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Fatalisme

Le fatalisme (mot formĂ© Ă  partir du latin fatum : le « destin ») est une doctrine selon laquelle le monde dans son ensemble, et l'existence humaine en particulier, suivent une marche inĂ©luctable (fatalitĂ©), oĂč le cours des Ă©vĂ©nements Ă©chappe Ă  la volontĂ© humaine. De ce point de vue, le destin serait fixĂ© d’avance par une puissance supĂ©rieure aux ĂȘtres humains, qui peut ĂȘtre Dieu, ou bien la nĂ©cessitĂ© naturelle, ou encore les lois gouvernant l’histoire.

Le mouvement des phénomÚnes naturels comme modÚle de fatalité.

Au sens strict philosophique et thĂ©ologique, la notion de fatalisme nie la libertĂ© de choix de l’homme : cela devait et cela doit arriver. Dans un sens Ă©largi, psychologique et littĂ©raire, le fatalisme peut dĂ©signer aussi une attitude ponctuelle, Ă  savoir le dĂ©faitisme ou le pessimisme de celui qui, se sentant vouĂ© Ă  l'Ă©chec, remet son existence Ă  la main du destin qu'il laisse suivre son cours, abandonnant le combat et l'adversitĂ© selon l'inclinaison de sa volontĂ© subissant un dĂ©couragement.

La connotation négative du fatalisme

La croyance religieuse au destin est au cƓur de nombreux cultes. La notion de «fatalisme» a pu ĂȘtre employĂ©e pour les critiquer, elle revĂȘt en effet gĂ©nĂ©ralement une connotation nĂ©gative, que ce soit dans la langue commune ou dans la culture philosophique.

Fatalisme de Confucius

Confucius semble assez favorable au fatalisme. Dans ses Entretiens (XIV, 36), il dĂ©clare ceci : « Tout dĂ©pend de la destinĂ©e ». Aussi il a Ă©tĂ© critiquĂ© par les moĂŻstes (les partisans de Mozi), qui dĂ©noncent son aspect dĂ©mobilisateur[1] : « Comment savons-nous que le fatalisme est la Voie des tyrans ? Dans le passĂ©, les gens pauvres Ă©taient empressĂ©s pour boire et manger mais paresseux au travail. 
 Ils disaient inĂ©vitablement : 'C'est mon destin inĂ©luctable que de rester pauvre.' Les rois tyrans du temps passĂ© ne restreignaient pas les plaisirs de leurs sens ni les intentions retorses de leur cƓur, ils n'Ă©coutaient pas l'avis de leurs parents. Cela menait Ă  la perte de leur pays et au renversement de leur gouvernement ».

Fatalisme en Inde

Les textes bouddhiques[2] signalent parmi six maĂźtres religieux rĂ©putĂ©s du temps du Bouddha : Makkhali Gosala, nĂ© en 484 av. J.-C., maĂźtre de l'Ă©cole ÂjĂźvika. Il dĂ©fend le fatalisme (niyativĂąda) : pour lui, les Ă©vĂ©nements sont prĂ©dĂ©terminĂ©s par le destin, les actions n'ont aucun effet, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, aucun effort de dĂ©votion ou aucune pratique religieuse ne peut les modifier, on atteint la dĂ©livrance automatiquement une fois le cours de l'existence Ă©puisĂ©. Le Bouddha le critique sĂ©vĂšrement[3].

Fatalisme musulman

On parle souvent du fatalisme musulman, en ce sens que l’islam affirme la dĂ©termination inconditionnelle du devenir par la volontĂ© de Dieu. Dans la IIIe sourate du Coran, Mahomet exhortait ses fidĂšles au djihad, Ă  la suite du revers militaire passager, mais cuisant, subi Ă  Uhud en 625 apr. J.-C. et Ă  la dĂ©moralisation qui en rĂ©sulta parmi ses partisans. Aux dĂ©faitistes qui affirmaient que « les nĂŽtres n’auraient pas Ă©tĂ© tuĂ©s ici s’ils nous avaient Ă©coutĂ©s », le Coran rĂ©pond que l’heure de notre mort est inconditionnellement fixĂ©e par Dieu de sorte que nous mourons Ă  l’heure dite, quoi que nous ayons fait, que nous soyons restĂ©s chez nous ou que nous ayons livrĂ© bataille. Notre sort est fixĂ© indĂ©pendamment de nos efforts et de notre activitĂ©.

Tel est le dogme fondamental du fatalisme musulman, que Diderot rĂ©sumait ainsi dans une lettre Ă  Sophie Volland de 1759 : Mahomet « prĂȘcha le dogme de la fatalitĂ©, qui inspire l'audace et le mĂ©pris de la mort ; le pĂ©ril Ă©tant, aux yeux du fataliste, le mĂȘme pour celui qui manie le fer sur un champ de bataille et pour celui qui repose dans un lit ; l'instant de pĂ©rir Ă©tant irrĂ©vocable, et toute prudence humaine Ă©tant vaine devant l'Éternel qui a enchaĂźnĂ© toutes choses d'un lien que sa volontĂ© mĂȘme ne peut ni resserrer ni relĂącher ».

Voir aussi Qadar

Critiques chrétiennes

Le fatalisme musulman a été critiqué par le christianisme au nom de la conception du libre arbitre résumée en particulier par Thomas d'Aquin dans la Somme théologique et dans De malo.

La doctrine - qui Ă©tait, comme l’a notĂ© Diderot, destinĂ©e Ă  encourager la bravoure et l’action du croyant - fut au contraire taxĂ©e d’incliner Ă  la paresse, Ă  la rĂ©signation et Ă  l'incurie, car Ă  quoi bon Ă©viter le danger si mon sort est dĂ©jĂ  Ă©crit ? Dans la culture chrĂ©tienne, dominĂ©e par la conviction de la libertĂ© de l’homme et de sa capacitĂ© Ă  maĂźtriser le cours des Ă©vĂ©nements, la notion de fatalisme a acquis une connotation profondĂ©ment nĂ©gative. Dans le vocabulaire courant, elle dĂ©signe l’attitude tout Ă  la fois passive et paresseuse qui consiste Ă  se rĂ©signer Ă  un sort que l’on pourrait aisĂ©ment Ă©viter en agissant avec Ă©nergie et volontĂ©. Le fatalisme s’opposerait donc au volontarisme.

On notera cependant qu'il a existĂ© Ă  l'intĂ©rieur du catholicisme au moins un courant qui pourrait se rapprocher partiellement du fatalisme, Ă  savoir le jansĂ©nisme professant l'impossibilitĂ© pour l'homme de se libĂ©rer de sa tentation pour le mal par ses propres forces : seule la grĂące divine peut l'en dĂ©livrer. C'est une vision partagĂ©e aujourd’hui par une partie du protestantisme.

Critique philosophique : fatalisme et déterminisme

Dans l'AntiquitĂ© Platon n'est pas fataliste. À la diffĂ©rence des stoĂŻciens il distingue hasard, libertĂ©, destin, nĂ©cessitĂ©, dans le mythe d'Er de La RĂ©publique. De mĂȘme, Aristote, Épicure ou encore CarnĂ©ade se sont opposĂ©s aux doctrines qui attribuent un caractĂšre nĂ©cessaire au cours des Ă©vĂ©nements.

Depuis le XIXe siĂšcle, la notion de fatalisme revĂȘt Ă©galement une connotation pĂ©jorative dans la culture philosophique, qui l’oppose Ă  la notion de dĂ©terminisme comme une croyance superstitieuse Ă  une idĂ©e scientifique.

Le dĂ©terminisme dĂ©signe la dĂ©termination conditionnelle des Ă©vĂ©nements en vertu du principe de causalitĂ©, qui fait que le consĂ©quent se produira nĂ©cessairement dĂšs lors que son antĂ©cĂ©dent est effectif : si A (la cause) se rĂ©alise, alors B (l'effet) se rĂ©alisera. Selon ce courant de la culture philosophique occidentale, le dĂ©terminisme laisse subsister tant la possibilitĂ© d'un pouvoir de la raison (le devenir est gouvernĂ© par un principe intelligible) que l’action (le consĂ©quent n’est nĂ©cessaire que si l’antĂ©cĂ©dent l’est Ă©galement : en empĂȘchant la rĂ©alisation de celui-ci, je puis empĂȘcher la rĂ©alisation de celui-lĂ ).

Le fatalisme dĂ©signerait quant Ă  lui la dĂ©termination inconditionnelle du devenir, qui fait que l’évĂ©nement B se produira nĂ©cessairement, quel que soit son antĂ©cĂ©dent, thĂšse qui exclurait tant la raison (le devenir deviendrait incomprĂ©hensible) que l’action (Ă  quoi bon s’efforcer d’éviter l’inĂ©vitable ?). Sartre Ă©crivait ainsi (L'Être et le NĂ©ant)[4] :

« On a mĂȘme pu affirmer que le dĂ©terminisme, si on se gardait de le confondre avec le fatalisme, Ă©tait plus humain que la thĂ©orie du libre arbitre : si, en effet, il met en relief le conditionnement rigoureux de nos actes, au moins donne-t-il la raison de chacun d’eux et, s’il se limite rigoureusement au psychique, s’il renonce Ă  chercher un conditionnement dans l’ensemble de l’univers, il montre que la liaison de nos actes est en nous-mĂȘmes : nous agissons comme nous sommes et nos actes contribuent Ă  nous faire. »

Néanmoins, Sartre n'adhÚre pas à la théorie déterministe qu'il juge insuffisante pour rendre compte de la liberté humaine. De nombreux philosophes modernes (comme Bergson, K. Popper, R Chisholm) ont adopté des doctrines opposées au déterminisme, car ils tenaient cette position comme tout aussi incompatible avec le libre arbitre que l'ancienne idée de destin.

Si le fatalisme est aujourd’hui nĂ©gativement connotĂ©, il n’en a pas toujours Ă©tĂ© ainsi. De grands systĂšmes philosophiques se sont revendiquĂ©s d’un fatalisme fondĂ© en raison et n’excluant pas l’action humaine : on pense au premier chef Ă  l'Ă©cole stoĂŻcienne de l'AntiquitĂ© (fatalisme ancien) et au matĂ©rialisme des philosophes français des LumiĂšres (fatalisme moderne).

Le fatalisme ancien

Le fatalisme logique de l'Ă©cole de MĂ©gare

L’école mĂ©garique a dĂ©veloppĂ© une doctrine que l'on peut qualifier de fatalisme logique[5]. Celle-ci introduit l’idĂ©e d’une nĂ©cessitĂ© du cours Ă©vĂ©nements, nĂ©cessitĂ© comprise au sens modal, et non seulement comme une force supĂ©rieure contraignante, comme cela Ă©tait le cas dans la langue poĂ©tique et dans les reprĂ©sentations mythologiques du destin.

"Une bataille navale aura lieu demain" (BirĂšme romaine dans le temple de la Fortuna Primigenia de Palestrina, environ 120 av. J.-C.)

Aristote, au chapitre 9 de De l’interprĂ©tation donne un aperçu des arguments qui fondaient alors cette position nĂ©cessitariste : on admet que les affirmations concernant les Ă©vĂ©nements particuliers futurs sont contingentes, c’est-Ă -dire qu’elles peuvent ĂȘtre vraies ou fausses, Ă  la diffĂ©rence de celles qui portent sur le passĂ© ou le prĂ©sent qui Ă©chappent Ă  nos choix (on ne peut pas faire que Socrate ne soit pas mort Ă  AthĂšnes). Or, si Ă  un moment donnĂ©, deux personnes font deux prĂ©dictions contraires sur un Ă©vĂ©nement futur (« une bataille aura/ n’aura pas lieu demain »), il est nĂ©cessaire, en vertu du principe du tiers exclu, que l’une dise le vrai et l’autre le faux. La proposition disant le vrai est vraie pour toutes les portions du temps avant la survenue de l’évĂ©nement, donc, Ă  aucun moment, la proposition alternative n’aura Ă©tĂ© possible. Aristote rejette cette conclusion comme absurde et considĂšre que l’on ne peut pas conclure de la nĂ©cessitĂ© de l’alternative Ă  la nĂ©cessitĂ© d’une de ses branches, il y aurait un sophisme dans la distribution des modalitĂ©s[6].

ÉpictĂšte dans ses Entretiens (II, XIX) donne une formulation plus dĂ©taillĂ©e de cet « argument dominateur » (en grec, ᜁ ÎșυρÎčΔύωΜ Î»ÏŒÎłÎżÏ‚) formĂ© par Diodore Cronos pour montrer l'impossibilitĂ© des futurs contingents. Celui-ci consiste Ă  montrer que parmi les trois propositions suivantes, une est logiquement incompatible avec les deux autres :

  1. « Toute proposition vraie concernant le passé est nécessaire. »
  2. « L'impossible ne suit pas logiquement du possible. »
  3. « Il y a quelque chose de possible qui n'est pas actuellement vrai ni ne le sera »[7]

La reconstitution exacte du raisonnement a fait l'objet de nombreux dĂ©bats et de plusieurs formalisations[8]. Pour donner une idĂ©e gĂ©nĂ©rale de la pensĂ©e de Diodore, on peut schĂ©matiser l'argument comme suit. Le passĂ© Ă©tant irrĂ©vocable, ce qui est vrai le concernant ne peut devenir faux et les propositions qui l'Ă©noncent sont, de ce fait, nĂ©cessaires ("Socrate est mort Ă  AthĂšnes" ne peut pas ĂȘtre fausse), rĂ©ciproquement, la nĂ©gation d'une proposition vraie portant sur le passĂ© est impossible ("Socrate a fui AthĂšnes" est aujourd'hui impossible). La notion de possible implique, quant Ă  elle, qu'une proposition qui n'est pas vraie, Ă  un instant donnĂ©, pourrait l'ĂȘtre ("Socrate va fuir AthĂšnes" est possible avant l'exĂ©cution de celui-ci). Si cette proposition n'est jamais rĂ©alisĂ©e, elle est alors fausse pour tous les instants du temps, elle doit donc ĂȘtre tenue pour impossible ("Socrate a fui AthĂšnes" n'a jamais Ă©tĂ© vraie et ne le sera jamais). Il faut donc en conclure, selon Diodore, que l'on ne peut pas qualifier de possible quelque chose qui n'est jamais rĂ©alisĂ© car, dans ce cas, quelque chose d'impossible ("Socrate a fui AthĂšnes") dĂ©coulerait de quelque chose de possible ("Socrate va fuir AthĂšnes")[9].

La solution de Diodore consiste à nier la troisiÚme prémisse, le possible, pour lui, se définit donc comme ce qui est ou sera vrai. Il ne nie donc pas l'idée de possibilité mais il la réduit à ce qui est ou sera effectivement, dÚs lors il n'existe qu'un seul cours possible des événements qui, lorsqu'il est réalisé, s'avÚre nécessaire.

Le fatalisme logique a jouĂ© un rĂŽle dans la formation du StoĂŻcisme dans la mesure oĂč ZĂ©non de Kition fut l'Ă©lĂšve de Diodore. De plus, comme le note ÉpictĂšte, les autres fondateurs du stoĂŻcisme ont dĂ©fini leur conception des modalitĂ©s et du destin par rapport Ă  l'argument de Diodore, ClĂ©anthe en rejetant la premiĂšre prĂ©misse et Chrysippe la deuxiĂšme.

Épicure critique du "destin des physiciens"

Épicure dans la Lettre Ă  MĂ©nĂ©cĂ©e (134) critique une autre conception du fatalisme qu'il appelle le « destin des physiciens » et qu'il juge pire que les superstitions mythologiques. Un fragment de son De la Nature (34, 26-30) montre qu'il dĂ©nonce par lĂ  une dĂ©rive de la physique dĂ©mocritĂ©enne (dont il se rĂ©clame par ailleurs) qui consiste Ă  nier l’idĂ©e de responsabilitĂ© en affirmant que nos choix dĂ©coulent du mouvement des atomes qui nous composent[10].

On comprend que, si les mouvements des atomes sont nĂ©cessaires, les actions des crĂ©atures naturelles qu’ils composent doivent l’ĂȘtre aussi, ce qui revient Ă  nier la maĂźtrise qu’elles pourraient avoir sur leurs actions. Cette conclusion, pour Épicure sape les fondements de l’éthique et de la tranquillitĂ© de l’ñme. La solution Ă©picurienne procĂšde en trois points : 1- elle nie le caractĂšre nĂ©cessaire de tous les mouvements naturels en admettant une « dĂ©clinaison » (parenklisis/clinamen) dans la trajectoire des atomes ; 2- elle admet une efficacitĂ© causale des propriĂ©tĂ©s macroscopiques 3- elle attribue Ă  l’ñme une responsabilitĂ© sur ses propres inclinaisons par le biais de ses choix passĂ©s[11].

La doctrine Ă©picurienne peut paraĂźtre particuliĂšrement moderne dans la mesure oĂč elle tente de concilier une approche matĂ©rialiste avec l’existence de propriĂ©tĂ©s mentales Ă©mergentes. NĂ©anmoins, elle a fait l'objet de nombreuses attaques dĂšs l'AntiquitĂ© car elle semblait bafouer le principe de bivalence ainsi que celui de causalitĂ©[12].

Le fatum stoicum, expression de la Raison

Chrysippe

La doctrine stoïcienne a donné une importance centrale au destin, elle a aussi proposé une conception de celui-ci bien différente des représentations qui en avait été forgées dans la mythologique. Par certains aspects, notamment par son insistance sur l'existence de causes pour chaque détail des événements, la croyance au destin des stoïciens préfigure ce que sera le déterminisme moderne[13].

Toutes choses ont lieu selon le destin ; ainsi parlent Chrysippe au traitĂ© Du destin, Posidonios au deuxiĂšme livre Du destin, ZĂ©non et BoĂ©thos de Sidon au premier livre Du destin[14]. Le fatum stoicum n’est pas une puissance irrationnelle, mais l’expression de l’ordre imprimĂ© par la Raison — le Logos — Ă  l’univers (Cosmos) : « le destin est la cause sĂ©quentielle des ĂȘtres ou bien la raison qui prĂ©side Ă  l'administration du monde »[15]. C’est donc un principe qui relĂšve moins de la religion que de la science et de la philosophie.

Le destin est la chaĂźne causale des Ă©vĂ©nements : bien loin d'exclure le principe de causalitĂ©, il le suppose dans son essence mĂȘme. CicĂ©ron l’écrit bien dans son traitĂ© De la divination :

« J'appelle destin (fatum) ce que les Grecs appellent heimarmĂ©nĂš, c'est-Ă -dire l'ordre et la sĂ©rie des causes, quand une cause liĂ©e Ă  une autre produit d'elle-mĂȘme un effet. (
) On comprend dĂšs lors que le destin n'est pas ce qu'entend la superstition, mais ce que dit la science, Ă  savoir la cause Ă©ternelle des choses, en vertu de laquelle les faits passĂ©s sont arrivĂ©s, les prĂ©sents arrivent et les futurs doivent arriver. »

Les arguments antifatalistes

Si de nombreux philosophes anciens acceptaient l'idĂ©e d'un ordre causal rationnel de la nature, l’affirmation stoĂŻcienne d'un destin Ă  la fois universel et nĂ©cessaire (« toutes choses arrivent selon le destin ») a soulevĂ© de nombreuses objections de la part de toutes les Ă©coles philosophiques de l'AntiquitĂ©, comme en tĂ©moignent les nombreux traitĂ©s PĂ©ri eirmarmĂ©nĂšs/De Fato qui se sont succĂ©dĂ© de CicĂ©ron Ă  Plotin, en passant par Alexandre d'Aphrodise.

L’argument paresseux

Les Ă©coles opposĂ©es au stoĂŻcisme cherchĂšrent Ă  rĂ©futer le fatum stoicum en l’opposant Ă  la thĂšse fondamentale de la morale antique, affirmĂ©e par toutes les Ă©coles philosophiques, y compris le Portique : « certaines choses dĂ©pendent de nous ». Comment « toutes choses pourraient-elles dĂ©pendre du destin » dĂšs lors que certaines d’entre elles sont en notre pouvoir ? L’universalitĂ© du fatum n’implique-t-elle pas l’impossibilitĂ© pour l’homme d’agir ? Ne conduit-elle pas dĂšs lors Ă  la paresse et Ă  l’immoralitĂ© ? À la paresse : tel est le sens du fameux argument paresseux (argos logos en grec ou ignaua ratio en latin), que CicĂ©ron rĂ©sume vigoureusement :

« Si ton destin est de guĂ©rir de cette maladie, tu guĂ©riras que tu aies appelĂ© ou non le mĂ©decin ; de mĂȘme, si ton destin est de n'en pas guĂ©rir, tu ne guĂ©riras pas que tu aies appelĂ© ou non le mĂ©decin ; or ton destin est l'un ou l'autre ; il ne convient donc pas d'appeler le mĂ©decin. »

— CicĂ©ron, TraitĂ© du destin, XII

La mĂȘme idĂ©e sera reprise par Leibniz, dans son Sophisme du Paresseux.

L’argument moral

Mais le fatalisme stoĂŻcien inclinerait Ă©galement Ă  l’immoralitĂ© en niant la responsabilitĂ© humaine. Si le destin est cause de mes actes, comment pourrais-je en ĂȘtre tenu pour responsable ? « Si tout arrive par le destin, (
) ni les Ă©loges ni les blĂąmes ni les honneurs ni les supplices ne sont justes » (ibid, XVII). Dans le systĂšme du stoĂŻcisme, l’assassin ne pourrait-il s’exclamer, Ă  l’instar de certains des hĂ©ros d’HomĂšre ou de la tragĂ©die grecque : « Le coupable, ce n’est pas moi, mais Zeus et le destin, qui m’ont dĂ©terminĂ© Ă  agir ainsi. » ? Tel est le sens de ce que Dom David Amand nommait, en 1945, « l’argumentation morale antifataliste », objection constamment opposĂ©e aux stoĂŻciens.

RĂ©ponses de Chrysippe Ă  ces arguments antifatalistes

Le plus important thĂ©oricien de l’école stoĂŻcienne, Chrysippe, s’efforça de rĂ©pondre Ă  ces arguments pour Ă©tablir la validitĂ© de son fatalisme. Ces arguments sont rĂ©sumĂ©s dans le TraitĂ© du destin de CicĂ©ron.

La distinction entre causes externes et causes internes

L’universalitĂ© du destin n’exclut pas l’action humaine : il l’intĂšgre au sein de ses causalitĂ©s. Entrelacement universel des causes, le fatum stoicum coordonne en effet deux types de causes, « auxiliaires et prochaines » (c.-Ă -d., procatarctiques) et « parfaites et principales » (i.e., synectiques), dans l'unitĂ© d'un systĂšme.

Les causes procatarctiques désignent l'ensemble des facteurs extrinsÚques, circonstances et événements qui affectent l'homme : elles représentent le donné fatal de l'existence, la part de nécessité à laquelle il doit se résigner. Mais si ces causes externes déterminent l'homme à réagir et à prendre position, elles ne déterminent pas la nature de sa réaction qui dépend de facteurs intrinsÚques : la spontanéité de son caractÚre agissant au titre de cause synectique, « parfaite et principale ».

Dans le TraitĂ© du destin de CicĂ©ron, Chrysippe illustre ce distinguo par un exemple empruntĂ© Ă  la physique : le « cĂŽne » et le « cylindre ». Ces solides ont beau subir le mĂȘme choc, ils dĂ©crivent des trajectoires diffĂ©rentes, l'un tournoyant et l'autre roulant dans la direction imprimĂ©e par l'impulsion. Le choc extĂ©rieur dĂ©termine le corps Ă  se mettre en mouvement mais elle ne dĂ©termine pas la nature de son mouvement, qui ne dĂ©pend que de la forme constitutive de son essence.

Le point essentiel de cette thĂ©orie est que le mouvement du corps trouve sa raison dĂ©terminante Ă  l'intĂ©rieur de lui-mĂȘme, et non dans l'impulsion qu'il reçoit. Or, le devenir existentiel est comparable au mouvement physique. Les individus diffĂ©rents rĂ©agissent diffĂ©remment aux mĂȘmes Ă©vĂ©nements, preuve qu'ils sont la cause principale ou synectique de leur devenir. Les reprĂ©sentations sensibles ne dĂ©terminent pas leur rĂ©action, qui ressortit aux seuls jugements, fous ou sages, qu'ils portent sur les Ă©vĂ©nements qui les affectent. C'est dire que l'individu Ă©chappe Ă  la nĂ©cessitĂ© en tant qu'il rĂ©agit Ă  l'impulsion du destin en fonction de sa nature propre. Le fatum stoicum est personnalisĂ© par l'individualitĂ© de chacun. Loin de faire violence aux hommes, il suppose leur spontanĂ©itĂ© : il ne dĂ©termine pas leur destin indĂ©pendamment de leur nature. Trouvant la cause principale de leurs actes Ă  l'intĂ©rieur d'eux-mĂȘmes, ils peuvent lĂ©gitimement en ĂȘtre tenus pour responsables : ils ne sauraient imputer au destin ce dont ils sont le principe.

La liberté au sein du fatum

Le stoĂŻcisme maintient ainsi la libertĂ© de l’homme en tant qu’ĂȘtre rationnel. Si je ne puis rien modifier aux Ă©vĂ©nements qui m’affectent, je suis cependant le maĂźtre de la maniĂšre dont je les accueille et dont j’y rĂ©agis. Le dieu m’a laissĂ© la jouissance de l’essentiel : le bon usage de ma raison. Le cylindre ne se dĂ©place pas comme le cĂŽne, et le fou ne rĂ©agit pas comme le sage : il ne tient qu’à moi et Ă  ma pratique de la philosophie de perfectionner ma raison pour porter des jugements sains sur le monde qui m’entoure. Mais si Chrysippe s’efforça de concilier le fatum stoicum avec l’action et la moralitĂ©, sa rĂ©ponse ne fut guĂšre entendue par les adversaires du stoĂŻcisme, qui, jusqu’à la fin de l’AntiquitĂ© ne cessĂšrent de ressasser les mĂȘmes objections Ă  l’encontre de cette Ă©cole.

Le fatalisme moderne

Le fatalisme des matérialistes français

Paul Henri Dietrich, baron d'Holbach

Le fatalisme connut un renouveau au siÚcle des LumiÚres, avec des philosophies matérialistes inspirées du déterminisme spinoziste dont La Mettrie, d'Holbach sont les plus éminents représentants.

Les contemporains (l’abbĂ© Pluquet, Le Guay de PrĂ©montval ou Lelarge de Lignac) ont nommĂ© « fatalisme moderne » ce courant de pensĂ©e pour le distinguer du « fatalisme ancien » des stoĂŻciens. Alors que, chez les stoĂŻciens, l'enchaĂźnement des causes Ă©tait la manifestation de l'intelligence prĂ©voyante de la divinitĂ©, dans ce nouveau fatalisme, la succession des Ă©vĂ©nements n'obĂ©it qu'Ă  une nĂ©cessitĂ© purement matĂ©rielle. D'Holbach, dans son SystĂšme de la nature, dĂ©crit le cours du monde comme rĂ©sultant de façon inĂ©vitable et prĂ©dictible du dĂ©tail infime des causes matĂ©rielles[16].

L'article "fatalité" que l'abbé Morellet écrit pour l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1780), de D'Alembert et Diderot, ne fait référence qu'à des relations causales naturelles, ce qui correspond à ce que l'on désignera au siÚcle suivant par le terme "déterminisme"[17].

Une diffĂ©rence fondamentale entre les deux courants tient Ă  la radicalitĂ© du nĂ©cessitarisme des modernes : pour La Mettrie, d’Holbach, je ne suis pas le maĂźtre de mes jugements et de mes volontĂ©s, qui sont dĂ©terminĂ©s par mon caractĂšre innĂ© et par les modifications subies lors de mon Ă©ducation.

Si le fatalisme exclut toute libertĂ©, comment fonder conceptuellement la responsabilitĂ© pĂ©nale et morale de l’homme ?

Objection contre le fatalisme moderne : le fondement de la responsabilité

HĂ©ritĂ© des controverses de l’AntiquitĂ©, l’argument moral antifataliste fut bien sĂ»r opposĂ© aux fatalistes modernes.

Cette doctrine juge que l’homme est dĂ©terminĂ© par toutes sortes de causes. Or, parmi ces causes figurent notamment les chĂątiments et les rĂ©compenses, qui « modifient » l’homme en le dĂ©terminant Ă  respecter les lois et l’ordre social.

Mais n'est-il pas criminel d’exĂ©cuter un pauvre hĂšre dĂ©terminĂ© au crime par son hĂ©rĂ©ditĂ© ou par sa mauvaise Ă©ducation ? La rĂ©ponse des fatalistes modernes est que le chĂątiment est la lĂ©gitime dĂ©fense de la sociĂ©tĂ©, moyen nĂ©cessaire du maintien de l’ordre public. Force est d’exĂ©cuter ceux que le chĂątiment n’a pas dĂ©tournĂ©s du crime. Le baron d’Holbach l'affirme dans le SystĂšme de la nature au chapitre intitulĂ© « Examen de l'opinion qui prĂ©tend que le systĂšme du fatalisme est dangereux » :

« Si la société a le droit de se conserver, elle a droit d'en prendre les moyens ; ces moyens sont les lois, qui présentent aux volontés des hommes les motifs les plus propres à les détourner des actions nuisibles. Ces motifs ne peuvent-ils rien sur eux ? la société, pour son propre bien, est forcée de leur Îter le pouvoir de lui nuire. »

Le fatalisme moderne justifie ainsi le chĂątiment par sa valeur dissuasive autant que dĂ©fensive. Il va mĂȘme jusqu'Ă  renverser l'objection pour l'opposer aux partisans du libre arbitre : si l'homme Ă©tait radicalement libre, il aurait la capacitĂ© de ne pas ĂȘtre modifiĂ© par la loi, les chĂątiments et les rĂ©compenses. La thĂšse du libre arbitre aurait pour consĂ©quence l'anĂ©antissement de toute loi : seul le fatalisme permet le maintien de l'ordre social.

Notes et références

  1. Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1997.
  2. A. L. Basham (prĂ©f. L.D. Barnett), History and doctrines of the ĀjÄ«vikas : a vanished Indian religion, Delhi, Motilal Banarsidass, coll. « Lala Sundar Lal Jain research », 2002, 316 p.
  3. Anguttara-nikĂąya, Pali Text Society, vol. I (1885), 33, 173-174, 286-287. Majjhima-nikĂąya, vol. I (1888), 166.
  4. Jean-Paul,. Sartre, L'ĂȘtre et le nĂ©ant essai d'ontologie phĂ©nomĂ©nologique, Gallimard, dl 1994, cop. 1943 (ISBN 2-07-029388-2 et 978-2-07-029388-9, OCLC 490505582), partie IV, chap. 1
  5. Jules Vuillemin, NĂ©cessitĂ© ou contingence : l'aporie de Diodore et les systĂšmes philosophiques, Éditions de Minuit, (ISBN 2-7073-0685-1 et 978-2-7073-0685-2, OCLC 12749762), partie II, chap. 3 (« Un systĂšme de fatalisme logique : Diodore Kronos »)
  6. Aristote, De l'interprétation, 9, 18a-19b, lire en ligne la traduction de J. Tricot.
  7. ÉpictĂšte, Entretiens, II, XIX, trad. É. BrĂ©hier dans Les StoĂŻciens, Gallimard « la PlĂ©iade », 1962, p.932.
  8. Voir, pour une prĂ©sentation de ceux-ci Jules Vuillemin, NĂ©cessitĂ© ou contingence. L'aporie de Diodore et les systĂšmes philosophiques. Paris, Les Éditions de Minuit, collection "Le sens commun", 1984 (nouvelle Ă©dition 2018) et (en) Gaskin Richard, The Sea-Battle and the Master Argument. Aristotle and Diodorus Cronus on the Metaphysics of the Future. Berlin, W. De Gruyter, 1995.
  9. Pour une reconstitution critique complùte voir Jules Vuillemin, , Éditions de Minuit, 1984 (ISBN 2-7073-0685-1 et 978-2-7073-0685-2), (OCLC 12749762), premiùre partie.
  10. A. A. Long et D. N. Sedley (trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin), Les philosophes hellénistiques. I, Pyrrhon ; L'épicurisme, Flammarion, (ISBN 2-08-070641-1, 978-2-08-070641-6 et 2-08-071147-4, OCLC 47061693), 20.c, p. 211-214
  11. A. A. Long et D. N. Sedley (trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin), Les philosophes hellénistiques. I, Pyrrhon ; L'épicurisme, Flammarion, (ISBN 2-08-070641-1, 978-2-08-070641-6 et 2-08-071147-4, OCLC 47061693), p. 221-228
  12. Cicéron, Du destin, X, 20-21, lire en ligne.
  13. A. A. Long et D.N. Sedley (trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin), Les philosophes hellénistiques. II, Les stoïciens, Flammarion, (ISBN 2-08-070642-X, 978-2-08-070642-3 et 2-08-071147-4, OCLC 47061699), chap. 55N, Alexandre d'Aphrodise :
    « De tout ce qui se passe, quelque chose d'autre suit, qui lui est lié par une dépendance causale nécessaire; et tout ce qui arrive a quelque chose qui le précÚde, et dont il dépend causalement. »
  14. DiogÚne Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres (Livre VII, 149).
  15. DiogÚne Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres [détail des éditions] (lire en ligne) (Livre VII, 149).
  16. Paul Thiry d’Holbach, Systùme de la nature, 1770 (lire en ligne), chap. IV, p. 52-51 :
    « Dans un tourbillon de poussiĂšre qu'Ă©lĂšve un vent impĂ©tueux ; quelque confus qu'il paraisse Ă  nos yeux, dans la plus affreuse tempĂȘte excitĂ©e par des vents opposĂ©s qui soulĂšvent les flots, il n'y a pas une seule molĂ©cule de poussiĂšre ou d'eau qui soit placĂ©e au hasard, qui n'ait sa cause suffisante pour occuper le lieu oĂč elle se trouve, et qui n'agisse rigoureusement de la maniĂšre dont elle doit agir. Un gĂ©omĂštre qui connaĂźtrait exactement les diffĂ©rentes forces qui agissent dans ces deux cas, et les propriĂ©tĂ©s des molĂ©cules qui sont mues, dĂ©montrerait que, d'aprĂšs les causes donnĂ©es, chaque molĂ©cule agit prĂ©cisĂ©ment comme elle doit agir, et ne peut agir autrement qu'elle ne fait. »
  17. Michel Paty, « La notion de dĂ©terminisme en physique et ses limites » (p.7) publiĂ© dans Laurence Viennot (dir.) et Claude Debru (dir.), EnquĂȘte sur le concept de causalitĂ©, PUF, 2003 (ISBN 2-13-053591-7, 978-2-13-053591-1 et 2-13-053591-7), (OCLC 417282107), p. 86.

Voir aussi

Articles connexes

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