lâeau Ă©tait disponible tout au long de lâannĂ©e. Il est Ă souligner que les quatre annĂ©es dâexistence de Belo Monte sâinscrivent dans une fenĂȘtre de normalitĂ© entre les sĂ©cheresses de 1888/1889 et de 1898[90].
Quant Ă lâarabilitĂ© des terres autour de Canudos, lâhistorien Pedro Jorge Ramos Vianna soutient que celles-ci, en raison de leur composition faite de « sĂ©diments montagneux, dâalluvions de riviĂšre et de vestiges dâun haut plateau », sont Ă considĂ©rer comme lâune des zones les plus fertiles du sertĂŁo nordestin et que, renfermant de lâargile et se dĂ©ployant dans un paysage lĂ©gĂšrement vallonnĂ©, elles se prĂȘtent particuliĂšrement bien Ă la mise en valeur agricole. Ce point de vue est confirmĂ© dâabord par les tĂ©moignages de Canudenses survivants, puis postĂ©rieurement par trois Ă©tudes topographiques menĂ©es entre 1955 et 1986, qui firent Ă©tat dans les environs de Canudos de terres dâune fertilitĂ© moyenne Ă haute[91]. Les principales cultures Ă©taient le manioc, les haricots et le maĂŻs ; mais sur les rives du fleuve croissaient Ă©galement patates douces, pommes de terre, courges, melons et cannes Ă sucre. Des tĂ©moignages, tel celui dâun participant Ă la 3e campagne, qui dĂ©clara avoir aperçu dans les masures dâamples provisions de fromage, de farine de manioc, de cafĂ© moulu etc., semblent indiquer que la population de Canudos ne vivait pas dans le besoin ; le contre-tĂ©moignage du capucin Marciano, envoyĂ© par la hiĂ©rarchie catholique, reste sans doute sujet Ă caution. Il demeure toutefois quâĂ Canudos, comme dans la plupart des lieux du sertĂŁo, les conditions de vie Ă©taient rudes et des plus rudimentaires, que la pauvretĂ© Ă©tait la rĂšgle, et quâune nourriture riche et abondante restait lâexception[92].
Il convient ici de noter que la documentation conventionnelle dâarchive concernant la colonie de Canudos est peu abondante et dans certains cas suspecte. Les documents subsistants comprennent les deux livres de priĂšres du Conselheiro, rĂ©digĂ©s dans une Ă©criture et un style fluides et exercĂ©s ; environ neuf dixiĂšmes de leur texte sont constituĂ©s dâinterpolations de priĂšres et dâhomĂ©lies puisĂ©es directement dans la bible ou dâautres sources liturgiques. Quelques-unes des chroniques Ă©crites avant Os SertĂ”es (Hautes Terres) sur AntĂŽnio Conselheiro mentionnent des lettres envoyĂ©es par lui ou par dâautres habitants de Canudos Ă des personnes extĂ©rieures, mais une seule source les reproduit toutes[93]. Quant aux comptes-rendus militaires (par le commandant de la 6e rĂ©gion militaire Ă Salvador), ils restent largement limitĂ©s Ă des spĂ©cifications techniques sur lâapprovisionnement. Les quelques tĂ©moignages directs de tĂ©moins oculaires apparaissent tous tendancieux[76].
La rĂ©putation de Canudos, que Conselheiro avait aussitĂŽt rebaptisĂ© Belo Monte, et que les adeptes tenaient pour un « lieu saint », se rĂ©pandit rapidement Ă travers tout le nord-est du BrĂ©sil. Le lieu passa bientĂŽt pour la terre promise et pour un pays de cocagne ; ces singuliĂšres espĂ©rances, partagĂ©es par beaucoup des arrivants, sâexpliquent par le travail de persuasion des recruteurs de Canudos, en effet :
« les recruteurs de la secte sâefforcent de persuader le peuple que tous ceux qui veulent le salut de leur Ăąme doivent aller Ă Canudos, car ailleurs tout est contaminĂ© et perdu par la RĂ©publique. Mais lĂ -bas il nâest mĂȘme pas besoin de travailler, câest la Terre Promise oĂč coule une riviĂšre de lait, et ses rives sont en gĂąteau de maĂŻs[94]. »
De toutes parts arrivaient des caravanes de fidĂšles, â individus, familles au complet, parfois des portions entiĂšres de localitĂ©s voisines â, qui avaient tous quittĂ© leurs foyers, vendu parfois leur propriĂ©tĂ©, peu importe ce quâavait rapportĂ© cette vente, et transportaient maintenant avec eux leurs possessions, mobilier, autels portatifs, vers la nouvelle colonie[95]. Dâanciens esclaves noirs, des Indiens dĂ©racinĂ©s et des mĂ©tis appauvris et privĂ©s de terre affluaient en grand nombre. Deux Ă©glises et une Ă©cole furent Ă©difiĂ©es, et le commerce et lâagriculture Ă©taient de mieux en mieux organisĂ©s[96]. Selon des estimations qui ont longtemps prĂ©valu, Ă©tablies sur la foi de chiffres fournis par lâarmĂ©e (et reprises sans autre examen par lâhistorien Robert Levine), Canudos comptait dĂ©jĂ , un an seulement aprĂšs sa fondation, 8 000 nouveaux habitants ; en 1895, sa population aurait augmentĂ© Ă plus de 30 000 personnes (chiffre probablement plus proche de 35 000 Ă son apogĂ©e en 1895, aprĂšs deux ans dâexistence), qui occupaient 5 000 logements, ce qui en aurait fait, aprĂšs Salvador, la plus grosse agglomĂ©ration urbaine de lâĂtat de la Bahia, qui Ă la fin du XIXe siĂšcle Ă©tait le deuxiĂšme Ătat le plus peuplĂ© du BrĂ©sil[note 4]. Ces chiffres sont mis en doute par Bartelt ; cependant, ainsi que nous le verrons, ces effectifs de population sont probablement Ă revoir Ă la baisse.
Selon un tĂ©moignage[97], « quelques-unes des localitĂ©s de cette commune et des communes avoisinantes, et cela jusquâĂ lâĂtat de Sergipe, restĂšrent sans le moindre habitant, si puissant fut cette alluvion de familles qui montaient vers Canudos, endroit choisi par AntĂŽnio Conselheiro comme centre de ses opĂ©rations. Et lâon souffrait de voir mise en vente sur les marchĂ©s une quantitĂ© si extraordinaire de bĂ©tail, de chevaux, de bĆufs, de chĂšvres, etc., sans parler dâautres biens, offerts pour une bagatelle, comme des terrains, des maisons, etc. Le dĂ©sir le plus grand Ă©tait de vendre, dâobtenir de lâargent et dâaller le partager avec le saint Conselheiro. »
Lâon parvenait, mettant en Ćuvre des moyens rudimentaires de construction, Ă bĂątir jusquâĂ douze maisonnettes par jour. LâagglomĂ©ration, mĂ©lange chaotique de masures de fortune bĂąties au hasard avec des façades tournĂ©es de tous cĂŽtĂ©s, dĂ©pourvue de tout ordonnancement, se prĂ©sentait comme un dĂ©dale inextricable de venelles fort Ă©troites et tortueuses menant partout et tenant lieu de rĂ©seau de rues. Il nây avait quâune seule rue, au sens conventionnel du terme, dans le nord-ouest de lâagglomĂ©ration. Les maisons, faites en pisĂ© et se composant de trois piĂšces minuscules, et la plupart du temps aussi dâune cave, Ă©taient chacune entourĂ©es de clĂŽtures de bromĂ©liacĂ©es et dâun fossĂ©, et pouvaient donc, en cas de besoin, faire fonction de rĂ©duit de dĂ©fense. De plus, beaucoup de maisons Ă©taient reliĂ©es entre elles par des tunnels souterrains, qui ont pu servir de casemates pendant le conflit[98]. Ces constructions, dont les murs Ă©taient passĂ©s Ă la chaux et les toitures couvertes de plĂątre, sâĂ©chelonnaient le long des chemins, puis sâĂ©parpillaient sur les monts environnants. Lâemplacement le plus bas de la ville Ă©tait la place de lâĂ©glise, qui jouxtait la riviĂšre. De lĂ , la ville sâĂ©tendait en montant, vers le nord et lâest. Enfin, la ville Ă©tait cernĂ©e, dans toutes les directions, dâune couronne de tranchĂ©es creusĂ©es Ă mĂȘme le sol, dissimulĂ©es par la vĂ©gĂ©tation ; ces tranchĂ©es Ă©taient appelĂ©es Ă jouer un rĂŽle important lors des assauts successifs de lâarmĂ©e rĂ©publicaine.
Le fleuve, au lit creux et profond comme un fossĂ©, ceinturait le village. Venaient y converger ces ravins aux versants escarpĂ©s, dĂ©jĂ Ă©voquĂ©s ci-haut, quâavait crĂ©Ă©s un vif processus dâĂ©rosion, et oĂč coulaient en cascade, pendant la saison des pluies, dâĂ©phĂ©mĂšres affluents. Dans les hauteurs environnantes sâouvraient des gorges Ă©troites oĂč passaient les chemins : celui dâUauĂĄ, vers lâouest ; de Jeremoabo, vers lâest ; des montagnes du Cambaio, vers le sud-ouest ; et de Rosario, vers le sud.
Lâameublement des habitations se limitait Ă un banc rudimentaire, deux ou trois escabeaux, quelques caisses de cĂšdre et paniers, et des hamacs. Le mĂ©nage nâavait Ă sa disposition que quelques ustensiles rares et grossiers. Une panoplie dâarmes complĂ©tait lâĂ©quipement : le jacarĂ© (grand couteau Ă large lame), la parnaĂba (coutelas long comme une Ă©pĂ©e), lâaiguillon (long de trois mĂštres et Ă pointe ferrĂ©e), des gourdins (creux, remplis Ă moitiĂ© de plomb), des arbalĂštes et des fusils. Parmi ces derniers, on note la canardiĂšre Ă grenaille, le tromblon (lançant pierres et cornes), la carabine, et lâescopette (au canon Ă©vasĂ©)[99].
Des vĂȘtements crasseux et en lambeaux composaient tout lâhabillement des habitants. Les poitrines se garnissaient de chapelets, de scapulaires, de croix, dâamulettes, de dents dâanimaux, de reliques et de phylactĂšres[100].
Composition et origine sociale de la population canudense
La plupart des migrants, qui ne furent que quelques centaines au dĂ©but, nâavaient que peu Ă perdre ; mais mĂȘme pour ceux-lĂ , rejoindre Canudos requĂ©rait de la hardiesse, car peu de sertanejos quittaient jamais leur terre de façon permanente sauf en cas de dure nĂ©cessitĂ©. De façon gĂ©nĂ©rale, les habitants de Canudos prĂ©sentaient un Ă©ventail socio-ethnique beaucoup plus large quâil est admis traditionnellement[101]. Les adeptes de Conselheiro Ă©taient loin dâĂȘtre tous pauvres et de teint foncĂ©, comme lâaffirme Da Cunha. Certains habitants avaient mĂȘme Ă©tĂ© riches dans leur vie antĂ©rieure : un homme avait vendu trois maisons avant de rejoindre la colonie avec sa famille, et lâon connaĂźt aussi le cas de deux propriĂ©taires de ferme chez qui AntĂŽnio Conselheiro sâĂ©tait arrĂȘtĂ© quelques annĂ©es auparavant et qui avaient vendu leur bien pour rejoindre la communautĂ©[102].
Pour rappel, la population du sertĂŁo nordestin est le fruit du mĂ©tissage brutal des ethnies indigĂšnes avec lâenvahisseur portugais (et leurs descendants) et, dans une moindre mesure, avec les esclaves dâorigine africaine. Selon le recensement de 1890, cette population se composait Ă 23,9 % de blancs, Ă 17,5 % de noirs, Ă 6 % de mamelucos ou caboclos (mĂ©tis de blanc et dâIndien) et Ă 52,6 % de mulĂątres (mestiços). La composition ethnique de Canudos concordait largement avec cette rĂ©partition, sans doute mieux que nâĂ©taient prĂȘts Ă lâadmettre la presse et les Ă©lites du littoral. Y Ă©taient majoritaires en effet les gens de couleur, Ă la peau cuivrĂ©e[103]. Canudos comptait de nombreux mamelucos, venus de villages avoisinants Ă prĂ©dominance aborigĂšne, crĂ©Ă©s par les missions catholiques Ă lâĂ©poque coloniale[104]. Occasionnellement, des Indiens Kiriri, Kaimbe et TuxĂĄ sâinstallaient dans les zones pĂ©riphĂ©riques de lâagglomĂ©ration, et allaient plus tard se battre « Ă lâarc et Ă la flĂšche » aux cĂŽtĂ©s des Canudenses[105]. Sây rencontraient aussi des gens originaires des villages de nĂšgres marrons implantĂ©s sur les rives du fleuve Itapicuru[note 5] ; on se rappellera Ă ce propos lâopposition dâAntĂŽnio Conselheiro Ă lâesclavage, et le fait quâil suggĂ©ra dans ses Ă©crits que la rĂ©publique avait Ă©tĂ© infligĂ©e Ă la monarchie comme un chĂątiment pour avoir tant tardĂ© Ă affranchir les esclaves. Attendu que beaucoup de rĂ©sidents de Canudos Ă©taient de peau trĂšs sombre, il est hautement probable que parmi ceux qui rejoignirent le sanctuaire dâAntĂŽnio Conselheiro figuraient de nombreux esclaves affranchis Ă la suite de lâabolition de 1888, mais qui avaient optĂ© pour Canudos comme solution de rechange Ă la vie misĂ©rable gĂ©nĂ©ralement dĂ©volue aux anciens esclaves[105] - [106]. La colonie ne comprenait donc pas que des caboclos, mais un large Ă©chantillonnage de groupes ethniques, raciaux et sociaux[105]. Un observateur releva une diffĂ©rence entre les logis construits par les caboclos et ceux bĂątis par dâanciens esclaves. Les femmes noires se seraient habillĂ©es selon la coutume africaine[107].
La population de Canudos, loin donc dâĂȘtre ethniquement et socialement homogĂšne, reflĂ©tait assez fidĂšlement, Ă lâexception sans doute dâune couche supĂ©rieure blanche, la rĂ©alitĂ© du sertĂŁo Ă la fin du XIXe siĂšcle, câest-Ă -dire un territoire caractĂ©risĂ© par une croissance dĂ©mographique au-dessus de la moyenne, que peuplaient quelques vestiges des anciennes populations indigĂšnes, une forte majoritĂ© de travailleurs agricoles peu ou pas formĂ©s, une mince couche moyenne de nĂ©gociants et de commerçants ainsi que de vaqueiros, et quelques bonnes familles aisĂ©es, en plus de servir de terre dâattache pour anciens esclaves. Quelques-uns des marchands de Belo Monte possĂ©daient des quantitĂ©s notables dâargent et de terres. Les jeunes gens nâĂ©taient pas seuls Ă migrer vers Canudos ; des familles dans leur totalitĂ©, sans exclure les vieillards, sây rĂ©solvaient. Dans ceux qui faisaient cortĂšge Ă Maciel peu avant la fondation de Belo Monte, lâĂ©lĂ©ment fĂ©minin Ă©tait en nette majoritĂ©, mĂȘme si plusieurs hommes seuls, tels que PajeĂș ou JoĂŁo Abade, avaient aussi rejoint la troupe[108].
Tout au long de lâexistence normale de Canudos, les habitants apparaissaient en somme peu diffĂ©rents des autres habitants du sertĂŁo. Si les femmes pouvaient sembler dĂ©crĂ©pites aux visiteurs dĂšs lâĂąge de vingt ans, cela nâest pas imputable Ă quelque fanatisme ; lâespĂ©rance de vie dans les campagnes du Nordeste ne dĂ©passait guĂšre 27 ans dans les annĂ©es 1890, pour les femmes comme pour les hommes[109]. Globalement, le nombre de femmes Ă©tait supĂ©rieur Ă celui des hommes dans une proportion de 1 pour 2. Que les femmes veuves ou abandonnĂ©es par leur mari, qui en rĂšgle gĂ©nĂ©rale connaissaient une vie trĂšs difficile, Ă moins dâavoir de solides liens familiaux, aient cherchĂ© massivement refuge Ă Canudos fournit une explication possible de ce phĂ©nomĂšne[109]. Vers la fin, les femmes se retrouvĂšrent plus nettement encore en surnombre, par suite de la dĂ©sertion de nombreux hommes dans les derniers mois, abandonnant souvent femme et enfants, et par le fait que les femmes Ă©taient plus fidĂšles (paradoxalement, eu Ă©gard Ă la misogynie du chef) Ă AntĂŽnio Conselheiro[109]. Une photo des survivants du siĂšge, prise par le photographe professionnel FlĂĄvio de Barros, montre que la plupart des femmes Ă©taient jeunes, non de vieilles mĂ©gĂšres, comme lâinsinue Da Cunha. Certes, la plupart des personnes sur cette mĂȘme photo sont des noirs ou des caboclos, mais plusieurs sont blanches, autant que lâĂ©tait Da Cunha lui-mĂȘme[110]. Certaines femmes Ă©taient des femmes blanches de bonne famille, et quelques-unes mĂȘme amenĂšrent avec elles de lâargent, des bijoux, et dâautres objets de prix ; la piĂ©tĂ©, plus que tout autre mobile, les attachait Ă la ville sainte[111]. Dans les fiches du ComitĂ© PatriĂłtico, organisation caritative fondĂ©e durant la derniĂšre phase de la guerre, 41 sur les 146 femmes et enfants qui purent ĂȘtre sauvĂ©s sont dĂ©crits comme Ă©tant blancs, souvent avec la mention « blanc, blond et de bonne famille ». Ces constats suffisent Ă invalider la vision qui prĂ©valait alors et selon laquelle les adeptes dâAntĂŽnio Conselheiro Ă©taient tous des paysans caboclo.
Il y avait parmi les Canudenses un millier environ de sertanejos qui avaient Ă©tĂ© vaqueiro ; certains ont pu ĂȘtre des dĂ©serteurs de lâarmĂ©e ou de la police, dâautres avaient Ă©tĂ©, avant lâabolition, des esclaves fugitifs ou des serfs. Da Cunha, et avec lui dâautres auteurs, les dĂ©signa collectivement du terme pĂ©joratif de jagunços, lequel signifie membre dâune milice privĂ©e de grand propriĂ©taire, ou plus vaguement individu mĂ©tissĂ©, virile, aventureux, imprĂ©visible, querelleur et turbulent de caractĂšre, alors que mĂȘme Ă Canudos, seul un petit nombre (les gardes du corps dâAntĂŽnio Conselheiro et quelques-uns de ses combattants) eussent mĂ©ritĂ© ce qualificatif. Câest dans leurs rangs quâAntĂŽnio Conselheiro recrutait ses combattants ; ceux-ci Ă©taient invariablement munis de couteaux et de carabines et possĂ©daient une connaissance intime de la topographie. Les vaqueiros, ayant Ă faire paĂźtre leur bĂ©tail, parcouraient des espaces larges et ouverts, oĂč ils devaient affronter un terrain rocailleux recuit par le soleil, les maladies Ă©pizoötiques du bĂ©tail, lâalternance de pluies torrentielles et de sĂ©cheresses, et, au besoin, se dĂ©fendre contre les voleurs de bĂ©tail et les maraudeurs. Ces gardians vĂȘtus de cuir avaient une farouche rĂ©silience au combat, attachaient peu de prix Ă leur vie, et, lorsquâenrĂŽlĂ©s dans les forces armĂ©es, nâavaient pas leur pareil comme cavaliers et comme fantassins[101].
Une mention particuliĂšre doit ĂȘtre faite dâun certain nombre de commerçants qui, dĂšs lâĂ©poque de la prĂ©dication itinĂ©rante dâAntĂŽnio Conselheiro, avaient perçu le potentiel Ă©conomique de son mouvement. Aussi les deux marchands qui rĂ©sidaient Ă Canudos en 1893 nâavaient-ils aucune raison de choisir le large quand AntĂŽnio Conselheiro vint sây installer avec sa suite. En effet, il emmenait avec lui des centaines de gens qui, quelque pauvres que fussent la plupart dâentre eux, avaient malgrĂ© tout besoin de produits de consommation de base, et Ă©taient aptes Ă fabriquer des produits susceptibles dâĂȘtre vendus ensuite. Les marchands ambulants firent bientĂŽt figurer Belo Monte sur leur itinĂ©raire habituel. Vu quâaucun impĂŽt nâĂ©tait prĂ©levĂ© Ă Canudos, les commercants canudenses bĂ©nĂ©ficiaient dâun avantage concurrentiel par rapport Ă leurs collĂšgues[112].
GĂ©ographiquement, les Canudenses Ă©taient pareillement dâorigine fort diverse, venant dans une mesure Ă©gale de zones rurales et urbaines, et de toutes les parties du Nordeste, et pas seulement des villages et hameaux du haut sertĂŁo ; il en arrivait aussi du RecĂŽncavo, des localitĂ©s du tabuleiro cĂŽtier, dâAlagoinhas, et de hameaux sis Ă plusieurs centaines de km de distance dans le Pernambouc et dans la ParaĂba, et parfois de lieux aussi Ă©loignĂ©s que Fortaleza, dans le CearĂĄ, et Itabaianinha, dans le Sergipe[113]. Des troupeaux de bĂ©tail affluaient de la rĂ©gion de Jeremoabo, de Bom Conselho et de SimĂŁo Dias. Toutefois, la majoritĂ© des Canudenses Ă©tait formĂ©e de campagnards venus des localitĂ©s circonvoisines. Lâaire de recrutement des immigrants canudenses peut, schĂ©matiquement, ĂȘtre subdivisĂ©e en trois zones :
- une premiĂšre, constituĂ©e dâune proche couronne de 20 km de diamĂštre, Ă partir de laquelle des sympathisants de Canudos pouvaient faire la navette vers la colonie sans nĂ©cessairement sây fixer Ă titre permanent ou dĂ©finitif ;
- une deuxiĂšme, qui correspond au territoire oĂč Maciel avait naguĂšre accompli ses missions de prĂ©dication et oĂč il Ă©tait personnellement connu des habitants. Cette zone sâĂ©tend depuis la frange littorale dans le nord de Bahia et le sud du Sergipe, jusquâau bourg de Jeremoabo, et comprend une dizaine de communes. AprĂšs la fondation de Canudos, cette zone tendit Ă sâagrandir vers le nord et vers lâouest, au fur et Ă mesure que les Canudenses, et Maciel lui-mĂȘme, y nouait des contacts ;
- une troisiĂšme zone de recrutement enfin, sâĂ©tendant au sud jusquâĂ la Chapada Diamantina, Ă lâouest jusquâau fleuve SĂŁo Francisco, et au nord et au nord-est jusquâau Pernambouc et au CearĂĄ[114].
Un millier de personnes environ (800 « compĂšres rĂ©solus » et 200 « femmes et enfants », dont parla le capucin Marciano dans son rapport) formaient le noyau dur, et probablement la majoritĂ© de la population fixe de Canudos : ce sont ceux qui observaient les rĂšgles de la communautĂ©, ce qui impliquait e.a. quâils cĂ©dassent une grande partie de leurs possessions. Dâautre part, une population flottante prenait part Ă la vie religieuse de la communautĂ©, sans pour autant rĂ©sider Ă titre permanent Ă Canudos ; au contraire, ils gardaient leurs huttes (mĂȘme si lâon peut supposer quâune partie dâentre eux disposait de gĂźtes temporaires dans la colonie) et leur lopin de terre donnĂ© Ă bail dans les environs immĂ©diats et continuaient de sâinsĂ©rer comme auparavant dans la structure socio-Ă©conomique traditionnelle autour du coronel. Ils ont pu ĂȘtre attirĂ©s dans Canudos par les pratiques religieuses, par la figure du Conselheiro, ou parce quâils y voyaient la perspective de quelque petit nĂ©goce[115]. Si le noyau central et une partie de la population partageaient, en dĂ©pit de mobiles divergents, le mĂȘme engagement pour le projet Belo Monte, avec une mĂȘme ardeur et le mĂȘme esprit de sacrifice, le gros des Canudenses en revanche ne sâengageait guĂšre autrement quâen paroles, souvent sâen servaient comme alibi dâune attitude intĂ©ressĂ©e, et nâĂ©taient pas disposĂ©s Ă prendre un quelconque risque. Du reste, cette hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des attitudes ne pouvait surprendre que ceux qui voulaient croire Ă une secte monolithique et fanatique. En fait, Belo Monte Ă©tait une structure sociale ouverte, et il suffisait, pour y ĂȘtre admis librement, de manifester un anti-rĂ©publicanisme suffisamment crĂ©dible[116].
Les flux de migrants vers Canudos finirent par se rĂ©percuter sur les chiffres de population de quelques bourgs voisins. Ainsi, Queimadas dĂ©clina de 4 500 habitants env. en 1892, Ă seulement trois maisons habitĂ©es en . JusquâĂ 5 000 adultes masculins dâItapicuru auraient Ă©lu domicile Ă Canudos, de mĂȘme que 400 de Capim Grosso, un grand nombre de Pombal, 300 dâItabaianinha dans le Sergipe, et un fort contingent dâItiĂșba en Bahia. Une pĂ©nurie de main-dâĆuvre commençait Ă se faire sentir avec acuitĂ©[96].
Beaucoup dâhabitants sâenfuirent dans les derniers mois de la bataille, et tout Ă la fin, il ne restait plus que quelques centaines de femmes et dâenfants[117].
Effectifs
Canudos nâĂ©tait, administrativement parlant, quâun arraial, un hameau Ă lâintĂ©rieur dâun municĂpio, une commune, mais ce nonobstant Ă©tait lâune des agglomĂ©rations les plus peuplĂ©es de la Bahia. Le nombre dâhabitants de Canudos fut et reste lâobjet de controverses et les estimations de ses effectifs de population oscillent entre 10 000 et 35 000 habitants. Il est Ă noter tout dâabord que le chiffre de population de Canudos a fortement variĂ© au cours de ses quatre annĂ©es dâexistence[118].
Ăgalement controversĂ© est le nombre des accompagnateurs dâAntĂŽnio Conselheiro avant la fondation de Belo Monte en 1893. Un correspondant du Jornal de Noticias de Salvador estima ce nombre, peu avant la fondation de Canudos, Ă 3 000 hommes, femmes et enfants ; un autre observateur dĂ©nombra vers la mĂȘme Ă©poque une Ă deux centaines de combattants, en constatant que les femmes comptaient pour deux tiers dans le groupe entier. Si on comptabilise les femmes et les hommes inaptes au combat, ce sont quelque 800 Ă 1 000 personnes qui se fixĂšrent dans la fazenda de Canudos, oĂč ils trouvĂšrent, en supposant fiables les donnĂ©es de Da Cunha sur ce point, un groupe de 250 rĂ©sidants dĂ©jĂ installĂ©s[119].
La population de la colonie, qui dans les années qui suivirent connut un afflux continuel, fut chiffrée par le capucin Marciano, seul témoin à avoir séjourné plusieurs jours dans la communauté, à « un millier de compÚres résolus, parmi lesquels 800 hommes toujours en armes, et leurs femmes et enfants ». Sur cette base, la population de Canudos fut ensuite estimée, en postulant pour chaque homme une famille de cinq membres, à un effectif total de 5 000[120].
Les estimations les plus anciennes de la population de Canudos sâalignaient sur les chiffres fournis par lâarmĂ©e. Le major FebrĂŽnio de Brito, commandant de la deuxiĂšme expĂ©dition, estima le nombre des hommes armĂ©s dâabord Ă 3 000, puis Ă 4 000, et lâensemble de la population masculine adulte entre 5 000 et 8 000. On a toutes les raisons de soupçonner que les chiffres de population furent dĂ©libĂ©rĂ©ment gonflĂ©s par les commandements militaires successifs afin dâinciter le public Ă chercher lâexplication de leurs dĂ©plorables Ă©checs dans la puissance de lâadversaire plutĂŽt que dans leur propre impĂ©ritie[120]. Il est vrai aussi que la tactique de guĂ©rilla, faisant intervenir de petites unitĂ©s mobiles « invisibles », peut donner Ă lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre lâimpression dâavoir affaire Ă un nombre plus important dâadversaires et les porter Ă surestimer involontairement leur nombre[121].
Ă la fin des hostilitĂ©s dĂ©but , le gĂ©nĂ©ral Arthur Oscar, commandant en chef de la derniĂšre expĂ©dition, nomma une commission chargĂ©e de dĂ©nombrer les maisons de Canudos ; cette commission aboutit au chiffre de 5 200 maisons, sur la foi de quoi la population totale de Canudos fut Ă©tablie Ă 25 000 personnes. Manoel BenĂcio, reporter du Jornal do Commercio, qui eut vis-Ă -vis de lâarmĂ©e une attitude critique et qui fut dâailleurs bientĂŽt Ă©conduit sous la pression du Clube Militar, entreprit pour sa part, avec lâaide de quelques autres, de faire le dĂ©compte des maisons et serait arrivĂ© Ă un rĂ©sultat ne dĂ©passant pas les 1 200, Ă quoi il fallait certes ajouter deux centaines situĂ©es dans les diffĂ©rents prolongements de lâagglomĂ©ration ; prĂ©cisant quâ« Ă coup sĂ»r, il nây a pas plus de 2 000 maisons », il aboutit Ă un chiffre de population de 7 500 Ă 8 000, dont, peut-ĂȘtre, 1 500 combattants[122]. Le colonel Carlos Telles, qui combattit Ă Canudos, Ă©crivit : « Canudos nâa quâun millier de maisons, ou un peu plus, mais certainement pas 4 000 Ă 5 000, ainsi quâon lâaffirme gĂ©nĂ©ralement ; jâestime le nombre initial des jagunços Ă 600 au maximum. De ceux-lĂ , il nâa pas dĂ» rester plus de 200 aprĂšs lâoffensive du 18 juillet[123]. » En outre, des recherches plus rĂ©centes ont soulevĂ© des doutes quant Ă la capacitĂ© de Canudos de nourrir une population de 25 000 Ă 30 000 personnes[124].
La colonie de Canudos hĂ©bergeait aussi tout un peuplement temporaire. Si Canudos connaissait un afflux continuel, il y eut en mĂȘme temps un va-et-vient incessant, en particulier de personnes venant dâune couronne proche, dâune vingtaine de kilomĂštres de diamĂštre, qui avaient donc la possibilitĂ© de maintenir des liens avec la communautĂ© et prendre part Ă la vie communautaire, mais sans nĂ©cessairement y fixer domicile de maniĂšre durable[121].
Quoi quâil en soit, mĂȘme en admettant seulement 10 000 habitants, Canudos eut un impact considĂ©rable sur la structure sociale et Ă©conomique de la rĂ©gion. En peu de temps y surgit en effet un acteur Ă©conomique important, qui non seulement fit naĂźtre des opportunitĂ©s de marchĂ©, dâĂ©changes et de dĂ©bouchĂ©, mais agit aussi comme une pompe aspirante, prĂ©levant du potentiel dans dâautres lieux et y crĂ©ant des pĂ©nuries, en particulier de main-dâĆuvre, susceptibles dâentraĂźner Ă leur tour des consĂ©quences Ă©conomiques et politiques[121].
Motivations
Pour rendre compte dâun exode aussi massif vers la colonie de Canudos, la seule privation matĂ©rielle, aussi fortement que les Canudenses eussent eu Ă en souffrir dans leur vie antĂ©rieure, nâest un facteur explicatif ni nĂ©cessaire ni suffisant. Le facteur dĂ©terminant propre Ă dĂ©clencher la mobilisation millĂ©nariste et Ă pousser Ă lâexode fut sans doute ce que Robert Levine appelle la dĂ©routinisation gĂ©nĂ©rale de la vie quotidienne, le fait que, par un changement politique profond, les catĂ©gories normales Ă travers lesquelles la rĂ©alitĂ© sociale Ă©tait jusque-lĂ apprĂ©hendĂ©e ne sâappliquaient plus dĂ©sormai[125]. Nombre de ruraux se mĂ©fiaient du nouvel ordre laĂŻc rĂ©publicain, et dâaucuns ont mĂȘme pu interprĂ©ter les nouvelles pratiques dâĂ©tat civil et certaines questions du recensement relatives Ă lâascendance raciale comme une menace de restauration de lâesclavage, aboli par la monarchie un an avant la chute de celle-ci. Par ses efforts Ă Ă©tendre ses pouvoirs jusque dans les terres intĂ©rieures les plus Ă©cartĂ©es, le nouvel Ătat rĂ©publicain reprĂ©sentait un bouleversement structurel proprement cataclysmique. MĂȘme lâĂ©lection dâun prĂ©sident au lieu de lâinvestiture Ă vie dâun monarque paternel suscita des craintes. La prĂ©dication de Conselheiro comportait une critique de cet ordre rĂ©publicain existant et offrait lâalternative dâun univers symbolique (potentiellement explosif) diffĂ©rent[126]. Beaucoup de sertanejos choisirent donc de chercher refuge Ă Canudos, colonie collectiviste dirigĂ©e par un patriarche protecteur, et dây mener une vie collective structurĂ©e, comme moyen dâatteindre la rĂ©demption individuelle. La plupart des prĂ©dications dâAntĂŽnio Conselheiro exigeaient simplement une moralitĂ© personnelle et un travail assidu, en Ă©change dâune protection spirituelle contre le monde temporel corrompu et en proie Ă la crise Ă©conomique. Les croyants pouvaient y mener une vie disciplinĂ©e en accord avec les prĂ©ceptes catholiques, Ă lâabri Ă la fois des infamies modernes et de la faim et du besoin. Canudos nâattira pas les dĂ©viants et les fanatisĂ©s, mais des hommes et femmes rationnels qui, se sentant dĂ©sormais aliĂ©nĂ©s dans leur sociĂ©tĂ©, recherchaient la rĂ©demption en allant volontairement vivre dans un environnement pĂ©nitentiel rĂ©gulĂ© et sĂ©curisĂ©, en acceptant volontairement un ensemble de prĂ©ceptes Ă mĂȘme de donner Ă leur vie une structure et une direction rassurantes. Ă leur arrivĂ©e Ă Canudos, les rĂ©sidents se voyaient assigner un travail et vivaient selon une routine qui dut apporter un sentiment de sĂ©curitĂ© Ă des gens traumatisĂ©s par les privations et par les vicissitudes de la sĂ©cheresse, des querelles de clan et de la prĂ©caritĂ© Ă©conomique[127].
Les succĂšs de Canudos face aux attaques militaires agirent comme un aimant sur les populations du sertĂŁo. Un article du DiĂĄrio da Bahia du indiqua : « Des personnes du sertĂŁo nous rapportent quâĂ la nouvelle de la dĂ©faite de lâexpĂ©dition, on a tirĂ© des feux d'artifice et sonnĂ© les cloches dans de nombreuses localitĂ©s, et que des familles entiĂšres ont inconditionnellement tout abandonnĂ© derriĂšre elles ou tout vendu pour se joindre au saint homme ». Le correspondant de Gazeta de NotĂcias () rapporta que « la moitiĂ© de la population de Tucano et dâItapicuru avait transfĂ©rĂ© sa rĂ©sidence vers Canudos »[120].
Cependant, la dĂ©cision de partir Ă Canudos avec la famille entiĂšre ne se prenait pas toujours aprĂšs rupture de tous les ponts, comme le voulait le topos contemporain en vigueur dans le littoral. La guerre terminĂ©e, il apparaĂźtra quâen rĂ©alitĂ© beaucoup de prisonniĂšres canudenses « avaient gardĂ© par devers elles des biens, dont elles se proposaient de vivre aprĂšs les combats ; dâautres, ayant toujours lâavenir en vue, avaient laissĂ© leurs biens sous la tutelle de membres de leur famille ou dâamis (âŠ). Ainsi que cela nous fut confirmĂ© par beaucoup dâofficiers, la majoritĂ© des papiers dĂ©couverts Ă Canudos consistaient en contrats dâachat de maisons et de terres »[115].
Sans conteste, AntĂŽnio Conselheiro Ă©tait ouvertement monarchiste et prĂȘchait contre la RĂ©publique. Sa pensĂ©e politique reposait sur le principe que tout pouvoir lĂ©gitime est lâĂ©manation de la toute-puissance Ă©ternelle de Dieu et reste soumis Ă une rĂšgle divine, tant dans lâordre temporel que spirituel, de sorte que, en obĂ©issant au pontife, au prince, au pĂšre, Ă celui qui est rĂ©ellement ministre de Dieu en vue de lâaccomplissement du Bien, câest Ă Dieu seul que nous obĂ©issons. Il reconnaissait la lĂ©gitimitĂ© de la monarchie en tant que mandataire du pouvoir divin, Ă lâopposĂ© de lâillĂ©gitimitĂ© de la RĂ©publique : le digne prince, dom Pedro III, affirmait-il, dĂ©tient le pouvoir lĂ©gitimement constituĂ© par Dieu pour gouverner le BrĂ©sil ; câest le droit de son digne grand-pĂšre, dom Pedro II, qui doit prĂ©valoir, nonobstant quâil ait Ă©tĂ© trahi, et par consĂ©quent sa famille royale seule est habilitĂ©e Ă gouverner le BrĂ©sil[128]. Au frĂšre capucin Marciano, qui visita Canudos en 1895, AntĂŽnio Conselheiro dĂ©clara : « du temps de la monarchie, je me suis laissĂ© emprisonner parce que je reconnaissais le gouvernement ; aujourdâhui, je ne le ferai pas, car je ne reconnais pas la RĂ©publique. »[129] Cependant, comme le souligne Da Cunha, « il nây a pas lĂ la moindre intention politique ; le jagunço est aussi inapte Ă comprendre la forme rĂ©publicaine que celle de la monarchie constitutionnelle. Toutes deux sont Ă ses yeux des abstractions inaccessibles. Il est spontanĂ©ment lâadversaire de lâune et de lâautre. Il se trouve dans la phase de lâĂ©volution oĂč seule peut se concevoir la domination dâun chef sacerdotal ou guerrier. » AntĂŽnio Conselheiro prĂȘchait le salut pour lâĂąme prise individuellement, non pour la sociĂ©tĂ© rurale, ou Ă fortiori, brĂ©silienne tout entiĂšre. Il ne cherchait pas Ă imposer ses visions Ă dâautres et sa doctrine ne reprĂ©sentait donc pas une menace du point de vue du comportement social gĂ©nĂ©ral. La violence fut portĂ©e contre Canudos ; elle nâavait pas Ă©tĂ© exportĂ©e depuis Canudos vers la rĂ©gion circonvoisine[130].
Câest donc Ă tort que les autoritĂ©s de Rio de Janeiro voulurent faire de Canudos un Ă©lĂ©ment dâun vaste complot monarchiste contre le nouveau rĂ©gime, bĂ©nĂ©ficiant de complicitĂ©s dans la capitale, voire de soutiens Ă lâĂ©tranger, en particulier dâAngleterre. Ce qui en effet ressort des lettres, des Ă©crits de toutes sortes, des vers qui furent dĂ©couverts Ă Canudos aprĂšs sa liquidation par lâarmĂ©e, est une religiositĂ© diffuse et incongrue, dont les tendances messianiques nâavaient pas de portĂ©e politique bien affirmĂ©e. Les Canudenses ne sâopposaient Ă lâordre rĂ©publicain nouvellement Ă©tabli que dans la mesure oĂč, croyant Ă lâimminence du rĂšgne promis de Dieu, ils percevaient dans la RĂ©publique le triomphe temporaire de lâAntĂ©christ. Da Cunha, par un parti-pris propre aux Ă©lites rĂ©publicaines du littoral, voudra voir dans Canudos, en substance, la rĂ©volte dâune sociĂ©tĂ© anachronique, restĂ©e, par son isolement gĂ©ographique et culturel sĂ©culaire, Ă lâabri des Ă©volutions et des mouvements de civilisation extĂ©rieurs, et refusant violemment lâirruption brutale de la modernitĂ© incarnĂ©e par la RĂ©publique. Ce quâexprime Da Cunha en ces termes :
« Nous reçûmes Ă lâimproviste la RĂ©publique, comme un hĂ©ritage inattendu. Soudain, nous nous Ă©levĂąmes, entraĂźnĂ©s par le torrent des idĂ©aux modernes, et laissant, dans la pĂ©nombre sĂ©culaire oĂč ils gisent au centre du pays, un tiers de nos gens. TrompĂ©s par une civilisation dâemprunt, moissonnant, dans un travail aveugle de copistes, tout ce qui existe de meilleur dans les codes organiques des autres nations, nous sommes parvenus, en usant de rĂ©volutions et en refusant de transiger si peu soit-il avec les exigences de notre propre nationalitĂ©, Ă aggraver le contraste entre notre façon de vivre et celle de ces rudes compatriotes, qui sont plus Ă©trangers dans ce pays que les immigrants dâEurope. Car ce nâest pas la mer qui les sĂ©pare de nous, ce sont trois siĂšcles (âŠ)[131]. »
Structures de pouvoir et centres de décision
Les recherches rĂ©centes ont mis au jour la prĂ©sence Ă Canudos de stratifications sociales et fonctionnelles, et dâun systĂšme hiĂ©rarchique de rĂ©partition des pouvoirs, notamment au sein du groupe dirigeant, lequel nâĂ©tait pas exempt de tendances divergentes et de frictions.
Le mouvement de Canudos Ă©tait portĂ© par un noyau fonctionnellement diffĂ©renciĂ© dâindividus haut placĂ©s. Dans le domaine strictement religieux, Maciel avait sous ses ordres un groupe restreint de beatos et beatas (dĂ©vots), qui formaient une maniĂšre de confrĂ©rie laĂŻque nommĂ©e Companhia do Bom Jesus, qui Ă©tait chargĂ©e de prendre soin du sanctuaire, oĂč vivait Maciel et oĂč Ă©taient conservĂ©es les images de saints, de protĂ©ger Maciel contre lâextĂ©rieur, de lâassister dans la liturgie, de sonner les cloches et dâorganiser des collectes dâaumĂŽnes dans les environs. La plus considĂ©rĂ©e parmi les beatas se voyait confier lâalimentation du Conselheiro et, en qualitĂ© de sage-femme diplĂŽmĂ©e, aidait aussi Ă mettre au monde les enfants de Canudos[132].
Religion et Ă©conomie formaient Ă Canudos les deux piliers du pouvoir, auxquels sâajoutait, surtout aprĂšs le dĂ©clenchement de la guerre, le pilier militaire. Les nĂ©gociants appartenaient, tant dans lâancienne que dans la nouvelle Canudos, Ă la strate dirigeante. Cela valait en premier lieu pour les deux vieux de la vieille AntĂŽnio da Mota et Joaquim Macambira. Tous deux pouvaient sâappuyer sur des rapports de clientĂšle et de parentĂšle avec les coronels de la rĂ©gion. Le nouveau venu AntĂŽnio Vilanova, qui avait fui sa province natale du CearĂĄ pour la Bahia Ă la suite de la sĂ©cheresse de 1877 et sâĂ©tait fixĂ© Ă Canudos non pour des motifs religieux, mais par esprit de lucre, ayant en effet perçu dans la nouvelle colonie un potentiel marchĂ© en expansion, sut se hisser au rang de figure Ă©conomique dominante de Canudos, notamment en Ă©liminant, avec lâappui de lâautoritĂ© militaire conselheiriste, toute concurrence indĂ©sirable. Pendant la guerre, il rĂ©ussit Ă se rendre indispensable comme pourvoyeur de munition et mĂȘme Ă faire partie du commandement militaire de Canudos[133].
Il nâest pas inutile de sâattarder Ă ces trois grandes figures de lâĂ©lite Ă©conomique de Canudos â AntĂŽnio da Mota, Joaquim Macambira et AntĂŽnio Vilanova â, en touchant aussi un mot sur le frĂšre de ce dernier, HonĂłrio Vilanova. AntĂŽnio da Mota Ă©tait le plus important habitant du hameau de Canudos quand AntĂŽnio Conselheiro vint sây installer en . Commerçant en cuirs et paillasses, il Ă©coulait sa marchandise sur les marchĂ©s de Cumbe et de Monte Santo. Il exploitait une boutique, qui lui servait Ă©galement de logis, sur la place des Ăglises, non loin de la Nouvelle Ăglise, et donc prĂšs du sanctuaire, oĂč rĂ©sidait le Conselheiro, et dĂ©tenait aussi un lopin de terre sur la rive droite du Vaza-Barris. Il avait de la famille dans le sertĂŁo bahiannais, notamment le colonel Ăngelo dos Reis, riche propriĂ©taire de fazenda, et le major Mota Coelho, officier de la police bahiannaise, et comptait parmi ses ascendants Joaquim da Mota Botelho, le dĂ©couvreur de la mĂ©tĂ©orite de BendegĂł[134]. Il sâĂ©tait fait lâami et lâaffidĂ© de Maciel dans les annĂ©es 1880, dĂšs la premiĂšre apparition de celui-ci dans le hameau ; Ă cette occasion, Da Mota pria le Conselheiro dâĂ©riger une nouvelle chapelle Ă Canudos, pour remplacer lâancienne, trop petite et dĂ©labrĂ©e ; le Conselheiro promit dâhonorer cette requĂȘte, et, la promesse remplie, la nouvelle Ă©glise Saint-Antoine fut bĂ©nie par le curĂ© de Cumbe, ce qui donna lieu Ă une journĂ©e festive, avec feu d'artifice[135]. Lors de la 1re expĂ©dition contre Canudos, le bruit courut que le vieux Da Mota avait envoyĂ© quelquâun prĂ©venir la troupe quâune attaque conselheiriste Ă©tait imminente, ce qui, dâaprĂšs les tĂ©moignages quâa pu recueillir JosĂ© Calasans, Ă©tait une calomnie. Da Mota et plusieurs de ses proches furent massacrĂ©s en plein jour, sous les yeux du Conselheiro, et sur ordre de JoĂŁo Abade ; câest en vain quâils en appelĂšrent Ă la protection du Conselheiro, lequel, quoiquâil eĂ»t ordonnĂ© de cesser la tuerie, ne fut pas obĂ©i. Du clan Da Mota, seuls rescapĂšrent les femmes et les enfants, qui trouvĂšrent refuge dans la maison de Joaquim Macambira, autre commerçant de la localitĂ©, qui rĂ©ussit ensuite Ă les exfiltrer vers dâautres lieux, sous lâhostilitĂ© des plus acharnĂ©s. La maison de commerce de Da Mota fut pillĂ©e[134].
AntĂŽnio Vilanova, originaire du CearĂĄ, joua un rĂŽle prĂ©Ă©minent tant dans lâĂ©conomie que dans la politique de Belo Monte. Ses billets Ă ordre avaient valeur de devise, et parallĂšlement Ă son nĂ©goce, il se chargeait aussi de rĂ©soudre les litiges locaux, faisant ainsi office de juge de paix. Il sâĂ©tait liguĂ© avec JoĂŁo Abade, commandant de la Garde catholique et donc chargĂ© du maintien de lâordre, connivence qui lui permit de mieux asseoir son pouvoir. Tous deux dâailleurs demeuraient sur la mĂȘme place des Ăglises, dans des maisons Ă tuiles, symbole de puissance. Vilanova nâĂ©tait quâun surnom â il sâappelait de son vrai nom De Assunção â, dont il avait Ă©tĂ© affublĂ© pour avoir sĂ©journĂ© quelque temps Ă Vilanova, aujourdâhui Senhor do Bonfim, pour ses affaires[136]. PoussĂ© par la sĂ©cheresse qui sĂ©vissait dans sa terre natale, il arriva dans la Bahia en 1877, en partageant le sort dâun grand nombre de ses concitoyens. Câest lâappĂąt du gain, non la foi, qui lâincita Ă rejoindre Belo Monte, oĂč il accordait des rabais au Conselheiro. Du reste, les deux hommes Ă©taient dâanciennes connaissances, puisque vers 1873, le beato AntĂŽnio Ă©tait passĂ© par AssarĂ©, oĂč les De Assunção possĂ©daient un bout de terrain. Vilanova transfĂ©ra donc vers Canudos son fonds de commerce, en emmenant aussi sa parentĂšle. Il nâeut pas de mal Ă faire prospĂ©rer ses affaires, sachant en effet, avec lâaide de JoĂŁo Abade et de sa troupe, tenir Ă distance ses concurrents[137]. Son prestige ne fit que croĂźtre tout au long de la guerre, et son magasin servit bientĂŽt Ă entreposer armes et munitions, quâil distribuait aux combattants en accord avec les chefs de piquet. Au fur et Ă mesure que pĂ©rissaient les chefs de guerre, et que dans le mĂȘme temps le Conselheiro restait claustrĂ© dans son sanctuaire, Vilanova tendra Ă concentrer dans ses mains de plus en plus de pouvoirs[138]. Dans la derniĂšre phase de la guerre, lorsque tout Ă©tait perdu, il prĂ©para habilement sa retraite, non sans en avoir sollicitĂ© lâautorisation auprĂšs du Conselheiro alors moribond. Celui-ci dĂ©cĂ©dĂ©, Vilanova rĂ©ussit Ă faire sortir de lâenfer de Canudos toute sa parentĂšle, prĂ©cautionneusement, par petits groupes, avec lâaide de quelques jagunços de ses amis. Selon son frĂšre HonĂłrio, il lui fallut abandonner quatre tonneaux dâargent, quâil enterra sur place, mais emporta avec lui pour le CearĂĄ, oĂč il alla vivre quelque temps, trois ou quatre kilos dâor et des bijoux. Il mourut Ă lâĂąge de 50 ans[139].
Joaquim Macambira enfin Ă©tait issu dâune des deux grandes familles qui habitaient Ă Canudos avant lâarrivĂ©e du Conselheiro (lâautre Ă©tant les Da Mota ; les Vilanova ne vinrent que plus tard). Ces deux familles entretenaient du reste de bons rapports, tĂ©moin le fait quâaprĂšs le massacre des Da Mota, les Macambira accueillirent chez eux les mineurs dâĂąge de cette famille. Joaquim Ă©tait agriculteur et commerçant, non un homme de combat Ă proprement parler, encore que pendant la guerre il aima Ă tramer des embuscades. Il joua un rĂŽle de premier plan dans la communautĂ© par ceci quâil Ă©tait un homme de confiance, un commerçant respectĂ©, dâune probitĂ© reconnue au-dehors, qui entretenait des relations commerciales avec ses confrĂšres des localitĂ©s circonvoisines, et qui, de surcroĂźt, Ă©tait liĂ© dâamitiĂ© avec le colonel JoĂŁo Evangelista Pereira de Melo, propriĂ©taire aisĂ© de Juazeiro, Ă qui il passa commande de bois dâĆuvre pour lâĂ©glise nouvelle de Canudos, transaction avortĂ©e devenant lâĂ©tincelle qui dĂ©clenchera la guerre[140]. Il eut une progĂ©niture nombreuse, et lâun de ses fils sâĂ©tait mis en tĂȘte, lors de lâun des Ă©pisodes les plus fameux de la guerre de Canudos, de sâemparer des canons de la 4e expĂ©dition, mais sera sacrifiĂ© en mĂȘme temps quâune poignĂ©e de ses camarades (Francisco Mangabeira lui consacrera un poĂšme, inspirĂ© dâun reportage dâEuclides da Cunha). La guerre terminĂ©e, une de ses filles, Maria Francisca Macambira, ĂągĂ©e de 10 ans, tomba dâabord aux mains dâofficiers rĂ©publicains Ă Salvador, avant dâĂȘtre recueillie par le journaliste LĂ©lis Piedade[141] (voir ci-dessous).
Signalons encore HonĂłrio Vilanova, frĂšre dâAntĂŽnio, venu comme lui du CearĂĄ, oĂč il avait appris lâoffice de sellier-bourrelier, et dâoĂč il partit pour Canudos en compagnie de son frĂšre, aprĂšs un passage par Bonfim. Si lâon sait trĂšs peu de choses sur ses faits et gestes durant la guerre, il se fera plus tard le mĂ©morialiste de Canudos et du Conselheiro, se remĂ©morant en effet avec prĂ©cision les faits, les coutumes, la vie quotidienne et les notables de Belo Monte, et retraçant en particulier la personnalitĂ© du Conselheiro, quâil avait connu dâabord Ă AssarĂ© vers 1873 et aux cĂŽtĂ©s duquel il resta presque jusquâĂ la fin de la guerre ; du reste, il parlera toujours en bien du Conselheiro. Ses souvenirs ont Ă©tĂ© rassemblĂ©s par Nertan MacĂȘdo (pt) dans un ouvrage paru en 1964, Memorial de Vilanova. Ă Canudos, il sâoccupa surtout Ă aider le « compĂšre AntĂŽnio », son frĂšre commerçant, dans la boutique bien approvisionnĂ©e de celui-ci, et nâexerça jamais son Ă©tat de bourrelier. Il combattit dans la phase finale du conflit, et fut blessĂ© au pied. Il mourut dans son CearĂĄ natal Ă lâĂąge de 105 ans[142].
LâĂ©tat de guerre imprĂ©gna la vie Ă Canudos bien avant que la guerre ouverte nâĂ©clatĂąt trois ans et demi aprĂšs la fondation de la communautĂ©. Belo Monte en effet, apparue dans le sillage dâun accrochage sanglant entre les hommes de Maciel et un dĂ©tachement de la police bahianaise lancĂ© Ă leurs trousses par les autoritĂ©s, Ă©tait initialement conçue comme une planque, et les responsables, Ă qui rien ne permettait de supposer quâils resteraient Ă lâabri de poursuites, devaient se tenir toujours parĂ©s au combat. En consĂ©quence, lâorganisation militaire eut, aussi bien dans les centres de dĂ©cision de la communautĂ© que dans la vie quotidienne, une importance considĂ©rable[143]. Des exercices militaires Ă©taient quotidiens, et les habitations Ă©taient en partie doublĂ©es dâune cave en guise dâabri contre lâartillerie[144].
Belo Monte Ă©tait gouvernĂ© sur le mode oligarchique ; le groupe dirigeant ne tirait pas sa lĂ©gitimitĂ© dâun choix populaire, mais du prestige individuel de ses membres, prestige dĂ©rivĂ© de lâaccomplissement dâactes notables, de la possession de biens, ou de la proximitĂ© avec AntĂŽnio Conselheiro[145]. Celui-ci semble avoir constituĂ©, autour de JoĂŁo Abade et dâAntĂŽnio Vilanova, un cercle dirigeant, qui, selon la presse contemporaine, apparaissait en public sous la dĂ©nomination de « Douze ApĂŽtres ». Abade avait la haute main sur le domaine policier et militaire, tandis que toute lâadministration civile Ă©tait Ă la charge de Vilanova. De ce mĂȘme noyau central faisaient partie Ă©galement le grand propriĂ©taire terrien Norberto das Baixas et quelques chefs militaires, dont PajeĂș, JoĂŁo Grande et JosĂ© VenĂąncio[146]. Les soins de santĂ© furent confiĂ©s au guĂ©risseur Manuel Quadrado, versĂ© dans les plantes mĂ©dicinales[147]. Ainsi, les soins mĂ©dicaux, mais aussi lâenseignement scolaire, Ă©taient-ils assurĂ©s par des institutions quasi-Ă©tatiques[148].
Que Maciel, en sa qualitĂ© de Conselheiro, « ne renonça jamais au privilĂšge dâavoir le dernier mot », comme lâaffirme lâhistorien JosĂ© Calasans[149], doit ĂȘtre mise en doute, plus particuliĂšrement en ce qui concerne la phase finale de la guerre. La presse de lâĂ©poque le dĂ©peignait comme le chef de guerre suprĂȘme, comme un despote dotĂ© dâun pouvoir de commandement illimitĂ© et global[145]. Certes, dans les premiers temps du mouvement, AntĂŽnio Conselheiro Ă©tait la figure dĂ©terminante, et c'Ă©tait lui qui composait le groupe dirigeant ; pour cela, il sâautorisait notamment de ses liens de parentĂšle, liens qui dĂ©terminaient ses rapports avec une large part de la population de Canudos, Maciel Ă©tant, ainsi quâil appert du registre baptistaire, le parrain de presque tous les enfants nĂ©s dans la colonie. En outre, il pouvait sâappuyer sur un rĂ©seau, tissĂ© pendant ses vingt annĂ©es dâerrance, de relations personnelles avec des fazendeiros, commerçants et politiciens de la rĂ©gion. Cependant, comme le souligne D. D. Bartelt, le meurtre dont furent victimes son confident AntĂŽnio da Mota et une partie de la famille de celui-ci, sur le soupçon dâavoir mis la police au courant de lâattaque dâUauĂĄ lors de la premiĂšre expĂ©dition, semble indiquer le contraire, vu que le meurtre aurait Ă©tĂ© perpĂ©trĂ© sous les yeux mĂȘmes de Maciel, sans quâil fĂ»t en mesure de lâempĂȘcher. Certes, la guerre avait alors commencĂ©, et la loi martiale Ă©tait de rigueur ; toutefois, que le soupçon eĂ»t Ă©tĂ© fondĂ© ou non, ou que les preuves eussent Ă©tĂ© ou non fabriquĂ©es par Vilanova pour se dĂ©barrasser dâun rival, lâincident tend Ă prouver que Maciel ne dĂ©tenait plus alors dans les affaires militaires (stratĂ©giques ou disciplinaires) lâautoritĂ© suprĂȘme[150]. Selon JosĂ© Aras[151], « le Conselheiro craignait JoĂŁo Abade⊠câĂ©tait lui le vĂ©ritable chef », et Sousa Dantas[152] fait Ă©tat dâune dĂ©chĂ©ance morale, dâune prostitution et dâune violence intĂ©rieure croissantes, que Maciel nâĂ©tait plus capable dâendiguer ; la volontĂ© du chef spirituel Ă©tait contrecarrĂ©e par lâarbitraire de caĂŻds arrogants ; Maciel aurait mĂȘme enjoint Ă ses adeptes de retourner dans leurs villages dâorigine[153].
La GuĂĄrdia CatĂłlica, la garde prĂ©torienne dâAntĂŽnio Conselheiro et corps de police de Canudos, portait un uniforme de coton bleu, avec bĂ©ret de mĂȘme couleur[143]. Les contentieux de droit civil se rĂ©glaient la plupart du temps en interne, tandis que les infractions pĂ©nales graves Ă©taient dĂ©fĂ©rĂ©es devant la juridiction municipale[148].
Moyens de subsistance
Ă lâencontre de ce qui transparaĂźt de la description dramatique donnĂ©e par Da Cunha, la zone de Canudos nâĂ©tait pas Ă ce point aride quâelle nâeĂ»t offert que trĂšs peu de ressource Ă lâactivitĂ© agricole et commerciale ; au contraire, le site fut choisi justement en raison de sa capacitĂ© Ă soutenir lâagriculture. Belo Monte en effet se situe Ă lâendroit oĂč lâafflux dâeau par le bassin versant supĂ©rieur du fleuve Vaza-Barris Ă©tait au maximum. De lâeau pouvait ĂȘtre extraite non seulement du fleuve, mais aussi â raretĂ© pour la rĂ©gion â du sous-sol, moyennement creusement de puits dans le roc poreux. Accessoirement, par la configuration accidentĂ©e du terrain, les facultĂ©s de dĂ©fense de la ville se trouvaient dĂ©multipliĂ©es, facilitant en particulier les embuscades et attaques surprise de la part des Canudenses ; les commandants militaires de Conselheiro devaient dâailleurs se montrer adroits Ă attirer et piĂ©ger les troupes rĂ©guliĂšres dans des labyrinthes naturels exempts dâeau[154].
Les berges du fleuve Ă©taient plantĂ©es de lĂ©gumes, de maĂŻs, de haricots, de pastĂšques, de canne Ă sucre, de pommes de terre, de courges, etc. Du manioc et autres plantes Ă©taient cultivĂ©es dans les Ă©tendues humides limitrophes de la colonie. Canudos possĂ©dait un abattoir, et les rĂ©serves de nourriture Ă©taient stockĂ©es dans des entrepĂŽts. Dans chaque logis de la ville, lâon gardait de la viande sĂ©chĂ©e et des fruits secs dans des jarres dâargile. Dans le voisinage de la colonie on pratiquait lâhorticulture, et il y avait de lâĂ©levage de moutons, de caprins, et (en quantitĂ© faible) de bovins. Des denrĂ©es alimentaires faisaient lâobjet dans Canudos dâun commerce de dĂ©tail rĂ©gulier.
La colonie de Canudos disposait de plusieurs sources de revenus. Les habitants fabriquaient du cuir, des paillasses, des cordages et des articles de vannerie, qui Ă©taient ensuite Ă©coulĂ©s sur les marchĂ©s de la rĂ©gion[155]. La vente des peaux de chĂšvre en particulier fournissait une bonne part des fonds nĂ©cessaires pour acquĂ©rir des biens Ă lâextĂ©rieur. Les Ă©missaires dâAntĂŽnio Conselheiro faisaient des affaires directement avec le plus grand nĂ©gociant de Juazeiro. Lorsque les finances sâamenuisaient, AntĂŽnio Conselheiro Ă©crivait des lettres Ă ses contacts au-dehors ou envoyaient des Ă©missaires, p.ex. ZĂȘ VenĂąncio et Joaquim Macambira, pour requĂ©rir des dons de bĂ©tail[156] - [157].
Les ventes de peaux ne rapportant que des recettes peu abondantes, et la communautĂ© nâayant pas dâautre source rĂ©guliĂšre de revenus, AntĂŽnio Conselheiro Ă©tait contraint de se montrer flexible et dâenvoyer ses gens travailler sous contrat dans des fermes et fazendas proches â dans une mesure moindre cependant que Padre CĂcero p.ex., qui voulait par cette mesure donner satisfaction aux propriĂ©taires terriens voisins ; AntĂŽnio Conselheiro, moins au fait des combinaisons politiques, Ă©tait enclin Ă maintenir sa ville sainte dans un plus grand isolement et paya finalement les frais de sa relative intransigeance. Mais cet isolement ne fut certes jamais absolu, car les Ă©changes ne sâinterrompaient jamais, Ă telle enseigne que mĂȘme durant le conflit armĂ©, des sympathisants liĂ©s Ă la faction Viana du parti rĂ©publicain de Bahia continuaient de livrer du matĂ©riel Ă la colonie. Le fait Ă lui seul que la communautĂ© de Canudos put fonctionner pendant quatre ans atteste de lâaptitude organisationnelle de Conselheiro et de ses aides. Canudos Ă©tait Ă©loignĂ©, mais jamais isolĂ©, ce qui lui permit de survivre Ă©conomiquement ; le miracle logistique que reprĂ©sente Canudos ne put avoir lieu que parce que Canudos Ă©tait bien raccordĂ© Ă lâĂ©conomie de la rĂ©gion[158].
AntĂŽnio Conselheiro non seulement exigeait que les Canudenses effectuassent un dur labeur agricole, mais il embauchait Ă©galement des journaliers des fermes voisines. Il sâen remettait aussi en partie aux ressources offertes par ses admirateurs et envoyaient ses sectateurs leur demander des contributions en argent et en matĂ©riaux, principalement pour les besoins de la nouvelle Ă©glise[159]. Certaines familles cĂ©daient, sans quâon leur fĂźt obligation en ce sens, tout ce quâils possĂ©daient Ă la communautĂ©, en guise dâacte volontaire de pĂ©nitence[157].
Enfin, les nouveaux-venus Ă©taient sollicitĂ©s, mais non contraints, de cĂ©der Ă la communautĂ© une partie de leurs avoirs â argent ou objets. Lâexistence de cette rĂšgle portera quelques-uns Ă qualifier lâĂ©conomie canudense de « communiste ». Cependant, il ne sera jamais question dâabolir la propriĂ©tĂ© privĂ©e ; il est vrai que le terrain Ă bĂątir Ă©tait octroyĂ© aux habitants gratuitement, mais ils devaient par ailleurs financer eux-mĂȘmes leur maison ou leur cabanon. La maison, au mĂȘme titre que les objets personnels, restait librement aliĂ©nable, et il y avait Ă Canudos un commerce immobilier fort animĂ©. Faire des bĂ©nĂ©fices nâĂ©tait ni interdit, ni condamnĂ© moralement. Le commerçant AntĂŽnio Vilanova, lâun des hommes les plus influents de Belo Monte, Ă©tait un homme fortunĂ© lorsquâil dĂ©serta la localitĂ© peu avant la fin de la guerre[160].
LâĂ©conomie de Canudos Ă©tait par consĂ©quent organisĂ©e sur une base mercantile et monĂ©taire. Canudos ne vivait aucunement en autarcie et selon des rĂšgles qui lui Ă©taient propres, mais se trouvait Ă divers titres et intensĂ©ment intĂ©grĂ©e dans un systĂšme commercial rĂ©gional interconnectĂ©. Il a Ă©tĂ© affirmĂ© quâun marchĂ© hebdomadaire se tenait Ă Belo Monte mĂȘme[161].
Vie sociale et pratiques religieuses
Les journalistes, les prĂȘtres Ă©trangers diligentĂ©s par lâĂ©vĂȘchĂ© pour inspecter les lieux, certains membres de lâĂ©lite dirigeante, certains curĂ©s de paroisse et nombre de chroniqueurs et tĂ©moins contemporains appelĂšrent les conselheiristes des fous, criminels, ci-devant esclaves, et, plus que tout, des fanatiques religieux. Cette vision, vĂ©hiculĂ©e et renforcĂ©e par le chef-dâĆuvre de Da Cunha, doit assurĂ©ment ĂȘtre nuancĂ©e[162].
Belo Monte Ă©tait une façon de thĂ©ocratie, dont le rĂ©gime politique et social, de type clanique, Ă©tait modelĂ© par la vision religieuse particuliĂšre du Conselheiro, et oĂč les lois procĂ©daient de lâarbitraire du chef. Celui-ci, se faisant assister par un comitĂ© local de gouvernement (dĂ©jĂ Ă©voquĂ© ci-haut) composĂ© de 12 apĂŽtres ou anciens, mit en place un systĂšme social dâallure communiste, basĂ© sur la division du travail et de la production, et sur la propriĂ©tĂ© commune. NâĂ©tait permise en effet que la propriĂ©tĂ© privĂ©e des seuls objets mobiliers et des maisons, tandis que restait de rigueur la communautĂ© absolue de la terre, des pĂąturages, des troupeaux et des rares produits des cultures, dont les propriĂ©taires touchaient une quote-part dĂ©risoire, et reversaient le reste Ă la Companhia do Bom Jesus. Tous obtenaient l'accĂšs Ă la terre et au travail sans avoir Ă subir les brimades des contremaĂźtres des fazendas traditionnelles. Le mariage civil et la monnaie officielle rĂ©publicaine furent abolis, les tavernes, les boissons alcoolisĂ©es et la prostitution interdites ; la criminalitĂ© y Ă©tait rigoureusement bridĂ©e, et la pratique religieuse y Ă©tait obligatoire. Ă propos de la monnaie, il y a lieu dâapporter quelques rĂ©serves Ă la thĂšse dâun Canudos bastion monarchiste, oĂč lâon brĂ»lait les billets de banque rĂ©publicains et oĂč seule avait cours lâancienne monnaie impĂ©riale. Certes, faire usage de la monnaie impĂ©riale en interne faisait partie sans doute des pratiques symboliques du noyau central de Canudos, et peut-ĂȘtre aussi Maciel rĂ©pugnait-il Ă prendre en main la monnaie rĂ©publicaine. Cependant, la monnaie impĂ©riale ayant cessĂ© dâavoir la moindre valeur dâĂ©change sur les marchĂ©s de la rĂ©gion, cette rĂ©ticence ne pouvait donc pas ĂȘtre partagĂ©e par les marchands, paysans et journaliers prĂ©sents Ă Belo Monte. Du reste, la pratique du troc (non monĂ©taire) Ă©tait encore courante sur les marchĂ©s du sertĂŁo, de sorte que lâon pouvait aisĂ©ment se satisfaire dâune faible quantitĂ© de numĂ©raire[163].
Si donc le commerce nâĂ©tait aucunement de type socialiste, lâagriculture en revanche avait des traits indĂ©niablement collectivistes. Les travaux des champs Ă©taient accomplis sur le mode coopĂ©ratif, et la propriĂ©tĂ© privĂ©e de champs et de pĂąturages Ă©tait semble-t-il inexistante, quoique BenĂcio signale que de petits paysans de Canudos dĂ©tenaient dans les environs de petits potagers et vergers, voire dĂ©signaient comme leur appartenant telle ou telle petite ferme oĂč ils Ă©levaient des chĂšvres, mais peut-ĂȘtre sâagissait-il lĂ des paysans qui vivaient sur les lieux avant lâarrivĂ©e de Maciel et qui nâavaient donc pas Ă©tĂ© expropriĂ©s. Il est Ă souligner que cette orientation collectiviste ne prenait pas sa racine ni dans le christianisme primitif, ni dans lâidĂ©ologie communiste, mais tient plutĂŽt de certaine vieille tradition paysanne du sertĂŁo, dĂ©nommĂ©e mutirĂŁo (mot dâorigine tupi). Ce mode de travail communalisĂ©, hĂ©ritĂ© des indigĂšnes, mais pratiquĂ© Ă©galement dans dâautres cultures rurales dâEurope et dâAfrique, Ă©tait Ă la base de lâentraide de proximitĂ© dans les Ă©conomies en raretĂ© monĂ©taire, et sâappliquait quand p.ex. on se proposait dâĂ©difier une maison ou quand il fallait entrer la moisson, ou, surtout, pour entretenir et dĂ©velopper les terrains communaux, ainsi que pour dĂ©fricher, amĂ©nager des routes et garder en bon Ă©tat les puits. La possession et lâutilisation en commun de pĂąturages (fundo de pasto) appartenait Ă©galement aux traditions villageoises du sertĂŁo, et Ă©tait indispensable aux petits dĂ©tenteurs de bĂ©tail. Enfin, lâon nâaura garde dâoublier la valeur symbolique du mutirĂŁo, qui codĂ©terminait la perception extĂ©rieure de Belo Monte, le mutirĂŁo mettant en Ćuvre en effet des rapports de production horizontaux, par opposition Ă la stricte verticalitĂ© des relations de travail dans le systĂšme seigneurial coronĂ©liste[164].
Les sans-abri du sertĂŁo et les victimes de la sĂ©cheresse Ă©taient reçus Ă bras ouverts par AntĂŽnio Conselheiro. Venaient en nombre Ă©galement dâanciens Ă©leveurs, naguĂšre encore riches, qui nâavaient pas hĂ©sitĂ© Ă abandonner leurs troupeaux. Contrairement Ă ce quâaffirme Da Cunha, les nouveaux-venus nâĂ©taient pas tenus de remettre au Conselheiro quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ce quâils apportaient, y compris les saints destinĂ©s au sanctuaire commun, lors mĂȘme que beaucoup de familles se prĂȘtĂšrent de bonne grĂące Ă ce sacrifice. Le prophĂšte leur ayant enseignĂ© Ă craindre le pĂ©chĂ© mortel du plus minime bien-ĂȘtre, ils se disaient heureux du peu qui leur restait et sâen satisfaisaient[165]. En mĂȘme temps, AntĂŽnio Conselheiro admettait la prĂ©sence dans le village dâindividus dont le tempĂ©rament et les antĂ©cĂ©dents apparaissaient peu compatibles avec sa placide personnalitĂ© ; Canudos en effet servit aussi de refuge Ă un certain nombre de malfaiteurs, dont quelques-uns Ă©taient cĂ©lĂšbres, qui pensaient se soustraire ainsi Ă la justice, et qui paradoxalement devinrent bientĂŽt les favoris de Maciel, ses hommes de main prĂ©fĂ©rĂ©s, qui garantissaient son autoritĂ© inviolable, se muant mĂȘme en ses meilleurs disciples[166].
La communautĂ©, une fois Ă©tablie dans son nouveau milieu et laissĂ©e Ă ses propres moyens, rĂ©ussit Ă sâorganiser et fonctionnait avec un savoir-faire et une Ă©nergie Ă©tonnants. Ainsi p. ex., les Ă©leveurs de Canudos surent-ils, dans des conditions pourtant extrĂȘmement difficiles, exploiter leurs Ă©levages de bovins et de caprins. Non seulement, il fut construit plus de 2 000 maisons en trĂšs peu de temps, mais les conselheiristes bĂątirent des citernes Ă eau, une Ă©cole, des entrepĂŽts, des ateliers de fabrication dâarmes, et la nouvelle Ă©glise. Les masures de pisĂ© Ă toit de chaume construites en rangs serrĂ©s, dĂ©peintes comme misĂ©rables et rudimentaires par Da Cunha, ne faisaient en fait que reproduire Ă lâidentique, en taille et en conception, un modĂšle dâhabitation paysan rĂ©pandu Ă travers tout le sertĂŁo. Canudos apparaĂźt comme une communautĂ© exerçant une pleine gamme de fonctions, en mesure dâhĂ©berger et de gĂ©rer une vaste population avec un Ă©ventail dâĂąges allant du nouveau-nĂ© Ă des hommes et femmes trop ĂągĂ©s pour travailler, voire impotents[167]. La rĂ©alitĂ© de Canudos Ă©tait donc diffĂ©rente de la vision exprimĂ©e par Da Cunha, selon qui la population du village, ainsi « constituĂ©e par les Ă©lĂ©ments les plus disparates, depuis lâadepte fervent, qui avait dĂ©jĂ , dans sa vie antĂ©rieure, renoncĂ© de lui-mĂȘme Ă tous les conforts de la vie, jusquâau hors-la-loi sans attache qui arrivait le fusil Ă lâĂ©paule en quĂȘte de nouveaux terrains dâexploits », finit nĂ©anmoins au bout dâun temps Ă former une « communautĂ© homogĂšne et uniforme, une masse inconsciente et brutale, qui croissait sans Ă©voluer, sans organes et sans fonctions spĂ©cialisĂ©es, par la seule juxtaposition mĂ©canique des bandes successives, Ă la façon dâun polypier humain »[168].
Cependant que la promiscuitĂ© sexuelle Ă©tait commune dans le sertĂŁo, AntĂŽnio Conselheiro imposa une morale publique rigoureuse, sans doute en rapport avec son malaise vis-Ă -vis des femmes. Les adolescentes surprises Ă badiner Ă©taient punies, et la prostitution, massive ailleurs dans le sertĂŁo, Ă©tait proscrite[169]. MĂȘme les journalistes les plus cyniques notaient que, Ă lâinverse de toutes les autres localitĂ©s du sertĂŁo, la prostitution nâexistait pas Ă Belo Monte, ni lâivrognerie ne constituait un problĂšme public, ni la prison de la ville nâĂ©tait remplie de vagabonds ou de truands. Maciel donnait lâexemple de lâidĂ©al ascĂ©tique, ne portant sur la peau quâune tunique lacĂ©rĂ©e et ne prenant quâun seul repas par jour, composĂ© de maĂŻs, de manioc et de haricots, sans viande ; de façon gĂ©nĂ©rale pourtant, la population de Canudos ne le suivait pas sur ce point, et limitait la privation de viande aux vendredis et aux fĂȘtes religieuses[170]. En ce qui concerne plus particuliĂšrement lâalcool, la condamnation morale par AntĂŽnio Conselheiro de sa consommation peut apparaĂźtre contraire au pragmatisme. Lâalcool en effet jouait un rĂŽle important, attendu que les eaux stagnantes du sertĂŁo Ă©taient souvent contaminĂ©es et que les sertanejos sâefforçaient de boire le moins possible dâeau. Lâusage et la vente de la cachaça (sorte dâeau-de-vie) restait prohibĂ©[2]. Levine note[171] que, sous ce rapport, Canudos sâapparentait davantage Ă la GenĂšve calviniste quâĂ une JĂ©rusalem ou une ville brĂ©silienne type. Da Cunha en revanche affirme quâune dĂ©bauche effrĂ©nĂ©e rĂ©gnait Ă Canudos et que les rues regorgeaient dâenfants illĂ©gitimes.
Si Ă quelques-uns des rĂŽles traditionnels de la femme dans la sociĂ©tĂ© ont pu ĂȘtre substituĂ©s de nouveaux Ă Canudos, ce ne fut que dans une mesure limitĂ©e. Nonobstant quâelles fussent sĂ©parĂ©es physiquement des hommes par suite de la misogynie de Conselheiro, elles Ă©taient en mĂȘme temps plus indĂ©pendantes quâelles ne lâeussent Ă©tĂ© en dehors de la colonie. Des tĂąches leur furent assignĂ©es aussi difficiles que celles des hommes, et leurs filles Ă©taient admises Ă frĂ©quenter lâĂ©cole primaire au mĂȘme titre que leurs fils. Les femmes, de mĂȘme que les enfants et les personnes ĂągĂ©es, accomplissaient des travaux manuels pĂ©nibles, au demeurant Ă lâimage de ce qui se passait partout ailleurs dans les campagnes brĂ©siliennes[172].
La pratique religieuse structurait et ponctuait la vie Ă Canudos mais nâatteignait pas tous les habitants dans une mesure Ă©gale. Le lieu central Ă©tait le sanctuaire, oĂč AntĂŽnio Conselheiro passait des heures chaque jour Ă la mĂ©ditation et oĂč les beatas sâexerçaient dans la priĂšre et la litanie. Chaque journĂ©e commençait Ă lâaube par lâoffice et se terminait le soir avec la tierce, Ă lâimage de lâemploi du temps monacal et suivant la tradition missionnaire instaurĂ©e par le pĂšre Ibiapina. LâintensitĂ© de la participation religieuse cependant Ă©tait inĂ©gale : les hommes frĂ©quentaient moins lâoffice que les femmes, et mĂȘme certains membres du groupe dirigeant ne prenaient pas tous forcĂ©ment part Ă la vie religieuse. Ă lâinverse, lâauto-flagellation, vieille tradition du sertĂŁo, Ă©tait rĂ©servĂ©e Ă la gent masculine[173].
Belo Monte cĂ©lĂ©brait les fĂȘtes religieuses, qui, comme ailleurs dans le sertĂŁo, connaissaient des prolongements profanes, avec musique africaine, feu d'artifice et alcool en quantitĂ© modĂ©rĂ©e, coutume que le Conselheiro dut se rĂ©signer Ă tolĂ©rer[174]. La vie cĂ©rĂ©monielle Ă©tait assurĂ©e par une Ă©lite religieuse, la Companhia do Bom Jesus. Les principales structures de lâorganisation sĂ©culiĂšre renvoyaient, par leurs dĂ©nominations mĂȘmes, Ă la superstructure religieuse : les Douze ApĂŽtres (le comitĂ© exĂ©cutif) et la Garde catholique (le haut commandement militaire)[175].
Maciel non seulement dĂ©fendait lâĂglise officielle, mais sâattachait aussi Ă faire respecter lâautoritĂ© de celle-ci. Se considĂ©rant comme un distinguĂ© prĂ©dicateur laĂŻc, il sâabstint absolument dâadministrer les sacrements, tĂąches rĂ©servĂ©es aux prĂȘtres consacrĂ©s. Les baptĂȘmes, mariages et enterrements Ă©taient pris en charge par le pĂšre Vicente Sabino, curĂ© de Cumbe, qui disposait Ă Canudos de son propre logis[176].
Selon ce quâen relate Da Cunha, la justice Ă Canudos Ă©tait, comme tout le reste, paradoxale, se traduisant par une inversion totale du concept de crime : si elle sâexerçait avec une grande rigueur pour les vĂ©tilles, elle se dĂ©robait pour les plus grands mĂ©faits. De fait, toutes sortes de malversations Ă©taient permises, dĂšs lors quâelles augmentaient le patrimoine de la communautĂ©. En 1894, des attaques lancĂ©es dans les localitĂ©s circonvoisines, que commandaient des fiers-Ă -bras connus, finirent par alarmer la rĂ©gion. Dans un vaste rayon autour de Canudos, toujours selon Da Cunha, des fazendas furent dĂ©vastĂ©es, des villages saccagĂ©s, des bourgs pris dâassaut. Ă Bom Conselho, une horde tĂ©mĂ©raire de Canudenses rĂ©ussit Ă sâemparer de la ville et Ă en disperser les autoritĂ©s, Ă commencer par le juge de paix Arlindo Baptista Leoni, qui en gardera rancĆur au Conselheiro. Ce fut, cette annĂ©e-lĂ , une telle recrudescence de dĂ©prĂ©dations et de rapines quâelle finit par prĂ©occuper les pouvoirs Ă©tablis, donnant mĂȘme lieu Ă une interpellation et Ă une discussion vĂ©hĂ©mente Ă lâassemblĂ©e de lâĂtat de Bahia. Pour un temps mĂȘme, Canudos devint le quartier gĂ©nĂ©ral de groupes de combat politiques, qui, suivant des directions fixĂ©es Ă lâavance, sâen allaient participer, Ă coups de bĂąton et de fusil, aux Ă©chauffourĂ©es Ă©lectorales, en soutien Ă quelque potentat des environs[177]. Pourtant, jusquâĂ la premiĂšre expĂ©dition, AntĂŽnio Conselheiro continua de collaborer avec la police locale[178].
GrĂące notamment Ă sa stature vigoureuse, AntĂŽnio Conselheiro dominait le campement, et sâemployait Ă corriger ceux qui sâĂ©cartaient des chemins par lui tracĂ©s. Toute trahison Ă ses principes Ă©tait passible de mort â comme l'atteste (selon Levine ; cet incident a Ă©tĂ© diversement interprĂ©tĂ©) lâexĂ©cution en plein jour dâAntĂŽnio da Motta et de ses fils, qui Ă©taient parmi les rares marchands autorisĂ©s Ă faire des affaires Ă Canudos, sur lâaccusation dâavoir communiquĂ© des informations Ă la police bahianaise[179]. Une petite prison fut amĂ©nagĂ©e, dans laquelle Ă©taient conduits tous les jours, par les hommes de main du prophĂšte, ceux qui avaient perpĂ©trĂ© quelque infraction aux prĂ©ceptes religieux, p.ex. avaient manquĂ© aux priĂšres. Parmi ces obligations religieuses figurait aussi le rituel fĂ©tichiste du baiser des images, instituĂ© par AntĂŽnio Conselheiro, oĂč le mysticisme de chacun se donnait libre carriĂšre. Du reste, lors des rassemblements religieux sur la place du village, la foule des fidĂšles se divisait selon les sexes, en deux groupes distincts[180].
Pour autant, la communautĂ© de Canudos Ă©tait loin dâĂȘtre un monde hermĂ©tiquement clos. Vu que les sentiers et chemins allant Ă , et partant de, Canudos restaient ouverts et que le lieu saint Ă©tait dâun accĂšs libre, il est possible, sinon probable, que seule une partie de la population se pliait Ă lâensemble des Ćuvres et rituels de priĂšre tels que prescrits par AntĂŽnio Conselheiro. Cependant, la dictature utopiste de Conselheiro touchait tous les habitants de sa ville sainte au moins Ă un certain degrĂ©.
AntĂŽnio Conselheiro fonda Ă Canudos une Ă©cole, quâil dirigeait lui-mĂȘme et pour laquelle il engageait des instituteurs. Moyennant acquittement dâun droit dâinscription mensuel, garçon et filles Ă©taient admis Ă la frĂ©quenter ensemble, ce qui eĂ»t heurtĂ© les traditionalistes hors de Canudos. Les Canudenses Ă©taient encouragĂ©s Ă faire donner une instruction rĂ©guliĂšre Ă leurs enfants, privilĂšge dont aucun nâeĂ»t bĂ©nĂ©ficiĂ© dans leurs villages dâorigine[181]. Il y avait classe tous les jours, et les enfants Ă©taient nombreux Ă assister aux leçons. Il semble que de façon gĂ©nĂ©rale AntĂŽnio Conselheiro ait fait grand cas de lâenseignement des enfants. Dans la communautĂ© quâil fonda vers 1890 dans le hameau de Bom Jesus, actuel CristĂłpolis, il avait dĂ©jĂ ouvert une Ă©cole primaire, que venaient frĂ©quenter les enfants de lâendroit et ceux des environs, mais qui dura peu de temps en raison de lâincurie du maĂźtre dâĂ©cole. Ă Canudos, le premier instituteur recrutĂ©, originaire de Soure, fut bientĂŽt remplacĂ© par une jeune femme de 23 ans, diplĂŽmĂ©e de lâĂcole normale de Bahia, mulĂątresse un peu farouche, que (selon une version) sa famille voulait empĂȘcher dâĂ©pouser un garçon de modeste extraction et qui sâĂ©tait enfuie avec lui Ă Canudos. Elle habitait dans la partie basse du village, dans une rue appelĂ©e pour cette raison rua da Professora. Lui succĂ©dera ensuite une autre enseignante, qui rĂ©ussit Ă Ă©chapper au massacre final et vint se fixer Ă Salvador, oĂč elle mourut en 1944, Ă lâĂąge de 78 ans[182].
Garde prétorienne et chefs militaires
Il sâĂ©tait constituĂ© autour dâAntĂŽnio Conselheiro une sorte de garde prĂ©torienne, appelĂ©e Garde catholique (« Guarda catĂłlica »), ou Companhia do Bom Jesus, vigoureux groupe de sertanejos armĂ©s, en uniforme de combat, qui Ă©tait maintenu sur pied par le Conselheiro lui-mĂȘme, au moyen de contributions financiĂšres quâil allait recueillir auprĂšs des fidĂšles. Certains de ces hommes Ă©taient dĂ©jĂ cĂ©lĂšbres, aurĂ©olĂ©s du prestige de leurs aventures anciennes, enjolivĂ©es par lâimagination populaire ; quelques-uns devaient bientĂŽt jouer un rĂŽle de premier plan dans les opĂ©rations militaires qui allaient suivre, et certains seront appelĂ©s dans les derniĂšres semaines de la guerre Ă prendre la direction politique de la communautĂ©. AntĂŽnio Conselheiro, interrogĂ© sur son escorte armĂ©e par le rapporteur capucin JoĂŁo Evangelista, lui rĂ©pondit : « Câest pour ma dĂ©fense que jâai avec moi ces hommes armĂ©s, car Votre RĂ©vĂ©rence doit savoir que la police mâa attaquĂ© et voulu me tuer dans un endroit appelĂ© MassetĂ©, oĂč il y a eu des morts des deux cĂŽtĂ©s »[183]. Si cette dĂ©claration de Maciel est vĂ©ridique, la compagnie du Bon JĂ©sus aurait Ă©tĂ© crĂ©Ă©e Ă la suite de lâaccrochage Ă©voquĂ©, en . Ă lâarrivĂ©e du Conselheiro Ă Belo Monte, la garde Ă©tait dĂ©jĂ constituĂ©e, et les anciens habitants de la fazenda appelaient les membres de cette garde « les hommes de la compagnie ». Il incombait Ă ceux-ci de garantir la sĂ©curitĂ© personnelle du Conselheiro et aussi dâassurer la dĂ©fense de la citadelle de Canudos. Un groupe montait la garde nuit et jour devant le sanctuaire, rĂ©sidence du Conselheiro, et chaque fois que celui-ci franchissait le seuil de son logis, il Ă©tait accueilli « par de sonores acclamations et des vivats Ă la Sainte TrinitĂ©, au Bon JĂ©sus et au Divin Esprit Saint »[135].
Le commandant en chef de cette garde, JoĂŁo Abade, sâil Ă©tait appelĂ© « chef du peuple » (chefe do povo) et quâen temps de paix le commandement de ce groupe armĂ© reposait sur lui seul, il se vit dans la nĂ©cessitĂ©, avec lâĂ©clatement de la guerre, de dĂ©lĂ©guer une partie de son autoritĂ© Ă des chefs de piquets, dĂ©tachements chargĂ©s de missions de surveillance et de vigie Ă diffĂ©rents points stratĂ©giques des alentours, notamment Ă UauĂĄ, sur les hauteurs du Cambaio, dans le dĂ©filĂ© de CocorobĂł, Ă Umburanas etc. Le commandement de ces piquets Ă©tait confiĂ© Ă des jagunços Ă la vaillance avĂ©rĂ©e, dont quelques-uns avaient une expĂ©rience de lutte armĂ©e et de guĂ©rilla. Lâon connaĂźt les noms et antĂ©cĂ©dents de plusieurs de ces chefs de piquet, e.a. par Euclides da Cunha, qui en consigna les noms, et par les dĂ©positions dâHonĂłrio Vilanova, recueillies par Nertan MacĂȘdo et par JosĂ© Calasans[184] - [185].
JoĂŁo Abade Ă©tait lâun des hommes forts de Belo Monte, ainsi quâen tĂ©moignent les titres de « chef du peuple » et de « commandant de la rue » quâon lui attribuait (et qui furent saisis au vol par JoĂŁo Evangelista lors de sa visite). Comme son ami et autre homme fort du village, le commerçant AntĂŽnio Vilanova, il logeait dans une maison Ă toit de tuiles, signe extĂ©rieur dâun statut social Ă©levĂ©. Selon HonĂłrio Vilanova, Abade se rendait souvent au logis du Conselheiro, mĂȘme en temps de guerre. Les thĂ©ories sur le lieu de naissance de messire Abade (Seu Abade), ainsi quâil Ă©tait appelĂ©, varient : selon les uns, il naquit dans une bonne famille de Tucano, en Bahia[136], selon HonĂłrio Vilanova, des alentours de Natuba (actuelle Nova Soure), sur le littoral ; dâaprĂšs JosĂ© Aras, il grandit Ă Buracos, dans la commune de Bom Conselho, et commença sa vie de cangaceiro (brigand) sous la direction des cĂ©lĂšbres bandits JoĂŁo Geraldo et David, dans la rĂ©gion de Pombal. La nouvelle, selon laquelle JoĂŁo Abade Ă©tait nĂ© Ă IlhĂ©us, avait fait des Ă©tudes et avait assassinĂ© sa fiancĂ©e, courut pendant la guerre, mais fut dĂ©mentie par dâautres. Il Ă©tait devenu un personnage de premier plan dans lâentourage du Conselheiro dĂšs avant lâarrivĂ©e Ă Canudos. Câest lui qui commanda, en mai 1893 lors de la rencontre de MassetĂ© qui mit les jagunços aux prises avec les hommes de la police bahiannaise. La crĂ©ation de la Garde catholique, qui intervint au lendemain de lâoccupation de lâancienne fazenda sur le Vaza-Barris, permit au meneur Abade de renforcer encore sa position, puisquâil tenait en ses mains dĂ©sormais une troupe aguerrie, soldĂ©e et disciplinĂ©e. RespectĂ© et obĂ©i, sonnant le rassemblement de ses jagunços Ă lâaide dâun sifflet, il dirigea Ă UauĂĄ lâattaque contre le lieutenant Pires Ferreira lors de la premiĂšre expĂ©dition contre Canudos, puis, maintenu au commandement et ne cessant de combattre, verra son nom citĂ© Ă diverses occasions, y compris dans le combat du Comboio. DâaprĂšs les Ă©crits de JosĂ© Aras, il trouva la mort quand il fut frappĂ© dâun fragment de pierre sur le parvis dâune des deux Ă©glises, comme il traversait la place en direction du sanctuaire, oĂč demeurait le Conselheiro[186].
Le chef de guĂ©rilla PajeĂș, AntĂŽnio de son prĂ©nom, comptait aussi parmi les « hommes forts » de Canudos, sans doute le plus perspicace, et aurait supposĂ©ment Ă©tĂ© lâun des « apĂŽtres » de Belo Monte. Noir originaire dâun endroit nommĂ© PajeĂș (dâoĂč son surnom), sur la riviĂšre pernamboucaine Riacho do Navio[187], il commença sa vie professionnelle comme soldat de ligne ou comme policier[188]. Selon Manoel BenĂcio, il dĂ©serta et fut impliquĂ©, dans les dĂ©buts de la rĂ©publique brĂ©silienne, dans la rĂ©volte dâAntĂŽnio Diretor Ă Baixa Verde, toujours dans le Pernambouc, oĂč il fut accusĂ© de plusieurs crimes et pourchassĂ© par la police[189]. AprĂšs quâil eut rejoint la suite dâAntĂŽnio Conselheiro, et une fois arrivĂ© Ă Canudos, il sut mettre Ă profit ses connaissances militaires pour devenir un des chefs les plus rusĂ©s de la guerre, se signalant en particulier par son habiletĂ© Ă imaginer des embuscades, et dirigea le combat contre la seconde expĂ©dition, notamment en organisant des embuscades aux alentours de la Favela. Dâune « bravoure insurpassable et dâune rare fĂ©rocitĂ© », selon les mots de Da Cunha, PajeĂș crĂ©ait de constantes difficultĂ©s aux troupes rĂ©publicaines lors de la quatriĂšme expĂ©dition[190]. Sâil lâon en croit JoĂŁo Siqueira Santos, PajeĂș aurait ordonnĂ© la destruction de plusieurs fazendas proches de Canudos, parmi lesquelles celles du colonel JosĂ© AmĂ©rico Camelo de Souza Velho, au motif que celui-ci avait retenu et tuĂ© des sertanejos qui se rendaient Ă Canudos[191]. AprĂšs la mort des principaux chefs, vers la fin de la guerre, PajeĂș prit sur lui le commandement gĂ©nĂ©ral des opĂ©rations, « le grossier PajeĂș Ă©mergeant alors », dâaprĂšs ce quâĂ©crivit Da Cunha, « avec le faciĂšs dominateur de Cathelineau »[188], et aurait Ă©tĂ© tuĂ© au combat en , encore que cette information fĂ»t contestĂ©e en septembre par le journaliste LĂ©lis Piedade, qui estimait sans fondement la nouvelle de sa mort[192].
JosĂ© VenĂąncio, dit ZĂȘ VenĂąncio, jagunço connu et redoutĂ©, qui passait pour ĂȘtre lâauteur de huit meurtres[193], Ă©tait, avec JoĂŁo Abade, lâun des deux seuls chefs militaires dont le nom fut citĂ© par JoĂŁo Evangelista. Pendant la guerre, quelques journaux de Salvador affirmĂšrent que le jagunço avait fait partie, dans la dĂ©cennie 1890, du groupe cangaceiro de Volta Grande, qui opĂ©rait dans les Lavras Diamantinas. Jouissant de la confiance du Conselheiro, il Ă©tait un de ceux chargĂ©s de collecter les dons pour la construction de la nouvelle Ă©glise. Il se vit aussi confier, dans le sillage du combat de UauĂĄ, la tĂąche de dĂ©truire les petites fazendas et habitations afin que lâennemi ne pĂ»t sây abriter durant sa marche sur Canudos, et dĂ©truisit ainsi une quarantaine de maisons[194]. JosĂ© Aras, confirmant que VenĂąncio Ă©tait originaire de Volta Grande, ajouta Ă ses Ă©tats de service le fait dâavoir emmenĂ© Ă Canudos, alors quâĂ©tait annoncĂ©e la venue de la 3e expĂ©dition, quelques-uns de ses anciens compagnons de brigandage, munis de carabines et de fusils Comblain pris sur les forces policiĂšres bahiannaises[195]. Il combattit jusquâĂ la fin, et ne pĂ©rira quâaprĂšs que furent tombĂ©s PajeĂș, JoĂŁo Abade et Macambira[196].
PedrĂŁo, surnom de Pedro Nolasco de Oliveira, appelĂ© aussi Pedro JosĂ© de Oliveira, Ă©tait, selon la conviction de lâhistorien Calasans, qui eĂ»t une conversation avec lui peu avant ses 70 ans, « la plus forte personnalitĂ© de lâĂ©phĂ©mĂšre empire de Belo Monte ». NĂ© en Ă VĂĄrzea da Ema, il connut le Conselheiro dans sa ville dâorigine en 1885, et devint bientĂŽt son adepte. Cependant, il ne sâincorpora dans le proche entourage du Conselheiro quâaprĂšs son arrivĂ©e Ă Canudos. De son mariage, cĂ©lĂ©brĂ© dans lâĂ©glise de Canudos, naquirent 17 enfants. Le chef politique HonĂłrio Vilanova affirma Ă Calasans que son frĂšre AntĂŽnio remit Ă PedrĂŁo lâautoritĂ© sur « trente hommes et trente caissons de cartouches », soit un piquet nettement plus important que les autres, habituellement constituĂ© de 20 combattants[194]. Attendu quâil Ă©tait membre de la Garde catholique, il lui Ă©chut nombre de fois de monter la garde devant la porte du sanctuaire, demeure du Conselheiro ; cette garde Ă©tait relevĂ©e de quatre heures en quatre heures. Il se vit confier dâautres missions, notamment celle de recueillir des fonds pour les travaux aux Ă©glises, mission pour laquelle Conselheiro le rĂ©tribuait Ă raison de mille rĂ©aux par voyage. Câest lors dâune de ces missions que survint lâattaque dâUauĂĄ ; de retour au village, il se plaignit de ce que beaucoup des jagunços tuĂ©s nâavaient pas Ă©tĂ© inhumĂ©s, et en blĂąma JoĂŁo Abade (les deux hommes dâailleurs ne sâaimaient guĂšre) ; le Conselheiro eut vent de lâaffaire et chargea PedrĂŁo dây remĂ©dier ; aidĂ© de 22 hommes de confiance, il sâemploya donc Ă enterrer 74 personnes, y compris des ennemis. Plusieurs mois aprĂšs, ce sera lui aussi qui donnera sĂ©pulture au colonel AntĂŽnio Moreira CĂ©sar, dĂ©mentant plus tard, devant Calasans, le fait alors largement admis que le cadavre du colonel eĂ»t Ă©tĂ© brĂ»lĂ©. « Mamelouc froid et discret », selon le mot de JosĂ© Aras, PedrĂŁo fut selon ses propres dires Ă la tĂȘte de 40 hommes dans le combat de CocorobĂł, et non dans celui de Canabrava, comme il est indiquĂ© dans le livre de Da Cunha. Sa femme et lâune de ses filles furent blessĂ©es dans lâultime phase de la guerre, mais sans gravitĂ© ; PedrĂŁo du reste ne perdit aucun de ses enfants. Il rĂ©ussit Ă quitter Canudos avec sa famille quand dĂ©jĂ le Conselheiro se trouvait mourant. Il se rĂ©fugia dans lâĂtat de PiauĂ, puis erra quelque temps dans le Nordeste avant de revenir Ă VĂĄrzea da Ema, puis de se fixer dans le campement de CocorobĂł, oĂč un abri lui fut construit et oĂč il mourut, Ă prĂšs de 90 ans, en ; selon ce quâaffirme JosĂ© Aras, il fut enterrĂ© en grande pompe Ă Nova Canudos[197]. Avant cela, dans les annĂ©es 1930, il se laissa recruter par le capitaine Juraci MagalhĂŁes pour aller combattre le bandit de grand chemin LampiĂŁo, mais sa brigade volante de quinze hommes nâeut jamais lâoccasion de lâaffronter directement[194].
BernabĂ© JosĂ© de Carvalho joua un rĂŽle dramatique dans la phase finale de la guerre. Ce jagunço cĂ©libataire, accusĂ© dâavoir commis un homicide Ă Salvador Ă la suite de quelque incident dans une maison de jeu, avait des antĂ©cĂ©dents mystiques, ayant en effet Ă©tĂ© beato du pĂšre JosĂ© Vieira Sampaio de Riacho de Casa Nova[198]. Il refusa de prendre le commandement dâun piquet, ainsi que lâen priĂšrent quelques-uns de ses camarades de combat. Le , il se prĂ©senta devant le gĂ©nĂ©ral Artur Oscar, sâoffrant dâaller, en compagnie du timide AntĂŽnio Beato (dit Beatinho), parlementer avec les jagunços qui sâobstinaient Ă poursuivre la lutte et de les convaincre de se rendre[199]. Tous deux revinrent au campement militaire en traĂźnant derriĂšre eux des centaines de leurs compagnons de combat, une masse famĂ©lique, dĂ©penaillĂ©e, blessĂ©e, mourant de soif. Les versions divergent quant au dĂ©nouement de cet Ă©pisode ; selon le journaliste FĂĄvila Nunes, BernabĂ© put retourner dans sa rĂ©gion dâorigine[200], selon Euclides da Cunha, il ne le put[201] ; Alvim Martins Horcades pour sa part, sans mentionner le nom de BernabĂ©, parle dâAntonio Beatinho et de ses deux compagnons, chargĂ©s de la mission dâamener Ă se rendre les jagunços rĂ©calcitrants, sur la foi de ce que le gĂ©nĂ©ral Artur Oscar garantissait la vie sauve Ă tous. Les trois Ă©missaires toutefois furent Ă©gorgĂ©s Ă 8 heures du soir le , et avec eux quinze combattants conselheiristes[202] - [203].
Le jagunço Antonio Marciano dos Santos e Viera, homme aisĂ© originaire de RiachĂŁo do Dantas, dans le Sergipe, habitait la fazenda Samba, aujourdâhui dans la commune de Bonfim. Il avait Ă©pousĂ© Maria Jesus dos Santos, qui devait mourir de la variole Ă Alagoinhas, aprĂšs la guerre, et de qui il eut deux enfants, qui seront recueillis par le ComitĂȘ PatriĂłtico de LĂ©lis Piedade. Selon ce dernier, Marciano dos Santos Ă©tait parent du lieutenant-colonel JosĂ© de Siqueira Menezes, lâun des hauts gradĂ©s de la 4e expĂ©dition, et sâappliquait Ă pourvoir Canudos de quantitĂ© de ressources. Câest le mĂȘme LĂ©lis Piedade qui relate dans son rapport du ComitĂȘ PatriĂłtico la fin hĂ©roĂŻque et tragique de Marciano du Sergipe, mort par dĂ©collation Ă Canudos. Vers la fin de la guerre, HonĂłrio Vilanova, blessĂ© et informĂ© de la mort du Conselheiro, souhaita quitter le village et convoqua quelques chefs jagunços pour aviser sur la conduite Ă tenir. Ainsi rĂ©unis en conseil, ces combattants aguerris, quasiment tous de Natuba, sâenfermĂšrent dans leur mutisme tandis quâHonĂłrio Vilanova dĂ©fendait lâidĂ©e de retraite, seule option aprĂšs la mort dâAntĂŽnio Conselheiro. Lâun des prĂ©sents cependant, Marciano du Sergipe, rĂ©pliqua posĂ©ment, les yeux dirigĂ©s vers le sol : « Si le Conselheiro est mort, je veux mourir moi aussi ». DâaprĂšs HonĂłrio Vilanova, il mourut atrocement suppliciĂ© par les soldats rĂ©publicains[204].
à mentionner encore le noir Estevão, couvert de tatouages, qui étaient autant de souvenirs de ses nombreux combats ; Quinquim de Coiqui, qui allait remporter la premiÚre victoire sur la troupe réguliÚre ; AntÎnio Beato, mulùtre grand et maigre, déjà mentionné, trÚs proche du Conselheiro et espionnant pour le compte de celui-ci.
Griefs des autorités ecclésiastiques
Avant quâil ne fondĂąt Belo Monte, Maciel/Conselheiro sâoccupa, en sus de son activitĂ© de prĂ©dication, de rĂ©parer les Ă©glises et cimetiĂšres du sertĂŁo, et tenta ainsi de remĂ©dier au vĂ©ritable Ă©tat de dĂ©labrement des infrastructures de lâĂglise, Ă laquelle celle-ci nâĂ©tait pas matĂ©riellement en Ă©tat de faire face. Conselheiro et les quelques hommes de mĂ©tier qui lâaccompagnaient Ă©taient donc accueillis favorablement dans les paroisses rurales, et mĂȘme lâarchevĂȘque de Salvador nâeut au tout dĂ©but rien Ă redire sur les activitĂ©s de Maciel. Pourtant, dĂšs 1875, lâarchevĂȘque interdit strictement la prĂ©dication du laic Maciel ; lorsque le curĂ© dâAporĂĄ lui fit part de cette interdiction, Maciel quitta docilement le hameau, mais pour autant ne voulut pas renoncer Ă prĂȘcher, ni Ă lâextĂ©rieur ni Ă lâintĂ©rieur des Ă©glises. Quand en , trois personnes perdirent la vie lors dâun de ses sermons, dans la localitĂ© dâAbrantes (aujourd'hui district de Camaçari), les autoritĂ©s, exhortĂ©es en cela par lâarchevĂȘque, dĂ©cidĂšrent dâintervenir contre Maciel et le mirent en Ă©tat dâarrestation Ă Itapicuru, sur une accusation qui devait sâavĂ©rer sans fondement[205].
Dans les annĂ©es 1880, ses activitĂ©s continueront de susciter les mĂȘmes rĂ©actions : quelques prĂȘtres favorisĂšrent son zĂšle de rĂ©parateur et de bĂątisseur, en dĂ©pit de lâinterdiction Ă©piscopale, mais certes peu allĂšrent aussi loin que le curĂ© dâInhambupe qui accueillit par une sonnerie de cloches et un feu d'artifice la mission sous forme de neuvaine que Maciel devait effectuer dans la paroisse ; ailleurs, la plupart du temps, les prĂȘtres se mettaient en travers de son chemin et sâefforçaient de lâĂ©loigner, avec plus dâinsistance encore aprĂšs que lâarchevĂȘque de Salvador, LuĂs dos Santos, eut en formellement interdit, par la voie dâune circulaire, aux prĂȘtres de laisser AntĂŽnio Conselheiro exercer ses activitĂ©s et rassembler autour de lui les fidĂšles. Rien de tout cela ne put empĂȘcher lâauditoire de Maciel de grandir encore et Ă ceux qui lui faisaient cortĂšge de continuer Ă croĂźtre en nombre. En 1886, il fut chassĂ© tour Ă tour, par une action concertĂ©e des curĂ©s des freguesias concernĂ©es, hors de PatrocĂnio do CoitĂ©, de SimĂŁo Dias et de Lagarto. Les mĂȘmes prĂȘtres se montrĂšrent intraitables quand Maciel sâavisa de revenir deux ans plus tard, et surent de plus sâassurer le soutien de la police. Cependant, attendu que Maciel chaque fois sâinclinait pacifiquement, il nây eut jamais dâaltercations violentes entre les forces de lâordre et les compagnons de Maciel, qui devaient ĂȘtre alors au nombre de 54[206]. En 1888, lâarchevĂȘque de Bahia se vit derechef contraint dâexpĂ©dier une circulaire Ă tous ses subordonnĂ©s leur proscrivant tout contact avec le Conselheiro, car il lui « Ă©tait venu Ă la connaissance que quelques Ă©minents prĂȘtres avaient chargĂ© Maciel de rĂ©parer des Ă©glises et de construire des cimetiĂšres »[207].
Au dĂ©but, la thĂ©ologie de Maciel concordait avec la doctrine officielle du Vatican de la fin du XIXe siĂšcle, et par consĂ©quent avec celle de lâĂglise catholique brĂ©silienne, mais il en Ă©tait plus de mĂȘme au moment de la fondation de Belo Monte, survenue quatre ans aprĂšs la proclamation de la rĂ©publique. DĂšs 1890, Rome reconnut la rĂ©publique du BrĂ©sil, et les autoritĂ©s ecclĂ©siastiques faisaient dĂ©sormais profession de neutralitĂ© vis-Ă -vis des systĂšmes politiques, sâinclinant ainsi devant lâinexorable et ayant Ă tĂąche Ă prĂ©sent de renĂ©gocier, sur une position dâacceptation et de conciliation, les droits politiques et sociaux de lâĂglise brĂ©silienne. Maciel Ă©tait au fait de cette position adoptĂ©e par la hiĂ©rarchie catholique, ne serait-ce parce que le capucin Marciano le confronta directement avec le point de vue du pape. Maciel nâaccepta pas ce compromis et se plaça dĂšs lors en dehors de la ligne officielle de lâĂglise, dont cependant il ne contestera jamais lâautoritĂ©. Par lâeffet de ce contexte politico-religieux modifiĂ©, la pratique religieuse conselheiriste, qui pourtant sâinscrivait dans une longue tradition religieuse populaire et qui certes se heurtait sur certains points de doctrine Ă lâenseignement catholique officiel, devait maintenant apparaĂźtre comme un fondamentalisme religieux[208].
Griefs des autorités civiles
Sur le chapitre de lâordre public, les autoritĂ©s municipales nâavaient que peu de griefs Ă faire valoir contre les jagunços armĂ©s. Ceux-ci en effet nâeffrayaient pas outre mesure les sertanejos, attendu quâil existait dans la rĂ©gion une tradition de services de protection pour les prĂȘtres et autres personnalitĂ©s religieuses. Les plaintes de fazendeiros se limitaient le plus souvent Ă des accusations selon lesquelles des voleurs de bĂ©tail utilisaient Canudos comme sanctuaire pour se soustraire aux poursuites. Selon Levine, il nây avait pas en rĂ©alitĂ© de criminels recherchĂ©s parmi les ouailles dâAntĂŽnio Conselheiro, comme on lâen accusa ultĂ©rieurement[84]. Cependant, selon ce mĂȘme auteur, Ă un autre endroit de son ouvrage (p. 165), il y avait bien Ă Canudos quelques individus recherchĂ©s par la justice, en nombre limitĂ© sans doute. Pour sa part, lâhistorienne Katia de QueirĂłs Mattoso indique : Tous sâinstallent au lieu-dit Belo Monte, qui se transforme trĂšs vite en une ville de 30 000 habitants, qui vit des ressources agricoles du lieu, dans un systĂšme de production semi-communautaire, et du commerce du bĂ©tail et du cuir. Mais, souvent, lorsque les vivres manquent, des fazendas et de petits bourgs sont envahis par les jagunços du Conselheiro qui y cherchent des vivres. La peur sâinstalle dans toute la rĂ©gion (communication au sĂ©minaire la DĂ©couverte du BrĂ©sil par les BrĂ©siliens tenu Ă Paris Ă lâoccasion du centenaire dâOs SertĂ”es le 22 novembre 2002, et reproduite dans le BrĂ©sil face Ă son passĂ©, p. 68). Selon lâhistorien Bartelt au contraire, le stĂ©rĂ©otype journalistique selon lequel Canudos fourmillait de bandits nâĂ©tait pas totalement dĂ©nuĂ© de fondement. Lâexistence dâune planque au plus profond du sertĂŁo, oĂč les autoritĂ©s ne sâaventuraient guĂšre et dont la proximitĂ© avec le Raso da Catarina augmentait encore lâattrait, eut lâeffet dâattirer vers Canudos un certain nombre de vĂ©ritables jagunços et de dĂ©linquants fichĂ©s. Les commandants les plus notables de Belo Monte, notablement JoĂŁo Abade, PajeĂș et JosĂ© VenĂąncio Ă©taient recherchĂ©s par la police, pour certains dâentre eux-mĂȘmes pour homicide[209]. Lâaccusation de soustraction de dĂ©linquants Ă la justice, si elle eĂ»t Ă©tĂ© portĂ©e contre Maciel, aurait assurĂ©ment Ă©tĂ© justifiĂ©e[210].
Les comptes-rendus contemporains faisant Ă©tat de razzias et de pillages systĂ©matiques, et de meurtres occasionnels, apparaissent fortement exagĂ©rĂ©s, et en rĂšgle gĂ©nĂ©rale obtenus de deuxiĂšme ou de troisiĂšme main, voire constituent des falsifications. La documentation de lâaprĂšs-guerre corrobore le soupçon que les crimes allĂ©guĂ©s se limitaient Ă des faits isolĂ©s survenus lors de la phase chaude du conflit et devant ĂȘtre compris comme des rĂ©actions de dĂ©fense dans le cadre dâune menace proprement existentielle. Il nây avait pas lĂ de quoi justifier une intervention policiĂšre ou militaire de la part des autoritĂ©s de lâĂtat fĂ©dĂ©rĂ©[148].
Dâautre part, le boycott fiscal instaurĂ© par AntĂŽnio Conselheiro Ă©tait incontestablement illĂ©gal. La constitution brĂ©silienne sanctionnait explicitement celui qui pour motifs religieux cherchait Ă se soustraire aux obligations civiles dĂ©coulant des lois de la rĂ©publique. De la mĂȘme façon, la dĂ©cision des Canudenses de ne contracter mariage que devant le prĂȘtre, sans passer par lâĂ©tat civil, contrevenait aux nouvelles dispositions lĂ©gislatives rĂ©publicaines[148].
Au milieu de la dĂ©cennie 1890, les propriĂ©taires terriens commençaient Ă se plaindre en privĂ©, souvent avec vĂ©hĂ©mence, de cet exode massif Ă destination de Canudos[211]. Canudos en effet menaçait lâordre Ă©tabli, en ce quâil faisait vaciller deux piliers majeurs de la structure de pouvoir oligarchique rurale : dâune part le systĂšme de main-dâĆuvre flexible, et dâautre part le vote arrangĂ©, par lequel les chefs locaux captaient tous les suffrages placĂ©s sous leur tutelle pour les livrer ensuite aux politiciens rĂ©publicains, en contrepartie de lâexercice du pouvoir local[212]. La premiĂšre plainte officielle contre le Conselheiro, Ă©mise pour atteinte Ă lâordre public et Ă©manant dâun policier local, date de , mais fut laissĂ©e sans suite[213].
Canudos, en dĂ©cidant souverainement quelles normes Ă©tatiques devaient avoir cours Ă Canudos, et lesquelles non, violait le monopole de pouvoir de lâĂtat. Bartelt a tenu Ă souligner que dans le sertĂŁo de la fin du XIXe siĂšcle, lâĂtat apparaissait davantage comme une chose virtuelle que comme une rĂ©alitĂ© institutionnelle palpable. Les institutions, pour autant quâelles existaient, Ă©taient occupĂ©es et agissaient en fonction des critĂšres des Ă©lites traditionnelles. Le systĂšme coronĂ©liste et ses codes propres tenaient lieu de facto dâinstitutions publiques et sâappuyaient sur lâexercice de la force privĂ©e. En consĂ©quence, selon Bartelt, Belo Monte ne doit pas ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un Ătat dans lâĂtat, mais bien plutĂŽt comme une tentative de substitut dâĂtat social. LâĂtat de droit rĂ©publicain, sous-tendu par la constitution, Ă©tait une coquille vide, et le discours y affĂ©rent un vain exercice. Cet Ă©tat de fait dĂ©teint sur la question de savoir si AntĂŽnio Conselheiro menait une opposition politique dĂ©libĂ©rĂ©e. En rĂ©alitĂ©, il ne sâagissait pas tant pour lui de la forme rĂ©publicaine en elle-mĂȘme, que de certains contenus particuliers (catholicisme dâĂtat, mariage religieux, etc.) naguĂšre garantis par la monarchie mais que la rĂ©publique abrogea. Belo Monte nâĂ©tait ni monolithique, ni en opposition radicale et intransigeante avec son entourage. La rĂ©publique ne pouvait se sentir menacĂ©e par un mouvement religieux gĂ©ographiquement circonscrit, aussi longtemps que le territoire concernĂ© nâĂ©tait pas de facto sous la tutelle rĂ©publicaine[214].
Les principaux griefs contre Maciel se situent sans doute ailleurs et ont peu de rapport avec son anti-rĂ©publicanisme. Bien quâil ne mĂźt pas lâordre Ă©tabli fondamentalement en question, et quâil fĂ»t conscient de ses marges de manĆuvre, il avait fait irruption dans le systĂšme de pouvoir coronĂ©liste rĂ©gional, et se heurta aux codes de pouvoir privĂ©s traditionnels du sertĂŁo. TolĂ©rĂ© pendant un temps, Belo Monte sera victime dâune double dynamique qui mettra fin Ă ce fragile Ă©quilibre : lâafflux massif de gens, qui sera Ă lâorigine dâun problĂšme de main-dâĆuvre, et le fait que Canudos, par sa seule taille, Ă©tait devenu un facteur de puissance dans la rĂ©gion. Canudos menaçait un systĂšme de pouvoir rĂ©gional, mais Ă aucun moment la rĂ©publique en tant que telle[214].
Griefs de lâaristocratie fonciĂšre du sertĂŁo
AntĂŽnio Conselheiro provoqua un bouleversement social majeur dans cette partie du sertĂŁo : il dĂ©sarticula lâorganisation Ă©conomique, perturba profondĂ©ment la hiĂ©rarchie catholique, et fut Ă lâorigine dâune tourmente sociale. En particulier, les grands fermiers locaux et leurs affidĂ©s voyaient avec accablement se produire, dans un court laps de temps, de la mi-1893 jusquâĂ 1895, un soudain exode de centaines, puis de milliers de familles, quâAntĂŽnio Conselheiro soustrayait ainsi Ă leurs foyers[215]. Chaque hameau et chaque municipalitĂ© dâune vaste zone du sertĂŁo vit des contingents entiers de pĂšlerins quitter leur ancienne rĂ©sidence, dans une rĂ©gion qui avait dĂ©jĂ une densitĂ© de peuplement trĂšs faible[111]. Le systĂšme traditionnel dâagriculture et dâĂ©levage obligeait les propriĂ©taires terriens Ă exploiter, comme cultivateurs irrĂ©guliers ou journaliers dĂ©shĂ©ritĂ©s, une grande masse de manouvriers sĂ©dentaires, tandis que le systĂšme politique avait besoin de sâappuyer sur des classes infĂ©rieures dociles. La soudaine croissance de Canudos vint tout Ă coup compromettre ces arrangements et finit par Ă©branler lâĂ©quilibre prĂ©caire du sertĂŁo. Il est certainement exagĂ©rĂ© de dire que Canudos menaçait la rĂ©publique, mais, en bouleversant le statu quo rural, la communautĂ© se mit Ă dos les intĂ©rĂȘts locaux, lesquels se sentaient justifiĂ©s dâentreprendre des dĂ©marches contre elle[117].
AntĂŽnio Conselheiro cependant nâavait pas lâintention de dĂ©fier ou de renverser lâordre social Ă©tabli dans la rĂ©gion. PlutĂŽt, il voulait que Canudos pĂ»t servir de refuge Ă ceux dĂ©sireux de vivre dans une communautĂ© dâobservance, Ă lâĂ©cart des tentations temporelles â dâoĂč sa consigne de laisser derriĂšre soi ses possessions et de se retirer pacifiquement dans cette « nouvelle JĂ©rusalem » quâĂ©tait Belo Monte[216]. Les Canudenses menaient une existence trĂšs rĂ©glementĂ©e et protĂ©gĂ©e, selon des rĂšgles Ă©tablies par Conselheiro, mais pour le reste fort normale ; mĂȘme, pour une localitĂ© en plein milieu du sertĂŁo, au XIXe siĂšcle, Canudos pouvait ĂȘtre qualifiĂ©e de prospĂšre[117]. La vie y Ă©tait pastorale, centrĂ©e sur lâĂ©levage, les cultures saisonniĂšres et les cĂ©rĂ©monies religieuses quotidiennes.
JusquâĂ leur premier engagement contre les forces gouvernementales, les Canudenses Ă©taient dâun comportement plutĂŽt calme et passif et la colonie coexistait pacifiquement avec ses voisins. Hormis quelques Ă©meutes brĂšves et anecdotiques, dĂ©clenchĂ©es entre autres par des modifications du rĂšglement des marchĂ©s, leur comportement au quotidien ne dĂ©notait aucune haine ni aucun durable antagonisme de classe ; au contraire, une sorte de fatalisme mystique amenait les pauvres des campagnes Ă accepter leur condition sans rechigner. Les coutumes locales profondĂ©ment enracinĂ©es, les reprĂ©sentations traditionnelles autour de la race, et aussi la piĂštre image de soi des pauvres, minaient leur capacitĂ© dâaction collective et empĂȘchaient que leurs dolĂ©ances et leurs malheurs ne dĂ©bouchent sur une attitude revendicative ou sur une lutte active, et produisaient plutĂŽt un repli psychologique plus profond encore. Sous la direction dâun chef charismatique du type dâAntĂŽnio Conselheiro, une Ă©ventuelle tentation Ă la rĂ©volte spirituelle prenait alors la forme dâune espĂ©rance messianique, se manifestant par la rĂ©solution de quitter le monde temporel et de chercher refuge dans une communautĂ© abritĂ©e et disciplinĂ©e[217].
Contrairement Ă Padre CĂcero, qui permit Ă ses lieutenants de conclure des accords politiques et fit par lĂ de sa communautĂ© thĂ©ocratique une force notable dans la politique du Nordeste, AntĂŽnio Conselheiro Ă©tait Ă cet Ă©gard trop inflexible pour faire alliance avec quelque mouvance politique que ce fĂ»t, mĂȘme si son soutien initial aux partisans de LuĂs Viana incite Ă penser que, pour un temps du moins, et probablement sous lâinfluence de ses lieutenants, il ait pu ĂȘtre tentĂ© de se plier aux usages politiques locaux[216].
Mise en place dâun discours dĂ©nigrant
Le premier texte sur Maciel/Conselheiro jamais paru dans la presse, lâarticle du journal satirique O Rabudo de , sera aussi le premier jalon du processus de construction dâun discours stĂ©rĂ©otypĂ© contre le prĂ©dicateur itinĂ©rant et son mouvement. Parmi les qualificatifs employĂ©s Ă lâendroit de Maciel dans ce premier article, on relĂšve ceux de « charlatan », « fanatique », « dĂ©linquant » et « ascĂšte » ; Ă propos de ses adeptes, issus du petit peuple, les termes utilisĂ©s sont : « sans instruction », « crĂ©dule », « fanatique ». Lâarticle se clĂŽt par un appel Ă lâarrestation du prĂ©dicateur[218].
Le discours sur Maciel et ses adeptes, puis sur Belo Monte, sâĂ©difiera et se dĂ©ploiera par la suite selon un ensemble de paradigmes porteurs, dont lâhistorien Bartelt sâest attelĂ© Ă faire le recensement[219]. Ce sont : en lien avec AntĂŽnio Conselheiro : piĂ©tĂ©/ascĂšse, charlatanerie/hypocrisie, hĂ©rĂ©sie, fanatisme, subversion/non-respect de lâautoritĂ©, criminalitĂ© (bandit, voleur, assassin), maladie mentale ; en lien avec la foule de ses suiveurs : crĂ©dulitĂ©/facilitĂ© Ă sĂ©duire/superstition, ignorance (absence dâinstruction), fanatisme, criminalitĂ©. Le peuple fait figure ainsi de corrĂ©lat fonctionnel du Conselheiro. Les diffĂ©rents paradigmes, reliĂ©s entre eux (hĂ©rĂ©sie avec maladie mentale, insubordination avec criminalitĂ© etc.), composent une matrice discursive, une grille appliquĂ©e, tout ou partie, de façon rĂ©currente, au mouvement conselheiriste et Ă son chef spirituel[220].
Lâune des armes les plus redoutables de lâĂglise Ă©tait la stigmatisation comme hĂ©rĂ©tique. Bien que les faits et gestes de Maciel fussent insuffisants Ă Ă©tayer une telle accusation, et en dĂ©pit que notamment le curĂ© dâInhambupe eĂ»t tentĂ© de convaincre sa hiĂ©rarchie que les pratiques de Maciel « nâĂ©taient autres que la vĂ©ritable loi de Dieu, et sa vie rien dâautre quâune vĂ©ritable pĂ©nitence », le discours de lâĂglise et la sĂ©mantique utilisĂ©e continueront de se situer dans le champ de lâhĂ©rĂ©sie[221]. Dâabord, lâon dĂ©nigra la pratique religieuse de Maciel comme Ă©tant exagĂ©rĂ©ment rigoureuse[222], pour ensuite lui reprocher « dâenseigner des doctrines superstitieuses et une morale excessivement sĂ©vĂšre, et de faire naĂźtre la confusion dans les esprits et de saper ainsi sensiblement lâautoritĂ© des prĂȘtres de ces lieux »[223].
La seule gardienne de la vraie doctrine est lâĂglise officielle. En 1886, câest-Ă -dire encore sous lâEmpire, le thĂ©ologien Julio Fiorentini fut missionnĂ© par lâĂ©piscopat de Salvador pour soutenir, instruire et, sâil y avait lieu, discipliner les curĂ©s locaux. Ses lettres de compte-rendu Ă lâĂ©vĂȘque contiennent tous les principaux Ă©lĂ©ments de la susnommĂ©e matrice discursive[221], Ă©tablissant en particulier un lien entre le paradigme du non-respect du monopole de lâĂglise (en matiĂšre doctrinaire et disciplinaire) et celui de lâinfraction aux lois civiles par une conduite criminelle, et soulignant Ă©galement Ă plusieurs reprises une corrĂ©lation entre fanatisme et criminalitĂ©. La conclusion (« il est de la plus haute importance que cet homme et ses capangas soient expulsĂ©s ») sâimposait alors dâelle-mĂȘme[224]. Il est Ă rappeler que sous lâEmpire, le catholicisme Ă©tait religion dâĂtat, et que par consĂ©quent Ăglise et Ătat sont toujours lĂ©sĂ©s conjointement. Le lien est rendu tout Ă fait explicite dans une lettre de lâarchevĂȘque Dos Santos aux prĂ©sidents de province, oĂč Maciel est accusĂ© de rĂ©pandre des « doctrines subversives de lâordre », dans une confusion entre hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique et ordre public, confusion bien opportune dans une situation oĂč les moyens des prĂȘtres locaux ne suffisaient pas Ă endiguer lâinfluence croissante du Conselheiro[225]. Sont ainsi assimilĂ©s hĂ©rĂ©sie/usurpation du statut de prĂȘtre dâune part et subversion/fomentation de troubles/dĂ©sorganisation du systĂšme de travail/dĂ©linquance de lâautre[226].
Le paradigme de la pathologisation de Canudos, lâune des valences du paradigme fanatisme, est un sous-produit des thĂ©ories positivistes, Ă©volutionnistes et racialistes qui avaient fait leur entrĂ©e au BrĂ©sil vers 1870 et avaient fourni de nouveaux concepts. En tĂ©moigne la lettre envoyĂ©e par le prĂ©sident de province Bandeira de Mello Ă lâarchevĂȘque Dos Santos, oĂč il propose de faire admettre AntĂŽnio Conselheiro dans une clinique de malades mentaux Ă Rio de Janeiro, cataloguant ainsi Maciel comme problĂšme pathologique, relevant de la mĂ©decine moderne[227].
Canudos nâest autre chose quâun monstrueux accident des alluvions morales du sertĂŁo : la fĂ©rocitĂ© des luttes primitives, la rudesse des instincts agrestes, la crĂ©dulitĂ© de lâinculture analphabĂšte ; Canudos, câest le banditisme prĂ©dateur du crime, la pugnacitĂ© implacable des haines locales, lâĂ©cume de la campagne et de la ville, le rĂ©sidu de lâoisivetĂ©, de la misĂšre, de la caserne et de la prison ; tous ces sĂ©diments organiques de lâanarchie, affluĂ©s de tous les recoins du BrĂ©sil par un estuaire commun jusquâaux golfes Ă©cartĂ©s de notre arriĂšre-pays, ont pu pendant 20 ans, en toute quiĂ©tude, fermenter et couver par la fascination dâun illuminĂ©, par le dĂ©lire dâune hallucination superstitieuse. Lâindulgence typiquement brĂ©silienne a laissĂ© cet Ă©tat de choses suivre imperturbablement son cours 20 annĂ©es durant et traverser deux rĂ©gimes politiques. Lâhomme en effet ne semblait ĂȘtre quâun monomane religieux inoffensif. Cependant, cela devait entraĂźner ces consĂ©quences extraordinaires et fatales. |
Rui Barbosa[228] |
Ce discours hostile ne sera que faiblement contrebalancĂ© par quelques prises de position plus complaisantes envers les Canudenses. Lors du dĂ©bat au parlement de Bahia en 1894, dĂ©jĂ Ă©voquĂ© ci-haut, lâopposition tenta, pour des raisons de pure tactique politicienne, de dĂ©peindre les adeptes de Maciel/Conselheiro comme des victimes innocentes captives dâun aliĂ©nĂ© mental, tout en soulignant que la vie de ces malheureux pourrait ĂȘtre mise en pĂ©ril par la politique rĂ©pressive menĂ©e par le gouverneur Viana. Ainsi lâopposition bahianaise prĂ©senta-t-elle pendant quelque temps les Canudenses comme des victimes de la rĂ©pression de lâĂtat, dans le dĂ©sir de pouvoir transfĂ©rer sur eux-mĂȘmes ce statut de victime[229]. Rui Barbosa, depuis la capitale fĂ©dĂ©rale, avait fait siens les usuels paradigmes du fanatisme, de la crĂ©dulitĂ© et du primitivisme des Canudenses, mais rĂ©cusa vigoureusement lâidĂ©e que Canudos fĂźt partie dâune ample organisation monarchiste structurĂ©e :
« Ă cette imputation inepte, qui fait dâAntĂŽnio Maciel lâincarnation des revendications du monarchisme, le libelle, dont la fĂ©rocitĂ© se nourrit de flammes et de sang, ne prend jamais la peine, pour la valider, dâapporter ne serait-ce que lâombre du dĂ©but dâune preuve. Nul jusquâici nâa rĂ©ussi Ă signaler le plus lĂ©ger indice dâune immixtion des restaurateurs [de lâEmpire] dans les Ă©vĂ©nements de Canudos. Il nây a pas en ce sens un seul fait, un seul tĂ©moignage, une seule apparence concluante, ou un seul soupçon. »
â Rui Barbosa, 24 mai 1897[230].
Ce fut, ironiquement, la presse monarchiste, en particulier le quotidien paulista Gazeta da Tarde, qui prit Ă tĂąche de rappeler que les droits fondamentaux instituĂ©s par la rĂ©publique devaient aussi sâappliquer aux Canudenses. La Gazeta da Tarde, qui ne se lassait pas de mettre en Ă©vidence la supĂ©rioritĂ© politique, Ă©conomique et morale de la monarchie (par opposition au chaos, Ă lâanarchie, la corruption, la tyrannie, lâinflation etc. du rĂ©gime rĂ©publicain), prit la dĂ©fense dâAntĂŽnio Conselheiro, le dĂ©crivant comme « un homme dâun esprit supĂ©rieur, qui par sa parole et par lâexemple de sa vie ascĂ©tique acquit une influence puissante et irrĂ©sistible sur les masses ». Si lâon vit ici Ă©galement surgir les mĂȘmes clichĂ©s dominants, ce fut pour les retourner en leurs contraires, ou les faire changer de rĂ©cipiendaire : p.ex. les Ă©pithĂštes de « hĂ©ros » et de « martyrs », habituellement accolĂ©s aux soldats de lâarmĂ©e rĂ©publicaine, revinrent ici aux jagunços, et lâĂ©tiquette de « monstre », rĂ©servĂ©e aux conselheiristes, passa aux militaires de lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre. Cependant, aprĂšs les attentats anti-monarchistes de , la voix du monarchisme politique sâĂ©teignit abruptement[231].
LâĂ©crivain Joaquim Machado de Assis, qui tint entre 1892 et 1897 une chronique rĂ©guliĂšre dans le journal Gazeta de Noticias de Rio de Janeiro, fournit une autre voix discordante. Assis traita les paradigmes et topos du discours dominant sur le mode ironique en les utilisant Ă contre-sens, et sâĂ©rigea en farouche dĂ©fenseur du droit Ă la libertĂ© d'opinion, laquelle incluait selon lui la libertĂ© dâavoir des visions religieuses et dâen faire part Ă autrui. Mais ici aussi, les Canudenses restent en rĂšgle gĂ©nĂ©rale sans consistance et sans personnalitĂ©, et Assis fait intervenir le Conselheiro comme un signe fonctionnel pour les besoins dâune dĂ©monstration faisant sâopposer romantisme et modernitĂ© urbaine. NĂ©anmoins, Assis sâemploya Ă dĂ©monter lâappareil discursif dominant dans presque tous ses aspects, et ses deux derniers billets, bien que rĂ©digĂ©s en , câest-Ă -dire peu avant la troisiĂšme expĂ©dition, mettaient en garde contre la catastrophe humanitaire Ă venir. Cependant, la parole littĂ©raire restera impuissante face Ă lâopinion politique, et les sarcasmes de lâĂ©crivain ne seront dâaucun effet[232].
Formation dâun consensus favorable Ă la destruction de Canudos
En un vif dĂ©bat eut lieu Ă la chambre des reprĂ©sentants de lâĂtat de la Bahia au sujet de Canudos et dâAntĂŽnio Conselheiro. Le point de vue des Ă©lites du littoral fut dĂ©fendu par AntĂŽnio Bahia da Silva AraĂșjo, dĂ©putĂ© natif de Salvador, qui eut recours aux stratĂ©gies de criminalisation et de fanatisation/pathologisation et lança des allĂ©gations non vĂ©rifiĂ©es selon lesquelles Maciel disposerait de ses propres effectifs de police, procĂ©derait Ă des arrestations dans les villages alentour, Ă©dicterait ses propres lois, disposerait dâun important pouvoir politique par le biais des 10 000 Ă 12 000 Ă©lecteurs potentiels quâil avait Ă sa disposition et dont il Ă©tait inconcevable quâil ne fĂźt pas usage et jouirait dâun pouvoir financier considĂ©rable. Canudos constituant un « Ătat dans lâĂtat », il menacerait lâordre du sertĂŁo et la lutte contre lui transcende le clivage entre les partis politiques car les partis rivaux ont tous deux des fazendeiros dans leurs rangs[233]. En face, la position sertaneja pĂ©riphĂ©rique Ă©tait incarnĂ©e dans le dĂ©bat par le dĂ©putĂ© JosĂ© Justiniano Pereira, originaire du sertĂŁo, au mĂȘme titre que les figures dirigeantes JosĂ© Gonçalves et LuĂs Viana. AprĂšs avoir dĂ©plorĂ© la prĂ©dominance de la mĂ©tropole cĂŽtiĂšre, Justiniano fit les mises au point suivantes : 1) Maciel bĂ©nĂ©ficie du soutien des prĂȘtres locaux ; 2) il accomplit un travail que ni le gouvernement ni lâĂglise nâont Ă©tĂ© en mesure dâaccomplir ; 3) lâaccusation de dĂ©linquance a Ă©tĂ© officiellement rĂ©futĂ©e ; 4) Maciel est un homme vertueux, un vĂ©ritable ascĂšte, non un hypocrite, mĂȘme sâil est sans conteste un fanatique ; 5) le peuple, dans sa crĂ©dulitĂ© et son manque dâinstruction, croit que Maciel dit la vĂ©ritĂ© ; 6) Canudos est certes Ă cataloguer comme facteur de dĂ©sordre, mais non de sĂ©dition, et aucune action pĂ©nalement rĂ©prĂ©hensible nâa pu ĂȘtre constatĂ©e ; 7) la perception de Canudos est altĂ©rĂ©e par les combats meurtriers en cours dans le sud de la Bahia (la Terreur)[234]. Ătant donnĂ© que dans le sertĂŁo, poursuivit Justiniano, la religion joue un grand rĂŽle, il conviendra de dissoudre le mouvement par des moyens religieux, et de ne faire appel quâen dernier recours aux moyens militaires, afin dâĂ©viter le sacrifice inĂ©vitable de femmes et dâenfants. Justiniano proposa donc de dĂ©pĂȘcher sur les lieux un missionnaire â proposition qui ne sera pas retenue[235].
En 1895, un an avant le dĂ©clenchement des opĂ©rations militaires, le moine capucin JoĂŁo Evangelista de Monte Marciano, un de ces ecclĂ©siastiques europĂ©ens auxquels lâĂglise brĂ©silienne crut bon de devoir faire appel pour son projet de remise au pas doctrinal et disciplinaire, fut dĂ©pĂȘchĂ© Ă Canudos par lâĂ©vĂȘque de Bahia JerĂŽnimo TomĂ© da Silva, sur sollicitation et proposition du gouverneur Joaquim Manoel Rodrigues Lima. La personnalitĂ© de celui qui fut chargĂ© de cette « sainte mission » ne se prĂȘtait guĂšre Ă une entreprise de persuasion et de conciliation ; Marciano en effet se proposait de « proclamer la vĂ©ritĂ© Ă©vangĂ©lique » et de « rappeler les sectaires Ă leurs devoirs de catholiques et de citoyens »[236]. Marciano eut une conversation avec Maciel, lors de laquelle il lui reprĂ©senta que « lâĂglise condamne toute rĂ©volte et accepte toutes les formes de gouvernement » ; il en est mĂȘme ainsi en France, oĂč « le peuple tout entier, y compris les monarchistes locaux, obĂ©issent aux autoritĂ©s et aux lois » ; quant Ă lâĂglise brĂ©silienne, « nous reconnaissons, de lâĂ©vĂȘque jusquâau dernier des catholiques, le gouvernement actuel. Vous seul ne voulez pas vous soumettre ». Le terme RĂ©publique est Ă prendre ici comme le signe de lâordre et de lâautoritĂ© Ă©tatiques, dont lâĂglise officielle avait entre-temps pris son parti[237]. Le rapport que rĂ©digea Marciano connut une grande fortune et restera jusquâen 1897 le texte sur Canudos le plus diffusĂ©[238]. DĂšs lâorĂ©e de son exposĂ©, Marciano sâapplique Ă amalgamer les domaines Ătat et Ăglise en associant les paradigmes de lâhĂ©rĂ©sie et de la criminalitĂ©, et Ă la fin de son rapport rĂ©sume son point de vue de la maniĂšre suivante :
« La secte politico-religieuse qui sâest installĂ©e et retranchĂ©e Ă Canudos nâest pas seulement un foyer de superstition et de fanatisme, et un petit schisme au sein de lâĂglise bahianaise, mais aussi et surtout un germe, en apparence accessoire, mais en rĂ©alitĂ© dangereux et funeste, de rĂ©sistance tĂ©mĂ©raire et dâhostilitĂ© contre le gouvernement constitutionnel du pays â lâon pourrait dire un Ătat dans lâĂtat â, oĂč les lois ne sont pas observĂ©es, les autoritĂ©s ne sont pas reconnues, et la monnaie rĂ©publicaine est interdite de circuler. [âŠ] En ce triste lieu, la loi est sans pouvoir, et les libertĂ©s publiques sont considĂ©rablement restreintes. Pour la cause de la religion, de la paix sociale et de la dignitĂ© du gouvernement, des mesures sont nĂ©cessaires, propres Ă rĂ©tablir dans la localitĂ© de Canudos lâautoritĂ© de la loi et nos droits en tant que peuple civilisĂ©, et Ă permettre que la religion catholique puisse Ă nouveau sâexercer sans restriction. »
â JoĂŁo Evangelista de Monte Marciano
Lâon aura notĂ© que Marciano sâexprime Ă la fois au nom de lâĂtat et de lâĂglise, qui, quoique constitutionnellement sĂ©parĂ©s, se doivent ici de sâunir contre une menace commune[239]. Un Ă©noncĂ© central du texte est lâaffirmation que Canudos hĂ©berge une opposition militaire organisĂ©e, dirigĂ©e contre la RĂ©publique et contre lâĂglise ; lâimage de la population tout entiĂšre constituĂ©e en armĂ©e, son attitude agressive, Canudos comme camp militaire retranchĂ©, la surmilitarisation (oĂč mĂȘme les femmes et les enfants sont appelĂ©s sous les armes) sont autant dâĂ©lĂ©ments avancĂ©s Ă lâappui de cette thĂšse. Ainsi lâhĂ©rĂ©sie religieuse de Maciel se trouve-t-elle dĂ©masquĂ©e comme paravent dâune subversion politique. Le mouvement est Ă prĂ©sent caractĂ©risĂ© essentiellement comme organisation rebelle militaire, comme puissance militaire ennemie[237]. Le rapport de Marciano permit de faire la jonction entre le discours religieux et celui politico-juridique, et de subsumer la religiositĂ© de Canudos sous le paradigme politique, et prĂ©figure, compte tenu de lâĂ©chec de cette mission pacifique, lâinĂ©vitable consensus Ă venir sur la nĂ©cessitĂ© de destruction de Belo Monte. Marciano quitta Canudos en envoyant Ă la communautĂ© les paroles suivantes :
« Tu nâas pas voulu reconnaĂźtre les Ă©missaires de la vĂ©ritĂ© et de la paix et tu nâas pas acceptĂ© ton salut. Mais des jours viendront sur toi, oĂč des forces invincibles tâassailliront, de vigoureux bras te maĂźtriseront et araseront tes remparts, dĂ©sarmeront tes sicaires et Ă©parpilleront Ă tous vents la mauvaise secte qui tâa humiliĂ© sous son joug. »
Ce texte est la derniĂšre prise de position de lâĂglise sur Canudos, laquelle restera dans la suite largement muette sur ce sujet.
Dans lâune des compartiments de lâappareil discursif anti-Canudos, Belo Monte Ă©tait regardĂ© comme un adversaire militaire et (aprĂšs 1896) apte Ă la guerre. Ce paradigme (celui de Canudos comme outil manipulĂ© ou comme partie intĂ©grante et dĂ©libĂ©rĂ©ment participante dâune conjuration monarchiste visant Ă un reversement du rĂ©gime) commença Ă jouer un rĂŽle porteur dans le discours sur Canudos Ă partir de . En rĂ©alitĂ©, le monarchisme comme force politique militante et intellectuelle Ă©tait somme toute restĂ© insignifiant en dehors de Rio de Janeiro et de SĂŁo Paulo, et dans la Bahia, la production journalistique monarchiste ne mĂ©rite guĂšre mention. La nouveautĂ© consistait en ce quâune relation Ă©tait Ă prĂ©sent Ă©tablie entre une hypothĂ©tique conjuration monarchiste et le Nordeste[240].
Le , des Ă©tudiants de diffĂ©rents Ă©tablissements dâenseignement supĂ©rieur de la Bahia publiĂšrent un manifeste conjoint Ă lâattention des « collĂšgues et rĂ©publicains des autres Ătats fĂ©dĂ©rĂ©s », qui sera publiĂ© tel quel, souvent sans commentaire, dans nombre de journaux bahianais et des autres Ătats, dans un tirĂ© Ă part de sept pages[241]. Conçu comme un plaidoyer en faveur de Bahia, le manifeste sâattache Ă expliquer lâapparition de Canudos et le fanatisme des conselheiristes par des considĂ©rations mĂ©dico-psychologiques et anthropologiques. La conclusion vers laquelle sâacheminaient les rĂ©dacteurs du manifeste tenait que les Canudenses ne souhaitaient pas un autre Ătat, mais voulaient sâaffranchir de toute influence Ă©tatique. Envisager que les sertanejos puissent vouloir lutter contre tel systĂšme politique et lui en dĂ©sirer tel autre apparaĂźt absurde, pour la raison simple quâil leur manque toute notion et toute reprĂ©sentation de lâĂtat, de la nation et de la patrie. Pourtant, Ă rebours de ce que lâon pouvait attendre, la consĂ©quence finale tirĂ©e par les auteurs ne sera pas que le sertĂŁo « a besoin dâĂ©coles plutĂŽt que de canons », selon lâexpression de Da Cunha, mais que le « fanatisme sĂ©ditieux [devait] ĂȘtre Ă©liminĂ© immĂ©diatement et complĂštement » », rejoignant ainsi le consensus gĂ©nĂ©ral dâanĂ©antissement[242].
AprĂšs lâĂ©chec de la troisiĂšme expĂ©dition, peu nombreux furent ceux qui nâadhĂ©rĂšrent pas au susnommĂ© consensus de destruction. Significativement, une lettre de Gonçalves Ă Prudente de Morais laisse entendre que les conselheiristes se sont doublement placĂ©s en dehors de lâĂtat : dâabord comme citoyens, par quoi le devoir des citoyens rĂ©publicains est dâĆuvrer Ă leur destruction, puis comme Bahianais, car la Bahia doit ĂȘtre sauvĂ©e dâeux. Ce texte touche indirectement Ă lâun des points du discours sur Canudos le plus lourd de consĂ©quences : la question de savoir si Maciel et ses partisans tombaient sous la protection des principes de la constitution et des directives de lâĂtat, et sâils sont encore Ă considĂ©rer et Ă traiter comme des citoyens brĂ©siliens[243].
AntĂŽnio Maciel, AntĂŽnio Conselheiro et Bom Jesus, voilĂ trois noms diffĂ©rents, mais un seul suffit Ă dĂ©signer concrĂštement lâennemi de lâordre Ă©tabli, le prĂ©dicateur contre les principes inaltĂ©rables de la loi, du travail et de la morale. Je ne tiens pas Ă mâattarder davantage sur ce criminel, que dans la capitale on qualifie dĂ©jĂ de perturbĂ©, maniaque et dĂ©ment, et que bientĂŽt lâon appellera sans doute un martyr. Depuis plus de 20 ans, il nâest pas un inconnu ; ce laps de temps est suffisamment long que pour dĂ©montrer la nĂ©gligence et lâinaction de ceux qui pourtant Ă©taient censĂ©s rĂ©guler le marchĂ© du travail et rĂ©pandre la paix et la fidĂ©litĂ© aux lois pour le bien de la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne. Une nouvelle fois, il a laissĂ© tomber son bĂąton de moine-mendiant, sâest emparĂ© du sabre du bandit et sâest retranchĂ© dans le hameau de Canudos [âŠ]. Il dispose de suffisamment de fanatiques qui croient Ă la rĂ©surrection et qui sont armĂ©s de carabines automatiques. En permanence, il dĂ©fie les forces armĂ©es et leur livre des combats, de sorte que de vaillants soldats sont dĂ©jĂ tombĂ©s sur le champ du devoir. |
Capitaine Salvador Pires de Carvalho ()[244]. |
Entre mars et , lâopinion publique brĂ©silienne, portĂ©e par tous les paradigmes Ă©voquĂ©s ci-haut (hĂ©rĂ©tisation, fanatisation, criminalisation, pathologisation, militarisation, politisation), auxquels sâĂ©taient ajoutĂ©s ceux de la naturalisation et de la bestialisation (Canudos Ă©tant hissĂ© au rang dâantithĂšse de la civilisation), sera finalement unanime Ă rĂ©clamer la destruction de Canudos[245].
DĂ©cision de lâintervention militaire
Ce qui finalement mit en branle la sĂ©rie dâĂ©vĂ©nements qui dĂ©termineront, doublĂ©s chacun de leur rĂ©sonance discursive, la chaĂźne de causalitĂ© et lâescalade de violence devant aboutir onze mois plus tard Ă la destruction complĂšte de Canudos, fut la fabrication dĂ©libĂ©rĂ©e en dâune fausse menace. AntĂŽnio Conselheiro avait commandĂ© (et payĂ© dâavance) une quantitĂ© de bois de charpente chez un coronel de Jazueiro, et, sa marchandise tardant Ă venir, dĂ©cida dâenvoyer quelques-uns de ses hommes pour prendre la commande. Il nâest pas Ă©tabli que la rumeur selon laquelle les conselheiristes sâapprĂȘtaient Ă attaquer Jazueiro fut lancĂ©e par le juge Arlindo Baptista Leoni, lequel avait en 1895 dĂ» fuir de Bom Conselho devant les Canudenses et se tenait Ă lâaffĂ»t dâune occasion de couper les relations commerciales entre Canudos et Juazeiro ; toujours est-il quâil sollicita aussitĂŽt des troupes auprĂšs du gouverneur Viana, au motif que les hommes de Maciel marchaient en armes sur Juazeiro, bien que cette rumeur fĂ»t dĂ©mentie par le susmentionnĂ© coronel ainsi que par dâautres citoyens. Viana, qui nâavait alors aucun intĂ©rĂȘt Ă une confrontation avec Canudos, se montra tout dâabord rĂ©ticent, mais sur les instances renouvelĂ©es de Leoni, qui avait en outre mobilisĂ© la presse rĂ©gionale, consentit finalement Ă envoyer Ă Juazeiro par le chemin de fer un dĂ©tachement de 113 soldats alors stationnĂ©s Ă Salvador. ArrivĂ©s sur place, les soldats, placĂ©s sous les ordres du lieutenant Manoel da Silva Pires Ferreira, attendirent en vain pendant cinq jours lâordre dâattaque en provenance de Salvador, jusquâĂ ce que Pires Ferreira impatientĂ© prit lui-mĂȘme lâinitiative de marcher sur Canudos, en totale mĂ©connaissance des conditions du terrain[246].
DĂ©roulement de la guerre
Prélude et élément déclencheur
En rĂ©alitĂ©, les opĂ©rations armĂ©es contre Conselheiro et ses suiveurs commencĂšrent dĂšs les premiĂšres annĂ©es de la RĂ©publique, c'est-Ă -dire dĂšs avant son installation Ă Canudos. Quand le bruit courut quâil excitait la population contre le nouveau rĂ©gime, une force de police dâune trentaine dâhommes bien armĂ©s partit de Bahia Ă lâeffet de disperser les quelque deux cents insurgĂ©s, mais furent mis en fuite par les jagunços prĂšs de MassetĂ©. Une deuxiĂšme incursion eut lieu qui fit cependant long feu dans les environs de Serrinha, les conselheiristes possĂ©dant lâart de se rendre invisibles dans la caatinga, oĂč nul ne sâaventurait Ă les suivre. Ces descentes de police furent lâune des raisons pour lesquelles Conselheiro rĂ©solut de se sĂ©dentariser dans un endroit quâil connaissait de longue date, la ferme abandonnĂ©e de Canudos.
Outre le soupçon (injustifiĂ©) de participation Ă une sĂ©dition monarchiste de grande envergure qui pesait sur les Conselheiristes, un autre Ă©lĂ©ment rendait impĂ©ratif pour les autoritĂ©s centrales de pacifier le sertĂŁo de Canudos. LâĂtat de la Bahia en effet se trouvait alors confrontĂ© Ă une sĂ©rie dâautres insurrections : la petite ville de Lençóis, Ă quelque 400 km au sud-ouest de Canudos, avait Ă©tĂ© attaquĂ©e par une troupe armĂ©e, dont les incursions du reste portaient jusque dans lâĂtat de Minas Gerais voisin ; dâautres bandes sâĂ©taient emparĂ©es du hameau de Brito Mendes ; plus au sud encore, Ă JequiĂ©, des groupes armĂ©s commettaient toutes sortes dâattentats. Lâaction de ces bandes nâĂ©tait pas sans lien avec la prĂ©sence de grandes richesses miniĂšres, qui faisaient de ces sertĂ”es depuis deux siĂšcles des destinations privilĂ©giĂ©es pour de nombreux aventuriers[247]. Sây ajoutaient les dĂ©sordres et dĂ©prĂ©dations, dâampleur croissante, Ă lâorigine desquels se trouvaient des tyranneaux et potentats locaux, auxquels des jagunços, y compris ceux de Canudos, avaient pris lâhabitude, comme indiquĂ© ci-dessus, de vendre leurs services. Ce dĂ©sordre du banditisme disciplinĂ©, selon le mot dâEuclides da Cunha, sâinscrivant ou non dans le cadre de campagnes Ă©lectorales, prenait la forme de combats aventureux et de petites batailles rangĂ©es, menĂ©s par des jagunços fiers de leur bravoure et non exempts dâune certaine noblesse dâĂąme, et ne manquait jamais de dĂ©boucher sur lâincendie et la mise Ă sac de villes et villages tout au long du cours moyen du fleuve SĂŁo Francisco[248]. Enfin, la force numĂ©rique des Canudenses et le puissant empire moral de Conselheiro devaient achever dâinquiĂ©ter les autoritĂ©s. Lâextraordinaire pĂšlerinage dâun quart de siĂšcle qui avait menĂ© AntĂŽnio Conselheiro Ă travers tous les recoins du sertĂŁo et lui avait fait accumuler les bienfaits lui valait Ă prĂ©sent un grand ascendant sur les populations sertanejas, et il nây avait pas un seul bourg oĂč il nâeĂ»t pas de fervents partisans. En 1895, il fit capoter la mission apostolique dĂ©pĂȘchĂ©e Ă Canudos par lâarchevĂȘque de Bahia ; dans le rapport rĂ©digĂ© Ă ce sujet par FrĂšre JoĂŁo Evangelista, le missionnaire affirmait que sans compter les femmes, les enfants, les vieillards et les malades, la communautĂ© de Canudos comprenait un millier dâhommes robustes et tĂ©mĂ©raires, armĂ©s jusquâaux dents[249]. Non seulement lâaccĂšs Ă la citadelle oĂč il sâĂ©tait retranchĂ© Ă©tait des plus ardues, notamment en raison du dĂ©vouement inconditionnel de ses sectateurs, mais encore AntĂŽnio Conselheiro rĂ©gnait sur une Ă©tendue fort vaste alentour, oĂč il pouvait compter partout sur la complicitĂ© volontaire ou forcĂ©e de ceux qui le vĂ©nĂ©raient ou le craignaient.
En se produit lâincident qui devait dĂ©clencher la guerre de Canudos proprement dite. AntĂŽnio Conselheiro avait commandĂ© un lot de bois dâĆuvre en provenance de la ville de Juazeiro voisine, en vue de la construction dâune nouvelle Ă©glise ; le bois cependant ne fut pas livrĂ©, nonobstant quâil fĂ»t dĂ©jĂ payĂ©. La rumeur se mit alors Ă circuler que les conselheiristes viendraient chercher le bois par la force, ce qui porta les autoritĂ©s de Juazeiro Ă requĂ©rir lâassistance du gouvernement de lâĂtat de Bahia.
Le dĂ©tachement que les autoritĂ©s envoyĂšrent alors Ă Canudos sera la premiĂšre dâune sĂ©rie de quatre expĂ©ditions, lesquelles eurent ceci de remarquable, que dans chaque nouvelle expĂ©dition furent rĂ©pĂ©tĂ©es les erreurs de la prĂ©cĂ©dente. Ces erreurs Ă©taient essentiellement de trois ordres : premiĂšrement, la sous-estimation des difficultĂ©s gĂ©ographiques et climatologiques, les hauts gradĂ©s de lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre, formĂ©s dans les grandes villes aux thĂ©ories militaires europĂ©ennes, nâayant aucune idĂ©e de la configuration du terrain dans le sertĂŁo ; deuxiĂšmement, la mĂ©connaissance de lâadversaire, les militaires sâobstinant Ă pratiquer une tactique sâappuyant sur des corps de bataille fermĂ©s, Ă lâeuropĂ©enne, alors quâils avaient Ă affronter une guerre dâescarmouches, menĂ©e par des guĂ©rilla insaisissables, familiers avec le terrain, en mesure de monter embuscade sur embuscade, sans grand risque pour eux ; troisiĂšmement, la mĂ©sestime de Conselheiro, qui sâĂ©tait, au cours dâun quart de siĂšcle dâerrance dans le sertĂŁo, acquis auprĂšs des populations un ascendant et une vĂ©nĂ©ration considĂ©rables, y compris dâailleurs auprĂšs des guides mis Ă contribution par lâarmĂ©e, ce qui permit aux conselheiristes dâĂȘtre au fait du moindre mouvement des troupes gouvernementales. Mais de façon gĂ©nĂ©rale, les provinces du nord-est (GoiĂĄs, Bahia et Pernambouc), et moins encore leurs arriĂšre-pays, ne figuraient guĂšre sur la carte mentale des Ă©lites de la jeune rĂ©publique brĂ©silienne. Ces Ă©lites, Ă©tablies dans la capitale Rio de Janeiro et Ă SĂŁo Paulo, fĂ©rues de positivisme, acquises Ă lâidĂ©e de progrĂšs, totalement alignĂ©es sur les conceptions et usages occidentaux, ignoraient tout du mode de vie des populations trĂšs mĂ©langĂ©es habitant le sertĂŁo ou tout au plus les considĂ©raient comme des arriĂ©rĂ©s atavistes, selon le mot dâEuclides da Cunha. Le pouvoir central ne pouvait donc voir dans une rĂ©bellion telle que celle de Canudos quâune sĂ©dition anti-rĂ©publicaine quâil convenait de rĂ©primer.
PremiÚre expédition (novembre 1896)
DĂ©but , peu de temps aprĂšs lâincident du bois dâĆuvre, le magistrat de la ville de Juazeiro finit par donner lâalerte, affirmant dans un tĂ©lĂ©gramme au gouverneur de la Bahia que les sectateurs de Conselheiro se trouvaient Ă deux journĂ©es de marche de la ville. Un dĂ©tachement de troupe rĂ©guliĂšre dâune centaine dâhommes, qui avait Ă©tĂ© rĂ©quisitionnĂ© auparavant auprĂšs du gĂ©nĂ©ral commandant du district et Ă©tait prĂȘt Ă partir pour Juazeiro dĂšs que parviendrait le message du juge de cette commune, fut placĂ© sous le commandement du lieutenant Manuel da Silva Pires Ferreira et partit en train express pour Juazeiro. ArrivĂ©e Ă destination le matin du , la petite troupe ne put pourtant empĂȘcher lâexode, dĂ©jĂ en cours, dâune grande partie de la population, dĂ©sireuse d'esquiver un assaut supposĂ© imminent[250]. Le lieutenant Manuel da Silva Pires Ferreira, aprĂšs plusieurs jours passĂ©s Ă attendre Ă Juazeiro, voyant que la rumeur d'une algarade de Conselheiro Ă©tait sans fondement, convint cependant avec le magistrat dâaller au-devant des bandits, afin dâĂ©viter quâils envahissent la ville.
Le soir du , le dĂ©tachement de police, accompagnĂ© de deux guides embauchĂ©s Ă Juazeiro, se mit donc en route pour Canudos, situĂ© Ă quelque 200 km de distance, entreprenant ainsi de traverser Ă pied une zone aride et dĂ©peuplĂ©e, mais sans les ressources indispensables Ă une telle traversĂ©e. Da Cunha souligne que dans le sertĂŁo, et ce avant mĂȘme les mois les plus chauds, des hommes portant lâĂ©quipement militaire, ployant sous le poids de leurs sacs Ă dos et de leurs gourdes, ne peuvent plus guĂšre, sous une tempĂ©rature des plus Ă©levĂ©es, avancer aprĂšs dix heures du matin sur ces plateaux dĂ©pourvus de la moindre ombre, et commencent alors Ă souffrir de soudains accĂšs de fatigue[251]. En outre, cette portion de lâĂtat de la Bahia, la plus dĂ©vastĂ©e par les sĂ©cheresses, Ă©tait Ă cette Ă©poque lâune des rĂ©gions parmi les plus mal connues du BrĂ©sil. Peu de voyageurs lâavaient affrontĂ©e et seules de petites constructions Ă©parses la parsemaient de loin en loin. Le premier jour, la petite expĂ©dition eut Ă parcourir, sans sâarrĂȘter, une quarantaine de kilomĂštres de route dans le dĂ©sert, jusquâĂ atteindre un Ă©tang minuscule, oĂč subsistait un peu dâeau. Se succĂ©dĂšrent ensuite des escales solitaires ou des fazendas, dont certaines Ă©taient abandonnĂ©es, les rares habitants des lieux ayant en effet, vu que tout prĂ©sageait une pĂ©riode de sĂ©cheresse, pris la fuite vers le nord en emportant leurs troupeaux de chĂšvres[252].
Le , la troupe Ă©puisĂ©e parvint finalement Ă UauĂĄ, un village dâaspect morose situĂ© environ aux deux tiers du trajet et constituĂ© alors de seulement deux rues qui dĂ©bouchaient sur une place irrĂ©guliĂšre et que bordaient une centaine de maisons mal bĂąties et de pauvres remises. Les jours de marchĂ©, il rĂ©pudiait son aspect de village abandonnĂ© et devenait lâendroit le plus animĂ© de cette partie du sertĂŁo, avec ses deux ou trois boutiques et sa baraque du marchĂ©, oĂč Ă©taient vendus les produits dâune maigre industrie locale (peaux de chĂšvre, hamacs etc.). La troupe se proposait de se servir du bourg comme halte transitoire et partit aux renseignements, mais ne rĂ©ussit quâĂ recueillir des informations contradictoires, impropres Ă une Ă©valuation correcte de la situation[253]. En tout Ă©tat de cause, la dĂ©cision fut prise dâattaquer le plus tĂŽt possible.
UauĂĄ, comme les localitĂ©s circonvoisines, se trouvait sous la domination de Canudos et abritait plusieurs adeptes dâAntĂŽnio Conselheiro ; ceux-ci, Ă peine la troupe avait-elle fait halte sur la place, sâĂ©taient prĂ©cipitĂ©s vers Canudos et, arrivĂ©s Ă lâaube du , y donnĂšrent lâalarme. ParallĂšlement, Ă la tombĂ©e de la nuit, la population de UauĂĄ sâenfuit subrepticement presque dans sa totalitĂ©, par petits groupes furtifs, en se faufilant entre les postes avancĂ©s de la troupe[254].
Le lendemain Ă lâaube, la troupe fut rĂ©veillĂ©e par une foule dâun millier de jagunços dâAntĂŽnio Conselheiro, lesquels, dirigĂ©s par PajeĂș et JoĂŁo Abade, portant croix et banniĂšres et ne semblant pas avoir dâintentions guerriĂšres, annoncĂšrent leur arrivĂ©e par des Kyrie Eleison et des louanges en lâhonneur de leur chef, Ă la maniĂšre dâune procession de pĂ©nitents. DissimulĂ©s parmi cette foule de croyants dĂ©sarmĂ©s qui arboraient des statues, des images de saints, et des palmes dessĂ©chĂ©es, se tenaient les combattants Ă©quipĂ©s de vieux fusils, dâaiguillons de vaqueiro, de piques et de faux. Ă lâapproche de cette multitude, les sentinelles des postes de garde les plus avancĂ©s, surprises et encore tout ensommeillĂ©es, ripostĂšrent par des coups de carabine tirĂ©s au hasard, puis se repliĂšrent prĂ©cipitamment vers la place du village, contraints dâabandonner aux mains des assaillants un de leurs compagnons, qui fut poignardĂ© sauvagement. Lâalarme fut ainsi donnĂ©e, et aussitĂŽt la paisible UauĂĄ se transforma en violent champ de bataille. Subitement confrontĂ©s aux jagunços, qui avaient promptement dĂ©bouchĂ© sur la place, les soldats ne purent pas se dĂ©ployer en formation de bataille et eurent tout au plus le temps dâĂ©baucher hĂątivement une bancale ligne de tir, que commandait un sergent. Lors du combat, dâune ĂąpretĂ© inouĂŻe mais trĂšs inĂ©gal qui sâengagea alors brutalement, furent utilisĂ©es par les rebelles, dans des combats au corps-Ă -corps au milieu des tirs de pistolet et de revolvers, des armes telles que des sabres dâabattis Ă lame large, des aiguillons de bouvier, des piques de trois mĂštres de longueur, des faux, des bĂątons et des fourches. La ligne fragile de dĂ©fense de la troupe rĂ©guliĂšre cĂ©da bientĂŽt, et la horde fanatisĂ©e des Canudenses dĂ©ferla sur la place aux cris de Vive le Conselheiro ! et Vive le bon JĂ©sus ![255]. Le lieutenant Pires Ferreira, dans sa description de lâattaque, soulignera « lâincroyable fĂ©rocitĂ© » des assaillants et la maniĂšre peu conventionnelle dont ils effectuaient leurs manĆuvres, notamment par lâusage de sifflets. Lâeffet de surprise et la vĂ©locitĂ© du combat permit aux Conselheiristes de prendre lâavantage dans un premier temps. Cependant, la plupart des hommes de troupe se retranchĂšrent ensuite dans les maisons, pratiquĂšrent des meurtriĂšres dans les murs de pisĂ©, et se cantonnĂšrent dans la dĂ©fensive. La lutte alors devint inĂ©gale pour les matutos (paysans), car malgrĂ© leur avantage numĂ©rique, la logique des armes avait repris le dessus : les soldats du 9e bataillon dâinfanterie, armĂ©s et munis dâĂ©quipements les plus modernes et les plus meurtriers, dont des fusils automatiques, infligĂšrent de lourdes pertes aux Belomontenses, qui, regroupĂ©s sur la place autour de leurs symboles sacrĂ©s, et pris sous le feu des soldats, commencĂšrent Ă tomber en masse, fauchĂ©s par les fusillades dâarmes Ă rĂ©pĂ©tition, auxquelles ils ne pouvaient opposer quâun seul coup de tromblon Ă la fois. La bataille se poursuivit ainsi pendant prĂšs de quatre heures, sans Ă©pisodes valant dâĂȘtre signalĂ©s, et sans que fĂ»t esquissĂ© le moindre mouvement tactique, chacun se battant pour son propre compte, selon les circonstances[256]. CommandĂ©s par JoĂŁo Abade, les jagunços sillonnaient les rues, contournaient le village, puis se rabattaient sur la place, en vocifĂ©rant des imprĂ©cations et des vivats. Reconnaissant finalement lâinutilitĂ© de leur combat, ils dĂ©laissĂšrent peu Ă peu le champ de bataille, se dispersĂšrent dans les environs et ramenĂšrent la banniĂšre sacrĂ©e Ă Canudos.
Les soldats toutefois, Ă©puisĂ©s, n'Ă©taient pas en Ă©tat dâengager aucune poursuite. Au terme de quatre Ă cinq heures de combat, aprĂšs que les Canudenses eurent rĂ©solu de se retirer, lâon put comptabiliser les pertes des deux camps, le bilan indiquant alors une indiscutable victoire militaire des troupes gouvernementales ; dans son rapport officiel, Pires Ferreira nota que dans la bataille pĂ©rirent, dans les rangs des Conselheiristes, « cent-cinquante hommes, blessĂ©s non inclus », chiffre Ă mettre en regard des dix morts (un caporal, un sergent, six soldats et les deux guides) et des seize blessĂ©s dans le corps expĂ©ditionnaire[257]. Ces pertes, encore que considĂ©rĂ©es comme « insignifiantes numĂ©riquement », motivĂšrent nĂ©anmoins le commandant, qui disposait pourtant de 60 hommes valides, Ă renoncer Ă poursuivre lâentreprise et Ă entamer la retraite. En dĂ©pit de la victoire apparente, lâexpĂ©dition Ă©tait de fait vaincue, car Ă©puisĂ©e et hĂ©bĂ©tĂ©e, stupĂ©fiĂ©e par cet assaut d'un type inhabituel, et nâayant plus ni la force, ni le courage dâattaquer Canudos, nonobstant que le dĂ©tachement avait dĂ©jĂ alors parcouru les deux tiers de la distance sĂ©parant Juazeiro du village rebelle ; le mĂ©decin militaire fut mĂȘme pris de dĂ©mence[258]. Ă peine les soldats morts eurent-ils Ă©tĂ© inhumĂ©s dans la chapelle dâUauĂĄ que la troupe, aprĂšs avoir pillĂ© puis incendiĂ© le village, sâen retourna ce mĂȘme aprĂšs-midi Ă Juazeiro, quâelle atteignit, Ă marches forcĂ©es, en quatre jours. La population, Ă la vue de la troupe, qui offrait lâimage de la dĂ©route, crut que les jagunços Ă©taient lancĂ©s sur leurs traces et reprit de plus belle son exode[259].
Préparatifs
La dĂ©faite de Pires Ferreira Ă UauĂĄ et les rĂ©cits sur la fĂ©rocitĂ© et le fanatisme des insurgĂ©s provoquĂšrent un grand tollĂ© national et appelaient une rĂ©action radicale. L'armĂ©e nationale Ă©tait dĂ©sormais mise en demeure de soumettre le village, qui ne cessait entre-temps de grossir et avait dĂ©jĂ atteint une population de 30 000 habitants. Cependant, une divergence de point de vue existait entre le gouverneur de lâĂtat de Bahia, qui tendait Ă y voir un dĂ©sordre banal, maĂźtrisable par de simples forces de police, et le chef des troupes fĂ©dĂ©rales, pour qui il sâagissait dâun mouvement plus redoutable, capable de vĂ©ritables opĂ©rations de guerre. Pourtant, le gouvernement de Bahia, attachĂ© Ă sa souverainetĂ© en tant quâĂtat fĂ©dĂ©rĂ© et longtemps rĂ©ticent Ă accepter lâintervention fĂ©dĂ©rale, finit par cĂ©der, comprenant que le dĂ©sordre de Canudos, encore ponctuel pour lâheure, Ă©tait susceptible de devenir par contagion le foyer dâune dĂ©flagration dans tout lâarriĂšre-pays du Nordeste brĂ©silien, quâil sâagissait par consĂ©quent dâune question qui concernait le pays tout entier et exigeait la collaboration de tous les Ătats fĂ©dĂ©rĂ©s.
Aussi est-ce sous la direction du ministre de la Guerre, le gĂ©nĂ©ral Francisco de Paula Argolo, que fut mis sur pied une nouvelle expĂ©dition. Le deuxiĂšme corps expĂ©ditionnaire, placĂ© sous les ordres du major FebrĂŽnio de Brito, commandant du 9e bataillon dâinfanterie, et composĂ© de 543 hommes de troupe, 14 officiers, 3 mĂ©decins, 2 canons Krupp de campagne et 4 mitrailleuses Nordenfeldt, sâorganisa sans plan prĂ©cis ni responsabilitĂ©s bien circonscrites et partit le pour Queimadas, localitĂ© qui se trouvait ĂȘtre dotĂ©e dâune gare de chemin de fer et Ă©tait distante de 70 km environ au sud de Monte Santo. Le chef de lâexpĂ©dition, longtemps hĂ©sitant entre Queimadas et Monte Santo, ne partit rĂ©solument pour Monte Santo quâen dĂ©cembre, aprĂšs que la controverse entre souverainetĂ© de Bahia et intervention fĂ©dĂ©rale eut Ă©tĂ© tranchĂ©e[260].
Le commandant du district avait un moment envisagĂ© dâattaquer les rebelles en deux points distincts, en faisant avancer vers un seul objectif non pas une mais deux colonnes, sous la direction gĂ©nĂ©rale du colonel du 9e dâinfanterie, Pedro Nunes Tamarindo. Ce plan de campagne, en adĂ©quation avec la configuration humaine et gĂ©ographique du conflit, aurait visĂ© Ă mettre en place tout dâabord un cercle autour de Canudos, Ă distance du village mĂȘme, dâaffaiblir les rebelles en fractionnant leurs forces, pour permettre ensuite Ă des troupes rĂ©guliĂšres peu nombreuses mais bien entraĂźnĂ©es de les enserrer dans des mouvements enveloppants[260]. Ce plan toutefois ne fut pas mis en Ćuvre.
Cantonnement Ă Monte Santo
La bourgade de Monte Santo, distante dâune soixantaine de kilomĂštres (Ă vol dâoiseau, mais de prĂšs de 100 km par la route) au sud du village rebelle, se dresse au centre dâune zone fertile exiguĂ«, de seulement quelques kilomĂštres de diamĂštre, sillonnĂ©e de petits cours dâeau rĂ©fractaires aux sĂ©cheresses, et incomparablement plus verdoyante que les Ă©tendues dĂ©solĂ©es de la rĂ©gion alentour. La localitĂ© doit cet avantage au fait quâelle se trouve au pied dâune courte chaĂźne de montagnes dâoĂč jaillit lâunique source permanente de cette contrĂ©e, et sur le sommet le plus Ă©levĂ© de laquelle fut construite pour cette raison un sanctuaire, lâĂ©glise du Calvaire, que permet dâatteindre un raide sentier jalonnĂ© de vingt-cinq chapelles. Mais ce qui surtout justifiait le choix de cette localitĂ© comme lieu de cantonnement Ă©tait sa position stratĂ©gique au regard des objectifs de lâimminente campagne militaire, ainsi que sa valeur logistique, par ses liaisons avec la gare de chemin de fer de Queimadas, laquelle permettait les communications les plus rapides avec Salvador et le littoral[261].
Une maison donnant sur la place du MarchĂ©, et se distinguant de toutes les autres en ce quâelle Ă©tait seule pourvue dâun Ă©tage, fut choisie comme quartier-gĂ©nĂ©ral des troupes. Du reste, lâexpĂ©dition reçut un accueil triomphal de la part des autoritĂ©s ; la prĂ©sence de la troupe donna lieu Ă dâenthousiastes festivitĂ©s. Nul ne doutait que lâexpĂ©dition allait lâemporter ; malencontreusement, cette certitude eut pour effet de lâimmobiliser pendant quinze jours Ă Monte Santo, alors quâil eĂ»t fallu, ainsi que le commandait une saine conscience du danger, au contraire se mobiliser sans dĂ©lai et mener une attaque Ă lâimproviste contre lâadversaire[262].
Entre-temps, tandis que les vaqueiros examinaient les piĂšces dâartillerie sur la place, quelques-uns parmi eux, Ă©missaires dâAntĂŽnio Conselheiro, sâen retournaient ensuite furtivement vers le nord, Ă destination de Canudos, aprĂšs avoir, sans que nul ne sâen aperçût, observĂ©, recueilli des renseignements, dĂ©nombrĂ© les effectifs, et examinĂ© tout lâĂ©quipement de guerre. En outre, la troupe, en dĂ©pit du secret le plus absolu de ses dĂ©libĂ©rations, allait ĂȘtre accompagnĂ©e dans sa marche par les espions conselheiristes[263].
Le commandant de lâexpĂ©dition pourtant sâĂ©tait initialement proposĂ© de lancer un assaut foudroyant, comme en tĂ©moigne le fait quâil avait laissĂ© Ă Queimadas une bonne partie des munitions, pour ne pas retarder davantage la marche et pour ne pas donner Ă lâennemi le loisir de se renforcer. En effet, irritĂ© par les atermoiements des autoritĂ©s politiques, et outrĂ© par les diverses difficultĂ©s auxquelles il eut Ă faire face, dont lâabsence presque totale de moyens de transport, il avait rĂ©solu de rejoindre au plus vite le village rebelle, en nâemportant que les seules munitions que les hommes pourraient transporter dans leurs gibernes. Par la suite cependant, les attardements intempestifs Ă Monte Santo anĂ©antirent les bĂ©nĂ©fices du preste dĂ©part de Queimadas. De surcroĂźt, le commandant, se berçant dâillusions, nĂ©gligea de faire venir de Queimadas le reste du matĂ©riel militaire. Ainsi, aprĂšs une longue inactivitĂ© Ă Monte Santo, lâexpĂ©dition partit-elle encore moins bien Ă©quipĂ©e que quinze jours auparavant, laissant derriĂšre elle encore une partie de ce qui restait du matĂ©riel militaire[263].
Le temps ainsi perdu, tant Ă Queimadas quâĂ Monte Santo, fut mis Ă profit par lâadversaire pour Ă©laborer et mettre Ă exĂ©cution un plan de dĂ©fense draconien. Sur un rayon de trois lieues autour de Canudos, les jagunços sâingĂ©niĂšrent Ă crĂ©er un dĂ©sert en incendiant, dans toutes les directions et le long de toutes les routes, les fazendas et les lieux dâĂ©tape, afin dâisoler le village rebelle au centre dâun vaste pĂ©rimĂštre de ruines calcinĂ©es[264].
Euclides da Cunha, Ă qui il fut donnĂ© dâexaminer lâordre du jour de la troupe, observe :
« Pas un seul mot sur les inĂ©vitables attaques soudaines, rien qui visĂąt Ă une distribution des unitĂ©s, en accord avec les caractĂšres spĂ©cifiques de lâadversaire et du terrain. Se bornant Ă quelques rudiments de tactique prussienne transplantĂ©s chez nos ordonnances, le chef de lâexpĂ©dition â comme sâil menait un petit corps dâarmĂ©e vers un quelconque champ dĂ©frichĂ© de Belgique â divisa ce corps en trois colonnes, et sembla le disposer en prĂ©vision de rencontres oĂč il pourrait observer une rĂ©partition entre tirailleurs, renforts et appuis. Rien de plus, donc, que la soumission Ă un certain nombre de modĂšles rigides dâanciens prĂ©ceptes classiques de guerre[265]. »
Cependant, il nâallait y avoir Ă aucun moment la moindre possibilitĂ© de dĂ©ployer quelque ligne de combat que ce fĂ»t, ni d'organiser le plus rudimentaire ordre de bataille. Il nâĂ©tait pas mĂȘme envisagĂ© que le conflit pĂ»t adopter la forme dâune guerre dâescarmouches et dâembuscades, consister en un enchaĂźnement dâattaques-surprise fĂ©roces et de guet-apens fourbes, de mĂȘlĂ©es soudaines et dâaccrochages Ă©clair, voire sâapparenter davantage Ă une chasse Ă lâhomme, Ă une sĂ©rie de battues acharnĂ©es, c'est-Ă -dire un conflit oĂč le dĂ©roulement dâune bataille classique, avec ses diffĂ©rentes phases, ne jouerait pas le moindre rĂŽle. Lâon ne semblait pas sâaviser que lâon sâapprĂȘtait Ă affronter des guĂ©rilleros, dont la tactique consisterait en un harcelant va-et-vient dâavancĂ©es et de replis, de courtes attaques aussitĂŽt suivies de dispersions au cĆur de la nature protectrice[266].
Il eĂ»t donc Ă©tĂ© expĂ©dient de substituer Ă un commandement unique une stratĂ©gie plus efficace tendant Ă donner lâinitiative Ă des commandants dâunitĂ©s plus petites et autonomes, capables de dĂ©finir leur action militaire en fonction des circonstances du moment ; notamment, il eĂ»t fallu fractionner la troupe en plusieurs colonnes de marche et faire ainsi pendant aux mĂ©thodes de lâadversaire, au lieu quâau contraire lâon sâobstina Ă se dĂ©placer unis, en une classique structure compacte[267].
Marche vers Canudos et franchissement du Cambaio
Le corps expĂ©ditionnaire se mit en route le , en une seule colonne, au dĂ©part de la base de Monte Santo, en empruntant lâitinĂ©raire du Cambaio, le plus court mais aussi le plus accidentĂ©. La route, aprĂšs avoir fait illusion pendant quelque temps en traversant une plaine verdoyante, se perdait aprĂšs seulement quelques kilomĂštres dans un paysage fort accidentĂ©, puis devenait vers la moitiĂ© du trajet de plus en plus mauvaise, exposĂ©e au soleil, dĂ©pourvue dâombre, sillonnĂ©e de crevasses, serpentant sur les collines en alternant rampes et dĂ©pressions de terrain, et se muant en un chemin rocailleux de moins en moins praticable Ă mesure que lâon sâapprochait des contreforts de la chaĂźne de lâAcarĂș. Au pied de cette chaĂźne, la route sâinflĂ©chit vers lâest et entreprend alors de gravir les montagnes par une succession des trois montĂ©es, jusquâĂ accĂ©der au lieu-dit Lajem de Dentro, Ă 300 mĂštres au-dessus de la vallĂ©e, que la troupe mit deux jours Ă atteindre. Les piĂšces dâartillerie, tirĂ©es par des mules, nâescaladĂšrent que pĂ©niblement les pentes et ralentissaient la progression, obligeant les sapeurs, Ă lâavant, de rĂ©parer dâabord la route, de la dĂ©blayer des troncs dâarbre, ou dâamĂ©nager des dĂ©tours pour Ă©viter aux lourds canons Krupp les tronçons trop escarpĂ©s[268].
Câest au cours de cette marche que la configuration du terrain devait pour la premiĂšre fois jouer un rĂŽle dĂ©terminant, la caatinga se rĂ©vĂ©lant en effet, selon lâexpression de Da Cunha, ĂȘtre un alliĂ© fidĂšle du sertanejo rĂ©voltĂ© : alors que les caatingas sâentrelacent devant lâĂ©tranger et se font impĂ©nĂ©trables, limitant la vue, elles sâouvrent en de multiples sentiers pour le matuto qui naquit et grandit dans la rĂ©gion[269]. Au long de sa marche, la troupe subit de la part des rebelles, embusquĂ©s derriĂšre les maigres buissons et se dĂ©robant sans cesse, dâoccasionnels tirs de fusils, peu nombreux, mais insistants et bien calculĂ©s. Les sections de lâavant-garde, essuyant de tels coups de feu, plongĂ©es dans un dĂ©sordre subit, sâemmĂȘlaient et tendaient Ă un reflux instinctif vers lâarriĂšre-garde. En rĂ©action, la troupe dĂ©tacha des unitĂ©s de combat quâelle Ă©chelonna tout au long de lâĂ©troite route et qui se prĂ©cipitaient vers les endroits dâoĂč partaient les dĂ©tonations, mais ce faisant se heurtaient Ă la barriĂšre flexible mais impĂ©nĂ©trable des juremas, sâenchevĂȘtraient dans les lianes, et sâinfligeaient la douleur infernale des feuilles urticantes[270].
Ainsi harcelĂ©e tout au long du trajet, torturĂ©e par lâattente des assauts imprĂ©vus lancĂ©s avec prĂ©cision Ă intervalles rĂ©guliers par un ennemi insaisissable qui voit sans ĂȘtre vu, la troupe se dĂ©couragea totalement et fut, avant mĂȘme dâarriver Ă Canudos, psychologiquement Ă©puisĂ©e par lâangoisse et la crainte des guet-apens. Le matin du , aprĂšs cinq jours de marche, alors que lâexpĂ©dition se trouvait empĂȘtrĂ©e dans les montagnes, sur une position bien en deçà de lâobjectif fixĂ©, les provisions de bouche vinrent Ă sâĂ©puiser. Les deux derniers bĆufs furent abattus, pour sustenter plus de 500 combattants. La marche apparaissait dĂšs lors comme un combat perdu dâavance[271].
La route de Canudos, pour franchir le Serro do Cambaio, petit massif montagneux dâaspect ruinĂ©, gravit de fortes pentes, se resserre entre des escarpements, puis plonge dans la gorge Ă©troite dâun dĂ©filĂ©. Les colonnes y progressaient lentement, embarrassĂ©es par les canons, auprĂšs desquels devaient se relayer les hommes de troupe pour aider les mules dans les versants escarpĂ©s[272].
Câest dans ce massif que se produisirent, le , les premiĂšres Ă©chauffourĂ©es et premiers combats ouverts de lâexpĂ©dition. Les jagunços, jusque-lĂ tapis dans les plis du terrain, enfoncĂ©s dans les crevasses, surgirent en masse dans une soudaine dĂ©flagration de coups de feu. Promptement mis en batterie, les canons firent feu Ă bout portant sur les matutos, qui bientĂŽt se dĂ©bandĂšrent. Profitant de ce reflux, une centaine de soldats engagea aussitĂŽt la contre-attaque. La frĂȘle ligne dâassaut ainsi constituĂ©e cependant sâĂ©tira et se fragmenta bientĂŽt contre les obstacles du terrain, tandis que les sertanejos faisaient leur rĂ©apparition en quelque point plus Ă©levĂ©, disposĂ©s cette fois en groupes embusquĂ©s de trois ou quatre hommes, qui se relayaient pour recharger leurs vĂ©tustes carabines. Sans doute conscients de lâinfĂ©rioritĂ© de leur armement rudimentaire, les jagunços dĂ©siraient-ils seulement que fussent brĂ»lĂ©es lĂ une grande part des cartouches destinĂ©es Ă Canudos. JoĂŁo Grande, leur meneur, Ă©tait Ă la commande et prenait lâinitiative de ces opĂ©rations. Ce fut un va-et-vient incessant dâattaques suivies de fuites, en ordre dispersĂ© ou groupĂ©, jusquâĂ ce que finalement les derniers rebelles dĂ©fenseurs du Cambaio sâĂ©chappassent au loin, pourchassĂ©s par la troupe[273].
AprĂšs trois heures de combat, la troupe sâĂ©tait rendue maĂźtre du Cambaio, et la traversĂ©e du massif Ă©tait achevĂ©e. Abstraction faite des dĂ©penses en munitions, et des bĂȘtes de somme parties au galop durant lâaccrochage, les pertes Ă©taient, cĂŽtĂ© gouvernemental, minimes : quatre morts et un peu plus de vingt blessĂ©s. Les sertanejos de leur cĂŽtĂ© laissaient 115 cadavres, selon un dĂ©nombrement rigoureux[274].
Bataille Ă Canudos
Les troupes rĂ©guliĂšres parvinrent lâaprĂšs-midi du Ă trois kilomĂštres du village rebelle. ExtĂ©nuĂ©s par le combat, Ă court dâeau potable et privĂ©s de nourriture depuis la veille, les soldats ne purent quâĂ©tancher leur soif dans lâeau insalubre du minuscule Ă©tang de CipĂł, avant de dresser leur campement.
La nouvelle de lâoffensive avait atteint le village en mĂȘme temps que les fuyards. Pour tenter dâendiguer lâinvasion imminente, de nombreux guerriers quittĂšrent Canudos pour sâinsinuer furtivement dans les caatingas et prendre Ă pas de loup position aux abords du campement[275]. Ă lâaube du , les colonnes, pendant quâelles se disposaient pour le dernier assaut, furent brutalement assaillies par toute la troupe des guerriers rebelles, lesquelles rĂ©Ă©ditĂšrent lâĂ©pisode dâUauĂĄ : armĂ©s de piques, de barres de chariot, de faux, de fourches, de longs aiguillons et de coutelas, ils surgirent en champ ouvert, tous au mĂȘme moment, en poussant des hurlements, et submergĂšrent les troupes gouvernementales par des vagues de plus de 4 000 insurgĂ©s. La prompte riposte des membres de lâexpĂ©dition, consistant Ă mitrailler les matutos par un feu roulant des plus nourris, ne put faire reculer les jagunços que leur Ă©lan emportait, ni empĂȘcher une lutte au corps-Ă -corps et Ă lâarme blanche de sâengager[276]. En dĂ©pit de lâeffet de surprise et de la stupĂ©faction des soldats, et grĂące notamment Ă la prĂ©sence dâesprit du commandant de lâexpĂ©dition qui encouragea vaillamment ses compagnons et donna lâexemple en se prĂ©cipitant contre la masse des adversaires, les jagunços purent ĂȘtre refoulĂ©s. SitĂŽt repoussĂ©s, les jagunços, non sans avoir tentĂ© de sâemparer dâun canon, exĂ©cutĂšrent subitement un repli, par lequel, loin de vouloir sâenfuir, ils se redĂ©ployĂšrent dans les bois clairsemĂ©s dâalentour et, Ă©parpillĂ©s et redevenus insaisissables, reprirent leur coutumiĂšre tactique du combat Ă distance, dĂ©cochant sur leurs adversaires les projectiles rustiques de leurs obsolĂštes tromblons. CâĂ©tait lĂ , nonobstant que la troupe rĂ©guliĂšre disposĂąt dâarmes automatiques et que les rebelles subissent de lourdes pertes, un systĂšme de guerre susceptible de se prolonger indĂ©finiment, plaçant les officiers devant une situation sans issue. Il restait Ă ceux-ci deux recours possibles : soit dĂ©placer, dans une attitude offensive, le champ de bataille vers le village en lâattaquant, mais au risque dâĂȘtre harcelĂ©s sur les flancs tout au long dâune marche de 3 km, puis de se heurter Ă dâautres renforts avant mĂȘme dâavoir pu, aprĂšs Ă©puisement des munitions en chemin, atteindre Canudos, et cela en outre sans pouvoir escompter quelque apprĂ©ciable effet dâun bombardement prĂ©liminaire, vu quâil ne restait que vingt tirs dâartillerie, â soit la retraite[277].
Retraite
AprĂšs convocation dâune rĂ©union des officiers, lâoption de la retraite fut proposĂ©e et, bien que la troupe nâeĂ»t Ă dĂ©plorer pendant toute cette journĂ©e que quatre morts et une trentaine de blessĂ©s â Ă mettre en regard des trois centaines de cadavres canudenses dĂ©nombrĂ©s par le docteur Edgar Henrique Albertazzi[278] â, fut plĂ©biscitĂ©e par les officiers, sous la condition expresse de ne pas laisser aux mains de lâennemi ne fĂ»t-ce quâune seule arme, ni dâabandonner un seul blessĂ©, ni de laisser un seul cadavre sans sĂ©pulture.
Entre-temps dans le village de Canudos, jusquâoĂč parvenait lâimpressionnant vacarme des fusillades dans la montagne, la prĂ©occupation concernant le sort des compagnons porta JoĂŁo Abade Ă mobiliser le reste des hommes valides, soit prĂšs de 600 personnes, et Ă les conduire en renfort vers les hauteurs. Cependant, Ă mi-chemin environ, une pluie de balles perdues, que tiraient, sans guĂšre avoir le loisir dâajuster leurs tirs, les soldats de lâarmĂ©e contre leurs premiers agresseurs, et qui passaient par-dessus les combattants pour sâen aller tomber plus bas sur le versant, accueillit inopinĂ©ment la colonne de JoĂŁo Abade. Les jagunços, sans possibilitĂ© de se mettre Ă couvert, pris dâune terreur superstitieuse, se repliĂšrent prĂ©cipitamment sur Canudos, oĂč ils dĂ©clenchĂšrent une panique gĂ©nĂ©ralisĂ©e. DĂ©jĂ , des groupes de fuyards entreprenaient de quitter le village[279].
Enfin, lâon apprit Ă Canudos la nouvelle que la troupe reculait, ce qui fut aussitĂŽt interprĂ©tĂ© comme un miracle. Les jagunços, commandĂ©s dĂ©sormais par PajeĂș, mĂ©tis redoutable par sa bravoure et sa fĂ©rocitĂ©, dĂ©cidĂšrent de suivre la troupe Ă la trace[280]. Le corps expĂ©ditionnaire, qui nâavait pas pu sâalimenter depuis deux jours, avait entiĂšrement perdu sa structuration militaire (câest ainsi un sergent qui dirigeait lâavant-garde, pendant que les officiers se mĂȘlaient aux hommes de troupe) et nâappliquait plus aucun de ces prĂ©ceptes tactiques classiques qui veulent quâune formation se dĂ©ployĂąt en Ă©chelons, permettant aux unitĂ©s combattantes de se relayer dans la dĂ©fense. Pendant que la troupe franchissait le Cambaio dans le sens opposĂ©, les jagunços les suivaient, mais, Ă©vitant pour lâheure le combat ouvert, se tenaient en contre-haut des ravins et se bornaient Ă dĂ©tacher des blocs de pierre pour les faire se prĂ©cipiter sur les soldats.
Vers la tombĂ©e de la nuit, les jagunços, dans une tentative de sâemparer de lâartillerie de la troupe, lancĂšrent une ultime attaque Ă BendengĂł de Baixo, court plateau oĂč la route sâaplanit et oĂč la colonne Ă©tait arrivĂ©e au bout de trois heures de marche. La configuration du site permit aux mitrailleuses de faire leur Ćuvre et de repousser les rebelles par des rafales depuis les hauteurs. Ceux-ci durent refluer en laissant un surcroĂźt dâune vingtaine de morts. Le lendemain de bonne heure, lâexpĂ©dition, qui nâavait plus un seul homme valide, se dirigea vers Monte Santo, oĂč elle fut reçue en silence par la population[281].
Préliminaires et entrée en scÚne de Moreira César
La nouvelle victoire des insurgĂ©s, complaisamment amplifiĂ©e et romancĂ©e par ceux qui la racontaient, eut pour effet dâattirer quantitĂ© de nouveaux adeptes Ă Canudos, dont la population connut en trois semaines un accroissement considĂ©rable. Des groupes de nouveaux pĂšlerins, emportant souvent toutes leurs possessions, vinrent sâinstaller dans ces lieux qui passaient pour lĂ©gendaires. CâĂ©taient, comme les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, des gens de toutes catĂ©gories : petits Ă©leveurs ou vaqueiros crĂ©dules, Ă cĂŽtĂ© des diffĂ©rents types de sertanejos â bandits libĂ©rĂ©s, sicaires en disponibilitĂ© ou en mal de nouvelles aventures etc., venus se porter au secours du « saint homme ». Sây dirigeaient Ă©galement, souvent portĂ©s dans des hamacs, une foule de malades, de moribonds dĂ©sireux de dormir de leur dernier sommeil sur le sol de Belo Monte, dâaveugles, de paralytiques, ou de lĂ©preux, qui espĂ©raient un miracle et une prompte guĂ©rison par le thaumaturge AntĂŽnio Conselheiro. Les arrivants nâĂ©taient pas que des Bahianais mais aussi des natifs de tous les Ătats environnants. Dâautre part, la localitĂ© vit converger vers elle, tout au long des journĂ©es et venant de toutes les directions, des chargements remplis de toutes sortes de vivres, expĂ©diĂ©s par des adeptes qui ravitaillaient le village de loin, y faisant ainsi rĂ©gner une vĂ©ritable abondance[282].
Dans la capitale Rio de Janeiro, oĂč lâon avait enfin pris pleinement conscience du sĂ©rieux et de lâampleur de lâaffaire, le gouvernement fĂ©dĂ©ral, cĂ©dant aux pressions des politiciens florianistes, lesquels voyaient en Canudos un dangereux foyer monarchiste, dĂ©cida dâenvoyer une armĂ©e composĂ©e de trois bataillons d'infanterie et d'un bataillon d'artillerie (soit 1 300 hommes), tous Ă©quipĂ©s Ă neuf et entraĂźnĂ©s, disposant de 15 millions de cartouches, appuyĂ©s de quatre canons Krupp, et dont le gouvernement confia le commandement au colonel dâinfanterie AntĂŽnio Moreira CĂ©sar, grand dompteur de rĂ©voltes, considĂ©rĂ© par les militaires comme un hĂ©ros de lâarmĂ©e brĂ©silienne, connu et redoutĂ© pour son caractĂšre impulsif et autoritaire, n'agissant jamais qu'Ă sa guise, et surnommĂ© familiĂšrement Corta-cabeças (« Coupe-tĂȘtes ») en souvenir de ce quâil eut donnĂ© lâordre dâexĂ©cuter de sang froid plus de cent personnes lors de lâĂ©crasement de la rĂ©volution fĂ©dĂ©raliste Ă Santa Catarina en 1894. RĂ©putĂ© idĂ©aliste, peu intĂ©ressĂ© par lâargent, par les honneurs ou mĂȘme par le pouvoir, il Ă©tait un nationaliste dĂ©vouĂ© qui faisait grand cas du progrĂšs technique et pensait que lâarmĂ©e Ă©tait seule en mesure dâinstiller lâordre et de prĂ©server le pays du chaos existant et de la corruption propre Ă lâĂ©poque impĂ©riale. Euclides da Cunha esquissa son tempĂ©rament comme suit : « Dans cette singuliĂšre personnalitĂ© sâentrechoquaient et sâopposaient des monstruositĂ©s et des qualitĂ©s supĂ©rieures, Ă un degrĂ© maximal dâintensitĂ©. Il Ă©tait tenace, patient, dĂ©vouĂ©, loyal, impavide, cruel, vindicatif, ambitieux. Une Ăąme protĂ©iforme resserrĂ©e dans un organisme des plus fragiles. Ces attributs cependant Ă©taient dissimulĂ©s sous une rĂ©serve prudente et systĂ©matique[283]. » Notoirement atteint dâĂ©pilepsie, dont il avait commencĂ© Ă souffrir aprĂšs sa trentiĂšme annĂ©e, et qui sâaffirma en particulier lors de son sĂ©jour Ă Santa Catarina[284], il en garda, selon Da Cunha, un tempĂ©rament inĂ©gal et bizarre, sâappliquant Ă dissimuler une instabilitĂ© nerveuse sous une placiditĂ© trompeuse. Au cours de lâexpĂ©dition, son mal tendit Ă sâaggraver, tant en frĂ©quence quâen intensitĂ©, conduisant certains auteurs Ă imputer Ă lâeffet de plusieurs crises dâĂ©pilepsie successives les funestes erreurs dâapprĂ©ciation quâil devait commettre tout au long de la campagne militaire Ă lui confiĂ©e. Lors de son pĂ©riple de Bahia Ă Canudos, qui dura environ 25 jours, il eut plusieurs crises dâĂ©pilepsie, certaines dâentre elles se prolongeant pendant de nombreuses heures et provoquant une profonde dĂ©bilitation physique, de sorte que les officiers de lâexpĂ©dition et les mĂ©decins militaires en parlaient avec inquiĂ©tude[note 6]. Il semble cependant aussi que Moreira CĂ©sar manifesta vis-Ă -vis de ses subordonnĂ©s, y compris en dehors desdites crises, des erreurs de perception, une mĂ©fiance maladive et des sentiments de persĂ©cution. Ces caractĂ©ristiques suggĂšrent lâexistence dâun trouble organique de la personnalitĂ©, Ă traits paranoĂŻdes et impulsifs, sans quâil soit possible de conclure Ă une psychose post-critique, attendu quâil nây a pas de relation nette entre ces troubles de comportement et la survenue des attaques[285]. Pendant la campagne, ces anomalies allaient se manifester par des exaltations intermittentes et par une sĂ©rie dâextravagances, spĂ©cialement sous la forme de deux dĂ©cisions impulsives : le dĂ©part prĂ©cipitĂ© de Monte Santo, la veille de la date prĂ©vue pour la marche, rĂ©solution prise Ă lâimproviste contre le plan de campagne prĂ©dĂ©fini et Ă lâĂ©tonnement de son propre Ă©tat-major, puis, trois jours aprĂšs, lâassaut contre le village ordonnĂ© par Moreira CĂ©sar alors que les troupes Ă©taient Ă©puisĂ©es par une course de plusieurs lieues, lĂ aussi la veille du jour fixĂ© pour cet assaut[286].
Devenu le confident du marĂ©chal Floriano Peixoto, deuxiĂšme prĂ©sident de la rĂ©publique brĂ©silienne, Moreira CĂ©sar avait sous son commandement un bataillon dont il sâĂ©tait en quelque sorte fait le propriĂ©taire et sur lequel il rĂ©gnait sans partage. Il le dota dâun effectif trĂšs au-delĂ du nombre rĂ©glementaire de soldats, y intĂ©grant mĂȘme, en violation de la loi, des dizaines dâenfants. DouĂ© de qualitĂ©s certaines de chef rigoureux et intelligent, dont il sut faire montre dans ses longs intervalles de luciditĂ©, il rĂ©ussit Ă mettre sur pied le meilleur corps dâarmĂ©e des forces rĂ©publicaines.
Plan dâattaque
LâopĂ©ration dirigĂ©e par le colonel Moreiro CĂ©sar se signala par sa grande cĂ©lĂ©ritĂ©. Le , Moreira CĂ©sar partit pour Bahia, emportant, outre son propre bataillon, le 7e dâinfanterie placĂ© sous les ordres du commandant Rafael Augusto da Cunha Matos, une batterie du 2e rĂ©giment dâartillerie, commandĂ©e par le capitaine JosĂ© Agostinho SalomĂŁo da Rocha, et un escadron du 9e de cavalerie, du capitaine Pedreira Franco. Ces troupes, qui formaient le noyau dâune brigade de trois armes, sâassocia Ă trois autres corps, tous incomplets : le 16e, qui partit de SĂŁo JoĂŁo del-Rei, dans le Minas Gerais, sous les ordres du colonel Sousa Meneses, avec 28 officiers et 290 hommes de troupe ; 140 soldats environ du 33e ; et le 9e dâinfanterie du colonel Pedro Nunes Tamarindo, commandant en second de lâexpĂ©dition, ainsi que de petits contingents militaires de lâĂtat de Bahia[287].
De Salvador de Bahia, oĂč il fit un passage trĂšs bref le temps de rĂ©cupĂ©rer ceux de ses hommes qui sây trouvaient dĂ©jĂ , Moreira CĂ©sar gagna aussitĂŽt la localitĂ© de Queimadas, qui avait Ă©tĂ© choisie en raison de la gare de chemin de fer dont elle Ă©tait dotĂ©e comme lieu de rassemblement gĂ©nĂ©ral des troupes, oĂč allait se trouver rĂ©uni, dĂšs le , tout lâeffectif de lâexpĂ©dition, soit prĂšs de 1 300 soldats, bien Ă©quipĂ©s et abondamment approvisionnĂ©s avec quinze millions de cartouches et 70 obus dâartillerie. Queimadas, la premiĂšre base dâopĂ©rations, fut confiĂ©e aux ordres dâun lieutenant et aux soins de 150 militaires moins valides (malades et enfants), tandis que le gros des troupes partit pour Monte Santo, choisie comme seconde base dâopĂ©rations, oĂč tout fut prĂȘt le pour la marche sur Canudos. La veille de ce dĂ©part, le , Moreira CĂ©sar fut frappĂ© dâune crise dâĂ©pilepsie, en plein trajet, peu avant le site de QuirinquincĂĄ. Cependant, bien que lâon pĂ»t prĂ©voir que ce mal aurait un effet dĂ©lĂ©tĂšre sur la fermetĂ© et la prĂ©sence dâesprit de Moreira CĂ©sar et Ă©tait incompatible avec lâexercice de ses responsabilitĂ©s de commandant gĂ©nĂ©ral dans un contexte de guerre, les principaux chefs de corps, timorĂ©s et complaisants, ne songĂšrent pas Ă se concerter Ă ce sujet et se gardĂšrent de toute intervention[288].
Ă Monte Santo, les officiers du gĂ©nie, ne disposant que dâune semaine pour reconnaĂźtre cette rĂ©gion aride et inconnue et faire les relevĂ©s nĂ©cessaires, nâeurent pas le loisir de dĂ©signer les lieux de retranchement stratĂ©giques sur lesquels eĂ»t pu sâappuyer la future ligne dâopĂ©rations. Ainsi la reconnaissance des lieux fut-elle bĂąclĂ©e : triangulations approximatives, bases mesurĂ©es Ă lâĆil, distances Ă©valuĂ©es dâaprĂšs des visĂ©es imprĂ©cises sur les sommets indistincts des montagnes, directions et tracĂ©s dĂ©terminĂ©s Ă la diable, informations mal vĂ©rifiĂ©es sur les accidents de terrain et sur les points dâeau. NĂ©anmoins, le rapport fut approuvĂ© sans autre examen par le commandement.
LâitinĂ©raire de lâexpĂ©dition fut dĂ©fini en fonction des donnĂ©es ainsi recueillies. Par le choix de cette route, qui passait plus Ă lâest que celle suivie par lâexpĂ©dition prĂ©cĂ©dente, et Ă©tait plus longue aussi dâune quinzaine de kilomĂštres, le commandement escomptait lâavantage de contourner la zone montagneuse du Cambaio. Selon cet itinĂ©raire, les troupes quitteraient Monte Santo dans la direction est-sud-est pour gagner le village de Cumbe (lâactuelle petite ville dâEuclides da Cunha), puis de lĂ vireraient vers le nord, franchiraient les pentes de la montagne dâAracati, se dirigeraient ensuite progressivement vers le nord-nord-ouest, pour rejoindre au sĂtio (petite propriĂ©tĂ© agricole) du RosĂĄrio la route de MassacarĂĄ.
Une fois fixĂ© cet itinĂ©raire dâune longueur totale de 150 km, lâon nĂ©gligea pour le reste de le transformer en vĂ©ritable ligne dâopĂ©rations, c'est-Ă -dire de le jalonner de deux ou trois points dĂ©fendables que des garnisons auraient Ă©tĂ© chargĂ©es de protĂ©ger et qui eussent pu servir de base de retranchement (pour rĂ©sister Ă lâennemi en cas dâĂ©chec), de repli ou de retraite. Nul cependant nâenvisageait seulement lâhypothĂšse dâune dĂ©convenue.
De plus, cette route traversait une zone dĂ©sertique, que les routes sĂ©culaires sâĂ©taient toujours efforcĂ©es de contourner, et qui en effet consistait en de vastes Ă©tendues dâune garrigue trĂšs aride, dite caatinga. Pour franchir cette zone, il fallait sans cesse amĂ©nager des sentiers ; le tronçon final traversait une zone sablonneuse vaste de quarante kilomĂštres, oĂč les combattants ne pouvaient pas emporter les grandes quantitĂ©s dâeau nĂ©cessaires sans sâenfoncer dans les sables. Pour faire face Ă cet inconvĂ©nient, la troupe dĂ©cida dâemporter une pompe artĂ©sienne.
De surcroĂźt, lâon sâabstint de garantir suffisamment la base arriĂšre Monte Santo, laissant ainsi la troupe de combat de facto totalement isolĂ©e dans le dĂ©sert. Quelques dizaines dâhommes seulement, sous les ordres du colonel Mendes, y furent maintenues en garnison, effectif trĂšs insuffisant Ă©tant donnĂ© les fort mauvaises conditions de dĂ©fense qui en faisaient une proie facile pour les jagunços qui auraient pu sâen emparer par le biais de la petite chaĂźne de montagnes trĂšs escarpĂ©e qui borde la ville Ă lâouest[289].
Mesures défensives des Canudenses
Ă Canudos, oĂč lâon avait des effectifs Ă profusion, les tĂąches dĂ©fensives Ă©taient rĂ©parties dĂšs tĂŽt le matin. Des piquets de garde, composĂ©s de vingt matutos commandĂ©s par un homme de confiance, Ă©taient dĂ©tachĂ©s vers les diffĂ©rents points dâaccĂšs du village, pour assurer la relĂšve des veilleurs qui y avaient passĂ© la nuit.
Les dĂ©fenseurs travaillaient Ă creuser des tranchĂ©es sur les hauteurs et au bord des chemins. Le systĂšme de fortification comprenait un grand nombre de fosses de forme circulaire ou elliptique, bordĂ©es de petits parapets faits de cailloux juxtaposĂ©s, avec des interstices servant de meurtriĂšres, oĂč un tireur pouvait sâembusquer et se mouvoir Ă lâaise. La besogne des sertanejos Ă©tait facilitĂ©e par la prĂ©sence abondante de plaques de schiste, aisĂ©ment prĂ©levĂ©es du sol dans les diverses formes souhaitĂ©es. Ces fosses Ă©taient disposĂ©es Ă intervalles rĂ©guliers, formaient des alignements dans toutes les directions et tenaient les chemins sous leurs feux croisĂ©s.
Sây ajoutait, comme barricade naturelle, lâaride et impĂ©nĂ©trable caatinga. Selon un usage ancestral, les jagunços, aprĂšs avoir repĂ©rĂ© les arbustes les plus hauts et les plus feuillus, tressaient habilement les branches intĂ©rieures sans dĂ©faire la frondaison, de façon Ă construire, Ă deux mĂštres du sol, un petit jirau (estrade) suspendu, apte Ă supporter un ou deux tireurs invisibles. Dâautre part, les Canudenses avisĂšrent une montagne dont le sommet Ă©tait coiffĂ© dâun entassement de grands blocs ronds et quâils sâemployĂšrent Ă amĂ©nager en fortin, dâoĂč ils dominaient les vallĂ©es et les chemins environnants[290].
On sâaffairait Ă fourbir et Ă rĂ©parer les armes. Disposant de charbon, de salpĂȘtre, qui affleurait dans les terres situĂ©es plus au nord, ils avaient la capacitĂ© de fabriquer eux-mĂȘmes de la poudre Ă canon et de supplĂ©er ainsi Ă lâinsuffisante quantitĂ© de poudre achetĂ©e dans les villes voisines.
Lâun des jagunços, JoĂŁo Abade, les dominait et les disciplinait, peut-ĂȘtre en raison de quelques rĂ©miniscences dâinstruction remontant Ă son passage dans le lycĂ©e dâune des grandes villes du Nord, dâoĂč il avait dĂ» prendre la fuite aprĂšs avoir assassinĂ© sa fiancĂ©e[291].
Les Ă©missaires canudenses, dĂ©pĂȘchĂ©s vers le sud pour se renseigner sur les mouvements des troupes rĂ©publicaines, rapportĂšrent lâidentitĂ© du commandant en chef de la nouvelle expĂ©dition ; le renom de celui-ci causa un grand effroi parmi la population du village, provoquant mĂȘme plusieurs dĂ©sertions[292].
DĂ©part de la troupe et marche pour Canudos
Le jour du dĂ©part des troupes avait Ă©tĂ© formellement et irrĂ©vocablement fixĂ© au ; la veille du dĂ©part fut effectuĂ©e sur la place de Monte Santo une revue des troupes en bonne et due forme. Cependant, de façon totalement inattendue, le colonel Moreira CĂ©sar arriva alors au galop et se mit Ă la tĂȘte des soldats. Sur sa dĂ©cision, lâordre de dĂ©part vers Canudos fut donnĂ© Ă lâinstant, et la colonne, comprenant en tout 1 281 hommes, avec pour chacun 220 cartouches dans les gibernes et sur les bĂȘtes de somme, outre une rĂ©serve de 60 000 projectiles dans le convoi gĂ©nĂ©ral, se mit donc en branle Ă la tombĂ©e de la nuit[293].
Si lâavant-garde arriva aprĂšs trois journĂ©es Ă Cumbe (actuel Euclides da Cunha), ce fut en lâabsence du commandant, qui dut se retirer dans une fazenda voisine Ă cause dâune nouvelle crise dâĂ©pilepsie. Le , dĂ©passĂ©e la localitĂ© de Cumbe, la troupe se dirigea comme prĂ©vu vers le nord. Cette partie du sertĂŁo, Ă lâorĂ©e des plateaux qui sâĂ©tendent jusquâĂ Jeremoabo, se distingue nettement de celle traversĂ©e par lâexpĂ©dition prĂ©cĂ©dente, Ă©tant en effet moins accidentĂ©e, plus aride, et prĂ©sentant moins de montagnes aux flancs escarpĂ©s et davantage de vastes plaines. En contrepartie de cet aspect moins tourmentĂ© du paysage, le sol, sablonneux et plat, sans dĂ©pressions oĂč des trous dâeau salutaires eussent pu persister au plus haut de lâĂ©tĂ©, incapable de retenir dans ses sables lâeau des pluies espacĂ©es, apparaissait absolument stĂ©rile. Une flore plus clairsemĂ©e, oĂč les arbres se rarĂ©fiaient, garnissait la plaine â câest la caatanduva, oĂč la rĂ©verbĂ©ration des sables a pour effet d'exacerber lâardeur de la canicule, oĂč aucun foyer de peuplement ne vient attĂ©nuer lâimpression de dĂ©solation et oĂč ne sâaventurent que de trĂšs rares voyageurs. Le terrain, inconsistant et mouvant, opposait nĂ©anmoins de soudaines barriĂšres flexibles dâĂ©pineux quâil fallait forcer Ă coups de sabre d'abattis[294].
AprĂšs une marche ininterrompue de huit heures, la colonne assoiffĂ©e arriva au lieu-dit Serra Branca, prĂ©vu comme lieu dâescale, mais nây rencontra, au fond dâun creux, que quelques litres dâeau. On tenta dâenfoncer dans le sol le tube de la pompe artĂ©sienne, mais lâoubli malencontreux dâun bĂ©lier rendit lâopĂ©ration irrĂ©alisable. Il nây eut dâautre possibilitĂ© que dâordonner le dĂ©part immĂ©diat vers le sitio de Rosario, situĂ© une dizaine de kilomĂštres plus loin. Pendant ce temps, les espions de Canudos flanquaient la colonne en se glissant le long des chemins, comme en attestaient les traces fraĂźches dans le sable et quelques foyers encore tiĂšdes[295].
Le lendemain 1er mars avant midi, les troupes atteignirent le sitio de Rosario, composĂ© de quelques maisons, dâune clĂŽture et dâune mare, et y Ă©tablirent leur campement. Les jagunços, profitant dâune averse, lancĂšrent une attaque soudaine et brĂšve[296].
Ă lâaube du , les bataillons se mirent en mouvement vers Angico, propriĂ©tĂ© alors Ă lâabandon situĂ©e Ă une lieue et demie de Canudos, et parvinrent vers 11 heures Ă Rancho do Vigario, Ă 8 km dâAngico, oĂč la troupe fut autorisĂ©e Ă se reposer le reste de la journĂ©e, avant de prendre Ă nouveau le dĂ©part le lendemain . Ensuite, le , Ă cinq heures du matin, la troupe marcha droit sur Canudos et atteignit enfin la rĂ©gion dont le paysage â trĂšs accidentĂ©, Ă lâaspect dĂ©chiquetĂ©, couvert dâune vĂ©gĂ©tation Ă©tique de chardons et de bromĂ©liacĂ©es et entrecoupĂ© de ruisseaux â est si caractĂ©ristique des alentours de Canudos et oĂč les petites averses de la veille nâavaient laissĂ© aucune trace.
Lâon arriva ensuite au hameau de Pitombas oĂč le ruisseau homonyme lacĂšre profondĂ©ment le sol. Quelque piquet des rebelles avait mis Ă profit la configuration du terrain pour attaquer brusquement la troupe par le flanc, en lĂąchant une dĂ©charge dâune demi-douzaine de tirs sur le piquet dâĂ©claireurs montĂ©s, accompagnĂ© dâun guide expĂ©rimentĂ©, qui formaient lâavant-garde. Les jagunços touchĂšrent mortellement un des sous-officiers de la compagnie de tirailleurs et blessĂšrent six ou sept soldats, pour sâempresser ensuite de prendre la fuite et de sâĂ©gailler afin de se soustraire Ă la riposte, laquelle ne tarda guĂšre au moyen des canons aussitĂŽt mis en batterie. Lâincident eut pour effet de galvaniser les troupes ; la marche reprit peu aprĂšs au pas accĂ©lĂ©rĂ©[297].
Vers onze heures du matin, lâon parvint enfin Ă Angico, Ă 3 km environ de Canudos, endroit que le plan de campagne avait explicitement fixĂ© comme derniĂšre halte, oĂč la troupe aurait Ă se reposer avant dâentamer le lendemain matin les deux heures de marche qui la sĂ©paraient encore du village rebelle. Mais, cĂ©dant Ă ses tendances impĂ©tueuses et Ă son dĂ©sir dâengager le combat sans attendre et entraĂźnĂ© sans doute par lâĂ©lan quâavait acquis la colonne de marche, Moreira CĂ©sar convoqua les officiers et leur proposa de poursuivre du mĂȘme pas jusquâĂ Canudos. Aussi lâarrĂȘt Ă Angico ne dura-t-il quâun quart dâheure ; les bataillons, abattus et Ă©puisĂ©s par une marche de six heures, se remirent en route.
Pendant ce dernier tronçon, lâon enregistra guĂšre plus que de rares tirs des jagunços, lointains et espacĂ©s. Aux abords du village et avant le signal de lâassaut, dans la supposition que le combat serait de courte durĂ©e et afin de ne pas ralentir le pas de charge de lâinfanterie, Moreira CĂ©sar autorisa ses effectifs Ă jeter bas gourdes et vivres, de se dĂ©faire de leurs sacs Ă dos, bidons, musettes et de toutes piĂšces de leur Ă©quipement Ă lâexception des cartouches et des armes, objets que la cavalerie serait chargĂ©e Ă lâarriĂšre-garde de rĂ©cupĂ©rer au fur et Ă mesure. Dans le mĂȘme temps, le commandant fit tirer quelques coups de canon Ă trois kilomĂštres[298].
Arrivée à Canudos et assaut contre le village
Ayant franchi les derniers accidents de terrain, les bataillons arrivĂšrent au sommet du morne de la Favela, situĂ© au sud-sud-est de Canudos, dâoĂč tout Ă coup ils purent embrasser du regard le village insurgĂ©, c'est-Ă -dire : un conglomĂ©rat de cinq mille masures sĂ©parĂ©es par une infinitĂ© de venelles fort Ă©troites, se pressant autour de la grandâplace et des deux Ă©glises qui bordaient celle-ci. Le fleuve Vaza-Barris faisait office dâun vaste fossĂ© de dĂ©fense tracĂ© en arc de cercle longeant le village au sud, au pied de la Favela.
Ă la hauteur des deux Ă©glises se trouvait, sur la rive opposĂ©e du fleuve, une sorte de petit palier aplani et bas ayant lâaspect dâun jardin, appelĂ© vallĂ©e des quixabeiras, situĂ© Ă droite pour qui se tenait sur la Favela, et oĂč dĂ©bouchait lâune des pentes de la Favela, laquelle pour le reste sâavançait jusquâau fleuve en un talus abrupt. Ă mi-chemin de ces versants, que lâon nommait Pelados Ă cause de leur apparence dĂ©garnie, se dressait une maison ruinĂ©e, la Fazenda Velha, que surplombait un fort ressaut, lâAlto do MĂĄrio.
Lorsque, vers une heure de lâaprĂšs-midi, arrivĂšrent les premiers pelotons, dĂ©jĂ essoufflĂ©s, les canons furent alignĂ©s en ordre de bataille et, tous ensemble, ouvrirent le feu. Les premiers projectiles, qui atteignaient le village par des trajectoires plongeantes, explosaient au milieu des maisons et allumaient plusieurs incendies. Canudos fit sonner les cloches de la vieille Ă©glise, mais sans quâun seul coup de feu ne fĂ»t encore tirĂ© depuis le village. En revanche, celui-ci se mit Ă sâanimer, ses habitants et les jagunços armĂ©s courant dans tous les sens sans coordination. Du reste, hormis une lĂ©gĂšre attaque de flanc de quelques rebelles contre lâartillerie, les sertanejos nâavaient opposĂ© aucune rĂ©sistance ; les forces rĂ©publicaines eurent donc tout le loisir de se dĂ©ployer sur les pentes de la Favela et de commencer Ă descendre vers la rive du fleuve. Moreira CĂ©sar alors dĂ©clara : « nous allons prendre le village sans un seul tir de plus ! Ă la baĂŻonnette[299] ! »
Une fois au bas de la pente, lâinfanterie se dĂ©ploya, pour moitiĂ© Ă droite dans la dĂ©nommĂ©e vallĂ©e des quixabeiras, Ă©pousant la courbe du fleuve, et pour moitiĂ© Ă gauche sur un terrain peu propice ; lâartillerie fut disposĂ©e au centre de ce dispositif sur un ultime ressaut sâĂ©levant Ă pic au bord du fleuve[300].
Lâassaut cependant tourna Ă l'Ă©chec cuisant, essentiellement pour les raisons suivantes :
- une sous-estimation de lâadversaire, se traduisant par le prĂ©supposĂ© mal fondĂ© selon lequel lâeffet de surprise et la terreur provoquĂ©e chez les sertanejos par le dĂ©ferlement de baĂŻonnettes suffiraient Ă les mettre en fuite ;
- un front dâassaut mal conçu, topographiquement asymĂ©trique : Ă droite, une brĂšve Ă©tendue de niveau (la vallĂ©e des quixabeiras) qui permettait un assaut aisĂ©, attendu que le fleuve Ă cet endroit traversait un terrain plat et que ses berges y Ă©taient peu Ă©levĂ©es ; Ă gauche en revanche, la descente se faisait sur des pentes glissantes et le fleuve qui sĂ©parait le versant de la Favela dâavec le village formait ici un fossĂ© profond. La configuration topographique de lâextrĂȘme gauche de ce front offensif, si elle Ă©tait peu propice Ă un assaut, eĂ»t pu ĂȘtre tactiquement du plus grand intĂ©rĂȘt si lâon y avait postĂ© une troupe de rĂ©serve, prĂȘte Ă faire diversion ou Ă se jeter dans la bataille le moment opportun, selon les dĂ©veloppements ultĂ©rieurs de la bataille. Le relief gĂ©nĂ©ral du terrain appelait, au lieu dâune offensive menĂ©e simultanĂ©ment par les deux ailes, bien plutĂŽt une attaque partielle par la droite, Ă©nergiquement appuyĂ©e par lâartillerie.
- le fait que le village de Canudos se rĂ©vĂ©la ĂȘtre un piĂšge pour ses assaillants, une citĂ©-traquenard selon lâexpression de Da Cunha. LâagglomĂ©ration, avec sa trame inextricable dâĂ©troites ruelles de moins de deux mĂštres de large sâenchevĂȘtrant et se croisant dans tous les sens, donnait une fausse impression de vulnĂ©rabilitĂ©, apparaissant en effet largement ouverte aux agresseurs Ă cause de ses murs de pisĂ© et de ses toits dâargile, faciles Ă abattre Ă coups de crosse voire Ă la force du poignet ; mais par lĂ aussi, le village agissait traĂźtreusement comme un immense filet flexible, bien tressĂ©, dans lequel les pelotons allaient se dissoudre. Canudos Ă©tait en ceci redoutable quâil ne rĂ©sistait pas tout dâabord, quâil Ă©tait aisĂ© de lâinvestir, de sây enfoncer, de le transpercer de part en part, de le dĂ©molir, de le muer en monceaux de dĂ©combres dâargile et dâĂ©clats de bois, mais quâil Ă©tait ensuite quasi impossible de sâen dĂ©gager, lâenvahisseur se sentant soudain ligotĂ©, piĂ©gĂ© entre de vacillantes cloisons faites de pisĂ© et de lianes[301].
AprĂšs que la plus maladroite des dispositions offensives eut ainsi Ă©tĂ© adoptĂ©e par le commandant en chef et que le signal de lâassaut eut Ă©tĂ© donnĂ©, lâaile droite, avantagĂ©e par le terrain, progressa au pas de course vers le fleuve, bravant lâintense fusillade en provenance des murs et des toits des maisons les plus proches de la rive, et franchit le talus de la berge opposĂ©e. BientĂŽt, les premiers groupes de soldats Ă©mergĂšrent sur la grandâplace, mais avaient dĂšs cet instant perdu tout semblant de formation de combat. Ă gauche, ayant surmontĂ© les difficultĂ©s dâun terrain parsemĂ© dâobstacles, les soldats prirent position Ă lâarriĂšre de la nouvelle Ă©glise, tandis que dâautres attaquaient par le centre. La partie concertĂ©e et ordonnĂ©e du combat se limita Ă cette premiĂšre percĂ©e, aprĂšs quoi il nây eut par la suite plus aucun mouvement de troupe, simple ou combinĂ©, plus aucune combinaison tactique, qui dĂ©notĂąt de quelque façon lâexistence dâun commandement. La lutte en effet tendit trĂšs tĂŽt Ă se fractionner en une profusion de petits combats isolĂ©s, dangereux et inefficaces[302].
AprĂšs avoir pris dâassaut, dĂšs les premiĂšres minutes du combat, les maisons bordant la riviĂšre, les avoir incendiĂ©es, avoir fait fuir et pourchassĂ© les Canudenses qui sây trouvaient, les soldats sâenferraient dans les venelles de lâagglomĂ©ration, se bousculant les uns les autres, tournant les coins de rue successifs, sâemparant des masures dans le plus grand dĂ©sordre, tirant souvent au hasard, inconsidĂ©rĂ©ment, se divisant peu Ă peu en sections qui, scission aprĂšs scission, devenaient de plus en plus petites, se dispersaient toujours plus, jusquâĂ finir par se dissoudre complĂštement en combattants isolĂ©s[303]. Ainsi lâattaque perdit-elle rapidement tout caractĂšre militaire, se fractionna en une multiplicitĂ© de conflits partiels aux angles des rues, devint, au milieu des ruines et des femmes affolĂ©es, autant de combats au corps Ă corps Ă lâentrĂ©e et Ă lâintĂ©rieur des maisons. Les habitants de ces maisons dĂ©chargeaient fourbement et Ă bout portant sur les assaillants leur dernier tir avant de sâenfuir, ou alors se prĂ©cipitaient sur eux avec lâarme qui se trouvait Ă leur portĂ©e â couteau, faux, aiguillon. De nombreux soldats, enivrĂ©s par la poursuite qui commençait Ă se rĂ©vĂ©ler dangereuse et funeste, sâengagĂšrent Ă©tourdiment dans le labyrinthe des ruelles et sây Ă©garĂšrent ; les rĂŽles alors pouvaient soudain sâinverser, les soldats trop hardis se retrouvant cernĂ©s et pourchassĂ©s par une bande de Canudenses, devant Ă leur tour se retrancher dans les maisons en dĂ©combres.
Entre-temps, les tireurs postĂ©s dans la nouvelle Ă©glise campaient sur leurs positions et purent Ă loisir prendre sous leur feu nâimporte quelle cible vu que lâartillerie, qui craignait de toucher ses propres troupes, Ă©vitait de les viser. Un autre Ă©lĂ©ment important de la topologie de Canudos Ă©tait la prĂ©sence dâun faubourg qui, Ă lâextrĂȘme droite (c'est-Ă -dire Ă lâouest), coiffait un long tertre sĂ©parĂ© de la grand'place par une profonde ravine ; ce faubourg, moins compact et moins facile Ă prendre avait ainsi pu se dĂ©rober aux assauts des soldats mais restait menaçant car permettant une dĂ©fense en surplomb par les sertanejos.
Par ailleurs, lâarriĂšre-garde venait de dĂ©boucher sur la Favela conjointement avec la police et lâescadron. Moreira CĂ©sar, qui Ă©tait restĂ© avec son Ă©tat-major sur la rive droite du fleuve, observait perplexe lâoffensive menĂ©e par ses troupes sans sâen faire la moindre idĂ©e claire. Il donna lâordre d'une part Ă lâarriĂšre-garde de sâavancer Ă lâextrĂȘme droite et dâattaquer le faubourg encore indemne, et de renforcer en mĂȘme temps les opĂ©rations sur la gauche, d'autre part Ă la cavalerie de partir en renfort et dâattaquer par le centre, entre les deux Ă©glises[304].
Cependant, tandis que les chevaux passaient Ă guĂ© jusquâau milieu du courant, puis dĂ©sarçonnaient leurs cavaliers en se cabrant et ruant et revenaient Ă leur point de dĂ©part dans le plus grand dĂ©sordre, la police atermoyait devant le ravin du faubourg surĂ©levĂ©. Moreira CĂ©sar, dans le but de « redonner du courage Ă ces gens » en montrant lâexemple, eut alors lâimpulsion de dĂ©valer la pente sur son cheval blanc et de se jeter sabre au clair dans la bataille ; il fut bientĂŽt atteint par une balle, dans lâabdomen dâabord, dans le dos ensuite quand il eut fait demi-tour[305]. Le colonel Tamarindo, qui Ă©tait appelĂ© Ă le remplacer mais qui dĂ©sespĂ©rait de sauver son propre bataillon, fut dans lâimpossibilitĂ© de prendre la moindre dĂ©cision.
à la tombée de la nuit, les soldats, épuisés par cinq heures de combat sous un soleil implacable, commencÚrent à refluer vers le fleuve. Les premiÚres unités refoulées, dispersées, courant au hasard, surgirent sur la berge. Ce mouvement de repli commencé à gauche se propagea du cÎté droit, chacun luttant à sa façon, sans commandement. Ensuite, certains soldats, blessés et désarmés, se mirent à repasser le fleuve ; les derniers pelotons abandonnÚrent finalement leurs positions[306].
Un premier regroupement eut lieu prĂšs de lâartillerie mais, Ă©tant donnĂ© que la Favela Ă©tait trop exposĂ©e aux tirs des jagunços voire Ă un assaut nocturne, il fallut, dans le dĂ©sordre et en traĂźnant les piĂšces dâartillerie, gagner un emplacement situĂ© plus haut, vers le sommet de lâAlto do Mario 400 m plus loin, oĂč un carrĂ© fut hĂątivement improvisĂ© pour passer la nuit. LâĂ©quipe mĂ©dicale ne suffisait pas pour le nombre de blessĂ©s ; lâun des mĂ©decins avait de plus disparu au cours de lâaprĂšs-midi. De surcroĂźt, le nouveau chef, le colonel Tamarindo, nâĂ©tait pas Ă la hauteur de ses responsabilitĂ©s qui visiblement lâoppressaient et avait renoncĂ© Ă rĂ©organiser la troupe dĂ©moralisĂ©e. Apathique, il tendait Ă dĂ©lĂ©guer le commandement Ă ses officiers, lesquels infatigablement prenaient eux-mĂȘmes les mesures qui sâimposaient. Si quelques-uns parmi eux nourrissaient encore lâidĂ©e dâune nouvelle offensive le lendemain, la plupart ne se faisaient plus guĂšre dâillusions et ne voyaient plus quâune seule option possible : la retraite.
Aussi, les officiers, rĂ©unis Ă onze heures, se rangĂšrent-ils unanimement Ă cette solution. Un capitaine dâinfanterie fut chargĂ© de communiquer la rĂ©solution au colonel Moreira CĂ©sar, qui, ulcĂ©rĂ©, sây opposa immĂ©diatement, invoquant le devoir militaire et arguant que le corps expĂ©ditionnaire gardait des rĂ©serves suffisantes en hommes (plus des deux tiers de la troupe restaient aptes au combat) et en munitions pour une nouvelle tentative. Les officiers maintinrent la rĂ©solution adoptĂ©e et Moreira CĂ©sar, indignĂ©, donna son ultime ordre â celui de rĂ©diger un compte-rendu de la rĂ©union en y mĂ©nageant un espace pour y consigner sa protestation contre la dĂ©cision prise et sa dĂ©mission de lâarmĂ©e brĂ©silienne.
Le colonel Moreira CĂ©sar mourut Ă lâaube, ce qui porta au plus haut degrĂ© le dĂ©couragement gĂ©nĂ©ral de la troupe ; les soldats, en plus dâĂȘtre abattus par cet Ă©chec militaire inexplicable oĂč leur chef, pourtant rĂ©putĂ© invincible, avait pĂ©ri, Ă©taient sous lâemprise dâune terreur surnaturelle ; en effet, beaucoup de ces soldats, originaires du Nordeste, Ă©taient de la mĂȘme trempe que les sertanejos quâils combattaient ; lâextraordinaire mythe dâAntĂŽnio Conselheiro, ses miracles de thaumaturge et ses exploits de sorcier apparaissaient Ă certains dĂ©sormais vraisemblables[307].
Retraite et débandade
La retraite dĂ©gĂ©nĂ©ra rapidement en une fuite Ă©perdue. Le corps expĂ©ditionnaire se retira sans ordre ni formation, en se dispersant dâabord sur les pentes de la Favela, puis sur les versants opposĂ©s, pour rejoindre la route, oĂč la troupe, tant elle Ă©tait pressĂ©e de prendre la large, nĂ©gligea, Ă lâinstar de la deuxiĂšme expĂ©dition, de sâorganiser en Ă©chelons, se prĂ©cipitant, au lieu de cela, au hasard Ă travers les sentiers. La colonne, ainsi Ă©parpillĂ©e, Ă©tirĂ©e sur les chemins, devenait une proie facile pour les jagunços, qui la flanquaient dâun bout Ă lâautre. Seule une division de deux canons Krupp, sous les ordres dâun sous-officier, avec le renfort dâun contingent dâinfanterie, fit montre de la fermetĂ© suffisante pour rester quelque temps sur le sommet du Mario, de riposter pendant un temps aux attaques des rebelles, puis de sâĂ©branler Ă son tour, sans hĂąte ni dĂ©sordre, Ă titre dâarriĂšre-garde. En dĂ©pit des sonneries rĂ©pĂ©tĂ©es de « demi-tour, halte ! » ordonnĂ©es par Tamarindo, le reste de la colonne accĂ©lĂ©ra la fuite et sâĂ©loigna de plus en plus, abandonnant Ă©quipements et vĂȘtements inutiles, mais aussi les blessĂ©s et le corps de Moreira CĂ©sar, si bien quâau bout dâun certain temps lâarriĂšre-garde se retrouva esseulĂ©e, encerclĂ©e par des poursuivants de plus en plus nombreux, quâil ne fut plus possible de maintenir Ă distance et qui finirent par attaquer et massacrer les deux bataillons[308], pendant que Tamarindo, alors qu'il franchissait le ruisseau Angico, fut prĂ©cipitĂ© Ă bas de son cheval par une balle[309]. Entre-temps, la plupart des fuyards, comme ils sâefforçaient dâĂ©viter la route, sâĂ©garĂšrent dans le dĂ©sert, pour certains Ă jamais. Le reste parvint le lendemain Ă Monte Santo.
Les sertanejos eurent tout loisir de puiser dans les dĂ©pouilles laissĂ©es par lâarmĂ©e entre RosĂĄrio et Canudos : matĂ©riel, armement moderne et munitions abondantes constituaient un vĂ©ritable arsenal Ă lâair libre. Les jagunços emportĂšrent au village les quatre canons Krupp, et Ă leurs vieux tromblons Ă chargement lent ils purent substituer des fusils de guerre automatiques Mannlicher et Comblain[310].
Ensuite, les jagunços rassemblĂšrent les cadavres des soldats tombĂ©s qui gisaient Ă©pars et les dĂ©capitĂšrent. Les tĂȘtes furent fichĂ©es sur des pieux et disposĂ©es face Ă face des deux cĂŽtĂ©s de la route, et les uniformes, kĂ©pis, dolmans, gourdes, ceinturons etc., suspendus dans les arbustes, composant ensemble le dĂ©cor quâallait par la suite avoir Ă traverser la future quatriĂšme expĂ©dition[311]. Parmi les chefs sertanejos sâĂ©taient distinguĂ©s dans la bataille PajeĂș, PedrĂŁo, qui ultĂ©rieurement commandera les conselheiristes lors de la traversĂ©e de CocorobĂł, Joaquim Macambira et JoĂŁo Abade, bras droit dâAntĂŽnio Conselheiro, qui avait dĂ©jĂ dirigĂ© les jagunços lors de la bataille d'UauĂĄ.
Résumé
Ă Rio de Janeiro, la commotion provoquĂ©e par cette nouvelle dĂ©faite fut considĂ©rable, dâautant que lâon prĂȘtait Ă Conselheiro le projet de restaurer la monarchie. Des journaux monarchistes subirent des dĂ©prĂ©dations et le colonel Gentil JosĂ© de Castro, administrateur et propriĂ©taire de deux dâentre eux, fut accusĂ© de livrer des armes aux Canudenses et assassinĂ© dans un attentat le .
Sous la pression du gouvernement britannique qui avait soutenu le gouvernement républicain, mais qui craignait que les nombreux investissements britanniques dans le nord-est ne fussent menacés si le désordre civil et la résistance monarchiste continuaient, le gouvernement fédéral prépara une nouvelle expédition. Cette fois, elle fut planifiée de façon plus professionnelle, avec l'aide d'un cabinet de guerre.
Sous le commandement du gĂ©nĂ©ral Arthur Oscar de Andrade GuimarĂŁes et sous la supervision personnelle du ministre de la Guerre, le marĂ©chal Bittencourt (qui alla jusqu'Ă visiter Monte Santo, ville proche de Canudos et qui servait de point de concentration), fut mise sur pied une importante formation militaire constituĂ©e de trois brigades, huit bataillons d'infanterie et trois bataillons d'artillerie, pour un effectif total de prĂšs de 4 300 hommes. Des mitrailleuses et de grosses piĂšces d'artillerie, telles que mortiers et obusiers, y compris un canon Whitworth de 32 cm, accompagnaient les effectifs. Cet Ă©quipement demanda d'Ă©normes efforts de transport dus au terrain difficilement praticable ; en particulier, le canon Withworth, pesant deux tonnes, requit quâune route fĂ»t spĂ©cialement amĂ©nagĂ©e, pour permettre Ă vingt couples de bĆufs de le traĂźnĂ©r Ă travers le sertĂŁo. Pourtant, lâon vit une nouvelle fois se reproduire lors de cette quatriĂšme expĂ©dition les mĂȘmes erreurs et carences logistiques que lors des trois prĂ©cĂ©dentes. Ainsi ne disposait-on dâaucun service de transport capable de charroyer 100 tonnes de munitions, et il nây eut tout d'abord pas de liaison entre Monte Santo et les troupes en campagne.
Les deux colonnes du corps expĂ©ditionnaire, de 2 350 et 1 933 hommes, partis resp. les 16 et , sous les ordres des gĂ©nĂ©raux Oscar et Savaget, firent leur jonction, comme prĂ©vu, sur la favela de Canudos le , non sans avoir dâabord subi de lourdes pertes (400 morts et blessĂ©s) dans divers combats dâavant-garde. Les jagunços disposaient dĂ©sormais, au lieu dâarmes Ă feu obsolĂštes comme antĂ©rieurement, de lâarmement le plus moderne (fusils Ă rĂ©pĂ©tition Mannlicher autrichiens, Comblains belges etc.), pris sur lâarmĂ©e lors de lâexpĂ©dition prĂ©cĂ©dente, et avaient pris soin de se mettre Ă couvert dans Canudos par un systĂšme de tranchĂ©es, dâoĂč ils faisaient feu sur les troupes, qui, elles, Ă©taient au contraire totalement Ă dĂ©couvert, Ă©voluant en terrain hostile et inhospitalier, et en butte dĂšs les premiĂšres heures Ă des difficultĂ©s dâapprovisionnement. Le bilan de la premiĂšre journĂ©e de combat faisait Ă©tat de la perte de 524 hommes cĂŽtĂ© armĂ©e rĂ©guliĂšre. Une partie du train de bagages Ă©tait tombĂ© entre les mains des rebelles, et lâarmĂ©e allait bientĂŽt se trouver confrontĂ©e Ă un grand nombre de dĂ©sertions. LâexpĂ©dition eĂ»t sans doute Ă©chouĂ©, nâĂ©tait quâun convoi de denrĂ©es et de munitions finit par arriver le , et nâĂ©tait lâintervention de Bittencourt, qui envoya un renfort de 4 000 hommes et un millier de mulets pour assurer lâapprovisionnement. Du reste, il nây eut de lignes dâapprovisionnement sĂ»res quâĂ partir de la derniĂšre semaine dâaoĂ»t, permettant alors notamment dâenfin utiliser effectivement le canon Withworth, et dâabattre tour Ă tour le clocher de la vieille Ă©glise et les deux clochers de la nouvelle. Le , AntĂŽnio Conselheiro mourut, probablement des suites de son refus de sâalimenter aprĂšs la destruction des lieux de priĂšre et des suites de la dysenterie.
Fin juin, aprĂšs un mouvement de prise en tenaille et l'arrivĂ©e des renforts, lâencerclement du village retranchĂ© devint complet le . AprĂšs avoir Ă©tĂ© bombardĂ© sans relĂąche nuit et jour, et manquant de vivres et dâeau, le rĂ©duit fut conquis progressivement, au cours de combats s'Ă©tendant sur des mois. Les rebelles opposĂšrent Ă lâarmĂ©e une rĂ©sistance farouche inopinĂ©e qui dĂ©fia lâentendement et coĂ»ta Ă lâarmĂ©e un surcroĂźt de 567 morts. De place en place, des groupes rebelles isolĂ©s se rendaient, Ă bout de combattants et attirĂ©s par des promesses (vaines) de clĂ©mence. Quelques jours avant la fin des combats, des pourparlers eurent encore lieu en vue dâune capitulation, menĂ©s cĂŽtĂ© rebelles par AntĂŽnio Beatinho, membre de la garde personnelle de Conselheiro ; Ă la consternation des assaillants furent alors livrĂ©es trois centaines de femmes famĂ©liques accompagnĂ©es des enfants et de quelques vieillards. DĂ©lestĂ©e de ce poids, la rĂ©sistance nâen devint que plus acharnĂ©e. Finalement, aprĂšs un bombardement intense de plusieurs jours, et lâusage dâune sorte de napalm rudimentaire (consistant Ă asperger dâessence les maisons encore occupĂ©es, puis Ă lancer sur elles des bĂątons de dynamite[312]), la rĂ©sistance dans le rĂ©duit de Canudos finit par sâĂ©teindre le , sans quâil eĂ»t jamais consenti Ă la reddition ; le dernier groupe de rĂ©sistants ne comptait que quatre personnes, deux hommes armĂ©s, un vieillard et un enfant.
La population rescapĂ©e eut Ă subir des atrocitĂ©s, comme de nombreux viols et l'exĂ©cution sommaire d'hommes, femmes et enfants en groupes entiers par Ă©gorgement (grabata vermelha, cravate rouge). Seules quelques centaines d'habitants survĂ©curent aux nombreux massacres perpĂ©trĂ©s par lâarmĂ©e. Les femmes les plus avenantes furent capturĂ©es et envoyĂ©es dans les bordels de Salvador. Le corps d'AntĂŽnio Conselheiro fut exhumĂ©, sa tĂȘte coupĂ©e et envoyĂ©e Ă la facultĂ© de mĂ©decine de Salvador (Bahia) pour y ĂȘtre Ă©tudiĂ©e quant Ă la prĂ©sence de stigmates anatomiques « de la folie, de la dĂ©mence et du fanatisme ». En quelques jours, les 5 200 cahutes et maisons qui composaient la petite colonie furent pulvĂ©risĂ©es Ă la dynamite.
Certains auteurs comme Euclides da Cunha (1902) estiment que le nombre de morts lors de la guerre de Canudos s'éleva à environ 30 000 (25 000 résidents et 5 000 assaillants)[313], mais le bilan réel est probablement inférieur (environ 15 000 morts selon Levine, 1995).
RĂ©action du pouvoir aprĂšs lâĂ©chec de la 3e expĂ©dition
Ă Rio de Janeiro la commotion provoquĂ©e par cette nouvelle dĂ©faite fut considĂ©rable, et plusieurs conjectures couraient pour tenter dâexpliquer cet Ă©vĂ©nement impensable et rendre raison de lâĂ©crasement dâune force militaire aussi nombreuse, emmenĂ©e qui plus est par un chef dâarmĂ©e dâune telle envergure. LâidĂ©e sâimposa que les rebelles nâagissaient pas seuls et que les troubles sertanejos Ă©taient les prodromes dâune vaste conspiration contre le nouveau rĂ©gime rĂ©publicain. Selon certains rapports, il ne sâagissait pas seulement dâune rĂ©volte de campagnards auxquels se seraient joints des bandits, mais il y avait parmi eux aussi des soldats de grande valeur, parmi lesquels dâanciens officiers de lâarmĂ©e et de la marine brĂ©siliennes, qui Ă©taient en fuite pour avoir pris part Ă la rĂ©volte de septembre et quâAntĂŽnio Conselheiro avait intĂ©grĂ©s dans sa troupe. Plus alarmants encore, certains rapports laissaient entendre que les jagunços sâĂ©taient dĂ©jĂ emparĂ©s de Monte Santo, de Cumbe, de MassacarĂĄ, et peut-ĂȘtre de Jeremoabo, et quâaprĂšs avoir mis Ă sac ces bourgades, les hordes conselheiristes convergeaient vers le sud et se proposaient, aprĂšs sâĂȘtre rĂ©organisĂ©s Ă Tucano et dây avoir opĂ©rĂ© leur jonction avec de nouveaux contingents, de se diriger vers le littoral et de faire mouvement sur la capitale de la Bahia. LâimprĂ©cision du rapport militaire de la 3e expĂ©dition tel quâĂ©tabli par le commandant Cunha Matos nâĂ©tait pas fait pour apaiser les esprits ; en effet, ce dernier, sous lâempire de la fĂ©brilitĂ© du moment, fit un compte rendu entachĂ© dâerreurs factuelles, dans lequel les phases principales de lâaction Ă©taient mal dĂ©finies et qui suggĂ©rait lâidĂ©e dâune terrible hĂ©catombe. DĂ©jĂ , des journaux monarchistes subirent des dĂ©prĂ©dations et le colonel Gentil JosĂ© de Castro, administrateur et propriĂ©taire de deux dâentre eux[314], fut accusĂ© de livrer des armes aux Canudenses et assassinĂ© dans un attentat le .
Un deuil national fut décrété et des motions de condoléance furent inscrites dans les actes des assemblées municipales y compris dans les zones les plus écartées.
Sous la pression du gouvernement britannique, qui avait soutenu le gouvernement rĂ©publicain, mais craignait que les lourds investissements britanniques dans le nord-est ne fussent menacĂ©s si le dĂ©sordre civil et la rĂ©sistance monarchiste persistaient, le gouvernement fĂ©dĂ©ral prĂ©para une nouvelle expĂ©dition. Cette fois, elle fut planifiĂ©e de façon plus professionnelle, avec l'aide d'un cabinet de guerre. Lâon assista bientĂŽt Ă une mobilisation dans tout le pays : partout, les citoyens se rendirent dans les bureaux de recrutement mis en place par le quartier-gĂ©nĂ©ral de lâarmĂ©e ; les vides des diffĂ©rents corps furent comblĂ©s et les bataillons reconstituĂ©s[315].
Mise sur pied dâune nouvelle expĂ©dition
Le gĂ©nĂ©ral Artur Oscar de Andrade GuimarĂŁes, sollicitĂ© par le gouvernement, accepta de prendre le commandement de la quatriĂšme expĂ©dition. Pour constituer celle-ci, des bataillons, dĂ©pĂȘchĂ©s de tous les Ătats du BrĂ©sil, gagnaient dâabord la capitale dâĂtat Salvador en unitĂ©s dĂ©tachĂ©es, puis repartaient sur-le-champ par le train Ă destination de Queimadas, choisi comme point de concentration et base dâopĂ©rations provisoire. Ces dĂ©parts prĂ©cipitĂ©s vers Queimadas Ă©taient une mesure prĂ©ventive sâimposant par le soupçon de sympathie monarchiste que les nouveaux expĂ©ditionnaires nourrissaient Ă lâendroit de la population de Salvador ; quoique ces soupçons fussent injustifiĂ©s, ils avaient donnĂ© lieu Ă plusieurs incidents et la soldatesque prĂ©sente dans la ville multipliait les rixes et les Ă©chauffourĂ©es[316].
Aussi tous les corps destinĂ©s Ă marcher vers Monte Santo se retrouvĂšrent-ils bientĂŽt, au dĂ©but avril, dans la bourgade sertaneja de Queimadas. Cependant, lâordre de dĂ©part de lâexpĂ©dition ne put ĂȘtre donnĂ© que deux mois plus tard, Ă la fin juin. Les combattants restĂšrent donc bloquĂ©s pendant de longues semaines Ă Queimadas, et la bourgade se mua en un vaste camp dâinstruction. Enfin, lâon se mit en route pour Monte Santo, mais la pĂ©nurie de moyens de transport obligea Ă procĂ©der par des transports partiels, bataillon aprĂšs bataillon. La mĂȘme situation cependant se reproduisit Ă Monte Santo, oĂč, pour plus de trois mille hommes en armes, les mĂȘmes exercices se poursuivirent jusquâĂ la mi-juin[317].
Finalement, le , le gĂ©nĂ©ral Artur Oscar se dĂ©cida Ă rĂ©diger lâordre du jour du dĂ©part. Lâimportante formation militaire Ă©tait alors constituĂ©e de trois brigades, de huit bataillons d'infanterie et de trois bataillons d'artillerie, pour un effectif total de prĂšs de 4 300 hommes. Des mitrailleuses et de grosses piĂšces d'artillerie, telles que mortiers et obusiers, quelques canons de tir rapide, et y compris un lourd canon Whitworth[318] de 32 cm, accompagnaient les effectifs.
Une commission dâingĂ©nieurs, protĂ©gĂ©e par une brigade, sâĂ©tait mise en mouvement le premier, dĂšs le . Elle Ă©tait chargĂ©e dâamĂ©nager les chemins du sertĂŁo, en les rectifiant, Ă©largissant et nivelant, ou en les reliant par des passerelles ou des poncelets, de façon Ă les rendre aptes Ă recevoir les colonnes en marche, y compris lâartillerie, avec ses batteries Krupp et lâĂ©norme Whitworth, lequel Ă lui seul requĂ©rait une route carrossable. La commission dâingĂ©nieurs, dirigĂ©e par un vrai chef militaire, le lieutenant-colonel Siqueira de Meneses, sut mener Ă bien sa tĂąche et rĂ©aliser la route demandĂ©e jusquâau sommet de la Favela. Siqueira de Meneses, originaire dâune famille sertaneja du nord, ayant mĂȘme des proches parents parmi les fanatiques de Canudos, excellent observateur du terrain, avait, aprĂšs de pĂ©rilleuses reconnaissances, imaginĂ© ce tracĂ©, qui surprit les sertanejos eux-mĂȘmes[319].
Plan de campagne et facteurs dâun nouvel Ă©chec
La 4e expĂ©dition devait rĂ©pĂ©ter toutes les erreurs des expĂ©ditions prĂ©cĂ©dentes, et mĂȘme en ajouter quelques autres. Ce sont en particulier :
- Défaillance stratégique.
Le plan de campagne gĂ©nĂ©ral se bornait Ă prĂ©voir une division du corps expĂ©ditionnaire en deux colonnes. Au lieu de cerner le village rebelle Ă distance et dans plusieurs directions, ce Ă quoi auraient suffi les effectifs disponibles, moyennant de les positionner Ă des points stratĂ©giques et ainsi de resserrer progressivement lâĂ©tau sur le village, on avait projetĂ© dâattaquer Canudos en deux points seulement : une premiĂšre colonne partirait de Monte Santo, tandis quâune seconde, aprĂšs sâĂȘtre constituĂ©e Ă Aracaju, sur le littoral du Sergipe, traverserait cet Ătat jusquâĂ Jeremoabo, puis marcherait sur Canudos. Les itinĂ©raires choisis, celui de RosĂĄrio pour la premiĂšre colonne et de Jeremoabo pour la seconde, faisaient que les deux colonnes convergeraient (le , selon la date prĂ©vue) en un point situĂ© hors du village, dans la vaste pĂ©riphĂ©rie de celui-ci, et que les jagunços ne seraient donc en fait combattus que sur leur flanc sud-est, et garderaient le libre accĂšs aux routes du Cambaio, dâUauĂĄ et de la vallĂ©e de lâEma, vers lâouest et le nord, et de lâimmense sertĂŁo du fleuve SĂŁo Francisco, oĂč ils pourraient, en cas de dĂ©faite, aisĂ©ment se rĂ©fugier et prĂ©parer leur riposte â Ă supposer dâailleurs quâils se rĂ©signassent Ă abandonner le village au lieu dâopposer Ă lâarmĂ©e une rĂ©sistance Ă outrance. Pourtant, une solution existait Ă laquelle on ne songea pas et qui eĂ»t permis de mettre en place un blocus effectif : lâorganisation dâune troisiĂšme colonne, qui serait partie p.ex. de Juazeiro, c'est-Ă -dire de lâouest, et qui, aprĂšs avoir parcouru un trajet dâune longueur Ă©quivalente Ă celui des deux autres colonnes, eĂ»t Ă©tĂ© Ă mĂȘme de couper lâaccĂšs Ă toutes ces routes[320].
- Absence de lignes dâapprovisionnement consolidĂ©es.
Pendant la campagne, il y avait, en raison de lâabsence de service de ravitaillement organisĂ©, pĂ©nurie de tout. Ă Queimadas, la base provisoire dâopĂ©rations, pourtant reliĂ©e au littoral par une ligne de chemin de fer, il fut impossible de crĂ©er un dĂ©pĂŽt de vivres suffisant.
Ne disposant pas de chariots pour le transport de munitions vers Monte Santo, dĂ©pourvu des ressources les plus Ă©lĂ©mentaires, le commandant en chef en fut rĂ©duit Ă attendre pendant des semaines, dâabord Ă Queimadas puis Ă Monte Santo, sans pouvoir prendre de dĂ©cisions. Lâofficier chargĂ© du Grand Quartier GĂ©nĂ©ral ne rĂ©ussissait pas Ă assurer un service rĂ©gulier de convois capable de ravitailler depuis Queimadas la base dâopĂ©rations Ă Monte Santo et dâemmagasiner des rĂ©serves pouvant suffire Ă la troupe pendant huit jours. Il sâagissait notamment dâacheminer de Queimadas vers le thĂ©Ăątre dâopĂ©rations prĂšs de cent tonnes de munitions de guerre. En juillet, alors que la 2e colonne traversait lâĂtat de Sergipe et sâapprochait de Jeremoabo, il nây avait plus Ă Monte Santo un seul sac de farine en rĂ©serve[321].
- MĂ©diocre formation des combattants.
Les bataillons qui dĂ©barquaient Ă Queimadas nâavaient pas prĂ©alablement Ă©tĂ© entraĂźnĂ©s dans des champs de tir ou sur des plaines de manĆuvre. Ces soldats improvisĂ©s ignoraient les notions tactiques les plus Ă©lĂ©mentaires et disposaient dâun armement en mauvais Ă©tat. Les bataillons avaient en rĂ©alitĂ© parfois des effectifs plus rĂ©duits quâune compagnie : il fallut donc dâabord les complĂ©ter, en plus de les armer, les habiller, les pourvoir en munitions et leur donner une formation militaire.
- Structure inadaptée des unités combattantes.
Il ressortait des reconnaissances effectuĂ©es par le gĂ©nie que les aspĂ©ritĂ©s et accidents de terrain Ă©taient plus importantes que ce quâon avait pensĂ©. Les relevĂ©s topographiques faisaient apparaĂźtre trois conditions essentielles Ă la rĂ©ussite de la campagne, mais dont aucune ne fut prise en compte. Ces exigences Ă©taient : 1) des forces bien ravitaillĂ©es, qui nâauraient pas lieu de faire appel aux ressources des rĂ©gions pauvres quâelles traversaient (au contraire, les troupes partirent de Monte Santo avec une demi-ration) ; une mobilitĂ© maximale (leur marche serait au contraire entravĂ©e par les tonnes de lâartillerie lourde) ; et 3) une grande souplesse, pour sâadapter Ă chaque nouvelle configuration du terrain (au contraire, lâarmĂ©e Ă©tait rĂ©glĂ©e essentiellement sur une bataille rangĂ©e en terrain ouvert, et les brigades devaient, conformĂ©ment Ă une campagne classique, faire mouvement en bataillons sĂ©parĂ©s par des intervalles de seulement quelques mĂštres, avec quatre hommes de front). En fait, il eĂ»t suffi, pour mener cette guerre, dâun chef actif assistĂ© dâune demi-douzaine de sergents astucieux et hardis, Ă la tĂȘte dâunitĂ©s de combat trĂšs mobiles ne sâembarrassant pas de structures hiĂ©rarchiques complexes. Les troupes mal rĂ©parties sâavançaient sans lignes dâopĂ©rations, sur la foi de reconnaissances superficielles effectuĂ©es auparavant ou Ă lâoccasion des expĂ©ditions prĂ©cĂ©dentes, et sans consignes pratiques quant aux services de sĂ©curitĂ© de lâavant-garde ou des flancs. Lâon vit donc des bataillons massifs sâempĂȘtrer dans des chemins tortueux et progresser avec de grands dĂ©ploiements de force, et qui allaient sâavĂ©rer incapables, en lâabsence dâune avant-garde et dâun flanc-garde efficaces, de se garantir des assauts dâadversaires tĂ©mĂ©raires se dĂ©robant sans cesse, face auxquels les colonnes tendaient chaque fois Ă se figer. Symptomatique Ă cet Ă©gard Ă©tait le monstrueux canon de siĂšge Whitworth 32, pesant 1700 kilos, conçu pour abattre les murailles de forteresse, qui en lâoccurrence ne pouvait quâĂȘtre source de difficultĂ©s, obstruer la route, ralentir la progression, paralyser les chariots, ĂȘtre prĂ©judiciable Ă la rapiditĂ© des ripostes. Il nâest jusquâĂ la tenue de combat qui ne fĂ»t inappropriĂ©e : les uniformes, faits de drap, avaient tĂŽt fait de partir en lambeaux au contact des Ă©pineux et des bromĂ©liacĂ©es de la caatinga. Comme le note Euclides da Cunha, il suffisait que les hommes, ou tout au moins les flanc-gardes, fussent vĂȘtus sur le modĂšle du costume du vaqueiro, avec des sandales rĂ©sistantes, des guĂȘtres et des jambiĂšres de cuir qui rendent inoffensifs les piquants des xique-xiques, des pourpoints et des gilets protĂ©geant le thorax, et des chapeaux de cuir, aux brides bien attachĂ©es sous le menton, lui permettant de se lancer sans dommages dans les broussailles. Le cuir est un isolant thermique de premier ordre et maintient sec le corps des vaqueiros en cas de pluies torrentielles ou lorsquâils traversent Ă guĂ© les riviĂšres, et leur permet de franchir une Ă©tendue dâherbes en flammes[322].
Péripéties et déboires de la premiÚre colonne
La premiĂšre colonne avait optĂ© pour un itinĂ©raire passant plus Ă lâouest que celui de la troisiĂšme expĂ©dition. La brigade dâartillerie, qui fut la premiĂšre Ă prendre le dĂ©part de Monte Santo, le , Ă©prouva dĂšs le commencement de sĂ©rieuses difficultĂ©s, en raison de ce que lâencombant Whitworth, que traĂźnaient pĂ©niblement vingt paires de bĆufs conduits par des conducteurs inexpĂ©rimentĂ©s, accusait jusquâĂ deux km de retard par rapport aux canons lĂ©gers. Partirent ensuite le commandant en chef et le gros de la colonne, constituĂ© des 1re et 3e brigades, avec un effectif de 1 933 soldats. Ă la queue de la colonne marchait le grand convoi de munitions, sous la protection de 432 hommes du 5e corps de la police bahianaise, unitĂ© qui Ă©quivalait en fait Ă un bataillon de jagunços puisque lâon venait de le former avec des sertanejos recrutĂ©s dans les rĂ©gions riveraines du fleuve SĂŁo Francisco, et qui Ă©tait le seul corps en adĂ©quation avec les conditions de cette campagne. La colonne tout entiĂšre, forte de quelque trois mille combattants au total, avança ainsi jusquâaux contreforts de la chaĂźne montagneuse de lâAracati, Ă 46 km Ă lâest de Monte Santo[323].
Ă lâencontre de toutes les instructions prĂ©dĂ©finies, et malgrĂ© la formation adoptĂ©e, la colonne sâĂ©parpillait sur une longueur de presque huit km et tout le train de lâartillerie restait parfois longtemps sĂ©parĂ© du reste de la colonne, rendant impossible une concentration rapide des forces dans lâĂ©ventualitĂ© dâun affrontement.
Le , le piquet du commandant en chef remarqua pour la premiĂšre fois, dans quelque hameau, un groupe de rebelles occupĂ©s Ă se saisir des tuiles dâune maison. AttaquĂ©s Ă lâimproviste par une charge, les sertanejos fuirent sans riposte, sauf un seul, qui resta sur place et se dĂ©fendit bravement[324].
Le , la progression se fit plus malaisĂ©e. Il fallut p.ex., la route sâinterrompant, ouvrir sur plus de deux km un passage continu Ă travers la caatinga, tandis que des pluies torrentielles sâabattaient sur la rĂ©gion. Les 1re et 3e brigades avaient dĂ©jĂ devancĂ© de prĂšs de 5 km le gĂ©nĂ©ral Oscar et se dirigeaient droit vers la Fazenda do RosĂĄrio, Ă 80 km environ de Monte Santo, oĂč lâon bivouaqua. Sur la riviĂšre du mĂȘme nom, lâennemi fit une nouvelle apparition, sous les espĂšces dâun groupe de jagunços, dirigĂ© par PajeĂș, faisant feu sur la troupe. Celle-ci eut Ă subir ensuite plusieurs de ces attaques fuyantes, et Ă la suite de lâune dâelles, un jagunço blessĂ©, de 12 Ă 14 ans, fut fait prisonnier, mais sâobstina Ă ne pas parler au cours de lâinterrogatoire[325].
Le , lâon atteignit le Rancho do VigĂĄrio, 18 km plus avant. Les troupes, se disposant Ă escalader par le sud les contreforts des montagnes qui bordent Canudos au sud, sâavançaient dĂ©sormais avec prĂ©caution, en sâinterdisant lâusage des clairons. Pour franchir les pentes, lâon avait dĂ©tachĂ© les animaux de trait, et le 5e bataillon de police sâaffaira Ă transporter sur le dos toute la charge des 53 chariots et des 7 grands chars Ă bĆufs. Entre-temps, toute la colonne sâĂ©tait fractionnĂ©e davantage encore, laissant le convoi Ă©garĂ© et sans protection Ă lâarriĂšre-garde. Les guĂ©rilleros cependant nâattaquĂšrent pas et la nuit sâĂ©coula paisiblement. Le lendemain , jour fixĂ© pour la jonction des deux grandes colonnes, la troupe, dĂ©laissant totalement le convoi que, loin derriĂšre, elle abandonna aux soins dâautres soldats chargĂ©s dâassurer le transport des lourds fardeaux, entama sa journĂ©e de marche et traversa le ruisseau dâAngico sur deux petites passerelles, sâĂ©tirant lentement sur une ligne de dix km[326].
Vers midi, peu avant dâarriver Ă Angico, les brigades, alors quâelles se dĂ©plaçaient sur une rampe dĂ©nudĂ©e, furent attaquĂ©s par surprise et de flanc par des jagunços massĂ©s, sous la direction du mĂȘme PajeĂș, sur le sommet dâune hauteur que lâon distinguait mal dâen bas. LâarmĂ©e sut riposter avec vigueur et ne perdit que deux soldats, un mort et un blessĂ©. LâarmĂ©e poursuivit ensuite sa route et traversa le lugubre site du Pitombas, oĂč les rebelles avaient thĂ©Ăątralement disposĂ© des vestiges de la troisiĂšme expĂ©dition, y compris la carcasse dĂ©capitĂ©e du colonel Tamarindo. AprĂšs avoir essuyĂ© des coups de fusil isolĂ©s, sur les flancs et Ă lâavant, et avoir repoussĂ©, Ă lâaide des canons Krupp, une attaque plus importante prĂšs du sommet de la Favela, la troupe et le gĂ©nĂ©ral Oscar atteignirent vers deux heures de lâaprĂšs-midi ledit sommet[327].
En rĂ©alitĂ©, le sommet de la Favela se prĂ©sente comme une large vallĂ©e oblongue, donnant lâimpression dâune plaine, sorte de longue cuvette orientĂ©e selon un axe nord-sud, longue de trois cents mĂštres, et barrĂ©e au nord par une montagne, que lâon franchit par un dĂ©filĂ© accidentĂ© et escarpĂ© qui la dĂ©chire Ă droite ; la route de Jeremoaba sâenfonçait 200 m plus avant dans le lit sec du Vaza-Barris, entre deux tranchĂ©es bordant les rives de ce cours dâeau. Ă gauche de cette vallĂ©e sâĂ©tend la dĂ©pression que borde le mont du Mario, et Ă lâavant, sur un plan infĂ©rieur, se dressaient les ruines de la Fazenda Velha, corps de logis d'un ancien domaine agricole (fazenda). Tout de suite aprĂšs vient la petite chaĂźne des Pelados, dont les pentes descendent vers le Vaza-Barris. Ces hauteurs, que ne recouvre mĂȘme pas la vĂ©gĂ©tation typique de la caatinga, apparaissent dĂ©nudĂ©es. La cuvette fonctionnera pendant de longues semaines comme un piĂšge pour la premiĂšre colonne dâabord, pour les deux colonnes rĂ©unies ensuite, tenues en respect par les rebelles qui sâĂ©taient tapis dans les tranchĂ©es-abris dont les pentes latĂ©rales de la vallĂ©e Ă©taient parsemĂ©es et qui pouvaient de lĂ faire feu sans prendre le moindre risque. En fait, il sâagissait sans doute dâun piĂšge tendu par les jagunços : toutes les manĆuvres des sertanejos avaient, Ă partir dâAngico, tendu Ă attirer lâexpĂ©dition dans une direction prĂ©cise et Ă lâempĂȘcher dâemprunter lâun des nombreux raccourcis menant Ă Canudos[328].
La tĂȘte de la colonne et une batterie de Krupp sâengagea dans la cuvette Ă la tombĂ©e de la nuit, le , alors que le reste de la troupe Ă©tait retardĂ©e Ă lâarriĂšre-garde. Alors se dĂ©chaĂźna une furieuse fusillade, dĂ©clenchĂ©e par un ennemi invisible et placĂ© en surplomb, que la troupe supporta vaillamment, en se dĂ©ployant en tirailleurs et en dĂ©chargeant leurs armes au hasard. La batterie, qui sâĂ©tait employĂ©e Ă gravir au pas de course la pente dâen face pour sâaligner en ordre de bataille Ă son sommet et envoyer des salves de canon sur Canudos, ne fit que susciter une fusillade plus intense encore dâun bout Ă lâautre de la cuvette. La situation ainsi crĂ©Ă©e Ă©tait dĂ©sespĂ©rante : la troupe, prise pour cible de tous cĂŽtĂ©s, encerclĂ©e par un adversaire parfaitement Ă couvert, devait se resserrer dans un Ă©troit pli de terrain empĂȘchant toute manĆuvre. Attendu quâil Ă©tait vain de viser les flancs de la cuvette, oĂč les rebelles Ă©taient accroupis ou couchĂ©s dans les fossĂ©s, et quâil Ă©tait suicidaire de tenter de les dĂ©loger par des charges Ă la baĂŻonnette sur les pentes, et quâil Ă©tait tout aussi inenvisageable de poursuivre la route, car câeĂ»t Ă©tĂ© sâexposer aux attaques les plus virulentes et abandonner en mĂȘme temps lâarriĂšre-garde et le convoi, lâarmĂ©e nâavait dâautre issue que de tenir de pied ferme leur position dangereuse, en attendant lâaube du . Un poste de secours, improvisĂ© dans une ravine moins exposĂ©e aux tirs des jagunços, accueillit 55 blessĂ©s, lesquels, avec les 20 morts Ă©parpillĂ©s dans la cuvette, formaient le bilan des victimes de la journĂ©e, aprĂšs plus dâune heure de combat. Lâartillerie sâaligna sur la crĂȘte en face, disposant Ă son extrĂȘme-droite le Whitworth. Quant au convoi de ravitaillement, retardĂ© Ă Angico, Ă 4 km de distance, il se trouvait sans protection, Ă la portĂ©e des rebelles ; du reste, dĂšs le lendemain , les rebelles attaqueraient simultanĂ©ment en ces deux points, sur la Favela et Ă Angico ; Ă supposer mĂȘme que lâarmĂ©e lâemportait sur la Favela, puis lançait un assaut contre le village, elle lâatteindrait coupĂ©e de tout approvisionnement[329].
Lâartillerie avait Ă©tĂ© disposĂ©e sur une hauteur Ă droite. Ă lâaube du , avant que la troupe, dĂ©ployĂ©e entre-temps en ordre de bataille, ne se lançùt Ă lâattaque de Canudos, on jugea que lâartillerie devait dâabord frapper de tirs plongeants le village Ă©loignĂ© de 1 200 m, pour permettre ainsi une victoire rapide et complĂšte. Mais dĂšs les premiers tirs de canon, les jagunços, qui avaient dormi Ă cĂŽtĂ© de la troupe, et sans quâon pĂ»t les distinguer, encerclĂšrent aussitĂŽt les soldats de leurs dĂ©charges de fusil. Celles-ci, nourries et bien ciblĂ©es, frappĂšrent la troupe restĂ©e Ă dĂ©couvert, puis convergĂšrent sur lâartillerie. Des dizaines de soldats pĂ©rirent, ainsi que la moitiĂ© des officiers. La garnison, oĂč plus personne ne prenait de dĂ©cision, et oĂč les pelotons tiraient Ă lâaveuglette, rĂ©ussit nĂ©anmoins Ă tenir pied et Ă ne pas abandonner les canons Ă ses adversaires, ce qui aurait menĂ© Ă la dĂ©route.
Sur le flanc gauche, deux brigades tentĂšrent alors en tirailleurs une percĂ©e en direction de la Fazenda Velha, sous le commandement du colonel Thompson Flores ; cette tentative Ă©choua et se solda, pour une demi-heure de combat, par une perte de 114 soldats et 9 officiers, dont le colonel lui-mĂȘme, atteint mortellement. Les autres unitĂ©s subissaient des dĂ©gĂąts similaires, et les grades des chefs baissaient rapidement. Au bout de deux heures dâun combat menĂ© sans la moindre combinaison tactique, on constata que les munitions se rarĂ©fiaient. Lâartillerie, fortement malmenĂ©e sur lâĂ©minence quâelle gardait vaillamment, et ayant perdu la moitiĂ© de ses officiers, dut cesser ses tirs par Ă©puisement de ses obus. Lâon sâaperçut dâautre part, aprĂšs que lâon eut expĂ©diĂ© vers lâarriĂšre-garde des officiers afin de presser lâarrivĂ©e du convoi, et que ceux-ci sâen fussent revenus Ă bride abattue sans avoir pu traverser les fusillades qui bloquaient le passage, que lâarriĂšre-garde Ă©tait isolĂ©e du reste de la colonne. Toute la premiĂšre colonne Ă©tait ainsi emprisonnĂ©e, dans lâimpossibilitĂ© de sâĂ©chapper de la position conquise[330].
Un Ă©missaire fut alors envoyĂ© dans la caatinga Ă la recherche de la deuxiĂšme colonne, qui avait fait halte Ă moins dâun km au nord.
Péripéties et déboires de la deuxiÚme colonne
La deuxiĂšme colonne, placĂ©e sous les ordres du gĂ©nĂ©ral ClĂĄudio do Amaral Savaget, partit dâAracaju, capitale du Sergipe, sur le littoral. Sâavançant dâabord en trois brigades sĂ©parĂ©es jusquâĂ Jeremoabo (Ă 150 km Ă lâouest de Canudos), la colonne poursuivit Ă partir du sa route vers le but des opĂ©rations en formation groupĂ©e. Elle Ă©tait forte de 2 350 hommes, y compris les garnisons de 2 canons Krupp lĂ©gers.
Contrairement Ă la premiĂšre colonne, il nây rĂ©gnait pas dâautoritĂ© centrale, rigide et absolue, assumĂ©e par son commandant ; celui-ci, sans pour autant porter atteinte Ă lâunitĂ© militaire, consentit Ă partager lâautoritĂ© avec ses trois colonels, qui dirigeaient chacun une brigade. La marche de la deuxiĂšme colonne se passa donc bien diffĂ©remment de la premiĂšre, sans instructions prescrites, sans plans prĂ©mĂ©ditĂ©s, sans le formalisme inĂ©branlable de la premiĂšre colonne. La tactique Ă©tait conçue de maniĂšre Ă la fois prĂ©cise et improvisĂ©e, sâappuyant sur des dĂ©libĂ©rations prises sur le moment. Comme le souligne Da Cunha, câĂ©tait la premiĂšre fois que les combattants abordaient la campagne dans une attitude appropriĂ©e : subdivisĂ©s en brigades autonomes, souples, agiles et fermes, afin de ne point se disperser ; et assez mobiles pour les rendre aptes Ă lâexĂ©cution de manĆuvres ou de mouvements trĂšs rapides leur permettant de faire face aux surprises des jagunços. Les trois brigades Ă©taient ravitaillĂ©es par des convois partiels soucieux de ne pas entraver leurs mouvements.
La brigade du colonel Carlos Teles Ă©tait, Ă ce titre, exemplaire. Celui-ci sâĂ©tait signalĂ© lors de la campagne fĂ©dĂ©raliste du Sud, en particulier lors de lâencerclement de BagĂ©. Il sut transformer son unitĂ© en petit corps dâarmĂ©e adaptĂ© aux exigences de cette campagne ; Ă cette fin, il lâallĂ©gea, la dressa au combat, sâefforça de la rendre capable dâune grande cĂ©lĂ©ritĂ© dans les marches et dâun vif Ă©lan dans les charges, et sĂ©lectionna 60 cavaliers adroits pour les constituer en un escadron de lanciers. Ces lanciers vainquirent les ravins du sertĂŁo et effectuĂšrent de prĂ©cieuses reconnaissances. Plus tard, quand les deux colonnes se furent rĂ©unies dans la cuvette de la Favela, la lance leur servit opportunĂ©ment comme aiguillon pour sâemparer du bĂ©tail dispersĂ© dans la caatinga, ce qui fut pendant les longues semaines dâencerclement la seule maniĂšre dâassurer des victuailles Ă la troupe. La deuxiĂšme colonne parvint ainsi Ă Serra Vermelha le sans sâĂȘtre laissĂ© surprendre[331].
La zone entre Canudos et Jeremoabo se hĂ©risse dâun grand nombre de chaĂźnes de montagnes aux flancs dĂ©nudĂ©s, taillĂ©es de gorges, fractionnĂ©es en arĂȘtes vives, se dressant entre des vallons encaissĂ©s. Il y a, pour franchir ces montagnes, un passage obligĂ© sur la route de Canudos Ă Jeremoabo, une brĂšche profonde oĂč sâengouffre le Vaza-Barris. Le voyageur venant de Canudos doit suivre le lit assĂ©chĂ© du fleuve et aprĂšs avoir parcouru quelques mĂštres emprunter un Ă©troit dĂ©filĂ© ; ensuite, au-delĂ de ce dĂ©filĂ©, les versants abrupts sâĂ©cartent et dĂ©terminent un vaste amphithĂ©Ăątre, oĂč le terrain reste convulsĂ© et au centre duquel se dressent dâautres monts, moins Ă©levĂ©s ; le passage cependant bifurque, le Vaza-Barris sâencaissant dans la courbe de droite ; les deux gorges ainsi formĂ©es, de largeurs variables, se resserrent jusquâĂ env. 20 mĂštres en certains endroits, puis sâincurvent et se rapprochent de nouveau pour se rĂ©unir en aval, en formant un autre passage unique sur la route de Jeremoabo. Les talus des monts centraux sâopposent aux parois escarpĂ©es des versants latĂ©raux. Lors de ses crues, le Vaza-Barris envahit les deux branches de la bifurcation, muant alors en Ăźle les tertres centraux, avant de rĂ©unir ses deux bras et de se diriger droit vers lâest dans une vaste plaine dĂ©gagĂ©e. CĂŽtĂ© ouest toutefois, c'est-Ă -dire en amont, il nây a pas de vallĂ©e aplanie, et le paysage continue, quoique dans une moindre mesure, dâĂȘtre accidentĂ©, forçant le Vaza-Barris Ă se contorsionner en mĂ©andres, Ă prendre de lâampleur ou au contraire Ă sâencaisser. Le village de Canudos nâest plus quâĂ moins de quatre km en amont.
Le , peu avant midi, lâavant-garde de la deuxiĂšme colonne fit halte Ă env. 500 m de cet obstacle. Lâescadron des lanciers, comme il sâapprochait au galop des tranchĂ©es rebelles, aperçut soudain lâennemi, fut reçu Ă coups de fusil, perdant deux soldats blessĂ©s, et dut revenir vers la tĂȘte de la colonne. Lâon dĂ©ploya immĂ©diatement en tirailleurs un des bataillons et plus de 800 hommes commencĂšrent lâattaque par une fusillade nourrie, qui allait durer trois heures. Les jagunços, qui occupaient dâexcellentes positions en surplomb, protĂ©gĂ©es par des parapets de pierres, dominant la plaine sur toute son Ă©tendue ainsi quâune grande partie de la route, ne lĂąchĂšrent pas pied et soutinrent lâassaut par des tirs lĂąchĂ©s avec prĂ©cision. La troupe bombarda la montagne Ă coups dâobus et de boĂźtes Ă mitraille, lancĂ©s de prĂšs, mais qui nâeurent dâautre effet que de provoquer une recrudescence du feu rebelle, au point que les tirailleurs de la colonne peinaient Ă faire face, sans avoir du reste gagnĂ© un seul pouce de terrain[332].
Des deux options qui se prĂ©sentaient â soit reculer lentement, puis contourner le tronçon infranchissable, et chercher un raccourci plus accessible, soit se lancer rĂ©solument Ă lâassaut des pentes â la deuxiĂšme fut adoptĂ©e. L'on arrĂȘta un plan selon lequel une brigade devait charger sur le flanc gauche et par le lit de la riviĂšre, afin de dĂ©loger lâennemi des tertres du centre et des collines du cĂŽtĂ© gauche, tandis quâune autre attaquerait par le flanc droit. Lâescadron de cavalerie devait sâengouffrer au pied de la falaise Ă gauche (c'est-Ă -dire dans la branche droite du dĂ©filĂ©, pour qui descend le cours du fleuve). Les assaillants devaient avancer tous en mĂȘme temps.
Les brigades envahirent donc les pentes, prenant au dĂ©pourvu les jagunços, qui nâavaient pas envisagĂ© un tel coup dâaudace, lequel visait Ă conquĂ©rir directement, au bout dâune difficile ascension sur une pente escarpĂ©e, les positions quâils occupaient[333]. Si la ligne de combat allait certes se fractionnant suivant les accidents du terrain, les soldats surent toujours se regrouper ; cependant, ils trouvĂšrent les tranchĂ©es toujours vides, car, fidĂšles Ă leur tactique coutumiĂšre, les jagunços, dont dâailleurs on ne sut jamais le nombre exact, se dĂ©robaient et reculaient, et exploitaient la configuration du terrain pour dĂ©placer sans cesse la zone de combat et prendre position un peu plus loin. Finalement, Ă force de gravir les tranchĂ©es les plus hautes, les pelotons forcĂšrent les sertanejos, ainsi coupĂ©s de leurs retranchements successifs sur la ligne de crĂȘte, Ă abandonner tout Ă fait ces tranchĂ©es, non en maniĂšre de repli temporaire tactique, mais pour fuir tout de bon. Les soldats les pourchassĂšrent et finirent par sĂ©curiser lâensemble du dĂ©filĂ©.
Le bilan de la bataille de CocorobĂł dressĂ© en fin dâaprĂšs-midi fait Ă©tat de 178 hommes hors de combat, dont 27 morts, parmi lesquels deux officiers tuĂ©s. Le gĂ©nĂ©ral Savaget avait Ă©galement Ă©tĂ© atteint.
Par la suite, la colonne ne progressa plus quâavec lenteur, au milieu de combats continuels. Il fallut toute la journĂ©e du pour parcourir les quelques km sĂ©parant CocorobĂł du confluent du Macambira. Suivant le plan dĂ©fini par le commandant en chef, toutes les troupes devaient se trouver le lendemain aux abords de Canudos, pour, une fois leur jonction faite, attaquer conjointement le village rebelle[334].
Le , lâavant-garde, ayant pĂ©nĂ©trĂ© de deux km dans les faubourgs de Canudos, fut attaquĂ©e sur tous ses flancs, et riposta en reconduisant la tactique qui avait Ă©tĂ© si efficace la veille : se lancer impĂ©tueusement, baĂŻonnette au canon, sur les pentes des collines. Cependant, les jagunços mirent en Ćuvre une nouvelle fois leur technique de combat Ă©prouvĂ©e, cette fois parfaitement adaptĂ©e au terrain, constituĂ© dâinnombrables tertres, sĂ©parĂ©s par un dĂ©dale de ravins, sur des km Ă la ronde. Les jagunços, dĂ©logĂ©s de telle position, ressurgissaient aussitĂŽt en une autre, contraignant leurs adversaires, tout en les prenant pour cible avec prĂ©cision, Ă des montĂ©es et des descentes incessantes, jusquâĂ Ă©puisement. Lâavant-garde, ayant dĂ©jĂ perdu un grand nombre de soldats, fut Ă la longue incapable de supporter plus avant ce combat des plus fĂ©roces, auquel la nuit tombante mit fin. Cette bataille, qui prit nom de combat de Macambira, du nom dâune ferme proche, permit Ă lâexpĂ©dition de pousser jusquâĂ 500 m du village, au prix toutefois de 148 hommes perdus, dont 40 soldats et 6 officiers tuĂ©s. Au total, sur un trajet de moins de deux km, entre CocorobĂł et Canudos, la deuxiĂšme colonne avait perdu 327 hommes, morts ou blessĂ©s[335]. De sa nouvelle position, depuis un petit plateau, la colonne se mit Ă son tour Ă pilonner le village[336].
Le , des Ă©missaires de la premiĂšre colonne apparurent au campement et exigĂšrent instamment, sur ordre du commandant en chef, le secours immĂ©diat de la deuxiĂšme colonne. Savaget abandonna alors sa position et se mit en mouvement avec tous ses effectifs, arrivant vers onze heures du soir sur la Favela, Ă temps pour desserrer le blocus. Ensuite, on put dĂ©pĂȘcher un contingent Ă lâarriĂšre-garde, pour reprendre possession du convoi de ravitaillement et sauver ainsi une partie du chargement[337].
Déboires et enlisement des deux colonnes réunies
Cependant, le campement des deux colonnes rĂ©unies sur la Favela, comprenant Ă ce moment 5 000 soldats, plus de 900 morts et blessĂ©s, un millier dâanimaux de selle et de trait, des centaines de bĂȘtes de somme, sans flanc-garde, sans arriĂšre-garde, sans avant-garde, Ă©tait totalement dĂ©sorganisĂ© et dĂ©sordonnĂ©, mĂ©langeant pĂȘle-mĂȘme toutes les unitĂ©s combattantes. Par manque de place, on renonça Ă dresser des tentes. Ce mĂȘme jour, , 524 hommes de la 1re colonne avaient Ă©tĂ© mis hors de combat, ce qui, avec les 75 de la veille, portait le chiffre des pertes Ă 599. Avec les 327 hommes perdus de la 2e colonne, on arrivait au chiffre de 926 victimes, sans compter les dĂ©moralisĂ©s. De plus, les troupes ne pouvaient pas risquer le moindre mouvement en dehors de la position conquise et devaient vivre dans un Ă©tat dâalarme permanent. Le campement Ă©tait balayĂ©, sans que lâon pĂ»t les prĂ©voir, par les tirs divergents des jagunços embusquĂ©s et invisibles, auquel il Ă©tait presque impossible de rĂ©pliquer.
Dâautre part, lâexpĂ©dition se retrouvait isolĂ©e dans le sertĂŁo sans ligne stratĂ©gique qui la reliĂąt Ă la base des opĂ©rations de Monte Santo. Du chargement du convoi rĂ©cupĂ©rĂ©, plus de la moitiĂ© avait Ă©tĂ© dĂ©truit ou Ă©tait tombĂ© entre les mains des jagunços, ce qui avait fourni Ă ceux-ci plus de 450 mille cartouches, leur permettant dâenvisager une rĂ©sistance indĂ©finie[338].
Le matin du , les provisions se rĂ©vĂ©lĂšrent insuffisantes pour la ration complĂšte des hommes de la 1re colonne, tandis que la 2e nâavait plus pour trois jours de rĂ©serve. Quant au pilonnage par les canons, il resta sans effet, leurs projectiles Ă©clatant sur place sans autres dĂ©gĂąts. Lâon jugea donc plus judicieux de cibler lâĂ©glise nouvelle, presque achevĂ©e, sur les deux hautes tours de laquelle se massaient les jagunços, et dâoĂč lâon pouvait, sans ĂȘtre gĂȘnĂ© par aucun angle mort, tenir en enfilade tous les chemins, balayer le sommet de toutes les montagnes environnantes et le fond de toutes les vallĂ©es[339]. Le Whitworth fut bien pointĂ© contre lâĂ©glise, mais ceux qui le manĆuvraient, peu habiles, ne rĂ©ussirent pas Ă lâatteindre[340].
Le , le camp tout entier fut attaquĂ© par les rebelles ; sâils furent repoussĂ©s de toutes parts, ce ne fut que pour revenir quelques heures plus tard[341]. Dans les jours suivants, il nây eut pas une heure de trĂȘve, les attaques pouvant surgir Ă tout instant, toujours inopinĂ©es et variĂ©es, visant tantĂŽt lâartillerie, tantĂŽt lâun des flancs du campement, ou jaillissant de tous les cĂŽtĂ©s Ă la fois. Lâon envoyait des corps de troupe sâemparer de leurs tranchĂ©es et les dĂ©truire, ce qui se faisait sans trop de pertes ; mais la mĂȘme besogne devait ĂȘtre recommencĂ©e dĂšs le lendemain, car les jagunços reconstruisaient leurs tranchĂ©es pendant la nuit, parfois en se rapprochant davantage encore. Mais câest aux canons, qui dĂ©truisaient leurs Ă©glises, que les jagunços semblaient vouer une haine particuliĂšre. Ainsi, le 1er juillet, les sertanejos tentĂšrent-ils de pĂ©nĂ©trer jusquâĂ lâemplacement des batteries, dans le but de capturer ou de dĂ©truire le Whitworth 32, quâils appelaient la matadeira, la tueuse. Du reste, lâartillerie, constatant le peu dâefficacitĂ© de la canonnade et voyant les munitions se faire rares, ne tira plus quâavec parcimonie[342].
La position dans la cuvette de la Favela Ă©tait insoutenable : lâon accumulait les pertes quotidiennes totalement inutiles, les hommes se dĂ©moralisaient, et les munitions sâĂ©puisaient. Des dĂ©sertions commencĂšrent Ă se produire, et le , vingt soldats sâĂ©chappĂšrent dans le sertĂŁo, rejoints par dâautres dans les jours suivants. Des voix sâĂ©levĂšrent pour proposer de lancer immĂ©diatement lâoffensive contre le village, avis qui fut toutefois repoussĂ© par le gĂ©nĂ©ral en chef, lequel escomptait lâarrivĂ©e prochaine dâun convoi de provisions de Monte Santo, comme cela lui avait Ă©tĂ© assurĂ©, et se proposait de donner lâassaut seulement alors, aprĂšs trois jours de ration complĂšte.
En attendant, les soldats vivaient dâexpĂ©dients et commencĂšrent Ă entreprendre, de leur propre initiative, isolĂ©s ou en petits groupes, de tĂ©mĂ©raires expĂ©ditions dans les environs, pour rĂ©colter du maĂŻs ou du manioc dans les rares plantations et chasser les chevreaux abandonnĂ©s depuis le dĂ©but de la guerre. Seul lâescadron de lanciers accomplissait cet exercice avec quelque efficacitĂ©. Les jagunços se plurent Ă dresser des embuscades aux soldats, et ces expĂ©ditions durent ĂȘtre strictement rĂ©glementĂ©es[343]. Lâeau elle-mĂȘme finit par manquer, et sâen procurer devint extrĂȘmement malaisĂ©. Ă partir du , les malades cessĂšrent de recevoir des vivres. Le , les jagunços, avec femmes et enfants, rĂ©ussirent Ă sâinsinuer Ă la droite du campement et Ă emporter vers le village de nombreuses tĂȘtes de bĂ©tail[344].
LâĂ©ventualitĂ© dâune retraite fut Ă©voquĂ©e. Cependant, câĂ©tait lĂ une option impossible : lâarmĂ©e, avec la lenteur que lui dicteraient lâartillerie, les ambulances et le fardeau de plus de mille blessĂ©s, serait une proie facile pour les rebelles. Artur Oscar, qui faisait montre dâune totale inefficacitĂ©, se trouvait ainsi bloquĂ© sur la Favela et condamnĂ© Ă rester sur place.
LâaprĂšs-midi du , un vaqueiro apporta une dĂ©pĂȘche du colonel Medeiros annonçant son arrivĂ©e et sollicitant une escorte pour protĂ©ger le grand convoi quâil emmenait. Medeiros arriva, acclamĂ©, sur le haut de la Favela le . Mais il fit aussi savoir quâil nây avait rien dans la prĂ©tendue base dâopĂ©rations de Monte Santo, quâelle Ă©tait dĂ©pourvue de tout, et quâil dut organiser lui-mĂȘme, pĂ©niblement, le convoi quâil avait amenĂ©. Celui-ci Ă©tant appelĂ© Ă sâĂ©puiser bientĂŽt, ce qui ramĂšnerait la situation critique antĂ©rieure, lâoffensive contre le village apparut urgente. AprĂšs dĂ©libĂ©ration, lâon arrĂȘta le plan dâattaque suivant : aprĂšs une marche le long du flanc oriental du village sur presque 2 km, les colonnes dâassaut obliqueraient Ă gauche pour franchir Ă guĂ© le Vaza-Barris et Ă©tablir une ligne de combat au nord du village, avant dâassaillir de front la place des Ă©glises.
En voulant ainsi lancer une offensive en grandes masses sur un seul flanc, lĂ oĂč il eĂ»t fallu, pour faire piĂšce Ă lâagilitĂ© des jagunços, attaquer sur deux points diffĂ©rents (par le chemin de Jeremoabo Ă lâest, et suivant les contreforts de la Fazenda Velha Ă lâouest, lâartillerie gardant ses positions au centre du dispositif), lâon ne faisait que rĂ©pĂ©ter la mĂȘme erreur[345].
Lâordre du jour du , fixant lâattaque pour le lendemain , fut reçu avec frĂ©nĂ©sie.
Assaut contre le village (18 juillet)
Le , avant le point du jour, pendant que quelque 1 500 hommes restaient en arriĂšre pour garder les positions sur la Favela sous le commandement du gĂ©nĂ©ral Savaget, prĂšs de 3 350 hommes entrĂšrent en action, rĂ©partis en cinq brigades : en tĂȘte, la 1re colonne, aussitĂŽt suivie par lâaile de cavalerie et une division de deux Krupp, puis par la 2e colonne fermant lâarriĂšre-garde[346]. Les troupes devaient dâabord descendre vers le chemin de Jeremoabo Ă droite du campement, puis tourner Ă gauche et prendre la direction des rives du Vaza-Barris. La progression prĂ©vue sâeffectua d'abord tranquillement, sans que lâennemi ne se manifestĂąt.
Le mĂ©andre du Vaza-Barris dĂ©terminait une pĂ©ninsule, qui s'ouvrait vers le nord-est et dont Canudos occupait lâextrĂ©mitĂ© sud. Le fleuve faisait ainsi figure de circonvallation protĂ©geant le village sur trois quarts de son pĂ©rimĂštre. Pour couper toute attaque, il suffisait donc aux dĂ©fenseurs de Canudos de tenir le flanc nord-est de ladite pĂ©ninsule. Le terrain oĂč les troupes devaient se dĂ©ployer aprĂšs avoir traversĂ© le fleuve au-delĂ de Canudos formait une Ă©lĂ©vation, couverte jusquâĂ son sommet par des tranchĂ©es de pierres irrĂ©guliĂšres ; alentour sâĂ©tendaient des collines innombrables entrecoupĂ©es dâun rĂ©seau inextricable de ravines. Le village se trouvait quelque 1 500 m plus loin au sud.
La premiĂšre colonne franchit, Ă la suite des Ă©claireurs, de sa masse compacte le lit de la riviĂšre sous les tirs de lâennemi. Mais la ligne de dĂ©ploiement telle que projetĂ©e sâavĂ©ra irrĂ©alisable sur ce terrain accidentĂ©, sans prĂȘter dangereusement le flanc avant de pouvoir gagner la position prĂ©vue. Quand les soldats voulurent se disperser vers la droite, afin de sâaligner en ligne de combat, ils sâengageaient dans un dĂ©dale de ravins sinueux, conquĂ©raient certes du terrain, mais sâĂ©garaient bientĂŽt, dĂ©sorientĂ©s, sans voir le reste de leurs compagnons, reculant parfois quand ils croyaient avancer, butant souvent contre dâautres sections, qui couraient en sens inverse. Il en rĂ©sulta que, quand la 2e colonne arriva une demi-heure aprĂšs, laissant une seule brigade Ă lâarriĂšre, il y avait dĂ©jĂ un nombre Ă©levĂ© de victimes. Cette 2e colonne Ă©tait censĂ©e se dĂ©ployer encore plus Ă droite (c'est-Ă -dire vers lâouest), afin de prolonger le front et de priver les jagunços de toute possibilitĂ© dâun mouvement contournant ; cette manĆuvre cependant ne put pas ĂȘtre exĂ©cutĂ©e[347].
Lâescadron de lanciers rĂ©ussit pourtant une percĂ©e, et les soldats se trouvaient Ă prĂ©sent Ă moins de 300 m du village, sur une Ă©minence, oĂč la troupe Ă©tait toutefois complĂštement exposĂ©e, subissant une fusillade nourrie venant des Ă©glises et de la partie haute du village situĂ©e vers le nord-ouest. NĂ©anmoins, les brigades poursuivirent leur avance, au prix de grandes pertes et avec un gaspillage inutile de munitions, dans une marche dĂ©sordonnĂ©e.
Selon la tactique habituelle, les rebelles dĂ©logĂ©s des tranchĂ©es se repliaient dans dâautres cachettes et frappaient parfois les assaillants Ă bout portant. Ils furent progressivement poussĂ©s Ă se concentrer dans le village, dont les soldats atteignirent vers dix heures du matin les premiĂšres maisons sises dans lâest de la pĂ©ninsule. Alors quâune partie des soldats se contentaient de sâabriter dans les masures conquises, une majoritĂ© dâentre eux continua Ă progresser jusquâau chevet de la vieille Ă©glise. Mais les jagunços accrurent alors leur rĂ©sistance en balayant de leurs tirs les cloisons des masures oĂč les soldats se rencoignaient et luttaient individuellement pour leur survie, ou en les tuant Ă lâintĂ©rieur, si bien que la troupe fut incapable dâaller plus avant et mit les canons Krupp en batterie. Au prix de pertes importantes, seul un petit faubourg, couvrant un cinquiĂšme du pourtour du village, avait Ă©tĂ© conquis, par quoi on avait rĂ©ussi Ă fermer Canudos seulement par lâest. LâarriĂšre-garde dĂ©bordait de blessĂ©s et de morts, et lâexpĂ©dition venait encore de perdre prĂšs de mille hommes, morts ou blessĂ©s, dont trois commandants de brigade. Le reste de la journĂ©e et une grande partie de la nuit furent employĂ©s Ă amĂ©nager des retranchements, Ă consolider les murs des maisons avec des planches ou des pierres, ou Ă identifier les quelques endroits moins exposĂ©s aux tirs[348].
Face Ă cette confusion et cette dĂ©sorganisation dĂ©sastreuses, le commandant en chef nâavait dâautre choix que de garder la position conquise. Derechef, lâexpĂ©dition sâempĂȘtrait dans une situation sans issue, oĂč lâavance et le recul Ă©taient tout pareillement impossibles ; une fois de plus, lâexpĂ©dition se trouvait de fait assiĂ©gĂ©e. Parachever lâencerclement de Canudos, ce qui eĂ»t impliquĂ© dâoccuper un circuit de six km, Ă©tait hors de portĂ©e de lâexpĂ©dition, rĂ©duite dĂ©sormais Ă un effectif dâun peu plus de 3 000 hommes valides. La cessation temporaire des opĂ©rations sâimposait donc fatalement ; il fallait se contenter de dĂ©fendre la position conquise, et entre-temps demander de nouveaux renforts. Ce que fit le gĂ©nĂ©ral Artur Oscar : il requit au gouvernement un corps auxiliaire de 5 000 hommes[349].
La plus grande libertĂ© de mouvement rĂ©sultant de ce quâil y avait dĂ©sormais deux campements distincts se rĂ©vĂ©la illusoire. Les jagunços avaient en effet repris leurs positions sur les monts environnants et rendaient les communications avec la Favela fort difficiles. Les blessĂ©s qui sây traĂźnaient Ă©taient Ă nouveau pris pour cible, et lâon devait attendre la nuit pour apporter les maigres rations aux soldats de la ligne de front. Le , par manque de munitions, les trois canons ne purent tirer que neuf obus[350]>.
RĂ©action du gouvernement et envoi dâune brigade auxiliaire
Dans les capitales[351] brĂ©siliennes, le spectre dâune restauration monarchiste avait refait surface et enflammait les imaginations ; il y eut ainsi une dĂ©claration du SĂ©nat fĂ©dĂ©ral exigeant des Ă©claircissements sur un prĂ©tendu transport dâarmements en provenance de Buenos Aires Ă destination des ports de Santos et de Salvador, supposĂ©ment Ă lâintention des rebelles de Canudos[352]. Ă cĂŽtĂ© des tĂ©lĂ©grammes extravagants et contradictoires qui parvenaient de la zone des opĂ©rations, des informations vĂ©ridiques tendaient d'autre part Ă corroborer ces conjectures sur une offensive monarchiste de grande envergure. Les jagunços menaient en effet des opĂ©rations de guĂ©rilla dans tout le nord de lâĂtat de Bahia, attaquant sous le commandement dâAntĂŽnio Fogueitero le bourg de Mirandela (plus de 100 km au sud), sâemparant du village de SantâAna do Brejo et le pillant. En outre, ils prirent position sur les versants du CaipĂŁ et sur les lignes de crĂȘte autour de la vallĂ©e de lâEma[353]. En Ă©largissant de la sorte leur rayon dâaction, les rebelles donnaient lâimpression de dĂ©velopper une stratĂ©gie prĂ©cise.
CâĂ©tait aussi le dĂ©but de la saison aride dans le sertĂŁo. Le niveau des mares baissait, et la tempĂ©rature Ă©tait soumise Ă des oscillations extrĂȘmes â journĂ©es brĂ»lantes dĂšs les premiĂšres heures, et nuits glaciales. Ainsi, pour le transfert Ă Monte Santo des malades et blessĂ©s, devenu impĂ©rieux le (depuis le jusquâau , lâexpĂ©dition avait subi 2049 pertes, morts et blessĂ©s), on ne pouvait marcher quâen dĂ©but de matinĂ©e et en fin de journĂ©e[354]. Monte Santo, prise en charge par une garnison rĂ©duite, avait Ă©tĂ© abandonnĂ© par sa population, terrifiĂ©e autant par les rebelles que par la soldatesque rĂ©publicaine, et pouvait Ă peine abriter les blessĂ©s pendant un jour. LâhĂŽpital militaire que lâautoritĂ© avait amĂ©nagĂ© dans une grande maison obscure Ă©tait des plus dĂ©plorables[355]. De Monte Santo Ă Queimadas, les convois Ă©taient ralentis par des assauts continuels, souvent le fait de dĂ©serteurs affamĂ©s[356].
AccĂ©dant aux premiĂšres demandes de renfort du gĂ©nĂ©ral Artur Oscar, le gouvernement fĂ©dĂ©ral avait rapidement mis sur pied une brigade auxiliaire, dĂ©nommĂ©e brigade Girard, du nom de son commandant, le gĂ©nĂ©ral Miguel Mari Girard, et comprenant 1 042 soldats et 68 officiers, parfaitement Ă©quipĂ©s, avec notamment 850 mille cartouches Mauser. Cependant, cette brigade se rĂ©vĂ©la de peu dâutilitĂ©. ArrivĂ©e Ă Queimadas le , elle quitta Monte Santo pour Canudos le , sous les ordres dâun commandant, car elle dut abandonner Ă Monte Santo un colonel et plusieurs autres officiers tombĂ©s malades. En plus des demandes de congĂ© qui se multipliaient, la variole vint la dĂ©cimer. Enfin, elle fut violemment attaquĂ©e par les jagunços, dâabord au Rancho do VigĂĄrio, oĂč les rebelles la prirent pour cible sur le flanc droit, depuis une position en surplomb et presque de front, ce qui leur permit de prendre tous ses rangs en enfilade, puis Ă Angico. Sur les 102 bĆufs quâelle convoyait, il nâen resta qu'onze[357].
Nouveaux renforts et intervention de Bittencourt
Quand ces attaques furent connues Ă Salvador, et que lâeut reconnu lâinefficacitĂ© de la brigade Girard, le gouvernement dĂ©cida de constituer une nouvelle division et convoqua pour cela les derniers bataillons susceptibles dâĂȘtre rapidement mobilisĂ©s dans tous les Ătats du pays, de lâextrĂȘme nord Ă lâextrĂȘme sud, donnant ainsi Ă cette mobilisation lâaspect dâune levĂ©e en masse. Ces nouveaux renforts, qui comptaient plus de 2 900 hommes, dont prĂšs de 300 officiers, furent rĂ©partis en deux brigades de ligne et une brigade composĂ©e des corps de police. Lâon employa tout le mois dâaoĂ»t Ă les mobiliser et Ă les Ă©quiper, pour finir par les concentrer Ă Monte Santo dans les premiers jours de septembre. Les bataillons de ligne nouvellement formĂ©s nâavaient pas seulement un effectif en deçà de la norme, mais ne disposaient que de vieux fusils et dâuniformes usĂ©s qui avaient servi dans la campagne fĂ©dĂ©raliste du Sud[358].
Dâautre part, afin dâobserver de prĂšs les opĂ©rations, le gouvernement rĂ©solut de dĂ©pĂȘcher sur place, Ă Monte Santo, le secrĂ©taire dâĂtat au ministĂšre de la Guerre, le marĂ©chal Carlos Machado Bittencourt. DotĂ© dâun solide bon sens, celui-ci eut tĂŽt fait de saisir les exigences vĂ©ritables de cette guerre. Il comprit quâil ne servait de rien dâaccumuler un nombre encore plus grand de combattants dans la campagne et quâaugmenter les effectifs ne ferait quâaggraver la pĂ©nurie gĂ©nĂ©rale. Il Ă©tait urgent en revanche de mettre en place au plus tĂŽt une base dâopĂ©rations vĂ©ritablement opĂ©rationnelle et une ligne de ravitaillement rĂ©guliĂšre et sĂ©curisĂ©e. Impassible au milieu de lâagitation gĂ©nĂ©rale, conscient aussi que la guerre ne pouvait plus se prolonger au-delĂ de deux mois compte tenu du rĂ©gime torrentiel dans lequel on allait entrer en novembre, Bittencourt imposa un rĂšglement rigoureux et une discipline stricte, prit un ensemble de mesures conformes aux exigences de la situation, achetait des mulets, engageait des muletiers, et sur ses instructions, lâon avait enfin, dans les derniers jours dâaoĂ»t, achevĂ© la crĂ©ation dâun corps rĂ©gulier de convois qui Ă©tait capable de parcourir continĂ»ment les chemins et relier effectivement, avec des intervalles de quelques jours seulement, le front Ă la base dâopĂ©rations de Monte Santo et dont les premiers convois partirent pour Canudos dĂ©but septembre[359]. BientĂŽt, des convois partiels arrivaient et revenaient de Canudos quasiment chaque jour. Les rĂ©sultats de cette politique furent immĂ©diats, manifestes en particulier par un plus grand Ă©lan chez les assiĂ©geants, qui se sentaient aptes maintenant, comme on le verra, Ă exĂ©cuter des mouvements tactiques dĂ©cisifs[360]. Enfin, un hĂŽpital militaire, dĂ»ment Ă©quipĂ© et dirigĂ© par des chirurgiens, vit le jour.
Jusque-lĂ , sur le terrain, lâexpĂ©dition, bloquĂ©e sur les flancs du village, venait depuis lâassaut du de passer plus de 40 jours dâactivitĂ© dangereuse et stĂ©rile. Les jagunços avaient appris Ă mener leurs attaques avec plus dâordre et dâefficacitĂ©. Les convois, quâeux aussi recevaient, entraient par les chemins de la vallĂ©e de lâEma, au nord du village. Mais pour ne pas dĂ©garnir leurs positions, et redoutant les embuscades et les colonnes volantes de jagunços, les soldats sâabstenaient dâaller les intercepter. Les trois Krupp pilonnaient jour et nuit le village depuis le , allumant des incendies que les rebelles maĂźtrisaient Ă grand-peine, et ruinant totalement la vieille Ă©glise ; le reste du clocher fut abattu le par le Whitworth quâon avait descendu du haut de la Favela, mais en mĂȘme temps on brisa une piĂšce de la culasse, ce qui mit le canon dĂ©finitivement hors service. Les pertes, qui ne variaient guĂšre, avaient imposĂ©, dĂšs la mi-aoĂ»t, de rĂ©organiser les forces et de diminuer en particulier le nombre de brigades, les faisant passer de 7 Ă 5, tandis que les grades des commandants ne cessaient de baisser[361]. NĂ©anmoins, aucun dĂ©sastre vĂ©ritable ne sâĂ©tait produit : on sâaccrochait aux positions conquises, la brigade Girard avait permis de colmater les vides des lignes rarĂ©fiĂ©es, et les premiers signes de dĂ©couragement se manifestĂšrent chez les rebelles.
Surtout, le , la ligne de front du siĂšge allait sâagrandir dâun arc de cercle en direction de lâouest, en deux Ă©tapes importantes. PremiĂšrement, vers le soir, les rebelles qui tenaient la Fazenda Velha furent vaincus par un contingent de soldats, lesquels, une fois la position prise, construisirent un puissant rĂ©duit de plus dâun mĂštre de haut sur un ressaut dominant le Vaza-Barris. DeuxiĂšmement, le lieutenant-colonel Siqueira de Meneses, informĂ© par quelques vaqueiros loyaux, apprit lâexistence dâun autre itinĂ©raire de Monte Santo Ă Canudos : la route du Calumbi, encore inconnue de lâarmĂ©e, plus courte que celle du RosĂĄrio Ă lâest et du Cambaio Ă lâouest, entre lesquelles elle courait, permettait dâatteindre la base dâopĂ©rations selon un tracĂ© presque rectiligne dans la direction nord-sud. Siqueira de Meneses lâexplora, la parcourut, y laissa des garnisons, puis, par une boucle, revint par le Cambaio, oĂč il surprit plusieurs groupes ennemis, surgit enfin sur le fleuve et sâempara Ă lâimproviste des tranchĂ©es qui se trouvaient lĂ . Ce nouveau sentier, dĂ©sormais interdit aux rebelles, qui avaient coutume de lâemprunter pour se diriger vers le sud, raccourcissait de plus dâune journĂ©e le parcours de Monte Santo. Canudos Ă©tait dĂ©sormais entourĂ© par un demi-cercle dâassiĂ©geants, de lâextrĂȘme nord jusquâau point dâaboutissement de la route du Cambaio[362]. Toutefois, le blocus restait incomplet : la ligne de siĂšge Ă©tait encore bien limitĂ©e en regard du village tout entier et, laissant au nord un vaste espace libre, ne privait pas lâennemi de ses ressources ; en effet, de maigres approvisionnements continuaient de lui parvenir par les chemins demeurĂ©s libres de la vallĂ©e de lâEma et dâUauĂĄ, lesquels, en se subdivisant en de nombreux sentiers, dĂ©bouchaient sur les plateaux et atteignaient le SĂŁo Francisco et les petits hameaux qui le bordaient[363].
Le campement avait perdu son aspect chaotique des premiĂšres semaines. En dehors des Ă©pisodes, de plus en plus espacĂ©s, dâassaut des jagunços, le campement connaissait dorĂ©navant la quiĂ©tude dâun petit hameau paisible. Ă lâinverse, dans le camp rebelle, les provisions se mirent Ă manquer et le dĂ©sĂ©quilibre sâaggravait entre le nombre de combattants valides, en diminution constante, et celui des femmes, enfants, vieillards, mutilĂ©s et malades, qui ne cessait dâaugmenter, rĂ©duisant les ressources, gĂȘnant les mouvements des combattants, mais se refusant pourtant Ă fuir. Les jagunços les plus en vue avaient disparu : PajeĂș, en juillet ; le sinistre JoĂŁo Abade, en aoĂ»t ; le rusĂ© Macambira, plus rĂ©cemment ; JosĂ© VenĂąncio, et bien dâautres encore. Les figures principales dĂ©sormais Ă©taient PedrĂŁo, le dĂ©fenseur de CocorobĂł, et Joaquim Norberto, que, faute de mieux, lâon avait hissĂ© au statut de commandant[364].
Mort du Conselheiro et encerclement
AntĂŽnio Conselheiro, lorsquâil vit les temples dĂ©truits, les saints en dĂ©bris, les reliques Ă©parpillĂ©es, se laissa mourir en intensifiant son abstinence habituelle jusquâau jeĂ»ne absolu. Selon dâautres, il fut atteint de dysenterie et succomba Ă la maladie. Cependant, sa mort, par le rĂ©cit qui en fut fait, eut paradoxalement pour effet de revitaliser lâinsurrection. AntĂŽnio Conselheiro, disait-on, Ă©tait auprĂšs de Dieu ; il avait tout prĂ©vu et dĂ©cidĂ© dâen appeler directement Ă la providence. Les jagunços devaient donc rester dans les tranchĂ©es, pour lâexpiation suprĂȘme. BientĂŽt, le prophĂšte reviendrait entre les glaives Ă©tincelants de millions dâarchanges. Quelques-uns cependant, dont Vila Nova, quittĂšrent alors le village. Ils furent les derniers Ă pouvoir le faire, car Canudos allait ĂȘtre totalement cernĂ© le [365] ; mais aussi, et inversement, cet encerclement allait mettre fin Ă lâafflux de nouveaux combattants, qui jusquâĂ cette date du sâĂ©taient engouffrĂ©s par dizaines encore Ă travers la derniĂšre ouverture[366].
Le lieutenant-colonel Siqueira de Meneses, emmenant plusieurs bataillons et un contingent de cavalerie, partit pour le nord-ouest, vers le secteur du siĂšge non encore occupĂ©, c'est-Ă -dire vers le point de Canudos le plus Ă©loignĂ© du premier front, la zone diamĂ©tralement opposĂ©e Ă la Fazenda Velha. Sây trouvait le faubourg neuf des Maisons Rouges, Ă©difiĂ© aprĂšs la victoire sur la 3e expĂ©dition et comprenant des bĂątiments de meilleure apparence, avec notamment lâunique rue digne de ce nom que comptait le village, alignĂ©e et ayant trois mĂštres de large[367]. Les jagunços nâayant pas imaginĂ© que les soldats pĂ©nĂ©treraient jusque lĂ , le faubourg Ă©tait peu protĂ©gĂ© et dĂ©pourvu de tranchĂ©es-abris, et toutes ces maisons, en raison de ce quâelles Ă©taient les plus Ă©loignĂ©es des combats, hĂ©bergeaient des femmes et des enfants en grand nombre. Les soldats, empruntant le lit du fleuve, se jetĂšrent sur ce quartier et lâenvahirent en quelques minutes. Selon leur maniĂšre habituelle, les guĂ©rilleros, quoique gĂȘnĂ©s par les femmes Ă©pouvantĂ©es, reculĂšrent sans fuir et rĂ©sistĂšrent, ce qui finit par couper la progression des soldats dans les venelles. NĂ©anmoins, Canudos Ă©tait Ă prĂ©sent complĂštement encerclĂ©, et les soldats, qui eurent bientĂŽt treize pertes dans leurs rangs, mais Ă©taient dĂ©sormais aguerris Ă cette guĂ©rilla urbaine, dressĂšrent, pour sĂ©curiser leur progression, des barricades de meubles et de dĂ©combres, suivant le procĂ©dĂ© usuel obligatoire[368].
Ultime offensive et Ă©pilogue
Bien que le gĂ©nĂ©ral en chef eĂ»t clairement marquĂ© son intention de mener une guerre dâusure afin dâĂ©viter au maximum les effusions de sang, deux bataillons, par un coup dâaudace inattendu, prirent le lâinitiative dâentrer en action en descendant, secondĂ©s par lâartillerie, les versants du Mario oĂč ils campaient avec lâobjectif de sâemparer du village. En dĂ©pit de lâeffet de surprise, les jagunços leur barrĂšrent vigoureusement le passage et coupĂšrent court Ă leurs efforts en quelques instants. Le prix Ă©levĂ© de cette offensive (prĂšs de 80 hommes mis hors de combat) Ă©tait compensĂ© par les pertes Ă©normes de lâennemi : des centaines de morts, des centaines de maisons conquises, les rebelles ne contrĂŽlant plus dĂ©sormais que le tiers du village, sur la bordure septentrionale de la place, ainsi que quelques maisons prĂšs de lâĂ©glise. Les derniers jours, plus de 2 500 soldats sâĂ©taient emparĂ©s dâenviron 2 000 maisons (sur un total dâenv. 5000). La population de Canudos se voyait cernĂ©e par un cercle resserrĂ© de vingt bataillons et Ă prĂ©sent devait se terrer dans moins de 500 masures. De surcroĂźt, les incendies provoquĂ©s par la canonnade rĂ©duisaient dâheure en heure son espace vital. En contrepartie, les dĂ©fenseurs, entassĂ©s dans les maisons, opposaient une rĂ©sistance croissante : lâexiguĂŻtĂ© du terrain et lâĂ©troitesse des venelles rendaient impossible tout mouvement collectif et rĂ©duisaient le combat au seul aspect de la bravoure et de lâacharnement individuels[369]. Manquant dâeau, les Canudenses foraient des puits profonds, qui cependant se tarissaient rapidement.
La rĂ©sistance allait durer une semaine encore. La nuit, les sertanejos rĂ©ussissaient Ă briser temporairement lâencerclement de lâarmĂ©e par quelques attaques violentes, notamment les 26 et , lors desquelles ils se prĂ©cipitaient tous vers les berges du Baza-Varris pour tenir passagĂšrement les cacimbas, mares dans le lit du fleuve. Ă dâautres moments, pendant que le gros des assiĂ©gĂ©s menait des attaques pour faire diversion, quelques audacieux munis dâoutres vides se risquaient jusquâau bord du fleuve pour y remplir leur sac de cuir et puis revenir. Mais ces expĂ©ditions devinrent bientĂŽt impossibles, aprĂšs que les soldats eurent dĂ©couvert la vraie raison des attaques nocturnes[370]. Fin septembre, lâĂ©puisement des Canudenses devant le blocus implacable devint perceptible. Ă lâinverse, les soldats pouvaient parcourir impunĂ©ment la presque totalitĂ© du village, et les convois quotidiens et les courriers entraient sans encombre.
Le , le haut commandement, Ă lâencontre du dessein primitif dâattendre la reddition des rebelles, prit la dĂ©cision dâattaquer le lendemain 1er octobre. Il y avait, le , 5871 hommes sous les armes Ă Canudos. Lâattaque serait lancĂ©e par deux brigades, lâune aguerrie par trois mois de combats, lâautre rĂ©cemment arrivĂ©e, composĂ©e de combattants impatients dâen dĂ©coudre avec les jagunços. La premiĂšre quitterait son ancienne position et se dirigerait vers la Fazenda Velha, dâoĂč, se joignant Ă trois autres bataillons, elle avancerait jusquâĂ se poster Ă lâarriĂšre et sur les flancs de la nouvelle Ă©glise, objectif central de lâoffensive. PrĂ©alablement, un bombardement soutenu et Ă©crasant, auquel participeraient tous les canons du siĂšge, frapperaient durant 48 minutes le noyau rĂ©duit des derniĂšres masures, partant dâun long demi-cercle de deux km, depuis les batteries proches du campement jusquâau dernier redent Ă droite, lĂ oĂč dĂ©bouchait la route du Cambaio. Le pilonnage dâailleurs nâallait provoquer aucun cri, aucune silhouette en fuite, pas le moindre tumulte, laissant penser que le village Ă©tait dĂ©sert[371].
ConformĂ©ment au plan, les bataillons sâĂ©lancĂšrent de trois points diffĂ©rents, traversĂšrent le fleuve, gagnĂšrent lâautre rive, gravirent la berge, et convergĂšrent vers la nouvelle Ă©glise. Mais une fois ce mouvement accompli, tous les mouvements tactiques prĂ©Ă©tablis se trouvĂšrent, une fois de plus, abolis par le rĂ©veil inopinĂ© des jagunços : les brigades subitement piĂ©tinaient ou se fractionnaient, en allant derechef se perdre dans les ruelles, contraints dâadopter une position purement dĂ©fensive. Les jagunços, contrairement aux prĂ©visions, ne se laissĂšrent pas refouler vers la place, oĂč devaient les attendre les forces stationnĂ©es dans les lignes centrales et sur les bords du fleuve â lâobjectif primordial de lâoffensive ne fut donc pas atteint. Seule la nouvelle Ă©glise put ĂȘtre conquise, mais ce succĂšs se rĂ©vĂ©la inutile[372].
Il apparut donc nĂ©cessaire de lancer dans la bataille de nouveaux effectifs, au-delĂ du plan dâattaque initial. Puis quatre autres bataillons encore furent engagĂ©s dans le combat. Le quartier assiĂ©gĂ© semblait avaler les troupes â 2 000 hommes au total â sans que la situation ne fĂ»t en rien modifiĂ©e aprĂšs trois heures de combat[373]. MĂȘme lâidĂ©e quâeut lâordonnance du commandant en chef de lancer des dizaines de bombes de dynamite (combinĂ©es Ă des bidons de pĂ©trole dĂ©versĂ©s pour aviver les incendies) produisit un effet pervers, puisque les jagunços soit parvenaient Ă se mettre Ă couvert, soit sautaient derriĂšre les tranchĂ©es pour lancer des assauts tĂ©mĂ©raires et tuer impitoyablement les soldats dans leurs propres tranchĂ©es. Ceux-ci dĂ©jĂ faiblissaient, perdaient courage, sâĂ©miettaient en bandes dĂ©sorientĂ©es sans aucune unitĂ© dâaction et de commandement. Les combats sâĂ©taient soldĂ©s ce jour-lĂ par 567 pertes, sans aucun rĂ©sultat apprĂ©ciable ; dâune certaine maniĂšre mĂȘme, la zone de siĂšge avait gagnĂ© en extension. Dans lâhĂŽpital de secours, Ă une heure de lâaprĂšs-midi, Ă©taient dĂ©jĂ arrivĂ©s prĂšs de 300 blessĂ©s. Enfin, Ă deux heures de lâaprĂšs-midi, lâoffensive finit par sâimmobiliser complĂštement.
NĂ©anmoins, pour les rebelles, la situation sâĂ©tait dĂ©tĂ©riorĂ©e : ayant Ă©tĂ© dĂ©logĂ©s de l'Ă©glise nouvelle, ils avaient perdu tout accĂšs aux cacimbas, et les vastes brasiers qui les encerclaient les acculaient dans leur dernier rĂ©duit[374].
Le , deuxiĂšme jour de la derniĂšre offensive, deux sertanejos vinrent se rendre ; lâun dâeux, Beatinho, fut renvoyĂ© par le commandement, avec mission de convaincre ses camarades jagunços de capituler. Mais au bout dâune heure, lâĂ©missaire revint suivi de quelque 300 femmes et enfants, et dâune demi-douzaine de vieillards impotents. Les jagunços se dĂ©barrassaient ainsi de cette foule inutile, ce qui leur permettait dâĂ©conomiser leurs ressources et de prolonger le combat[375]. Les jours suivants, les rebelles rĂ©sistĂšrent jusquâĂ lâĂ©puisement complet sans consentir Ă se rendre. Canudos enfin tomba le , lorsque, en fin dâaprĂšs-midi, moururent ses quatre derniers dĂ©fenseurs, un vieillard, deux adultes et un enfant.
Le , on acheva de détruire le village en jetant bas toutes ses masures, dont on établit le nombre à 5200[376].
Atrocités
Les soldats obligeaient invariablement leur victime Ă lancer un vivat Ă la RĂ©publique, exigence rarement satisfaite. CâĂ©tait le prologue invariable dâune scĂšne cruelle. On lâagrippait par les cheveux, on lui pliait la tĂȘte en arriĂšre, en exposant son cou ; et dĂšs que la gorge Ă©tait dĂ©couverte, on la tranchait. Souvent, lâexcitation de lâassassin rejetait ces prĂ©paratifs lugubres. Le procĂ©dĂ© Ă©tait, alors, plus expĂ©ditif : on transperçait promptement la victime dâun coup de machette. Un seul coup, pĂ©nĂ©trant sous la ceinture. Une Ă©ventration rapide⊠Nous avions des braves qui se plaisaient Ă accomplir ces lĂąchetĂ©s rĂ©pugnantes, tacitement ou explicitement approuvĂ©es par les autoritĂ©s militaires. Bien quâils eussent trois siĂšcles de retard, les sertanejos nâemportaient pas la palme dans lâĂ©talage de faits aussi barbares. (âŠ) La pratique Ă©tait banale, rĂ©duite Ă un dĂ©tail sans importance. CommencĂ©e sous lâaiguillon de la colĂšre des premiers Ă©checs, elle se terminait froidement comme une habitude insignifiante au regard des ultimes exigences de la guerre. DĂšs quâun jagunço valide et capable de supporter le poids dâun fusil Ă©tait pris, il nây avait pas une seconde Ă gĂącher en consultations inutiles. On Ă©gorgeait ; on Ă©tripait. Lâun ou lâautre commandant se donnait la peine de faire un geste significatif. Et lâon pouvait sâĂ©tonner dâune telle redondance. Le soldat habituĂ© Ă cette tĂąche sâen serait dispensĂ©. Celle-ci, comme nous lâavons vu, Ă©tait simple. Entourer le cou de la victime dâune bande de cuir, dâun licol ou dâun morceau de fouet ; la pousser en avant ; lui faire traverser les tentes sans que personne ne sâen Ă©tonnĂąt ; et il nây avait pas Ă craindre que la proie ne sâĂ©chappĂąt, puisquâau moindre signe de rĂ©sistance ou de fuite il suffisait de tirer en arriĂšre pour que le lacet anticipĂąt le couteau et que lâĂ©tranglement se substituĂąt Ă lâĂ©gorgement. Avancer jusquâau premier trou un tant soit peu profond â ce qui Ă©tait un raffinement de formalisme et lĂ , tuer la victime au couteau. Alors, selon lâhumeur des bourreaux, survenaient de lĂ©gĂšres variantes. (âŠ) Et on les Ă©gorgeait, ou les lardait de coups de couteau. (âŠ) La pratique Ă©tait lamentablement tombĂ©e dans la banalitĂ© la plus complĂšte. |
Euclides da Cunha, Hautes Terres, p. 551-552[377] |
La derniĂšre campagne militaire contre Canudos est entachĂ©e de crimes de guerre massifs et systĂ©matiques perpĂ©trĂ©s tant contre les combattants faits prisonniers que contre la population civile non combattante. LâarmĂ©e rĂ©publicaine ne se borna pas Ă procĂ©der Ă une destruction intĂ©grale de la ville de Canudos, Ă en dĂ©molir mĂ©thodiquement les rues et les maisons Ă la dynamite et Ă les incendier au kĂ©rosĂšne, mais sâemploya en outre Ă exterminer la quasi-totalitĂ© des habitants.
Notons dâabord quâEuclides da Cunha nâira guĂšre au-delĂ que de signaler assez laconiquement lâexistence de ces massacres. Sâil avait bien Ă©tĂ© tĂ©moin oculaire des derniers moments de la guerre, â ayant assistĂ© Ă environ trois semaines de combats, du au , quand il est reparti malade de Canudos, avec des accĂšs de fiĂšvre, deux jours avant la fin du conflit[378] â, il nâavait pu en revanche assister au massacre des prisonniers, Ă la chute et Ă lâincendie de la ville, ni Ă la dĂ©couverte du cadavre du Conselheiro et de ses manuscrits, tous faits survenus entre le 3 et le . Il ne mentionnera donc pas ces faits dans ses reportages et ne les relatera quâensuite, de maniĂšre succincte seulement, dans son ouvrage[379]. Ainsi, la dĂ©collation de centaines de prisonniers Ă la fin de la guerre, occultĂ©e dans ses reportages de presse, est-elle bien Ă©voquĂ©e dans Hautes Terres, mais sans en dĂ©voiler toute lâampleur[380], la dĂ©nonciation semblant se limiter Ă quelques cas isolĂ©s de dĂ©capitation, dâĂ©ventration ou de coups de couteau sur des sertanejos, certes relatĂ©s tout Ă fait explicitement. P.ex., Da Cunha raconte le cas dâun jeune prisonnier, qui avait rĂ©pondu hautainement et nonchalammant Ă toutes les questions par un « sais pas ! », et demandĂ© Ă mourir fusillĂ©, mais Ă qui un soldat enfonce ensuite un couteau dans la gorge, ne laissant au prisonnier que le temps de pousser cet ultime cri, qui sortit en gargouillant de sa bouche ensanglantĂ©e : « vive le Bon JĂ©sus ! ». Un autre prisonnier, amenĂ© Ă la tente du gĂ©nĂ©ral JoĂŁo da Silva Barbosa, commandant de la premiĂšre colonne, balbutia quelques phrases quâon comprit Ă demi et retira son chapeau de cuir pour sâasseoir ; mais, aprĂšs lâavoir renversĂ© Ă coups de poing pour son insolence, on le traĂźna avec une corde attachĂ©e au cou vers le « sein mystĂ©rieux de la caatinga », oĂč, comme tant dâautres prisonniers, il fut tuĂ© avec des raffinements de cruautĂ©[381]. Cependant, Da Cunha va plus loin et sâenhardit Ă accuser des atrocitĂ©s commises Ă Canudos non seulement les soldats, mais aussi les hauts gradĂ©s, qui les approuvaient tacitement ou expressĂ©ment, voire la plus haute instance militaire, savoir le ministre de la Guerre, le marĂ©chal Bittencourt, que lâauteur dâOs SertĂ”es dĂ©clare complice du plus grand crime de toute lâhistoire brĂ©silienne[382]. Il nâest dĂšs lors pas surprenant que Da Cunha eut quelque peine Ă trouver un Ă©diteur et quâil redoutait des reprĂ©sailles pour avoir exprimĂ© des critiques sans ambages envers les forces armĂ©es nationales â Ă cette Ă©poque-lĂ une institution au prestige inaltĂ©rable â et de hĂ©ros nationaux tels que Moreira CĂ©sar, Bittencourt et dâautres chefs de lâarmĂ©e, et accessoirement envers la presse. Ce nonobstant, un premier tirage de son livre, de mille exemplaires, fut Ă©coulĂ© en un seul mois[383].
En particulier, le ministre Bittencourt fut tenu responsable de la mort intentionnelle de centaines de prisonniers de guerre, parmi lesquels des hommes, des femmes et des enfants, y compris de combattants qui sâĂ©taient rendus en brandissant un drapeau blanc et avaient reçu, au nom de la RĂ©publique, la promesse de protection et de vie sauve. Le marĂ©chal Bittencourt â qui se trouvait dans le quartier-gĂ©nĂ©ral Ă Monte Santo, Ă quelques dizaines de km du lieu des combats â, avisant quâon retirait du front et conduisait vers lâarriĂšre des Canudenses prisonniers, envoya dire au gĂ©nĂ©ral Artur Oscar « quâil devait bien savoir que lui, ministre, nâavait pas oĂč garder des prisonniers ! », ainsi que le relata le dĂ©putĂ© et Ă©crivain CĂ©sar Zama, celui-ci soulignant par ailleurs que « le gĂ©nĂ©ral Artur Oscar comprit bien toute la portĂ©e de la rĂ©ponse de son supĂ©rieur hiĂ©rarchique ». Tous les hommes faits prisonniers Ă partir de cet instant furent Ă©gorgĂ©s, selon la pratique dite cravate rouge (en port. gravata vermelha)[384]. Alvim Martins Horcades, mĂ©decin de lâarmĂ©e et tĂ©moin oculaire, en fit le rĂ©cit suivant : « Il arrivait que (âŠ) alors quâils dormaient, lâon sâĂ©tait mis dâaccord pour leur donner la mort. AprĂšs que lâappel eut Ă©tĂ© fait, lâon organisa ce bataillon de martyrs, les bras attachĂ©s, ligotĂ©s les uns aux autres, chaque paire ayant deux gardes, et ils suivaient⊠De ce service Ă©taient chargĂ©s deux gradĂ©s et un soldat, sous les ordres du sous-lieutenant MaranhĂŁo, lesquels, experts dans lâart, sortaient dĂ©jĂ leurs sabres dĂ»ment affĂ»tĂ©s, de maniĂšre que, dĂšs quâils touchaient la carotide, le sang commençait Ă jaillir »[385].
Nombre de dĂ©fenseurs capturĂ©s, y compris des femmes, furent ainsi exĂ©cutĂ©s malgrĂ© une promesse, exprimĂ©e publiquement par Artur Oscar vers la fin de la guerre, que les rebelles qui se rendraient serait Ă©pargnĂ©s. Marciano de Sergipe, lâun des derniers dĂ©fenseurs, fut, aprĂšs sa capture, transpercĂ© de coups de baĂŻonnette Ă diffĂ©rents endroits du corps et Ă©nuclĂ©Ă©[386]. Une femme enceinte, dont les douleurs avaient dĂ©butĂ©, fut Ă©tendue dans une remise vide le long de la route et abandonnĂ©e. Les soldats tuaient les enfants en fracassant leur crĂąne contre des troncs dâarbre. Des jagunços blessĂ©s Ă©taient Ă©cartelĂ©s ou dĂ©coupĂ©s en piĂšces. Plusieurs des filles amenĂ©es Ă Salvador avaient Ă©tĂ© violĂ©es et battues par les soldats[113]. Cette mort au couteau, ou Ă froid, Ă©tait la terreur suprĂȘme des sertanejos, qui croyaient que dans ce cas, leur Ăąme ne serait pas sauvĂ©e. Les soldats exploitaient cette superstition et promettaient assez souvent la charitĂ© dâun coup de fusil en Ă©change de rĂ©vĂ©lations ou exigeaient quâils fassent un vivat Ă la RĂ©publique. Beaucoup de sertanejos, instruits du sort qui leur serait rĂ©servĂ© sâils Ă©taient pris, prĂ©fĂ©rĂšrent donc combattre jusquâĂ la mort[387].
Quant au nombre de Canudenses faits prisonniers, il nâexiste pas de chiffres fiables, et en particulier, le nombre des prisonniers masculins adultes nâa pu ĂȘtre dĂ©terminĂ© avec exactitude. Il est admis que parmi les 1000 Ă 3000 prisonniers se trouvaient quelques centaines dâhommes, et que de ceux-ci, fort peu ont survĂ©cu. En effet, dĂ©jĂ pendant les combats, le gĂ©nĂ©ral Oscar avait donnĂ© lâordre « de ne pas faire prisonniers les hommes, vu que ceux-ci ne feraient que se taire de façon cynique et rĂ©calcitrante »[388]. Dâautre part, un ensemble dâĂ©lĂ©ments porte Ă croire quâil y eut un autre massacre Ă grande Ă©chelle dans le village de Queimadas[389].
Si le ministre Bittencourt en particulier est nommĂ©ment mis en cause dans Os SertĂ”es, cependant, et plus en amont encore dans lâĂ©chelle hiĂ©rarchique, ces pratiques rĂ©pondaient Ă©galement aux dĂ©cisions du prĂ©sident de la rĂ©publique Prudente de Morais lui-mĂȘme, qui avait ordonnĂ© une guerre dâextermination : « Ă Canudos, il ne restera pas pierre sur pierre, pour que ne puisse plus se reproduire cette citadelle maudite, et la Nation doit ce service Ă lâArmĂ©e hĂ©roĂŻque et intĂšgre. »[390]. Ce par quoi se traduisit cette volontĂ© politique fut dĂ©crit comme suit par le journaliste FĂĄvila Nunes, alors lieutenant dâhonneur de lâarmĂ©e, dans une lettre datĂ©e du et publiĂ©e par Gazeta de NotĂcias le :
« Jâai lâintention de me rendre aujourdâhui Ă Monte Santo, car rester ici est insupportable, Ă©tant donnĂ© la situation de Canudos, transformĂ© en un immense cimetiĂšre, avec des milliers de cadavres enterrĂ©s, dâautres milliers, seulement mal recouverts de terre et, le pis de tout, dâautres milliers encore, inhumĂ©s dâaucune maniĂšre. On ne peut y faire un pas sans buter sur une jambe, un bras, un crĂąne, un corps entier, un autre mutilĂ©, un monceau de cadavres, lâun calcinĂ© Ă moitiĂ©, lâautre fumant encore, un autre enfin en totale putrĂ©faction et difforme, et, au milieu de tout cela, lâincendie et une atmosphĂšre brĂ»lante et imprĂ©gnĂ©e de miasmes putrides. De toutes parts, lâodeur horripilante de chair humaine rĂŽtie dans les brasiers des maisons incendiĂ©es[391]⊠»
Les survivants de la guerre â femmes, enfants, vieillards, blessĂ©s, et ceux qui, Ă la diffĂ©rence de nombreux Canudenses, ne sâĂ©taient pas prĂ©cipitĂ©s dans le feu pour nâavoir pas Ă porter de vivats Ă la rĂ©publique[392] â furent regroupĂ©s dans un camp de prisonniers, vĂ©ritable fourmiliĂšre humaine, oĂč les blessĂ©s, laissĂ©s sans soins, agonisaient ou Ă©taient gagnĂ©s par la gangrĂšne[393]. De ces prisonniers, contraints ensuite de rejoindre Ă marche forcĂ©e la ville dâAlagoinhas, un grand nombre pĂ©rit en chemin de faim et de soif ; selon un tĂ©moignage, le sol Ă©tait torride et « les gens tombaient comme des mouches, mais les soldats ne permirent pas que les habitants les aidassent, mĂȘme pas par une priĂšre Ă lâheure de la mort pour ceux qui se laissaient choir le long de la route, sans avoir droit Ă une sĂ©pulture. Ils Ă©taient comme de la vermine »[392]. Selon ce mĂȘme rĂ©cit, 60 pour cent environ des prisonniĂšres succombĂšrent lors de cette marche forcĂ©e, de faim, de soif, dâĂ©pidĂ©mies ou de mauvais traitements, et leurs corps furent abandonnĂ©s sur le chemin, sans ĂȘtre ensevelis[393].
Ăclairages particuliers
Intrication avec la politique bahianaise
Si câest Ă juste titre que Da Cunha rĂ©futa que Canudos fĂ»t un maillon, voire le noyau, dâun vaste complot monarchiste, il eut tort lorsquâil affirma que la communautĂ©, nonobstant que son chef spirituel fĂ»t un anti-rĂ©publicain dĂ©clarĂ©, ne reprĂ©sentait quâune insane rĂ©gression sociale et morale, totalement coupĂ©e du contexte politique de son Ă©poque. En effet, il semble quâil y eĂ»t des connexions dĂ©montrables entre conselheiristes et certains milieux politiques bahianais, et que les adeptes dâAntĂŽnio Conselheiro aient occupĂ©, pour un temps au moins, une position prĂ©cise dans les rapports de force politiques de lâĂtat de Bahia. Ces rapports de force peuvent ĂȘtre esquissĂ©s comme suit.
Ă Bahia, fin 1889, la plupart des hommes politiques Ă©taient opposĂ©s Ă lâinstauration de la rĂ©publique, redoutant quâun changement institutionnel de cette ampleur ne vĂźnt aggraver la crise Ă©conomique. NĂ©gociants et gens dâaffaires craignaient que la rhĂ©torique rĂ©publicaine sur la justice sociale et sur un accĂšs Ă©largi Ă la prise de dĂ©cision politique ne dĂ©bouchĂąt sur lâanarchie. Dans un premier temps, la municipalitĂ© de Salvador vota contre la dictature militaire nationale et tint Ă rĂ©affirmer sa fidĂ©litĂ© Ă la monarchie ; elle nâaccepta la rĂ©publique quâaprĂšs que la famille impĂ©riale eut dĂ©finitivement pris la route de lâexil vers lâEurope[394]. La nouvelle constitution de 1891, qui instituait un fĂ©dĂ©ralisme trĂšs poussĂ©, eut pour effet dâalimenter davantage encore la tension politique existante en donnant un pouvoir inĂ©dit aux rĂ©gions socialement et Ă©conomiquement les plus puissantes. Le nouveau systĂšme fĂ©dĂ©raliste rĂ©compensait les Ătats fĂ©dĂ©rĂ©s les plus dynamiques, au dĂ©triment des autres, relĂ©guĂ©s au statut de quasi-parias[395]. LâĂtat de Bahia, sur le retour depuis dĂ©jĂ de longues dĂ©cennies, nâavait plus dĂ©sormais que peu dâinfluence au niveau fĂ©dĂ©ral[396]. De plus, cet Ătat, et sa capitale en particulier, Ă©tait soupçonnĂ© dâĂȘtre restĂ© secrĂštement monarchiste, et pendant lâaffaire de Canudos, les reprĂ©sentants bahianais auront Ă cĆur de prouver que ces allĂ©gations Ă©taient dĂ©nuĂ©es de fondement[394].
Dans le processus de rĂ©organisation politique consĂ©cutif au coup dâĂtat de 1889 se combattaient, Ă tous les niveaux de pouvoir, des hommes politiques qui Ă©taient issus de la mĂȘme classe des grands propriĂ©taires terriens et qui peu auparavant encore appartenaient au mĂȘme Parti conservateur[397]. Les dissensions qui se firent jour dans le parti rĂ©publicain bahianais aboutiront bientĂŽt Ă un schisme, les factions rivales gonçalvistes et vianistes se constituant en partis politiques distincts. Cet antagonisme, qui nâen Ă©tait donc pas un de nature idĂ©ologique ou sociologique, se traduira lors de la guerre de Canudos notamment par des tiraillements au sujet de lâengagement des troupes dans une deuxiĂšme expĂ©dition. LuĂs Viana, qui venait dâĂȘtre investi gouverneur de la Bahia en , nâavait pas encore eu le temps dâaffermir son pouvoir. De ce point de vue, lâaffaire de Canudos lui Ă©chut entre les mains trĂšs mal Ă propos, car pour lâheure, sa prĂ©occupation Ă©tait en premier lieu de consolider son autoritĂ© dans les sertĂ”es du sud de la Bahia, oĂč malgrĂ© la mise Ă contribution sans retenue de la police de lâĂtat ses efforts de pacification se heurtaient Ă une rĂ©sistance inopinĂ©ment forte[398].
Les lieutenants dâAntĂŽnio Conselheiro recherchĂšrent la protection de la faction dirigĂ©e par LuĂs Viana, sans doute dans lâespoir de voir ce parti prendre le pouvoir dans lâassemblĂ©e de lâĂtat et Viana sâemparer du poste de gouverneur, et il se peut mĂȘme que quelques-uns de ces lieutenants aient servi comme fĂłsforos (rabatteurs de voix dans les campagnes Ă©lectorales, agissant contre argent ; litt. allumettes) pour le compte du parti vianiste. Celui-ci se laissa souvent aller jusquâĂ brĂ»ler publiquement les dĂ©crets fiscaux de la faction gonçalviste opposĂ©e. Du reste, de tels autodafĂ©s visant les dĂ©crets fiscaux gonçalvistes eurent lieu Ă dâautres endroits de lâĂtat de Bahia, voire dans tout le BrĂ©sil, lâautodafĂ© de Bom Conselho, attribuĂ© Ă AntĂŽnio Conselheiro, ne constituant donc nullement une singularitĂ©[399]. En dâautres termes, les adeptes dâAntĂŽnio Conselheiro ont pu se retrouver happĂ©s dans les luttes de longue date entre factions rivales de lâaristocratie bahianaise, et lâincident sur le foirail de Bom Conselho, Ă©vĂ©nement clef dans le parcours du Conselheiro, serait Ă interprĂ©ter comme un acte de politique partisane, une manifestation de loyautĂ© vis-Ă -vis de Viana, qui venait de perdre sa majoritĂ© Ă lâassemblĂ©e bahianaise, lâintervention du dĂ©tachement de police de MacetĂ© pouvant alors, dans cette mĂȘme optique, ĂȘtre interprĂ©tĂ©e Ă son tour comme la volontĂ© des adversaires de Viana dâinfliger une leçon aux partisans de celui-ci. Toutefois, les allĂ©gations selon lesquelles AntĂŽnio Conselheiro se serait engagĂ© dans une opposition active Ă la rĂ©publique, au point de prĂ©coniser la dĂ©sobĂ©issance civile, sâappuyaient sur des on-dit et Ă©taient, selon toute probabilitĂ©, faux, et il nâest pas sĂ»r du reste quâil nâait pas Ă©tĂ© entraĂźnĂ© Ă son corps dĂ©fendant, sous lâimpulsion de ses lieutenants, dans lâincident de Bom Conselho[400].
La faction vianiste lâayant finalement emportĂ© en 1896, Canudos sembla provisoirement hors de danger, mais, paradoxalement, LuĂs Viana, agissant dĂ©sormais au sein du pouvoir Ă©tabli, nâĂ©tait plus en position de rĂ©sister aux instances de diffĂ©rents coroneis, et nâĂ©tait donc plus capable de garantir lâimmunitĂ© de ses anciens alliĂ©s du sertĂŁo. Ă la chambre des dĂ©putĂ©s de Bahia, le compte rendu des dĂ©bats Ă propos de Canudos montre que dĂ©fenseurs et opposants dâAntĂŽnio Conselheiro sâaffrontaient de part et dâautre dâune ligne de dĂ©marcation sĂ©parant les partis, Ă savoir : les gonçalvistes dâune part, alliĂ©s des coroneis et du latifundiaire CĂcero Dantas Martins, baron de Jeremoabo, se plaignant de ce que Canudos dĂ©bauchait leur main-dâĆuvre et rĂ©clamant une prompte intervention, et dâautre part les vianistes, dĂ©fendant le droit dâAntĂŽnio Conselheiro et de ses adeptes de vivre sans ĂȘtre inquiĂ©tĂ©s. Les rĂ©ticences initiales de Viana Ă sĂ©vir contre Canudos dĂ©coulaient dâun calcul politique visant Ă irriter le parti de Jeremoabo ; sa dĂ©cision ultĂ©rieure dâintervenir fut une tentative de restaurer son crĂ©dit auprĂšs des grands propriĂ©taires terriens[399].
Le plus influent des propriĂ©taires terriens du nordeste bahianais, CĂcero Dantas Martins, fut, en collusion avec lâarchevĂȘque de Salvador, Ă lâinitiative de la premiĂšre dĂ©marche connue visant Ă faire interdire les activitĂ©s dâAntĂŽnio Conselheiro et Ă neutraliser son influence croissante. Devenu lâimplacable adversaire dâAntĂŽnio Conselheiro, il porta son hostilitĂ© sur lâarĂšne politique bahianaise. Jeremoabo est lâillustration de lâinterconnexion des diffĂ©rentes Ă©lites et de leurs rĂ©seaux dans la rĂ©gion : en plus dâĂȘtre un puissant coronel local, il Ă©tait aussi liĂ© par son mariage Ă une grande famille du RecĂŽncavo, c'est-Ă -dire Ă lâaristocratie sucriĂšre[401]. On peut considĂ©rer quâĂ lâinverse, la passivitĂ© politique dâAntĂŽnio Conselheiro, en particulier sa nĂ©gligence de forger, au sein des Ă©lites, des alliances durables capables de garantir une protection Ă sa communautĂ©, fut lâune des raisons principales de sa chute[95].
La fausse rumeur dâune « menace » pesant sur la ville de Juazeiro propagĂ©e fin fut probablement lancĂ©e Ă dessein par lâopposition gonçalviste, par le biais du juge Leoni. Ce dernier avait Ă©tĂ© mutĂ© de Bom Conselho vers Juazeiro aussitĂŽt aprĂšs lâinvestiture de Viana. Lâopposition perçut dans la premiĂšre expĂ©dition une tentative vianiste dâattiser les esprits des Canudenses, de semer le dĂ©sordre dans la rĂ©gion et ainsi de faire obstruction Ă la tenue des Ă©lections, ou dâen manipuler les rĂ©sultats, dans cette troisiĂšme circonscription, imprenable de toute façon pour Viana. Il nâest pas Ă©tabli si les troupes furent envoyĂ©es Ă Juazeiro par ordre exprĂšs de Manuel Vitorino, alors supplĂ©ant de Prudente de Morais Ă la tĂȘte de lâĂtat fĂ©dĂ©ral, ou si, comme le conjecturera lâopposition, ce fut Viana lui-mĂȘme qui eut soin de dĂ©pĂȘcher une troupe dĂ©libĂ©rĂ©ment faible, afin de renforcer Canudos par une dĂ©faite prĂ©visible de cette troupe, et ainsi crĂ©er des troubles dans la zone dâinfluence de son rival et de manipuler Ă son propre avantage les Ă©lections dans ces municipalitĂ©s. Lâopposition pour sa part tenta de mettre Viana dans lâembarras en dĂ©montrant que celui-ci portait la seule responsabilitĂ©, par ses dĂ©cisions, de lâĂ©chec des deux premiĂšres campagnes militaires contre Canudos, dans lâespoir que lâautoritĂ© fĂ©dĂ©rale fĂ»t amenĂ©e Ă intervenir et Ă dĂ©mettre le gouverneur Viana[402]. Le journal Estado da Bahia, favorable Ă Gonçalves, qui ne cessait depuis de rappeler Viana Ă sa promesse Ă©lectorale de pacifier la Bahia, se plut Ă insinuer que le but de Viana Ă©tait en fait la dĂ©faite Ă©lectorale de Gonçalves et de Martins, auxquels il vouerait une haine inexpiable, et la destruction de leurs possessions[403]. Dans un premier temps, Viana sembla sortir vainqueur du conflit de pouvoir autour de Canudos, son alliance avec le gouvernement fĂ©dĂ©ral et le limogeage de SĂłlon lui permirent en effet de consolider ses positions[404].
RĂŽle du conflit dans la politique nationale
Au plan national, le retentissement que connut Canudos, sans proportion avec le pĂ©ril quâil reprĂ©sentait pour le nouveau rĂ©gime, sâexplique par le contexte politique particulier de lâaprĂšs-coup dâĂtat rĂ©publicain, quâil importe donc de dĂ©crire briĂšvement. Paradoxalement, il Ă©tait rĂ©sultĂ© dudit coup dâĂtat un mouvement rĂ©publicain divisĂ©, comprenant des ultras, des lĂ©galistes, des convertis de la derniĂšre heure, des modĂ©rĂ©s etc. Les jacobins parmi eux, et dâautres qui appelaient Ă de mesures gouvernementales vigoureuses Ă lâeffet dâĂ©radiquer tout sentiment promonarchiste persistant, saisirent lâoccasion offerte par lâaffaire de Canudos pour glorifier le rĂŽle hĂ©roĂŻque de lâarmĂ©e rĂ©publicaine et pour justifier des mesures musclĂ©es prises contre la dissidence. Ainsi Canudos agit-il comme un abcĂšs de fixation et faisait-il figure dâultime et suprĂȘme bataille du BrĂ©sil rĂ©publicain contre le monarchisme[405]. Si les politiciens locaux sâinquiĂ©taient surtout de ce que le magnĂ©tisme dâAntĂŽnio Conselheiro, outre quâil les privait de bras, pĂ»t Ă©galement leur coĂ»ter des voix potentielles, la faction rĂ©publicaine nationale savait quâune prolongation du conflit risquait dâĂ©roder davantage encore leur prĂ©caire position[406].
Le fait que Canudos fut prĂ©sentĂ© comme faisant partie dâun complot monarchiste plus vaste intensifia encore lâimpact psychologique du conflit. Il y a lieu, Ă cet Ă©gard, de souligner le rĂŽle dĂ©terminant de la presse : pour la premiĂšre fois au BrĂ©sil, un Ă©vĂ©nement reçut une couverture quotidienne dans la presse, et pour la premiĂšre fois aussi, les journaux Ă©taient mis Ă contribution pour crĂ©er, en partie au moins artificiellement, un sentiment de panique. La presse devint en quelque sorte la principale arĂšne dans laquelle se disputa le conflit, et la quasi-totalitĂ© des politiciens brĂ©siliens prirent part Ă cette « guerre des mots »[407] - [note 7].
Cependant, nombre de problĂšmes nationaux demeuraient sans solution, notamment les conflits armĂ©s rĂ©gionalistes, la division au sein mĂȘme des forces armĂ©es, et la confiance Ă©branlĂ©e quâavaient dans le BrĂ©sil les investisseurs Ă©trangers. Le milrĂ©is perdit la moitiĂ© de sa valeur entre 1892 et 1897, tandis que les exportations chutaient, limitant ainsi la possibilitĂ© pour la fĂ©dĂ©ration brĂ©silienne de contracter de nouveaux emprunts. Inflation et chaos Ă©conomique sâensuivirent. Pour lâĂtat de Bahia sây ajoutĂšrent les terribles sĂ©cheresses de 1866 Ă 1868 et de 1877 Ă 1880, qui poussĂšrent hors de la rĂ©gion ses ressources humaines et fiscales. LâĂ©conomie de cet Ătat Ă©tait frappĂ©e, outre par lâEncilhamento (bulle financiĂšre) national, aussi par la stagnation agricole dans le RecĂŽncavo et le sud, et par une chute de la production miniĂšre dans les Lavras Diamantinas. Lâeffondrement consĂ©cutif Ă lâEncilhamento Ă©corna la crĂ©dibilitĂ© du BrĂ©sil Ă lâĂ©tranger, mit en Ă©vidence lâĂ©chec de la crĂ©ation dâun marchĂ© de capitaux national, et suscita des craintes quant Ă la viabilitĂ© de la fĂ©dĂ©ration brĂ©silienne elle-mĂȘme. Les difficultĂ©s Ă©conomiques persistantes, qui minaient les efforts de la rĂ©publique pour consolider son autoritĂ©, et les confrontations traumatisantes qui se succĂ©daient, dĂ©terminaient un sentiment obsidional et contribuaient Ă aiguiser la sensibilitĂ© des gouvernants Ă la menace de Canudos, qui agit bientĂŽt comme un urticant[408]. Pour les rĂ©publicains, il Ă©tait urgent dâĂ©teindre tous ces foyers dâincendie dans les plus brefs dĂ©lais. En raison de cette toile de fond, Canudos ne pouvait pas en effet survenir Ă un pire moment[409]. Canudos fut ainsi la victime des circonstances : sa naissance et sa croissance coĂŻncidĂšrent malencontreusement avec lâopportunitĂ©, pour le pouvoir rĂ©publicain central, de monter une campagne de propagande en agitant le spectre dâun complot monarchiste[101]. Dâun curieux ramassis de rustres fanatisĂ©s, le mouvement dâAntĂŽnio Conselheiro se mua, aprĂšs la dĂ©route de la 3e expĂ©dition, en une force politique avec laquelle compter. Cette mutation cependant se dĂ©roula non Ă Belo Monte, mais dans les milieux journalistiques de la capitale. Canudos vint soudainement, comme supposĂ© bras armĂ© des monarchistes, Ă se trouver au centre de la politique fĂ©dĂ©rale[410].
Le monarchisme demeurait un phĂ©nomĂšne politique sans assise en largeur dans la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne, et ses chefs de file ne se souciaient guĂšre de populariser son organisation et ses idĂ©es. AssurĂ©ment, avec ses organes de presse, le monarchisme disposait dâun outil percutant ; ses journaux, tels que A Tribuna, Jornal do Brasil, Liberdade, Gazeta da Tarde Ă Rio de Janeiro, et Commercio de SĂŁo Paulo dans la mĂ©tropole paulista, exerçaient une critique continuelle des institutions rĂ©publicaines et de leur politique, et reprĂ©sentaient â en dĂ©pit des pĂ©riodes dâinterdiction, dâune censure harcelante et dâattentas rĂ©pĂ©tĂ©s â un important facteur perturbant vis-Ă -vis de la volontĂ© dâaffirmation de la rĂ©publique. Câest cette puissance discursive â cette « guĂ©rilla verbale »[411] â qui entre autres fit surestimer ou exagĂ©rer le poids politique et la menace potentielle du monarchisme pour le systĂšme rĂ©publicain. La presse rĂ©publicaine mijotait ainsi depuis 1890 Ă feu doux le pĂ©ril dâune conspiration monarchiste, quâelle pouvait sâil y avait lieu amplifier de quelques crans en une imminente tentative de putsch restaurateur. Câest en particulier Ă partir de que politiciens et journaux Ă©tablirent un lien entre Canudos et le monarchisme officiel. Les dĂ©clarations anti-rĂ©publicaines de Maciel/Conselheiro en effet Ă©taient bien connues, notamment sa conviction que seule la monarchie garantissait lâunitĂ© voulue par Dieu entre religion et Ătat, conviction qui rejoignait lâopinion des cercles catholiques conservateurs au sein du monarchisme. Durant la guerre fut Ă©chafaudĂ©e, surtout par lâopposition jacobine, Ă partir de ce soupçon dâune volontĂ© subversive, une thĂšse de la conspiration, Ă lâappui de laquelle surgissaient sans cesse çà et lĂ des « preuves » que Canudos Ă©tait en contact avec des comitĂ©s monarchistes Ă Paris et Ă Buenos Aires et se faisait fournir en armes depuis lâArgentine ou lâAngleterre en passant par Sete Lagoas dans le Minas Gerais. Le gĂ©nĂ©ral Arthur Oscar, commandant en chef de la quatriĂšme expĂ©dition, lâun des ardents partisans de la thĂšse de la conspiration monarchiste, ne laissera pas dâaffirmer pendant des mois que les Canudenses disposaient dâĂ©quipements dâartillerie (notamment des balles explosives) qui Ă©taient inconnus ailleurs au BrĂ©sil et quâils avaient donc forcĂ©ment obtenus de lâĂ©tranger ; ainsi pouvait-on faire tenir au mouvement conselheiriste un rĂŽle dâantagoniste militairement crĂ©dible. Le paradigme dâun Canudos partie intĂ©grante (consciente ou instrumentalisĂ©e) dâune conjuration monarchiste visant au renversement de la rĂ©publique acquit Ă partir de un rĂŽle porteur dans le discours sur Canudos[412]. MĂȘme Rui Barbosa, trĂšs sceptique quant Ă la participation de Canudos dans un complot plus vaste, fut impuissant Ă invalider le paradigme, et sera Ă son tour suspectĂ© de sympathies monarchistes.
La dĂ©faite de la 3e expĂ©dition prouvait aux yeux de la presse non seulement la vĂ©racitĂ© de la conspiration monarchiste et de la tentative de renversement du rĂ©gime, elle tendait aussi Ă prouver lâimplication de lâĂtat fĂ©dĂ©rĂ© oĂč se trouvait Canudos, Ă savoir la Bahia. Celle-ci fut fustigĂ©e par la presse de la capitale ; A Noticia de Rio de Janeiro notamment Ă©crivit, dans son Ă©dition du : « Tout dans la Bahia sent la monarchie et la rĂ©action ; câest pourquoi le Conselheiro, et Canudos, y sont tolĂ©rĂ©s, encouragĂ©s et protĂ©gĂ©s par les Bahianais. » Pour Jornal de NotĂcias, la Bahia Ă©tait « la patrie des jagunços et des ennemis de la rĂ©publique »[413]. Cette amalgamation de la Bahia au paradigme monarchiste, cohĂ©rente du reste avec lâassimilation de la rĂ©publique au progrĂšs et du monarchisme Ă la mentalitĂ© prĂ©moderne, incita neuf journaux de Bahia (et parmi eux tous les principaux) Ă rĂ©diger une dĂ©claration commune Ă lâattention de « la presse Ă Rio de Janeiro », dans laquelle ils protestaient « en tant que presse bahianaise et au nom de toutes les classes sociales » contre « la suspicion injuste et offensante » que la Bahia serait un bastion du monarchisme. Lâun des arguments, soulignant la modĂ©ration politique et la tradition bahianaises, portait que, si certes il manquait Ă la Bahia une tradition rĂ©publicaine, « la modĂ©ration et la luciditĂ© avec lesquelles elle maĂźtrise les phases difficiles de notre existence sociale moderne » suffisaient Ă dĂ©montrer les bonnes dispositions rĂ©publicaines de la « Bahia Ă©minemment conservatrice »[414].
Le paradigme monarchiste fonctionnait alors Ă plein rĂ©gime, mĂȘme sâil Ă©tait clair aux analystes politiques que la cause de lâĂ©chec de Moreira CĂ©sar rĂ©sidait en rĂ©alitĂ© dans un enchaĂźnement dâerreurs de la part du commandement militaire. Les jagunços nâĂ©taient pas dĂ©nuĂ©s dâhabiletĂ©s militaires tactiques, mais la dissymĂ©trie du nombre des pertes tendait Ă indiquer que lâennemi ne disposait pas dâun potentiel expansible Ă lâinfini ; du reste, aucun Canudense nâavait jusquâici marchĂ© sur Rio de Janeiro, ni mĂȘme sur Salvador[410]. Mais la signification militaire de lâassaut manquĂ© nâexplique pas seul le changement de perception du conflit. Avec la personne de Moreira CĂ©sar, câest dâun symbole rĂ©publicain radical, incarnation de lâintransigeance vis-Ă -vis des ennemis et des menaces, que fut privĂ© le corps rĂ©publicain â chose qui Ă©tait impensable comme venant dâun ramassis de fanatiques, agissant dans un dĂ©sordre prĂ©-scientifique, et prĂ©supposait donc en arriĂšre-plan quelque puissance organisĂ©e dâune efficacitĂ© redoutable[410].
Cependant, les vives tensions existant alors au sein mĂȘme du camp rĂ©publicain apportent un autre Ă©clairage Ă lâirruption de Canudos sur la scĂšne nationale. Dans les annĂ©es 1889-1898, une Ăąpre lutte fut menĂ©e pour lâhĂ©gĂ©monie dans la rĂ©publique, lutte qui prit des formes allant bien au-delĂ du strict dĂ©bat parlementaire et qui Ă©tait ressentie par la plupart de ses protagonistes comme une lutte dĂ©cisive. Le conflit prĂ©sentait un versant idĂ©ologique et un autre institutionnel, se matĂ©rialisant dans la question de savoir quelle conception de la rĂ©publique devait ĂȘtre privilĂ©giĂ©e, et qui aurait Ă occuper les positions de pouvoir. La bataille politique fut livrĂ©e par divers moyens et sur diffĂ©rents fronts mouvants, tant sur le plan militaire que par des glissements dans le personnel politique et par des remaniements des structures dĂ©cisionnaires. Dans le cadre de cette quasi-guerre civile Ă lâintĂ©rieur du camp rĂ©publicain, Canudos sera instrumentalisĂ© comme opportune ressource discursive[415]. Selon lâhistoriographie traditionnelle, la transition entre monarchie et rĂ©publique se passa sans heurts et pacifiquement, grĂące Ă la sagesse des pĂšres de la constitution, qui eurent soin de garantir une certaine continuitĂ©. Ă lâopposĂ©, une historiographie rĂ©visionniste mit en Ă©vidence que lâEmpire fut aboli en dehors de toute consultation de vastes couches de la population et sans quâil y eĂ»t des personnels politiques porteurs de concepts opĂ©rants et aptes Ă donner forme Ă lâidĂ©e rĂ©publicaine. Avant 1889, le mouvement rĂ©publicain nâavait, au-delĂ du principe gĂ©nĂ©ral de la rĂ©publique, quâune idĂ©e fort limitĂ©e des futures transformations Ă opĂ©rer dans la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne, et en dehors de Rio de Janeiro et de SĂŁo Paulo peinait Ă prendre corps institutionnellement ; lâon ne put donc, aprĂšs le coup dâĂtat de 1889, empĂȘcher une sorte de vide institutionnel de sâinstaller, que lâon tenta hĂątivement de combler par la formation dâun gouvernement provisoire et la nomination dâune commission constituante. Les premiers gouvernants rĂ©publicains nâavaient guĂšre dâexpĂ©rience dans lâadministration publique et ne montrĂšrent que peu dâaptitude Ă crĂ©er de nouvelles formes dâorganisation politique. La nouvelle constitution promulguĂ©e quelques mois plus tard prĂ©voyait un systĂšme prĂ©sidentiel caractĂ©risĂ© par le bicamĂ©ralisme, par un fĂ©dĂ©ralisme accordant une large autonomie aux entitĂ©s fĂ©dĂ©rĂ©es, et par un ample Ă©ventail de droits fondamentaux assorti dâun suffrage restreint. Cette nouvelle constitution renfermait donc cette contradiction que la population Ă©tait largement Ă©cartĂ©e des prises de dĂ©cision politiques tout en jouissant de libertĂ©s individuelles Ă©tendues sur le plan Ă©conomique et politique, lesquelles libertĂ©s cependant restaient pour les masses sans signification pratique. Le libĂ©ralisme brĂ©silien servait davantage de lĂ©gitimation Ă une idĂ©ologie Ă©litaire plus disposĂ©e Ă creuser les inĂ©galitĂ©s quâĂ entreprendre les rĂ©formes et Ă promouvoir lâĂ©mancipation[416].
Peinant Ă se consolider, la rĂ©publique brĂ©silienne se rĂ©fĂ©rait Ă trois modĂšles rĂ©publicains diffĂ©rents, spĂ©cifiĂ©s comme suit par lâhistorien JosĂ© Murilo de Carvalho :
« Deux dâentre eux, lâamĂ©ricain (le libĂ©ral) et le positiviste, partaient certes de prĂ©misses totalement diffĂ©rentes, mais mettaient tous deux lâaccent sur la nĂ©cessitĂ© de rĂ©guler le pouvoir politique. Le troisiĂšme modĂšle, le jacobin, voyaient dans lâintervention directe du peuple le fondement du nouveau systĂšme et dĂ©daignaient la question de son institutionnalisation. Si les deux modĂšles français utilisaient la conception de la dictature rĂ©publicaine, celle-ci toutefois demeurait vague dans la version jacobine, tandis que les positivistes avaient sous la main des idĂ©es dĂ©taillĂ©es quant au rĂŽle du dictateur, Ă lâassemblĂ©e, Ă la lĂ©gislation Ă©lectorale, Ă la politique Ă©ducative etc.[417] »
LâĂ©popĂ©e de la RĂ©volution française joua un rĂŽle majeur dans la jeune rĂ©publique brĂ©silienne comme modĂšle historique ainsi que comme source dâune sĂ©mantique universelle et dâun ensemble dâĂ©lĂ©ments symboliques, qui ornaient profusĂ©ment lâespace public. Elle servait aussi de point de rĂ©fĂ©rence Ă lâaune de laquelle juger et Ă©valuer les Ă©vĂ©nements et les Ă©volutions au BrĂ©sil. De mĂȘme, la mĂ©taphore qui assimilait Canudos Ă la VendĂ©e, popularisĂ©e par Da Cunha â les deux articles quâil rĂ©digea pour le journal Estado de SĂŁo Paulo portaient le titre de Notre VendĂ©e, et il envisagea de donner Ă son futur ouvrage ce mĂȘme titre avant de se raviser et de lâintituler Os SertĂ”es â, rattachait la rĂ©volution brĂ©silienne Ă celle française et concourut Ă faire de Canudos le paradigme de la conjuration monarchiste[418].
Dans la pratique politique des annĂ©es jusque 1898, positivisme et jacobinisme tendaient de plus en plus Ă coĂŻncider, mĂȘme si les jacobins exprimaient lâidĂ©e dâune dictature rĂ©publicaine de maniĂšre plus visible et politiquement plus opĂ©rante. Finalement, câest Ă un conflit entre bachareis (juristes) libĂ©raux de SĂŁo Paulo dâune part, et avant-garde rĂ©publicaine jacobine-positiviste dâautre part, que peut se ramener en derniĂšre analyse lâantagonisme dĂ©cisif qui marqua toutes ces annĂ©es-lĂ [419].
Dans le sillage de la dĂ©faite de la 3e expĂ©dition, les autoritĂ©s organisĂšrent des manifestations officielles, dĂ©crĂ©tĂšrent des jours de deuil etc. Nonobstant le propos, ostensiblement proclamĂ©, de dĂ©passer les clivages partisans et les appels au consensus national, les deux mouvances rĂ©publicaines opposĂ©es poursuivaient chacune des buts distincts, y compris sur le plan symbolique. Ainsi les dĂ©nommĂ©s « bataillons patriotiques » constituĂ©s un peu partout dans le pays par les jacobins prirent-ils le nom de Tiradentes, Benjamin Constant, Deodoro da Fonseca et Moreira CĂ©sar. Câest surtout la Rua do Ouvidor Ă Rio de Janeiro qui servira aux jacobins de dĂ©cor usuel de leurs manifestations. Le , les troupes de choc des jacobins, appelĂ©s aussi florianistes, du nom du marĂ©chal Floriano Peixoto, saccagĂšrent les locaux de rĂ©daction et lâimprimerie des journaux monarchistes Gazeta da Tarde, Libertade et ApĂłstolo, et Ă SĂŁo Paulo, les locaux du ComĂ©rcio de SĂŁo Paulo furent mis Ă sac, et plus tard un groupe dâofficiers assassina le directeur de la Gazeta da Tarde, Gentil de Castro[420]. Avec lâentrĂ©e en fonction de Prudente de Morais comme prĂ©sident de la rĂ©publique, les jacobins furent refoulĂ©s dans lâopposition politique, opposition quâils menĂšrent dĂ©sormais de façon cohĂ©rente et militante, fustigeant une « rĂ©publique des conseillers » (repĂșblica dos conselheiros), oĂč ce seraient des girouettes fidĂšles Ă lâempereur, des monarchistes dĂ©clarĂ©s, des rebelles de 1893, des Ă©trangers (en particulier des Portugais), de mĂȘme que des spĂ©culateurs et des accapareurs qui donneraient le ton. Les jacobins se voyaient comme les seuls rĂ©publicains authentiques et sâattribuaient le rĂŽle de « gardiens de la rĂ©publique et de la patrie ». Comme leurs homonymes français, ils rĂ©clamaient, en dĂ©fense de la jeune rĂ©publique, une dictature militaire autoritaire et une rĂ©pression systĂ©matique de lâennemi intĂ©rieur, â notamment du bacharelismo (ensemble des bachareis, civils ayant une formation de juriste), rĂ©sidu de la monarchie et responsable du marasme actuel â, prĂŽnaient le protectionnisme socialiste, etc.[421] Dans leur discours, comme de juste entrelardĂ© de mĂ©taphores militaires, la guerre faisait rage contre la rĂ©publique, ce qui se recoupait avec leur vision selon laquelle la politique Ă©tait un combat permanent. Dans une situation extrĂȘme, les extrĂ©mistes Ă©taient les meilleurs rĂ©publicains, ainsi que le posait le journal Gazeta de NotĂcias[422]. LâarmĂ©e Ă©tait constamment exaltĂ©e comme le bastion de dĂ©fense de la rĂ©publique, le paradigme central du discours jacobin Ă©tant en effet la capacitĂ© de dĂ©fense du peuple. Trois lignes de force de ce discours sont Ă mettre en relief : 1) la rĂ©publique est menacĂ©e dans son existence par le monarchisme ; 2) le gouvernement actuel nâest pas en Ă©tat de sĂ©curiser la rĂ©publique et sâest par lĂ rendu coupable de forfaiture ; 3) les jacobins sont les dĂ©fenseurs effectifs de la patrie[423].
Dans les mois de mars Ă , le projet libĂ©ral bacharĂ©liste, sous les coups de boutoir incessants des agitateurs jacobins, vĂ©cut ses moments les plus difficiles. Les jacobins disposaient dâun potentiel militaire, non seulement sous la forme des milices populaires, mais encore au sein des forces armĂ©es, qui restaient politiquement divisĂ©es, mais oĂč ils avaient de nombreux sympathisants. Ils Ă©taient trĂšs prĂ©sents Ă lâĂ©cole militaire de Praia Vermelha, oĂč rĂ©gnait depuis les annĂ©es 1870, sous lâinfluence de Constant, un esprit rĂ©solument positiviste, et oĂč venaient Ă©tudier et se diplĂŽmer la majoritĂ© des officiers brĂ©siliens. Le positivisme voyait dans le soldat un acteur politique qui pouvait, voire devait, intervenir. Fin , les cadets manifestĂšrent ouvertement leur opposition au gouvernement Morais, lequel avait sensiblement rĂ©duit le nombre des florianistes aux postes dâinfluence. Un incident au parlement national, en rapport avec la fronde des cadets, conduisit finalement Ă la scission du Parti rĂ©publicain fĂ©dĂ©ral et mit un terme Ă la fiction dâun camp rĂ©publicain homogĂšne[424]. Quand les jacobins taxaient les bacharĂ©listes de monarchistes dĂ©guisĂ©s, les libĂ©raux, par la voix de Barbosa notamment, assimilĂšrent lâopposition Ă lâanarchie et Ă la tyrannie, accusant les jacobins dâexercer, selon les termes de Barbosa, « un culte rĂ©publicain de surface » empreint dâune « superstition servile fortement exagĂ©rĂ©e » conduisant Ă une « idolĂątrie de la rĂ©publique », dont elle ne serait quâune dĂ©gĂ©nĂ©rescence. Ainsi le conflit se cristallisa-t-il en lâantinomie tyrannie et idolĂątrie contre libertĂ© et justice, ou de façon plus lapidiare encore en lâantinomie violence contre lĂ©galitĂ©[425].
Dans ce contexte, Canudos fut hissĂ© au rang dâennemi paradigmatique de la rĂ©publique, si bien que câest dâaprĂšs le positionnement vis-Ă -vis de cet ennemi quâaux yeux des jacobins devait ĂȘtre Ă©valuĂ© si tel parti ou tel mouvement national Ă©tait Ă la hauteur de la rĂ©publique. Canudos concentrait dĂ©sormais toutes les figures de lâennemi, et fut tenu pour responsable de tous les dĂ©rĂšglement Ă©conomiques et sociaux, comme le renchĂ©rissement de la vie, lâinflation et le mĂ©contentement populaire[426]. Le symbole vendĂ©en vĂ©hiculait notamment ce concept dâun pouvoir juste et nĂ©cessaire, celui de la rĂ©publique, menacĂ© dâĂȘtre renversĂ© par un pouvoir illĂ©gitime de destruction et de rĂ©volte ; ledit pouvoir lĂ©gitime peut ĂȘtre assumĂ© par lâĂtat, mais pas obligatoirement : si ce dernier vient Ă faillir, ce sont les gardiens de la rĂ©publique eux-mĂȘmes qui se doivent de sâemparer du pouvoir[427]. Par contrecoup, les bachareis libĂ©raux de SĂŁo Paulo percevaient le danger dâune hĂ©gĂ©monie discursive de lâopposition jacobine et craignaient que celle-ci ne rĂ©ussĂźt Ă faire interprĂ©ter la persistance de Canudos comme lâexpression de lâantirĂ©publicanisme du gouvernement, et, de lĂ , toute critique contre lâopposition comme anti-rĂ©publicaine ; lâhabilitation Ă dĂ©finir la rĂ©publique, puis le magistĂšre intellectuel et enfin la domination politique, finiraient ainsi par Ă©chapper au groupe gouvernant, au profit de lâopposition[426].
Barbarie contre civilisation
Quand ils atteignirent Queimadas, les combattants (=les soldats de lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre) de la nouvelle expĂ©dition perçurent cette transition violente. Cette discordance absolue et radicale entre les villes de la cĂŽte et les cabanes couvertes de tuile de lâintĂ©rieur, qui dĂ©sĂ©quilibre tant le rythme de notre Ă©volution, et trouble lamentablement lâunitĂ© nationale. Ils se voyaient en terre Ă©trangĂšre. Dâautres habitudes. Dâautres paysages. Dâautres gens. Et mĂȘme une autre langue, articulĂ©e en un argot original et pittoresque. Ils avaient lâimpression de franchir la frontiĂšre pour aller faire la guerre. Ils se sentaient hors du BrĂ©sil. La sĂ©paration sociale Ă©tait totale, elle dilatait les distances gĂ©ographiques et crĂ©ait la sensation nostalgique dâun long Ă©loignement de la patrie. |
Euclides da Cunha, Hautes Terres, p. 510. |
Si Da Cunha rĂ©futa, Ă juste titre, lâidĂ©e que Canudos Ă©tait un maillon dâun grand complot monarchiste, il accrĂ©dita, aux yeux des gĂ©nĂ©rations Ă venir, la thĂšse que les Canudenses refusaient et combattaient la rĂ©publique parce quâils craignaient le progrĂšs[note 8]. Il est vrai que cette thĂšse trouva un terreau favorable dans la jeune rĂ©publique, qui recherchait ardemment une explication manichĂ©enne du conflit afin de façonner lâunitĂ© nationale et de dĂ©tourner lâattention de lâimpĂ©ritie flagrante, Ă tous niveaux, des forces armĂ©es brĂ©siliennes[428]. Lâimpact le plus durable dâOs SertĂ”es aura Ă©tĂ© que le petit peuple dĂ©laissĂ© du sertĂŁo sâinstalla dans la conscience nationale comme des fanatiques insanes, entraĂźnĂ©s dans une rĂ©gression irrationnelle par un hĂ©rĂ©tique. Son rĂ©cit choqua les lecteurs, les forçant Ă prendre conscience que lâĂ©tat rĂ©el de la population posait une menace Ă la course du pays vers la modernitĂ©. Da Cunha fut comparĂ© Ă Euripide, et son interprĂ©tation des Ă©vĂ©nements avait acquis le statut de vĂ©ritĂ© quasi intouchable[429]. Pendant au moins un siĂšcle aprĂšs sa parution, lâhistoriographie brĂ©silienne officielle se rangera Ă la conception de Da Cunha voulant que Canudos fĂ»t la rĂ©sultante du climat, de la gĂ©ographie et de la race. Da Cunha dĂ©crit le sertanejo comme un type humain dĂ©sĂ©quilibrĂ©, dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, instable, inconstant etc., victime de la fatalitĂ© des lois biologiques, en tant quâappartenant Ă une race arriĂ©rĂ©e sĂ©parĂ©e du littoral par trois siĂšcles de barbarie ; mais il le dĂ©crit aussi comme une figure contradictoire, tantĂŽt indolent, tantĂŽt animĂ©, en ajoutant une connotation politique : il est de toute maniĂšre aussi inapte Ă comprendre la forme rĂ©publicaine de gouvernement que la monarchie constitutionnelle ; tous deux lui sont des abstractions, hors de portĂ©e de son intelligence[44]. Cependant, sa description du jagunço, le dĂ©peignant comme un « titan de bronze », obstacle entĂȘtĂ© opposĂ© aux villes du littoral si dĂ©sireuses dâimiter les raffinements de lâEurope, laisse aussi poindre, avec cette ambivalence typique de lâauteur, une certaine admiration[430] â de la mĂȘme maniĂšre que Sarmiento sut admirer le gaucho, son savoir-faire, sa grandeur dâĂąme, son sens de lâhonneur, son autonomie â, ce qui le portera Ă sâexclamer vers la fin de son ouvrage :
« DĂ©cidĂ©ment, il Ă©tait indispensable que la campagne de Canudos se donnĂąt un objectif supĂ©rieur Ă la mission stupide et peu glorieuse de dĂ©truire un village des sertĂ”es. Il y avait lĂ un ennemi plus sĂ©rieux Ă combattre, dans une guerre plus lente et plus digne. Toute cette campagne serait un crime inutile et barbare, si lâon ne profitait pas des chemins ouverts par lâartillerie pour effectuer une propagande tenace, continue et persistante, afin dâamener vers notre temps et dâintĂ©grer Ă notre existence ces rudes compatriotes retardataires[431]. »
Pour les observateurs venus du littoral, AntĂŽnio Conselheiro Ă©tait lâincarnation du fanatisme et de la dissidence anti-rĂ©publicaine et sâĂ©tait montrĂ© habile Ă manipuler les petites gens des campagnes, Ă lâĂ©gard desquels ces mĂȘmes observateurs ressentaient une pitiĂ© mĂȘlĂ©e de dĂ©goĂ»t[432]. Lâattitude nĂ©gative des rĂ©sidents du littoral sâexacerbait par la croissance dĂ©mographique dans le sertĂŁo, laquelle poussait vers la cĂŽte des contingents grandissants de sertanejos misĂ©rables et apportait aux zones cĂŽtiĂšres le risque de maladies Ă©pidĂ©miques, du chĂŽmage et de la pauvretĂ© ; en rĂ©action, les autoritĂ©s municipales dressaient des barrages routiers Ă lâentrĂ©e de leurs villes et internaient dans des camps les rĂ©fugiĂ©s de la sĂ©cheresse[433].
Ă la suite de la guerre de Canudos, deux visions se firent jour au BrĂ©sil : lâune, celle rĂ©publicaine, prĂ©fĂ©rait mettre en avant les actions positives qui avaient permis de moderniser le pays (abolition de lâesclavage, constitution de 1891, sĂ©paration de lâĂ©glise et de lâĂtat, crĂ©ation dâun rĂ©gime civil stable, victoire sur toutes sortes de dissidences, de Canudos aux Ă©meutes anti-vaccination de 1904) et y puisait un certain optimisme ; lâautre au contraire mettait en doute la capacitĂ© du BrĂ©sil Ă surmonter son hĂ©ritage dâarriĂ©ration et de mixitĂ© raciale[434]. Les Ă©vĂ©nements de Canudos, en plus de mettre Ă mal la confiance dans les forces armĂ©es nationales et dans leurs alliĂ©s jacobins, affectĂšrent profondĂ©ment la façon dont les BrĂ©siliens se voyaient eux-mĂȘmes et firent chanceler le mythe positiviste du progrĂšs, propre au XIXe siĂšcle. AprĂšs le conflit de Canudos, lâopinion des Ă©lites adhĂ©rait assurĂ©ment, dans sa trĂšs grande majoritĂ©, Ă lâidĂ©e, exprimĂ©e par Da Cunha, dâune dualitĂ© irrĂ©vocable de la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne entre arriĂšre-pays et littoral[434], et peu de rĂ©publicains croyaient encore en 1898 que le fossĂ© social et psychologique entre BrĂ©sil urbain et BrĂ©sil rural pĂ»t ĂȘtre comblĂ© en imposant une façade moderne dâinstitutions civilisatrices. Les dirigeants jacobins, qui avaient initialement aspirĂ© Ă instaurer au BrĂ©sil la libertĂ© ancienne de la GrĂšce antique, abandonnĂšrent bientĂŽt ces idĂ©aux, en faveur dâun autoritarisme positiviste[435].
Dâautre part, cette vision des choses, ajoutĂ© au caractĂšre racial (ou perçu comme tel) du soulĂšvement conselheiriste, et Ă lâinvocation de mobiles antĂ©diluviens, voire psychotiques, des fidĂšles de Canudos, permit aux Ă©lites gouvernantes de justifier lâexĂ©cution de sang froid de tous les survivants masculins de Canudos, de faire accepter le sanglant tribut dâun grand nombre de morts (30 000 peut-ĂȘtre), et de justifier leur subsĂ©quent appui Ă la politique des gouverneurs, tendant Ă resserrer les mĂ©canismes de contrĂŽle social en octroyant le pouvoir absolu aux coronĂ©is ruraux â mais en mĂȘme temps empĂȘcha que la campagne de Canudos pĂ»t faire lâobjet de la mĂȘme glorification que dâautres expĂ©ditions menĂ©es contre des sĂ©ditions anti-rĂ©publicaines[436]. Enfin, les Ă©lites bahianaises elles-mĂȘmes, dont lâassurance Ă©tait toujours aussi vacillante face aux murmures dans le reste du BrĂ©sil selon lesquelles les classes dirigeantes de cet Ătat sâĂ©taient par trop mĂ©langĂ©es aux gens de couleur pendant lâesclavage, se saisirent du conflit comme une occasion de faire la dĂ©monstration de leur plein engagement pour un progrĂšs continu modelĂ© sur lâexemple europĂ©en[406].
Aspects religieux du conflit
Les adeptes d'AntĂŽnio Conselheiro obĂ©issaient, pour le suivre, Ă un large Ă©vĂ©ntail de mobiles ; mais avant tout sans doute, ils voyaient en lui un puissant chef religieux laĂŻc, dont lâaction sâinscrivait dans la tradition catholique populaire particuliĂšre Ă la rĂ©gion[432]. En tout Ă©tat de cause, ce qui peut ĂȘtre reconstituĂ© Ă partir des documents historiques sur la vie et la carriĂšre dâAntĂŽnio Conselheiro, contredit fortement lâimage du zĂ©lote fanatique, irrĂ©vĂ©rencieux, malveillant, hĂ©rĂ©tique et antisocial tel que vĂ©hiculĂ©e par Da Cunha et les Ă©lites du littoral. LâĂ©lĂ©ment de dĂ©viance religieuse nâĂ©tait pas absente de lâimage cathartique dont le nouveau BrĂ©sil rĂ©publicain avait besoin comme justificatif pour rĂ©primer la dissidence rurale, et AntĂŽnio Conselheiro par son entĂȘtement et son charisme se prĂȘtait fort bien Ă cette image, se livrant ainsi tout cru aux jacobins pressĂ©s de lancer le BrĂ©sil sur la voie du progrĂšs civilisateur[437].
Situation de lâĂglise dans lâĂtat de Bahia
En 1887, 124 des 190 paroisses que comptait lâĂtat de Bahia souffraient dâune pĂ©nurie de prĂȘtres permanents ou exerçant Ă temps plein. Beaucoup de prĂȘtres frais Ă©moulus sâempressaient dâailleurs de faire toutes dĂ©marches nĂ©cessaires pour rester dans la capitale de lâĂtat ou sur le littoral. En raison du manque de prĂȘtres disposĂ©s Ă exercer leur ministĂšre chez les pauvres dans les paroisses Ă©cartĂ©es, lâĂglise avait dĂ» virtuellement abandonner Ă leur sort nombre de catholiques brĂ©siliens campagnards, en particulier dans le sertĂŁo. Vu que peu parmi les sertanejos eux-mĂȘmes entraient dans la prĂȘtrise, le clergĂ© dans la rĂ©gion Ă©tait souvent dâorigine Ă©trangĂšre, nâayant parfois que des rudiments de portugais, et aucun lien solide les liant aux familles puissantes de lâaristocratie locale[438]. Les classes infĂ©rieures de la sociĂ©tĂ© nâĂ©taient pas moins croyantes ou pratiquantes, mais bĂ©nĂ©ficiaient moins de la prĂ©sence du clergĂ©, si nâest de curĂ©s surmenĂ©s, et cette disparitĂ© Ă©tait plus prononcĂ©e encore dans le sertĂŁo[439]. Bien que la population du sertĂŁo ne reçût donc virtuellement aucune instruction religieuse formelle, et quâil fĂ»t rare que les sertanejos vissent un reprĂ©sentant du clergĂ©, lâobservance du rite catholique dans le sertĂŁo se poursuivit sans interruption, mĂȘme en lâabsence dâune supervision soutenue du clergĂ©, et la piĂ©tĂ© ne chancela pas. Dans la premiĂšre moitiĂ© du XIXe siĂšcle, des missionnaires ambulants tentaient de combler cette lacune, notamment dans les zones trĂšs Ă©cartĂ©es et appauvries ; leurs visitations duraient une douzaine de jours, vĂ©ritable marathon de priĂšres culminant dans des sĂ©ances de confession, des actes de pĂ©nitence et lâadministration de sacrements. De toute maniĂšre, lâĂglise ne visant que le salut spirituel, non le changement social, les prĂȘtres, lĂ oĂč lâĂ©glise maintenait une prĂ©sence, dĂ©fendaient, voire renforçaient le statu quo social. Cependant, la pratique religieuse dans le sertĂŁo tendait Ă mener une vie propre[440]. Le fait que la prise en charge religieuse Ă©tait assurĂ©e par des missionnaires Ă©vangĂ©liques, des prĂ©dicateurs laĂŻcs, des rebouteux etc., instaura dans le sertĂŁo la tradition dâune plus grande libertĂ© de choix en ces matiĂšres, et a donc pu rendre la dĂ©cision plus aisĂ©e, pour les familles du sertĂŁo, de suivre AntĂŽnio Conselheiro vers son sanctuaire protĂ©gĂ©[35].
LâĂglise, Ă travers une politique dâaccommodements, finit par prendre son parti de la rĂ©publique, et les Ă©vĂȘques brĂ©siliens firent la paix avec le gouvernement rĂ©publicain. Sâavisant par ailleurs que ses maigres ressources et la pĂ©nurie de prĂȘtres bloquaient toute tentative sĂ©rieuse de rĂ©affirmer son influence parmi la masse de la population, les autoritĂ©s ecclĂ©siastiques prĂ©fĂ©rĂšrent centrer leur attention sur les Ă©lites urbaines, contribuant ainsi Ă faire se dĂ©placer vers les problĂ©matiques urbaines le centre de gravitĂ© de leurs prĂ©occupations, en nĂ©gligeant les terres de lâintĂ©rieur[433]. Les relations difficiles de lâĂglise avec lâĂtat, au demeurant manifestes dĂšs les derniĂšres annĂ©es de lâEmpire, nâempĂȘchaient pas la hiĂ©rarchie catholique de partager avec les autres Ă©lites les mĂȘmes valeurs communes et la mĂȘme vision littorale. La hiĂ©rarchie catholique nâeut donc aucune peine Ă joindre sa voix Ă la campagne rĂ©clamant la destruction de Canudos[441].
Singularité religieuse du sertão
Dans le sertĂŁo de la fin du XIXe siĂšcle, la religiositĂ© sâexprimait sous des formes sensiblement diffĂ©rentes que dans les rĂ©gions oĂč lâĂglise marquait sa prĂ©sence dâune façon plus classique. MĂȘme si la liturgie formelle et la pratique des sacrements restaient au-dedans des limites de la tradition catholique romaine (y compris Ă Canudos), le contexte spirituel gĂ©nĂ©ral Ă©tait nettement diffĂ©rent. LâatmosphĂšre pĂ©nitentialiste, sĂ©bastianiste et millĂ©nariste fournissait le contexte parfait dans lequel un voyant religieux austĂšre mais charismatique pouvait recruter des adeptes parmi les gens simples et les amener Ă le suivre vers une communautĂ© autonome, qui nâĂ©tait du reste, en ce qui concerne Canudos, subversive que dans le sens le plus technique du terme[442]. Des migrants se dĂ©plaçant dâune zone rurale Ă lâautre en quĂȘte de salut religieux constituaient une excroissance habituelle de la masse des campagnards pauvres ; dans le CearĂĄ, au milieu des annĂ©es 1890, des milliers de pĂšlerins appauvris suivirent le thaumaturge et prĂȘtre dissident CĂcero RomĂŁo Batista, les proportions considĂ©rables prises par la vĂ©nĂ©ration de sa personne tĂ©moignant dâailleurs de ce que la disposition des sertanejos Ă suivre un chef charismatique nâĂ©tait pas limitĂ©e Ă Canudos[443].
La population du sertĂŁo, qui sâĂ©tait instruite dans la religion catholique largement par elle-mĂȘme, tendait Ă associer sa rĂ©signation et son stoĂŻcisme quotidiens Ă des espoirs messianiques[394]. Une dĂ©votion particuliĂšre Ă©tait portĂ©e Ă certains saints, dont on croyait quâils pouvaient guĂ©rir des maladies, mais Ă lâinverse, aussi causer des afflictions, susceptibles dâĂȘtre levĂ©es uniquement par un pĂšlerinage vers certaines chĂąsses dĂ©terminĂ©es et certains lieux supposĂ©s habitĂ©s par la prĂ©sence du saint en question[444]. Lâaffirmation de miracles faisait partie du systĂšme populaire ; ces miracles, accueillis avec bienveillance par lâĂglise, apportaient un rĂ©pit dans la monotonie de lâexistence. Les citadins nâĂ©chappaient pas Ă lâemprise de la magie et des miracles[445]. La superstition Ă©tait naturelle, sinon en quelque sorte rationnelle dâinspiration, car rĂ©pondant au besoin de trouver des explications aux phĂ©nomĂšnes et aidant Ă lâĂ©vasion psychologique. La magie et les formes populaires de croyance, en plus dâĂȘtre un soulagement, procuraient un sentiment dâidentification culturelle[446].
Des pratiques de flagellation, introduits au XVIe siĂšcle par les Franciscains et les JĂ©suites, subsistaient. Persistait Ă©galement le culto do fome (culte de la faim), le jeĂ»ne continu pratiquĂ© comme acte de pĂ©nitence pour mortifier le corps. Pour les ruraux, la pĂ©nitence et les vĆux Ă©taient, par le justificatif religieux quâils comportaient, les seuls moyens par lesquels lâon pouvait sortir du parcours prĂ©dĂ©terminĂ© dâexistence, c'est-Ă -dire par lesquels les coercitions temporelles pesant sur le cours de leur vie, avec ses contraintes immuables, pouvaient ĂȘtre surmontĂ©es[446].
Orthodoxie et hĂ©tĂ©rodoxie dâAntĂŽnio Conselheiro
AntĂŽnio Conselheiro Ă©tait le produit de cet environnement religieux dâun caractĂšre unique, spĂ©cifique au sertĂŁo brĂ©silien. Pourtant, rien nâindique qu'AntĂŽnio Conselheiro prĂȘchait lâhĂ©rĂ©sie ou mĂȘme sâĂ©cartait significativement des prĂ©ceptes catholiques communĂ©ment admis dans la rĂ©gion. Ainsi, si Conselheiro prĂȘchait et dispensait des conseils, il se gardait dâusurper les fonctions sacerdotales, sâabstenant en particulier dâadministrer les sacrements. Il agissait toujours avec lâaccord des autoritĂ©s, et quand il se proposait de mener une action dans un village, en rĂ©fĂ©rait toujours dâabord au curĂ© local, sâil y en avait un. Ce nâest donc que rarement quâil lui advenait dâĂȘtre expulsĂ© par la police sur les instances dâun curĂ©. Ses Ćuvres Ă©taient accomplies au nom de lâĂglise et au service de prĂȘtres locaux. Notamment, la pratique de reconstruire des Ă©glises et de rĂ©parer les cimetiĂšres de village correspondait Ă une politique de lâĂglise elle-mĂȘme, explicitement Ă©noncĂ©e et commencĂ©e dans la dĂ©cennie 1860, destinĂ©e Ă amĂ©liorer les propriĂ©tĂ©s ecclĂ©siastiques et Ă Ă©tablir des liens avec les classes infĂ©rieures[447].
En dĂ©pit des lĂ©gendes, jamais AntĂŽnio Conselheiro ne se targuait, dans ses sermons, de la facultĂ© dâopĂ©rer des miracles, et ne faisait pas de guĂ©risons, ni ne procurait de mĂ©decines[95], mais nâen appelait au contraire quâĂ la foi et au dur labeur. Il nâaffirma jamais avoir Ă©tĂ© envoyĂ© par Dieu ou quâil Ă©tait prophĂšte ; comme prĂ©dicateur laĂŻc et beato, il resta au-dedans des limites formelles du catholicisme romain[106]. Il ne faisait en fait que prolonger la tradition des ermitĂŁes (laĂŻcs) du XVIe siĂšcle, lesquels, en lâabsence de prĂȘtres, Ă©taient alors considĂ©rĂ©s comme les reprĂ©sentants de lâĂglise ; comme eux, AntĂŽnio Conselheiro Ă©tait vĂȘtu dâune longue robe indigo maintenue Ă la taille par une cordelette, portait barbe et cheveux longs, et marchait pieds nus ou dans des sandales rudimentaires[448].
Il parlait de choses touchant Ă la vie et aux prĂ©occupations des sertanejos : les dettes, la moralitĂ©, le gouvernement, et la destinĂ©e individuelle. Le fait quâil sâinspirait de la MissĂŁo Abreviada pour rĂ©diger ses sermons tĂ©moigne de sa quĂȘte dâun systĂšme de signes et de symboles mĂ©diĂ©val simplifiĂ©. Sa thĂ©ologie toutefois nâĂ©tait pas naĂŻve ; son langage a pu ĂȘtre rudimentaire dans ses mĂ©taphores, mais nâĂ©tait pas dĂ©nuĂ© de raffinement. Dans le sertĂŁo, oĂč la grande majoritĂ© de la population Ă©tait illettrĂ©e, ses images fortes Ă©taient adaptĂ©es Ă la situation et efficaces. De plus, alors que les habitants du sertĂŁo Ă©taient privĂ©s de la prĂ©sence rassurante de figures dâautoritĂ©, compĂ©tentes Ă dĂ©finir la frontiĂšre entre comportement admis et comportement rĂ©prĂ©hensible, AntĂŽnio Conselheiro, Ă Canudos, se prĂȘtait Ă remplir ce rĂŽle, ce que ses adeptes accueillaient avec enchantement ; la rude discipline quâil leur imposait Ă©tait pour eux le prix (somme toute modique) Ă payer[216].
Lorsque la constitution rĂ©publicaine fut sanctionnĂ©e en 1891, il en fustigea les dispositions relatives Ă la sĂ©paration de lâĂ©glise et de lâĂtat, au mariage civil et Ă lâenregistrement des naissances et des dĂ©cĂšs. CommotionnĂ© par lâexil du vieux monarque Pedro II, il fulmina contre le rĂ©gime rĂ©publicain, quâil prĂ©senta comme une personnification de lâAntĂ©christ[448]. Cependant, lâopposition dâAntĂŽnio Conselheiro Ă la nouvelle constitution Ă©tait alors tout Ă fait partagĂ©e par lâĂglise catholique, par sa hiĂ©rarchie autant que par son clergĂ© local, en raison plus particuliĂšrement du mariage civil obligatoire et de la sĂ©cularisation des cimetiĂšres. AntĂŽnio Conselheiro Ă©tait donc loin dâĂȘtre le fanatique rĂ©volutionnaire, obscur et isolĂ©, tel que dĂ©peint par Da Cunha[449].
Dans la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle, les politiciens du sertĂŁo avaient coutume dâintervenir dans la sĂ©lection des prĂȘtres appelĂ©s Ă occuper les diffĂ©rentes cures, pratique qui rendait difficile toute tentative de rĂ©forme et frustrait ceux dĂ©sireux de renouveler lâĂglise. En tant quâacteur extĂ©rieur, liĂ© Ă aucune des factions, ni particuliĂšrement intĂ©ressĂ© Ă conclure des alliances politiques, par dĂ©dain Ă lâĂ©gard de ces activitĂ©s temporelles, AntĂŽnio Conselheiro se tenait Ă lâĂ©cart de ce systĂšme et menaçait de lâĂ©branler. Sa pauvretĂ© lui avait confĂ©rĂ© de la crĂ©dibilitĂ© auprĂšs des sertanejos et en mĂȘme temps embarrassĂ© les prĂȘtres qui avaient fait choix dâune vie confortable comme clients ou membres des Ă©lites locales[450].
Le sĂ©bastianisme affleurait sous la surface de la thĂ©ologie de AntĂŽnio Conselheiro. En mĂ©langeant, dans lâesprit populaire, lâaspiration au retour du paternel empereur Pedro II avec la dĂ©votion locale et les rĂ©fĂ©rences apocalyptiques et pĂ©nitentielles, il adapta la tradition sĂ©bastianiste Ă ses propres fins : celui qui Ă©tait appelĂ© Ă revenir nâĂ©tait plus le saint, mais lâempereur. AntĂŽnio Conselheiro avertissait que les riches et les puissants subiraient des tourments Ă©ternels aprĂšs le Jour du jugement, et les campagnards Ă©taient plus que jamais disposĂ©s Ă Ă©couter des religieux suffisamment humbles que pour venir parmi eux et prĂȘchant que les Ă©lites Ă©taient chargĂ©es de pĂ©chĂ©s et seraient bientĂŽt rappelĂ©es Ă lâordre dans lâenfer du Jugement dernier[451].
RĂ©action ultramontaine
Vers la mĂȘme Ă©poque, au moment oĂč lâĂglise sâĂ©tait rĂ©signĂ©e Ă acquiescer Ă la sĂ©paration de lâĂglise et de lâĂtat et soutenait tacitement le gouvernement rĂ©publicain, le Vatican mit Ă nouveau lâaccent sur la rĂ©forme administrative de lâĂglise du BrĂ©sil et rĂ©itĂ©ra ses instructions tendant Ă Ă©liminer les Ă©lĂ©ments de superstition et dâhĂ©tĂ©rodoxie qui sây Ă©taient installĂ©s au fil du temps. La hiĂ©rarchie exigeait la restauration des pratiques liturgiques traditionnelles, sâattachant dĂ©sormais Ă Ă©radiquer des variantes locales et mĂȘme syncrĂ©tiques auparavant tolĂ©rĂ©es. Ă partir de 1894, en particulier aprĂšs la visite dâune mission de capucins Ă Canudos (v. ci-dessous), lâĂglise fit pression sur le gouvernement pour intervenir contre la communautĂ©[452]. Pourtant, lâexpression religieuse profondĂ©ment ressentie de la foi, que les observateurs extĂ©rieurs taxaient de mystique et de fanatique, peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une continuation du renouveau spirituel parmi le clergĂ© rural commencĂ© dans les annĂ©es 1860. Mais la campagne ultramontaine brĂ©silienne donna aux autoritĂ©s ecclĂ©siastiques de Salvador toutes les justifications pour contrecarrer les curĂ©s locaux qui avaient prĂ©conisĂ© la tolĂ©rance vis-Ă -vis dâAntĂŽnio Conselheiro et en faveur de ceux qui insistaient sur sa mise Ă lâĂ©cart comme Ă©lĂ©ment potentiellement sĂ©ditieux[442]. AprĂšs 1870, le clergĂ© nouvellement formĂ© au sĂ©minaire Ă©tait encouragĂ© Ă agir avec ardeur, ferveur Ă©vangĂ©lique et dĂ©termination ; la rĂ©forme ultramontaine et lâinsistance nouvelle sur la discipline orthodoxe donnait lieu chez les nouveaux prĂȘtres, souvent Ă©trangers de naissance, Ă de la rigiditĂ© et de lâimpatience face aux formes syncrĂ©tiques de lâexpression religieuse, et le nouveau clergĂ© nâĂ©tait plus disposĂ© dorĂ©navant Ă tolĂ©rer la sous-culture religieuse, qui Ă©tait florissante.
ParallĂšlement, il fut procĂ©dĂ© Ă une rĂ©organisation de lâĂglise brĂ©silienne et Ă la mise en place de nouveaux diocĂšses. Dom Luis AntĂŽnio dos Santos, archevĂȘque de Salvador Ă partir de 1880, devint la nouvelle figure dirigeante. Les sĂ©minaires dĂ©livraient Ă prĂ©sent des prĂȘtres zĂ©lĂ©s, conformes aux consignes venues de Rome, hostiles au protestantisme, Ă la franc-maçonnerie, au positivisme et Ă la laĂŻcitĂ©. Lâon fit venir par ailleurs de nombreux prĂȘtres europĂ©ens, que lâon envoya travailler comme missionnaires dans le sertĂŁo[213].
Il y eut une circulaire de lâarchevĂȘchĂ© enjoignant aux prĂȘtres de ne pas coopĂ©rer avec AntĂŽnio Conselheiro, et faisant interdiction aux laĂŻcs de prĂȘcher. En , lâarchevĂȘque Dos Santos envoya une missive dĂ©clarant AntĂŽnio Conselheiro persona non grata, alors que pourtant, de façon significative, lâĂglise ne condamna jamais ses pratiques religieuses ni sa thĂ©ologie. Il Ă©tait en effet toujours restĂ© orthodoxe dans son catholicisme et continuait de jouir de bons rapports avec le clergĂ© local, certains curĂ©s dĂ©daignant mĂȘme lâordre donnĂ© par lâarchevĂȘque contre les prĂ©dicateurs laĂŻcs. Du reste, les curĂ©s du sertĂŁo diffĂ©raient largement entre eux dans leur jugement sur AntĂŽnio Conselheiro[453]. Les curĂ©s de village rĂ©coltaient des sommes rondelettes par les baptĂȘmes, mariages, neuvaines et autres services accomplis par lâĂglise, auxquels le Conselheiro incitait la population Ă avoir recours, tandis que lui-mĂȘme nâempochait rien[454]. En , une deuxiĂšme lettre pastorale mettait en garde les congrĂ©gations contre AntĂŽnio Conselheiro. Si quelques curĂ©s, bienveillants vis-Ă -vis du Conselheiro, refusĂšrent de sây plier, la plupart obtempĂ©rĂšrent, et le travail dâAntĂŽnio Conselheiro nâen devint que plus malaisĂ©[455].
Les relations dâAntĂŽnio Conselheiro avec Ăglise connurent un tournant en 1895, lorsque le nouvel archevĂȘque de Salvador, JerĂŽnimo TomĂ© da Silva, envoya Ă Canudos une dĂ©lĂ©gation pastorale, dirigĂ©e par un capucin italien, pour tenter de ramener les ouailles sous la seule autoritĂ© de lâĂglise. Cette visite, marquĂ©e par lâintransigeance du chef de la dĂ©lĂ©gation et par son manque de tact, apparaĂźt en fait comme un vĂ©ritable ultimatum, attendu lâinflexibilitĂ© des capucins dans la formulation de leurs exigences[96]. Nombre de sacrements â 102 baptĂȘmes, 55 mariages, 400 confessions â furent nĂ©anmoins cĂ©lĂ©brĂ©s Ă cette occasion par les prĂȘtres visiteurs[456].
Les nouvelles lois rĂ©publicaines, auxquelles se soumirent les plus hautes sphĂšres de lâĂglise brĂ©silienne sans grande opposition, menaçaient, aux yeux dâAntĂŽnio Conselheiro, dâabolir la parole de Dieu et de dĂ©trĂŽner Dieu lui-mĂȘme au bĂ©nĂ©fice de lâathĂ©isme. Pour la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique du littoral, Conselheiro, en accusant sans cesse lâĂglise dâĂȘtre infiltrĂ©e par les ennemis du catholicisme et de manquer de fibre morale, agissait comme un irritant et reprĂ©sentait une source permanente de contrariĂ©tĂ©, qui ne faisait que sâintensifier Ă mesure quâenflait la masse de ses fidĂšles[457].
Facteurs Ă©conomiques, sociaux et psychologiques
LâinsĂ©curitĂ© engendrĂ©e par le systĂšme coronĂ©liste, les impasses Ă©conomiques, les efforts de lâĂglise catholique pour mettre fin aux pratiques traditionnelles jugĂ©es non orthodoxes, lâabolition de lâesclavage, puis la chute de la monarchie et les nouvelles prescriptions rĂ©publicaines (en particulier le mariage civil, la suppression des prĂ©rogatives de lâĂglise en matiĂšre dâĂ©tat civil, et plus gĂ©nĂ©ralement lâaffaissement visible de lâunitĂ© traditionnelle entre Ăglise et sociĂ©tĂ©[458]), Ă©taient autant dâĂ©lĂ©ments qui ajoutaient au dĂ©sarroi et Ă lâanxiĂ©tĂ© des campagnards du sertĂŁo et contribuaient Ă leur prĂ©disposition Ă suivre AntĂŽnio Conselheiro, lorsquâen 1893 et 1894 la nouvelle sur lâĂ©tablissement du refuge dâAntĂŽnio Conselheiro se rĂ©pandit Ă travers les campagnes[459].
Si les sertanejos craignaient les propriĂ©taires fonciers, ils haĂŻssaient lâappareil dâĂtat prĂ©leveur dâimpĂŽts autant que le seigneur. Le gouvernement de lâĂtat de Bahia, confrontĂ© Ă la nouvelle architecture fĂ©dĂ©raliste (non redistributive) du BrĂ©sil, se trouvait devant la nĂ©cessitĂ© de trouver des recettes fiscales au niveau local. La plus grande ouverture consĂ©cutive au dĂ©veloppement du rĂ©seau routier et ferroviaire amena une autre intrusion encore : les forces du marchĂ©, Ă lâorigine de nouvelles pressions et de nouveaux antagonismes dans la vie des classes infĂ©rieures, sâexprimant non seulement sur le plan Ă©conomique (baisse du besoin de main-dâĆuvre), mais aussi culturel. Lâintroduction de ces modernisations et le dĂ©clin de la rĂ©gion entraĂźna aussi une recrudescence du banditisme, qui atteignit des niveaux inhabituels. Ainsi, alors que des pans entiers de lâancien systĂšme se dĂ©sagrĂ©geaient, la tension augmentait et lâanxiĂ©tĂ© se rĂ©pandait[460]. Certains sertanejos nĂ©anmoins surent maintenir leur indĂ©pendance traditionnelle, mais au prix dâune marginalisation croissante. Dâautres prĂ©fĂ©rĂšrent Ă©migrer vers des oasis moins Ă©cartĂ©es, mais acquirent ce faisant un statut les rapprochant davantage des mĂ©tayers traditionnels et les rendant donc plus dĂ©pendants des grands propriĂ©taires. Certains pourraient alors avoir estimĂ© que la communautĂ© dâAntĂŽnio Conselheiro, qui promettait la stabilitĂ©, quitte Ă se conformer personnellement Ă des prĂ©ceptes rigides, Ă©tait une solution de rechange viable[461]>. Canudos, et aussi la communautĂ© de Padre CĂcero, attira de nombreux jagunços dĂ©racinĂ©s et dĂ©possĂ©dĂ©s, des hommes accoutumĂ©s Ă la violence Ă cause de la nature de leur sociĂ©tĂ© et de leur existence[462].
Certains historiens ont, dans le sillage de Da Cunha, suggĂ©rĂ© que la survenue de crises dans la sociĂ©tĂ© du sertĂŁo â politique, climatique, ou les deux ensemble â a pu contribuer Ă la montĂ©e du messianisme, du fanatisme religieux ou de lâinsoumission aux lois. La dĂ©cision de dĂ©mĂ©nager vers Canudos a certes pu ĂȘtre dĂ©terminĂ©e par lâattrait quâexerçait la vision religieuse dâAntĂŽnio Conselheiro, mais aussi et peut-ĂȘtre avant tout par des motifs Ă©conomiques[463]. La grande sĂ©cheresse et la situation dĂ©sespĂ©rĂ©e qui en rĂ©sulta exacerba les tensions et a pu rendre les gens plus rĂ©ceptifs Ă des solutions plus radicales, aptes Ă assurer leur survie matĂ©rielle[464]. Peu en rĂ©alitĂ© suivirent AntĂŽnio Conselheiro par caprice ou parce quâils Ă©taient sĂ©duits par un mage illuminĂ©. Les sertanejos avaient une connaissance intime de leur rĂ©gion, et savaient probablement que Canudos se trouvait dans une zone fertile, et supputaient en outre quâil avait de bonnes relations avec au moins quelques coroneis[95].
Une fois Ă Canudos, certains alors se pliaient Ă une observance religieuse stricte, dâautres non. Il nây avait pas de normes de comportement coercitives, religieuses ou autres, mĂȘme si AntĂŽnio Conselheiro rappelait constamment ses ouailles Ă leur obligation de vivre selon les lois divines. Lâivrognerie et la prostitution Ă©taient bannies, mais la faim causĂ©e par la pĂ©nurie de nourriture y Ă©tait inconnue. Ceux qui le dĂ©siraient maintenaient des contacts ininterrompus avec les communautĂ©s limitrophes du village : les Canudenses ne vivaient pas en vase clos, et nâĂ©taient nullement des prisonniers. Lâon venait et allait librement ; des gens entraient dans Canudos, y traitaient leurs affaires, puis repartaient. Nombre de conselheiristes partaient chaque jour travailler au-dehors. Canudos nâĂ©tait pas un endroit Ă©cartĂ© et isolĂ© du monde extĂ©rieur, en proie au mal et Ă lâhĂ©rĂ©sie, tel que dĂ©peint par Da Cunha, mais un foyer de peuplement bien intĂ©grĂ© dans la vie gĂ©nĂ©rale de la rĂ©gion[465]. Lâon venait Ă Canudos pour garder et cultiver sa foi catholique, non avec lâintention de la troquer pour quelque religion sectaire dĂ©viante[95]. Du reste, Ă aucun moment les habitants de Canudos nâont cessĂ© dâapprĂ©hender de maniĂšre rationnelle les rĂ©alitĂ©s de la vie dans le sertĂŁo.
La plupart des prĂȘches dâAntĂŽnio Conselheiro nâĂ©taient pas apocalyptiques ni thaumaturgiques, et exigeaient simplement une moralitĂ© personnelle et un travail assidu en Ă©change de protection spirituelle contre un monde temporel corrompu et en proie Ă la crise Ă©conomique. Les croyants pouvaient y mener une vie disciplinĂ©e en accord avec les prĂ©ceptes catholiques, Ă lâabri Ă la fois des infamies modernes et de la faim et du besoin. Canudos nâattira pas les dĂ©viants, mais des hommes et femmes aliĂ©nĂ©s de leur sociĂ©tĂ©, qui recherchaient la rĂ©demption en allant volontairement vivre dans un environnement pĂ©nitentiel rĂ©gulĂ© et sĂ©curisĂ©[466]. Belo Monte Ă©tait un refuge, rĂ©pondant certes Ă une organisation thĂ©ocratique, mais pragmatiquement raccordĂ© au territoire avoisinant, ce qui suppose une souplesse considĂ©rable de la part de Conselheiro et de ses assistants. Les effets rĂ©siduels de la sĂ©cheresse, la dĂ©pression Ă©conomique, lâusage accru de la police dâĂtat pour faire appliquer les nouveaux prĂ©ceptes politiques, et la disparition de la monarchie et de son autoritĂ© traditionnelle s'alliaient pour rendre hautement dĂ©sirable la vie structurĂ©e promise par Conselheiro. La dĂ©cision de se transporter vers la sĂ©curitĂ© relative dâun sanctuaire sacrĂ© et gardĂ© nâĂ©tait aucunement insurrectionnelle, ni le rĂ©sultat dâun fanatisme dĂ©mentiel, mĂȘme si elle menaçait le statu quo. En tout Ă©tat de cause, AntĂŽnio Conselheiro nâĂ©tait pas un rĂ©volutionnaire, et sa communautĂ© nâĂ©tait ni subversive, ni dĂ©libĂ©rĂ©ment provocatrice[467], ni trĂšs activement prosĂ©lyte, et ne se livrait Ă aucune propagande politique[468].
ThĂšse de la psychose collective
Parmi les diffĂ©rents prĂ©textes utilisĂ©s pour justifier lâanĂ©antissement de Canudos â prosĂ©lytisme monarchiste, barbarie contre civilisation, atteinte Ă lâordre public, dĂ©prĂ©dations, etc. â, il y en avait un autre encore, non moins dĂ©pourvu de base solide, et que le seul fait que Canudos a pu se maintenir et prospĂ©rer pendant plusieurs annĂ©es suffirait Ă rĂ©futer, mais que beaucoup de promoteurs de la rĂ©publique et dâobservateurs venus du littoral se plaisaient nĂ©anmoins Ă mettre en avant, Ă savoir : lâallĂ©gation que Canudos serait le fruit dâune psychose collective[469]. Ă Salvador, la personnalitĂ© dâAntĂŽnio Conselheiro Ă©tait mesurĂ©e, Ă©valuĂ©e et interprĂ©tĂ©e par des mĂ©decins et universitaires en vue, au premier rang desquels le mĂ©decin lĂ©giste et chercheur Raimundo Nina Rodrigues, qui Ă©tait alors professeur en mĂ©decine lĂ©gale Ă la facultĂ© de mĂ©decine de Salvador et qui sâappliquait Ă chercher avec une extrĂȘme minutie sur des cadavres de fous et de dĂ©linquants avĂ©rĂ©s les stigmates physiques de leur dĂ©viance. Ses Ă©crits, qui rendent compte de ces travaux et dont Da Cunha eut connaissance, posĂšrent les jalons dâune anthropologie criminelle du BrĂ©sil, soucieuse de prendre aussi en compte les particularitĂ©s raciales et culturelles du pays[470]. Il examina les caractĂšres physiques des criminels et, plus spĂ©cialement, de la population mulĂątre, pour tenter dây dĂ©tecter les symptĂŽmes de dĂ©gĂ©nĂ©rescence dus au mĂ©lange des races. Câest Ă lui que le crĂąne du Conselheiro sera confiĂ© pour expertise, eu Ă©gard Ă la rĂ©putation quâil avait acquise dans ce domaine par ses thĂ©ories sur les effets dĂ©gĂ©nĂ©ratifs de la mixitĂ© raciale et du lien quâil avait Ă©tabli entre maladie mentale et « contagion messianique »[471]. Ses thĂšses en la matiĂšre, qui ne faisaient que traduire la pensĂ©e de lâĂ©lite citadine non seulement sur la personnalitĂ© et lâĂ©tat mental du Conselheiro, mais aussi sur la population du sertĂŁo en gĂ©nĂ©ral, sont exposĂ©es plus particuliĂšrement dans deux articles de sa main, quâil sera intĂ©ressant de mettre en contrepoint avec certains passages de lâouvrage de Da Cunha ; ce sont, dâune part, A loucura epidĂȘmica de Canudos. AntĂŽnio Conselheiro e os jagunços (N.B. loucura = folie), rĂ©digĂ© juste avant la liquidation de Canudos et publiĂ© en , et dâautre part, A locoura das multidĂ”es. Nova contribução das loucuras epidĂȘmicas no Brasil, paru dâabord en France dans les Annales mĂ©dico-psychologiques en mai-juin 1898 sous le titre ĂpidĂ©mie de folie religieuse au BrĂ©sil[472]. Nina Rodrigues y dĂ©veloppe, alors quâil se trouvait Ă Salvador, sa propre vision de la guerre de Canudos, centrant son interprĂ©tation sur la figure anachronique dâAntĂŽnio Conselheiro, le fou de Canudos, dont la folie lui paraĂźt avĂ©rĂ©e, en dĂ©pit du caractĂšre partiel des donnĂ©es quâil a de sa biographie. On peut sâĂ©tonner de ce diagnostic Ă distance, Ă©tabli sur la foi de tĂ©moignages invĂ©rifiables (et, plus gĂ©nĂ©ralement, du jugement pĂ©remptoire portĂ© sur AntĂŽnio Conselheiro par divers chroniqueurs Ă qui il nâavait pourtant jamais Ă©tĂ© donnĂ© de le rencontrer), mais, Ă©crit-il dans le premier de ces deux articles, « lâaliĂ©nation qui lâatteint est connue jusque dans ses moindres dĂ©tails, et elle peut parfaitement faire lâobjet dâun diagnostic Ă partir de donnĂ©es tronquĂ©es ou insuffisantes, comme celles que lâon possĂšde sur lâhistoire personnelle de cet alienĂ© »[473]. Ainsi nâhĂ©site-t-il pas Ă plaquer sur AntĂŽnio Conselheiro ses prĂ©supposĂ©s thĂ©oriques inspirĂ©s des thĂšses lombrosiennes, et relĂšve-t-on, dans son analyse de la personnalitĂ© du Conselheiro, des termes et des segments de phrase tels que « aliĂ©nĂ© », « cristallisation du dĂ©lire dâAntĂŽnio Conselheiro dans la troisiĂšme pĂ©riode de sa psychose progressive », « dĂ©lire chronique », « psychose systĂ©matique progressive », « paranoĂŻa primaire », « folie hallucinatoire », « relation avec Dieu de nature probablement hallucinatoire », « dĂ©lire de persĂ©cution », « folie hypochondriaque », « aliĂ©nĂ© migrateur », « phase mĂ©galomaniaque de sa psychose », « aliĂ©nĂ© pris dâun dĂ©lire religieux » etc[473], sans oublier le titre mĂȘme de son article, la Folie Ă©pidĂ©mique de Canudos, en soi trĂšs rĂ©vĂ©lateur. Le texte comporte par ailleurs quelques assertions Ă©tonnantes, notamment quâAntĂŽnio Conselheiro infligeait de mauvais traitements Ă sa femme, que celle-ci fut violĂ©e par un policier Ă IpĂș avant quâelle ne quittĂąt le Conselheiro ; que sa personnalitĂ© comportait un cĂŽtĂ© violent et quâĂ un certain moment il avait blessĂ© son beau-frĂšre ; et que ses frĂ©quents changements dâemploi Ă©taient le reflet de son instabilitĂ© et dĂ©notait un « dĂ©lire de persĂ©cution ». Selon Nina Rodrigues, AntĂŽnio Conselheiro aurait trouvĂ© « une formule Ă son dĂ©lire » et une expression Ă sa « mĂ©galomanie » notamment sous la forme de la fustigation du luxe et du plaisir[474].
Avant tout, Nina Rodrigues considĂšre AntĂŽnio Conselheiro comme un perturbateur venu rompre un Ă©quilibre et dĂ©rĂ©gler la « vie paisible de la population agricole du sertĂŁo » en prĂ©conisant, Ă la place dâune existence rangĂ©e, une « vie dâerrance et de communisme ». Son arrestation (dans le cadre de lâenquĂȘte sur la mort de sa mĂšre) sera lâoccasion de voir rĂ©vĂ©lĂ©e publiquement sa paranoĂŻa, le Conselheiro commençant alors en effet Ă agir comme le Christ et Ă ĂȘtre dĂ©sormais possĂ©dĂ© par une vision « hallucinatoire »[475].
Cependant, pour aboutir Ă cette folie collective que fut Canudos, il fallait que sa vision hallucinatoire trouvĂąt un terreau favorable et une rĂ©sonance, par quoi toute une population pĂ»t ĂȘtre contaminĂ©e par son dĂ©lire. Le « combustible pour allumer lâincendie dâune vĂ©ritable Ă©pidĂ©mie vĂ©sanique », câest dans le contexte social, culturel et anthropologique du sertĂŁo que, selon Nina Rodrigues, AntĂŽnio Conselheiro le trouvera. En Ă©cho, Da Cunha Ă©voquera un « insensĂ© » ayant trouvĂ© « un milieu propice Ă la contagion de sa folie »[476]. Folie et milieu cependant interagissent : les modalitĂ©s dâexpression de la psychose du chef rebelle sont dĂ©terminĂ©es et façonnĂ©es par le milieu particulier du sertĂŁo, car pour Nina Rodrigues sa « psychose progressive reflĂšte les conditions sociologiques du milieu dans lequel elle sâest organisĂ©e », et cette dĂ©mence nâest donc que le rĂ©vĂ©lateur du milieu oĂč elle se dĂ©veloppe[477].
Pour Da Cunha autant que pour Nina Rodrigues, le « dĂ©lire religieux » de Canudos correspondrait à « un stade primitif de lâĂ©volution sociale »[478]. Da Cunha relie le phĂ©nomĂšne Canudos Ă une phase lointaine de lâĂ©volution humaine[479]. Ces auteurs mettent tous deux en relief le lien entre rĂ©gression sociale et rĂ©gression mentale, non seulement dans le cas dâespĂšce de Canudos, mais aussi plus largement pour lâensemble du sertĂŁo. Plusieurs facteurs expliquent cette rĂ©gression. Dâabord, elle est imputĂ©e par eux, auteurs du littoral, Ă une culture ancestrale hĂ©ritĂ©e, sauvage et guerriĂšre, qui ĂŽte Ă lâindividu ses garde-fous[477]. Da Cunha et Nina Rodrigues insistent sur lâimpĂ©nĂ©trabilitĂ© du sertĂŁo, oĂč la civilisation europĂ©enne nâaurait jamais rĂ©ellement rĂ©ussi Ă prendre pied. Le sertĂŁo ne serait que « le lieu dâaffrontement entre tribus barbares ou sauvages reprĂ©sentĂ©es par la masse populaire ». Le jagunço est considĂ©rĂ© comme conditionnĂ© par ses instincts guerriers et le peuple inculte rĂ©duit Ă un « stade infĂ©rieur dâĂ©volution sociale »[477]. Il en rĂ©sulte, nous dit Nina Rodrigues, que « toutes les grandes institutions, dans la civilisation de cette fin de XIXe siĂšcle, qui garantissent la libertĂ© individuelle et lâĂ©galitĂ© des citoyens devant la Loi, sont mal comprises, dĂ©naturĂ©es et annulĂ©es dans ces rĂ©gions lointaines ». La malĂ©diction de Canudos repose sur les « croyances fĂ©tichistes des Africains, profondĂ©ment enracinĂ©es dans notre population ». Le jagunço, affirme ensuite Nina Rodrigues, est le « type parfait pour ĂȘtre atteint » par la rĂ©gression et la dĂ©mence, parce que, en tant que produit hybride du mĂ©lange racial, il « souffre de la fusion de races inĂ©gales ». Comme rĂ©cipiendaire des « qualitĂ©s viriles de ses ancĂȘtres sauvages indiens et noirs », il mĂšne une vie rudimentaire mais libre, au contraire du mĂ©tis de la cĂŽte, qui est, quant Ă lui, « dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© et faible ». Le jagunço sera donc tout « naturellement un monarchiste »[475]. Si cet isolement du sertĂŁo a favorisĂ© lâarchaĂŻsme, la barbarie, la propension Ă la violence, la brutalitĂ©, elle pourrait ĂȘtre en mĂȘme temps aussi le garant fantasmatique dâune certaine puretĂ© : puretĂ© de la tradition, puretĂ© de la langue, et avant tout puretĂ© de la race[480].
Lâon voit donc que Nina Rodrigues, sâil tend Ă sâenfermer dans un carcan lombrosien organiciste et Ă sâempĂȘtrer dans un dĂ©terminisme biologique et racial, en vient Ă prendre en compte Ă©galement le dĂ©terminisme du milieu, et mĂȘme celui social, puisque Nina Rodrigues relie la propension Ă lâinsanitĂ© non seulement aux mĂ©tis, mais aussi aux membres des classes infĂ©rieures, Ă quelque race quâils appartiennent, et va donc plus loin que les thĂ©ories racialistes, surtout françaises et italiennes (dues en particulier Ă LasĂšgue et Falret), sur la dĂ©linquance et lâatavisme, thĂ©ories discrĂ©ditĂ©es aujourdâhui mais alors encore couramment admises, et dont Nina Rodrigues Ă©tait un adepte passionnĂ©[481]. Ainsi Nina Rodrigues apparaĂźt-il plus innovant que Da Cunha et ses autres contemporains en cela quâil reconnaĂźt lâimpact des facteurs sociologiques sur le comportement dâAntĂŽnio Conselheiro et de ses adeptes. Lorsque la tĂȘte du chef rebelle lui fut expĂ©diĂ©e pour examen mĂ©dical, Nina Rodrigues fut surpris de ne constater aucun des signes de dĂ©gĂ©nĂ©rescence quâil sâattendait Ă y trouver. (Il eut du reste une rĂ©action similaire en examinant le crĂąne de lâesclave fugitif Lucas de Feira, auteur de nombreux mĂ©faits quelque temps auparavant ; ne dĂ©couvrant rien dâanormal dans ce crĂąne, Nina Rodrigues alla ensuite jusquâĂ faire lâĂ©loge de lâesclave marron en soutenant quâen Afrique il eĂ»t Ă©tĂ© un grand guerrier mais que, transportĂ© au BrĂ©sil et domestiquĂ© sous la contrainte, il Ă©tait devenu un dĂ©linquant sous lâeffet de causes sociales[475].) Da Cunha Ă©galement fut amenĂ© Ă rĂ©viser son point de vue au fil de la rĂ©daction de son livre et Ă reconnaĂźtre les belles capacitĂ©s dâadaptation du sertanejo, contredisant par lĂ sa thĂšse dĂ©terministe initiale.
Quoi quâil en soit, en postulant la prĂ©sence de maladie mentale chez AntĂŽnio Conselheiro et en Ă©voquant, Ă travers une Ă©quation simple donnant le dĂ©lire collectif des sertanejos comme rĂ©sultat de la rencontre contagieuse entre la folie dâun individu et lâatavisme historique dâune population et ses dĂ©terminismes racial, culturel et sociologique, Nina Rodrigues mit entre les mains des autoritĂ©s rĂ©publicaines un Ă©lĂ©ment supplĂ©mentaire apte Ă justifier et rationaliser la brutale rĂ©pression de Canudos.
Expérience collectiviste ?
Au dĂ©but, et pendant de nombreuses dĂ©cennies, la plupart des historiens et des intellectuels brĂ©siliens ont ajoutĂ© foi Ă la vision de Da Cunha, qui voyait Canudos symboliquement comme le rĂ©sultat dâimpulsions primitives de paysans arriĂ©rĂ©s manipulĂ©s par un faux messie. UltĂ©rieurement, les auteurs de gauche se sont appropriĂ© les Ă©vĂ©nements de Canudos pour illustrer leur analyse particuliĂšre des phĂ©nomĂšnes sociaux et voulu rĂ©interprĂ©ter Canudos comme un noyau de rĂ©sistance politique contre lâoppression, magnifiant le conflit en une rĂ©bellion hĂ©roĂŻque sans prĂ©cĂ©dent contre le fĂ©odalisme â câĂ©tait, selon les termes dâAbguar Bastos, « lâune des manifestations les plus stupĂ©fiantes de courage humain au BrĂ©sil »[482]. Les thĂ©ologiens de la libĂ©ration p.ex. se sont ingĂ©niĂ©s Ă refaçonner cet Ă©pisode historique en coulant Canudos dans le moule dâune communautĂ© de charitĂ©, pratiquant une solidaritĂ© fraternelle, et dĂ©truite par des fazendeiros-exportateurs ploutocrates et leurs clients bourgeois. Les idĂ©ologues du parti communiste brĂ©silien ont prĂ©sente Canudos comme lâaboutissement de la conscientisation et de la mobilisation paysannes, et promu le conflit en parangon de la lutte de classes[483]. Dâautres, mettant en relief la structure fĂ©odale de la sociĂ©tĂ© du sertĂŁo et postulant lâantagonisme de classe comme le principal ressort derriĂšre le phĂ©nomĂšne Canudos, ont exaltĂ© les jagunços comme des soldats luttant contre le systĂšme latifundiaire ; selon les termes de Rui FacĂł, AntĂŽnio Conselheiro souleva une « rĂ©bellion inconsciente mais spontanĂ©e contre la monstrueuse et sĂ©culaire oppression par la grande propriĂ©tĂ© semi-fĂ©odale »[484]. Pourtant, il nây a pas dâĂ©lĂ©ments de preuve indiquant qu'AntĂŽnio Conselheiro eĂ»t jamais prĂŽnĂ© lâinsurrection sociale[485]. Toutes ces interprĂ©tations ne contribuent guĂšre Ă une meilleure comprĂ©hension du parcours de vie et des motivations de ceux qui suivirent AntĂŽnio Conselheiro vers le lieu saint. Aucune nâaide Ă mieux apprĂ©hender Canudos comme un phĂ©nomĂšne dynamique de nature Ă la fois religieuse et politique[486].
Il est intĂ©ressant nĂ©anmoins de sâattarder Ă la grille de lecture du journaliste et intellectuel communiste cĂ©arien Rui FacĂł, exposĂ©e dans son ouvrage Cangaceiros e fanĂĄticos, paru posthumĂ©ment en 1963. Lâauteur, aprĂšs avoir passĂ© en revue de façon dĂ©taillĂ©e les combats entre Canudenses et troupes de lâarmĂ©e, met en Ă©vidence le degrĂ© (selon lui) Ă©levĂ© dâorganisation dont faisaient montre les jagunços dans leurs offensives et dans leur formation de bataille, caractĂ©risĂ©es par une profonde conscience tactique et hiĂ©rarchique. Selon Rui FacĂł, lâon est donc fondĂ© Ă voir dans les combattants de Canudos dâauthentiques guĂ©rillĂ©ros organisĂ©s ; PajeĂș, lâun des principaux meneurs du mouvement, fait ainsi lâobjet, pour avoir concentrĂ© en sa personne toutes ces caractĂ©ristiques, dâun portrait trĂšs Ă©logieux. Conselheiro en revanche, considĂ©rĂ© pourtant par lâhistoriographie comme le grand dirigeant et la figure majeure de la communautĂ©, ne se voit assigner, dans lâanalyse de FacĂł, quâun rĂŽle secondaire, celui dâagglutineur des masses pauvres, mais placĂ© lui-mĂȘme sous lâautoritĂ© de PajeĂș. Quant au messianisme, il ne reprĂ©sente dans le mouvement quâune sorte de camouflage destinĂ© Ă dissimuler la vĂ©ritable signification de Canudos, savoir : une lutte contre le systĂšme latifondiste et contre la misĂšre qui en dĂ©coule. FacĂł attribue donc une dimension proprement politique Ă l'expĂ©rience de Canudos et une conscience de classe au travailleur agricole, et par contrecoup ne reconnaĂźt Ă lâaspect religieux quâune importance accessoire. La faiblesse de la dĂ©monstration cependant gĂźt en ce que le caractĂšre politique de Canudos ne se manifeste quâau travers de son organisation et engagement dans le domaine militaire ; en effet, quand on considĂšre que lâaffrontement avec lâarmĂ©e, pour important quâil ait Ă©tĂ©, nâoccupa quâun laps de temps relativement rĂ©duit dans toute lâhistoire de Canudos, et que la matiĂšre historique de Canudos rĂ©side en grande partie dans son processus de constitution et dans son type dâorganisation, oĂč la question et la motivation religieuses sont des clefs de comprĂ©hension essentielles du processus dans son ensemble, lâon sâavise que lâaccent lourdement mis sur la question militaire a dĂ» amener FacĂł Ă escamoter certains facteurs essentiels du mouvement. On peut noter du reste que cette insistance sur lâaction par les armes sâinscrit dans la pensĂ©e de la gauche brĂ©silienne de lâĂ©poque, oĂč la lutte rĂ©volutionnaire Ă©tait vue comme une entreprise dâabord militaire visant Ă la conquĂȘte armĂ©e de lâĂtat par les classes laborieuses, surtout rurales, Ă lâexemple de la rĂ©volution chinoise, oĂč les populations rurales jouĂšrent un rĂŽle crucial et que lâon tentait de transposer en AmĂ©rique latine ; la subsĂ©quente relĂ©gation au second plan de lâaspect religieux, aspect incompatible avec la rationalitĂ© politique et avec les a priori de la gauche, doit ĂȘtre comprise dans ce mĂȘme perspective. Ce faisant, FacĂł fait lâimpasse sur des Ă©lĂ©ments fondamentaux nĂ©cessaires Ă lâapprĂ©hension des Ă©vĂ©nements, et aboutit Ă lâidĂ©e que Canudos doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un mouvement purement politique et ses acteurs Ă©galement comme des agents politiques[487].
On retrouve un Ă©cho de la vision de Rui FacĂł â mais rapportĂ©e aussi Ă la situation brĂ©silienne prĂ©sente â dans un texte tardif dâOtto Maria Carpeaux intitulĂ© A lição de Canudos (litt. la Leçon de Canudos) :
« Chaque gĂ©nĂ©ration successive trouve quelque chose de nouveau dans cette histoire impressionnante. Notre Ă©poque actuelle aussi est capable de trouver quelque chose dâinhabituel dans cet Ă©vĂ©nement : un aspect qui nâavait pas Ă©tĂ© dĂ©celĂ© auparavant. Canudos est Ă nouveau dâactualitĂ©. [...] Un chercheur dâaujourdâhui, Rui FacĂł, a examinĂ© les aspects sociaux de Canudos : les facteurs qui ne sont pas immuables, mais que lâhistoire crĂ©a dans le passĂ© et que, de ce fait, lâhistoire du futur pourra modifier, voire abolir. Quels furent ces facteurs sociaux de Canudos ? [...] Si nous regardons de plus prĂšs la rĂ©alitĂ© dâalors, nous nous apercevons que lâhomme (=AntĂŽnio Conselheiro, NdT) avait raison : pour les campagnards, la RĂ©publique nâavait rien changĂ©, et le BrĂ©sil, sous un prĂ©sident de la rĂ©publique, Ă©tait le mĂȘme BrĂ©sil que celui de lâEmpereur, les campagnards continuant dâĂȘtre dominĂ©s par les mĂȘmes latifundistes. Le BrĂ©sil ofïŹciel, indignĂ©, niait ce fait. [...] Puis, lorsque les campagnards de Canudos commencĂšrent Ă se rĂ©unir autour de leur chef de secte, le plus grand propriĂ©taire terrien de la rĂ©gion, un baron fĂ©odal typique, retira de lĂ sa famille et ses possessions. Le baron semblait avoir perçu dĂ©jĂ ce que Rui FacĂł nous enseigne aujourdâhui : que le mysticisme sectaire de Canudos Ă©tait lâexpression de lâespoir dâen finir avec la misĂšre qui depuis des siĂšcles opprimait les paysans brĂ©siliens et qui continue de les opprimer. Des hommes ignorants et superstitieux comme eux ne connaissaient rien des revendications sociales. Ils espĂ©raient la rĂ©demption de la part de lâĂglise, et quand les Ă©vĂȘques et les curĂ©s, liĂ©s aux classes dominantes, nâentendirent pas le cri de dĂ©sespoir, les campagnards de Canudos se sĂ©parĂšrent de lâĂglise, et devinrent sectaires. Le vĂ©ritable motif des mouvements rebelles dans les campagnes brĂ©siliennes est la structure de la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne. Cette structure nâest pas une fatalitĂ© de la Nature ou de la Race, et par lĂ immuable. Elle fut crĂ©Ă©e par les hommes dans le passĂ© et pourra ĂȘtre modiïŹĂ©e par les hommes, dans le futur. Il suffit quâon le veuille. Mais quâon le veuille de maniĂšre adĂ©quate. [...] Comment modiïŹer la structure de la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne, si celle-ci est protĂ©gĂ©e et garantie par la politique, par les forces armĂ©es, par les groupes conservateurs et par tous les pouvoirs publics ? Cela aussi, AntĂŽnio Conselheiro nous lâenseigna. Mais ce nâest quâaujourdâhui que nous commençons Ă comprendre sa leçon. Câest une facette de Canudos qui jamais jusquâĂ nos jours nâa Ă©tĂ© dĂ»ment apprĂ©ciĂ©e : lâaspect tactique militaire. Comment les choses ont-elles commencĂ© ? Les campagnards de Canudos Ă©taient, aux alentours de 1895, tranquillement rassemblĂ©s dans leur rĂ©duit, ne travaillant que pour leur subsistance et pour celle des leurs. Mais câest cela que des hommes tels que celui qui Ă©tait alors le baron de Jeremoabo ne tolĂ©raient pas : car ils voulaient que les paysans travaillassent pour le profit des barons, de mĂȘme quâaujourdâhui les grands propriĂ©taires terriens veulent que les paysans travaillent pour leur profit[488]. »
Presque Ă lâinverse de FacĂł, la sociologue Maria Isaura Pereira de Queiroz sâest appliquĂ©e, Ă travers une Ă©tude minutieuse de la bibliographie, Ă faire ressortir le rĂŽle messianique du mouvement. Lâauteur met en avant des dĂ©clarations et des dĂ©positions de tĂ©moins qui tendent Ă dĂ©montrer que lâorganisation sociale et politique de Canudos diffĂ©rait peu des autres villes et localitĂ©s de la rĂ©gion, que Belo Monte rĂ©pondait, Ă lâintĂ©rieur, Ă une hiĂ©rarchisation politique rigoureuse, dans laquelle les classes pauvres auraient occupĂ© des positions subalternes, et que par consĂ©quent Canudos aurait Ă©tĂ© pleinement intĂ©grĂ© dans lâenvironnement local. Cette analyse conduit Maria Isaura de Queiroz Ă conclure, en faisant abstraction des spĂ©cificitĂ©s Ă©conomiques et sociales, que Canudos aurait Ă©tĂ© en rĂ©alitĂ© un mouvement coronĂ©listique et que, si la communautĂ© de Belo Monte eĂ»t une quelconque spĂ©cificitĂ©, ce fut celle du moyen ici mis en Ćuvre par le coronel, en lâoccurrence AntĂŽnio Conselheiro, pour se hisser au pouvoir : la religion. Pour comprendre ce point de vue, il importe de se rappeler comment Maria de Queiroz conçoit le coronĂ©lisme : celui-ci est dĂ©fini par lâauteur Ă partir dâune structure ayant pour base la famille au sens large, soit les liens du sang et les liens spirituels (parrainage), en plus des alliances politiques. Une telle structure crĂ©erait ainsi une solidaritĂ© entre tous les segments de la sociĂ©tĂ©, de sorte Ă empĂȘcher toute autre forme dâorganisation ou dâinitiative au sein du segment social concernĂ©, et dĂšs lors aussi, une fois Canudos pressĂ© dans ce moule, Ă rendre illĂ©gitime toute hypothĂšse de solidaritĂ© sociale campagnarde qui sâĂ©carterait de la vision prĂ©conçue de Canudos comme un mouvement coronĂ©listique. La lutte de Canudos contre lâarmĂ©e se trouve ainsi Ă©clipsĂ©e par les autres aspects, et les raisons avancĂ©es par De Queiroz pour expliquer la conflagration se limitent Ă mentionner les diffĂ©rends de Conselheiro avec la RĂ©publique (celle-ci incarnant Ă ses yeux lâAntĂ©christ), avec lâĂglise (car infestĂ©e de prĂȘtres hĂ©rĂ©tiques et de francs-maçons) et avec les coronels (qui le voyaient comme un potentiel adversaire Ă©lectoral). De Queiroz perçoit lâorigine du conflit en ceci que les Canudenses se voyaient comme des « Ă©lus » appelĂ©s Ă combattre les dĂ©pravations de lâici-bas. Cependant, lâauteur esquive la question suivante : pourquoi lâĂtat rĂ©publicain sâest-il Ă ce point acharnĂ© Ă intervenir dans la structure de pouvoir dâun coronel qui ne faisait guĂšre, comme tant dâautres coronels aprĂšs tout, quâasseoir son autoritĂ© dans la rĂ©gion en se superposant aux institutions politiques existantes ? LâĂtat eut Ă lâĂ©gard de Canudos une rĂ©action diffĂ©rente de toutes celles quâil avait eues jusque-lĂ vis-Ă -vis de nâimporte quel autre coronel manifestant des positions contraires aux pouvoirs Ă©tablis dans nâimporte quelle autre localitĂ©, voire vis-Ă -vis de quelque coronel que ce soit Ă quelque Ă©poque que ce soit au BrĂ©sil. Il sâagit donc une nouvelle fois dâune vision partiale tendant Ă rĂ©interprĂ©ter Canudos en ne mettant en lumiĂšre quâune partie de lâaction (principalement celle religieuse) des Canudenses et en occultant le reste[489].
Au contraire, la rĂ©flexion thĂ©orique du sociologue JosĂ© de Souza Martins se veut une synthĂšse globale et ambitionne de rendre compte de toute la puissance politique et de remise en cause de la sociĂ©tĂ© Ă©tablie du sertĂŁo quâa reprĂ©sentĂ©e Canudos, en considĂ©rant le mouvement dans toute son amplitude et dans ses dimensions tant sociale que religieuse. Dans son ouvrage Os Camponeses e a PolĂtica no Brasil (1981), il situe le mouvement de Canudos dans le contexte de crise du coronĂ©lisme, lequel, dâaprĂšs lâauteur, avait adoptĂ© des caractĂ©ristiques particuliĂšres dans les rĂ©gions nordestines spĂ©cialement vouĂ©es Ă lâĂ©levage. Le dĂ©litement de ce contexte se produisit par suite de lâintervention militaire, ce facteur rĂ©alisant la jonction entre les guerres de paysans et les guerres politiques ; le mouvement de Canudos acquit donc son caractĂšre politique seulement par un impact du dehors. Comme lâauteur apprĂ©hende Canudos dans son analyse thĂ©orique comme un mouvement campagnard (camponĂȘs), il est utile de dâabord bien cerner ce concept de camponĂȘs, que lâauteur construit en sâappuyant sur le processus dâinsertion des individus dans le marchĂ©. Ă la diffĂ©rence de lâouvrier dâusine, qui occupe sa place particuliĂšre sur le marchĂ© par le biais de sa force de travail, le camponĂȘs se positionne face au capital Ă travers le produit de son travail, en lâespĂšce dans le processus de vente de sa production, par quoi se façonne sa conscience de classe ; en consĂ©quence, il ne souffre pas directement de lâaction du capital sur sa vie, mais indirectement, Ă travers le rapport vendeur/acheteur, ce qui lui donne une illusion de libertĂ© et dâautonomie, peu propice au dĂ©veloppement dâune vĂ©ritable conscience de classe, laquelle ne surgira que sous lâeffet dâun facteur extĂ©rieur, en lâoccurrence, le processus dâexpropriation du capital, qui finira par imprimer aux mouvements camponeses un caractĂšre prĂ©-politique. Câest cette caractĂ©ristique structurelle qui selon Martins dĂ©termine le mouvement, davantage que lâorigine de classe ou mĂȘme lâorganisation et la puissance militaires. La religion pour Martins fait partie intĂ©grante du mouvement, non pas comme quelque chose qui lui serait extĂ©rieur et secondaire, mais au contraire comme lâune de ses caractĂ©ristiques structurelles, Ă©tant en effet le moyen par lequel le sujet camponĂȘs entre en communication avec une sociĂ©tĂ© qui le dĂ©possĂšde de tout. La religion est Ă cet Ă©gard non pas une altĂ©ration ou la marque dâune aliĂ©nation, mais vient sâintĂ©grer au tableau du mouvement comme objet dâanalyse, sans dĂ©voyer cette derniĂšre ou servir de point de dĂ©part Ă telles catĂ©gorisations prĂ©conçues. Aussi Martins rĂ©ussit-il Ă restituer le mouvement dans sa totalitĂ©, dans toutes ses dimensions, y compris en lui reconnaissant son caractĂšre politique, sans procĂ©der Ă des amputations structurelles ou sans en amplifier abusivement certains aspects au dĂ©triment dâautres[490].
Tentative de rĂ©habilition officielle dâAntĂŽnio Maciel
En 1983, le journaliste et homme politique brĂ©silien SĂ©rgio Cruz dĂ©posa une proposition de loi tendant Ă proclamer AntĂŽnio Maciel « Patron national des droits de lâhomme » (Patrono Nacional dos Direitos Humanos). Sa proposition sâĂ©nonçait comme suit :
« Le CongrÚs national décrÚte :
Art. 1er. AntĂŽnio Vicente Maciel, ou AntĂŽnio Conselheiro, hĂ©ros et martyr de la guerre de Canudos, est dĂ©clarĂ© Patron national des droits de lâhomme, et
Art. 2e. Le 22 septembre, date de la mort dâAntĂŽnio Conselheiro, sera commĂ©morĂ© au titre de « JournĂ©e nationale de la lutte pour les droits de lâhomme ».
Art. 3e. Le chapitre de lâhistoire du BrĂ©sil relatif Ă la guerre de Canudos sera rĂ©visĂ© et actualisĂ©, et celle-ci Ă©levĂ©e au rang dâimportant Ă©vĂ©nement national et enseignĂ©e obligatoirement dans les Ă©coles, dĂšs le primaire.
Art. 4e. La présente loi entrera en vigueur à la date de sa publication, toute disposition contraire étant révoquée. »
Ă cette proposition de loi lâauteur SĂ©rgio Cruz adjoignit une longue piĂšce justificative. Son propos est, dit-il, de donner une premiĂšre impulsion Ă une rĂ©vision de lâhistoriographie du BrĂ©sil, laquelle, sâĂ©tant sciemment mis au service des groupes dominants par les soins dâhistoriens dont il est prouvĂ© quâils ont partie liĂ©e avec certaines classes ou factions, est frauduleuse, truffĂ©e de lieux communs ; les hĂ©ros brĂ©siliens auxquels elle rend hommage comme rĂ©fĂ©rence civique de la nationalitĂ© forment une galerie incomplĂšte, partiale, voire discutable. Lâhistoire officielle du BrĂ©sil nâest quâune lecture politique des faits et une interprĂ©tation contestable des Ă©vĂ©nements, faite selon les besoins politiques. Lâexemple classique dâune telle omission dĂ©libĂ©rĂ©e est la mise Ă lâĂ©cart de la RĂ©volution sertaneja dirigĂ©e par AntĂŽnio Vicente Maciel, Ă©pisode qui, quoiquâĂ©tant le plus important de la rĂ©publique, a Ă©tĂ© rĂ©duit aux prĂ©jugĂ©s personnels de quelques Ă©crivains Ă©tablis, au premier rang desquels Euclides da Cunha, dont lâouvrage Os SertĂ”es apparaĂźt, par sa partialitĂ©, davantage comme un roman que comme un document abouti sur la premiĂšre guerre civile brĂ©silienne[491].
Par le prĂ©sent projet, le CongrĂšs national entendra, par la voix de ses reprĂ©sentants, prĂȘter Ă Antonio Conselheiro, un des hĂ©ros les plus authentiques de la nation, lâhommage qui lui revient, et rendre ainsi justice aux travaux dâhistoriens qui, en marge des conditionnements politiques dominants, se sont vouĂ©s Ă rĂ©tablir la vĂ©ritĂ© historique sur la guerre de Canudos ; ce sont, pour nâen citer que quelques-uns dâune longue liste, Edmundo Moniz, Rui FacĂł, JosĂ© Carlos de Ataliba Nogueira, Walnice Nogueira GalvĂŁo et Nertan MacĂȘdo[492].
Au-delĂ dâun conflit armĂ©, Canudos fut, affirme SĂ©rgio Cruz, la premiĂšre expĂ©rience jamais tentĂ©e au BrĂ©sil dâune sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, un embryon de socialisme, qui sut rĂ©unir, sous une mĂȘme cause, lâespoir de rĂ©demption et la libertĂ© dâun peuple opprimĂ© et asservi. AntĂŽnio Conselheiro se mit Ă la tĂȘte de la premiĂšre rĂ©volution contre le fĂ©odalisme brĂ©silien, qui sâest notoirement enracinĂ©, avec tout son primitivisme barbare, dans lâintĂ©rieur nordestin, oĂč il persiste jusquâĂ aujourdâhui, caractĂ©risĂ© par des inĂ©galitĂ©s sociales visibles et condamnables. Canudos ne fut pas un rĂ©duit de fanatisme religieux mĂ©diĂ©val, comme le dĂ©clare lâhistoire officielle ; AntĂŽnio Conselheiro, conscient de sa mission, fit naĂźtre dans les confins de la Bahia une expĂ©rience sociale similaire Ă celles de Fourier et dâOwen[493]. Lâhistorien Edmundo Moniz, rappelle SĂ©rgio Cruz, est parvenu Ă la conclusion suivante : « Antonio Conselheiro sâimplanta dans un monde primitif et barbare, resta en contact commercial avec lâEurope, en mĂȘme temps quâil tenta de construire une communautĂ© Ă©galitaire fonctionnant en dehors de lâorganisation sociale du monde bourgeois, oĂč rĂ©gnait lâanarchie de la production. Il sâefforça de mettre en place une Ă©conomie planifiĂ©e et une sociĂ©tĂ© sans classes, Ă travers le dĂ©veloppement autonome dâune culture nouvelle et originale, affranchie des vieilles traditions »[494].
La religiositĂ© de Maciel fut, argue SĂ©rgio Cruz, sa principale et indiscutable ruse. Le sertĂŁo lui avait enseignĂ©, durant ses vingt annĂ©es de pĂ©rĂ©grination, le chemin le plus court pour arriver Ă ses fins. Intelligent, cultivĂ©, travailleur, jouissant de prestige dans et hors de sa zone dâinfluence, ce « grand rĂ©volutionnaire sertanejo » entreprit de vivifier sa cause en sâappuyant sur sa vocation religieuse reconnue. Il rassembla le peuple du sertĂŁo par le moyen de la religion, dans le but dâĂ©difier une « communautĂ© homogĂšne et uniforme », dotĂ©e dâun gouvernement, rĂ©glĂ©e par un droit coutumier, et capable de dĂ©passer en organisation, discipline et ordre, le plus Ă©laborĂ© des pouvoirs publics. TĂ©moin le fait que lors de la lutte armĂ©e il nây eut, affirme SĂ©rgio Cruz, ni dĂ©sertions ni mutineries[495]. Lâauteur dĂ©cĂšle dans la cause de Canudos une « signification hautement dĂ©mocratique », et lâassimile Ă un « combat, sans trĂȘve ni capitulation, pour un idĂ©al de libertĂ©, de justice et dâĂ©galitĂ© â reposant sur un christianisme simple et assimilable â contre lâinjustice, la prĂ©potence, le despotisme et lâarbitraire de lâĂ©lite dominante, qui survĂ©cut Ă la proclamation de la rĂ©publique et qui rĂšgne, avec la mĂȘme perversitĂ©, jusquâĂ aujourdâhui »[496].
La version portant que Canudos Ă©tait un mouvement restaurateur est contredite par le fait que la rĂ©pression du mouvement conselheiriste avait commencĂ© en pleine monarchie par lâemprisonnement dâAntĂŽnio Conselheiro en 1876, et par le respect quâil vouait aux noirs, avant et aprĂšs la Loi d'or. Certes, il est probable que durant la guerre Maciel ait dĂ©fendu la monarchie, mais ce fut parce quâil la jugeait moins sanguinaire que ses ennemis rĂ©publicains, et non parce quâil considĂ©rait la monarchie comme le rĂ©gime idĂ©al pour le BrĂ©sil[497]. La posture monarchiste de Conselheiro fut donc purement conjoncturelle, conforme Ă ce que tout autre dirigeant eĂ»t fait Ă sa place.
AprĂšs 94 ans dâexistence, raisonne SĂ©rgio Cruz, la rĂ©publique prĂ©sente nâa pas Ă©tĂ© capable de rĂ©aliser le moindre niveau de dĂ©mocratie et dâaccorder le minimum de libertĂ© au peuple ; la monarchie nâa toujours pas Ă©tĂ© dĂ©passĂ©e. La dĂ©mocratie prĂȘchĂ©e par Maciel est, en substance, la mĂȘme que celle que nous cherchons en ce moment[498].
Il nây eut pas dans ce pays, et peut-ĂȘtre pas dans lâhistoire du monde, de cas connu dâune personne aussi radicale que Maciel dans la dĂ©fense des droits de lâhomme[499]. La structure sociale mĂȘme de Canudos, oĂč la coexistence harmonieuse de ses habitants dĂ©coulait de lâapplication disciplinĂ©e dâune doctrine dâinsoumission du faible vis-Ă -vis du fort, rĂ©vĂšle lâexistence dâun rĂ©gime inĂ©dit dâĂ©galitĂ©, possible seulement, estime lâauteur, lĂ oĂč le respect de la personne humaine est parvenu Ă sa plus grande plĂ©nitude. De lĂ sans doute que certains chercheurs en ont dĂ©duit quâAntĂŽnio Conselheiro tenta de mettre en Ćuvre dans les sertĂ”es bahiannais la solution pour la nouvelle sociĂ©tĂ© humaine, qui est celle « basĂ©e sur la communautĂ© des biens »[500].
La commission des lois, appelĂ©e Ă examiner cette proposition de loi, constata dâabord que le texte de SĂ©rgio Cruz rĂ©capitulait tout ce que dâĂ©minents historiens avaient dĂ©jĂ Ă©crit sur lâĂ©pisode concernĂ©, mais selon une rĂ©vision romancĂ©e dâinspiration marxiste. Exiger que le rĂ©sultat dâune telle « histoire chimique » soit obligatoirement enseignĂ© dans les Ă©coles, câest, jugea la commission, imposer une philosophie de lâhistoire et une interprĂ©tation unilatĂ©rale du fait historique, et apparaĂźt donc contraire Ă la libertĂ© de conviction philosophique et Ă la libre expression de la pensĂ©e philosophique, et Ă©quivaut par consĂ©quent Ă une subversion du rĂ©gime dĂ©mocratique. Le , la commission, ayant mis le projet aux voix, le rejeta comme Ă©tant inopportun, une falsification de lâhistoire du BrĂ©sil, et inconstitutionnel[501].
Suites
Immédiat aprÚs-guerre
La nouvelle de la destruction de Canudos donna lieu dans tout le pays Ă des manifestations et Ă des (mises en) scĂšnes dâeuphorie. Les Ă©ditoriaux des journaux, les orateurs lors de cĂ©rĂ©monies impromptues, les politiciens dans les conseils municipaux, dans les parlements des entitĂ©s fĂ©dĂ©rĂ©es et au congrĂšs national rivalisaient de rhĂ©torique triomphale et dâhommage aux hĂ©ros[502]. Ă Salvador en particulier, le gouvernement de lâĂtat de la Bahia jubila Ă lâannonce de la victoire de lâarmĂ©e rĂ©publicaine, et les journaux bahianais organisĂšrent conjointement une cĂ©lĂ©bration triomphale en honneur du gĂ©nĂ©ral Oscar[503]. Lâopposition politique eut soin de souligner, dans son message de fĂ©licitations, sa propre part dans cette victoire. Dans la capitale fĂ©dĂ©rale, les jacobins exultaient, tandis que le prĂ©sident Prudente de Morais sâĂ©vertuait Ă faire passer la chute de Canudos comme une performance de son seul gouvernement. La victoire fut exaltĂ©e y compris par le plus insignifiant des journaux de province, et cĂ©lĂ©brĂ©e avec pompe dans les villages les plus Ă©loignĂ©s. Quelques gouvernements dâĂtat proclamĂšrent fĂ©riĂ©s les jours suivant lâannonce de la victoire[504].
Les commentateurs se plurent Ă souligner que si lâennemi finit par succomber, en dĂ©pit de ses tactiques sournoises et de ses dĂ©robades, ce fut grĂące au mode de combat ouvert et honnĂȘte des troupes de la civilisation ; lâhistorien Pernambucano de Mello argua que la modernitĂ© de lâarmĂ©e ne rĂ©sidait pas tant dans ses Ă©quipements modernes (artillerie mobile, fusils dâassaut Mauser etc.) que dans sa tactique consistant Ă lancer des vagues de fantassins contre des ennemis tapis dans des tranchĂ©es. Lâon passa sous silence que les pertes de la 4e expĂ©dition avaient Ă©tĂ© inconsidĂ©rĂ©ment Ă©levĂ©es et injustifiables : pas moins de 1 200 hommes perdirent la vie pendant le seul trajet pour se rendre Ă Canudos, et 3000 autres furent tuĂ©s dĂšs les trois premiĂšres semaines[505]. Face Ă lâefficacitĂ© tactique des jagunços, lâarmĂ©e sâaccrocha longtemps Ă des conceptions militaires europĂ©ennes, inadaptĂ©es au sertĂŁo. Dâautre part, dans un premier temps, les journalistes passĂšrent par pertes et profits les ravages provoquĂ©s par lâartillerie dans la population de Canudos, composĂ©e en majoritĂ© de femmes et dâenfants[506] ; en effet, Ă©tant donnĂ© que ce furent surtout des hommes qui, mettant Ă profit lâobscuritĂ© et leur connaissance des lieux, sâenfuirent du village vers la fin de la guerre en laissant derriĂšre eux leur famille, il y eut parmi les derniers rĂ©sidants de Canudos une part croissante de femmes et dâenfants, nonobstant quoi le gĂ©nĂ©ral Oscar, peut-ĂȘtre sur pression du gouvernement, ordonna un assaut le 1er octobre, en donnant expressĂ©ment la consigne dâuser de dynamite et de bombes incendiaires Ă base de kĂ©rosĂšne. Les observateurs dĂ©couvriront quelques jours aprĂšs les cadavres calcinĂ©s de centaines de personnes brĂ»lĂ©es vives ou asphyxiĂ©es dans leurs cabanes[507]. En outre, la majeure partie des prisonniers masculins fut brutalement exĂ©cutĂ©e aprĂšs la fin des combats, et il nâest pas douteux que le haut commandement Ă©tait au courant et quâil tolĂ©ra ces meurtres. Les femmes et enfants parmi les survivants furent dĂ©portĂ©s et maintenus dans des conditions proches de lâesclavage ou dans la prostitution, et les mĂšres furent contraintes de cĂ©der leurs enfants Ă des parents adoptifs. Le gĂ©nĂ©ral Oscar lui-mĂȘme distribuait les femmes et les enfants en guise de gratification Ă ses officiers, mais dâautres sâoctroyaient eux-mĂȘmes leur prime[508]. Ces faits finirent par venir Ă la connaissance du public et Ă Ă©branler lâancien consensus.
RĂ©percussions politiques
Dans les derniers mois de la guerre, la popularitĂ© du prĂ©sident Prudente de Morais nâavait cessĂ© de baisser. Le coĂ»t Ă©levĂ© des opĂ©rations aggravait le dĂ©ficit budgĂ©taire de lâĂtat. Dâautre part, tant les dĂ©cisions tactiques et stratĂ©giques de la guerre que les potentiels bĂ©nĂ©fices symboliques Ă©chappaient au gouvernement. En effet, avec le gĂ©nĂ©ral Oscar se trouvait Ă la tĂȘte des troupes un affidĂ© des jacobins et lâune de leurs figures emblĂ©matiques, tout juste aprĂšs Peixoto et Moreira CĂ©sar. De fait, lâopposition jacobine voyait en lui son meilleur instrument politique, et dĂ©jĂ , des rumeurs associaient son nom Ă une rĂ©volte militaire prochaine contre le gouvernement en place[509]. Il pouvait Ă loisir faire traĂźner la guerre pour donner ainsi aux jacobins le temps et les arguments pour accroĂźtre le chaos politique dans la capitale, et se trouvait en position de manipuler lâinformation Ă lâavantage de lâopposition, p.ex. en privant le gouvernement de renseignements sur le dĂ©roulement des combats, tout en tenant informĂ©s son Ă©pouse Ă Recife, le journal O Paiz et quelques politiciens de lâopposition. Il prenait soin que les (prĂ©sumĂ©s) succĂšs militaires et les actions hĂ©roĂŻques fussent mis au crĂ©dit du commandement et du florianisme, en omettant de mentionner le ministre de la Guerre ou le prĂ©sident[509]. Ces manĆuvres tĂ©moignent de la forte charge symbolique et de la portĂ©e politique quâavait la victoire sur Canudos aux yeux des protagonistes politiques des deux camps[510].
Ă mesure que la guerre sâĂ©tirait, le gouvernement en place peinait de plus en plus Ă contrebalancer les jacobins dans la lutte pour les faveurs de lâopinion publique et pour lâhĂ©gĂ©monie au sein du camp rĂ©publicain. Câest pourquoi Morais rĂ©solut de dĂ©pĂȘcher au front son ministre de la Guerre, le marĂ©chal Bittencourt, lequel arriva Ă Monte Santo le . Afin dâattĂ©nuer lâimage dâun affrontement symbolique entre Bittencourt et Oscar, et craignant dâaugmenter encore le capital symbolique dĂ©jĂ acquis par lâopposition, Morais eut lâhabiletĂ© de nommer en mĂȘme temps le frĂšre dâOscar, le gĂ©nĂ©ral Carlos EugĂȘnio Andrade de GuimarĂŁes, comme nouveau commandant de la 2e colonne. Bittencourt, qui avait pour mission dâaccĂ©lĂ©rer le cours de la guerre, concourra pour une part substantielle, notamment en amĂ©liorant la logistique et en combattant la corruption dans lâarmĂ©e, Ă ce que la rĂ©publique fĂ»t victorieuse Ă temps, câest-Ă -dire avant que les jacobins ne rĂ©ussissent Ă renverser le gouvernement et Ă instaurer un rĂ©gime rĂ©publicain conforme Ă leurs vues[502].
Chaque camp politique sâefforçait dâinstrumentaliser la victoire Ă son propre avantage. Significativement, aprĂšs le , Oscar reçut des fĂ©licitations de la part du Clube Militar pour sa « double victoire », câest-Ă -dire sa victoire simultanĂ©e Ă Canudos et Ă Rio de Janeiro. La marine, partie conservatrice et anti-jacobine de lâarmĂ©e, honora publiquement le prĂ©sident Prudente de Morais comme le « sauveur de lâhonneur et de la constitution de la rĂ©publique ». Comme la nouvelle de la victoire parvint dans la capitale pendant que Morais Ă©tait en pleine possession de ses pouvoirs de prĂ©sident, il put pleinement exploiter la victoire et sâen autoriser pour mettre en exergue des concepts clef tels que « civilisation et raison », « droit et lĂ©galitĂ© », « ordre et progrĂšs », « paix », et surtout « rĂ©publique », et ne laissa dâailleurs passer aucune occasion dâannoncer la nouvelle Ă titre personnel. Il sâefforça dâorganiser les festivitĂ©s de la victoire comme une cĂ©lĂ©bration consensuelle â câest-Ă -dire au-delĂ des clivages idĂ©ologiques et de classe â de la rĂ©publique dans sa configuration actuelle, et comme une exhortation Ă la perpĂ©tuer comme telle[511].
Cette tentative de relier la victoire sur Canudos et la nĂ©cessitĂ© de sĂ©curiser et de conceptualiser la rĂ©publique dans un sens libĂ©ral fut couronnĂ©e de succĂšs. Le gouvernement et la rĂ©publique Ă©taient de nouveau Ă couvert, et lâon ne pouvait plus dĂ©nier au gouvernement sa rĂ©publicanitĂ©, ni mettre en doute sa capacitĂ© de dĂ©fendre la rĂ©publique. En outre, la victoire Ă©tait survenue Ă point nommĂ© peu avant le congrĂšs du Parti rĂ©publicain fĂ©dĂ©ral, rĂ©uni pour dĂ©signer les candidats Ă la prĂ©sidence et Ă la vice-prĂ©sidence dans la perspective des Ă©lections prĂ©sidentielles Ă venir. Le , Manuel de Campos Sales, jusque-lĂ gouverneur de SĂŁo Paulo, et de Rosa e Silva, chef de la section pernamboucaine du parti, purent ĂȘtre Ă©lus sans accrocs. Ă lâinverse, pour lâopposition jacobine, le triomphe militaire Ă Canudos, obtenu pourtant sous le commandement dâun des siens, se mua en une dĂ©faite politique. Les radicaux de lâopposition dĂ©cidĂšrent dĂšs lors de jouer le tout pour le tout et planifiĂšrent dâassassiner le prĂ©sident de la rĂ©publique ; la tentative, prĂ©parĂ©e depuis des mois et enfin fixĂ©e au , Ă©choua, mais coĂ»ta la vie au marĂ©chal Bittencourt. Le rĂ©sultat de cette action fut un renversement total des rapports de force politiques : dans la rue dâabord, oĂč des groupes dâagitateurs « rĂ©actionnaires » entreprenaient Ă prĂ©sent de saccager le siĂšge des journaux jacobins A RepĂșblica, Folha da Tarde et O Jacobino, sur le plan politique ensuite, aprĂšs que Diocleciano Martyr, rĂ©dacteur en chef du journal O Jacobino, que le gĂ©nĂ©ral Oscar avait honorĂ© dâun tĂ©lĂ©gramme personnel dĂšs le jour mĂȘme de la victoire, eut Ă©tĂ© identifiĂ© comme le principal instigateur de lâattentat ; au cercle des conjurĂ©s appartenaient par ailleurs, outre un grand nombre dâofficiers infĂ©rieurs, une sĂ©rie de personnalitĂ©s politiques (civiles) de haut rang, parmi lesquelles le vice-prĂ©sident Manuel Vitorino. Il ressortit de lâenquĂȘte quâĂ lâattentat devaient faire suite dâautres actions dans dâautres villes, destinĂ©es Ă prĂ©cipiter la chute du gouvernement et du systĂšme libĂ©ral-oligarchique[512].
Lâarrestation et la condamnation des chefs de file de la conjuration, ainsi que lâinterdiction de la presse jacobine, portĂšrent un coup fatal au jacobinisme brĂ©silien. LâĂ©tat dâurgence fut dĂ©crĂ©tĂ©, puis prolongĂ© jusquâen , le Clube Militar fermĂ©, lâarmĂ©e purgĂ©e de ses responsables jacobins, et lâopposition parlementaire vola en Ă©clats. Morais nâeut ensuite aucune peine Ă faire accepter son successeur paulista et son plan de renĂ©gociation de la dette extĂ©rieure, tandis que la mise en place par ses soins dâune politique dâaccommodement nationale, dite politique des gouverneurs, lui permit de rĂ©aliser son agenda[513].
Sur le plan socio-politique, le conflit de Canudos retentit sur la perception gĂ©ographique du BrĂ©sil par les populations du centre (SĂŁo Paulo et Rio de Janeiro). Canudos contribua fortement au processus de nordestinisation, câest-Ă -dire Ă la constitution du Nordeste en nouvel espace spĂ©cifique, se distinguant du reste du territoire national par un ensemble de caractĂ©ristiques particuliĂšres. LâĂtat de la Bahia, dont les Ă©lites pouvaient naguĂšre encore se flatter de leur centralitĂ© politique, et avaient apportĂ© leur concours Ă lâĂ©dification du discours dominant sur AntĂŽnio Conselheiro, se vit, dans cette nouvelle configuration, assigner une proximitĂ© structurelle avec le sertĂŁo de Canudos et donc dorĂ©navant relĂ©guĂ© Ă la pĂ©riphĂ©rie[514].
Ăcrits non littĂ©raires sur Canudos publiĂ©s aprĂšs la guerre
La guerre de Canudos terminĂ©e et appartenant dĂ©sormais Ă lâhistoire, elle se fixa en un objet fini et circonscrit et put se prĂȘter Ă diverses formes dâanalyse et de contemplation : lâĂ©tude scientifique, la rĂ©flexion politique, les tĂ©moignages personnels, les Ă©crits apologĂ©tiques et â catĂ©gorie Ă part, traitĂ©e plus loin â lâexploitation littĂ©raire[515] (dans la prĂ©sente section, nous laisseront donc de cĂŽtĂ© les productions littĂ©raires, encore que dans le cas de quelques Ćuvres, la ligne de dĂ©marcation entre fiction et non-fiction soit malaisĂ©e Ă tracer).
Ceux de ces ouvrages qui consignent les souvenirs dâanciens combattants de la guerre suivent la chronologie des Ă©vĂ©nements et prennent lâallure dâun rĂ©cit hĂ©roĂŻque. Ils ont la prĂ©tention de montrer les choses « telles quâelles se sont rĂ©ellement passĂ©es ». Comme le remarque lâhistorien Bartelt, plus cette ambition sâaffirme bruyamment dans lâavant-propos, mieux est perceptible la fonction idĂ©ologique du texte. Si les crimes de guerre, qui avaient dĂ©jĂ alors Ă©tĂ© mentionnĂ©s dans tous les journaux, ne sont jamais Ă©voquĂ©s explicitement, les auteurs sâen tenant Ă des allusions voilĂ©es, prĂ©fĂ©rant parler de « dĂ©faillances » isolĂ©es de lâarmĂ©e, les accusations de barbarie et de fratricide cependant irriguent souterrainement tous ces textes, et ces accusations sont sous-jacentes Ă lâinterprĂ©tation qui est donnĂ©e des faits dĂ©crits et confĂšre Ă tous ces ouvrages un commun aspect apologĂ©tique[516].
Le mode opĂ©ratoire consistera Ă prolonger le discours sur Canudos prĂ©valant du temps de la guerre et de recourir derechef Ă la mĂȘme grille paradigmatique[517]. Aussi tous ces textes caractĂ©risent-ils Canudos comme lâen-dehors de lâunitĂ© patrie/rĂ©publique/nation, comme un bastion du fanatisme religieux et du messianisme, incompatible donc avec lâ« Ă©difice du » (date du coup dâĂtat rĂ©publicain de 1889) et avec le « monument de 1889 » ; Canudos est lâagression de lâextĂ©rieur, et le « BrĂ©sil tout entier » dĂšs lors lutte contre « le Sphinx »[517]. La « lutte contre le Sphinx » est une rĂ©fĂ©rence Ă Ultima expedição a Canudos de Dantas Barreto, p. 136. LâarmĂ©e assume une mission Ă elle confiĂ©e par le pays entier et sauve la rĂ©publique. Ă la nation anthropomorphe continue de sâopposer un ennemi rĂ©ifiĂ© ou bestialisĂ©, qui nâest gratifiĂ© dâun visage individualisĂ© que dans le faciĂšs renfrognĂ© du Conselheiro. Les auteurs, pressĂ©s de se lĂ©gitimer, sâaccrochent Ă cette image dâune bĂȘte en passe dâasphyxier la rĂ©publique. Les habitants de Canudos sont dĂ©signĂ©s exclusivement par la triade fanatiques, ennemis et jagunços, et restent, dans la sĂ©mantique de lâen-dehors national, anonymes et exclus du domaine du nous. Les Ă©crits de CĂąndido Rondon et dâAntĂŽnio Constantino NĂ©ri reposent entiĂšrement sur cette grille en vigueur pendant la guerre. Barreto, Horcades et Soares Ă©galement recyclent les mĂȘmes vieux paradigmes ; il nâest pas douteux pour eux que Canudos devait ĂȘtre dĂ©truite[518].
Peu aprĂšs la fin de la guerre, le triomphe ayant pris entre-temps un arriĂšre-goĂ»t dâamertume, une nouvelle dĂ©signation pour les Canudenses commença Ă se faufiler prudemment dans les articles de presse : os irmĂŁos, les frĂšres. Ă lâancienne sĂ©mantique dâexclusion, de bestialisation, se mĂȘle dĂ©sormais un sentiment de fraternitĂ©. Y compris le commandant en chef des troupes de la 4e expĂ©dition voulut bien admettre les ennemis, Ă peine furent-ils vaincus, dans le giron national, Ă quoi il sâĂ©tait auparavant toujours refusĂ©, se laissant aller Ă noter :
« Jamais lâon ne vit une guerre comme celle-ci, lors de laquelle les deux camps poursuivirent inexorablement leurs buts opposĂ©s. Vous avez forcĂ© les vaincus Ă lancer des vivats Ă la rĂ©publique, et ils glorifiĂšrent la monarchie, pour se prĂ©cipiter ensuite dans les flammes qui rongeaient la ville. Ils Ă©taient convaincus dâavoir accompli leur devoir de fidĂšle dĂ©fenseur de la monarchie. Car les deux cĂŽtĂ©s, vous et eux, ĂȘtes nĂ©anmoins, dans votre antagonisme, des BrĂ©siliens »
â GĂ©nĂ©ral Oscar, 6 octobre 1897.
Si certes les paradigmes essentiels Ă©taient encore maintenus et que beaucoup de textes annonçant le triomphe de lâarmĂ©e reproduisaient encore le mĂȘme schĂ©ma dâinclusion/exclusion, lâon vit cependant sâopĂ©rer du moins un changement terminologique. Le frĂšre vint remplacer lâennemi, les ci-devant non-BrĂ©siliens sont admis dans lâespace de sollicitude de la nation. Du cĂŽtĂ© des vainqueurs surgirent des accusations contre leur propre camp, et le revirement discursif se cristallisa dans le symbole de CaĂŻn, le frĂšre ayant en effet frappĂ© Ă mort le frĂšre[519].
Dans la veine apologĂ©tique prĂ©dominaient, comme de juste, les militaires, mais des participants civils Ă la campagne et des observateurs officiels sâinscrivirent aussi dans cette stratĂ©gie discursive, ce qui apporte une nouvelle illustration de lâalliance entre Ătat, militaires et intellectuels dans le consensus dâanĂ©antissement. Chez eux aussi se perçoit le changement de perspective â de lâactualitĂ© Ă lâHistoire â ; dans la rĂ©trospection historique, femmes et enfants innocents ne pouvaient plus raisonnablement passer pour des criminels chĂątiĂ©s Ă juste titre[520]. En tant que BrĂ©siliens, les jagunços prenaient Ă prĂ©sent des traits et des sentiments humains. Sous le rapport du courage, mais aussi sous celui de la cruautĂ©, ils sâĂ©taient hissĂ©s Ă la hauteur des soldats rĂ©publicains[521].
Descrição de uma viagem a Canudos (Alvim Martins Horcades)
Descrição de uma viagem a Canudos, paru en 1898, est une relation de la guerre vue sous lâangle des services sanitaires de lâarmĂ©e. RĂ©pondant Ă lâappel des autoritĂ©s bahianaises, qui avaient sollicitĂ© les Ă©tudiants en mĂ©decine de Salvador dâaider le corps mĂ©dical sur le champ de bataille, un premier contingent dâĂ©tudiants quitta la capitale bahianaise le , contingent dont faisait partie Martins Horcades, alors ĂągĂ© de 19 ans et Ă©tudiant de premiĂšre annĂ©e. Son ouvrage de 1899 est la rĂ©cupĂ©ration et refonte dâune sĂ©rie dâarticles quâil avait auparavant, Ă partir du , envoyĂ©s au quotidien salvadorien Jornal de Noticias[522]. Horcades fut le seul civil parmi tous les participants Ă la guerre Ă prendre la plume, et cette qualitĂ© particuliĂšre le met Ă lâabri du soupçon de vouloir faire un plaidoyer en faveur de lâarmĂ©e[523]. Lâaspect du livre qui sans doute frappe en premier lieu est le style dâĂ©criture, assez emphatique, voire ampoulĂ©, oĂč ne sont pas rares les phrases sâĂ©tirant sur prĂšs dâune demi-page ; de toute Ă©vidence, le texte a Ă©tĂ© soigneusement peaufinĂ© par son auteur. Cela nâempĂȘchera pas le livre dâĂȘtre qualifiĂ© de « bon tĂ©moignage » par JosĂ© Calasans, qui signa la prĂ©face de la rĂ©Ă©dition de 1996[524].
Le livre se compose de trois parties. La premiĂšre, au titre saugrenu de Da Bahia a Canudos, relate le trajet du contingent entre Salvador et le rĂ©duit de Canudos, et dĂ©crit le bon accueil reçu par les Ă©tudiants dans les villes quâils traversĂšrent, mais aussi les premiĂšres horreurs auxquelles ils furent confrontĂ©s. La deuxiĂšme partie, Em Canudos, la plus intĂ©ressante, comprend le rĂ©cit de la mort du colonel Tupi Caldas, de la dĂ©couverte du cadavre de Maciel, et surtout des Ă©gorgements pratiquĂ©s sur les jagunços. Dans la troisiĂšme partie, De Canudos Ă Bahia, lâauteur dĂ©crit avec maint dĂ©tail les hommages rendus aux Ă©tudiants Ă leur retour[525].
Dans la premiĂšre partie, Horcades expose son opinion sur le conflit, sâen prenant virulemment aux conselheiristes mais Ă©gratignant au passage les autoritĂ©s rĂ©publicaines :
« [âŠ] les soldats, dĂ©fenseurs des institutions rĂ©publicaines contre les griffes du fanatisme stoĂŻque dâun groupe de frĂšres dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s, pĂ©rissaient Ă Canudos non seulement parce que victimes des balles prĂ©cises des hors-la-loi (desviados da Lei), mais aussi parce quâils furent privĂ©s du minimum de soulagement, de confort et de soins pour les blessures quâils portaient sur le corps, infligĂ©es par ces hallucinĂ©s, pendant quâils dĂ©fendaient la cause sacrĂ©e de la patrie, de lâordre et de la loi. »
â Alvim Martins Horcades[526].
Horcades se plaint de lâattitude indiffĂ©rente du gouvernement fĂ©dĂ©ral envers ceux qui comme lui et ses camarades avaient servi Ă Canudos, le prĂ©sident Prudente de Morais notamment se bornant Ă prononcer quelques phrases convenues et le gouvernement bahianais octroyant aux Ă©tudiants une gratification pĂ©cuniaire seulement suffisante pour une alimentation Ă peine meilleure que celle des soldats de troupe [527] - [528].
Plus dâune fois, Horcades rappelle quâil avait pour seul but dâoffrir ses services comme apĂŽtre de la charitĂ©, comme combattant de la civilisation contre la barbarie, et comme dĂ©fenseur de la cause patriotique[529]. Il fut certes le seul des nombreux tĂ©moins oculaires Ă divulguer sans fard les Ă©gorgements, mais pour lui, seuls les excĂšs Ă©taient critiquables, non la guerre en elle-mĂȘme. Le grand crime de la civilisation fut en lâoccurrence de sâĂȘtre trahie elle-mĂȘme et dâavoir dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en « barbarie et inhumanitĂ© ». Pour Horcades, lâaction militaire contre Canudos se justifiait, vu que les Canudenses Ă©taient rĂ©fractaires Ă la constitution[523]. Cependant, une Ă©volution dans son attitude est perceptible au fil de lâouvrage. Dans lâaddendum, qui clĂŽt le livre, la citadelle de Canudos nâest plus caractĂ©risĂ©e comme lieu « effroyable et lugubre » (hediondo e lĂșgubre), comme dans la premiĂšre partie, mais comme une ville semblable Ă tant dâautres, avec des maisons, des rues, des Ă©glises, un cimetiĂšre, des commerces, des placettes et diverses activitĂ©s. Ă ce changement de point de vue sur Belo Monte rĂ©pond un traitement rĂ©visĂ© des jagunços, vus non plus comme des hors-la-loi, mais comme « des hommes dignes du nom de BrĂ©silien »[530] ; tous en effet nâĂ©taient pas des criminels et des brigands ; beaucoup croyaient, abusĂ©s par Maciel, nâagir que pour le bien et lâavenir de leur famille. Les Canudenses ont dĂ©montrĂ© ĂȘtre capables dâaller jusquâau bout pour dĂ©fendre un idĂ©al, ce qui les rend mĂȘme supĂ©rieurs aux soldats rĂ©publicains, qui ne combattaient quâen partie par conviction, et Ă©taient Ă©galement motivĂ©s par lâargent. Le vĂ©ritable hĂ©roĂŻsme est du cĂŽtĂ© de Canudos, quelque nĂ©cessaire quâeĂ»t Ă©tĂ© sa destruction, avec quelque rĂ©solution quâil fĂ»t nĂ©cessaire de les combattre. Aussi le texte dâHorcades oscille-t-il constamment entre un sentiment de fraternitĂ© inclusif (incluant les jagunços) et exclusif (nâincluant que les rĂ©publicains) [523]. Horcades sâenhardit aussi Ă rĂ©futer la thĂšse dâun Canudos bastion monarchiste[531].
Les libelles de CĂ©sar Zama
MĂ©decin, latiniste et ci-devant homme politique, CĂ©sar Zama rĂ©digea et fit paraĂźtre en 1899, sous le pseudonyme de Wolsey, un petit brĂ»lot intitulĂ© Libelo republicano â ComentĂĄrios sobre a Campanha de Canudos, dont le propos Ă©tait de mettre en regard le concept thĂ©orique de « rĂ©publique pure » dâune part, et la rĂ©alitĂ© politique telle quâelle se prĂ©sentait dans les faits dâautre part. Cette mise en regard donne lieu Ă une critique ample et polĂ©mique de la politique menĂ©e par le gouvernement tant bahianais que national, plus particuliĂšrement vis-Ă -vis de Canudos. AprĂšs avoir dâabord convoquĂ© une morale politique universelle, exemplifiĂ©e chaque fois par la rĂ©publique romaine (dans sa puretĂ© et dans son autoritĂ© comme dans sa corruption), lâauteur en fustige le pendant en nĂ©gatif quâest la rĂ©alitĂ© politique de la Bahia et du gouvernement fĂ©dĂ©ral. Quand il vient Ă aborder le cas de Canudos, la critique sâexaspĂšre en un franc contre-pied du discours dominant, qui sâĂ©tait perpĂ©tuĂ© dans les Ă©crits apologĂ©tiques de l'aprĂšs-guerre. Ainsi sont mis en doute le paradigme du fanatisme et lâauteur refuse-t-il de voir en Maciel un dĂ©sĂ©quilibrĂ©, mais le prend-il plutĂŽt pour un homme de foi et de pratique religieuse. Quâil se donnait pour monarchiste Ă©tait du reste son droit sacrĂ©. Le libelle rĂ©fute lâidĂ©e que le mouvement de Conselheiro ait prĂ©sentĂ© un caractĂšre criminel ou politique, et prĂ©fĂšre y dĂ©celer un phĂ©nomĂšne socio-religieux. Au contraire des chroniqueurs militaires et dâHorcades, Zama qualifie lâaction contre Canudos dâentorse Ă la constitution ; si les Canudenses se sont rendus coupables de dĂ©lits, il eĂ»t fallu alors les mettre en dĂ©tention et les faire passer en jugement, ainsi que le prescrit le code de procĂ©dure pĂ©nale. Si le gouvernement fĂ©dĂ©ral eĂ»t eu sujet Ă intervenir dans cette affaire rĂ©gionale (et non nationale), câest en faveur des agressĂ©s quâil aurait dĂ» le faire, lesquels agressĂ©s jouissaient des mĂȘmes droits civils et politiques que les autres BrĂ©siliens[532]. Zama considĂ©rait lâaction militaire contre Canudos, Ă qui la justice publique nâavait rien Ă reprocher, comme une provocation de LuĂs Viana, alors gouverneur de lâĂtat de Bahia ; il sâensuit une condamnation de Manuel Vitorino et de Prudente de Morais, qui selon Zama nâauraient jamais dĂ» se porter au secours de LuĂs Viana dans un acte qui violait la constitution rĂ©publicaine. Il manifeste une violente rĂ©pugnance envers les chefs militaires responsables des Ă©gorgements de masse pratiquĂ©s sur des jagunços dĂ©jĂ vaincus[533].
Seul parmi les auteurs de lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre, Zama fait remarquer que les Canudenses, quoique bĂ©nĂ©ficiant normalement des droits civiques, en furent privĂ©s pendant le conflit. Dans une suite Ă ce libelle, Zama vise Ă donner un contenu plus concret Ă la citoyennetĂ© rĂ©publicaine et accuse le gouvernement dâincurie, en ceci en particulier quâil avait nĂ©gligĂ© de faire construire des Ă©coles, dâenvoyer dans les sertĂŁo des instituteurs et des juges, dây dĂ©lĂ©guer des administrateurs. Il eĂ»t Ă©tĂ© du devoir des prĂȘtres, des fonctionnaires et des juges dâimposer lâordre et le contrĂŽle de lâĂtat face au « socialisme » fouriĂ©riste et saint-simonien des Canudenses. Zama Ă©rige ainsi Canudos avant tout en symbole de la dĂ©cadence de la morale rĂ©publicaine. Ses virulents pamphlets sâinscrivent dans une rĂ©orientation gĂ©nĂ©rale du discours sur Canudos, notamment par le plaidoyer en faveur dâune matĂ©rialisation de la citoyennetĂ©, apportant par lĂ une contribution importante dans le dĂ©bat rĂ©cemment amorcĂ© Ă propos des rapports entre nation rĂ©publicaine et sertĂŁo[534].
Lâhistorien Bartelt observe que Zama, qui en tant que politicien bahianais Ă©tait au courant des dĂ©bats menĂ©s au parlement de Salvador Ă propos de Canudos et ne pouvait ignorer le consensus dâanĂ©antissement, sâabstint pourtant de donner Ă connaĂźtre son analyse dĂšs le dĂ©but de la rĂ©pression militaire, alors quâil Ă©tait encore activement engagĂ© dans la politique, et gardera le silence jusquâĂ la fin des hostilitĂ©s, ce qui ne laisse de surprendre si on admet quâil lui tenait Ă cĆur de prĂ©venir lâescalade de la violence et le massacre[535].
Campanha de Canudos (Aristides Milton)
Lâhomme politique et juriste Aristides Augusto Milton, qui fut plusieurs fois dĂ©putĂ© pour la Bahia au CongrĂšs fĂ©dĂ©ral, publia en 1902, aux presses de lâimprimerie nationale, sous les auspices de lâInstitut historique et gĂ©ographique brĂ©silien (IHGB), un ouvrage intitulĂ© Campanha de Canudos, qui peut donc ĂȘtre considĂ©rĂ© comme la vision officieuse sinon officielle des Ă©vĂ©nements. Milton, qui adopte une perspective assez semblable Ă celle de Zama, situe dâabord Canudos dans une lignĂ©e de rĂ©voltes contre le pouvoir central, laquelle lignĂ©e remonte jusquâaux premier temps de lâEmpire du BrĂ©sil. Ă la diffĂ©rence des chroniques militaires sus-Ă©voquĂ©es, Milton rĂ©cuse tout lien avec le monarchisme politique, et nie que Canudos eĂ»t menacĂ© physiquement la rĂ©publique. La menace rĂ©sidait, expose Milton, sur le plan symbolique, en ceci que Canudos perturba lâĂ©quilibre entre ordre et libertĂ© ; le droit Ă la libertĂ© est certes sacrĂ©, mais la loi de lâordre est nĂ©cessaire. Ătant donnĂ© que Canudos remettait en cause le principe de lâautoritĂ©, il y avait lieu dâagir sans barguigner, pour rĂ©tablir « la paix et lâordre, conditions nĂ©cessaires au progrĂšs et Ă la libertĂ© ». Dans le conflit entre libertĂ© et ordre, câest Ă ce dernier quâil convient de donner la prĂ©sĂ©ance. LâautoritĂ© et lâordre ne sont pas les seuls principes vitaux dâun Ătat rĂ©publicain ; entrent en jeu aussi des facteurs psychosociaux, qui reproduisent sur le plan symbolique et discursif les rapports de pouvoir, Ă savoir : lâhonneur de la patrie, la considĂ©ration envers le gouvernement, la confiance dans lâarmĂ©e, le moral de la population, la foi dans les principes fondamentaux. Cette ample menace symbolique justifie lâattitude du gouvernement. Les rĂ©ticences de lâauteur concernent non le consensus dâanĂ©antissement, ni la lĂ©gitimitĂ© de cette guerre, mais les formes que celle-ci a pu prendre, ses dysfonctionnements dans lâorganisation, les erreurs stratĂ©giques du commandement, les exactions commises. Le point de vue est toujours celui du nous civilisateur, opposĂ© aux Canudenses anonymes, bestialisĂ©s, dĂ©cĂ©rĂ©brĂ©s, instrumentalisĂ©s par le malade mental AntĂŽnio Conselheiro ; aucune mention nâest faite de leurs droits de citoyen[536]. Pourtant, vers la page 100, Ă la date du , il nâest soudainement et remarquablement plus question de jagunços combattant lâordre rĂ©publicain, mais de BrĂ©siliens luttant contre dâautres BrĂ©siliens[521].
Ultima expedição a Canudos (EmĂdio Dantas Barreto)
NĂ© dans un milieu modeste et entrĂ© dans lâarmĂ©e brĂ©silienne de trĂšs bonne heure, EmĂdio Dantas Barreto participa Ă la guerre de la Triple-Alliance, puis poursuivit une carriĂšre militaire, gravissant rapidement les Ă©chelons par ses mĂ©rites et au grĂ© de ses formations. Il combattit la rĂ©volte de l'Armada en 1892, et participa avec le grade de lieutenant-colonel Ă la 4e expĂ©dition de Canudos en tant que commandant du 25e bataillon dâinfanterie, puis comme commandant de la 3e brigade ; il restera dans la zone de combat du dĂ©but Ă la fin de la guerre et prendra part aux ultimes combats, le . La guerre terminĂ©e, Dantas Barreto se fit auteur, publiant divers ouvrages scientifiques, des Ă©tudes militaires et des romans historiques. Câest lui aussi qui Ă©crivit le premier livre sur Canudos, et câest Ă lui sans doute que lâon doit la plus grande quantitĂ© dâinformations sur les campagnes militaires contre Belo Monte. Dans ce livre, compte rendu de la guerre, intitulĂ© Ultima expedição a Canudos, qu'il fit paraĂźtre en 1899, il prĂ©sente le jagunço comme Ă©tant reprĂ©sentatif du sertanejo, et, partant, Canudos comme Ă©tant reprĂ©sentatif du sertĂŁo. Ce dernier reste ici codĂ©, dans une large mesure, comme lâantithĂšse de la normalitĂ© rĂ©publicaine nationale ; aussi nâeut-il aucun scrupule Ă Ă©crire :
« Lâon commença de raser la grande colonie, encore et toujours par le moyen de lâincendie et de la dĂ©molition. Il fallait ne laisser intact aucun mur, ni mĂȘme la moindre poutre [...]. Trois jours plus tard, il nây avait lĂ plus rien que les dĂ©combres de cette immense zone de peuplement, qui disparut au nom de lâordre, de la civilisation et de la moralitĂ© du BrĂ©sil »
â EmĂdio Dantas Barreto[537].
Toutefois, cette dissociation sertĂŁo/nation nâest plus un obstacle rĂ©dhibitoire Ă une assimilation partielle. Si lâancien faisceau de paradigmes rĂ©ducteurs reste intact chez Barreto, il sây ajoute la dimension de lâhĂ©roĂŻsme ; la performance militaire impressionnante du sertanejo, sa bravoure « honore le BrĂ©silien du Nord » et lui ouvre une porte vers le giron national[521].
Sur le mĂȘme sujet, Dantas Barreto publiera un second livre en 1905, intitulĂ© Acidentes da Guerra[538].
A Guerra de Canudos (Henrique Duque-Estrada de Macedo Soares)
Dans le rĂ©cit de guerre rĂ©digĂ© par le lieutenant dâinfanterie Henrique Duque-Estrada de Macedo Soares et intitulĂ© A Guerra de Canudos[539], qui parut en 1902, la rupture discursive se produit, comme chez Barreto, au moment oĂč le jagunço se rĂ©vĂšle capable de rĂ©sister avec une volontĂ© inĂ©branlable. Macedo Soares note en particulier que jour aprĂšs jour, ils persistaient Ă enterrer leurs morts en procession, ce qui vaut acte de civilisation ; les soldats rĂ©publicains en revanche se plaisaient Ă profaner cette cĂ©rĂ©monie et Ă lâexploiter en prenant lâhabitude de la mitrailler. Lâauteur souligne que les jagunços sâen tenaient strictement aux consignes du Conselheiro et que, hormis armes et munition, ne sâaccordaient aucun butin. Cette attitude est de nature Ă les racheter partiellement, Ă relativiser leur supposĂ© fanatisme, sans abolir entiĂšrement ce paradigme. Au fur et Ă mesure de la progression des combats, le dĂ©sĂ©quilibre sĂ©mantique entre sertanejo et soldat rĂ©publicain sâamenuise peu Ă peu, jusquâĂ ce que les deux camps font jeu Ă©gal au point de vue de la cruautĂ©[521].
A MilĂcia Paraense e a Sua HerĂłica Atuação na Guerra de Canudos (OrvĂĄcio Marreca)
Lâauteur, OrvĂĄcio Deolindo da Cunha Marreca, faisait partie de la brigade dâinfanterie du RĂ©giment militaire du ParĂĄ qui combattit Ă Canudos, oĂč il porta le garde de sous-lieutenant et fut secrĂ©taire du 1er corps dâinfanterie. De retour Ă BelĂ©m aprĂšs la guerre, il fut promu lieutenant pour sa bravoure. Il servit dans las forces de police du ParĂĄ pendant prĂšs de 30 ans et prendra sa retraite avec le grade de lieutenant-colonel[540] - [541].
Parmi les rĂ©publicains du ParĂĄ, regroupĂ©s autour du journal A RepĂșblica, figurait le mĂ©decin JosĂ© Paes de Carvalho, qui en 1897 se trouvait ĂȘtre le gouverneur de lâĂtat, ce qui permet de postuler une connivence avec le pouvoir central de Rio de Janeiro, et une disposition Ă rĂ©pondre favorablement Ă lâappel du prĂ©sident de la rĂ©publique dâenvoyer des troupes Ă Canudos. Aussi, en , le gouverneur sollicita-t-il le sĂ©nat du ParĂĄ de dĂ©pĂȘcher, en renfort des forces armĂ©es fĂ©dĂ©rales, un dĂ©tachement de la police de lâĂtat. Toutefois, les troupes du ParĂĄ ne seront acceptĂ©es quâen , lorsque la quatriĂšme expĂ©dition sera prĂšs de lâĂ©puisement[542]. Il y a lieu de noter que dans les premiĂšres annĂ©es de la rĂ©publique brĂ©silienne, la prĂ©sence de militaires rĂ©publicains dans la politique et dans les sphĂšres dĂ©cisionnaires Ă©tait gĂ©nĂ©rale et reconnue par les civils, tĂ©moin le fait que le vice-gouverneur du ParĂĄ Ă©tait, en cette mĂȘme annĂ©e 1897, le major Antonio Baena. Il sâensuit que, fort probablement, la haute hiĂ©rarchie de la police paraense Ă©tait amplement en faveur de lâenvoi de troupes. Le , les dĂ©bats Ă ce sujet terminĂ©s, le commandant du rĂ©giment, le colonel JosĂ© Sotero de Menezes, reçut lâordre du gouverneur de prĂ©parer sa brigade dâinfanterie Ă sâembarquer pour la Bahia, ce qui eut lieu le . Le contingent du ParĂĄ destinĂ© Ă Canudos avait un effectif total de 547 hommes, en ce compris 39 officiers et 2 mĂ©decins avec leurs ambulances respectives, Ă©quipĂ©s selon les normes en vigueur et armĂ©s de fusils Mauser calibre 7. La troupe, qui souffrit de nombreuses dĂ©sertions dĂšs avant lâembarquement[543], arriva finalement Ă Salvador le , oĂč elle fut chargĂ©e du maintien de lâordre avant de prendre le dĂ©part pour Canudos le . Queimadas fut rejoint le 22, et de Monte Santo lâon se mit en route pour la destination finale le . Ă CaldeirĂŁo, lâon rencontra Euclides da Cunha, qui accompagnait le bataillon dâAmazonas, â dont le commandant, le lieutenant-colonel CĂąndido Rondon, avait Ă©tĂ© son condisciple Ă lâĂ©cole militaire de Rio de Janeiro â, et Ă©tait occupĂ© Ă recueillir des informations pour ses articles[544]. Les Paraenses atteignirent Canudos le 16 et sâintĂ©grĂšrent, conjointement avec la police dâAmazonas, Ă la 2e colonne[545].
La premiĂšre action de combat de ce rĂ©giment eut lieu le et valut Ă son commandant, Antonio Sergio Dias Vieira da Fontoura, de se voir confĂ©rer le grade de colonel pour son attitude au combat ce jour-lĂ . La bataille se solda pour la brigade du ParĂĄ par 54 pertes, dont 19 morts, inhumĂ©s Ă Canudos. Si lâaction des Paraenses sâaccomplit en dĂ©pit des ordres du haut commandement (ce pourquoi leurs chefs furent sĂ©vĂšrement rĂ©primandĂ©s par Artur Oscar), elle apporta une contribution dĂ©cisive Ă lâencerclement dĂ©finitif de Canudos. Par la suite, les Paraenses participĂšrent encore aux combats du 1er octobre, et se virent chargĂ©s de tenir des positions dans le nord-ouest de la rive gauche du fleuve Vaza-Barris.
AprĂšs la chute de Canudos le , le 1er corps de police du ParĂĄ fut prĂ©posĂ©, conjointement avec le 12e corps de lâarmĂ©e, Ă la garde des prisonniers, garde lors de laquelle fut pratiquĂ©e la cravate rouge. Il ne fait pas de doute que beaucoup de policiers paraenses perpĂ©trĂšrent ces Ă©gorgements, sans quâil ne leur en fĂ»t tenu rigueur dans leur Ătat dâorigine, oĂč le gouverneur, prĂ©occupĂ© de justifier lâenvoi de sa force de police en Bahia, les Ă©leva en hĂ©ros[546].
Le rĂ©giment du ParĂĄ, lâordre de retrait parvenu le , arriva Ă Salvador le 16, oĂč il fut fĂȘtĂ©, comme toutes les troupes revenues du sertĂŁo. Ils embarquĂšrent pour BelĂ©m le , oĂč ils abordĂšrent le et oĂč les attendait un vibrant accueil, avec dĂ©filĂ© des troupes et force hommages officiels[547]. Il y eut Ă©galement des protestations, de nombreuses voix sâĂ©levant en effet, Ă lâimage du reste du BrĂ©sil, contre les injustices et atrocitĂ©s commises par les troupes gouvernementales Ă Canudos ; cependant, les protestations nâeurent pas Ă BelĂ©m la mĂȘme ampleur que, p.ex., dans la capitale fĂ©dĂ©rale, et nâempĂȘcheront pas que plusieurs militaires anciens combattants de Canudos fussent promus pour raison de bravoure par le gouvernement de lâĂtat fĂ©dĂ©rĂ©[548]. Le nom de Bairro Canudos fut donnĂ© Ă un quartier dans lâest de la ville de BelĂ©m en hommage au contingent de police prĂ©sent Ă Canudos.
Le premier ouvrage de Marreca sur ce sujet ne parut, sous le titre de A MilĂcia Paraense e a Sua HerĂłica Atuação na Guerra de Canudos, quâen 1937, soit 40 ans aprĂšs la fin de la guerre, sans quâil soit possible dâidentifier la raison de ce retard. MalgrĂ© ce dĂ©calage de 40 ans, cet Ă©crit se range dans la sĂ©rie des Ă©crits apologĂ©tiques de militaires, puisquâil en conserve lâesprit et lâangle de vue. Dans un deuxiĂšme ouvrage, HistĂłrico da PolĂcia Militar do ParĂĄ: Desde seu inĂcio (1820) atĂ© 31 de dezembro de 1939, Marreca retrace lâhistoire de la police militaire du ParĂĄ annĂ©e par annĂ©e ; le contenu de ce livre rejoint, en ce qui touche Canudos, assez fidĂšlement celui de la premiĂšre Ćuvre, abstraction faite de lâinclusion de quelques documents importants. Câest cependant dans le premier ouvrage que lâauteur fait part de sa vision de Canudos et de la guerre. Outre ses souvenirs personnels, Marreca fit appel pour la rĂ©daction du livre Ă des documents primaires, comme p.ex. les registres de la police. Le texte de Marreca abonde de dĂ©tails sur lâexpĂ©dition, principalement sur lâembarquement, les itinĂ©raires suivis, les combats et le retour dans le ParĂĄ. Il nâhĂ©site pas Ă interrompre plusieurs fois le fil du rĂ©cit pour dĂ©crire dans leurs divers aspects certaines localitĂ©s traversĂ©es par la troupe, le principal exemple en Ă©tant le bourg de Monte Santo[549].
La vision de Marreca sur les habitants de Canudos ne diffĂšre pas du discours dominant diffusĂ© par la presse de BelĂ©m, oĂč ils Ă©taient toujours qualifiĂ©s de jagunços ; dans certains passages du livre, les Canudenses sont ainsi dĂ©crits : « les jagunços, Ă la physionomie sinistre, au buste dĂ©nudĂ©, squelettiques, avec la laideur typique des faibles et lâhĂ©roĂŻsme caractĂ©ristique du BrĂ©silien [...] »[550].
Le texte de Marreca, emportant le lecteur dans un vĂ©ritable voyage sur les champs de bataille du sertĂŁo bahianais, foisonne de dĂ©tails sur les combattants, mais seulement sur ceux de son propre camp, les adversaires restant dans lâanonymat. Une autre tendance de lâauteur se manifeste tout au long du rĂ©cit, celle qui le conduit Ă traiter comme hĂ©ros tous les militaires de son rĂ©giment, mais surtout les officiers, plus particuliĂšrement le lieutenant-colonel Fontoura, dont Marreca dĂ©fend la dĂ©cision de passer outre lâordre dâArtur Oscar dâabandonner les positions conquises Ă la suite du combat du . Lâauteur justifie lâenvoi de la troupe du ParĂĄ en transformant le combat auquel il participa en combat dĂ©cisif pour la victoire des forces rĂ©publicaines[550].
Quoique Marreca Ă©crivĂźt dans la ParĂĄ, câest-Ă -dire dans la pĂ©riphĂ©rie du circuit intellectuel brĂ©silien, et que son livre parĂ»t 40 ans aprĂšs lâĂ©vĂ©nement, beaucoup plus tard que le livre de Da Cunha, le scientisme qui transparaĂźt dans son Ćuvre sâappuie bien sur les idĂ©es dâOs SertĂ”es. Le fait que lâouvrage est restĂ© dans lâobscuritĂ© peut sans doute sâexpliquer par la qualitĂ© de militaire de son auteur et par sa date de rĂ©daction, 1937, câest-Ă -dire en pleine Ăšre Vargas, marquĂ©e par un gouvernement dictatorial, nationaliste et militariste, Ăšre suivie dâune pĂ©riode de gouvernements militaires qui dura environ 21 ans, qui laissa des marques profondes dans la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne et la prĂ©disposait peu Ă apprĂ©cier une Ćuvre regorgeant dâĂ©loges pour les militaires et exaltant leur geste « hĂ©roĂŻque »[542].
Autres
Il y eut dâautres tĂ©moignages et ouvrages documentaires sur Canudos ; ce sont notamment (par ordre chronologique)[551] :
- A Quarta ExpĂ©dition contra Canudos. Primeira Fase das OperacĂ”es. DiĂĄrio de Campanha (ParĂĄ, 1898), dâAntĂŽnio Constantino Nery.
- Guerra de Canudos. Narrativa histĂłrica, de JĂșlio ProcĂłpio Favilla Nunes, correspondant de la Gazeta de NotĂcias, qui avait lâhabitude de sâexprimer avec dĂ©dain sur les sertanejos et qui sâĂ©vertua Ă nier les atrocitĂ©s commises par lâarmĂ©e (câest aussi lui qui recueillit les lettres envoyĂ©es par des Canudenses Ă leur famille, collection qui fut malheureusement Ă©garĂ©e par la suite)[552].
- HistĂłrico e relatĂłrio do ComitĂȘ PatriĂłtico da Bahia, 1897-1901 (1901), dĂ©jĂ signalĂ©, du philanthrope Amaro LĂ©lis Piedade, qui prit soin des survivants de la guerre, notamment les enfants[553].
- Memorial de Vilanova, mĂ©moires dâHonĂłrio Vilanova, frĂšre dâAntĂŽnio Vilanova, lâun des principaux meneurs de Canudos ; son tĂ©moignage a Ă©tĂ© consignĂ© en mars 1962 dans le CearĂĄ par Nertan MacĂȘdo[554].
Les survivants et le Comité Patriótico
Dans le domaine des suites immĂ©diates de la guerre de Canudos, il convient dâajouter la fondation Ă Salvador, en , du ComitĂ© PatriĂłtico, constituĂ© de citoyens ayant dĂ©cidĂ©, Ă lâinitiative du journaliste Amaro LĂ©lis Piedade, dâassocier leurs efforts dans le but initial dâaider les soldats rĂ©publicains blessĂ©s. Fin , Ă Salvador, le pasteur protestant Franz Wagner avait lancĂ© une initiative publique visant Ă aider le gouvernement bahianais dĂ©bordĂ© Ă prendre en charge les soldats blessĂ©s et leur famille et Ă secourir les veuves et les orphelins. Lâinitiative avait apparemment Ă©tĂ© soigneusement prĂ©parĂ©e et rencontra un large Ă©cho. Le furent Ă©lus un comitĂ© de direction ainsi quâune commission centrale reprĂ©sentative. Cette derniĂšre rassemblait 50 hauts fonctionnaires issus de tous les secteurs sociaux concernĂ©s, du gouvernement bahianais jusquâaux milieux scientifiques et Ă lâĂglise, en passant par les grandes banques et les maisons de commerce. Lâassociation des travailleurs enverra lui aussi un reprĂ©sentant. Dans le comitĂ© directeur siĂ©geaient, outre le prĂ©sident Wagner, le secrĂ©taire (et journaliste) Lellis Piedade et le trĂ©sorier Fernando Koch, aux cĂŽtĂ©s de dĂ©lĂ©guĂ©s des sept principaux quotidiens de Salvador[555] - [556]. La question des bĂ©nĂ©ficiaires, qui initialement formaient un groupe nettement circonscrit, fit lâobjet en septembre de discussions au sein du ComitĂ© PatriĂłtico quant Ă savoir si lâaide devait sâĂ©tendre aux enfants des soldats tombĂ©s sur le champ dâhonneur. AprĂšs avoir visitĂ© le front, et nonobstant que le ComitĂ© PatriĂłtico avait au moment de sa fondation adhĂ©rĂ© au consensus dâanĂ©antissement[557], les membres du comitĂ© se mirent bientĂŽt Ă porter secours aussi aux survivants du camp adverse. En effet, en , LĂ©lis Piedade se rendit dans la ville de Cansanção afin dây Ă©tablir une infirmerie de campagne, oĂč lâon pĂ»t apporter les premiers secours aux blessĂ©s. Ce voyage eut pour rĂ©sultat immĂ©diat un changement de posture du ComitĂ© qui, Ă partir de ce moment, allait sâĂ©riger en principale organisation de soin et protection pour les sertanejos, en particulier les orphelins de guerre[558]. Le , devant le spectacle quotidien de soldats arrivant Ă Salvador et emportant avec eux des jaguncinhos, dont la question de la tutelle nâĂ©tait pas rĂ©glĂ©e, le prĂ©sident Wagner fit mettre Ă lâordre du jour le sort des enfants de Canudos. De surcroĂźt, beaucoup dâentre ces enfants nâĂ©taient manifestement pas des orphelins, mais avaient Ă©tĂ© arrachĂ©s du sein de leur mĂšre[559] - [560]. Promptement, le ComitĂ© convint de prendre ces enfants sous sa protection et de les conduire dans des orphelinats. Un prĂȘtre, missionnĂ© par le ComitĂ© Ă Queimadas, avait pour tĂąche de recueillir tous les orphelins, quâils fussent enfants de soldats rĂ©publicains ou de jagunços. Le , LĂ©lis Piedade dĂ©clara que le nombre des enfants abandonnĂ©s et mis aux mains de gens incapables de les Ă©duquer Ă©tait impossible Ă estimer. De plus, il avait Ă©tĂ© sollicitĂ© par des campagnards dâaider les nombreuses personnes qui, illĂ©galement ou de maniĂšre injustifiĂ©e poursuivies comme conselheiristes, avaient dĂ» se rĂ©fugier dans les bois et avaient vu leurs maisons incendiĂ©es[559]. Ă la suite de ces constatations et sur la foi de rapports rendus publics relatant que ces survivants Ă©taient rĂ©duits Ă la servitude et Ă la prostitution, le ComitĂ© entra en action et sâefforça de ramener Ă Salvador les jagunços survivants, en mĂȘme temps que la bonne centaine de femmes et dâenfants survivants rencontrĂ©s Ă Canudos, la plupart blessĂ©s et pleurant silencieusement[561]. Le ComitĂ© trouva et recueillit des enfants abandonnĂ©s le long de la route, dont un ĂągĂ© de seulement trois ans. Les orphelins furent soit placĂ©s chez leurs proches parents, quand on avait pu les localiser, soit confiĂ©s aux soins de familles bĂ©nĂ©voles. Dâautre part, lâarmĂ©e achemina vers Salvador quelque 800 nouveaux prisonniers ; les hommes Ă©taient attachĂ©s de façon si barbare que les liens leur cisaillaient la chair[561].
Une illustration dramatique de la pratique consistant Ă dĂ©rober des enfants Ă leurs parents pour les offrir en pĂąture aux soldats est fournie par le sort rĂ©servĂ© Ă la progĂ©niture du sonneur de cloches de Belo Monte, lequel Ă©tait une des figures les plus cĂ©lĂšbres de la guerre et mourut hĂ©roĂŻquement, frappĂ© par un boulet de canon, dans lâaccomplissement de sa tĂąche quotidienne. SurnommĂ© Timotinho, de son vrai nom TimĂłteo Bispo de Oliveira, compagnon de longue date du Conselheiro, le sonneur avait Ă©pousĂ© Maria Francisca Dantas de Oliveira, fille du lieutenant Cosme Dantas, homme rĂ©sidant Ă AporĂĄ et assez connu dans la rĂ©gion. Son fils AntĂŽnio fut baptisĂ© par le curĂ© dâItapicuru en 1891 et eut AntĂŽnio Maciel pour parrain. Ă la fin de la guerre, le petit AntĂŽnio, ĂągĂ© de 6 ans, tomba aux mains dâun soldat du bataillon de police de SĂŁo Paulo, qui lâemporta avec lui[562]. Lâautre enfant du sonneur, la petite Joana, de 4 ans, fut elle aussi capturĂ©e par ce mĂȘme bataillon paulista et remise par un officier de cette unitĂ© Ă une jeune femme noire, concubine dâun soldat et rĂ©sidant dans le bourg de Queimadas. La mĂšre des enfants, dĂ©sormais veuve, ignorant tout du destin de ses enfants, sâen retourna Ă sa terre natale[563].
En dĂ©cembre, les indices sâaccumulaient que les enfants dĂ©portĂ©s Ă©taient astreints Ă des travaux pĂ©nibles. Le ComitĂ© Ă©tait rĂ©solu Ă empĂȘcher que les enfants provenant de Canudos fussent emmenĂ©s en guise de trophĂ©e de guerre et rĂ©duit en une sorte dâesclavage. Le ComitĂ© dĂ©battit en interne de la question de savoir si lâobjectif dâĂ©lever ces enfants en bons citoyens de la rĂ©publique pouvait se rĂ©aliser plus sĂ»rement au foyer de subrogĂ©s tuteurs privĂ©s ou dans des Ă©tablissements dâĂ©ducation spĂ©cialisĂ©s. Pour chaque enfant lâon comptait quelque 25 offres de prise en charge ou de tutelle[559]. Les travaux de comptabilisation de la Commission aboutirent Ă un chiffre autour dâune, peut-ĂȘtre de deux centaines dâenfants localisĂ©s. LĂ oĂč cela fut possible, les enfants furent restituĂ©s Ă leurs familles[560] ; dans les autres cas, les enfants furent remis Ă titre transitoire au dĂ©pĂŽt de mendicitĂ©, jusquâĂ ce que fussent achevĂ©s les travaux de construction du Colegio Salesiano de Salvador, dans le quartier de NazarĂ©, vers oĂč les enfants dĂ©mĂ©nageraient ensuite. Cet Ă©tablissement dâenseignement reçut de la part du ComitĂ© prĂšs de 6 millions de rĂ©is, somme considĂ©rable pour lâĂ©poque, Ă charge pour les pĂšres salĂ©siens de recueillir les orphelins de Canudos. Le montant de cette dotation provoqua des dissensions parmi les membres du comitĂ©, et mĂȘme la dĂ©mission de quelques-uns. Ă lâinauguration de la nouvelle Ă©cole en , les cinq premiers Ă©lĂšves Ă©taient des enfants de Canudos recueillis par le ComitĂȘ PatriĂłtico. Fut Ă©tablie ainsi la formule de resocialisation souhaitĂ©e pour les enfants de Canudos : ils seraient nourris, mĂšneraient une vie saine et rĂ©glĂ©e, acquerraient des habitudes de discipline et dâhygiĂšne, apprendraient un mĂ©tier, et avec celui-ci, lâĂ©thique positive du travail que la rĂ©publique tentait alors, non sans peine, dâimposer Ă une sociĂ©tĂ© brĂ©silienne qui pendant quatre siĂšcles avait dĂ©valorisĂ© le travail comme Ă©tant propre Ă lâesclave[564].
Ă la noĂ«l 1897, le ComitĂ© fit paraĂźtre dans le journal monarchiste O CommĂ©rcio de SĂŁo Paulo, en plusieurs livraisons, un rapport circonstanciĂ© et critique, oĂč Ă©tait dĂ©noncĂ©e la mise en esclavage des femmes et enfants, dĂ©bouchant dans un bon nombre de cas sur la prostitution, oĂč Ă©tait constatĂ© le fait que personne nâavait cherchĂ© Ă empĂȘcher le viol de filles mineures, et oĂč Ă©tait dĂ©voilĂ© enfin lâĂ©tat de dĂ©laissement total dans lequel se trouvaient les prisonniers, dont beaucoup succombaient Ă leurs blessures non soignĂ©es, ou mouraient de consomption et dâinfections, notamment de la variole[559].
La situation dĂ©plorable des survivants produisit un choc chez les citadins de Salvador, tandis que la rĂ©vĂ©lation des crimes de guerre, qui faisait apparaĂźtre que la barbarie avait surgi au cĆur mĂȘme de la rĂ©publique, suscita une indignation morale. Sây ajouta lâĂ©tonnement Ă©prouvĂ© devant les Canudenses, qui impressionnaient par leur capacitĂ© de souffrance et par lâorgueil avec lequel femmes et enfants enduraient leurs terribles blessures. En outre, le ComitĂ© observa que les femmes survivantes Ă©taient en majoritĂ© issues de bonnes familles et avaient les yeux bleus et une peau gĂ©nĂ©ralement claire, et Ă©tablit dans son rapport une corrĂ©lation entre couleur de peau et intĂ©gritĂ© morale, laissant entendre quâĂ©tant donnĂ© la prĂ©sence de tant de blancs parmi eux la prise en charge, le regroupement familial etc. sâen trouvaient justifiĂ©s. Les Canudenses se virent ainsi rĂ©tablis dans leur humanitĂ© et dans leur personnalitĂ©, et acquirent le statut de frĂšres, processus dĂ©jĂ amorcĂ© peu aprĂšs la fin de la guerre[557]. Toutefois, il ressort dâune analyse des registres officiels oĂč avaient Ă©tĂ© notĂ©s les enfants de jagunços rĂ©partis aprĂšs la guerre, quâaux alentours de trente pour cent du total Ă©taient noirs ou bruns (pardos) [565].
Les dĂ©nonciations du ComitĂ© Ă©quivalaient Ă une accusation indirecte Ă lâendroit du haut commandement pour non-assistance et pour manquement au devoir de tenir en main les propres troupes, qui en lâoccurrence avaient pu maltraiter les prisonniers en toute impunitĂ©. Dans une livraison ultĂ©rieure, le rapport du ComitĂ© Ă©nonça que le gĂ©nĂ©ral Oscar et des officiers supĂ©rieurs avaient ouvertement, en guise de gratification, distribuĂ© des enfants aux soldats, aux habitants de Queimadas et Ă des entremetteurs, et en avaient mĂȘme Ă©tabli des quittances. Enfin, le rapport faisait remarquer que la quasi-totalitĂ© des prisonniers adultes Ă©taient de sexe fĂ©minin, et que lâon n'avait pas pu trouver plus de 12 hommes, Ă Alagoinhas, du reste tous faits prisonniers en dehors de Canudos. Ce constat ne faisait que renforcer le soupçon que tous les hommes avaient Ă©tĂ© assassinĂ©s[388]. Le ComitĂ© nota sĂšchement dans son rapport : il ne restait que douze prisonniers masculins, et ils nâĂ©taient pas originaires de Canudos[389].
La trajectoire de quelques-uns des jaguncinhos, enfants rescapĂ©s de Canudos (jaguncinho est le diminutif de jagunço), a pu ĂȘtre retracĂ©e. Il y a celui notamment qui fut recueilli par Euclides da Cunha, puis remis Ă un sien ami de SĂŁo Paulo, et qui, sous le nom de Ludgero Prestes, deviendra directeur dâĂ©cole dans lâĂtat de SĂŁo Paulo. MĂ©rite lâattention Ă©galement le cas de Melchiades Rodrigues Montes, butin de guerre vivant tombĂ© aux mains de soldats de lâarmĂ©e, qui Ă la fin de sa vie, Ă lâĂąge de 82 ans, consigna son histoire personnelle par Ă©crit, avec beaucoup de dĂ©tail, sur 69 pages soigneusement dactylographiĂ©es confiĂ©es Ă son fils Eddy Nicolau Montes[566]. Rodrigues Montes, ayant Ă la fin de la guerre environ sept ans, pouvait donc se rappeler assez nettement les mois prĂ©cĂ©dant le conflit. Son pĂšre, Martins Rodrigues Montes, Ă©tait un humble laboureur demeurant Ă Ipoeira Cavada, dans la commune de ChorrochĂł (district de VĂĄrzea da Ema), Ă une soixantaine de km de Canudos. Ă cĂŽtĂ© de lâagriculture, la famille, avec ses six enfants, dont Melchiades Ă©tait le deuxiĂšme nĂ©, sâadonnait aussi Ă la production de cachaça et de rapadura, produits typiques de la rĂ©gion. Dans ses souvenirs de sa vie avec ses parents, on retient en particulier le travail des champs quâil dut effectuer Ă partir de six ans, la religiositĂ© de la mĂšre, qui priait chaque soir avec ses enfants, les nuits de lune passĂ©es Ă peler le manioc pour en faire de la farine, les violences du pĂšre sâexerçant y compris sur les enfants, parfois mĂȘme avec un coutelas, et la fugue en compagnie de lâaĂźnĂ©, suivi du retour au foyer au bout de seulement 12 heures.
La famille ne dĂ©cida de migrer vers Belo Monte quâĂ la suite de la troisiĂšme expĂ©dition, et câest donc au temps de la guerre que se rapportent tous les souvenirs que le jaguncinho a gardĂ©s de la vie au village. Melchiades se souvenait avec prĂ©cision des oraisons Ă lâheure de lâAve Maria, dans la Belo Monte assiĂ©gĂ©e par les forces rĂ©publicaines, devant lâĂglise nouvelle. Melchiades, alors ĂągĂ© de sept ans, coupait du bois dans le maquis et puisait de lâeau dans le Vaza-Barris, souvent sous une pluie de balles venue du morne de la Favela, oĂč campait lâarmĂ©e. Dans la phase finale de la quatriĂšme expĂ©dition, une grenade explosa dans la maison de pisĂ© oĂč vivait la famille. Le matin du , la mĂšre rassembla la famille en vue de la fuite, mais la recrudescence de la fusillade au dehors la força Ă attendre un moment plus propice ; entre-temps, Melchiades se rendormit, et quand il se rĂ©veilla, la famille avait dĂ©jĂ pris le large, sans sâinquiĂ©ter de son absence. Deux soldats de lâarmĂ©e firent irruption dans la maison, lâun voulant tuer lâenfant, lâautre demandant quâil fĂ»t Ă©pargnĂ©. Les soldats, tout en emportant Melchiades, poursuivirent leur conquĂȘte des autres maisons du village. Durant cette marche, lâenfant fut mis face au spectacle des maisons en ruines, de soldats et de jagunços blessĂ©s, agonisant et gĂ©missant[567].
Melchiades fut ainsi lâun de ces enfants qui survĂ©curent aux cĂŽtĂ©s dâun militaire de lâarmĂ©e, nommĂ©ment le sous-lieutenant Bonoso. Celui-ci fut griĂšvement blessĂ© au cours des combats et transportĂ© vers Monte Santo, puis Ă©vacuĂ© vers lâhĂŽpital de Queimadas et de lĂ sur Salvador[568]. RĂ©tabli, le sous-lieutenant sâembarqua sur un navire en partance pour Rio de Janeiro, oĂč il se prĂ©senta Ă son rĂ©giment avec lâenfant. De Rio de Janeiro, ils poursuivirent ensemble leur voyage en direction de lâĂtat de Santa Catarina, et arrivĂšrent enfin Ă TubarĂŁo, oĂč se trouvait la femme de Bonoso. Suivit alors la seule pĂ©riode oĂč Melchiades frĂ©quenta lâĂ©cole, un collĂšge de frĂšres. Peu aprĂšs, sa famille adoptive dĂ©mĂ©nagea vers JaguarĂŁo, ville frontaliĂšre de lâUruguay, dans le Rio Grande do Sul, oĂč ils prirent leurs quartiers dans la caserne[569]. Lâenfant cessa dâaller Ă lâĂ©cole ; comme les autres enfants de Canudos, Ă©cartĂ©s de lâenseignement scolaire, il sera destinĂ© au travail, et dans ce but recevra un enseignement professionnel. Ă la caserne, vu les incessantes disputes et punitions dans la famille Bonoso, Melchiades finit par ĂȘtre transfĂ©rĂ© Ă un autre officier, le lieutenant Gustavo PantaleĂŁo da Silva. Dans la maison de celui-ci, le jaguncinho, ĂągĂ© maintenant de onze ans, fut employĂ© comme domestique, avant dâaccompagner la maĂźtresse de maison, qui Ă©tait souffrante, dans la fazenda de sa sĆur, ou lâenfant effectuera les menus travaux de la ferme â travail au champ, construction de clĂŽtures, fabrication de fromage, vente des produits de la fazenda dans la ville, faire paĂźtre le bĂ©tail etc. Lâhiver, la famille retournait Ă la ville, oĂč Melchiades sâefforça dâĂ©tudier par ses propres moyens. Le lieutenant PantaleĂŁo fut mutĂ© vers Santa VitĂłria do Palmar, dans lâextrĂȘme sud du BrĂ©sil, oĂč le deuxiĂšme pĂšre adoptif dĂ©cida dâinscrire le jaguncinho dans lâunique Ă©cole de la ville ; cependant, le premier jour de classe, lâenfant fut renvoyĂ© chez lui, porteur dâun billet du directeur indiquant que « le collĂšge nâaccepte pas dâenfants de couleur »[570].
Melchiades suivit alors une formation dâĂ©bĂ©nisterie. Pourtant, Ă 17 ans, il demanda Ă PantaleĂŁo, quâil nomme son « protecteur », de le faire entrer Ă lâarmĂ©e comme simple soldat. ImmatriculĂ© comme volontaire en , il fut considĂ©rĂ© apte aprĂšs deux mois dâinstruction, et fut inscrit Ă lâĂ©cole dâinfanterie. Ayant passĂ© ses examens, il fut fait chef dâescadron dĂšs lâannĂ©e suivante. En 1909, il sera affectĂ© Ă ChuĂ et promu 3e sergent en mars de la mĂȘme annĂ©e[565]. Fin 1909, il fut mutĂ© vers la ville de JaguarĂŁo, oĂč il inaugura une Ă©cole dâalphabĂ©tisation pour les enfants des soldats qui servaient dans la garnison. LâannĂ©e suivante, en 1917, dotĂ© du grade de 1er sergent, il fut mutĂ© pour SĂŁo Paulo, oĂč il lui sera donnĂ© dâassister Ă quelques rĂ©unions publiques dâOlavo Bilac[571]. Vers la fin de la mĂȘme annĂ©e, le sergent sâinscrivit au cours de perfectionnement dâinstructeur dâinfanterie qui se donnait Ă Vila Militar, Ă Rio de Janeiro, et quâil acheva en 1920, pour ĂȘtre nommĂ© ensuite instructeur dans divers centres de tir Ă PetrĂłpolis, prĂšs de Rio de Janeiro. En 1921, aprĂšs la fondation par le gouvernement de lâĂcole de sous-officiers dâinfanterie, Melchiades sây inscrivit. Dans ses mĂ©moires, il se dĂ©crit lui-mĂȘme comme quelquâun cherchant constamment Ă se perfectionner par lâĂ©tude[572]. En 1931, aprĂšs prĂšs de 30 annĂ©es de service dans lâarmĂ©e brĂ©silienne, il demande sa mise en disponibilitĂ©, au rang de 2e lieutenant, tout en poursuivant toutes ses anciennes fonctions Ă PetrĂłpolis. Sa trajectoire apparaĂźt ainsi exemplaire : câest le rĂ©cit dâune ascension professionnelle constante, de rectitude morale, et de lâexercice dâune citoyennetĂ© consciente et agissante. Melchiades est lâincarnation du rĂȘve bilacien du soldat-citoyen, de la vision dâune armĂ©e apte Ă façonner le caractĂšre dâun peuple, fabrique de hussards de lâenseignement[573].
En 1933, Melchiades vint Ă assister au dĂ©filĂ© dâun peloton de Chemises vertes scandant quâil Ă©tait du devoir de lâintĂ©graliste dâadhĂ©rer aux autoritĂ©s constituĂ©es, de les respecter, et de collaborer avec elles. Plus tard, impressionnĂ© par le fonctionnement des Ă©coles dâalphabĂ©tisation, de couture ou de musique mises en place par ce mouvement, et par le travail volontaire des mĂ©decins intĂ©gralistes, et aprĂšs avoir frĂ©quentĂ© quelques rĂ©unions du mouvement, il rejoignit, en mĂȘme temps que son fils Eddy, les rangs de lâintĂ©gralisme[573]. En , aprĂšs que les intĂ©gralistes eurent pris et occupĂ© le palais Guanabara Ă Rio de Janeiro, Melchiades fut dĂ©tenu, emmenĂ© au commissariat de NiterĂłi et de lĂ transfĂ©rĂ© Ă la maison de dĂ©tention, puis en prison, oĂč il restera incarcĂ©rĂ© pendant huit mois[574].
Durant de longues dĂ©cennies, Melchiades avait adressĂ© en vain Ă diffĂ©rentes autoritĂ©s Bahianaises des demandes dâinformations sur le lieu de sĂ©jour de sa famille biologique. En 1960, il fit en compagnie de sa femme un voyage en voiture vers la ParaĂba, en passant par le sertĂŁo de Bahia. ArrivĂ© dans le district de Formosa, il sâenquit de sa famille et la trouva dans la rĂ©gion, e.a. Ă VĂĄrzea da Ema, dans lâactuelle commune de Lagoa[575]. Lorsquâen 1961, il revint dans le hameau, il eut soin dâemporter avec lui des seringues, des livres de lecture, des crayons, et le drapeau brĂ©silien, et consacra son temps dans le sertĂŁo Ă alphabĂ©tiser adultes et enfants, Ă faire des injections de pĂ©nicilline et Ă aider de diverses maniĂšres, venant notamment au secours de lâinstitutrice locale qui enseignait dans une salle de classe improvisĂ©e oĂč chaque Ă©lĂšve devait apporter son propre siĂšge[576]. Toutefois Melchiades ne deviendra pas lâun dâeux, le dĂ©racinement Ă©tant alors un fait accompli depuis longtemps. Melchiades mourut Ă PetrĂłpolis Ă lâĂąge de 93 ans[577].
Le destin de plusieurs autres jaguncinhos a pu ĂȘtre retracĂ©, encore quâavec moins de dĂ©tail. LĂ©lis Piedade lui-mĂȘme hĂ©bergea dans sa propre maison rien moins que les filles de Joaquim Macambira, lâun des personnages les plus considĂ©rables de Canudos. Ă lâissue de la guerre, ces deux fillettes avaient Ă©tĂ© emmenĂ©es Ă Salvador par le bataillon de Dantas Barreto, et furent prises en charge par LĂ©lis Piedade, ainsi que celui-ci le relate dans une lettre que publia le Jornal da Bahia[578] :
« (...) je vous communique que jâai reçu hier les enfants mineurs Teresa Macambyra, de 14 ans, et Valeriana Macambyra, de 11 ans, filles du chef conselheiriste Macambyra, qui mâont Ă©tĂ© envoyĂ©es par le colonel Dantas Barreto par lâintermĂ©diaire du Dr SebrĂŁo. Je les ai recueillies dans la maison de ma famille. La plus jeune a trois blessures de balles. Ces filles mineures disent quâelles ont un frĂšre de 12 ans, appelĂ© Paulo, remis ici Ă quelquâun dont elles ignorent le nom, et quâune autre sĆur, du nom de Maria Francisca, ĂągĂ©e de 10 ans, malade de la variole, est restĂ©e Ă Queimadas[579]. »
Lâon sait que cette derniĂšre, une fois remise de sa variole, se retrouvera Ă©galement au domicile de LĂ©lis Piedade. Quant aux deux autres fillettes, il semblerait quâelles soient plus tard retournĂ©es dans leur rĂ©gion dâorigine. Maria Francisca mourut dans la deuxiĂšme Canudos, mais avant sa mort, elle fut, fort ĂągĂ©e dĂ©jĂ , interrogĂ©e par JosĂ© Calasans, Ă qui elle fit part de sa gratitude envers LĂ©lis Piedade[580]. Ses descendants vivent toujours Ă Canudos, dont un certain Emerson Macambira, arriĂšre-arriĂšre-petit-fils de Joaquim Macambira, et une dame nĂ©e Ă Canudos et devenue professeur dans lâenseignement supĂ©rieur[581]. Joaquim Macambira avait dâautre part deux fils, dont lâun, AntĂŽnio, fut abandonnĂ© Ă lâĂąge de 3 ans au bord dâune route dans le sertĂŁo et de qui lâon perd ensuite toute trace, et lâautre, lâaĂźnĂ©, qui hĂ©rita du prĂ©nom de son pĂšre, mourut Ă la tĂȘte dâun commando qui tenta de neutraliser le canon Whitworth sur la Favela[582].
Le journaliste FĂĄvila Nunes, ancien militaire rĂ©formĂ© en 1878, Ă©crivit comme correspondant de guerre Ă Canudos des reportages pour divers journaux de Rio de Janeiro. Le journal O PaĂs, annonçant son retour Ă Rio de Janeiro, signala quâ« aux cĂŽtĂ©s de son Ă©pouse et de ses enfants, rayonnant de joie de lâavoir Ă nouveau prĂšs dâeux, nous vĂźmes deux fillettes blanches et sympathiques. Ce sont deux jaguncinhos que notre collĂšgue a amenĂ©s avec lui et quâil a intĂ©grĂ©s Ă sa famille ». De ces deux fillettes, rescapĂ©es du massacre, qui Ă©taient sĆurs, lâon ignore le destin ultĂ©rieur[583]. Enfin, des douze enfants quâavait le conselheiriste Norberto das Baixas, commerçant aisĂ©, membre de lâĂ©lite dirigeante de Canudos, qui pĂ©rit dans la guerre en mĂȘme temps que sa femme, quatre Ă©chappĂšrent Ă la mort et furent rĂ©partis dans des familles dâaccueil : deux furent recueillis par des officiers de lâarmĂ©e et les deux autres pris en charge par un juge de la rĂ©gion[584].
Canudos et la construction de la nation brésilienne
Les apories du concept de nation brésilienne
DĂšs sa crĂ©ation en 1824, le BrĂ©sil possĂ©dait plusieurs des grands piliers sur lesquels sâappuyaient au XIXe siĂšcle la plupart des nations europĂ©ennes : un territoire national nettement dĂ©limitĂ© et (grosso modo) immuable, une langue officielle et de culture unique (le portugais), une constitution, et un gouvernement lĂ©gitime. Lui faisait dĂ©faut en revanche ce qui en Europe sera la principale motivation de la formation des ensembles nationaux, Ă savoir une reprĂ©sentation globale dâun peuple plus ou moins homogĂšne, dotĂ© dâun caractĂšre national distinctif. Au lieu de ce sentiment national rĂ©gnait au BrĂ©sil la conscience dâun « retard » historique par rapport Ă lâEurope occidentale, laquelle avait Ă©tĂ© Ă©rigĂ©e en norme historique et sociale, et se trouvait incarnĂ©e plus particuliĂšrement dans la RĂ©volution française. Pendant la pĂ©riode de 1870 Ă 1910 eut lieu, pour la premiĂšre fois sans doute, une tentative de cerner ce quâest le caractĂšre national brĂ©silien, la brĂ©silianitĂ© (brasildade), quĂȘte identitaire qui occupera vĂ©ritablement de larges secteurs de lâĂ©lite intellectuelle, et qui, opĂ©rant avec des critĂšres qualitatifs systĂ©matisĂ©s, parviendra Ă dĂ©passer lâantique nationalisme nĂ©gativiste tel quâhĂ©ritĂ© de lâĂ©poque coloniale et enclin Ă se nourrir prioritairement du rejet du statut de colonisĂ© et de lâancienne puissance coloniale[585]. Pourtant, Ă la fin du XIXe siĂšcle, la capacitĂ© de concevoir de quelque maniĂšre lâunitĂ© territoriale du BrĂ©sil restait limitĂ©e Ă une portion minime de la population brĂ©silienne. En effet, jusquâĂ la fin du siĂšcle, dans de larges parties du territoire et de la population, le « pouvoir central nâĂ©tait reprĂ©sentĂ© que symboliquement, sous lâaspect de lâordre public ; dans la pratique cependant, la population ne manifestait de loyautĂ© que vis-Ă -vis de potentats privĂ©s, les propriĂ©taires terriens. Elle ne sâidentifiait dâaucune maniĂšre Ă une unitĂ© territoriale dĂ©passant ces structures rurales de pouvoir »[586].
Au XIXe siĂšcle, câest dans les belles-lettres que les diffĂ©rents avatars de lâidĂ©e nationale trouveront leur expression. Depuis lâindĂ©pendance, la littĂ©rature Ă©tait supposĂ©e Ă©crire lâhistoire nationale ; la quĂȘte dâoriginalitĂ©, dâunicitĂ© et dâauthenticitĂ© incita les auteurs romantiques du littoral Ă prĂȘter attention aux zones situĂ©es plus Ă lâintĂ©rieur. Selon Coutinho et Sousa (auteurs d'une encyclopĂ©die de la littĂ©rature brĂ©silienne), le rĂ©gionalisme « Ă©tait depuis le romantisme lâune des formes du nationalisme littĂ©raire brĂ©silien et lâune des rĂ©ponses Ă la question dix-neuviĂ©miste de savoir comment la littĂ©rature devait ĂȘtre constituĂ©e pour quâelle fĂ»t apte Ă mettre en avant les caractĂ©ristiques et lâidentitĂ© nationales, câest-Ă -dire comment elle devait ĂȘtre typiquement brĂ©silienne »[587]. Câest en particulier la luxuriante nature nationale, dans ses diffĂ©rents chatoiements rĂ©gionaux, qui apparaissait propre Ă compenser ce dĂ©ficit culturel qui le miroir europĂ©en renvoyait aux Ă©crivains du BrĂ©sil. En tant quâunitĂ© naturelle, cette nature Ă©tait mĂȘme un moyen efficace de sâopposer aux tendances sĂ©paratistes[588]. Les auteurs qui se rĂ©clamaient de ce rĂ©gionalisme utilisĂšrent ce topique local comme utopie dâĂ©vasion vers un passĂ© plus dĂ©sirable. Marginalisant lâesclave noir, ils placĂšrent une nature idĂ©ale fabriquĂ©e et un Indien noble non moins artificiel au centre du discours littĂ©raire national[589].
Ă la rivalitĂ© entre monarchistes et rĂ©publicains au dĂ©but de la PremiĂšre rĂ©publique correspondaient deux modĂšles de nation opposĂ©s, dont les dĂ©linĂ©aments thĂ©oriques restaient mal dĂ©finis, mais qui divergeaient quant Ă la question de la tradition : si lâune des deux tendances voyait la stabilitĂ© politique et le prestige national garantis Ă travers la combinaison des traditions de lâEmpire, de lâhĂ©ritage de la colonisation portugaise et de la foi catholique, lâautre, le rĂ©publicanisme radical, prĂ©conisait une rupture totale avec ce passĂ© et une rĂ©orientation selon le modĂšle nord-amĂ©ricain de la modernitĂ© et de la rĂ©publique. Enfin, une nouvelle gĂ©nĂ©ration, formĂ©e scientifiquement, fit son irruption dans les annĂ©es 1870 au BrĂ©sil et, dĂ©sireux de rompre avec le romantisme littĂ©raire, rĂ©clamaient une modernisation politique et sociale et prĂŽnaient le rĂ©alisme scientifique pour toutes les productions intellectuelles ; la littĂ©rature dĂšs lors diffusait sur la chose nationale un discours de tendance surtout scientifique et introduisait des paradigmes qui allaient persister jusque dans la dĂ©cennie 1920[590].
La pression modernisatrice sâalimentait surtout du positivisme français et des thĂ©ories Ă©volutionnistes. Ces vues nouvelles fournirent les catĂ©gories permettant dâapprĂ©hender et Ă©valuer scientifiquement la nation et la sociĂ©tĂ© brĂ©siliennes. Le racisme traditionnel sâempara des classifications de la biologie et, transposant les distinctions taxonomiques dâespĂšce, de variĂ©tĂ© et de race, postulait une inĂ©galitĂ© hiĂ©rarchique entre les hommes. Les intellectuels de lâĂ©poque furent unanimes Ă considĂ©rer le racisme europĂ©en comme leur point de rĂ©fĂ©rence. En outre, avec lâimportation des thĂ©ories Ă©volutionnistes, se posa aussitĂŽt le problĂšme que le niveau de civilisation du BrĂ©sil ne pouvait ĂȘtre qualifiĂ© autrement que dâ« infĂ©rieur » et que le retard du BrĂ©sil appelait une explication, quâon sâingĂ©nia Ă chercher dans les dĂ©terminismes gĂ©o-climatologiques, combinĂ©s aux donnĂ©es hĂ©rĂ©ditaires et Ă lâĂ©volution des espĂšces. La race blanche (ou caucasienne), favorisĂ©e par un climat propice, Ă©tait juchĂ©e au sommet de lâĂ©chelle dâĂ©valuation ; Ă lâinverse, tout en bas du classement se rangeaient les rĂ©gions tropicales brĂ©siliennes, qui avaient engendrĂ© deux races infĂ©rieures. Henry Thomas Buckle (qui Ă©tait traduit et publiĂ© au BrĂ©sil), sâil qualifia la nature du BrĂ©sil de « merveille du monde », indiqua que la coexistence de lâexcĂšs de chaleur et dâhumiditĂ© avaient accablĂ© la population brĂ©silienne et lâavait empĂȘchĂ©e de dĂ©passer le niveau de civilisation quâelle avait au moment de la dĂ©couverte. Les conceptions raciales dâalors convergeaient vers quatre postulats admis sans discussion : 1) les races sont inĂ©gales ; 2) seule la race blanche supĂ©rieure est vertueuse et apte Ă la civilisation ; 3) toutes les autres sont infĂ©rieures, selon une certaine gradation ; 4) le mĂ©lange de la race blanche avec dâautres donne lieu Ă dĂ©gĂ©nĂ©rescence. IndigĂšnes et esclaves noirs, codifiĂ©s comme incompatibles avec la civilisation et la modernitĂ©, devaient ĂȘtre mis Ă lâĂ©cart de la sociĂ©tĂ©[591].
Un mouvement contraire commença Ă faire son apparition au dĂ©but du XXe siĂšcle, sous les espĂšces de lâufanisme (terme dĂ©rivĂ© du mot portugais ufano, orgueilleux, vaniteux, mot figurant dans le titre dâun livre dâAfonso Celso de 1900), mouvement pour lequel, au contraire du pessimisme racial dâun Buckle, le topos de la nature brĂ©silienne incomparablement fertile et foisonnante autorisait lâoptimisme et la confiance dans le progrĂšs, optimisme et confiance qui sâĂ©tendaient aussi aux mĂ©tis supposĂ©s rĂ©unir en eux toutes les qualitĂ©s Ă©minentes des trois races originelles[592].
Le poĂšte et penseur politique SĂlvio Romero soutenait que le prĂ©sent et lâavenir tant de la littĂ©rature que de la sociĂ©tĂ© brĂ©siliennes rĂ©sidaient irrĂ©futablement dans le mĂ©lange des influences ethniques : « chaque BrĂ©silien est un mĂ©tis, que ce soit de sang ou dâidĂ©es »[593]. Le concept de mĂ©tissage de Romero rĂ©sulte dâun dĂ©terminisme double, celui de la race et du milieu. Il voyait dans le mĂ©tis comme nouvel homme brĂ©silien le rĂ©sultat du croisement de cinq facteurs : lâĂ©lĂ©ment portugais, celui africain, celui indien, le milieu, et lâimitation de lâĂ©tranger. Quant au jugement quâon devait porter sur ce mĂ©tissage, la thĂšse de Romero est ambiguĂ«, puisquâil jugea rĂ©trospectivement que « la soumission des noirs, la paresse de lâIndien, et le caractĂšre autoritaire et ingĂ©nu du Portugais ont engendrĂ© une nation amorphe, dĂ©nuĂ©e de toute qualitĂ© fĂ©conde propre »[594], tandis quâailleurs il reconnut au mĂ©tis brĂ©silien un potentiel dâavenir, moyennant toutefois que lâĂ©lĂ©ment europĂ©en gardĂąt la prĂ©pondĂ©rance politique ; ce nâest quâĂ cette condition que lâinventivitĂ© et la rĂ©silience de lâIndien et de lâAfricain, ainsi que leur pouvoir dâadaptation aux rigueurs du climat, pourront ĂȘtre enrichissants pour le pays. Dans les annĂ©es 1930, Gilberto Freyre donnera au concept de mĂ©tissage une portĂ©e plus culturelle, en rehaussant positivement en particulier lâinfluence africaine[595].
Ă toutes ces contradictions, les thĂ©ories sur la nation brĂ©silienne ne pouvaient se soustraire aussi longtemps quâelles postulaient lâabsorption dans la nation dâespaces et de populations (notamment le sertĂŁo) que, dans le mĂȘme temps, ces thĂ©ories dĂ©signaient comme pĂ©riphĂ©riques ou infĂ©rieures, contradictoires Ă lâidĂ©e de la nation. Survint alors la doctrine du branqueamento (blanchissement, de branco, blanc), qui reposait sur deux axiomes : dâabord la supĂ©rioritĂ© de la race blanche et la plus grande vigueur des gĂšnes blancs en cas de croisement ; ensuite la prĂ©supposition que la population noire baisserait proportionnellement Ă la population blanche par suite dâun taux de fĂ©conditĂ© plus faible et dâune mortalitĂ© supĂ©rieure par suite de maladies et dâune cohĂ©sion sociale dĂ©faillante, Ă quoi sâajouterait le fait que les noirs tendront Ă se choisir des conjoints Ă la peau plus claire. La combinaison des concepts de mĂ©tissage et de branqueamento, qui prenait acte de la situation ethnique existante, permit de revendiquer son originalitĂ© vis-Ă -vis du centre europĂ©en et, par un artifice pronostique, de sâinsĂ©rer en mĂȘme temps dans lâincontournable pensĂ©e dominante alors en vogue[596].
Le sertão et la nation républicaine
Au dĂ©but de la rĂ©publique, le sertĂŁo avait obtenu dĂ©jĂ droit de citĂ© comme espace paradigmatique, Ă©quivalant Ă sĂ©cheresse, rapports sociaux quasi-fĂ©odaux, pauvretĂ© extrĂȘme, vagabondage, criminalitĂ© et violence, et renfermant une catĂ©gorie pseudo-ethnique propre, le jagunço. Cet espace restait pour lâheure exclu de lâidĂ©alisation romantique ufaniste[597]. Le terme jagunço, au dĂ©part limitĂ© aux hommes de main des grands propriĂ©taires fonciers, en particulier ceux qui sâaffrontaient brutalement dans la Chapada Diamantina, allait sâĂ©tendre, dans les colonnes des journaux, Ă partir de la 3e expĂ©dition, pour englober toute la population de Canudos, et pour dĂ©finir ainsi le sertĂŁo comme espace dâanarchie, dâinsĂ©curitĂ©, de rĂšgne des armes, et de non-civilisation. Da Cunha dĂ©signa par ce terme non seulement la horde de « fanatiques » autour de Maciel, mais le sertanejo nordestin en gĂ©nĂ©ral ; les termes de vaqueiro (gardien de bĂ©tail du nord et pendant du gaucho du sud), de jagunço et de sertanejo sont, chez Da Cunha, rendus synonymes[598].
Dans le sertĂŁo, les rapports sociaux Ă©taient configurĂ©s par le systĂšme patriarcal dit coronĂ©lisme, oĂč les pouvoirs exĂ©cutif, lĂ©gislatif et judiciaire, bien que rĂ©glĂ©s formellement par lâĂtat, ressortissaient de fait Ă la mĂȘme instance privĂ©e, la vieille aristocratie fonciĂšre. LâĂtat apparaissait aux yeux de la population dâabord sous ses espĂšces rĂ©pressives, dont les reprĂ©sentants (fonctionnariat et police) sâemployaient Ă faire en sorte que les citoyens remplissent leurs obligations en matiĂšre fiscale et dâordre public, sans pour autant que leurs droits civiques constitutionnels leur fussent rendus accessibles et applicables[599]. Tel quel, le sertĂŁo (et avec lui, Canudos) restait perçu dans lâĂtat-nation brĂ©silien de la fin du XIXe siĂšcle structurellement comme un pays Ă©tranger national, comme « corps Ă©tranger », sans que jamais cet Ătat-nation ne renonçùt pour autant Ă ses prĂ©tentions totalisantes et homogĂ©nĂ©isantes sur lâensemble du territoire ou sans quâil ne remĂźt en question lâapplication des droits constitutionnels Ă la totalitĂ© de la population sous sa tutelle. La perception de lâoligarchie campagnarde du reste ne diffĂ©rait guĂšre de celle des Ă©lites du littoral, encore quâelle insistĂąt pour que le distinguo fĂ»t fait entre Canudos et sertĂŁo, entre jagunços et sertanejo ; dans le mĂȘme temps, elle sâefforçait de garantir lâordre Ă©tabli du sertĂŁo, la lĂ©gitimitĂ© duquel, si elle Ă©tait peu touchĂ©e par le discours dominant sur Canudos, nâen Ă©tait pas moins potentiellement menacĂ© par le paradigme de nordestination ; en effet, Canudos, quoique proclamĂ© non typique du sertĂŁo, Ă©tait nĂ©anmoins assimilĂ©, paradigmatiquement et comme symbole collectif national, au sertĂŁo[600].
Pendant la guerre, ou dans lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre, les Canudenses Ă©taient exclus de lâ« Ăąme » brĂ©silienne (alma), terme qui pouvait se rapporter tant Ă la collectivitĂ© nationale quâĂ chacun de ses membres en particulier. Ă la suite de la 3e expĂ©dition, mĂȘme le statut de « mauvais BrĂ©silien » leur fut dĂ©niĂ©, et ils avaient cessĂ© dâappartenir Ă la famille brĂ©silienne. Les jagunços nâĂ©taient pas des sujets de la nation, mais des objets anti-nationaux contre lesquels il y avait lieu de se dĂ©fendre. Les rapports de lâarmĂ©e, mais aussi nombre de reportages dans la presse, indiquaient que lâon Ă©tait en guerre contre un ennemi extĂ©rieur. Il sâagit ici de quelque chose de plus que les habituelles opĂ©rations discursives par lesquelles lâennemi dans les guerres civiles est dĂ©personnalisĂ© et anonymisĂ© pour ensuite le dĂ©clarer ennemi intĂ©rieur, apatride et traĂźtre Ă la patrie, câest-Ă -dire de relever dâune dĂ©viance nationale ; en effet, attendu que ces opĂ©rations discursives Ă©taient couplĂ©es Ă des catĂ©gories telles que race dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e et Ă des antinomies comme nature/barbarie contre civilisation, les Canudenses se retrouvaient bien pris dans cet Ă©cheveau central de paradigmes inhĂ©rents au dĂ©bat alors en cours sur lâidĂ©e nationale. La communautĂ© conselheiriste nâĂ©tait pas brĂ©silienne Ă part entiĂšre et, en dĂ©finitive, non brĂ©silienne. Le sertĂŁo, confirmant lâunitĂ© dâessence entre nature et homme, apparaissait donc comme fonciĂšrement anti-patriotique et anti-national. Lâufanisme, qui sâĂ©tait prĂ©valu de la nature comme consubstantielle Ă la grandeur nationale, sans en exclure le sertĂŁo, resta largement hors champ pendant toute la durĂ©e de la guerre. Canudos agit comme un symbole national repoussoir, un contre-exemple asymĂ©trique, concentrant en soi les tĂ©nĂšbres de toutes les altĂ©ritĂ©s, et faisant ressortir dans une clartĂ© dâautant plus intense les caractĂ©ristiques nationales souhaitĂ©es[601].
Dans le discours dominant, les notions de rĂ©publique et de nation ne coĂŻncidaient pas ; les droits rĂ©publicains ne sâĂ©tendaient que sur telle partie de la nation qui sâen montrait digne et apte. Or les Canudenses soit faisaient preuve dâun comportement anti-rĂ©publicain, soit nâĂ©taient pas en Ă©tat de comprendre les systĂšmes de gouvernement, Ă plus forte raison de les distinguer les uns des autres ; dans le premier cas, Canudos se dressait contre, dans le deuxiĂšme se situait en dessous de la rĂ©publique ; dans les deux cas, les Canudenses ne pouvaient ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme bĂ©nĂ©ficiaires des droits constitutionnels[602].
Infléchissement du discours sur Canudos
La guerre terminĂ©e sans gloire, des failles se firent bientĂŽt jour dans le discours dominant sur Canudos, qui concourront Ă modifier les rapports entre sertĂŁo et nation rĂ©publicaine[603]. Il apparut que cette guerre avait en rĂ©alitĂ© Ă©tĂ© menĂ©e contre une communautĂ© de pauvres gens, Ă©trangers Ă quelque conspiration politique que ce fĂ»t, sans lien dâaucune sorte avec des groupes monarchistes organisĂ©s â lesquels au demeurant appartenaient Ă une classe sociale totalement diffĂ©rente, blanche et urbaine, ayant jagunços et fanatiques en horreur â et nâayant bĂ©nĂ©ficiĂ© dâaucun appui logistique ou autre, que ce fĂ»t du BrĂ©sil mĂȘme, ou depuis lâĂ©tranger. Au surplus, il fut rĂ©vĂ©lĂ© que le comportement de lâarmĂ©e nâavait pas Ă©tĂ© irrĂ©prochable, entachĂ© en particulier par la pratique de la dĂ©nommĂ©e cravate rouge et la mise en vente des enfants survivants.
Lâon sâavisa de ce que les comptes rendus de presse sur les Ă©vĂ©nements avaient Ă©tĂ© tendancieux et en grande partie falsifiĂ©s. Il se produisit alors un retournement dans lâopinion publique brĂ©silienne se traduisant par un mea culpa gĂ©nĂ©ralisĂ© et une vigoureuse condamnation des actes commis par lâarmĂ©e brĂ©silienne sous le commandement de Bittencourt. Beaucoup en effet se demandĂšrent comment une armĂ©e, qui prĂ©tendait avoir marchĂ© sur Canudos pour dĂ©fendre la civilisation, pĂ»t tuer ses prisonniers au coutelas â hommes, femmes et enfants. Alvim Martins Horcades Ă©crivit : « je le dis avec sincĂ©ritĂ© : Ă Canudos, presque tous les prisonniers furent Ă©gorgĂ©s. (âŠ) Assassiner une femme (âŠ) est le sommet de la misĂšre ! Arracher la vie Ă de jeunes enfants (âŠ) est la plus grande des barbaries et des crimes monstrueux que lâhomme puisse pratiquer ! »[385]. Des Ă©tudiants manifestĂšrent contre la tuerie, et les Ă©tudiants de la facultĂ© de droit de lâuniversitĂ© fĂ©dĂ©rale de Bahia publiĂšrent un manifeste denonçant le « cruel massacre qui, ainsi que toute la population de cette capitale le sait dĂ©jĂ , fut perpĂ©trĂ© sur des prisonniers sans dĂ©fense et garrottĂ©s, Ă Canudos et jusque dans la ville de Queimadas ; et (âŠ) viennent dĂ©clarer devant leurs compatriotes quâils considĂšrent comme un crime lâĂ©gorgement des misĂ©rables conselheiristas faits prisonniers, et le rĂ©prouvent et le condamnent expressĂ©ment comme une aberration monstrueuse [âŠ]. Il est urgent que nous stigmatisions les iniques dĂ©capitations de Canudos »[604] - [605]. Dans un texte Ă©crit aussitĂŽt aprĂšs la guerre, le juriste, homme politique et Ă©crivain Rui Barbosa sâĂ©rigea comme lâavocat des prisonniers morts, allant jusquâĂ appeler les Canudenses « mes clients », et se promit dâobtenir pour eux, Ă titre posthume, un habeas corpus, « parce que, Ă©crivit-il, notre terre, notre gouvernement, notre conscience ont Ă©tĂ© compromis : notre terre serait indigne de la civilisation contemporaine, notre gouvernement indigne du pays, et ma conscience indigne de la prĂ©sence de Dieu, si ces miens clients nâeussent point dâavocat »[606]. Enfin, Euclides Da Cunha fit paraĂźtre un ouvrage, intitulĂ© Os SertĂ”es, par lequel il se proposait de rĂ©habiliter et de racheter les rebelles, et dans la note prĂ©liminaire duquel il eut cette phrase devenue cĂ©lĂšbre : « La campagne de Canudos Ă©voque un reflux vers le passĂ©. Elle fut, dans toute la force du mot, un crime. DĂ©nonçons-le »[607].
Mais câest dans la presse que le flĂ©chissement du discours dominant sur Canudos se fera dâabord sentir. LâĂ©ditorialiste du journal Diario de Noticias, se rĂ©fĂ©rant au rapport du ComitĂ© PatriĂłtico dans lequel Ă©tait Ă©voquĂ©e la pratique de la cravate rouge, sâemporta en dĂ©nonçant « la sauvagerie primitive des indigĂšnes, qui massacrent illĂ©galement les prisonniers de guerre » et requit que les prisonniers fussent traitĂ©s conformĂ©ment aux conventions sur les prisonniers de guerre des « peuples civilisĂ©s » ; la cravate rouge nâĂ©tait pas le moyen indiquĂ© pour Ă©radiquer le fanatisme et le manque dâinstruction de ces « fils dĂ©voyĂ©s ». Cependant la plupart des autres organes de presse rĂ©publicains sâabstinrent dans les premiers temps dâaborder le thĂšme des crimes de guerre ; la censure et lâautocensure firent obstacle Ă la tenue dâun dĂ©bat public sur le sujet, et en particulier, aucun journal ne voulut reproduire dans ses colonnes le manifeste des Ă©tudiants de la facultĂ© de droit de Salvador dĂ©nonçant ouvertement ces crimes de guerre (voir ci-dessous). Du reste, le Diario de Noticias ne reviendra plus sur ce thĂšme aprĂšs lâĂ©ditorial du . Quant aux souvenirs de guerre dâHorcades, ils parurent dâabord dans le quotidien Jornal de Noticias fin 1898, puis seulement sous forme de livre en 1899 ; dans les livraisons du journal, la partie sur les Ă©gorgements avait Ă©tĂ© supprimĂ©e, et Horcades signala quâil ne fut pas autorisĂ© Ă la publier, en raison du cartel du silence qui rĂ©gnait sur ces mĂ©faits. Le gouvernement de Rio de Janeiro, qui avait tĂŽt eu connaissance de ces crimes, pouvait donc estimer ne pas devoir sâexprimer Ă ce sujet[389].
La rĂ©putation de lâarmĂ©e brĂ©silienne, qui sâĂ©tait autrefois distinguĂ©e lors de la guerre du Paraguay et Ă©tait venue ensuite Ă jouer un rĂŽle de premier plan dans la politique nationale, poussant notamment Ă lâabolition de lâesclavage et contribuant Ă renverser la monarchie, se trouva fortement Ă©branlĂ©e par la rĂ©vĂ©lation des atrocitĂ©s commises Ă Canudos. Les prĂ©sidents de la rĂ©publique, dont les deux premiers avaient Ă©tĂ© des militaires, seront dorĂ©navant tous des civils, de mĂȘme que les successeurs de Bittencourt (Ă partir dâAlfredo Pinto Vieira de Melo, en 1919) au poste de ministre de la Guerre (pt).
Dâautre part toutefois, la guerre de Canudos acheva de consolider le rĂ©gime rĂ©publicain, en exorcisant pour de bon le spectre dâune restauration monarchique. Les Canudenses servirent Ă leurs dĂ©pens de victime expiatoire, dâennemi intĂ©rieur commun qui, quoique largement fantasmĂ©, permit de forger une union nationale au BrĂ©sil[608]. Sâil y eut des escarmouches sur une zone plus ample que ne lâĂ©crira Da Cunha, les craintes dâune extension du conflit en une insurrection rĂ©gionale se rĂ©vĂ©leront infondĂ©es[609]. Mais les emblĂšmes du BrĂ©sil moderne, vouĂ© au progrĂšs â les villes bourgeonnantes du littoral avec sa culture matĂ©rielle importĂ©e dâoutre-mer â, continueront Ă avoir toutes les peines Ă masquer les pulsions primitives et antisociales toujours endĂ©miques dans lâintĂ©rieur rural. Le choc du conflit de Canudos et les craintes que la rĂ©bellion pĂ»t sâĂ©tendre aux villes portĂšrent la classe politique brĂ©silienne Ă resserrer le contrĂŽle social et Ă rejeter toute rĂ©forme capable de conduire le pays vers une dĂ©mocratie rĂ©ellement opĂ©rante. Dans le camp opposĂ©, le dĂ©roulement et lâissue du conflit amenĂšrent ceux ayant des sympathies pour lâidĂ©ologie du Conselheiro Ă craindre la combinaison funeste de lâĂglise et de lâĂtat Ćuvrant Ă lâunisson pour supprimer toute expression populaire non orthodoxe. Quâils en fussent conscients ou non, les intellectuels et commentateurs continueront par la suite Ă choisir lâun ou lâautre camp, soit en adhĂ©rant Ă la vision dĂ©nigrante de Da Cunha, soit, plus souvent, en hissant les Canudenses au rĂŽle de hĂ©ros utopiques[610].
Lâimpact de la guerre de Canudos fut sans doute paradoxalement moins ressenti dans le nord-est quâailleurs, bien quâil fallĂ»t aux villages dâoĂč les adeptes dâAntĂŽnio Conselheiro Ă©taient partis un certain temps pour retrouver leur normalitĂ© dâantan. La pression de la modernitĂ© continua de se faire sentir, de mĂȘme que persista la tendance Ă lâexode, cette fois sous la forme de populations quittant, dans lâespoir dâun emploi industriel, le sertĂŁo aride pour le littoral ou pour le sud. Le systĂšme des coroneis survĂ©cut jusque bien avant dans le XXe siĂšcle. LâĂ©glise comme auparavant fit peu dâefforts pour accroĂźtre le nombre de prĂȘtres dans lâintĂ©rieur, et, peut-ĂȘtre en consĂ©quence de cela, dâautres figures religieuses charismatiques, notablement Padre CĂcero dans le CearĂĄ, continuĂšrent dâexercer un pouvoir enchanteur sur les sertanejos[609].
La transmutation de la guerre de Canudos, dâĂ©vĂ©nement politique dâactualitĂ© en Ă©vĂ©nement historique, aura pour effet non seulement de dĂ©placer lâactivitĂ© discursive de lâespace journalistique vers celui de lâĂ©dition et du livre[603], mais encore de porter les chroniqueurs Ă ne plus exprimer le conflit en termes uniquement militaires. Lâantagonisme socio-politique sous-jacent remonta Ă la surface et la tendance sera dorĂ©navant Ă la rĂ©flexion sur les perspectives dâavenir. En effet, la rĂ©publique Ă prĂ©sent avait pris possession effective du sertĂŁo, et celui-ci sâĂ©tait ainsi invitĂ© dans le grand questionnement sous-jacent au discours dâauto-affirmation de la premiĂšre dĂ©cennie de la rĂ©publique, Ă savoir : comment envisager et assurer, compte tenu de sa population mixte composĂ©e de plusieurs races de valeur inĂ©gale et moyennant un programme de rattrapage civilisateur, lâavenir de lâĂtat-nation brĂ©silien comme construction politico-Ă©conomique â questionnement qui avait acquis une dimension supplĂ©mentaire : celle des rapports, du point de vue anthropologique, Ă©conomique et politique, que doit entretenir cet immense arriĂšre-pays (le sertĂŁo) avec la nation rĂ©publicaine et avec sa vision du futur[555]. Les ouvrages publiĂ©s aprĂšs la guerre, de fiction ou dâimagination, dont quelques-uns ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© Ă©voquĂ©s ci-haut, sâinscrivent dans cette perspective.
Deux textes sont emblĂ©matiques de la rupture discursive survenue dans lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre : le discours (non prononcĂ©) de Ruy Barbosa, conçu, suppose-t-on, peu de temps aprĂšs lâattentat du , et le manifeste des Ă©tudiants de lâĂ©cole de droit de Salvador. Si ces deux textes nâeurent aucun Ă©cho dans la presse de lâĂ©poque, ils sont nĂ©anmoins symptomatiques de la rupture discursive en cours, qui commençait dĂ©jĂ Ă se faire jour dans la presse, et qui devait sâintensifier ensuite[611].
Le discours de Rui Barbosa
Rui Barbosa se proposait de prononcer devant le SĂ©nat un discours qui, imprimĂ© sur le papier, comprenait, outre les cinq pages du discours proprement dit (incomplet), huit pages supplĂ©mentaires de notes et de citations consistant toutes ou Ă peu prĂšs en rĂ©fĂ©rences et commentaires tirĂ©s de la littĂ©rature juridique internationale sur le traitement des prisonniers de guerre. La thĂ©matique abordĂ©e dans le fragment est double : dâune part le mutisme observĂ© sur les crimes de guerre commis par lâarmĂ©e, et dâautre part la possible rĂ©percussion de ces crimes en ce qui concerne les valeurs centrales du BrĂ©sil. Il est suspectĂ© que les raisons pour lesquelles il renonça finalement Ă prononcer ce discours tiennent Ă des considĂ©rations dâopportunisme ; en effet, ce discours devait en rĂ©alitĂ© servir avant tout ses propres objectifs politiques, mais les avantages escomptĂ©s risquaient dâĂȘtre annihilĂ©s par le coĂ»t politique quâinduirait une prise de position allant si hardiment Ă rebours de la rhĂ©torique triomphaliste alors dominante[612].
Dans les environ cinq pages de son discours proprement dit, Barbosa critique de maniĂšre indirecte la conduite de lâarmĂ©e Ă Canudos, sâattardant plus spĂ©cialement Ă la notion de gloire, qui se trouvait au centre de la rhĂ©torique victorieuse, mais Ă laquelle Barbosa entendait quant Ă lui donner une acception plus restreinte. La gloire vĂ©ritable, comprise comme « la sĆur du devoir, de lâhumanitĂ© et de lâhonneur » ne saurait sâaccorder avec le fait de passer des crimes sous silence et dâĂ©touffer ses scrupules ; la gloire vĂ©ritable se manifeste « dans la pleine clartĂ© du courage, du sacrifice et de la magnanimitĂ© ». Lâadversaire est ici le mĂȘme que celui quâil avait dĂ©jĂ pris Ă partie dans son discours de : le climat gĂ©nĂ©ral de violence politique, la « sauvagerie sanguinaire des clubs », le « rĂ©publicanisme massacreur »[613].
Comme il a été signalé, Barbosa réclama pour les Canudenses, à titre posthume, un habeas corpus, en ces termes :
« Ceux pour lesquels je nâai pu obtenir de habeas corpus, câest-Ă -dire de justice, quand ils Ă©taient encore vivants, mâobligent maintenant, en tant que morts, dâimplorer cette justice auprĂšs de Dieu pour ma conscience, et auprĂšs de notre pays pour son gouvernement, et auprĂšs du monde civilisĂ© pour nos latitudes. »
â Rui Barbosa[613]
Pour finir, Barbosa indique lâenseignement Ă tirer de la guerre de Canudos. Cet enseignement se dĂ©compose en quatre points :
- 1) les Canudenses sont devenus les victimes de leur misĂšre globale, consĂ©cutive Ă un « manque dâinstruction et dâassistance morale » et Ă un « niveau de dĂ©veloppement rudimentaire » ;
- 2) la guerre a mis au jour la déficience des forces armées et la nécessité de les soumettre à une réforme profonde ;
- 3) la guerre dĂ©voila, Ă la surprise gĂ©nĂ©rale, lâexistence « dâun BrĂ©sil mystĂ©rieux, demeurĂ© longtemps inconnu au monde, et que les sertĂ”es du nord viennent de nous rĂ©vĂ©ler sous les espĂšces de cette race, qui tint tĂȘte aux plus forts de la terre. Il est ainsi du mĂȘme coup prouvĂ© combien difficile, combien impossible il sera, pour une puissance ou pour une anarchie, dâimposer sa volontĂ© au BrĂ©sil par la force » ;
- 4) pour les vaincus, il rĂ©sulte de la guerre que les vainqueurs ont Ă leur Ă©gard le devoir de « sâadonner moins aux querelles politiques et de rĂ©flĂ©chir plus aux exigences de notre progrĂšs ; de songer Ă ceci que nous ne pouvons nous nommer nous-mĂȘmes un peuple civilisĂ© aussi longtemps que nous nĂ©gligerons complĂštement lâinstruction, lâĂ©ducation morale et la christianisation de ces vigoureux rameaux de notre propre famille »[614].
Par ce discours, les Canudenses prennent symboliquement place sur les tribunes du public au parlement fĂ©dĂ©ral et, devenus soudainement partie intĂ©grante de la rĂ©publique, revendiquent leurs droits constitutionnels. Non seulement Barbosa ramĂšne les sertanejos dans la grande famille brĂ©silienne, mais encore les met sur le mĂȘme pied que les vainqueurs du centre et les dĂ©clare hĂ©ros de mĂȘme rang ; vu quâils ont accompli des performances militaires extraordinaires, ils ont prouvĂ© ĂȘtre de « vrais BrĂ©siliens », et, ayant Ă©tĂ© reconnus comme BrĂ©siliens, comme membres de la famille, lâĂ©thique militaire de mĂȘme que les valeurs familiales commandent que leurs accomplissements soient reconnus, nonobstant leur opposition politique. Si certes, dans ce raisonnement, Canudos reste assignĂ©, conformĂ©ment au discours ambiant, dans lâespace du sertĂŁo, dĂ©fini par son sous-dĂ©veloppement et par son statut de zone Ă moderniser, il est dâautre part rangĂ© dĂ©sormais par Barbosa dans la champ de la nation, du moins dans celui de la future nation encore Ă concevoir[615].
Le manifeste des Ă©tudiants en droit
Le manifeste, intitulĂ© Ă la nation (Ă Nação), publiĂ© le et signĂ© par 42 Ă©tudiants de la facultĂ© de droit de Salvador, dĂ©nonçait, avec plus de nettetĂ© et de vigueur encore que Barbosa, les « cruelles tueries », les « terribles Ă©gorgements de Canudos », comme Ă©tant une « dĂ©gĂ©nĂ©rescence monstrueuse », une « flagrante infraction Ă la loi » et un acte « dâinhumanitĂ© ». Comme chez Barbosa, la loi et lâhumanitĂ© entrent ici en jeu comme Ă©lĂ©ments du paradigme de la civilisation tel quâincarnĂ© par lâOccident, nombreuses rĂ©fĂ©rences Ă lâhistoire europĂ©enne Ă lâappui. Les Ă©tudiants, en tant que Bahianais, estimaient dâautre part de leur devoir de rappeler le comportement rĂ©publicain irrĂ©prochable des Bahianais durant la guerre et de rejeter le reproche de cryptomonarchisme collectif, et dâaffirmer la nĂ©cessitĂ© pour la Bahia dâatteindre les normes nationales rĂ©publicaines et civilisationnelles, Ă dĂ©faut dâatteindre celles Ă©conomiques[616].
Ăbauche de conciliation entre sertĂŁo et nation rĂ©publicaine
Nous avons vu quâen seulement quelques semaines suivant la fin de la guerre, en raison des dĂ©gĂąts collatĂ©raux du conflit, le discours sur Canudos sâest transformĂ© de maniĂšre durable sous la surface de sa rhĂ©torique triomphaliste. La rĂ©vĂ©lation des crimes de guerre eut un retentissement considĂ©rable, mettant Ă nu, dans le miroir tendu par lâEurope, de graves dĂ©faillances civilisationnelles â, la gloire de la victoire se muant Ă prĂ©sent en « inglĂłrio » de lâarmĂ©e, qui endosse le rĂŽle de bouc Ă©missaire[617].
AprĂšs quâon se fut rendu compte de sa mĂ©prise, câest-Ă -dire que le conflit nâen Ă©tait pas un entre des systĂšmes politiques, la population canudense rĂ©apparut dans le dĂ©bat public, mais sous une autre figure, ayant en effet, « dans un effort remarquable et tragique, fait la dĂ©monstration de son existence et Ă©crit de son propre sang une vĂ©hĂ©mente protestation contre le dĂ©dain dont elle Ă©tait lâobjet »[618].
Canudos se hissa au rang de symbole du sacrifice, et le discours dominant alla se dĂ©placer vers le plan de la relation entre nation rĂ©publicaine et sertĂŁo. Le sang versĂ© par les deux camps fit sâestomper la ligne de dĂ©marcation, jusque-lĂ nette, qui mettait dâun cĂŽtĂ© les jagunços dans le rĂŽle de malfaiteur, et de lâautre les soldats rĂ©publicains dans celui de victime, et renforça lâidĂ©e dâun sacrifice commun pour la nation. Le jagunço vĂ©cut symboliquement une rĂ©surrection en sertanejo et fut initiĂ© Ă la brĂ©silianitĂ©. GrĂące Ă ce sacrifice, rĂ©publique et sertĂŁo pouvaient dĂ©sormais sâassocier en une seule nation[619].
Il y a lieu de prĂ©ciser le rĂŽle de la production littĂ©raire dans ce processus de conciliation. Des Ă©crits scientifiques spĂ©cialisĂ©s consacrĂ©s au sertĂŁo existaient, mais Ă©taient balbutiants et nâavaient Ă la fin du XIXe siĂšcle quâun faible retentissement. Câest la littĂ©rature qui jusque-lĂ avait Ă©tĂ© lâarĂšne oĂč se dĂ©battait la question de lâidentitĂ© nationale, et qui de façon gĂ©nĂ©rale permettait les Ă©changes intellectuels. Cela sâexplique par le fait que la littĂ©rature de lâĂ©poque Ă©tait rĂ©solument Ă©crite et commentĂ©e comme une littĂ©rature nationale, et ensuite parce que ces travaux littĂ©raires avaient du moins quelque chance dâatteindre un public, aussi restreint fĂ»t-il[620].
LâĂ©crivain et journaliste Afonso Arinos de Melo Franco, auteur du roman Os Jagunços (voir ci-dessous), fort critique envers la rĂ©publique, argua que le sacrifice de Canudos fut un sacrifice nĂ©cessaire. DĂšs le , il demanda que Canudos fĂ»t compris comme un objet historico-sociologique dâordre supĂ©rieur, comme un phĂ©nomĂšne psycho-social qui nous livre la clef du caractĂšre national brĂ©silien. Le sacrifice que les Canudenses accomplirent pour leurs frĂšres du sertĂŁo fut un sacrifice nĂ©cessaire en ceci que la civilisation ne sâacquiert que par la violence, câest-Ă -dire sâinstaure comme le rĂ©sultat de la victoire dans une bataille, dans lâĂ©ternel combat pour lâexistence ; ce nâest quâa posteriori que la nation reconnut dans le sertanejo un Ă©lĂ©ment de valeur pour elle-mĂȘme. Ătant donnĂ© que cet Ă©lĂ©ment de valeur avait dĂ» ĂȘtre dĂ©truit, la juste guerre dĂ©fensive menĂ©e par la rĂ©publique contre son ennemi intĂ©rieur se mua en une tragĂ©die nationale, qui prit ainsi les traits dâun mythe fondateur[619]. La guerre de Canudos, la tuerie rĂ©ciproque, se chargea de sens et devint un Ă©vĂ©nement constitutif, et put ĂȘtre intĂ©grĂ©e comme Ă©vĂ©nement hors du commun dans lâĂ©popĂ©e nationale brĂ©silienne : il Ă©volua en un symbole national[621].
Dans O Rei dos jagunços de Manoel BenĂcio, roman mĂ©langeant fiction et documentaire (voir ci-aprĂšs), sâexprimait une certaine ambivalence dans lâĂ©vocation du sertĂŁo, ambivalence qui rejoignait la dichotomie sertĂŁo/rĂ©publique du discours dominant, analogue au couple barbarie/civilisation. Ici aussi, cet antagonisme se retournera en son contraire, les soldats et les politiciens rĂ©publicains se rĂ©vĂ©lant (comme chez Afonso Arinos et plus tard chez Da Cunha) comme barbares, acharnĂ©s Ă dĂ©truire la civilisation sertaneja, qui, si elle nâĂ©tait pas Ă©voluĂ©e encore, Ă©tait susceptible dâĂ©voluer. Comme indiquĂ© ci-dessous, BenĂcio dĂ©signa le sertĂŁo comme thĂšme national de premier ordre, dont Canudos reprĂ©sentait la normalitĂ© humaine â une rĂ©alitĂ© ordinaire, Ă lâopposĂ© de lâimage dâextrĂȘme singularitĂ© de Canudos telle que vĂ©hiculĂ©e par lâancien discours dominant. Câest pourquoi, argue lâhistorien Bartelt, les descriptions de la vie quotidienne et des sentiments des Canudenses prennent une place importante dans le livre, alors que la guerre p.ex. nâen couvre quâenviron un tiers, câest-Ă -dire nettement moins que tous les autres textes de lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre. Dans le mĂȘme sens, la composante littĂ©raire du texte offre, par son intrigue fictive, lâoccasion de mettre Ă lâavant-plan des universaux humains (amour, foi, honneur, trahisonâŠ) et de mettre en scĂšne plastiquement, Ă travers des destinĂ©es individuelles, des situations sociales abstraites, contrariant ainsi par une humanisation et une normalisation de la sociĂ©tĂ© canudense lâanonymisation et bestialisation dâantan, et aidant Ă surmonter lâancienne dichotomie[622]. Ă la diffĂ©rence dâAfonso Arinos, BenĂcio ne sâingĂ©nie pas Ă imposer au lecteur une sympathie fraternelle avec les sertanejos ; au contraire, la sĂ©mantique du livre se plaĂźt Ă souligner lâĂ©trangetĂ© du sertĂŁo et Ă marquer la distance quasi infranchissable entre modernitĂ© et prĂ©modernitĂ©, civilisation urbaine et vie rustique, intellectuels et analphabĂštes, fanatique ignorant et homme instruit et Ă©clairĂ©[623]. Le sertĂŁo demeure ici un oxymore national : si le sertĂŁo appartient Ă la nation, la sĂ©paration entre barbarie et civilisation (rĂ©publicaine) nâa plus lieu dâĂȘtre, mais en ce cas le sertĂŁo est coupĂ© de ses anciens idĂ©aux, de ce qui faisait son ancienne normalitĂ©[620].
Les sertanejos vus comme « race forte »
Canudos cessa du coup dâĂȘtre lâexposant de la position dâinfĂ©rioritĂ© du BrĂ©sil dans le concert des nations. De la vaillance militaire des Canudenses, vaillance Ă lâaune de laquelle sâĂ©value la qualitĂ© dâune nation, peut naĂźtre une force plus grande si la nation sait se lâamalgamer : « cette force nouvelle doit ĂȘtre incorporĂ©e dans notre nationalitĂ©, câest-Ă -dire comme confirmation permanente de cette nationalitĂ© mĂȘme ». Si ce pour quoi le jagunço luttait Ă©tait totalement incompatible avec les reprĂ©sentations modernes dâune nation, sa foi inĂ©branlable, sa nature forte et sa bravoure martiale constituent ensemble un Ă©lĂ©ment dont la nation peut faire son profit. Maciel apparaĂźt Ă prĂ©sent comme sertanejo paradigmatique, qui dans sa lutte dĂ©fensive agit (selon Milton) « avec vigueur, tĂ©nacitĂ© et calme ». Cela rejoint notamment la thĂšse dâOs SertĂ”es de Da Cunha, selon laquelle sâest formĂ©e dans le sertĂŁo une « race forte » spĂ©cifique, autour de laquelle aurait Ă se construire la future nation brĂ©silienne. Rappelons que selon Da Cunha, le sertanejo est un type historique qui, Ă la faveur dâun isolement relatif, sâest dĂ©veloppĂ© Ă partir du croisement originel de lâindigĂšne et du Portugais de maniĂšre racialement homogĂšne ; sâil est certes attardĂ©, il a en contrepartie pu se prĂ©server de cette dĂ©gĂ©nĂ©rescence typique propre au mĂ©tissage du littoral[624]. Chez Barbosa, le sertanejo se voit attribuer le statut dâune race particuliĂšre, trĂšs supĂ©rieure, sous le rapport de la vigueur, Ă la « population citadine hybride, sans Ă©chine, effĂ©minĂ©e ». Si le discours dominant sur Canudos sâĂ©tait jusque-lĂ surtout concentrĂ© sur la multi-racialitĂ©, sur le mĂ©lange, câest ici au contraire une race ou sous-race Ă part qui est introduite. Le sertanejo concentre en lui une force symbolique, que la nation rĂ©publicaine peut sâapproprier elle-mĂȘme comme son soi authentique[625].
Os SertÔes et la synthÚse nationale désormais envisageable
Le dĂ©bat sur la maniĂšre de cataloguer Os SertĂ”es â comme Ćuvre littĂ©raire ou comme ouvrage scientifique â ne semble pas pouvoir ĂȘtre tranchĂ©. En dĂ©pit des prĂ©tentions historiques et scientifiques de lâauteur, exprimĂ©es dans son prĂ©ambule, on note que Da Cunha Ă©tait assez peu regardant quant aux tĂ©moignages oculaires quâil recueillait, et se souciait peu de citer ses sources avec prĂ©cision. Lâon sait quâil ne sĂ©journa que peu de semaines Ă Canudos et quâil quitta les lieux quatre jours avant la fin des opĂ©rations militaires. Il est trĂšs malaisĂ© de discerner dans le texte quels dĂ©tails ont Ă©tĂ© vus ou vĂ©cus par Da Cunha personnellement, lesquels lui ont Ă©tĂ© rapportĂ©s et par qui, et lesquels ont Ă©tĂ© complĂ©tĂ©s par lui ou parĂ©s dâĂ©lĂ©ments issus de son imagination[626]. Toutefois, des chercheurs ont mis au jour ce que Da Cunha avait cherchĂ© Ă dissimuler tout au long de son livre, Ă savoir le tribut quâil devait Ă quasiment tous les grands textes antĂ©rieurs, y compris au livre dâAfonso Arinos, celui de BenĂcio, aux chroniques dâanciens combattants, au rapport du capucin Monte Marciano, en plus des coupures de presse. Les modes de travestissement de ces sources vont du raisonnement empruntĂ© et donnĂ© sans rĂ©fĂ©rence, jusquâĂ la citation textuelle non signalĂ©e comme telle, en passant par lâamplification de ce quâil prĂ©tend avoir vu de ses propres yeux[627].
Lâauteur dit vouloir mettre en Ćuvre lâidĂ©al contemporain dâune alliance entre science et art, en ce sens que la science doit adopter dans sa prĂ©sentation une forme artistique et ne pas sâĂ©tioler en ce quâil appelle un « compendium ». La critique de lâĂ©poque fĂȘta la rĂ©ussite de cette alliance, et accueillit lâouvrage comme une Ćuvre dâabord littĂ©raire, sans doute malgrĂ© lâauteur lui-mĂȘme, pour qui lâaspect littĂ©raire devait servir le contenu scientifique plutĂŽt que lâinverse[626].
NĂ©anmoins lâĆuvre est littĂ©raire, et Ă un haut degrĂ©, compte tenu de ses recherches formelles, en particulier sur le plan de la composition et de lâĂ©criture. La littĂ©raritĂ© dâOs SertĂ”es diffĂšre de celle dâOs Jagunços et dâO Rei dos Jagunços, en ceci que le livre de Da Cunha nâest ni un roman ni une chronique romancĂ©e. Os SertĂ”es comporte une multiplicitĂ© de genres et de catĂ©gories textuelles, et rĂ©unit en lui les trois formes fondamentales, Ă©popĂ©e, drame et lyrisme. Mais on peut aussi lâapprĂ©hender dans sa non littĂ©raritĂ© comme une synthĂšse de thĂšmes, points de vue, idĂ©ologies, en quelque sorte une « encyclopĂ©die du sertĂŁo »[628]. Cette littĂ©raritĂ©, outre son aspect de stratĂ©gie publicitaire et sa normalitĂ© dans la production intellectuelle au tournant du siĂšcle, est bien davantage quâun supplĂ©ment dâĂąme ajoutĂ© Ă lâexposĂ© thĂ©orique, ou quâun simple ornement ; la libre carriĂšre donnĂ©e parfois au sentiment, la technique de faire se cĂŽtoyer narrateur impartial et narrateur flamboyant, le recours abondant Ă la mĂ©taphore, permettent, argumente Bartelt, dâaborder selon une perspective plurielle la question centrale : la relation difficile et Ă redĂ©finir entre sertĂŁo et nation rĂ©publicaine :
« [Un texte littĂ©raire] permet de faire se juxtaposer les points de vue divergents des diffĂ©rents protagonistes. Il peut [âŠ], au moyen dâhyperboles, de redondances, de sĂ©quences imagĂ©es et de symbolisations, placer tels accents. Le narrateur omniscient peut, Ă lâinverse du ânarrateur honnĂȘteâ, mettre en avant des jugements moraux. Face Ă la rigueur, lâunivocitĂ© et la linĂ©aritĂ©, auxquelles les exposĂ©s scientifiques sont tenus de se plier, la forme littĂ©raire au contraire permet lâĂ©quivocitĂ©, la perspective multiple, lâambivalence, voire la polyvalence. Elle permet dâadmettre des contraires et de les rĂ©unir[629]. »
Le cadre thĂ©matique, dâune actualitĂ© alors brĂ»lante, est donnĂ© par le conflit interne au sein dâune nation dĂ©chirĂ©e et qui ne se connaĂźt pas elle-mĂȘme, ou : le conflit entre le centre et la pĂ©riphĂ©rie dans des Ătats-nations oĂč la prĂ©sence de lâĂtat est dans une large mesure seulement virtuelle. Au BrĂ©sil, câest Ă Canudos que cette tension trouva Ă se dĂ©charger. Os SertĂ”es prend donc pour sujet un problĂšme universel Ă concrĂ©tion nationale. Dans la tragĂ©die de Canudos, les contradictions nationales atteignirent leur point culminant et leur point de non-retour. Canudos fait quâil est incontournable pour lâavenir de penser ensemble sertĂŁo et nation rĂ©publicaine[630].
La mĂ©taphore de lâassoupissement, souvent utilisĂ©e, symbolise la position dâen dehors occupĂ©e par le sertĂŁo dans la conscience nationale, situation qui cependant est susceptible dâĂ©voluer, moyennant que le sertĂŁo « se rĂ©veille » ou « soit rĂ©veillĂ© ». Il importe de noter que Da Cunha, en dĂ©pit de la polyphonie de points de vue, parle, comme la plupart des auteurs avant lui (Ă lâexception de BenĂcio), du sertĂŁo toujours indĂ©niablement sous lâangle rĂ©publicain. Câest donc Ă partir de ce lieu mental, qui forme le cĆur du discours et de la nation rĂ©publicains, quâil est affirmĂ© que le sertĂŁo (lâen-dehors) doit ĂȘtre incorporĂ© dans ce mĂȘme lieu (lâen-dedans). En cela, Da Cunha confirme donc la vision, prĂ©sente dans lâopinion publique, dâun sertĂŁo comme zone Ă©trangĂšre nationale. Canudos place sertĂŁo et nation dans un rapport de contradiction interne ; autrement dit, les Ă©rige en un oxymore. Celui-ci sous-tend la thĂšse dĂ©cisive du livre : le sertanejo est le ferment de la future nation brĂ©silienne. Une ambivalence assumĂ©e sera le principe organisateur de la dĂ©monstration[631].
Ce sertanejo est la « roche vive de notre race ». Cette rĂ©fĂ©rence Ă la gĂ©ologie permet Ă Da Cunha de dĂ©crire la construction nationale comme un processus de glissement de strates ethniques se trouvant Ă des distances diffĂ©rentes de la surface et du centre de la terre. Comme strate de profondeur, le sertanejo se trouve fort Ă©loignĂ© de la surface civilisĂ©e. Mais en mĂȘme temps, il sâest formĂ© Ă lâabri des tourmentes et perturbations de surface, et devra dĂ©velopper des qualitĂ©s telles quâil puisse devenir le « noyau dur de notre nation en devenir »[632] - [633]. Toutefois, la force du sertanejo est Ă apprĂ©hender moins comme une donnĂ©e empirique que comme une figure symbolique ; par son existence isolĂ©e, il rappelle Ă la nation rĂ©publicaine les traditions oubliĂ©es, les vertus perdues et les forces enfouies. Cette authenticitĂ© ne se comprend que par rapport Ă la nation des villes cĂŽtiĂšres, nation qui sâapprĂ©hende elle-mĂȘme comme non authentique, soit quâelle ait perdu cette authenticitĂ©, soit quâelle ne lâait jamais eue. La guerre devrait agir comme une genĂšse, comme un tremblement de terre, qui, agitant les couches gĂ©ologiques, amĂšnerait Ă la lumiĂšre la « roche vive »[634]. Le crime de la campagne militaire, dĂ©cidĂ©e par une rĂ©publique fanatisĂ©e, est dâavoir, en dĂ©truisant ces « titans », anĂ©anti le futur noyau ethnique de la nation.
Il serait hĂątif dâen dĂ©duire une sympathie ou empathie de Da Cunha vis-Ă -vis du sertĂŁo, une volontĂ© de se faire lâavocat des sertanejos. Il faut se rappeler que lâambivalence dĂ©libĂ©rĂ©ment cultivĂ©e de lâauteur lui permet de changer sans cesse de perspective et dây admettre les paradigmes (trĂšs en vogue dans les milieux intellectuels) Ă©volutionnistes et du dĂ©terminisme racial ; les topos de bestialisation, dâinvisibilitĂ©, de folie couplĂ©e Ă la religion etc. ne font pas ici dĂ©faut. La mentalitĂ© du sertanejo, « anachronisme palpable » reste anthropologiquement incompatible avec les « hautes ambitions de la civilisation ». Du reste lâempathie, si dĂ©jĂ elle existe dans le chef de lâauteur, sera dĂ©mentie par lâaccueil fait au livre dans divers lieux, accueil auquel ne contribuĂšrent pas peu les mises Ă distance racialistes opĂ©rĂ©es par le texte et le fait quâil sâĂ©vertue Ă dĂ©montrer quâun gouffre infranchissable sĂ©pare le nous rĂ©publicain et le eux des campagnes de lâintĂ©rieur[635].
La critique de Da Cunha nâest pas dirigĂ©e contre la rĂ©publique en soi, mais contre la pratique rĂ©elle de la rĂ©publique, contre une civilisation de clercs, restĂ©e inattentive Ă son essence propre, Ă son authenticitĂ© nationale. Si Da Cunha constate le retour, dans cette guerre, de la barbarie dans la civilisation, cela ne signifie nullement quâil rĂ©cuse cette derniĂšre. Lâoxymore comme opĂ©rateur cognitif veut ici tendre un arc entre le projet dâune intĂ©gration dans la civilisation (câest-Ă -dire dans lâuniversel) et le projet de crĂ©er une culture nationale distincte (câest-Ă -dire de sâenraciner dans le particulier). SâintĂ©grer dans la nation implique de sâextraire du sertĂŁo ; en effet, une nation existe dâores et dĂ©jĂ , et les sertanejos ne peuvent que se plier socialement et culturellement aux conditions que la nation fixe. En attendant, le sertĂŁo a lâinsigne avantage dâĂȘtre pure particularitĂ©, indemne de toute civilisation. Le bĂ©nĂ©ficiaire de cette particularitĂ© toutefois est le littoral, car la spĂ©cificitĂ© du sertĂŁo (environnement naturel et configuration ethnique) donne aux intellectuels de ce littoral la possibilitĂ© de formuler un projet politique : lâasymĂ©trie nouvelle, oĂč le sertĂŁo apparaĂźt comme le lieu du soi national, auquel fait pendant le dĂ©veloppement culturel et la rĂ©alitĂ© politique des villes du littoral (assimilĂ©s Ă une impasse nationale), opĂšre comme soubassement symbolique Ă la formation discursive de la rĂ©publique brĂ©silienne[636].
Au-delĂ du niveau symbolique, Os SertĂ”es contient quelques Ă©lĂ©ments pragmatiques permettant de dĂ©passer lâoxymore et de restaurer lâunitĂ© et lâhomogĂ©nĂ©itĂ© de la nation dĂ©chirĂ©e : intĂ©gration spatiale (doter le sertĂŁo dâun rĂ©seau dâinstitutions, de barrages[637] etc.), temporelle (rĂ©duire le retard de phase accusĂ© par le sertÄo sur lâaxe temporel du dĂ©veloppement historique), et raciale (par la mobilitĂ©, la migration intĂ©rieure, et la poursuite du mĂ©tissage, oĂč la race blanche serait appelĂ©e Ă jouer le premier rĂŽle, mĂȘme si Da Cunha ne prononce jamais le mot de branqueamento). Lâauteur souscrit au discours sur la nĂ©cessitĂ© dâune modernisation, Ă concrĂ©tiser par lâinnovation et la formation techniques sous la direction dâexperts blancs issus des mĂ©tropoles nationales et formatĂ©s au paradigme universaliste. La civilisation, entendue comme la suprĂ©matie de la culture dâorigine europĂ©enne, apparaĂźt, compte tenu de la rĂ©alitĂ© raciale du mĂ©tissage, comme la condition de la pĂ©rennitĂ© nationale[638] :
« Dâautres [âŠ] exagĂšrent lâinfluence de lâAfricain, et sa capacitĂ©, certes rĂ©elle, Ă rĂ©agir en divers points contre lâabsorption de la race supĂ©rieure. Alors surgirait le mulĂątre, quâils proclament le type le plus caractĂ©ristique de notre sous-catĂ©gorie ethnique.
Le sujet part donc à la dérive sous mille formes douteuses.
Il en va ainsi, croyons-nous, parce que lâessentiel de ces investigations se rĂ©duisit Ă la recherche dâun seul type ethnique, alors quâil en existe certainement plusieurs.
Nous nâavons pas dâunitĂ© de race.
Nous nâen aurons, peut-ĂȘtre, jamais.
Nous sommes prĂ©destinĂ©s Ă ne former une race historique que dans un avenir lointain, si toutefois une durĂ©e suffisamment longue de vie nationale autonome nous le permet. Sous cet aspect, nous inversons lâordre naturel des faits. Notre Ă©volution biologique rĂ©clame la garantie de lâĂ©volution sociale.
Nous sommes condamnés à la civilisation.
Nous progresserons, ou nous disparaßtrons. »
â Euclides da Cunha[639].
Cependant, le problĂšme thĂ©orique du mĂ©tissage reste sans solution. La proposition de Da Cunha se situera donc dâabord sur le plan culturel ; le sertĂŁo, en tant que soi authentique, aura Ă confĂ©rer Ă la littĂ©rature nationale, Ă la production intellectuelle, Ă lâattitude du BrĂ©sil vis-Ă -vis des grandes nations Ă©trangĂšres, cette conscience de soi, par quoi une culture nationale authentique pourra voir le jour[638].
Il reste que la critique fut peu rĂ©ceptive Ă la proposition ambivalente de hisser le jagunço rural et barbare au rang de cheville ouvriĂšre dâun ressourcement civilisationnel. LâidĂ©e dâune intĂ©gration des races ne fut prise au sĂ©rieux par personne ; seule la perspective dâenrĂŽler le « sertanejo fort » dans la troupe eut un Ă©cho favorable dans le monde politique. Os SertĂ”es devait bientĂŽt occuper une place de premier choix dans le commentaire littĂ©raire, mais restera en marge du dĂ©bat social et politique[640].
Canudos aujourdâhui
La Canudos actuelle est en fait la troisiĂšme de ce nom dans la rĂ©gion. La premiĂšre surgit au XVIIIe siĂšcle sur les rives de la riviĂšre Vaza-Barris, Ă 10 km (Ă vol dâoiseau) Ă lâouest-sud-ouest de la localitĂ© actuelle, et nâĂ©tait vers la fin du XIXe siĂšcle quâun petit hameau groupĂ© autour de la ferme (fazenda) de Canudos. Avec lâarrivĂ©e dâAntĂŽnio Conselheiro et de ses adeptes en 1893, le domaine, rebaptisĂ© Belo Monte, connut une croissance vertigineuse, accueillant, avant dâĂȘtre dĂ©truit par lâarmĂ©e en 1897, quelque 25 000 habitants. La guerre terminĂ©e, les autoritĂ©s militaires prĂ©sentes sur les lieux et les autoritĂ©s civiles rĂ©publicaines veillĂšrent Ă effacer tout vestige du village, afin que Canudos servĂźt dâexemple et que fĂ»t Ă©vitĂ©e la prolifĂ©ration dâexpĂ©riences similaires. Selon Aristides Augusto Milton, les gĂ©nĂ©raux eurent soin de ne pas laisser le moindre mur debout, la moindre poutre intacte ; ne devaient y rĂ©gner dĂ©sormais que la solitude et la mort[641]. Aussi, Ă la fin de la guerre, le site de Canudos offrait-il le spectacle de la plus totale dĂ©solation, avec des cadavres sans sĂ©pulture, des maisons incendiĂ©es, les deux Ă©glises ravagĂ©es par le canon. Seule se dressait encore debout, au milieu de la place, la grande croix Ă©rigĂ©e lĂ par AntĂŽnio Conselheiro en 1893. Un nommĂ© Manoel CirĂaco, qui le , aprĂšs avoir eu confirmation de la mort du Conselheiro, sâĂ©tait Ă©chappĂ© avec sa famille (au mĂȘme moment oĂč Vilanova quittait lui aussi Belo Monte), revint sur les lieux aprĂšs la guerre, et donna la description suivante :
« CâĂ©tait une horreur, de quoi vous faire peur. La pourriture puait Ă des lieues Ă la ronde. (...) Personne nâavait Ă©tĂ© enterrĂ©. Câest alors quâĂngelo Reis, par sa propre charitĂ©, amena quelques hommes et se mit Ă enterrer sur place la troupe des jagunços morts. (...) Câen fut fini de Canudos, et pendant dix ans environ, on ne venait ici quâen passant. Aucune maison jusquâen 1909. Et les gens qui sâĂ©taient sauvĂ©s se tenaient dans les fazendas[642]. »
Pendant quelque temps, il Ă©tait plus sĂ»r, pour qui voulait pĂ©nĂ©trer dans ces lieux, de disposer dâun sauf-conduit, certains fazendeiros en effet continuant de poursuivre les jagunços ; LĂ©lis Piedade, secrĂ©taire du ComitĂ© patriotique de Bahia, sera amenĂ© Ă Ă©tablir plusieurs de ces sauf-conduits[643].
PassĂ© un certain temps, quelques personnes qui avaient rĂ©ussi Ă sâĂ©chapper pendant la guerre se mirent Ă prendre le chemin du retour et entreprirent de reconstruire sur le mĂȘme emplacement une nouvelle Canudos, qui vit petit Ă petit le jour vers 1910, sur les ruines de lâancienne Belo Monte, et dont les premiers habitants Ă©taient donc des rescapĂ©s de la guerre de Canudos[644]. En 1940 cependant, dans le sillage dâune visite du prĂ©sident GetĂșlio Vargas Ă la rĂ©gion, il fut dĂ©cidĂ© dâĂ©difier Ă proximitĂ© un barrage d'irrigation, dont les travaux de construction dĂ©butĂšrent en 1950. Le lac de retenue en gestation Ă©tant appelĂ© Ă engloutir la bourgade de Canudos, les habitants durent quitter les lieux, Ă destination dâautres localitĂ©s des alentours, principalement BendegĂł (dans la commune de Monte Santo), UauĂĄ, Euclides da Cunha et Feira de Santana. En mĂȘme temps, un nouveau noyau dâhabitat se constitua au pied du barrage en construction, dans lâancienne fazenda dĂ©nommĂ©e CocorobĂł, sise Ă une vingtaine de km (par la route) de lâancienne Canudos. Ă lâachĂšvement des travaux, en 1969, les lieux oĂč sâĂ©tait trouvĂ© Canudos disparut sous les eaux du barrage de CocorobĂł. Quelques-uns ne se rĂ©signĂšrent Ă quitter leur maison quâaprĂšs que lâeau eut commencĂ© Ă sây engouffrer[645]. Seul un petit quartier du village Ă©mergeait encore hors des eaux et fut dĂ©nommĂ© Canudos Velho (« Vieux Canudos ») ; puis, entre 1994 et 2000, dans les pĂ©riodes de sĂ©cheresse, on eut le loisir de visiter les ruines de cette deuxiĂšme Canudos. La bourgade de CocorobĂł fut Ă©rigĂ©e en commune en 1985 et, pour tirer parti de la rĂ©putation du nom, se donna l'appellation de Canudos, devenant ainsi la troisiĂšme localitĂ© de ce nom.
Dans les premiĂšres dĂ©cennies suivant la guerre, les survivants et leurs descendants prĂ©fĂ©reront garder le silence sur les Ă©vĂ©nements et ne pas briser la loi du silence, donc de se rĂ©signer Ă lâoppression de leur mĂ©moire â oppression opĂ©rĂ©e par la prĂ©dominance de lâhistoire officielle et par lâanĂ©antissement systĂ©matique des supports matĂ©riels de la mĂ©moire canudense[644]. Pendant des dĂ©cennies, les survivants revenus sâinstaller Ă Canudos pour y reconstituer la bourgade vivaient isolĂ©s sur les bords du fleuve Vaza-Barris, restaient mĂ©fiants vis-Ă -vis des Ă©trangers, et sâattachaient Ă faire revivre au sein de leur foyer, devant leurs descendants, un chapitre de lâhistoire du BrĂ©sil que les intellectuels et les autoritĂ©s sâefforçaient dâexclure de lâhistoire officielle du pays[392]. Ainsi, peu Ă peu, Ă lâintĂ©rieur du groupe, dans le cercle familial, la mĂ©moire fut-elle transmise et perpĂ©tuĂ©e, et finit par se matĂ©rialiser[646].
En 1947, Ă lâoccasion du cinquantenaire de la destruction du village, lâĂ©crivain et journaliste Odorico Tavares rĂ©alisa les premiers entretiens avec les survivants, entretiens publiĂ©s ensuite dans la revue O Cruzeiro, accompagnĂ©s dâun ensemble de photographies de Pierre Verger. Selon JosĂ© Calasans, câest grĂące Ă lâouvrage Cangaceiros e FanĂĄticos de Rui FacĂł, de 1964, que Canudos se retrouva Ă nouveau au centre de lâintĂ©rĂȘt public, pour la premiĂšre fois depuis Euclides da Cunha. Ce nonobstant, la peur et un consĂ©cutif mutisme continuĂšrent pendant longtemps encore Ă accabler la majoritĂ© des rescapĂ©s[647].
Le centenaire de la guerre et, peu aprĂšs, celui de la parution dâOs SertĂ”es, ouvrirent la voie Ă un grand nombre de travaux et de discussions qui tentĂšrent dâaborder Canudos par des voies plurielles, et permirent de rendre publics de nouveaux rĂ©cits de survivants, sur les supports les plus variĂ©s, dans une pĂ©riode, en outre, oĂč un nouvel esprit historiographique, reconnaissant la lĂ©gitimitĂ© du tĂ©moignage oral comme source documentaire, consentait Ă exploiter lâhistoire orale, et oĂč, dans le contexte de nouveaux paradigmes historiographiques et de valorisation de lâinterdisciplinaritĂ©, des intellectuels de formation diffĂ©rente, tels que cinĂ©astes, journalistes, anthropologues, historiens, tant brĂ©siliens quâĂ©trangers, visitaient le sertĂŁo bahiannais. Cependant, bien que lâhistoriographie eĂ»t Ă partir des annĂ©es 1950 entrepris une rĂ©vision de la production universitaire sur Canudos, pour les Canudenses eux-mĂȘmes, la reconstruction de leur propre histoire ne sera entamĂ©e effectivement quâĂ partir de la dĂ©cennie 1980, sous lâimpulsion de chercheurs chrĂ©tiens liĂ©s Ă la thĂ©ologie de la libĂ©ration et des communautĂ©s ecclĂ©siastiques de base[648].
Les efforts entrepris dans les annĂ©es 1980 et plus encore dans la dĂ©cennie 1990, visant Ă retrouver des adeptes survivants dâAntĂŽnio Conselheiro et Ă fixer leur version des faits, permirent dâidentifier encore quelques autres anciens habitants, vivants et lucides, de lâantique village. Ce travail de reconstruction de la mĂ©moire et, par lĂ , de lâidentitĂ© des Canudenses, permit non seulement de donner la parole aux survivants et Ă leurs descendants, mais aussi de substituer enfin une identitĂ© positive Ă la charge nĂ©gative pesant sur la mĂ©moire de Canudos, au stigmate dâavoir Ă©tĂ© un suiveur du Conselheiro[649]. Certains rĂ©cits furent recueillis dans les ouvrages de JosĂ© Calasans, dâEvandro Teixeira, de Marco Antonio Villa, dâOdorico Tavares, de Rinaldo de Fernandes et dâautres qui avaient pris Ă tĂąche de consigner les souvenirs de vieux conselheiristes et de leur famille[650].
En 1992, dâanciens Canudenses Ă©tablis Ă SĂŁo Paulo fondĂšrent lâUniĂŁo Pelos Ideais de Canudos (litt. Union pour les IdĂ©aux de Canudos, en abrĂ©gĂ© UPIC), dont lâobjectif nâest pas, selon son prĂ©sident, de reconstituer lâhistoire de Canudos, mais bien de percevoir comment cet objet mĂ©moriel collectif est transformĂ© par la mĂ©moire et lâimaginaire. LâUPIC sâest donnĂ© pour but non seulement de renforcer la cohĂ©sion et lâidentitĂ© du groupe des migrants Canudenses de SĂŁo Paulo, mais aussi de permettre la rencontre, la connaissance mutuelle et la mise en place dâun rĂ©seau de parentĂ© rĂ©el ou symbolique[651]. Dans quelques cas, des survivants revinrent visiter les lieux de lâancienne Canudos, avec laquelle continuent jusquâĂ aujourdâhui (2011) Ă sâidentifier leurs descendants â enfants, petits-enfants et arriĂšre-petits-enfants[649].
Sur le territoire de la commune sâĂ©tend aujourdâhui le Parque Estadual de Canudos, oĂč ont Ă©tĂ© prĂ©servĂ©s quelques sites liĂ©s aux combats de la guerre de Canudos, dont lâAlto do MĂĄrio et lâAlto da Favela, ou encore la Fazenda Velha, oĂč sâĂ©teignit le colonel Moreira CĂ©sar. Dans la commune se trouve Ă©galement lâInstitut populaire mĂ©morial de Canudos (IPMC), qui conserve la croix dâAntĂŽnio Conselheiro, criblĂ©e de balles durant la guerre, ainsi quâune collection dâobjets dâart populaire renvoyant Ă lâhistoire de Belo Monte et quâune petite bibliothĂšque sur la guerre de Canudos et sur la question rurale. La municipalitĂ© enfin hĂ©berge aussi le Memorial AntĂŽnio Conselheiro, lequel, confiĂ© aux soins de lâuniversitĂ© de lâĂtat de Bahia (UNEB), recueille les trouvailles archĂ©ologiques de la rĂ©gion, en plus de dĂ©tenir un ensemble de costumes et de masques utilisĂ©s pour le tournage du film A Guerra de Canudos de SĂ©rgio Rezende.
La guerre de Canudos dans la culture universelle
Transpositions littéraires
Dans les annĂ©es suivant la guerre de Canudos, celle-ci a fourni la matiĂšre Ă un roman : Os Jagunços (1898) dâAfonso Arinos de Melo Franco, et Ă un poĂšme Ă©pique : TragĂ©dia Ă©pica. Guerra de Canudos (1900), de Francisco Mangabeira[652]. On relĂšve Ă©galement un recueil de poĂ©sies, Canudos, histĂłria em versos (1898), du poĂšte Manuel Pedro das Dores Bombinho, qui avait participĂ© comme militaire Ă la quatriĂšme expĂ©dition contre le village[653]. Il a dĂ©jĂ Ă©tĂ© signalĂ© que certains textes de cette Ă©poque font fi de la distinction entre Ćuvre de fiction et ouvrage documentaire. Manoel BenĂcio, avec son O Rei dos jagunços, et Euclides da Cunha, avec son Os SertĂ”es (titre français Hautes Terres), amalgament chacun Ă leur façon un projet de compte rendu objectif ou scientifique avec des Ă©lĂ©ments littĂ©raires[654]. Dâautre part, Canudos apparut bientĂŽt dans la littĂ©rature de colportage, appelĂ©e dans le Nordeste brĂ©silien littĂ©rature de cordel.
Canudos dans la littérature de cordel
SĂlvio Romero, le « pĂšre du folklore brĂ©silien », fut le premier, en 1879, Ă attirer lâattention sur un cycle de poĂ©sie populaire en train de se constituer autour de la figure dâAntĂŽnio Conselheiro, qui Ă cette Ă©poque nâĂ©tait guĂšre connu au-delĂ des arriĂšre-pays de Bahia et de Sergipe. Dans ses Ă©tudes sur la poĂ©sie populaire du BrĂ©sil, parues dans la revue fluminense Revista Brasileira, lâauteur, aprĂšs quelques rĂ©flexions sur lâapparition du mystĂ©rieux personnage, « un missionnaire sui generis » (um missionĂĄrio a seu jeito), reproduira en guise dâĂ©chantillon un choix de quatrains de cette poĂ©sie. Ces vers, qui rappellent le rĂ©pons de saint Antoine, furent les premiers dâune vaste sĂ©rie de compositions prenant pour sujet la colonie de Canudos et AntĂŽnio Conselheiro, qui jouissait dĂ©jĂ dâun grand prestige dans le sertĂŁo. On peut affirmer aujourdâhui que la production versifiĂ©e sur le messie de Belo Monte est lâune des plus riches de la poĂ©sie populaire brĂ©silienne[655].
Dans la littĂ©rature populaire sont Ă ranger Ă©galement les poĂ©sies Ă©crites par les Canudenses eux-mĂȘmes et que lâarmĂ©e dĂ©couvrit dans les humbles cabanes de Belo Monte dans la derniĂšre phase de la guerre. Euclides da Cunha en resta impressionnĂ© et souligna leur fonction et leur signification pour la psychologie du combattant conselheiriste[656]. Versifier aide Ă soutenir la lutte, rappela-t-il, et les jagunços, pour faire face aux difficultĂ©s, se reposĂšrent sur la poĂ©sie, apportant ainsi les premiĂšres contributions Ă lâhymnaire canudense. Da Cunha, en plus de formuler ces considĂ©rations, eut soin en outre de reproduire dans Os SertĂ”es quelques-uns de ces vers par lui collectĂ©s, mais en corrigeant assez fĂącheusement lâorthographe originelle[657] ; il cita ainsi sept quatrains tirĂ©s des deux cahiers dâĂ©colier trouvĂ©s Ă Canudos (les ABCs) dont il eut connaissance et quâil avait recopiĂ©s dans son carnet[657]. Ces quatrains glorifiaient en particulier deux Ă©vĂ©nements importants survenus dans lâhistoire du mouvement conselheiriste : premiĂšrement, la victoire obtenue en sur la police bahianaise lors de lâaccrochage Ă MassetĂ©, et deuxiĂšmement, la façon dont le colonel Moreira CĂ©sar trouva la mort et la dĂ©faite complĂšte des troupes sous ses ordres, en . Aux dires de lâhistorien JosĂ© Calasans, les habitants du sertĂŁo avaient encore gardĂ© mĂ©moire de ces deux piĂšces, du moins pour certains fragments, jusque dans les annĂ©es 1980[658].
Pour ce qui est de la littĂ©rature de cordel proprement dite, quatre Ćuvres se dĂ©tachent plus particuliĂšrement, Ă©crites Ă des Ă©poques et en des lieux diffĂ©rents, adoptant des points de vue opposĂ©s, et reprĂ©sentant des tendances divergentes du cordel brĂ©silien. Ce sont les Ćuvres de : JoĂŁo de Souza Cunegundes (en 1897), JoĂŁo Melchiades Ferreira da Silva (dans une Ćuvre non datĂ©e), Arinos de BelĂ©m (en 1940) et JosĂ© Aras (alias Jota Sara, en 1963)[659].
JoĂŁo de Souza Cunegundes[660], qui demeurait Ă Rio de Janeiro pendant la guerre, jouissait dĂ©jĂ dâune certaine renommĂ©e dans la capitale brĂ©silienne. Son poĂšme sur la guerre de Canudos, intitulĂ©e A Guerra de Canudos no sertĂŁo da Bahia, fut composĂ© Ă peu prĂšs au moment oĂč la campagne militaire prenait fin, et connut au moins deux Ă©ditions. Il reflĂšte la vision qui prĂ©valait Ă ce moment-lĂ Ă Rio de Janeiro et qui tenait pour acquis quâAntĂŽnio Conselheiro et ses suivants Ă©taient des monarchistes dĂ©sireux de reverser la rĂ©publique. Le poĂšme, oĂč la figure la plus encensĂ©e est le colonel dâinfanterie Moreira CĂ©sar, se termine par une condamnation des jagunços et par une glorification des soldats rĂ©publicains. Lâouvrage de Cunegundes exprimait le point de vue dâun poĂšte de la capitale fĂ©dĂ©rale, point de vue entiĂšrement dĂ©terminĂ© par la presse de lâĂ©poque, et servit bien les intĂ©rĂȘts politiques du pouvoir en place[661].
Le fascicule de JoĂŁo Melchiades Ferreira da Silva, intitulĂ© A Guerra de Canudos[662], est dâorigine et de nature diffĂ©rentes, car il est le tĂ©moignage dâun participant Ă la guerre. JoĂŁo Melchiades, surnommĂ© le chantre de la Borborema, originaire de la ParaĂba, fut en effet sergent dans la 27e brigade dâinfanterie, et Ă ce titre eut Ă batailler contre les jagunços. Les sizains quâil composa relatent des faits auxquels, en grande partie, il avait assistĂ© en personne ; il sâagit lĂ de la seule Ćuvre de cordel, connue jusquâici, produite par un ancien combattant. EngagĂ© dans les rangs de la cause rĂ©publicaine, JoĂŁo Melchiades eut toutefois le bon sens de ne pas se laisser entraĂźner par les passions de lâĂ©poque, et, sâefforçant dâendosser le rĂŽle de tĂ©moin impartial, narra dans ses vers choses vues et vĂ©cues en sâabstenant de toute imprĂ©cation et de toute virulence de langage. Il nâeut garde toutefois dâoublier, comme de juste, dâexalter les faits et gestes de ses compagnons dâarmes, Ă commencer par le commandant de sa propre unitĂ©, le major Henrique Severiano da Silva. Ce nâest du reste que nombre dâannĂ©es plus tard que Melchiades, rĂ©formĂ© dĂ©jĂ , rĂ©solut de consigner dans sa poĂ©sie ce quâil lui avait Ă©tĂ© donnĂ© de voir Ă Canudos. Comme cette rĂ©forme date de 1904, lâon peut affirmer avec certitude que A Guerra de Canudos fut Ă©crit au XXe siĂšcle[663].
Par la suite, Canudos tomba dans lâoubli pour de longues annĂ©es. Le sociologue Manuel Diegues JĂșnior, qui Ă©tudia les productions de cordel prenant pour thĂšme le fanatisme religieux ou le mysticisme, fit observer quâil nây Ă©tait que rarement question dâAntĂŽnio Conselheiro, pendant que dans le mĂȘme temps un nombre considĂ©rable de fascicules paraissaient autour du personnage de Padre CĂcero, autre figure charismatique du Nordeste. Cependant, Ă partir des annĂ©es 1970 surtout, on constate lâexistence dâune apprĂ©ciable production de cordel centrĂ©e sur la thĂ©matique de Canudos ; mĂ©ritent dâĂȘtre citĂ©s Ă cet Ă©gard Maxado Nordestino (Profecias de Antonio Conselheiro), Minelvino Francisco da Silva (Antonio Conselheiro e a Guerra de Canudos), ApolĂŽnio Alves dos Santos (Antonio Conselheiro e a Guerra de Canudos), Rodolfo Coelho Cavalcante (Antonio Conselheiro, o santo guerreiro de Canudos), Raimundo Santa Helena (Guerra de Canudos), JosĂ© Saldanha Menezes (O apĂłstolo dos sertĂ”es) , JosĂ© de Oliveira Falcon (Canudos, guerra santa no sertĂŁo), et SebastiĂŁo Nunes Batista (Canudos revisitada). Mais deux se dĂ©tachent plus particuliĂšrement, HistĂłria de Antonio Conselheiro (ou Campanha de Canudos, dans sa version complĂšte), dâArinos de BelĂ©m, et Meu folclore (HistĂłria da Guerra de Canudos), de Jota Sara[664].
Jota Sara, de son vrai nom JosĂ© Aras, Bahianais de Cumbe (rebaptisĂ© Euclides da Cunha), Ă©tait un grand connaisseur de la vie du sertanejo, ayant vĂ©cu toute sa vie dans le sertĂŁo du Conselheiro, oĂč il mourut octogĂ©naire en 1979. De bonne heure, il entreprit de recueillir des renseignements sur la guerre de Canudos auprĂšs de survivants, mais puisa Ă©galement dans la tradition orale, vivace dans la rĂ©gion. JosĂ© Aras ne tarda pas Ă devenir conselheiriste, haĂŻssant Moreira CĂ©sar et se plaisant Ă mentionner, dans sa reconstitution des combats, les noms et prouesses des jagunços. Davantage donc quâun ensemble de vers de bonne qualitĂ©, le fascicule apparaĂźt de surcroĂźt comme une contribution historique, forgĂ©e Ă partir de la voix du peuple, lequel se souvenait encore de Maciel, et bien souvent le portait aux nues[665].
Arinos de BelĂ©m (pseudonyme de JosĂ© Esteves), auteur de HistĂłria de Antonio Conselheiro[666], fut probablement attirĂ© par le thĂšme de Canudos en raison de la participation de la police de son Ătat dâorigine, le ParĂĄ, Ă la guerre, deux bataillons ayant en effet Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ©s Ă Canudos par les autoritĂ©s de BelĂ©m, fait dâailleurs Ă©voquĂ© dans lâĆuvre. Lâauteur se complaĂźt Ă mettre en lumiĂšre les performances du corps des Paraenses et termine son poĂšme en manifestant son anticonselheirisme[667].
Os Jagunços (Afonso Arinos de Melo Franco)
Afonso Arinos de Melo Franco, auteur monarchiste, dĂ©fendit dans un article paru dans O CommĂ©rcio de SĂŁo Paulo en et intitulĂ© Campanha de Canudos (O EpĂlogo da guerra) une position contraire Ă la thĂšse, naguĂšre gĂ©nĂ©ralement admise, dâun Canudos bastion monarchiste, et rejoignit ce faisant les points de vue dĂ©fendus par Horcades et BenĂcio. Auparavant dĂ©jĂ , en tant que rĂ©dacteur en chef du susnommĂ© journal, et sous le pseudonyme dâEspinosa, il avait cherchĂ© Ă invalider lâidĂ©e dâun complot restaurationniste et fini par dĂ©fendre la cause de Belo Monte. Il postula que les origines du mouvement conselheiriste devaient ĂȘtre cherchĂ©es dans la religiositĂ© spĂ©cifique du sertĂŁo, recherche qui selon lui contribuerait en outre Ă permettre une « investigation psychologique du caractĂšre brĂ©silien », et dĂ©fendit la conception (qui sera celle aussi de Da Cunha) que le sertĂŁo aussi faisait partie intĂ©grante du BrĂ©sil et que le sertanejo nâĂ©tait autre quâun BrĂ©silien que la civilisation avait marginalisĂ© et laissĂ© Ă la merci de la « loi de la nature »[668].
Afonso Arinos du reste nâĂ©tait pas le seul intellectuel monarchiste Ă croire Ă lâimportance dâincorporer le sertanejo dans la nationalitĂ© brĂ©silienne. Eduardo Prado, propriĂ©taire dâO ComĂ©rcio de SĂŁo Paulo, affirma lui aussi la nĂ©cessitĂ© de prendre en compte le caboclo comme Ă©lĂ©ment caractĂ©ristique de la nation, arguant que celui-ci Ă©tait « un homme que nous devons tous admirer pour sa vigueur et parce que câest lui qui, au bout du compte, est ce quâest le BrĂ©sil, le BrĂ©sil rĂ©el, bien diffĂ©rent du cosmopolitisme artificiel dans lequel nous vivons, nous habitants de cette grande ville. Câest lui qui a fait le BrĂ©sil »[669]. LâĂ©crivain Afonso Celso Ă©galement contestait les thĂ©ories selon lesquelles le mĂ©tis serait un dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© et un ĂȘtre racialement infĂ©rieur et sâattacha Ă souligner au contraire que le « mĂ©tis brĂ©silien ne prĂ©sente aucune infĂ©rioritĂ© dâaucune sorte, ni physique ni intellectuelle »[670]. Les vaqueiros notamment, rappela-t-il, sont Ă ranger parmi les mĂ©tis, ces vaqueiros dont la sobriĂ©tĂ© et le dĂ©sintĂ©ressement sont notoires, qui jouissent dâune santĂ© inaltĂ©rable, sont dâune force et dâune dextĂ©ritĂ© rares, etc.[671]
Aux yeux dâAfonso Arinos, le mĂ©tissage nâapparaĂźt donc reprĂ©senter aucun problĂšme pour les peuples dâAmĂ©rique. Au travers de la description dâAninha, protagoniste cabocla du roman Os Jagunços, Afonso Arinos sous-entend que du mĂ©lange ethnique rĂ©sultera quelque chose de nouveau, le mĂ©tis, « dans lequel ne pourront plus ĂȘtre discernĂ©es les hĂ©rĂ©ditĂ©s de telle ou telle descendance, dĂ©sormais unifiĂ©es »[672]. De fait, Afonso Arinos faisait sienne la thĂšse sur la formation raciale du BrĂ©sil soutenue par le naturaliste allemand Carl von Martius et publiĂ©e dans la revue de lâInstitut historique et gĂ©ographique brĂ©silien en 1845 ; cette thĂšse, qui tenait que le BrĂ©sil se serait constituĂ© par la conjonction de trois races diffĂ©rentes â blancs, indiens et noirs â, donna lieu Ă controverse dans la deuxiĂšme moitiĂ© du XIXe siĂšcle, prenant en effet le contre-pied des thĂ©ories racialistes qui postulaient la dĂ©gĂ©nĂ©rescence du mĂ©tis, e.a. des affirmations de Gobineau que les BrĂ©siliens ne seraient quâune « bande » de mulĂątres et de mĂ©tis Ă complexion rachitique, rĂ©pugnants et dĂ©sagrĂ©ables Ă lâĆil[673]. Afonso Arinos pour sa part nâestimait pas que le mĂ©lange des races pĂ»t ĂȘtre de quelque façon prĂ©judiciable Ă lâavenir du BrĂ©sil, comme le pensaient plusieurs intellectuels de lâĂ©poque[674].
Son roman Os Jagunços parut en 1898 dans un tirage de seulement une centaine dâexemplaires. Cependant, il convient de relativiser ce chiffre, eu Ă©gard Ă la circonstance que premiĂšrement le texte avait Ă©tĂ© prĂ©alablement publiĂ© en feuilleton dans le quotidien O CommĂ©rcio de SĂŁo Paulo, sous le pseudonyme dâOlĂvio Barros, et que deuxiĂšmement il fait partie des nombreuses sources non citĂ©es dâOs SertĂ”es de Da Cunha, ainsi que plusieurs Ă©tudes ont pu le dĂ©montrer[654] - [675].
Lâargument de ce roman, qui Ă©voque Canudos Ă travers les faits et gestes du vaqueiro (gardien de bĂ©tail) Luiz Pachola, peut ĂȘtre rĂ©sumĂ© comme suit. Lors dâun sĂ©jour dans la fazenda Periperi en 1877 pour une vaquejada (regroupement du bĂ©tail avec rodĂ©o), Pachola fait pour la premiĂšre fois la rencontre de Maciel et de sa petite suite et sâĂ©prend de la mulĂątresse Conceição. Celle-ci cependant pĂ©rit lorsquâelle tente de protĂ©ger Pachola des coups de couteau dâun rival jaloux. Ce sacrifice incite le hĂ©ros Ă se vouer dĂ©sormais Ă la foi et Ă la pĂ©nitence, et le dĂ©cide Ă se joindre Ă Maciel. Plus tard, en 1897, Ă Belo Monte, Pachola occupe un poste de confiance et appartient au commandement militaire de Canudos. Il survit Ă la guerre et sâĂ©chappe avec quelques autres survivants en direction de la caatinga[676] - [677].
Le roman se place dans la perspective des petites gens, vaqueiros et journaliers, rendant palpable la vie quotidienne de la communautĂ© conselheiriste. De ce seul point de vue dĂ©jĂ , O Jagunços est en porte-Ă -faux avec le discours dominant sur Canudos. En outre, la violence procĂšde clairement de lâarmĂ©e rĂ©publicaine, tandis que les Canudenses ne font que dĂ©fendre leur projet. Tout acte dĂ©lictueux de leur part est systĂ©matiquement niĂ© par le narrateur, y compris le passĂ© criminel de quelques protagonistes : la paisible et industrieuse colonie se concentre sur une Ă©conomie de subsistance et sur la poursuite de quelques petits nĂ©goces et apparaĂźt entiĂšrement intĂ©grĂ©e dans lâenvironnement socio-Ă©conomique de la rĂ©gion[676].
DotĂ© du sous-titre Novela sertaneja (roman du sertĂŁo), lâĆuvre sâinscrit dans la tradition rĂ©gionaliste brĂ©silienne et, en resituant Canudos au sein mĂȘme du sertĂŁo, abandonne ostensiblement lâangle de vue qui est celui de la centralitĂ© rĂ©publicaine. La premiĂšre partie comprend de longues descriptions non seulement de la vie des vaqueiros, mais aussi de rĂ©alitĂ©s culturelles telles que le lundu et le congada, descriptions entremĂȘlĂ©es de poĂ©sies et de refrains populaires et parsemĂ©es de vocables et tournures rĂ©gionales. Le hĂ©ros au contraire, appartenant au type chevaleresque, modeste, pĂ©tri de noblesse dâĂąme et de misĂ©ricorde chrĂ©tienne y compris envers ses ennemis, adulĂ© de ses compagnons, blessĂ© par un amour malheureux, reprĂ©sente un type europĂ©en universel, situĂ© par delĂ lâespace et lâHistoire, et que ne caractĂ©rise aucun trait rĂ©gional[676].
Le sertĂŁo est Ă©voquĂ© de maniĂšre antinomique, le sertĂŁo bienfaisant de lâĂ©poque impĂ©riale contrastant avec le sertĂŁo rĂ©publicain dĂ©sormais ravagĂ©. Une culture populaire intacte, une morale salubre et une structure sociale inviolĂ©e, oĂč les hiĂ©rarchies existantes ne provoquent aucun conflit, caractĂ©risent le sertĂŁo impĂ©rial. La nature est exempte de son potentiel hostile, et les sĂ©cheresses sont passĂ©es sous silence. Canudos est ainsi le parangon dâun sertĂŁo paisible, Ă quoi sâoppose le caractĂšre criminel de la rĂ©publique[678]. Canudos sert de symbole collectif permettant Ă lâauteur de donner corps Ă sa vision monarchiste et anti-rĂ©publicaine, oĂč Canudos fait fonction dâallĂ©gorie de la sociĂ©tĂ© rurale prĂ©-rĂ©publicaine[679].
Le roman sâintĂ©resse peu aux motivations des Canudenses : abstraction faite des personnages principaux, ils restent des fanatiques anonymes, codĂ©s comme jagunços, en adĂ©quation avec la nature rugueuse. Cette derniĂšre cependant rĂ©clame un travail rude mais honnĂȘte, soit lâexact contrepied de lâoisivetĂ© paresseuse et de la morale dĂ©cadente des villes cĂŽtiĂšres. Le sertĂŁo est essentiellement nature, laquelle respire la spĂ©cificitĂ© nationale et se dĂ©robe Ă une civilisation urbaine mal comprise[680].
Le missionnaire, câest-Ă -dire Maciel, dont les antĂ©cĂ©dents ne sont pas indiquĂ©s, apparaĂźt plutĂŽt comme un beato (dĂ©vot laĂŻc), un saint, mais est Ă©galement « noir comme lâombre de la mort ». La sphĂšre religieuse tend Ă sâautonomiser en sâabstrayant en mysticisme. NĂ©anmoins, le Conselheiro prend aussi des traits terriens, se compromettant dans des tractations politiques, Ă la maniĂšre dâun coronel, et tolĂ©rant dans Belo Monte des chĂątiments cruels ; câest un « fanatique religieux mĂ©galomane », ambivalent, avec qui le narrateur ne sâidentifie nullement[678], encore que le terme de fanatique ne doive pas, selon certains commentateurs, induire Ă penser que lâĂ©crivain adhĂ©rait au paradigme de fanatisme religieux, de folie et de perturbation, le terme fanatique exprimant ici seulement la vĂ©nĂ©ration dont faisait lâobjet la figure du Conselheiro, lâadhĂ©sion complĂšte aux idĂ©es divines supposĂ©es Ă©maner de sa figure[681]. Afonso Arinos au demeurant jugeait positive lâinfluence dâAntĂŽnio Conselheiro sur les gens des sertĂ”es, car « nul autre pouvoir humain ne parvint, comme il le fit, Ă dompter ce peuple rude, Ă en faire un grand instrument de discipline, lâarrachant en mĂȘme temps aux manifestations du banditisme »[682].
O Rei dos jagunços (Manoel BenĂcio)
Manoel BenĂcio fut, en qualitĂ© de capitaine honoraire de lâarmĂ©e â Euclides da Cunha Ă©tait lieutenant rĂ©formĂ© â, reporter de guerre Ă Canudos pour le compte du Jornal do ComĂ©rcio de Rio de Janeiro. Contrairement Ă Da Cunha, qui, avant de plonger dans le sertĂŁo, avait sĂ©journĂ© tout le mois dâ Ă Salvador dans le but de collecter des informations sur la rĂ©gion, BenĂcio semble avoir Ă©tĂ© envoyĂ© directement au champ de bataille[683]. Il ne pouvait, pour se recommander, faire Ă©tat, en fait dâexpĂ©rience journalistique, que de quelques reportages pour le journal carioca O Tempo sur la rĂ©volte de l'Armada. Ă la diffĂ©rence de Da Cunha et des autres auteurs, BenĂcio nâattendit pas la capitulation de Canudos pour dĂ©noncer avec vigueur lâinaptitude du haut commandement[684].
La premiĂšre lettre-reportage de BenĂcio, datĂ©e du , dans laquelle il relate la maladroite attaque menĂ©e le par le gĂ©nĂ©ral Oscar, donne le ton de toute sa correspondance au journal et manifeste dâores et dĂ©jĂ lâintention de lâauteur de porter Ă la connaissance du public toutes les bĂ©vues dâOscar. La nonchalance avec laquelle Ă©tait traitĂ© lâaspect logistique de la guerre, nĂ©gligence qui sera responsable de la sous-alimentation de la troupe, des maladies, de dĂ©cĂšs stupides de soldats, de lâabandon et du dĂ©sespoir des soldats blessĂ©s, ainsi que la mort des sous-lieutenants Bezouchet et Cisneiros, tous deux encore fort jeunes, seront Ă©talĂ©s dans ses reportages, avec une certaine prĂ©dilection Ă montrer le cĂŽtĂ© hideux, sordide, aucunement glorieux, de la guerre de Canudos. Son statut de capitaine honoraire lui fit participer au conflit non comme spectateur uniquement, mais aussi comme quasi-soldat, câest-Ă -dire lui fit affronter les mĂȘmes dangers que les combattants, voir la mort de prĂšs, exposer sa propre vie etc. Cette circonstance explique sans doute le ton vibrant et Ă©motionnel de ses correspondances de guerre. BenĂcio ne lĂ©sine pas sur les dĂ©tails pour donner au lecteur une vision la plus complĂšte possible des affrontements. Un autre trait qui le distingue de Da Cunha est le peu de soin quâil mit Ă rĂ©diger ses textes, sans souci du style, ce que BenĂcio justifia par les conditions prĂ©caires dans lesquelles il eut Ă rĂ©diger ses lettres[685].
Dans les « notes dĂ©tachĂ©es » de sa lettre-reportage du , BenĂcio laisse entrevoir aussi les qualitĂ©s de lâennemi, que son engagement Ă toujours dire la vĂ©ritĂ© le poussa Ă reconnaĂźtre et Ă consigner â ce mĂȘme engagement qui lui fera dâautre part porter de graves accusations contre les commandants de lâarmĂ©e. Pour BenĂcio, le jagunço se caractĂ©rise par son habiletĂ©, sa familiaritĂ© avec la caatinga, son courage et sa perspicacitĂ©[686]. Cette reconnaissance du sertanejo ne conduiront cependant pas BenĂcio Ă faire montre dâautre chose quâune froide indiffĂ©rence chaque fois quâil fera allusion Ă , ou notera laconiquement, la pratique de la cravate rouge. Ces reportages seront recyclĂ©s par lâauteur dans la deuxiĂšme partie de son O Rei dos jagunços, intitulĂ©e Militares e PolĂticos[687].
Si lâon en croit ses lettres, BenĂcio sâĂ©loigna de Canudos dâune part pour raisons de santĂ©, dâautre part parce quâil Ă©tait empĂȘchĂ© dâaccomplir son travail de reporter. Ses dĂ©nonciations systĂ©matiques Ă lâencontre du gĂ©nĂ©ral Oscar, le compte rendu des morts et blessĂ©s en porte-Ă -faux avec les notes officielles, faisaient que non seulement ses reportages Ă©taient censurĂ©s par lâarmĂ©e, mais encore que lâauteur lui-mĂȘme se heurtait Ă dâinnombrables difficultĂ©s pour remplir sa mission. En rĂ©alitĂ©, la raison pour laquelle BenĂcio ne resta sur les lieux quâun peu plus dâun mois est le fait que sa vie mĂȘme Ă©tait en pĂ©ril. Horcades rĂ©vĂ©la que si BenĂcio nâavait pas quittĂ© Canudos trois heures avant lâheure quâil avait annoncĂ©e, un tueur Ă gages engagĂ© Ă cet effet lâaurait violemment molestĂ© et « peut-ĂȘtre transformĂ© en rien (em nada) pour les mensonges quâil avait envoyĂ©s dans ses correspondances au Jornal de CommĂ©rcio »[688]. Du reste, le journal jugea prudent de ne pas publier ses reportages avant le , câest-Ă -dire le lendemain du dĂ©part de BenĂcio et le jour mĂȘme oĂč Bittencourt sâembarquait pour la Bahia, alors que le journal Ă©tait en possession de ces correspondances bien avant ce jour, jusquâĂ un mois plus tĂŽt[689].
ArrivĂ© Ă Salvador, sur le chemin du retour, BenĂcio craignit que ses reportages ne fussent pas crus et quâils seraient rĂ©futĂ©s par les journaux rĂ©publicains ; en outre, lâon pouvait sâattendre Ă ce que lâenvoi prochain de renforts (5 000 hommes), sous la supervision de Bittencourt, ne mĂźt bientĂŽt fin au conflit, et quâalors toutes les Ă©preuves quâil avait eu Ă traverser comme reporter et ses mises en cause du haut commandement tomberaient rapidement dans lâoubli. De lĂ sans doute que BenĂcio conçut le projet dâĂ©crire O Rei dos jagunços, comme une « Ćuvre vengeresse »[690]. Quand le Jornal de ComĂ©rcio se mit, Ă travers les reportages de BenĂcio, Ă contester le point de vue dâOscar, notamment sur lâaide que les conselheiristes prĂ©tendument recevraient de lâextĂ©rieur de leur rĂ©duit, le Clube Militar vota Ă lâunanimitĂ© lâadoption dâune rĂ©primande contre le journal et raya BenĂcio de ses cadres[691].
Il est vrai quâau moment oĂč parut sa chronique romancĂ©e, en 1899, le climat Ă©tait devenu beaucoup plus propice Ă la publication dâĂ©crits critiques sur la guerre de Canudos. Ă la suite de la tentative dâassassinat de Prudente de Morais le , et aprĂšs enquĂȘte, qui Ă©tablit la responsabilitĂ© de hauts gradĂ©s de lâarmĂ©e et du Clube Militar, celui-ci sera fermĂ© et BenĂcio ainsi partiellement vengĂ©[692].
BenĂcio, malgrĂ© les espoirs quâil avait mis dans les articles de Da Cunha, ne comptait pas attendre le grand ouvrage de ce dernier pour ĂȘtre vengĂ© tout Ă fait des humiliations et souffrances endurĂ©es Ă Canudos, et fit donc paraĂźtre lui-mĂȘme une version romancĂ©e de la guerre, O Rei dos jagunços[693]. PubliĂ© en 1899, aux presses du Jornal do ComĂ©rcio[694], le livre retomba ensuite dans lâoubli et ne fut rĂ©Ă©ditĂ© quâen 1997, Ă lâoccasion du centenaire de la guerre de Canudos. La question de savoir comment cataloguer cette Ćuvre nâest pas aisĂ©e Ă rĂ©soudre ; si lâauteur lui-mĂȘme appelle son ouvrage une « chronique historique », câen est alors une dans laquelle se sont insinuĂ©s deux genres diffĂ©rents, le documentaire et le commentaire. Lâouvrage prĂ©tend à « la prĂ©cision historique la plus grande », et le sous-titre laisse entrevoir un but dâauthenticitĂ© et de vĂ©racitĂ© documentaires. La structure du livre et le titre des chapitres sont lĂ Ă©galement pour signaler un compte rendu objectif[695]. Le « ton romanesque », prĂ©cisa lâauteur, nâapparaĂźt dans lâĆuvre que pour « adoucir lâaspĂ©ritĂ© du sujet et lâennui de descriptions fastidieuses faites par quelquâun qui nâa pas de style »[693].
La premiĂšre partie, conçue selon un plan systĂ©matique, relate les antĂ©cĂ©dents familiaux de Maciel et dĂ©crit les traditions religieuses populaires du sertĂŁo. Câest Ă peine si ensuite, dĂšs le troisiĂšme chapitre, lâon sâaperçoit quâune fiction sâamorce, sans transition, qui dans le cours ultĂ©rieur du livre alternera avec les passages documentaires et traversera tout le restant du livre ; autrement dit, dans une mesure considĂ©rable, la partie documentaire se double dâune fiction littĂ©raire. La seconde partie se dĂ©veloppe chronologiquement et dĂ©peint le dĂ©roulement de la guerre de la premiĂšre Ă la quatriĂšme expĂ©dition. LâexposĂ© historique et lâintrigue romanesque alternent alors dâune maniĂšre plus dĂ©cousue. Lâauteur intervient inopinĂ©ment çà et lĂ Ă la premiĂšre personne comme commentateur ou narrateur[695].
Lâargument de la composante fictionnelle est semblable Ă celui du roman dâAfonso Arinos. Une intrigue amoureuse, moins tragique que dans Os Jagunços, donne lieu Ă de petits tableaux Ă©rotiques et Ă des scĂšnes de la vie quotidienne, au milieu de passages documentaires et de descriptions objectives[696].
Paru trois ans avant Os SertĂ”es, le livre de BenĂcio poursuivait la mĂȘme idĂ©e de base, Ă savoir interprĂ©ter Canudos comme un phĂ©nomĂšne reprĂ©sentatif du sertĂŁo et prĂ©senter la guerre comme quelque chose de plus quâun simple Ă©vĂ©nement national : comme un Ă©vĂ©nement de portĂ©e nationale. Lâauteur supposa que la forme littĂ©raire Ă©tait la mieux Ă mĂȘme de servir ce dessein ; annoncĂ© comme un document, le texte fut cependant lu comme de la littĂ©rature et jugĂ© comme tel. La critique nây voyant quâun ramassis dâanecdotes mielleuses, le livre ne tarda pas Ă tomber dans lâoubli, en dĂ©pit de la rĂ©putation, certes assez controversĂ©e, que BenĂcio sâĂ©tait acquise en tant que journaliste par ses reportages acĂ©rĂ©s et critiques sur la guerre de Canudos pour le compte du Jornal do CommĂ©rcio et par son Ă©loignement forcĂ© du lieu des opĂ©rations militaires, et en dĂ©pit du fait, ainsi quâon peut le supposer, quâune bonne partie de lâintelligentsia de lâĂ©poque lut le livre. Bartelt note toutefois que, pas davantage quâAfonso Arinos, BenĂcio ne rĂ©ussit Ă donner forme de maniĂšre convaincante au tragique des Ă©vĂ©nements, Ă leur portĂ©e sociale et au potentiel quâils renfermaient pour lâavenir de la nation brĂ©silienne[697].
Dans les passages documentaires, Canudos offre une surprenante diversitĂ© ethnique et sociale, en attente dâintĂ©gration nationale. Les personnages sont façonnĂ©s selon des types socio-raciaux, sans toutefois dĂ©boucher dans le racisme biologique, ordinaire pour lâĂ©poque, avec lâidĂ©e concomitante de la dĂ©gĂ©nĂ©rescence des mĂ©tis[622]. Comme dans Os Jagunços, mais plus systĂ©matiquement et plus radicalement, Canudos incarne le sertĂŁo comme sous-espace national. Au contraire du roman dâAfonso Arinos, Canudos reprĂ©sente ici, loin des atours romantiques, la normalitĂ© enracinĂ©e du sertĂŁo. BenĂcio cependant procĂšde de façon dĂ©sordonnĂ©e, en alternant les diffĂ©rentes perspectives et sĂ©mantiques, comme signe dâune ambivalence fondamentale oĂč lâaction du roman et le nous rĂ©publicain se font face, se succĂšdent et se neutralisent partiellement. Ainsi des marques dâempathie alternent-elles avec des jugements fortement dĂ©nigrants contre les sertanejos. Maciel est dĂ©peint comme un fanatique insane, un exorciste rigoriste et un tacticien politique, pratiquant un catholicisme populaire acculturĂ©, et plus apte que le clergĂ© officiel dĂ©cadent Ă satisfaire les besoins religieux des campagnards[698]. Sa folie remonterait Ă son pĂšre Vicente Maciel, atteint dâune « dĂ©mence intermittente », dont son fils Ă©tait inexorablement prĂ©destinĂ© Ă hĂ©riter[699]. Le titre du livre, ainsi que plusieurs mĂ©taphores Ă lâintĂ©rieur du rĂ©cit (tels que calife de Canudos etc.), mettent en Ă©vidence la domination personnelle directe et autocrate exercĂ©e par Maciel. Le systĂšme politique se caractĂ©rise par la prĂ©dominance du pouvoir privĂ© et de codes dâhonneur rigides, des traditions orales et dâune profonde religiositĂ©[623].
Toutefois, BenĂcio affirme que Canudos a Ă©tĂ© criminalisĂ© sans fondement. LâhostilitĂ© Ă toute forme de modernisation sâexplique selon lâauteur par lâattitude conservatrice fondamentale du sertanejo, qui de plus voit dans tout changement la tentative subreptice dâintroduire des hausses dâimpĂŽt, et par son incapacitĂ© Ă saisir lâidĂ©e qui sous-tend les rĂ©formes politiques et sociales et le progrĂšs ; en particulier, la sĂ©paration de lâĂglise et de lâĂtat heurta leurs convictons[700].
Os SertÔes/Hautes Terres (Euclides da Cunha)
Euclides da Cunha, ingĂ©nieur militaire de formation, rĂ©publicain convaincu, se rendit Ă Canudos en qualitĂ© de journaliste et rĂ©digea pour le journal O Estado de S. Paulo une sĂ©rie dâarticles sur le conflit en cours. Cependant, il dut, pour cause de maladie, quitter Canudos quatre jours avant la fin de la quatriĂšme et derniĂšre expĂ©dition, et nâassista donc pas au dĂ©nouement dudit conflit dĂ©but . NĂ©anmoins, il eut lâoccasion de rassembler, en plus de ses notes personnelles prises sur le vif, tout le matĂ©riel nĂ©cessaire pour Ă©laborer sur ces Ă©vĂ©nements, durant les trois Ă quatre annĂ©es qui suivirent, un ouvrage qui fera date dans lâhistoire des lettres brĂ©siliennes, Os SertĂ”es: campanha de Canudos, publiĂ© en 1902 (trad. fr. sous le titre Hautes Terres. La guerre de Canudos). Dans cette Ćuvre hybride, qui se veut un texte Ă la fois scientifique (mettant Ă contribution tout le savoir humain : gĂ©ographie physique, botanique, climatologie, et aussi anthropologie, sociologie etc.) et littĂ©raire (recourant aux procĂ©dĂ©s du lyrisme et de lâĂ©popĂ©e), Da Cunha entend analyser tous les tenants et aboutissants de cette guerre. Ce vaste ouvrage (six centaines de pages dans sa version française) se dĂ©compose en trois parties principales, la Terre, lâHomme, et la Lutte, dans lesquelles lâauteur expose, respectivement : les caractĂ©ristiques gĂ©ologiques, botaniques, zoologiques, hydrographiques et climatologiques du sertĂŁo ; la vie, les coutumes, la culture orale, les travaux et la spiritualitĂ© religieuse des sertanejos, en particulier du vaqueiro, le gardian du sertĂŁo, qui concrĂ©tise le mariage de lâhomme avec cette terre ; et enfin, les pĂ©ripĂ©ties, contĂ©es avec force dĂ©tails et aperçus militaires, des quatre expĂ©ditions dĂ©pĂȘchĂ©es par les autoritĂ©s contre le village dirigĂ© par AntĂŽnio Conselheiro.
Dans cet ouvrage, Da Cunha rompit totalement avec son point de vue antĂ©rieur, c'est-Ă -dire avec lâidĂ©e prĂ©conçue et alors gĂ©nĂ©ralement admise qui voulait que Conselheiro caressĂąt un grand dessein politique et que le mouvement de Canudos fĂ»t une tentative, pilotĂ©e Ă distance par les monarchistes, de restaurer le rĂ©gime impĂ©rial au BrĂ©sil. Mais il lui fallut abandonner une autre idĂ©e prĂ©conçue encore, empruntĂ©e au positivisme et au darwinisme : la certitude absolue que la « civilisation supĂ©rieure » implantĂ©e dans les villes du littoral brĂ©silien se trouvait, avec le mouvement messianique de Canudos, face Ă une survivance de la barbarie et du fanatisme qui devait ĂȘtre Ă©radiquĂ©e. Certes, Da Cunha prĂ©sente Canudos comme une rĂ©volte de retardataires, comme une irruption du passĂ© dans le prĂ©sent, un accĂšs de particularisme, une singularisation, Ă rebours de sa propre vision linĂ©aire de lâhistoire et de lâidĂ©e de progrĂšs ; en particulier, le messianisme de Conselheiro est vu comme rĂ©gression du christianisme vers son antique source, vers un stade arriĂ©rĂ©, le judaĂŻsme (il Ă©tablit un lien implicite entre ce messianisme et la condition sociale des paysans et Ă leur exploitation, mais cet aspect reste pour lui secondaire et ne sera pas approfondi). Mais, sâĂ©tant avisĂ© que la sociĂ©tĂ© du sertĂŁo Ă©tait radicalement diffĂ©rente de celle du littoral, et que la rĂ©alitĂ© des terres de lâintĂ©rieur correspondait fort peu aux reprĂ©sentations que lâon sâen faisait habituellement dans les villes, il fut amenĂ© Ă rĂ©interprĂ©ter le conflit pour en faire, ainsi quâil le prĂ©cise dans sa note prĂ©liminaire, une variante du sujet gĂ©nĂ©ral qui le prĂ©occupe dĂ©sormais, Ă savoir : la guerre de civilisation ayant alors cours au BrĂ©sil. La guerre de Canudos, dĂ©pouillĂ©e du sens politique qui lui fut Ă tort donnĂ© initialement, câest la confrontation de deux mondes, deux civilisations, deux Ăšres de lâhistoire. Os SertĂ”es exprime le besoin de rechercher dans lâintĂ©rieur, dans la lutte entre barbarie et civilisation, les sources ambiguĂ«s, et la vĂ©ritable identitĂ© du pays en train de se faire ou de se dĂ©faire. Il importe donc de briser lâimage artificielle que lâĂtat se donne de lui-mĂȘme Ă partir des modĂšles europĂ©ens. La conviction de Da Cunha est que le BrĂ©sil ne peut rĂ©aliser son homogĂ©nĂ©isation (nĂ©cessaire Ă sa survie en tant quâĂtat indĂ©pendant) que par le progrĂšs de la civilisation. Les sertanejos, chez qui, selon lâauteur, prĂ©dominerait nettement le sang tapuia (tribu indienne), et qui vĂ©curent pendant trois siĂšcles en cercle fermĂ©, plongĂ©s dans un abandon complet, surent ainsi « conserver intactes les traditions du passĂ© » et prĂ©sentent aujourdâhui, Ă©crit-il, « une remarquable uniformitĂ©, offrant lâimpression dâun type anthropologique immuable » ; câest une sous-catĂ©gorie ethnique constituĂ©e, consolidĂ©e, stable, disposant par lĂ â Ă lâinverse du « mĂ©tis protĂ©iforme du littoral », type instable, fragile â dâune base solide le rendant rĂ©ceptif Ă une action civilisatrice progressive. Au lieu de massacrer les rĂ©voltĂ©s de Canudos, il eĂ»t donc Ă©tĂ© plus judicieux de les instruire, par degrĂ©s, dâenvoyer des maĂźtres d'Ă©cole aux sertanejos fourvoyĂ©s dans la barbarie, en assurant dâabord, comme prĂ©alable, la garantie de lâĂ©volution sociale. Da Cunha finalement renvoie dos Ă dos le mysticisme rĂ©trograde et la modernitĂ© brutale sâimposant sans Ă©gards, et postule que les contradictions culturelles entre le sertĂŁo porteur d'une synthĂšse des forces vives issues de l'histoire, et la « civilisation » factice du littoral hĂ©ritiĂšre de la colonisation, tournĂ©e vers l'Europe et l'Atlantique, pouvaient se rĂ©soudre dans une troisiĂšme voie : celle de l'intĂ©gration politique de ces « rudes compatriotes » provisoirement Ă©cartĂ©s du « progrĂšs » et « plus Ă©trangers dans ce pays que les immigrĂ©s europĂ©ens ». Par le rĂ©cit quâen fait Da Cunha, la guerre de Canudos peut ainsi se transfigurer en mythe fondateur de la nation brĂ©silienne, mythe toutefois polyvalent et complexe, paradoxalement fondĂ© sur un crime originel ; cette transfiguration est du reste favorisĂ©e par un parti-pris stylistique amalgamant expression poĂ©tique et mĂ©taphorique dâune part, et prĂ©cision et rigueur scientifiques dâautre part. (Le rĂŽle que joua, ou qu'ambitionnait de jouer, cet ouvrage dans la formation de la conscience nationale brĂ©silienne a Ă©tĂ© exposĂ© plus en dĂ©tail ci-dessus).
La Guerre de la fin du monde (Mario Vargas Llosa)
Mario Vargas Llosa, qui participait en 1972 avec le metteur en scĂšne portugais Ruy Guerra Ă un projet cinĂ©matographique ayant pour sujet la guerre de Canudos, fut amenĂ©, pour se documenter, Ă lire Os SertĂ”es, directement en portugais, et devait plus tard en tirer la matiĂšre de son roman la Guerre de la fin du monde. Contrairement Ă Os SertĂ”es, il sâagit dâune Ćuvre de fiction ; en lâoccurrence, le travail de lâimagination consistera notamment Ă faire entrer en scĂšne des personnages fictifs (entre lesquels se dĂ©roulent toutes sortes dâintrigues politiques et sentimentales) et Ă introduire la biographie de diffĂ©rents jagunços (que lâon laisse agir et raisonner comme des individus concrets, avec leurs sentiments et leurs idĂ©es particuliĂšres). Les principaux personnages fictifs sont Galileo Gall, anarchiste et phrĂ©nologue Ă©cossais, un journaliste myope, un guide de la rĂ©gion et son Ă©pouse, un grand propriĂ©taire terrien, un politicien rĂ©publicain dĂ©tenteur dâun journal influent, etc. Ă la composition chronologique de Os SertĂ”es sâoppose ici une structure Ă©clatĂ©e, fragmentĂ©e, avec dâincessants dĂ©calages temporels et changements de plan, dans lâintention de mettre cĂŽte Ă cĂŽte des actions trĂšs distantes les unes des autres dans le temps, de greffer sur lâaction en cours un ensemble dâĂ©lĂ©ments de contextualisation (cadre socio-Ă©conomique, arriĂšre-plan historique etc.), de donner un aperçu des conditions sociales et de la mystique religieuse des jagunços, de brosser un tableau de la situation politique de ces rĂ©gions, et de dĂ©crire les pĂ©ripĂ©ties de cette guerre sous des angles dâapproche diffĂ©renciĂ©s : celui des militaires, des rebelles, et dâautres intĂ©ressĂ©s agissant en coulisse (presse, politiciens, grands propriĂ©taires, etc.), le tout visant Ă donner le comment et le pourquoi de Canudos selon une multiplicitĂ© points de vue, et de prĂ©senter une image calĂ©idoscopique de la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne. Alors que Da Cunha ne pouvait observer les Ă©vĂ©nements que depuis le dehors, Canudos peut ainsi ĂȘtre vu de lâintĂ©rieur autant que de lâextĂ©rieur, pour autant que les passages qui se passent parmi les jagunços soient rĂ©ellement de nature Ă nous Ă©clairer sur le mystĂšre de Canudos, et de nous rendre compte p.ex. de ce que des bandits de grand chemin ont pu se convertir au conselheirisme (dâune maniĂšre plus satisfaisante que dâindiquer quâils ont Ă©tĂ© touchĂ©s par lâange). Cependant les intrigues politiques qui sâĂ©talent en toile de fond dans le roman nâont plus guĂšre de rapport avec Canudos. Lâopinion publique, qui est raillĂ©e dans Os sertĂ”es pour croire Ă un vaste complot monarchiste et ne joue aucun rĂŽle chez Da Cunha, est ici au contraire un Ă©lĂ©ment essentiel, le moteur de lâaction, en ceci entre autres quâelle est instrumentalisĂ©e Ă des fins politiques par le protagoniste rĂ©publicain, lequel notamment se sert du personnage Ă©cossais pour faire croire Ă un appui britannique aux insurgĂ©s de Canudos. Câest aussi un roman Ă idĂ©es, puisquâon y suit la trajectoire intellectuelle parcourue par le journaliste myope, trajectoire semblable Ă celle de Da Cunha, c'est-Ă -dire de rĂ©publicain convaincu, Ă observateur sceptique et critique du rĂ©gime rĂ©publicain. La plupart des personnages du reste (militaires, mĂ©decins, etc.) finissent par ĂȘtre envahis de doutes : Ă propos de leur mission, de la nature rĂ©elle de lâinsurrection de Canudos, de la stratĂ©gie militaire mise en Ćuvre par le commandement, etc.
Autres
Lâouvrage de Da Cunha, considĂ©rĂ© comme lâune des Ćuvres majeures de la littĂ©rature brĂ©silienne, inspira partout dans le monde des crĂ©ations littĂ©raires basĂ©es sur les Ă©vĂ©nements de Canudos. Les plus notables sont (par ordre chronologique) : A Brazilian Mystic (1919), de lâhomme politique et Ă©crivain britannique Robert Bontine Cunninghame Graham[701], simple dĂ©marquage du rĂ©cit de Da Cunha, sans jamais du reste en faire la moindre mention[702] ; le Mage du SertĂŁo (1952), de l'Ă©crivain et historien belge Lucien Marchal[703], que lâon accusa, en particulier au BrĂ©sil, de nâĂȘtre quâun « dĂ©marquage romanesque » de Hautes Terres, ou au mieux un « dĂ©marquage astucieux », reproches faits Ă tort, car lâauteur, mĂȘme sâil suit la mĂȘme chronologie linĂ©aire que Da Cunha, sây livre Ă une rĂ©organisation du matĂ©riau originel, afin de produire un roman historique dans la tradition classique du XIXe siĂšcle, dramatisant donc les Ă©vĂ©nements, introduisant du suspens (absent chez Da Cunha), sâautorisant mainte entorse Ă la vĂ©ritĂ© historique, introduisant çà et lĂ des Ă©pisodes de son propre cru, et surtout, donnant de lâĂ©paisseur (biographique et psychologique) aux diffĂ©rents protagonistes, Ă commencer par le Conselheiro lui-mĂȘme, dont il dĂ©veloppe longuement les antĂ©cĂ©dents, et Ă ses lieutenants, qui pour la plupart ne sont que mentionnĂ©s dans Os SertĂ”es (tout Ă©toffement des personnages est superflu dĂšs lors que, selon le crĂ©do de Da Cunha, le dĂ©terminisme du milieu et du temps suffit Ă rendre compte totalement des personnages)[704] ; Verdict Ă Canudos (1970)[705], de lâĂ©crivain hongrois SĂĄndor MĂĄrai ; le Premier VĂȘtement (1975), de lâĂ©crivain gĂ©orgien Guram Dotchanachvili ; et la Guerre de la fin du monde (1980), dĂ©jĂ Ă©voquĂ©, de lâauteur pĂ©ruvien Mario Vargas Llosa[706].
LâĆuvre O PĂȘndulo de Euclides de lâĂ©crivain et enseignant universitaire bahianais Aleilton Fonseca est la derniĂšre en date Ă prendre Canudos pour thĂšme. Dans ce roman, paru en 2009 (et en traduction française en 2017, sous le titre La Guerre de Canudos. Une tragĂ©die au cĆur du sertĂŁo), trois hommes â un professeur dâuniversitĂ© brĂ©silien, qui se propose de rĂ©diger un ouvrage sur le sujet, un Français et un poĂšte â, qui se connaissent Ă peine, mais qui ont en commun une passion intellectuelle et sentimentale pour Canudos et une admiration sans bornes pour Euclides da Cunha, entreprennent un court voyage dans le sertĂŁo du Vaza-Barris. Ă leur arrivĂ©e Ă Monte Santo, le professeur, au-delĂ de son premier sentiment dâintense dĂ©paysement culturel, est bientĂŽt ravi des informations quâil recueille de la bouche des habitants du lieu, oĂč tout tourne autour du mythe du Conselheiro, et plus particuliĂšrement de la part du personnage dâOzĂ©bio, qui se rĂ©vĂšle possĂ©der une connaissance approfondie et dĂ©taillĂ©e du conflit. Ă partir de ses renseignements se dĂ©ploie ensuite, sous la forme dâun texte largement dialoguĂ©, qui se veut aussi un hommage Ă GuimarĂŁes Rosa, toute une rĂ©flexion sur ce qui sâest rĂ©ellement passĂ© dans le sertĂŁo nordestin Ă la fin du XIXe siĂšcle[707] - [708].
Au cinéma
Canudos a pu faire son apparition sur les Ă©crans de cinĂ©ma sous diffĂ©rentes formes[709], allant dâune adaptation directe dâOs SertĂ”es (Hautes Terres), lâincontournable chef-dâĆuvre dâEuclides da Cunha (adaptation directe dont il nâexiste Ă ce jour quâun seul exemple, Ă savoir le film de SĂ©rgio Rezende, de 1997), jusquâĂ la mise en scĂšne dâĂ©lĂ©ments disparates empruntĂ©s au sertĂŁo nordestin (dĂ©cor, religiositĂ© particuliĂšre, personnages de jagunços ou de cangaceiros, beatos, prĂ©dicateurs etc.) et renvoyant peu ou prou au conflit de Canudos.
Si lâampleur et la nature spĂ©cifique du texte de Da Cunha, ouvrage inclassable, Ă la fois essai, texte Ă thĂšse, et rĂ©cit historique, au style baroque mais se voulant en mĂȘme temps rigoureux, le rendent peu propice Ă une transposition cinĂ©matographique, lâhĂ©ritage euclidien sâest en contrepartie imposĂ© au BrĂ©sil de maniĂšre plus profonde et plus diffuse, en fixant le Nordeste comme une rĂ©fĂ©rence identitaire incontournable dâun point de vue socio-Ă©conomique : les tensions nord/sud, rural/urbain, pauvre/riche, lâimportance du fait religieux et lâhabitude des migrations internes constituent des thĂ©matiques rĂ©currentes dans le cinĂ©ma brĂ©silien Ă partir des annĂ©es 1950, et lâimagerie traditionnelle du sertĂŁo, notamment Ă travers la figure du cangaceiro (hors-la-loi), est devenue emblĂ©matique du pays tout entier[710]. En effet, Os SertĂ”es nâa cessĂ© dâĂȘtre rĂ©Ă©ditĂ©, et fait partie intĂ©grante de la culture gĂ©nĂ©rale de tout BrĂ©silien, et notamment de celle des cinĂ©astes nĂ©s dans les annĂ©es 1920-1930. Cette influence dâEuclides Da Cunha sur les cinĂ©astes, ainsi que la prise de conscience par les BrĂ©siliens de la dimension sertaneja quâaura nĂ©cessairement Ă adopter leur identitĂ© en cours de construction, imprĂšgnent plusieurs gĂ©nĂ©rations de rĂ©alisateurs de cinĂ©ma. LâapogĂ©e de cette tendance se situe incontestablement dans les annĂ©es 1960 avec le cinema novo, mais les cinĂ©astes des dĂ©cennies 1990 et 2000 ont voulu Ă leur tour se pencher sur leurs racines nationales[711].
Quoique la volontĂ© de produire un cinĂ©ma national ait Ă©tĂ© une des prĂ©occupations rĂ©currentes du cinĂ©ma brĂ©silien, force est de constater que Canudos, et le sertĂŁo nordestin en gĂ©nĂ©ral, nâa fait son apparition que fort tardivement dans le cinĂ©ma brĂ©silien, et quâil a fallu attendre lâannĂ©e 1997 pour voir sortir sur les Ă©crans une adaptation cinĂ©matographique dâOs SertĂ”es. Lâexplication de ce phĂ©nomĂšne rĂ©side dâune part sans doute dans le retard du cinĂ©ma brĂ©silien tout court, imputable Ă ce que, selon le critique de cinĂ©ma Paulo Emilio Salles Gomes, le cinĂ©ma brĂ©silien nâavait pas de terrain culturel propre, distinct de lâoccident, oĂč plonger ses racines, et dâautre part dans le refus, affichĂ© par la critique dans lâentre-deux-guerres, de voir portĂ©s Ă lâĂ©cran certains aspects de la rĂ©alitĂ© brĂ©silienne jugĂ©s nĂ©gatifs pour lâimage du pays, refus ayant pour corollaire une prĂ©fĂ©rence marquĂ©e pour les films Ă©trangers. Ainsi, dĂšs le dĂ©but du cinĂ©ma, et notamment Ă la suite de la rĂ©alisation (entre 1912 et 1930) de plusieurs documentaires rĂ©gionaux, la revue Cinearte, crĂ©Ă©e en 1926 par Mario Behring et Adhemar Gonzaga, trĂšs soucieuse de lâimage qui risquerait dâĂȘtre donnĂ©e du BrĂ©sil Ă lâextĂ©rieur, rĂ©prouve la mise en scĂšne de la rĂ©alitĂ© brĂ©silienne, dĂ©nonçant « la manie de montrer des Indiens, des caboclos, des noirs, des animaux et dâautres oiseaux rares de cette terre malheureuse » et sâinquiĂ©tant de « lâimage dâun pays Ă©gal ou pire que lâAngola ou le Congo »[712]; « Faire un bon cinĂ©ma au BrĂ©sil », lit-on encore dans cette revue, « doit ĂȘtre un acte de purification de notre rĂ©alitĂ©, Ă travers la sĂ©lection de ce qui mĂ©rite dâĂȘtre projetĂ© sur lâĂ©cran : notre progrĂšs, nos constructions modernes, nos beaux blancs, notre nature[713]. »
Les choses toutefois changĂšrent bientĂŽt avec lâavĂšnement dans les annĂ©es 1950 du mouvement cinema novo, pour qui lâun des enjeux du cinema devait ĂȘtre au contraire de montrer le pays tel quâil est, et qui rĂ©ussira Ă sâimposer sur le plan international en portant Ă lâĂ©cran la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne dans son ensemble[714]. « La terre lointaine et brĂ»lante, filmĂ©e de façon primitive, ayant pour personnages principaux des ĂȘtres humains qui vivent dans des conditions prĂ©caires mais qui sont dĂ©tenteurs dâune culture propre, va devenir », si lâon en croit lâessayiste FernĂŁo Ramos, « la matiĂšre source dâinspiration de la nouvelle gĂ©nĂ©ration[715]. » Lâinfluence du nĂ©orĂ©alisme italien fut ici dĂ©terminante : dans les deux cas, cinema novo et nĂ©orĂ©alisme italien, il sâagit dâun type de cinĂ©ma marquĂ© par lâhumanisme et la « rĂ©alitĂ© », portĂ© par des budgets modestes et souffrant de conditions de rĂ©alisation prĂ©caires, Ă lâopposĂ© du cinĂ©ma hollywoodien â toutes caractĂ©ristiques encourageant une dĂ©marche de rĂ©flexion sur la signification culturelle du cinĂ©ma et entraĂźnant les jeunes cinĂ©astes Ă mettre en scĂšne la rĂ©alitĂ© brĂ©silienne[716]. ParallĂšlement, dans la sphĂšre littĂ©raire, le roman rĂ©gionaliste nordestin des annĂ©es 1930 fera figure de rĂ©fĂ©rence de cette nouvelle quĂȘte, qui correspondait Ă deux ambitions majeures communes des auteurs et des jeunes cinĂ©astes : celle dâabord de renouveler totalement lâexpression elle-mĂȘme, c'est-Ă -dire dâĂ©laborer un langage national en puisant dans les Ă©lĂ©ments de la culture et de la mythologie nationales, et celle ensuite dâun engagement politique et social tendant Ă dresser lâinventaire du sous-dĂ©veloppement afin de le dĂ©noncer[717]. Ă cette Ă©poque, pour des raisons idĂ©ologiques et sociales, le Nordeste Ă©tait un des sujets privilĂ©giĂ©s au cinĂ©ma, avec notamment la sĂ©cheresse et ses consĂ©quences comme thĂ©matique dominante, le sertĂŁo apparaissant alors en quelque sorte comme la mĂ©taphore du pays[718].
Une sĂ©rie de films mettra ainsi le sertĂŁo Ă lâhonneur, parmi lesquels en particulier ce quâil est convenu de nommer la triade sacrĂ©e du cinema novo, Ă savoir : Vidas Secas (SĂ©cheresse), de Nelson Pereira dos Santos, Deus e o Diabo na Terra do Sol (Le Dieu noir et le Diable blond), de Glauber Rocha, et Os Fuzis (Les Fusils), de Ruy Guerra, tous trois sortis en 1963. Câest dans ces trois Ćuvres qui se note sans doute lâimpact le plus significatif de lâĆuvre et des idĂ©es euclidiennes, et oĂč donc se trouvera indirectement le plus fort Ă©cho de Canudos. En effet, si lâon examine briĂšvement le parcours intellectuel de ces trois cinĂ©astes, nous pouvons y relever une rencontre personnelle entre chaque cinĂ©aste et lâĆuvre de Da Cunha, chacun selon ses propres prĂ©occupations politiques. Le Bahianais Glauber Rocha est tout imprĂ©gnĂ© des reprĂ©sentations de Da Cunha, et, sâil nâa certes jamais fait dâadaptation directe dâOs SertĂ”es, ni mis en images le drame de Canudos, il a mis en scĂšne des dieux, des diables, des conseillers, des cangaceiros, des beatos, des saints guerriers inspirĂ©s de lâunivers de Da Cunha, plus particuliĂšrement dans Deus e o Diabo na Terra do Sol. Nelson Pereira dos Santos, Paulista installĂ© Ă Rio de Janeiro, bien quâil reconnĂ»t lâinfluence de Da Cunha, choisit dâadapter dâautres textes littĂ©raires traitant du Nordeste et du sertĂŁo, notamment Vidas secas (1963) et MemĂłrias do CĂĄrcere (MĂ©moires de prison) de Graciliano Ramos, et Tenda dos Milagres (La Boutique aux miracles, 1977) et Bahia de Todos os Santos (Bahia de tous les saints, 1986) de Jorge Amado.
Dix ans avant la triade sus-Ă©voquĂ©e, Vera Cruz, O Cangaceiro, de Lima Barreto, avec des dialogues de Rachel de Queiroz, avait obtenu en 1953 le prix du meilleur film dâaventure Ă Cannes. Bien que de type hollywoodien, le film laissait nettement transparaĂźtre lâindissoluble attachement du sertanejo Ă sa terre[719].
Dans les annĂ©es 1995-2000, le sertĂŁo nordestin est de retour sur les Ă©crans brĂ©siliens, avec A Guerra de Canudos de SĂ©rgio Rezende (en 1997) et Central do Brasil de Walter Salles (en 1998). Rezende est le premier et le seul Ă ce jour (2014) Ă sâĂȘtre risquĂ© Ă une mise en images directe dâOs SertĂ”es et Ă ne pas sâĂȘtre laissĂ© effaroucher par lâenvergure du chef-dâĆuvre de Da Cunha ou encore (principalement faute de moyens financiers) par le nombre de dĂ©cors et de figurants nĂ©cessaires. Auparavant, en 1972, Ruy Guerra avait travaillĂ© sur lâĂ©laboration dâun scĂ©nario Ă partir du texte de Da Cunha en collaboration avec Mario Vargas Llosa, mais ce projet nâa jamais abouti, pour des raisons personnelles. Lâadaptation de Hautes Terres par Rezende, malgrĂ© un budget imposant (6 millions de reais), sa longueur (2h40) et la participation dâacteurs de renom doit, selon Sylvie Debs, ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un Ă©chec. Au lieu de garder AntĂŽnio Conselheiro interprĂ©tĂ© par JosĂ© Wilker comme personnage principal, le rĂ©alisateur a choisi de se focaliser sur les pĂ©ripĂ©ties dâune famille dont la fille refuse de suivre ses parents Ă Canudos. Le rĂ©alisateur dĂ©laisse la dimension religieuse, et le film ne permet pas de saisir la genĂšse de la communautĂ© de Canudos, ni ce que celle-ci reprĂ©sente. On est frappĂ© dâun certain nombre dâĂ©carts par rapport Ă lâhistoire telle que contĂ©e par Da Cunha ; ainsi le caractĂšre mĂȘme prĂȘtĂ© dans le film Ă AntĂŽnio Conselheiro est-il dĂ©routant : il y apparaĂźt comme un ĂȘtre effrayant et hargneux, loin de lâimage de pĂšlerin mystique bienveillant quâen a donnĂ©e Da Cunha[720].
Le film de Salles, Central do Brasil, quoique loin dâĂȘtre une adaptation dâOs SertĂ”es, contient pourtant quantitĂ© dâĂ©lĂ©ments appartenant Ă son univers. Comme Da Cunha, il oppose le nord au sud, le sertĂŁo au littoral, mais cette fois de façon inverse : vis-Ă -vis du sud urbain, corrompu et violent, il place le nord rural, honnĂȘte et hospitalier. Sylvie Debs voit dans ce film un chant dâespoir, qui proclame la possibilitĂ© dâun changement, non plus par la rĂ©bellion mais par la dĂ©couverte des valeurs humaines et par une rĂ©volution des Ăąmes[710].
Enfin, il y a lieu de signaler Ă©galement quelques films documentaires consacrĂ©s Ă Canudos : Canudos (1976), dâIpojuca Pontes, avec Walmor Chagas (BrĂ©sil, 1978)[721]; PaixĂŁo e guerra no sertĂŁo de Canudos (1993), dâAntĂŽnio Olavo ; Os 7 sacramentos de Canudos (1994, titre allemand Die sieben Sakramente von Canudos, litt. les Sept Sacrements de Canudos), film rĂ©alisĂ© par Peter Przygodda pour la ZDF allemande, avec la participation des metteurs en scĂšne brĂ©siliens Joel de Almeida, Jorge Furtado, Otto Guerra, LuĂs Alberto Pereira, Pola Ribeiro, Ralf Tambke et Sandra Werneck[722] - [723]; Sobreviventes - Os Filhos da Guerra de Canudos (litt. Survivants. Les enfants de la guerre de Canudos), de Paulo Fontenelle, rĂ©alisĂ© par Canal ImaginĂĄrio, 2004/2005[724].
Au théùtre
- Le Teatro Oficina de SĂŁo Paulo tira de cette saga sertaneja une longue adaptation thĂ©Ăątrale, commencĂ©e en 2001, et qui sâĂ©chelonna ensuite sur 25 heures de reprĂ©sentation au total. Elle se composait de trois parties : la Terre, lâHomme (I et II) et la Lutte (I et II). La piĂšce fut Ă©galement jouĂ©e en Allemagne, au Festival de thĂ©Ăątre de Recklinghausen et Ă la VolksbĂŒhne de Berlin.
- Une autre adaptation thĂ©Ăątrale de la guerre de Canudos, avec pour titre O Evangelho Segundo Zebedeu (lâĂvangile selon ZĂ©bĂ©dĂ©e), fut rĂ©alisĂ©e en 1971 par le Teatro UniĂŁo e Olho Vivo de SĂŁo Paulo, sur un texte de CĂ©sar Vieira (pseudonyme dâIdibal Piveta).
Notes et références
Notes
- Il convient de sâattarder Ă ce terme de jagunço. Concernant son Ă©tymologie, il est communĂ©ment admis que le mot est dâorigine ouest-africaine et constitue une altĂ©ration de zarguncho, dĂ©signant une arme de guerre semblable Ă une pique ou Ă une lance, mĂȘme si une minoritĂ© dâauteurs le fait dĂ©river du vocable tupi jaguar, les personnes autodĂ©nommĂ©es jagunços aimant en effet Ă se comparer Ă des fauves. Les dictionnaires de la deuxiĂšme moitiĂ© du XIXe siĂšcle, notamment lâAulete de 1888, en donnent une dĂ©finition assez restreinte : homme de courage (mais aussi fier-Ă -bras), et garde du corps au service dâun propriĂ©taire terrien ou dâun patron de moulin Ă sucre. Les dictionnaires plus modernes, comme le Freire de 1957, donnent, outre les sens prĂ©cĂ©dents, celui dâhomme de main, de sertanejo, de campagnard, de bandit de grand chemin (Ă©quivalant Ă cangaceiro), et de pique. Avant 1897, jagunço Ă©tait usitĂ© surtout dans la Bahia et signifiait un milicien employĂ© par des coronels, lesquels en avaient besoin pour assurer leur pouvoir local et rĂ©gional ; plus spĂ©cifiquement, jagunços fut le terme utilisĂ© pour dĂ©signer les milices privĂ©es engagĂ©es dans les violents combats entre certains coronels dans la Chapada Diamantina en 1895 et 1896. Ă partir de la troisiĂšme expĂ©dition de Canudos, jagunço sera le terme privilĂ©giĂ© et omniprĂ©sent dans la presse pour faire rĂ©fĂ©rence aux combattants de Canudos. Cependant, le champ dâapplication du terme sâĂ©tendra bientĂŽt pour englober improprement lâensemble de la population de Canudos â extension de sens certes pertinente dans la mesure oĂč tous les rĂ©sidents, femmes et enfants compris, Ă©taient de quelque maniĂšre tous impliquĂ©s dans les opĂ©rations militaires. En tous cas, le discours mĂ©diatique tendancieux sur Canudos accomplissait ainsi une manĆuvre langagiĂšre tendant Ă criminaliser les Canudenses dans leur ensemble. Da Cunha donne au mot le sens gĂ©nĂ©ral de sertanejo nordestin, ou plus spĂ©cifiquement de vaqueiro (gardian), tandis que chez Nina Rodrigues jagunço prendra le sens dâune catĂ©gorie anthropologique oĂč prĂ©dominent les caractĂ©ristiques du jagunço dans son acception de brigand. Plus tard, le mot acquit progressivement une connotation positive, et ce dĂšs le discours (jamais prononcĂ©) de Rui Barbosa devant le parlement de Rio, oĂč il dĂ©clare : « Jagunços ? Dieu fasse que le BrĂ©sil ait beaucoup de ces hommes, lorsque sa libertĂ© est en danger ou lorsquâil doit se mesurer Ă lâennemi Ă©tranger. ImposĂ© Ă de tels hommes, ce nom, au lieu de les dĂ©shonorer, sâen trouve lui-mĂȘme ennobli. » (Jagunços? Deus dĂȘ ao Brasil muitos desses, quando lhe perigar a liberdade, ou se houver de medir com o inimigo estrangeiro. Imposto a tais homens, esse nome, em vez de os desdoirar, se enobrece a si mesmo. Cf. Obras completas, Vol. XLVII, 1920, tome III, p. 137.). Lors mĂȘme que lâĂ©crivain Afonso Arinos utilisa le mot jagunço pour se rĂ©fĂ©rer aux sertanejos en gĂ©nĂ©ral, cela du reste sans la moindre connotation pĂ©jorative, et abstraction faite de quelques usages ironiques (le professeur Calasans p.ex. appelait ses Ă©tudiantes ses jaguncinhas), il demeure quâutiliser le terme pour dĂ©signer les Canudenses en gĂ©nĂ©ral prĂȘte Ă confusion et devrait ĂȘtre Ă©vitĂ©. Voir D. D. Bartelt (2003), p. 247-252.
- LâĂ©glise populaire du sertĂŁo Ă©tait hiĂ©rarchisĂ©e, comportant en effet des beatos et des conselheiros (conseillers). HonĂłrio Vilanova, notable personnage de Canudos qui rĂ©ussit Ă sâĂ©chapper Ă la toute fin de la guerre et quâil fut donnĂ© Ă lâhistorien JosĂ© Calasans dâinterroger, raconta Ă celui-ci quâil avait connu en 1873, dans le CearĂĄ, le beato AntĂŽnio (Maciel), et quâil le revit plus tard, dans la Bahia, mais cette fois en qualitĂ© de conselheiro. HonĂłrio Vilanova prĂ©cisa quâun conselheiro Ă©tait au-dessus dâun beato, et quâau beato incombait la mission de rĂ©citer des priĂšres, de chanter les litanies, de demander lâaumĂŽne pour financer les travaux de lâĂ©glise, alors que le conselheiro, mieux versĂ© dans les matiĂšres religieuses, Ă©tait habilitĂ© Ă prĂȘcher et Ă prodiguer des conseils. Un conseiller pouvait avoir sous ses ordres un ou plusieurs beatos ; câĂ©tait le cas dâAntĂŽnio Conselheiro, Ă qui plusieurs beatos Ă©taient subordonnĂ©s (Calasans 1986, p. 1).
- On remarque par ailleurs une similitude entre ces actions (arrachage dâaffiches, incendie des placards municipaux etc.) et le mode opĂ©ratoire des rĂ©voltĂ©s dits quebra-quilos. Dans son ouvrage Quebra-Quilos. Lutas sociais no outono do Imperio (p. 203-204), lâhistorien Armando Souto Maior estima vraisemblable que Maciel eĂ»t cĂŽtoyĂ©, pendant son sĂ©jour dans le Pernambouc, prĂ©cisĂ©ment en 1874, les sertanejos qui participaient au Quebra-Quilos ; il apparaĂźt donc lĂ©gitime dâadmettre une influence de ces derniers sur lâattitude rĂ©fractaire que Maciel dĂ©veloppera par la suite.
- Ou, si lâon veut un autre point de comparaison, la population de Canudos Ă©tait Ă©gale Ă plus dâun dixiĂšme de celle de SĂŁo Paulo au milieu de la dĂ©cennie 1890. Cf. Levine 1995, p. 2, 16.
- Levine mentionne le fleuve Tapiranga, mais c'est sans doute Itapicuru qu'il faut lire (Tapiranga est une petite localité sise sur ce fleuve), cf. Levine 1995, p. 159.
- En particulier, selon EmĂdio Dantas Barreto, « il eut plusieurs attaques graves entre Queimadas et Monte Santo. Ă Serra Branca, il se plaignit dâune sensation bizarre qui remplissait ses oreilles dâun son mĂ©tallique persistant. La marche dut Ă nouveau ĂȘtre interrompue Ă Cansanção, Ă 23 heures, cette sensation dĂ©sagrĂ©able continuant de le tourmenter ; il parlait avec difficultĂ©, sa parole Ă©tait pĂąteuse, inachevĂ©e, et la langue, peut-ĂȘtre assoupie, entravait la claire expression de ses pensĂ©es. Une heure plus tard, aux approches de QuirinquinquĂĄ, une nouvelle fois assailli par son mal, il descendit de cheval et eut une crise horrible. La crise cessa subitement et Moreira CĂ©sar, fourbu et brisĂ©, quoique pleinement conscient, se reposa et sâendormit jusquâau lendemain. Entre Monte Santo et Cumbe (lâactuelle localitĂ© dâEuclides da Cunha), Ă Lajinha, le colonel subit successivement deux nouvelles crises, mais moins graves que les premiĂšres. » (E. Dantas Barreto, Accidentes de guerra, Rio Grande do Sul, Ă©d. Livraria Rio-Grandense, R. Strauch, 1905).
- Voir, sur lâĂ©tat de la presse au BrĂ©sil Ă cette Ă©poque, D. D. Bartelt (2003), p. 159-164. Bartelt se dit en dĂ©saccord avec Levine lorsque celui-ci pose que la rĂ©action Ă la dĂ©route de la 3e expĂ©dition fut une psychose artificielle, fabriquĂ©e de toutes piĂšces par la presse, par esprit de sensationnalisme ; pour lâhistorien allemand, cette panqiue correspondait Ă une inquiĂ©tude rĂ©elle et justifiĂ©e, cf. D. D. Bartelt (2003), p. 176.
- Rui Barbosa aussi, mais dĂšs mai 1897, rĂ©futera pĂ©remptoirement la thĂšse de lâanti-rĂ©publicanisme comme mobile principal de Canudos. Barbosa, celui-lĂ mĂȘme qui rĂ©clamera, aprĂšs le massacre, un habeas corpus Ă titre posthume pour les Canudenses, insista, comme Da Cunha mais en des termes beaucoup plus rudes, sur lâincompatibilitĂ© civilisationnelle et sâĂ©vertua Ă Ă©lever Canudos en un parangon de lâanti-civilisation et Ă le prĂ©senter comme un concentrĂ© de maladies sociales, requĂ©rant par consĂ©quent assainissement et dĂ©sinfection : « Canudos nâest que lâaccumulation monstrueuse de la tourbe morale du sertĂŁo. Canudos, câest la cruautĂ© des luttes primitives, la rudesse des instincts campagnards, la crĂ©dulitĂ© de lâinculture analphabĂšte ; Canudos, câest le banditisme pillard et la dĂ©linquance, lâinflexible mentalitĂ© batailleuse de la haine locale, la rĂąclure des campagnes et de la ville, le rebut du dĂ©sĆuvrement, de la misĂšre, de la caserne et du pĂ©nitencier. Tous ces sĂ©diments organiques de lâanarchie, charriĂ©s de tous les recoins du BrĂ©sil et Ă©chouĂ©s dans lâestuaire des baies Ă©cartĂ©es de notre arriĂšre-pays, ont pu y fermenter et couver en toute quiĂ©tude pendant 20 ans sous lâeffet de la fascination pour un illuminĂ©, du dĂ©lire dâune hallucination superstitieuse. Lâindulgence typiquement brĂ©silienne a laissĂ© ce processus anormal et mĂ©naçant se dĂ©rouler sans entrave pendant 20 ans et traverser deux rĂ©gimes politiques. Lâhomme en effet ne paraissait ĂȘtre quâun inoffensif monomane religieux. Cependant, cela devait entraĂźner ces consĂ©quences inĂ©dites et fatales. » (citĂ© par D. D. Bartelt (2003), p. 204). En contrepoint, mentionnons la rĂ©action de lâĂ©crivain carioca Machado de Assis, intellectuel du sud, alors ĂągĂ© de 45 ans, qui dans une chronique du 22 juillet 1894, parue dans A Semana - Gazeta de NotĂcias et intitulĂ©e Canção de Piratas (âChanson de piratesâ), sâenhardit Ă faire un singulier Ă©loge dâAntonio Conselheiro, lui sachant grĂ© dâavoir su, lui et ses jagunços, couper tous les liens dâavec la rĂ©alitĂ© percluse et ennuyeuse de son Ă©poque, et Ă©crivit : « Journaux et tĂ©lĂ©grammes disent des escopettiers et des adeptes de Conselheiro que ce sont des malfaiteurs ; aucun autre mot ne peut sortir de cerveaux alignĂ©s, immatriculĂ©s, qualifiĂ©s, cerveaux Ă©lecteurs et contribuables. Pour nous, artistes, câest la renaissance, câest un rayon de soleil qui, au travers de la pluie mesquine et morne, vient nous dorer la fenĂȘtre et lâĂąme. Câest une poĂ©sie qui nous hisse hors de la prose tiĂšde et dure de cette fin de siĂšcle. » (en port. Jornais e telegramas dizem dos clavinoteiros e dos sequazes do Conselheiro que sĂŁo criminosos; nem outra palavra pode sair de cĂ©rebros alinhados, registrados, qualificados, cĂ©rebros eleitores e contribuintes. Para nĂłs, artistas, Ă© a renascença, Ă© um raio de sol que, atravĂ©s da chuva miĂșda e aborrecida, vem dourar-nos a janela e a alma. Ă a poesia que nos levanta do meio da prosa chilra e dura deste fim de sĂ©culo. Cf. Wikisource).
Références
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- Da Cunha 1993, p. 58.
- D. D. Bartelt (2003), p. 76-77. Ă noter que ces donnĂ©es dĂ©mographiques varient fortement dâune source contemporaine Ă lâautre.
- Da Cunha 1993, p. 131, 135.
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- Levine 1995, p. 116.
- Levine 1995, p. 92.
- Selon le rapport de lâinspecteur du TrĂ©sor de Bahia du 12 mai 1896, citĂ© par Levine 1995, p. 43.
- Levine 1995, p. 45.
- JosĂ© AlĂpio Goulart, Brasil du boi e do couro (Rio de Janeiro, ed. GRD, 1964-1965; JoĂŁo Camilo de Oliveira Torres, Estratificação social no Brasil (SĂŁo Paulo, ed. DIFEL, 1965). CitĂ©s par Levine 1995, p. 85.
- Levine 1995, p. 115.
- Levine 1995, p. 106.
- Levine 1995, p. 101-102.
- Levine 1995, p. 86.
- Levine 1995, p. 98.
- Levine 1995, p. 89.
- Levine 1995, p. 116-117.
- Levine 1995, p. 57.
- Quelques-uns des premiers coroneis (pluriel de coronel, = colonel en portugais), Ă©taient des gradĂ©s de la garde nationale, dâoĂč lâappellation. Cependant, les coroneis des municipalitĂ©s du sertĂŁo Ă©taient loin dâĂȘtre tous des militaires. Cf. Levine 1995, p. 94.
- Levine 1995, p. 94-95.
- Levine 1995, p. 97.
- Levine 1995, p. 114.
- Levine 1995, p. 99.
- Levine 1995, p. 100.
- Levine 1995, p. 93.
- Levine 1995, p. 75, 115.
- Levine 1995, p. 56-57.
- Levine 1995, p. 101.
- Levine 1995, p. 43.
- Levine 1995, p. 90.
- Levine 1995, p. 75.
- Levine 1995, p. 93, citant Francisco Vicente Vianna, MĂ©moire de lâĂtat de Bahia, Salvador, 1893.
- Levine 1995, p. 105.
- Levine 1995, p. 85.
- Levine 1995, p. 117.
- D. D. Bartelt (2003), p. 70.
- D. D. Bartelt (2003), p. 71.
- Eduardo Hoornaert, Verdadera e falsa religião no Nordeste (Salvador, ed. Benedina, 1991). Cité par Levine 1995, p. 97.
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- D. D. Bartelt (2003), p. 48, note 40.
- Levine 1995, p. 146.
- Marco AntĂŽnio Villa, Canudos. O povo da terra, Ă©d. Ătica, SĂŁo Paulo 1995, p. 55 ; citĂ© par D. D. Bartelt (2003), p. 65.
- D. D. Bartelt (2003), p. 72. Bartelt se réfÚre à la chronologie donnée par Pedro Jorge Ramos Vianna, Die wirtschaftlichen Grundlagen von Canudos, art. dans ABP. Zeitschrift zur portugiesischsprachigen Welt, no 2, p. 111-125.
- Gumercindo Martins, Canudos: Juntando Cacos, dans Revista Canudos, 1re année (1996), no 1, p. 139 etss. ; cité par D. D. Bartelt (2003), p. 72.
- D. D. Bartelt (2003), p. 73.
- Il sâagit de J. P. Favilla Nunes, Guerra de Canudos: narrativa histĂłrica. Rio de Janeiro, Ă©d. Moraes, 1898.
- Témoignage du frÚre capucin João Evangelista de Monte Marciano, cité par da Cunha 1993, p. 215.
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- Cité par da Cunha 1993, p. 202.
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- D. D. Bartelt (2003), p. 77-78. Chiffre donnĂ© Ă©galement par Y. D. Bandeira de AtaĂde, As origens do povo do Bom Jesus Conselheiro, art. dans Revista USP, no 20, annĂ©e 1994.
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- D. D. Bartelt (2003), p. 79. DâaprĂšs une lettre publiĂ©e dans Jornal do Commercio le .
- Selon un art. de Gazeta de NotĂcias du , citĂ© par D. D. Bartelt (2003), p. 79.
- D. D. Bartelt (2003), p. 80, sâappuyant sur P. J. Ramos Vianna, art. Die wirtschaftlichen Grundlagen von Canudos, dans ABP, no 2, annĂ©e 1997, p. 111-125 et sur M. A. Villa, Canudos. O povo da terra, Ă©d. Ătica, SĂŁo Paulo 1995, p. 220. R. M. Levine nâexamine pas la question et se borne Ă reprendre le chiffre de 5 200 maisons.
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- D. D. Bartelt (2003), p. 86. Bartelt cite Calasans 1986, p. 53-69.
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- D. D. Bartelt (2003), p. 86.
- Selon notamment le rapport du capucin Marciano, cf. D. D. Bartelt (2003), p. 86.
- D. D. Bartelt (2003), p. 88.
- D. D. Bartelt (2003), p. 87. Manoel BenĂcio e.a. fait mention de ce comitĂ© des « Douze ApĂŽtres » (cf. O Rei dos jagunços, rĂ©Ă©d. Fundação GetĂșlio Vargas, Rio de Janeiro 1997, p. 91.
- D. D. Bartelt (2003), p. 87. Manoel Quadrardo est évoqué par dans Calasans 1986, p. 73-75, 78-80.
- D. D. Bartelt (2003), p. 99.
- J. Calasans, Canudos. Origem e desenvolvimento de um arraial messiùnico, art. dans Revista USP, no 54, année 2002, p. 471.
- D. D. Bartelt (2003), p. 88. Bartelt dit adhérer au point de vue de João dos Santos Filho, Guerra dos gravatas vermelhas: 35000 cabeças sem história, thÚse de doctorat, Pontificia Universidade Católica de São Paulo 1989, p. 243 etss.
- Sangue de irmĂŁos, Ă©d. Ă compte dâauteur, Canudos 1974, citĂ© par Bartelt, D. D. Bartelt (2003), p. 88.
- SalomĂŁo de Sousa Dantas, Aspectos e Contrastes. Ligeiro estudo sobre o estado da Bahia, Ă©d. Revista dos Tribunaes, Rio de Janeiro 1922. CitĂ© par D. D. Bartelt (2003), p. 89. Sousa Dantas Ă©tait procureur (promotor pĂșblico) au tribunal de Monte Santo pendant la guerre de Canudos (cf. article de J. Calasans, p. 10).
- D. D. Bartelt (2003), p. 89.
- Levine 1995, p. 163.
- D. D. Bartelt (2003), p. 74, citant notamment M. BenĂcio, O Rei dos jagunços, rĂ©Ă©d. 1997, p. 96.
- D. D. Bartelt (2003), p. 75.
- Levine 1995, p. 161.
- Levine 1995, p. 212-213.
- Levine 1995, p. 64.
- D. D. Bartelt (2003), p. 74-75.
- Selon M. A. Villa, O Povo da terra, Ă©d. Ătica, SĂŁo Paulo 1995. CitĂ© par D. D. Bartelt (2003), p. 75.
- Levine 1995, p. 65.
- D. D. Bartelt (2003), p. 74, se rĂ©fĂ©rant Ă M. A. Villa, Canudos. O povo da terra, Ă©d. Ătica, SĂŁo Paulo 1995, p. 67.
- D. D. Bartelt (2003), p. 75-76.
- Da Cunha 1993, p. 209, 217.
- Da Cunha 1993, p. 211.
- Levine 1995, p. 154, 156.
- Da Cunha 1993, p. 208.
- Levine 1995, p. 158.
- M. BenĂcio, O Rei dos jagunços, rĂ©Ă©d. de 1997, p. 90 et J. Aras, Sangue de irmĂŁos, Canudos 1974, p. 50. CitĂ©s par D. D. Bartelt (2003), p. 92.
- Levine 1995, p. 96, 158.
- Levine 1995, p. 158, 239.
- J. Aras, Sangue de irmãos, p. 50 et M. A. Villa, Canudos. O povo da terra, p. 33. Cités par D. D. Bartelt (2003), p. 92.
- D. D. Bartelt (2003), p. 93.
- D. D. Bartelt (2003), p. 92.
- M. A. Villa, Canudos. O povo da terra, p. 72. Cité par D. D. Bartelt (2003), p. 93.
- Da Cunha 1993, p. 211-212.
- Levine 1995, p. 168.
- Levine 1995, p. 166.
- Da Cunha 1993, p. 211, 216, 220.
- Levine 1995, p. 167.
- Calasans 1986, p. 2-3. Voir aussi Manuel BenĂcio, O rei dos jagunços, p. 170, et Edmundo Moniz, A guerra social de Canudos, p. 129.
- JoĂŁo Evangelista do Monte Marciano, RelatĂłrio apresentado, em 1895, pelo reverendo frei JoĂŁo Evangelista do Monte Marciano, ao Arcebispado da Bahia, sobre AntĂŽnio âConselheiroâ e seu sĂ©quito no arraial dos Canudos, Typ. do Correio de NotĂcias, Salvador 1895, p. 4.
- Calasans 1986, p. 3.
- Nertan MacĂȘdo, Memorial de Vilanova, Ă©d. O Cruzeiro, Rio de Janeiro 1964.
- José Aras, Sangue de irmãos, cité dans Calasans 1986, p. 5.
- J. Aras, Sangue de irmĂŁos, p. 24.
- Calasans 1986, p. 6-7.
- Manoel BenĂcio, O Rei dos Jagunços, p. 168.
- Euclides da Cunha, Os SertÔes, p. 282.
- Rinaldo de Fernandes, O Clarim e a Oração, Cem anos de Os SertĂ”es, Geração Ăditeur, SĂŁo Paulo 2002, p. 469.
- Walnice Nogueira GalvĂŁo, No calor da Hora: a guerra de Canudos nos jornais, p. 366.
- Selon Da Cunha ; de dix-huit meurtres selon Levine (« wanted for eighteen murders in Volta Grande », cf. Vale of Tears, p. 165), qui se base sans doute sur le chiffre donné par le capucin João Evangelista, Relatório, p. 5.
- Calasans 1986, p. 11-12.
- J. Aras, Sangue de irmĂŁos, p. 82.
- E. da Cunha, Os sertÔes, p. 549.
- Calasans 1986, p. 12-13.
- E. da Cunha, Caderneta de campo, Introd., notes et commentaires de OlĂmpio de Souza Andrade, Ă©d. Cultrix, SĂŁo Paulo & INL, BrasĂlia, 1975.
- E. da Cunha, Os sertÔes, p. 605.
- W. Nogueira GalvĂŁo, No calor da hora, p. 202.
- Euclides da Cunha, Os sertÔes, p. 606, cité dans Calasans 1986, p. 14-15.
- Alvim Martins Horcades, Descripção de uma viagem a Canudos, Litho-Typ. Tourinho, Salvador 1899, p. 110.
- Calasans 1986, p. 15.
- Calasans 1986, p. 16-18.
- D. D. Bartelt (2003), p. 42-43.
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- Calasans 1986, p. 53-69, cité par D. D. Bartelt (2003), p. 86.
- D. D. Bartelt (2003), p. 100.
- Levine 1995, p. 134, 140.
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- Levine 1995, p. 129.
- D. D. Bartelt (2003), p. 101.
- Levine 1995, p. 229.
- Levine 1995, p. 198.
- Levine 1995, p. 237.
- D. D. Bartelt (2003), p. 107.
- D. D. Bartelt (2003), p. 108. Bartelt a constituĂ© un corpus de textes en colligeant principalement des articles de presse et tous types de rapports officiels. Son ouvrage Nation gegen Hinterland sâattache plus particuliĂšrement Ă Ă©tudier en profondeur le traitement discursif qui fut fait Ă AntĂŽnio Conselheiro et Ă son mouvement par les Ă©lites du littoral et la gamme de paradigmes qui le sous-tendent.
- D. D. Bartelt (2003), p. 108.
- D. D. Bartelt (2003), p. 112.
- Cf. lettre du curĂ© Novaes Ă son Ă©vĂȘque, avril 1876. CitĂ© par D. D. Bartelt (2003), p. 111.
- Selon la circulaire de lâĂ©vĂȘque Dos Santsos de Salvador, fĂ©vrier 1882. CitĂ© par D. D. Bartelt (2003), p. 111.
- D. D. Bartelt (2003), p. 113.
- D. D. Bartelt (2003), p. 114.
- D. D. Bartelt (2003), p. 116.
- Lettre du prĂ©sident de la province de Bahia au ministre de lâIntĂ©rieur, le baron de MamorĂ©, Salvador 15 juin 1887, citĂ©e par D. D. Bartelt (2003), p. 119.
- Obras Completas de Rui Barbosa. O Partido Republicano Conservador, Discursos Parlementaires, vol. XXIV, 1897, tome I, Imprensa Nacional, Rio de Janeiro 1952, p. 69. Le texte portugais original est reproduit sur cette page.
- D. D. Bartelt (2003), p. 210. La derniÚre phrase est traduite littéralement de Bartelt.
- Obras Completas de Rui Barbosa. O Partido Republicano Conservador, Discursos Parlementaires, vol. XXIV, 1897, tome I, Imprensa Nacional, Rio de Janeiro 1952, p. 68.
- D. D. Bartelt (2003), p. 210-213.
- D. D. Bartelt (2003), p. 214-217.
- D. D. Bartelt (2003), p. 125.
- D. D. Bartelt (2003), p. 126.
- D. D. Bartelt (2003), p. 127.
- Citations trouvées dans D. D. Bartelt (2003), p. 128.
- D. D. Bartelt (2003), p. 131.
- Son rapport, initialement paru en 1895, a Ă©tĂ© rĂ©Ă©ditĂ© en 1987, sous formĂ© de facsimilĂ©, par les presses universitaires de lâUFBA, sous le titre de RelatĂłrio apresentado par le Revd. Frei JoĂŁo Evangelista Marciano ao Arcebispado da Bahia sobre AntĂŽnio Conselheiro e seu sequito no arraial de Canudos.
- D. D. Bartelt (2003), p. 129.
- D. D. Bartelt (2003), p. 147.
- D. D. Bartelt (2003), p. 153-154.
- D. D. Bartelt (2003), p. 157. Lâexpression consensus dâanĂ©antissement est de Bartelt (« Vernichtungskonsens »), D. D. Bartelt (2003), p. 199 et passim.
- D. D. Bartelt (2003), p. 143. La lettre de Gonçalves à Moraes est datée du 8 mars 1897.
- Lettre du capitaine Salvador Pires de Carvalho e Aragão au général Solon, Salvador, 6 décembre 1896 (archives IHBG, cité par D. D. Bartelt (2003), p. 103.
- D. D. Bartelt (2003), p. 199.
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- Da Cunha 1993, p. 235.
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- Da Cunha 1993, p. 250.
- Pires Ferreira, Manuel da Silva. Relatório do Tenente Pires Ferreira, comandante da Expedição contra Canudos. Quartel da Palma, 10 décembre 1896.
- Da Cunha 1993, p. 251.
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- Da Cunha 1993, p. 318, 321.
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- Oleone Coelho Fontes, O Treme-Terra. Moreira CĂ©sar. A RepĂșblica e Canudos. 2e Ă©d. PetrĂłpolis, Ă©d. Vozes, 1996..
- Cf. Article sur le site SCIELO : When epilepsy may have changed history: AntĂŽnio Moreira CĂ©sar as the commander of the third expedition in the war of Canudos, par Elza MĂĄrcia Targas Yacubian.
- Da Cunha 1993, p. 313.
- Da Cunha 1993, p. 314.
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- Introdução ao Brasil - Um Banquete no trópico, ouvrage collectif sous la dir. de Lourenço Dantas Mota, ed. Senac, São Paulo 1999, contrib. de Walnice Nogueira Galvão, p. 167.
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- Savoir : Libertade et Gazeta da Tarde. Sur les circonstances de sa mort, voir p.ex. O Assassinato do Colonel Gentil José de Castro, par Afonso Celso, Paris 1897, consultable en ligne
- Da Cunha 1993, p. 372.
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- Et non Withworth, comme lâĂ©crivait Euclides da Cunha et, Ă sa suite, dâautres auteurs.
- Da Cunha 1993, p. 384.
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- Da Cunha 1993, p. 434-436.
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- Da Cunha 1993, p. 441-444.
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- Da Cunha 1993, p. 450-452.
- Da Cunha 1993, p. 454-459.
- Da Cunha 1993, p. 461.
- Da Cunha 1993, p. 465-466.
- Les chefs-lieux des Ătats du BrĂ©sil sont appelĂ©s des capitales.
- Da Cunha 1993, p. 482.
- Da Cunha 1993, p. 483.
- Da Cunha 1993, p. 481.
- Da Cunha 1993, p. 477.
- Da Cunha 1993, p. 483-484.
- Da Cunha 1993, p. 488-489.
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- Da Cunha 1993, p. 496-499.
- Da Cunha 1993, p. 518.
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- Pour la version originale portugaise, cf. Wikisource, Os SertÔes.
- José Calasans, Euclides da Cunha nos jornais da Bahia, dans Cartografia de Canudos, Secretaria de Cultura e Turismo, Salvador 1997, p. 130-131.
- Le Brésil face à son passé, intervention de Roberto Ventura, p. 57.
- Nous ne nous expliquons pas lâexpression « de maniĂšre assez voilĂ©e » utilisĂ©e ici par Roberto Ventura (le BrĂ©sil face Ă son passĂ©, p. 57), si ce nâest que Da Cunha a laissĂ© le voile sur la vĂ©ritable ampleur du phĂ©nomĂšne.
- Le Brésil face à son passé, intervention de Roberto Ventura, p. 56.
- August Willemsen, De binnenlanden, postface, p. 522.
- August Willemsen, De binnenlanden, postface, p. 525.
- Zama, CĂ©sar. Libello Republicano Acompanhado de ComentĂĄrios sobre a Campanha de Canudos. Salvador, 1899
- Alvim Martins Horcades, Descrição de uma Viagem a Canudos, Salvador, 1899. Réédité en 1996.
- Levine 1995, p. 187.
- Le Brésil face à son passé, intervention de Roberto Ventura, p. 57. Allusion à da Cunha 1993, p. 552.
- D. D. Bartelt (2003), p. 266.
- D. D. Bartelt (2003), p. 268.
- Prudente de Morais, dans Jornal do Commercio (Rio de Janeiro) du 8 octobre 1897 (« Em Canudos não ficarå pedra sobre pedra, para que não mais possa reproduzir-se aquela cidadela maldita e este serviço a Nação deve ao heróico e correto Exército. »). Cité par Roberto Ventura, le Brésil face à son passé, p. 59.
- Gazeta de NotĂcias, Rio de Janeiro, 28 octobre 1897, citĂ© par Walnice Nogueira GalvĂŁo, No calor da hora, Ă©d. Ătica, 2e Ă©dition, SĂŁo Paulo 1977, p. 207.
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- Câest D. D. Bartelt qui relĂšve ces trois points, cf. D. D. Bartelt (2003), p. 186.
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- D. D. Bartelt (2003), p. 187.
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- Levine 1995, p. 7.
- Levine 1995, p. 18.
- Levine 1995, p. 59.
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- Levine 1995, p. 9.
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- Levine 1995, p. 31, 33.
- Levine 1995, p. 31.
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- Levine 1995, p. 140.
- Levine 1995, p. 130.
- Cette visite est contée par le menu par Levine 1995, p. 149-150 ; également par da Cunha 1993, p. 225-230.
- Levine 1995, p. 205.
- Levine 1995, p. 203.
- Levine 1995, p. 91, 96.
- Levine 1995, p. 119.
- Levine 1995, p. 94.
- Levine 1995, p. 206.
- Levine 1995, p. 149.
- Levine 1995, p. 138.
- Levine 1995, p. 142.
- Levine 1995, p. 227.
- Levine 1995, p. 238.
- Levine 1995, p. 229-230.
- Pour cette section, nous avons largement puisĂ© dans lâexposĂ© de l'historienne Ălise Grunspan-Jasmin, intitulĂ© lâĂpidĂ©mie de Canudos : Nina Rodrigues et Euclides da Cunha et paru dans le BrĂ©sil face Ă son passĂ©, p. 99-113.
- Le BrĂ©sil face Ă son passĂ©, Ă. Grunspan-Jasmin, p. 102.
- Levine 1995, p. 206-207.
- Le BrĂ©sil face Ă son passĂ©, Ă. Grunspan-Jasmin, p. 103.
- Le BrĂ©sil face Ă son passĂ©, Ă. Grunspan-Jasmin, p. 104.
- Levine 1995, p. 207.
- Levine 1995, p. 207-208.
- Le BrĂ©sil face Ă son passĂ©, Ă. Grunspan-Jasmin, p. 105-106.
- Le BrĂ©sil face Ă son passĂ©, Ă. Grunspan-Jasmin, p. 107.
- Le BrĂ©sil face Ă son passĂ©, Ă. Grunspan-Jasmin, p. 109
- Le Brésil face à son passé, p. 108.
- Le BrĂ©sil face Ă son passĂ©, Ă. Grunspan-Jasmin, p. 109.
- Levine 1995, p. 291, note 40.
- Bastos, Abguar, A visĂŁo histĂłrico-sociolĂłgica de Euclides da Cunha, SĂŁo Paulo, Editora National, 1986, p. 7-8.
- Levine 1995, p. 209.
- FacĂł, Rui, Cangaceiros e fanĂĄticos, p. 833.
- Levine 1995, p. 210.
- Levine 1995, p. 8.
- ClĂĄudio Maia et alii, Canudos - Um Povo Entre a Utopia e a ResistĂȘncia, p. 51-53.
- Tapuscrit dĂ©couvert dans les tiroirs de lâauteur aprĂšs sa mort, datant vraisemblablement du dĂ©but de la dĂ©cennie 1970, et conservĂ© Ă la fondation Casa de Rui Barbosa, Ă Rio de Janeiro. CitĂ© partiellement par LuĂs-SĂ©rgio Santos, dans sa biographie de Rui FacĂł, Rui FacĂł â O Homem e sua MissĂŁo, Fortaleza (2014), p. 67-69.
- ClĂĄudio Maia et alii, Canudos - Um Povo Entre a Utopia e a ResistĂȘncia, p. 53-54.
- ClĂĄudio Maia et alii, Canudos - Um Povo Entre a Utopia e a ResistĂȘncia, p. 54-56.
- Proposition de loi présentée par le député Sérgio Cruz à la Chambre des députés le 19 août 1983, p. 3 (nous utilisons la pagination du tapuscrit).
- Proposition de loi de S. Cruz, p. 5.
- Proposition de loi de S. Cruz, p. 6.
- Proposition de loi de S. Cruz, p. 8.
- Proposition de loi de S. Cruz, p. 9.
- Proposition de loi de S. Cruz, p. 10.
- Proposition de loi de S. Cruz, p. 10-11.
- Proposition de loi de S. Cruz, p. 13.
- Proposition de loi de S. Cruz, p. 14.
- Proposition de loi de S. Cruz, p. 17.
- Proposition de loi de S. Cruz, fin du document (page non numérotée).
- D. D. Bartelt (2003), p. 223.
- D. D. Bartelt (2003), p. 225.
- D. D. Bartelt (2003), p. 218.
- M. A. Villa, O Povo da terra, p. 192.
- D. D. Bartelt (2003), p. 219.
- D. D. Bartelt (2003), p. 220, note 280.
- D. D. Bartelt (2003), p. 221.
- D. D. Bartelt (2003), p. 222.
- D. D. Bartelt (2003), p. 227. En tĂ©moigne aussi le mĂ©ticuleux ordre de prĂ©sĂ©ance selon lequel le SĂ©nat du BrĂ©sil prĂ©senta ses fĂ©licitations officielles aux diffĂ©rentes fractions victorieuses : dâabord Ă la Nation tout entiĂšre, puis Ă lâarmĂ©e, puis aux rĂ©giments des Ătats fĂ©dĂ©rĂ©s, etc. (D. D. Bartelt (2003), p. 224).
- D. D. Bartelt (2003), p. 226.
- D. D. Bartelt (2003), p. 226-227.
- D. D. Bartelt (2003), p. 227-228.
- D. D. Bartelt (2003), p. 232.
- D. D. Bartelt (2003), p. 275.
- D. D. Bartelt (2003), p. 285-287.
- D. D. Bartelt (2003), p. 285.
- D. D. Bartelt (2003), p. 286.
- D. D. Bartelt (2003), p. 262.
- D. D. Bartelt (2003), p. 292.
- D. D. Bartelt (2003), p. 293.
- SĂlvia Maria Azevedo, O Rei dos jagunços de Manuel BenĂcio. Entre a Ficção et a HistĂłria, prĂ©face Ă la rĂ©Ă©d. de O Rei dos jagunços aux Ă©d. de lâuniversitĂ© de SĂŁo Paulo, SĂŁo Paulo 2003, p. 27.
- D. D. Bartelt (2003), p. 294.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 27.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 28-29.
- Alvim Martins Horcades, Descrição de uma viagem a Canudos, éd. EGBA-EDUFBA, Salvador 1996, p. 2.
- Alexander Magnus Silva Pinheiro, Uma experiĂȘncia do front: a guerra de Canudos e a Faculdade de Medicina da Bahia, mĂ©moire de licence, Faculdade de Filosofia e CiĂȘnças Humanas da UFBA, Salvador 2009, p. 95 (lecture en ligne).
- Alvim Martins Horcades, op. cit. (1899), p. 155.
- Alexander Magnus Silva Pinheiro, Uma experiĂȘncia do front, mĂ©moire de licence, p. 98.
- M. BenĂcio, O Rei dos jagunços, p. 155. CitĂ© par S. M. Azevedo, PrĂ©face 2003, p. 29.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 29.
- D. D. Bartelt (2003), p. 289.
- Notice de J. Calasans pour la réédition de 1998 des libelles de César Zama (lecture en ligne)
- D. D. Bartelt (2003), p. 289-290.
- D. D. Bartelt (2003), p. 290.
- D. D. Bartelt (2003), p. 291-292.
- Cité dans une monographie sur le site de la fondation Joaquim Nabuco.
- Acidentes da Guerra , Ă©d. Liv. Rio-Grandense, Rio Grande do Sul 1905 (2e Ă©dition : Recife, Livraria EconĂŽmica, 1984.
- Henrique Duque-Estrada de Macedo Soares, A Guerra de Canudos, Ă©d. Typ. Altiva, Rio de Janeiro 1902.
- Gregorio Ferreira Gomes Filho, Sombras da historiografia brasileira: Marreca e o regimento militar do ParĂĄ em Canudos, monographie parue dans la revue de lâUFRR (en) et tirĂ©e du mĂ©moire de fin dâĂ©tudes de lâauteur, universitĂ© fĂ©dĂ©rale du ParĂĄ, BelĂ©m 2007, p. 3 (lecture en ligne)
- Voir aussi Anderson Alexandre Cruz Vilhena, Agentes da ordem e da desordem. PolĂcia, polĂtica, e sociedade no ParĂĄ de 1879 a 1904, mĂ©moire de maĂźtrise, universitĂ© fĂ©dĂ©rale du ParĂĄ, BelĂ©m 2014, p. 75 et ss.
- G. Ferreira Gomes, Marreca e o regimento militar do ParĂĄ em Canudos, p. 7.
- G. Ferreira Gomes, Marreca e o regimento militar do ParĂĄ em Canudos, p. 8.
- OrvĂĄcio Marreca, A MilĂcia Paraense e a Sua HerĂłica Atuação, p. 22
- G. Ferreira Gomes, Marreca e o regimento militar do ParĂĄ em Canudos, p. 9.
- G. Ferreira Gomes, Marreca e o regimento militar do ParĂĄ em Canudos, p. 10.
- OrvĂĄcio Marreca, A MilĂcia Paraense e a Sua HerĂłica Atuação na Guerra de Canudos, Ă©d. Guajarina, BelĂ©m 1937, p. 54.
- OrvĂĄcio Marreca, A MilĂcia Paraense e a Sua HerĂłica Atuação, p. 49.
- G. Ferreira Gomes, Marreca e o regimento militar do ParĂĄ em Canudos, p. 4.
- G. Ferreira Gomes, Marreca e o regimento militar do ParĂĄ em Canudos, p. 5.
- Cf. le BrĂ©sil face Ă son passĂ©, communication dâĂlise Grunspan-Jasmin, p. 100, note 1.
- Levine 1995, p. 168-169.
- RĂ©Ă©d. Portfolium, Salvador 2002. (ISBN 978-8-589-40601-7)
- Ăd. O cruzeiro, Rio de Janeiro 1964.
- D. D. Bartelt (2003), p. 263.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 31.
- D. D. Bartelt (2003), p. 265.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 32.
- D. D. Bartelt (2003), p. 264.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 33.
- Levine 1995, p. 188.
- Lelis Piedade, HistĂłrico e relatĂłrio do ComitĂȘ PatriĂłtico da Bahia, Salvador, impr. Reis, Salvador 1901, citĂ© dans Calasans 1986, p. 7.
- Calasans 1986, p. 7-8.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 37-38.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 90.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 82.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 83.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 87.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 88.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 89.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 91-92.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 95.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 97.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 98.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 100.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 101.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 102.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 126.
- Jornal da Bahia du 7 novembre 1897.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 127.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 128.
- Calasans 1986, p. 61.
- J. Calasans, Favila Nunes, RepĂłrter em Canudos, p. 6-7.
- Calasans 1986.
- D. D. Bartelt (2003), p. 237.
- Elisa Pereira Reis, O Estado nacional como ideologia: o caso brasileiro, in Estudos histĂłricos, 1988/2 p. 191 (lire en ligne)
- Afrùnio Coutinho et José Galante de Sousa, Enciclopédia de literatura brasileira, éd. Global, São Paulo 1990, p. 1133.
- D. D. Bartelt (2003), p. 238.
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- D. D. Bartelt (2003), p. 240-242.
- D. D. Bartelt (2003), p. 243.
- Silvio Romero, História da literatura brasileira, éd. Garnier, Rio de Janeiro 1888 (rééd. José Olimpio, 1953/54), p. 85.
- Silvio Romero, Estudos sobre a poesia popular do Brasil, éd. Laemmert, Rio de Janeiro 1888 (rééd. Vozes, Petrópolis 1977), p. 266.
- D. D. Bartelt (2003), p. 244.
- D. D. Bartelt (2003), p. 245.
- D. D. Bartelt (2003), p. 246.
- D. D. Bartelt (2003), p. 248-249.
- D. D. Bartelt (2003), p. 253.
- D. D. Bartelt (2003), p. 253-257.
- D. D. Bartelt (2003), p. 257-259.
- D. D. Bartelt (2003), p. 288.
- D. D. Bartelt (2003), p. 235.
- A Nação - Faculdade de Direito da Bahia (3.11.1897). Republié dans la Revista da Fundação Pedro Calmon, 1997, p. 130-142.
- Lelis Piedade, HistĂłrico e RelatĂłrio do ComitĂȘ PatriĂłtico da Bahia. Salvador, 1901. RĂ©Ă©ditĂ© en 2003.
- Rui Barbosa, Terminação da Guerra de Canudos, dans Obras Completas de Rui Barbosa, vol. 24, tome 1, 1897, p. 299-304 (version en ligne). Voir aussi Levine 1995, p. 28.
- Da Cunha 1993, p. 34.
- Introdução ao Brasil - Um Banquete no trópico, sous la dir. de Lourenço Dantas Mota, contrib. de Walnice Nogueira Galvão, p. 168.
- Levine 1995, p. 242.
- Levine 1995, p. 4-5.
- D. D. Bartelt (2003), p. 269.
- D. D. Bartelt (2003), p. 269, note 64.
- D. D. Bartelt (2003), p. 270.
- D. D. Bartelt (2003), p. 271.
- D. D. Bartelt (2003), p. 272.
- D. D. Bartelt (2003), p. 273.
- D. D. Bartelt (2003), p. 274.
- Afonso Arinos de Melo Franco, article paru dans O Commercio de São Paulo du 9 octobre 1897, cité par D. D. Bartelt (2003), p. 274.
- D. D. Bartelt (2003), p. 295.
- D. D. Bartelt (2003), p. 307.
- D. D. Bartelt (2003), p. 296.
- D. D. Bartelt (2003), p. 305.
- D. D. Bartelt (2003), p. 306.
- à ce sujet, voir les premiÚres pages du chapitre III de Hautes Terres, notamment la fameuse caractérisation du sertanejo comme « Hercule-Quasimodo » (p. 140), et D. D. Bartelt (2003), p. 296-297.
- D. D. Bartelt (2003), p. 297-298.
- D. D. Bartelt (2003), p. 309.
- D. D. Bartelt (2003), p. 315.
- Selon le mot de Berthold Zilly. Cité par D. D. Bartelt (2003), p. 310.
- D. D. Bartelt (2003), p. 314.
- D. D. Bartelt (2003), p. 316.
- D. D. Bartelt (2003), p. 318-319.
- Da Cunha 1993, p. 138.
- D. D. Bartelt (2003), p. 320.
- D. D. Bartelt (2003), p. 323.
- D. D. Bartelt (2003), p. 322.
- D. D. Bartelt (2003), p. 323-325.
- da Cunha 1993, p. 87-90, Ă lâexemple de ce que les Français ont rĂ©alisĂ© en Tunisie.
- D. D. Bartelt (2003), p. 326.
- Da Cunha 1993, p. 101.
- D. D. Bartelt (2003), p. 328.
- Aristides Augusto Milton, A Campanha de Canudos, Salvador, université fédérale de Bahia, 1979. Cité par V. Sattamini Varão Monteiro (2011), p. 107.
- Selon Odorico Tavares, Canudos 50 anos depois, éd. Conselho Estadual de Cultura / Academia de Letras da Bahia / Fundação Cultural do Estado das Bahia, Salvador 1993. Cité par V. Sattamini Varão Monteiro (2011), p. 116.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 108.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 109.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 117.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 111.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 110.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 112.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 113.
- V. Sattamini VarĂŁo Monteiro (2011), p. 114.
- Selon José AlÎncio, cité par José Roberval Freire da Silva, Migrantes Canudenses em São Paulo: a memória num contexto de discriminação. Cf. V. Sattamini Varão Monteiro (2011), p. 110.
- Cette piĂšce peut ĂȘtre lue en ligne sur le site Literatura Digital de lâUFSC.
- Manuel das Dores Bombinho, Canudos, histĂłria em versos, Hedra, Imprensa Oficial do Estado et Editora da Universidade Federal de SĂŁo Carlos, SĂŁo Paulo, 2e Ă©dition, 2002.
- D. D. Bartelt (2003), p. 298.
- Calasans 1984, p. 1. Ă ce sujet, voir aussi O Ciclo FolclĂłrico do Bom Jesus Conselheiro (1950), du mĂȘme JosĂ© Calasans.
- Da Cunha 1993, p. 213.
- Calasans 1984, p. 3.
- Calasans 1984, p. 4.
- Calasans 1984, p. 5. Ces Ćuvres sont reproduites en intĂ©gralitĂ© dans lâouvrage de Calasans, en mĂȘme temps que plusieurs poĂšmes des ABC.
- A Guerra de Canudos no sertĂŁo da Bahia, Livraria do Povo, Quaresma & Cia. Livreiros Editores, Rio de Janeiro 1897.
- Calasans 1984, p. 5-6.
- JoĂŁo Melchiades Ferreira da Silva, A Guerra de Canudos, s.l.p., s.c.p., s.d.
- Calasans 1984, p. 7.
- Calasans 1984, p. 8.
- Calasans 1984, p. 9-11.
- Sorti des presses de la Casa Editora de Francisco Lopes, Belém.
- Calasans 1984, p. 9.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 30.
- A guerra dos jagunços: o conflito de Canudos e o sertanejo nos escritos de Afonso Arinos, article de Flåvio Raimundo Giarola, paru dans Revista de História 5, 1-2 (2013), p. 209. La citation de Prado est tirée de O catolicismo, a Companhia de Jesus e a colonização do Brésil, dans III centenårio do veneråvel Joseph de Anchieta, éd. Aillaud, Paris & Lisbonne 1900, p. 47.
- Afonso Celso, Porque me ufano do meu paĂs, p. 114.
- F. R. Giarola, A guerra dos jagunços, p. 210.
- Vanderson Roberto Pedruzzi Gaburo, O sertĂŁo vai virar gente, p. 125.
- Georges Raeders, O inimigo cordial do Brasil: O Conde de Gobineau no Brésil, éd. Paz e Terra, Rio de Janeiro 1988, p. 90; F. R. Giarola, A guerra dos jagunços, p. 216.
- F. R. Giarola, A guerra dos jagunços, p. 216-217.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 31.
- D. D. Bartelt (2003), p. 299.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 32.
- D. D. Bartelt (2003), p. 300.
- D. D. Bartelt (2003), p. 301.
- D. D. Bartelt (2003), p. 300-301.
- Vanderson Roberto Pedruzzi Gaburo, O sertão vai virar gente, p. 120-121 ; F. R. Giarola, A guerra dos jagunços, p. 215.
- A. A. Melo Franco, âOs jagunçosâ, p. 244 ; F. R. Giarola, A guerra dos jagunços, p. 215.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 13.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 14.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 14-16.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 17.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 18.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 18-19.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 19-20.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 22.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 25.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 26.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 34.
- Manoel BenĂcio, O Rei dos Jagunços, Ă©d. Fundação GetĂșlio Vargas, Rio de Janeiro, 2e Ă©dition 1997.
- D. D. Bartelt (2003), p. 301-302.
- D. D. Bartelt (2003), p. 302.
- D. D. Bartelt (2003), p. 303.
- D. D. Bartelt (2003), p. 304.
- S. M. Azevedo, Préface 2003, p. 37.
- D. D. Bartelt (2003), p. 304-306.
- Cunninghame Graham, R. B., A Brazilian mystic: being the life and miracles of Antonio Conselheiro. Dial Press, 1919.
- Cf. R. Levine : « The Englishman R. B. Cunninghame Graham simply appropriated Da Cunhaâs entire story, though without making a single reference to Os SertĂ”es, which had not yet been translated into English (and would not be until 1944). » Vale of Tears, p. 5.
- Lucien Marchal, Le Mage du SertĂŁo, Ă©d. Plon, Paris 1952.
- Voir lâanalyse de RĂ©gis Tettamanzi, dans le BrĂ©sil face Ă son passĂ©, p. 147-157.
- MĂĄrai, SĂĄndor. ĂtĂ©let Canudosban (litt. Verdict Ă Canudos), 1970. Roman en hongrois, non traduit.
- Mario Vargas Llosa, titre esp. original La guerra del fin del mundo, Seix Barral, Barcelone 1981. Trad. française, La Guerre de la fin du monde, Gallimard, 1983. (ISBN 2-070-37823-3).
- (pt) Aleilton Fonseca, O PĂȘndulo de Euclides, Rio de Janeiro, Bertrand Brasil, , 210 p. (ISBN 978-85-286-1402-2 et 85-286-1402-6) (traduction française par Dominique Stoenesco, sous le titre La guerre de Canudos. Une tragedie au cĆur du SertĂŁo, aux Ă©d. Petra, Paris 2017, 238 pages).
- Voir e.a. lâanalyse de Girleide Barbosa Fontes :(pt) « O PĂȘndulo de Euclides, mais que ficção: Um diĂĄlogo entre histĂłria, memĂłria e identidade », Salvador, Universidade do Estado da Bahia / 29e SimpĂłsio de histĂłria nacional (consultĂ© le ).
- Pour Canudos au cinéma, voir la communication de Sylvie Debs dans Le Brésil face à son passé, p. 159-173, dont nous donnons ici une synthÚse.
- Le Brésil face à son passé, S. Debs, p. 172.
- Le Brésil face à son passé, S. Debs, p. 163.
- Paulo Emilio Salles Gomes, Humberto Mauro, Catagueses, p. 89-90, cité par S. Debs, Le Brésil face à son passé, p. 165.
- Cinearte, Rio de Janeiro, 11 décembre 1929, cité par S. Debs, Le Brésil face à son passé, p. 165.
- Le Brésil face à son passé, S. Debs, p. 165.
- Fernão Ramos, História do cinema brasileiro, Art Editora, São Paulo, 1987, p. 320. Cité par S. Debs, Le Brésil face à son passé, p. 166.
- Le Brésil face à son passé, S. Debs, p. 166.
- Le Brésil face à son passé, S. Debs, p. 167.
- Le Brésil face à son passé, S. Debs, p. 169.
- Le Brésil face à son passé, S. Debs, p. 171-2.
- Le Brésil face à son passé, S. Debs, p. 171.
- Canudos â page web consacrĂ©e au documentaire sur IMDb.
- Die sieben Sakramente von Canudos - page web consacrée au film sur IMDb
- Le Brésil face à son passé, S. Debs, p. 168.
- Sobreviventes - Canal Imaginårio, page consacrée au film.
Bibliographie
: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
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Voir aussi
Liens externes
- (pt) Canudos - Um Povo entre a Utopia e a ResistĂȘncia, prĂ©sentation gĂ©nĂ©rale mais approfondie (sur 56 pages), par ClĂĄudio Maia, David Maciel, Sergio Paulo Moreyra et Sonia Aparecida Lobo, sur le site de lâInstituto Federal de Educação, CiĂȘncia e Tecnologia de GoiĂĄs.
- (pt) Canudos como cidade iletrada: Euclides da Cunha na urbs monstruosa, article de Roberto Ventura, paru dans Rev. Antropol. vol.40 no 1, SĂŁo Paulo 1997.
- (pt)O Sentido Social e o Contexto PolĂtico da Guerra de Canudos, article de Luiz Alberto Moniz Bandeira sur le site de la fondation Joaquim Nabuco (lâauteur y postule e.a. une parentĂ© entre le systĂšme indien de propriĂ©tĂ© communalisĂ©e et le « communisme chrĂ©tien » dâAntĂŽnio Conselheiro).
Articles connexes
- Santidade de Jaguaripe (1580-1585)
- AntĂŽnio Conselheiro