Juan Manuel de Rosas
Juan Manuel de Rosas (Buenos Aires, 1793 â Southampton, 1877), surnommĂ© « le Restaurateur des lois », Ă©tait un homme politique et militaire argentin, qui exerça comme gouverneur de la province de Buenos Aires et fut de fait l'homme fort de la ConfĂ©dĂ©ration argentine de 1835 Ă 1852.
Juan Manuel de Rosas | ||
Juan Manuel de Rosas. | ||
Fonctions | ||
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Chef suprĂȘme de la Province de Buenos Aires | ||
â (16 ans, 10 mois et 27 jours) |
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Prédécesseur | Manuel Vicente Maza (chef du gouvernement intérimaire) | |
Successeur | Vicente LĂłpez y Planes (chef du gouvernement provisoire) | |
Chef du gouvernement de la Province de Buenos Aires | ||
â (2 ans, 11 mois et 27 jours) |
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Prédécesseur | Juan José Viamonte | |
Successeur | Juan José Viamonte | |
Biographie | ||
Nom de naissance | Juan Manuel José Domingo Ortiz de Rosas y López de Osornio | |
Date de naissance | ||
Lieu de naissance | Buenos Aires, vice-royautĂ© du RĂo de la Plata | |
Date de décÚs | ||
Lieu de décÚs | Southampton, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande | |
Parti politique | Parti fédéraliste | |
Conjoint | EncarnaciĂłn Ezcurra | |
Enfants | Manuela Rosas de Terrero Pedro Rosas y Belgrano Juan Bautista Rosas |
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Profession | Propriétaire terrien, militaire, homme politique | |
Religion | Catholicisme | |
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Liste des chefs d'Ătat argentins | ||
Issu dâune famille aisĂ©e, qui comprenait (du cĂŽtĂ© maternel) de grands propriĂ©taires terriens et (du cĂŽtĂ© paternel) des nobles et des administrateurs coloniaux espagnols, Rosas sâappliqua Ă sâaffranchir de sa famille et amassa, par le nĂ©goce et lâactivitĂ© agricole, une considĂ©rable fortune personnelle, faisant acquisition notamment de vastes Ă©tendues de terres dans sa province natale. Favorable Ă lâEmpire espagnol, il se tint Ă distance du processus dâindĂ©pendance, et ne sâengagea en politique quâau milieu de la trentaine, lorsquâil contribua en 1829, aprĂšs avoir â ainsi quâil Ă©tait de coutume chez les propriĂ©taires terriens â enrĂŽlĂ© ses travailleurs dans une milice privĂ©e, Ă chasser du pouvoir le gĂ©nĂ©ral unitaire Lavalle, dĂ©signĂ© gouverneur de Buenos Aires Ă lâissue dâun coup dâĂtat fin 1828 ; il se fit ensuite nommer lui-mĂȘme gouverneur de province en dĂ©cembre de la mĂȘme annĂ©e, au lendemain dâune entrĂ©e triomphale dans la ville de Buenos Aires, oĂč il fut saluĂ© tant comme chef militaire victorieux que comme chef de file des fĂ©dĂ©ralistes. Par cet ascendant nouvellement acquis, par ses faits dâarmes, par ses vastes possessions fonciĂšres, par sa prestance et par son armĂ©e privĂ©e composĂ©e de gauchos dâune loyautĂ© inconditionnelle, Rosas Ă©tait devenu le type mĂȘme du caudillo, câest-Ă -dire du seigneur de guerre provincial, et bientĂŽt le principal caudillo de toute lâArgentine. Il rĂ©ussit Ă se hisser au rang de brigadier gĂ©nĂ©ral, le plus haut grade dans lâarmĂ©e argentine, et devint le chef incontestĂ© du Parti fĂ©dĂ©raliste.
Le conflit de 1829 nâest quâun des Ă©pisodes de la longue guerre civile, dâintensitĂ© et dâampleur gĂ©ographique variables, qui traversera toute la carriĂšre politique de Rosas et qui opposa les unitaires (schĂ©matiquement : centralistes, progressistes, libre-Ă©changistes, tournĂ©s vers lâEurope, et incarnĂ©s par des nĂ©gociants et juristes de Buenos Aires) aux fĂ©dĂ©ralistes (protectionnistes, dĂ©centralisateurs, attachĂ©s aux valeurs de la sociĂ©tĂ© traditionnelle espagnole, et incarnĂ©s par les caudillos ruraux des provinces). Certes, Rosas adhĂ©ra au Parti fĂ©dĂ©raliste, mais la passion de lâordre social et la dĂ©fense des intĂ©rĂȘts politiques et Ă©conomiques de sa province (en particulier lâexclusivitĂ© des recettes douaniĂšres, alors enjeu de taille) primaient chez lui â de son propre aveu âsur les considĂ©rations idĂ©ologiques.
Sous son premier gouvernorat (1829-1832), Rosas instaura un rĂ©gime autoritaire, mais sans les caractĂ©ristiques totalitaires et brutales de son second mandat, et prit mĂȘme des mesures qualifiables de progressistes : fondation de nouveaux villages, rĂ©forme du Code de commerce et du Code de discipline militaire, mesures tendant Ă rĂ©glementer lâautoritĂ© des juges de paix des villes de lâintĂ©rieur, et traitĂ©s de paix avec les caciques autochtones. La violente flambĂ©e de la guerre civile oĂč la Ligue unitaire, constituĂ©e en 1830 par les provinces sous domination unitaire (lâensemble des provinces du nord et de lâest, avec ses figures emblĂ©matiques Lamadrid, Paz et Lavalle), affronta le Pacte fĂ©dĂ©ral, formĂ© en 1831 et rejoint par le reste des provinces argentines (Buenos Aires, Santa Fe, Entre RĂos et Corrientes), sous domination fĂ©dĂ©raliste, se solda par une victoire fĂ©dĂ©raliste. Le territoire argentin se retrouva partagĂ© en trois zones dâinfluence, chacune dominĂ©e par lâun des gĂ©nĂ©raux vainqueurs (Rosas Ă Buenos Aires, LĂłpez dans le Litoral, et Quiroga dans le reste du pays) â le rosisme ne rĂ©gnait donc pas sans partage sur lâArgentine, hors Buenos Aires. Aux termes du Pacte fĂ©dĂ©ral, lâautonomie provinciale Ă©tait reconnue et la ConfĂ©dĂ©ration argentine â avec des institutions restant Ă crĂ©er â instituĂ©e.
En 1832, Ă lâachĂšvement de son premier mandat, et renonçant pour lâheure Ă en briguer un second, Rosas, de concert avec les autoritĂ©s de quelques autres provinces argentines, fit mouvement avec ses troupes vers la frontiĂšre (câest-Ă -dire la ligne de dĂ©marcation entre zones europĂ©ennes et territoires encore tenus par les Indiens) pour y lancer la guerre contre les peuples autochtones, laquelle, alternant opĂ©rations guerriĂšres et pourparlers de paix, et non exempte dâatrocitĂ©s, permit de repousser ladite frontiĂšre vers le sud. En 1835, Ă la suite de tensions entre unitaires et fĂ©dĂ©ralistes et au sein mĂȘme du camp fĂ©dĂ©raliste Ă Buenos Aires, opportunĂ©ment exploitĂ©es par son Ă©pouse EncarnaciĂłn Ezcurra, et face aux graves troubles consĂ©cutifs Ă lâassassinat de Quiroga dans la province de CĂłrdoba, Rosas fut sollicitĂ© de retourner aux affaires et consentit Ă assumer une nouvelle fois le poste de gouverneur, moyennant cependant lâoctroi par la LĂ©gislature portĂšgne de la Suma del poder pĂșblico, soit les pleins pouvoirs. Rosas Ă©tablit alors, pendant ce deuxiĂšme mandat (1835-1852), une dictature absolue, marquĂ©e par une presse muselĂ©e et dithyrambique, par le culte de la personnalitĂ©, et par lâomniprĂ©sence des symboles fĂ©dĂ©ralistes ; tandis quâĂ©tait mise sur pied la redoutable Mazorca, troupe de choc rĂ©pressive, qui assassina des milliers dâopposants rĂ©els ou prĂ©sumĂ©s, les Ă©lections nâĂ©taient dĂ©sormais plus que des simulacres, et les pouvoirs lĂ©gislatifs et judiciaires devinrent de dociles instruments de la volontĂ© du caudillo, qui contrĂŽlait Ă©troitement tous les secteurs de la sociĂ©tĂ© et donnait Ă son rĂ©gime un caractĂšre totalitaire. Ses sympathisants se recrutaient dâune part dans la classe latifondiaire, et dâautre part dans les couches populaires, oĂč il Ă©tait une figure trĂšs aimĂ©e, quand mĂȘme il Ă©tait peu enclin Ă modifier les rapports sociaux autoritaires et inĂ©galitaires propres Ă la sociĂ©tĂ© coloniale traditionnelle et nâentreprit rien ou presque, en dĂ©pit de son attitude paternaliste, pour amĂ©liorer les conditions de vie des petites gens. Il veilla Ă la stricte maĂźtrise des dĂ©penses publiques, et grĂące Ă la stabilitĂ© monĂ©taire quâil sut maintenir, la monnaie de Buenos Aires devint la devise dâusage gĂ©nĂ©ral dans toute lâArgentine. LâĂ©conomie Ă lâĂ©poque rosienne sâappuyait sur lâexpansion de lâĂ©levage (surtout dans les provinces du Litoral) et sur lâexportation de produits agricoles â prĂ©mices du futur modĂšle agro-exportateur argentin. Buenos Aires cependant eut soin de garder la haute main sur la navigation des eaux intĂ©rieures et le commerce extĂ©rieur, et continuait de concentrer dans la capitale toute lâactivitĂ© portuaire, en particulier les recettes douaniĂšres affĂ©rentes.
Ă la fin de la dĂ©cennie 1830 et au dĂ©but des annĂ©es 1840, Rosas eut Ă affronter mainte menace contre son pouvoir. Il mena une guerre contre la ConfĂ©dĂ©ration pĂ©ruvio-bolivienne, subit un blocus naval de la part de la France, dut faire face Ă une rĂ©volte dans sa propre province, et eut Ă batailler contre une rĂ©bellion unitaire de grande ampleur, qui perdura pendant des annĂ©es et se propagea vers plusieurs provinces argentines, avec des prolongements dans les Ătats voisins. Rosas cependant sut une nouvelle fois se maintenir, Ă©tendant et consolidant mĂȘme son influence dans les provinces, et exerçant une autoritĂ© effective sur elles par des moyens directs et indirects ; en 1848, et contrairement Ă la situation pendant son premier gouvernorat, il avait Ă©tendu son pouvoir trĂšs au-delĂ de la seule province de Buenos Aires et sâĂ©tait de fait rendu maĂźtre de lâArgentine tout entiĂšre. Il rĂȘva aussi dâintĂ©grer les Ătats limitrophes, le Paraguay et lâUruguay, dans la ConfĂ©dĂ©ration argentine. En imposant un blocus contre Buenos Aires pendant les derniĂšres annĂ©es de la dĂ©cennie 1840, la France et la Grande-Bretagne tentĂšrent conjointement de dĂ©jouer lâexpansionnisme de lâArgentine rosiste (mais il sâagissait surtout pour ces deux pays de forcer la libre navigation sur les grands fleuves et de trouver des dĂ©bouchĂ©s pour leurs produits), toutefois ne furent pas en mesure de mettre un coup dâarrĂȘt Ă la politique de Rosas, dont le prestige sâĂ©tait fortement renforcĂ© par son long cortĂšge de succĂšs.
Sur le plan institutionnel, la ConfĂ©dĂ©ration argentine, Ătat virtuel et dĂ©sincarnĂ©, Ă©choua Ă se doter dâinstitutions, en particulier dâune constitution nationale, en partie par les manĆuvres de Rosas lui-mĂȘme, qui sâaccommodait fort bien de ce vide institutionnel. Certes, les provinces avaient â ultime formalisme â dĂ©signĂ© Rosas pour Chef suprĂȘme de la ConfĂ©dĂ©ration argentine, mais en lâabsence dâinstitutions politiques centrales, le Pacte fĂ©dĂ©ral de 1831 restait lâunique source de lĂ©galitĂ© des relations interprovinciales. Rosas, en lâabsence de constitution, exerça de facto le pouvoir national, en sâappuyant, dâune part, sur son emprise personnelle dans les provinces par le biais de gouverneurs alliĂ©s, et dâautre part sur les moyens de pression militaires et Ă©conomiques de Buenos Aires par suite de la dĂ©lĂ©gation de certaines compĂ©tences des provinces vers Buenos Aires (la politique Ă©trangĂšre et le commerce extĂ©rieur, qui permit Ă Rosas de fixer les taxes Ă lâimportation par la voie de sa Loi douaniĂšre) et par suite de ses propres actions militaires. Si Rosas donc apparaissait comme lâhomme fort, apportant unitĂ© et stabilitĂ© au pays, il reste que, basĂ©e sur le personnalisme, cette stabilitĂ© nâĂ©tait pas appelĂ©e Ă se prolonger indĂ©finiment. Lorsque le BrĂ©sil se mit Ă venir en aide au gouvernement uruguayen du colorado Rivera, retranchĂ© dans Montevideo quâassiĂ©geaient, avec lâaide de troupes rosistes, les partisans du blanco Oribe, alliĂ© de Rosas, celui-ci dĂ©clara la guerre en , dĂ©clenchant ainsi la guerre de la Plata. La trahison dâUrquiza, naguĂšre encore fidĂšle alliĂ© de Rosas, suivie de multiples dĂ©fections dans lâarmĂ©e rosiste, permit de lever suffisamment de combattants (la Grande ArmĂ©e) pour vaincre assez facilement, Ă la bataille de Caseros en 1852, les troupes dâun Rosas dĂ©moralisĂ©, qui trouva refuge chez le consul de Grande-Bretagne et fut ensuite exfiltrĂ© vers lâEurope. Ses derniĂšres annĂ©es se passeront en exil dans les environs de Southampton, oĂč il vĂ©cut modestement comme mĂ©tayer jusquâĂ sa mort en 1877.
Rosas est durablement perçu par le public argentin comme un tyran brutal ; pourtant, Ă partir des annĂ©es 1930, un courant politique et intellectuel argentin â autoritariste, nationaliste et se sentant des affinitĂ©s avec le fascisme italien et espagnol â, en particulier le pendant historiographique de ce mouvement appelĂ© rĂ©visionnisme historique, sâĂ©vertua Ă rĂ©habiliter la figure de Rosas comme dĂ©fenseur de lâindĂ©pendance et de lâhonneur argentins. En 1989, les restes de Rosas furent rapatriĂ©s par le gouvernement alors en place, dans une tentative de renforcer lâunitĂ© nationale et en guise de mesure dâindulgence vis-Ă -vis de la dictature militaire des annĂ©es 1970. Rosas demeure nĂ©anmoins une figure controversĂ©e dans lâArgentine du XXIe siĂšcle.
Origines familiales et premiÚres années
Jeunes années
Juan Manuel JosĂ© Domingo Ortiz de Rozas y LĂłpez de Osornio[1] naquit le Ă Buenos Aires, alors capitale de la vice-royautĂ© du RĂo de la Plata[2]. Sa naissance eut lieu sur la parcelle de terrain situĂ©e sur la rue nommĂ©e alors rue Santa LucĂa, actuelle rue Sarmiento, entre les rues Florida et San MartĂn, parcelle dont sa mĂšre, Agustina LĂłpez de Osornio[3], Ă©tait propriĂ©taire, et qui avait Ă©tĂ© habitĂ©e par son grand-pĂšre maternel Clemente LĂłpez de Osornio.
Il Ă©tait le fils du militaire LeĂłn Ortiz de Rozas (Buenos Aires, 1760-1839), â dont le pĂšre Ă©tait Domingo Ortiz de Rozas y Rodillo (SĂ©ville, 1721 - Buenos Aires, 1785) et le grand-pĂšre paternel BartolomĂ© Ortiz de Rozas y GarcĂa de Villasuso (nĂ© Ă Rozas, dans la vallĂ©e de Soba, Espagne, en 1689), et qui Ă©tait de ce fait un petit-neveu de Domingo Ortiz de Rozas, comte de peuplements (conde de poblaciones, titre qui lui fut octroyĂ© par Ferdinand VI en 1754), gouverneur de Buenos Aires de 1742 Ă 1745, et capitaine gĂ©nĂ©ral du Chili de 1746 Ă 1755 â, par qui il appartenait au lignage des Ortiz de Rozas, qui avaient leurs origines dans le village de Rozas del valle de Soba, dans La Montaña de Vieille-Castille (lâactuelle Cantabrie), possession de la Couronne dâEspagne[4]. Sans doute le caractĂšre du jeune Juan Manuel de Rosas fut-il fortement influencĂ© par sa mĂšre Agustina, femme volontaire et dominatrice, qui avait dĂ» hĂ©riter ces mĂȘmes traits de caractĂšre de son pĂšre Clemente LĂłpez de Osornio, propriĂ©taire terrien qui pĂ©rit en dĂ©fendant son domaine contre une attaque indienne en 1783[3].
Il fut inscrit Ă lâĂąge de huit ans au collĂšge privĂ© que dirigeait Francisco Javier Argerich (1765-1824), bien quâil eĂ»t toujours depuis son jeune Ăąge manifestĂ© une vocation pour les activitĂ©s rurales. Il interrompit ses Ă©tudes pour participer en 1806, alors quâil nâavait que treize ans, Ă la reconquĂȘte de Buenos Aires, puis sâenrĂŽla dans la compagnie de jeunes garçons du RĂ©giment de Migueletes, au sein de laquelle il se battit pour la dĂ©fense de Buenos Aires en 1807 â ces deux Ă©vĂ©nements sâinscrivant dans le cadre des invasions britanniques du RĂo de la Plata â et oĂč il fut distinguĂ© en raison de sa vaillance[5] - [6].
Sa formation intellectuelle, quoique sâaccordant avec sa condition de fils de riche propriĂ©taire foncier, apparaĂźt insignifiante. Selon lâhistorien britannique John Lynch, la formation de Rosas « fut complĂ©tĂ©e par ses propres efforts dans les annĂ©es suivantes. Rosas nâĂ©tait pas entiĂšrement dĂ©pourvu de lectures, mais lâĂ©poque, le lieu, et ses propres partis pris limitĂšrent son choix dâauteurs. Il semble avoir eu des affinitĂ©s et de la sympathie, bien que superficielle, pour des penseurs politiques mineurs de lâabsolutisme français. »[2]
ActivitĂ©s dâestanciero
Rosas se retira ensuite dans le domaine rural de sa mĂšre, une vaste estancia (exploitation agricole) dans la pampa de Buenos Aires. Lorsquâeurent lieu les Ă©vĂ©nements qui allaient dĂ©boucher sur la rĂ©volution de Mai de 1810, Rosas avait 17 ans et se tint en marge de ceux-ci, ainsi que des Ă©vĂ©nements politiques ultĂ©rieurs et de la guerre dâindĂ©pendance.
En 1813, en dĂ©pit de lâopposition maternelle, que Rosas sut vaincre en faisant accroire Ă sa mĂšre que la jeune femme Ă©tait enceinte de lui, il Ă©pousa EncarnaciĂłn Ezcurra, de qui il eut trois enfants : Juan Bautista, nĂ© le ; MarĂa, nĂ©e le , mais dĂ©cĂ©dĂ©e le lendemain ; et Manuela, connue sous le petit nom de Manuelita, venue au monde le , qui deviendra par la suite sa compagne insĂ©parable.
Peu aprĂšs, Ă la suite dâun diffĂ©rend quâil eut avec sa mĂšre, il restitua Ă ses parents les terres quâil exploitait, afin de fonder ses propres entreprises dâĂ©levage et son propre nĂ©goce. De surcroĂźt, il troqua son patronyme Ortiz de Rozas pour celui de Rosas, mettant fin ainsi, symboliquement, Ă sa subordination vis-Ă -vis de sa famille. Il se fit le gĂ©rant des terres de ses cousins NicolĂĄs et TomĂĄs Manuel de Anchorena ; ce dernier du reste allait occuper des postes importants au sein de son futur gouvernement, Rosas en effet lui vouant un respect et une admiration particuliers. Sâassociant Ă Luis Dorrego, frĂšre du colonel Manuel Dorrego, et Ă Juan Nepomuceno Terrero, il fonda une salaisonnerie ; câĂ©tait lĂ en effet lâaffaire commerciale du moment : la viande salĂ©e et les cuirs Ă©taient alors quasiment le seul produit dâexportation de la jeune nation. Rosas accumula une grande fortune comme Ă©leveur et comme exportateur de viande bovine, se tenant pour le reste Ă distance des Ă©vĂ©nements alors en cours qui conduiront la vice-royautĂ© du RĂo de la Plata Ă sâĂ©manciper de lâEmpire espagnol lors du congrĂšs de TucumĂĄn en 1816.
Câest dans ces annĂ©es-lĂ aussi quâil lia connaissance avec le docteur Manuel Vicente Maza, qui deviendra son protecteur lĂ©gal, en particulier dans une procĂ©dure judiciaire que ses propres parents avaient engagĂ©e contre lui. Plus tard, il sera Ă Rosas dâun excellent conseil politique.
En 1818, sous la pression des fournisseurs de viande de la capitale, le directeur suprĂȘme du RĂo de la Plata Juan MartĂn de PueyrredĂłn prit une sĂ©rie de mesures Ă lâencontre des salaisonniers. AussitĂŽt, Rosas changea de cap et se voua dorĂ©navant Ă la production agricole en association avec Dorrego et les Anchorena, qui le chargĂšrent en outre de la gĂ©rance de leur estancia Camarones, au sud du fleuve Salado.
LâannĂ©e suivante, Rosas acquit lâestancia Los Cerrillos, Ă San Miguel del Monte, oĂč il entreprit de mettre sur pied une compagnie de cavalerie, qui sâagrandrit bientĂŽt jusquâĂ la taille dâun rĂ©giment, appelĂ©e les Colorados del Monte (littĂ©r. les Rouges du bocage), afin de combattre les AmĂ©rindiens et les brigands de la zone pampĂ©enne. Il en fut dĂ©signĂ© le commandant, et montera plus tard au grade de lieutenant-colonel.
Dans ces annĂ©es-lĂ , il rĂ©digea ses cĂ©lĂšbres Instrucciones a los mayordomos de estancias (littĂ©r. Instructions aux rĂ©gisseurs de domaine), opuscule dans lequel il dĂ©taillait avec prĂ©cision les responsabilitĂ©s respectives de chacun des administrateurs, maĂźtres valets et journaliers, et oĂč Rosas prouvait sa capacitĂ© Ă gĂ©rer plusieurs exploitations simultanĂ©ment par la mise en Ćuvre de mĂ©thodes efficaces, prĂ©figuration de sa future capacitĂ© Ă administrer lâĂtat provincial.
DĂ©buts dans la politique
La rĂ©volution de Mai de 1810 marqua le point de dĂ©part dâun processus qui allait conduire Ă la dĂ©sintĂ©gration de la vice-royautĂ© du RĂo de la Plata, Ă lâindĂ©pendance du territoire vis-Ă -vis de lâEmpire espagnol, et finalement Ă la formation de lâArgentine. Rosas, comme beaucoup de propriĂ©taires terriens de la campagne, Ă©prouvait quelque mĂ©fiance envers un mouvement menĂ© au premier chef par des marchands et des bureaucrates de la ville de Buenos Aires. En particulier, Rosas avait Ă©tĂ© outrĂ© par lâexĂ©cution du vice-roi Jacques de Liniers, demeurĂ© fidĂšle Ă la couronne dâEspagne, et tombĂ© entre les mains des rĂ©volutionnaires. Rosas avait la nostalgie de lâĂ©poque coloniale, quâil voyait comme une pĂ©riode stable, ordonnĂ©e et prospĂšre[7] - [8]. NĂ©anmoins, lorsque le congrĂšs de TucumĂĄn coupa tous les liens restants avec lâEspagne en , Rosas et ses pairs acceptĂšrent lâindĂ©pendance comme un fait accompli[7].
JusquâĂ 1820, Juan Manuel de Rosas sâĂ©tait consacrĂ© Ă ses activitĂ©s privĂ©es. Ă partir de cette annĂ©e-lĂ , et jusquâĂ sa chute aprĂšs la bataille de Caseros en 1852, il allait vouer sa vie Ă lâactivitĂ© politique, dirigeant, que ce soit au sein du gouvernement ou en dehors de celui-ci, la province de Buenos Aires, laquelle avait sous sa tutelle non seulement lâun des territoires productifs les plus riches de la naissante Argentine, mais aussi la ville la plus importante du pays, Buenos Aires, ainsi que son port, par oĂč passait le commerce extĂ©rieur des autres provinces et qui, au travers de sa douane (qui restera jusquâen 1865 aux mains de la seule province de Buenos Aires), prĂ©levait les taxes dâimportation. Ces ressources constitueront lâenjeu principal dâune bonne part des contentieux institutionnels et des guerres civiles argentines du XIXe siĂšcle.
En sâacheva la pĂ©riode du Directoire, par suite de la dĂ©mission de JosĂ© Rondeau, au lendemain de la bataille de Cepeda, qui inaugura la pĂ©riode dite Anarchie de l'an XX. Câest Ă cette Ă©poque que Rosas commença Ă sâengager dans la politique, notamment en sâenrĂŽlant, lui et ses gauchos, tous vĂȘtus de rouge et surnommĂ©s Colorados del Monte (« les Rouges du bocage »), dans lâarmĂ©e de Buenos Aires au titre de 5e rĂ©giment de Milice[9] - [10] - [11] - [12], pour aider Ă repousser lâinvasion du caudillo de Santa Fe Estanislao LĂłpez. Il participa ainsi Ă la victoire du gouverneur Manuel Dorrego dans le combat de PavĂłn, cependant, en accord avec son ami MartĂn RodrĂguez, il refusa de sâassocier Ă Dorrego quand celui-ci se proposa de prolonger sa victoire par une invasion de la province de Santa Fe, invasion lors de laquelle Dorrego subira une cuisante dĂ©faite Ă la bataille de Gamonal en .
GrĂące Ă lâappui de Rosas et dâautres propriĂ©taires de domaine, le gĂ©nĂ©ral MartĂn RodrĂguez fut Ă©lu le gouverneur de la province de Buenos Aires. Le Ă©clata une rĂ©volution, menĂ©e par le colonel Manuel Pagola, qui se rendit maĂźtre du centre-ville de Buenos Aires. Rosas, sâĂ©tant mis Ă la disposition de RodrĂguez, ordonna lâattaque le cinquiĂšme jour, et infligea une dĂ©faite totale aux rebelles. Les chroniqueurs de ces journĂ©es noteront la discipline qui rĂ©gnait chez les gauchos de Rosas[13], qui fut Ă©levĂ© au grade de colonel. Sous le gouvernorat de MartĂn RodrĂguez, le secteur des patrons de domaine commença ainsi Ă jouer un rĂŽle public.
Dâautre part, Rosas prit part aux nĂ©gociations qui aboutirent au traitĂ© de Benegas, lequel mit fin au conflit entre les provinces de Santa Fe et de Buenos Aires. Il eut la responsabilitĂ© de veiller Ă lâexĂ©cution dâune des clauses secrĂštes dudit traitĂ©, Ă savoir remettre au gouverneur Estanislao LĂłpez 30 000 tĂȘtes de bĂ©tail, Ă titre de rĂ©paration pour les dommages causĂ©s par les troupes de Buenos Aires sur son territoire â clause gardĂ©e secrĂšte, pour ne pas « entacher lâhonneur » de Buenos Aires. Le traitĂ© fut lâamorce de lâalliance permanente qui unira les deux provinces jusquâen 1852.
Les premiĂšres annĂ©es suivant la dissolution des pouvoirs nationaux en 1820 correspondent Ă une pĂ©riode de paix et de prospĂ©ritĂ© Ă Buenos Aires. Cette pĂ©riode, dite expĂ©rience heureuse (« feliz experiencia »), sâexplique principalement par le fait que Buenos Aires jouit, pour son bĂ©nĂ©fice exclusif, de la rente tirĂ©e des recettes douaniĂšres, source inĂ©puisable de richesse que la province se garda bien de partager avec ses provinces sĆurs et quâelle veilla Ă empĂȘcher de servir Ă financer des armĂ©es autres que celle de Buenos Aires.
Ă la fin du conflit, Rosas, entourĂ© du prestige acquis par ses Ă©tats de service militaires, retourna Ă ses terres. En plus dâune promotion au grade de colonel de cavalerie, il fut recompensĂ© par lâoctroi de nouveaux biens-fonds par le gouvernement de Buenos Aires[9][14]. Entre 1821 et 1824, Rosas fit lâacquisition de plusieurs terres supplĂ©mentaires, notamment lâestancia qui avait appartenu au vice-roi JoaquĂn del Pino y Rozas (connue sous le nom de Estancia del Pino, dans le partido de La Matanza, aujourdâhui dans la lointaine banlieue sud-ouest de Buenos Aires), quâil rebaptisa San MartĂn en lâhonneur du general JosĂ© de San MartĂn. En outre, il mit Ă profit la loi sur les emphytĂ©oses promulguĂ©e en 1826 par le ministre Bernardino Rivadavia pour Ă©tendre ses terres davantage encore. En effet, au lieu dâaider les petits propriĂ©taires terriens, cette loi eut lâeffet contraire, faisant de prĂšs de la moitiĂ© de la superficie de la province la propriĂ©tĂ© de quelques grands latifondiaires.
Toutes ces acquisitions fonciĂšres, sâajoutant Ă ses affaires florissantes, agrandirent spectaculairement sa fortune personnelle. En 1830, il Ă©tait le 10e plus grand propriĂ©taire terrien de la province de Buenos Aires, possĂ©dant 300 000 tĂȘtes de bĂ©tail et 170 000 hectares de terres[15] - [16]. Par cet ascendant nouvellement acquis, par ses faits dâarmes, par ses vastes possessions fonciĂšres et par son armĂ©e privĂ©e composĂ©e de gauchos loyaux, Rosas Ă©tait devenu le type mĂȘme du caudillo, câest-Ă -dire du seigneur de guerre provincial[17].
Les troubles consĂ©cutifs Ă lâAnarchie de l'an XX avaient laissĂ©e dĂ©garnie la frontiĂšre sud de la province, entraĂźnant une recrudescence des malones, câest-Ă -dire des razzias commises par les Indiens autochtones. MartĂn RodrĂguez organisa alors trois campagnes militaires dans le dĂ©sert, en usant vis-Ă -vis des Indiens pampas dâun curieux mĂ©lange de pourparlers de paix et dâopĂ©rations de guerre. En 1823, il fonda le fort IndĂ©pendance, devenu depuis lors lâactuelle ville de Tandil. Dans la quasi-totalitĂ© de ces opĂ©rations militaires, il fut accompagnĂ© par Rosas, qui participa Ă©galement Ă une expĂ©dition lors de laquelle lâarpenteur Felipe Senillosa sâattachait Ă dĂ©limiter les territoires respectifs des peuples autochtones du sud de la province et Ă en Ă©tablir les plans cadastraux. Nominalement, câĂ©tait le colonel Juan Lavalle qui se trouvait Ă la tĂȘte de cette campagne.
Dans les annĂ©es 1820, la province de Buenos Aires prĂ©fĂ©ra se dĂ©rober Ă la guerre dâindĂ©pendance et pratiqua une politique dâouverture commerciale avec lâEurope, en particulier avec la Grande-Bretagne, en dĂ©veloppant au maximum son potentiel dâexportation de produits dâĂ©levage[18].
En 1824 se rĂ©unit un nouveau congrĂšs gĂ©nĂ©ral, avec lâobjectif de doter dâune constitution les Provinces-Unies du RĂo de la Plata ; lâĂ©clatement de la guerre de Cisplatine avec le BrĂ©sil (avec pour enjeu la souverainetĂ© sur la province Orientale) incita les congressistes Ă mettre en place un gouvernement national, Ă la tĂȘte duquel fut alors Ă©lu Bernardino Rivadavia, au titre de prĂ©sident des Provinces-Unies. Le dĂ©roulement de la guerre fut favorable aux Rioplatenses, cependant la situation militaire devint bientĂŽt insoutenable[18]. Pendant la guerre, Rivadavia nomma Rosas commandant des armĂ©es de campagne, avec mission de maintenir pacifiĂ©e la frontiĂšre avec lâethnie pampa de la rĂ©gion pampĂ©enne, mission quâil allait accomplir une nouvelle fois plus tard, sous le gouvernorat du colonel Dorrego.
En 1826 fut finalement sanctionnĂ©e une constitution nationale, aux termes de laquelle la dĂ©nomination de RĂ©publique argentine fut retenue pour lâĂtat national. Toutefois, le caractĂšre unitaire et centralisĂ© du systĂšme de gouvernement que prĂ©voyait cette constitution porta la majoritĂ© des provinces Ă la rejeter. Le gouvernement national signa un traitĂ© de paix avec le BrĂ©sil, que fut jugĂ© dĂ©shonorant par lâopinion publique de Buenos Aires ; le traitĂ© fut alors rĂ©pudiĂ© par le gouvernement argentin, et Rivadavia dĂ©missionna de la prĂ©sidence. Le gouvernement et le congrĂšs nationaux furent dissous peu aprĂšs[18].
Le colonel Manuel Dorrego, membre du Parti fĂ©dĂ©raliste, fut Ă©lu gouverneur de Buenos Aires. Il dĂ©signa, entre autres fonctionnaires fĂ©dĂ©ralistes nommĂ©s par lui, Juan Manuel de Rosas au poste de commandant gĂ©nĂ©ral de campagne. Dorrego sâattribua les relations extĂ©rieures de lâĂtat argentin et la compĂ©tence en matiĂšre de poursuite de la guerre contre le BrĂ©sil ; mais la situation financiĂšre, la pression britannique et la supĂ©rioritĂ© militaire du BrĂ©sil le contraindront finalement Ă conclure un traitĂ© de paix, aux termes duquel, dâune part, lâindĂ©pendance Ă©tait accordĂ©e Ă la province Orientale, qui prit nom dâĂtat oriental de lâUruguay, et dâautre part, fut concĂ©dĂ©e, par lâArgentine et le BrĂ©sil seulement, et pour une pĂ©riode restreinte de quinze ans, la libre navigation sur le RĂo de la Plata et ses affluents. Les troupes ayant fait la campagne du BrĂ©sil furent rappelĂ©es en Argentine[18].
Aux yeux des officiers qui avaient fait cette campagne, le traitĂ© signĂ© par Dorrego Ă©tait dĂ©shonorant, compte tenu que la situation militaire apparaissait favorable Ă lâArgentine, en particulier aprĂšs la bataille d'ItuzaingĂł ; ils accusĂšrent le gouverneur dâavoir bradĂ© la province Orientale en dĂ©pit des nombreuses victoires obtenues par lâarmĂ©e nationale argentine sur le champ de bataille, et convinrent avec les dirigeants unitaires de renverser Dorrego[18].
La révolution de décembre (1828)
En 1827, dans le contexte prĂ©cĂ©dant de peu le dĂ©but de la guerre civile, qui en effet Ă©clatera en 1828, Rosas Ă©tait un chef militaire, reprĂ©sentant des propriĂ©taires ruraux, socialement conservateur et adhĂ©rant aux traditions coloniales de la rĂ©gion. AlignĂ© sur le courant fĂ©dĂ©raliste et protectionniste, il Ă©tait opposĂ© Ă lâinfluence Ă©trangĂšre et aux mesures libre-Ă©changistes telles que prĂ©conisĂ©es par le Parti unitaire.
LâunitĂ© nationale ne cessait de sâeffriter sous lâeffet dâune succession continuelle de guerres civiles, de rĂ©bellions et de coups dâĂtat. Lâantagonisme entre unitaires et fĂ©dĂ©ralistes Ă©tait la cause dâune instabilitĂ© permanente, oĂč les caudillos bataillaient pour le pouvoir et dĂ©vastaient les campagnes. Vers 1826, Rosas, qui sâĂ©tait Ă©difiĂ© un socle de pouvoir basĂ© sur ses liens de famille et ses rĂ©seaux dâamis et de clients, rejoignit le parti fĂ©dĂ©raliste[19] - [20]. Il se montra un vigoureux dĂ©fenseur de sa province natale de Buenos Aires, sans se soucier outre mesure de questions dâidĂ©ologie politique[19] - [21]. En 1820, Rosas combattit aux cĂŽtĂ©s des unitaires, car il percevait lâinvasion du fĂ©dĂ©raliste LĂłpez comme une menace pour Buenos Aires. Quand les unitaires tentĂšrent dâamadouer les fĂ©dĂ©ralistes en proposant dâaccorder aux autres provinces leur part des recettes douaniĂšres qui affluaient vers la seule Buenos Aires, Rosas y vit une menace contre les intĂ©rĂȘts de sa province. Rosas avait Ă©tĂ© la force motrice derriĂšre la prise de pouvoir des fĂ©dĂ©ralistes Ă Buenos Aires et derriĂšre lâĂ©lection de Manuel Dorrego comme gouverneur provincial en 1827. Rosas en fut rĂ©compensĂ© le par le poste de commandant gĂ©nĂ©ral des milices rurales de la province de Buenos Aires, ce qui eut pour effet dâaccroĂźtre encore son influence et son pouvoir[19].
La guerre de Cisplatine terminĂ©e, le gouverneur de la province de Buenos Aires, Manuel Dorrego signa un traitĂ© qui fut regardĂ© par les membres de lâarmĂ©e en opĂ©ration comme une trahison. En rĂ©action Ă cette signature, dans la matinĂ©e du , le gĂ©nĂ©ral unitaire Juan Lavalle sâempara du fort de Buenos Aires, puis rĂ©unit, en guise de reprĂ©sentation du peuple, des membres du Parti unitaire dans lâĂ©glise Saint-François et se fit Ă©lire gouverneur ; dans la foulĂ©e, et suivant la mĂȘme logique, il dĂ©cida la dissolution du ComitĂ© de gouvernement dit Junta de Representantes de Buenos Aires.
Juan Manuel de Rosas se chargea dâorganiser une campagne militaire contre les insurgĂ©s et rĂ©unit une petite armĂ©e de miliciens et de combattants fĂ©dĂ©ralistes, tandis que Dorrego, manquant de troupes, se retirait vers lâintĂ©rieur de la province pour se mettre sous la protection de Rosas, quâil retrouva Ă Cañuelas. Lavalle fit alors mouvement vers la campagne avec ses troupes pour affronter les forces fĂ©dĂ©ralistes de Rosas et de Dorrego, quâil attaqua par surprise et quâil vainquit Ă la bataille de Navarro, le [22]. Eu Ă©gard Ă la disparitĂ© entre, dâune part, les forces insurgĂ©es, aguerries et expĂ©rimentĂ©es, sous le commandement de Lavalle, et dâautre part, les milices dont disposait le gouverneur Dorrego, Rosas conseilla Ă celui-ci de se replier sur Santa Fe, pour conjuguer ses forces Ă celles dâEstanislao LĂłpez, mais le gouverneur refusa. Alors que Rosas se rendait Ă Santa Fe dans cette intention, Dorrego dĂ©cida de se rĂ©fugier Ă Salto, dans le rĂ©giment du colonel Ăngel Pacheco. Cependant, trahi par deux officiers de celui-ci â Bernardino Escribano et Mariano Acha â Dorrego fut fait prisonnier et expĂ©diĂ© Ă Lavalle. Comme Rosas lui reprochait son manque de prĂ©voyance face Ă la rĂ©volution unitaire, Dorrego rĂ©pliqua :
« Monsieur Juan Manuel : que vous veuillez me donner des leçons de politique est aussi aberrant que si moi je me proposais de vous enseigner comment on gouverne une estancia. »
â Manuel Dorrego
Dorrego vaincu et fait prisonnier, Lavalle, sous lâempire du dĂ©sir de vengeance des unitaires, ordonna son exĂ©cution, en prenant sur lui tout la responsabilitĂ©. Dans sa derniĂšre lettre, adressĂ©e Ă Estanislao LĂłpez, Dorrego demandait que sa mort ne fĂ»t pas la cause dâeffusion de sang. Nonobstant cette requĂȘte, son exĂ©cution donna lieu Ă une longue guerre civile, la premiĂšre oĂč Ă©taient impliquĂ©es simultanĂ©ment la quasi-totalitĂ© des provinces argentines.
DĂ©but , le gĂ©nĂ©ral unitaire JosĂ© MarĂa Paz, alliĂ© de Lavalle, entreprit dâenvahir la province de CĂłrdoba, oĂč il renversa le gouverneur Juan Bautista Bustos. De la sorte, la guerre civile entre unitaires et fĂ©dĂ©ralistes se gĂ©nĂ©ralisa au pays tout entier. Lavalle envoya des troupes dans toutes les directions, mais plusieurs petits caudillos alliĂ©s de Rosas organisĂšrent la resistance. Les chefs unitaires se rendirent coupables de toutes sortes de crimes pour Ă©craser cette rĂ©sistance, fait peu mis en lumiĂšre dans lâhistoriographie des guerres civiles argentines[23].
Le gouverneur Lavalle dĂ©pĂȘcha le colonel Federico Rauch vers le sud, et lâune de ses colonnes, commandĂ©e par le colonel Isidoro SuĂĄrez, vainquit et captura le major Manuel Mesa, qui fut envoyĂ© Ă Buenos Aires et exĂ©cutĂ©. Lavalle, Ă la tĂȘte du gros de ses troupes, envahit la province de Santa Fe et parvint Ă occuper la ville de Rosario. Estanislao LĂłpez, qui connaissait le terrain, esquiva le combat et sut, par une tactique de marches et contremarches, Ă©puiser les troupes unitaires, qui durent finalement sâen retourner Ă Buenos Aires[24]. Sur ces entrefaites, un soulĂšvement de gauchos de campagne se gĂ©nĂ©ralisait dans lâintĂ©rieur de la province de Buenos Aires ; ces gauchos affrontĂšrent les chefs unitaires et leur infligĂšrent des dĂ©faites rĂ©pĂ©tĂ©es, les forçant Ă se retrancher aux alentours de la capitale[25]. LĂłpez et Rosas poursuivirent Lavalle jusquâaux approches de Buenos Aires, le battant Ă la bataille de Puente de MĂĄrquez le [26].
La dĂ©part de LĂłpez en direction de sa province pour contrer lâaction du gĂ©nĂ©ral Paz laissa lâarmĂ©e fĂ©dĂ©raliste sous le commandement de Rosas[27], et pendant que LĂłpez rejoignait Santa Fe, Rosas mit le siĂšge devant Buenos Aires. Nonobstant que les alliĂ©s de Dorrego eussent Ă©tĂ© expulsĂ©s ou emprisonnĂ©s, lâopposition Ă Lavalle allait croissant dans la ville, surtout en raison du crime commis sur la personne du gouverneur Dorrego. Lavalle, rĂ©duit Ă la seule ville de Buenos Aires, organisa la dĂ©fense en dĂ©crĂ©tant notamment le service militaire obligatoire, y compris mĂȘme pour les Ă©trangers. Cette mesure provoqua lâintervention de la division navale française dans le RĂo de la Plata, intervention destinĂ©e Ă protĂ©ger les citoyens français, et sâaccompagnant aussi de la capture de plusieurs vaisseaux[28]. Lavalle intensifia la persĂ©cution contre les opposants, provoquant ainsi un surcroĂźt de soutien Ă Rosas, dans cette ville qui avait toujours Ă©tĂ© la capitale de lâunitarisme. Le chaos sâempara de lâadministration, alors que le siĂšge de la ville paralysait le commerce et avait interrompu les relations avec les provinces de lâintĂ©rieur. Il sâensuivit que Lavalle, dĂ©sespĂ©rant de pouvoir briser lâencerclement, finit par rechercher une solution nĂ©gociĂ©e[29].
Alors Lavalle, dĂ©couragĂ©, se laissa aller Ă faire quelque chose dâinsolite : il se rendit, complĂštement seul, au quartier-gĂ©nĂ©ral de Rosas, lâEstancia del Pino. Comme celui-ci ne sây trouvait pas, il sâallongea sur le lit de camp de Rosas. Le lendemain , Lavalle et Rosas se transportĂšrent ensemble Ă lâestancia La Caledonia, propriĂ©tĂ© dâun dĂ©nommĂ© Miller, oĂč ils signĂšrent le pacte de Cañuelas[30], qui stipulait quâon appellerait Ă la tenue dâĂ©lections, auxquelles pourrait seule concourir une liste dâunitĂ© de fĂ©dĂ©ralistes et dâunitaires[31], et que le candidat au poste de gouverneur serait FĂ©lix de Ălzaga[27].
Lavalle, lorsquâil rendit public le traitĂ©, lâassortit dâun message qui comportait une opinion inattendue sur son ennemi[32] :
« Mon honneur et mon cĆur mâimposent pour ma part dâĂ©carter tous les inconvĂ©nients, en vue dâune parfaite rĂ©conciliation... Et surtout, il mâa Ă©tĂ© donnĂ© de voir, de traiter et de connaĂźtre de prĂšs Juan Manuel de Rosas comme un patriote vĂ©ritable et comme quelquâun aimant lâordre. »
â Juan Lavalle
Lorsque Rosas fit son entrĂ©e dans la ville de Buenos Aires en novembre de cette annĂ©e, il y fut saluĂ© tant en sa qualitĂ© de chef militaire victorieux que comme chef de file des fĂ©dĂ©ralistes[33]. Il passait pour ĂȘtre bel homme[34] - [35], Ă©tait de belle stature (mesurant 1,77 m)[36], avait les cheveux blonds et les « yeux bleus et perçants »[37] - [38] - [34] - [39] - [40] - [35]. Charles Darwin, Ă qui il fut donnĂ© de rencontrer Rosas pendant lâexpĂ©dition du Beagle, le qualifia dâ« homme dâun caractĂšre extraordinaire »[41]. Le diplomate britannique Henry Southern dĂ©clara que « pour lâapparence, Rosas ressemble Ă un gentleman farmer anglais â ses maniĂšres sont courtoises sans ĂȘtre raffinĂ©es. Il est affable et dâune conversation agrĂ©able, laquelle toutefois porte presque toujours sur sa propre personne, mais le ton quâil emploie est plaisant et assez agrĂ©able. Sa mĂ©moire est stupĂ©fiante, et sur tous les sujets sa mĂ©ticulositĂ© nâest jamais prise en dĂ©faut »[42].
Les unitaires cependant ne respectĂšrent pas ce qui avait Ă©tĂ© convenu par Lavalle. Ragaillardis par la victoire de Paz dans la province de CĂłrdoba, ils dĂ©cidĂšrent de se prĂ©senter aux Ă©lections avec une liste dâopposition, qui affichait Carlos MarĂa de Alvear comme candidat au poste de gouverneur et qui remporta le scrutin, au prix dâune trentaine de morts. Les relations Ă©taient Ă nouveau rompues, et Lavalle fut contraint dâannuler ce qui avait Ă©tĂ© convenu Ă Cañuelas et de signer un nouveau traitĂ©, le pacte de Barracas, le . Toutefois, Ă prĂ©sent plus que jamais auparavant, la force Ă©tait du cĂŽtĂ© de Rosas. Aux termes de ce pacte, on dĂ©signa gouverneur par intĂ©rim Juan JosĂ© Viamonte, qui devait reconvoquer lâassemblĂ©e lĂ©gislative destituĂ©e par Lavalle le 1er dĂ©cembre prĂ©cĂ©dent et prĂ©parer ainsi la voie Ă la prise de pouvoir par Rosas[43]. Quelques semaines plus tard, Lavalle Ă©migra en Uruguay[44].
Premier gouvernorat (décembre 1829 - décembre 1832)
Le , câest-Ă -dire un an jour pour jour aprĂšs le coup de force de Lavalle, la Chambre des reprĂ©sentants (Legislatura) de la province de Buenos Aires se rĂ©unit Ă nouveau et proclama quelques jours plus tard Juan Manuel de Rosas gouverneur provincial, lâhonorant en outre du titre de Restaurateur des lois et des institutions de la province de Buenos Aires[45], et lui accordant, dans le mĂȘme acte lĂ©gislatif, « toutes facultĂ©s ordinaires et extraordinaires quâil jugera nĂ©cessaires, jusques et y compris la convocation dâune nouvelle lĂ©gislature »[46]. Cet acte nâavait cependant rien dâexceptionnel : depuis le Premier triumvirat, les « facultĂ©s extraordinaires » avaient dĂ©jĂ Ă©tĂ© confĂ©rĂ©es auparavant Ă Manuel de Sarratea et Ă MartĂn RodrĂguez en 1820, ainsi quâaux gouverneurs de nombre dâautres provinces argentines au cours des annĂ©es prĂ©cĂ©dentes ; son prĂ©dĂ©cesseur Juan JosĂ© Viamonte aussi les avaient dĂ©tenues[47].
Le mĂȘme jour oĂč il prĂȘta serment comme gouverneur, il dĂ©clara au diplomate uruguayen Santiago VĂĄzquez[48] :
« Ils me croient fĂ©dĂ©raliste ; non monsieur, je ne suis dâaucun parti, sinon [celui] de la Patrie... En somme, tout ce que je veux, câest prĂ©venir les maux et rĂ©tablir les institutions, mais, sur ce point-lĂ , je sens quâon mâa trahi. »
La premiĂšre chose que fit Rosas, aprĂšs quâil eut accĂ©dĂ© au gouvernat provincial le , Ă©tait dâorganiser des funĂ©railles extraordinaires pour le gĂ©nĂ©ral Dorrego, Ă lâoccasion desquelles ses restes translatĂ©s en grande pompe vers la capitale, et grĂące Ă quoi il obtint lâadhĂ©sion des partisans du dirigeant fĂ©dĂ©raliste dĂ©cĂ©dĂ©, et sut ajouter ainsi le soutien du petit peuple de la capitale Ă celui dont il Ă©tait dĂ©jĂ assurĂ© de la part de la population rurale[49]. En ce qui concerne lâorganisation constitutionnelle de lâĂtat et la mise en place du fĂ©dĂ©ralisme, Rosas Ă©tait un pragmatique ; dans des lettres adressĂ©es en 1829 au gĂ©nĂ©ral TomĂĄs Guido, au gĂ©nĂ©ral Eustoquio DĂaz VĂ©lez et Ă Braulio Costa, le financier de Quiroga, il informa ses destinataires que
« ...le gĂ©nĂ©ral Rosas est unitaire par principe, mais lâexpĂ©rience lui a fait connaĂźtre quâil est impossible dâadopter en ce jour un tel systĂšme, parce que les provinces y sont opposĂ©es, et que les masses en gĂ©nĂ©ral le dĂ©testent, donc au bout du compte, cela reviendrait Ă seulement changer de nom[50]. »
Le premier gouvernorat de Rosas fut un gouvernement dâordre, et non une tyrannie despotique, lors mĂȘme quâultĂ©rieurement les historiens aient Ă©tĂ© enclins Ă attribuer Ă son premier gouvernorat quelques-unes des caractĂ©ristiques de son second[51]. Dans cette premiĂšre phase, il sâappuya sur certains des dirigeants du Parti de lâordre (Partido del Orden) de la dĂ©cennie antĂ©rieure, ce qui lui valut lâaccusation dâĂȘtre le continuateur du Parti unitaire, quand mĂȘme il devait se distancier dâeux au fil du temps[52].
Dans les mois suivants, les provinces du Litoral confiĂšrent Ă Rosas, pour lâensemble de ces provinces, la dĂ©lĂ©gation des affaires Ă©trangĂšres â ainsi quâelles lâavaient dĂ©jĂ fait auparavant en faveur de Las Heras et de Dorrego â, en vertu de quoi câĂ©tait par lui que tout traitĂ© avec un autre pays, tout conflit extĂ©rieur et tout accord commercial devait ĂȘtre dĂ©cidĂ© et nĂ©gociĂ©[53].
En dĂ©pit de ses promesses de respecter le parti vaincu, Rosas Ćuvra Ă imposer graduellement la suprĂ©matie de lâalliance qui lâavait portĂ© au pouvoir, et qui se donna le nom de Parti fĂ©dĂ©raliste (en esp. Partido Federal). Il dĂ©mit de leurs fonctions les fonctionnaires publics, militaires et ecclĂ©siastiques qui avaient trempĂ© dans le coup dâĂtat de Lavalle et collaborĂ© Ă sa dictature. En outre, il Ă©tablit une censure sĂ©vĂšre contre les journaux qui avaient soutenu Lavalle, lâĂ©tendant ensuite Ă quiconque mettait en question ses propres dĂ©cisions de gouvernement[54]. Plus tard, il rendit obligatoire lâusage de la divisa punzĂł (sorte de laniĂšre distinctive rouge vif, punzĂł Ă©tant une altĂ©ration du mot français ponceau) pour tous militaires et employĂ©s de la fonction publique, de sorte Ă identifier lâĂtat avec le Parti fĂ©dĂ©raliste[55].
Parmi les faits nĂ©fastes pour lâArgentine dont la responsabilitĂ© lui a Ă©tĂ© imputĂ©e figure notamment lâinvasion des Ăźles Malouines par les Britanniques, alors que cet Ă©vĂ©nement se produisit le , sous le gouvernorat de Balcarce, qui avait pris la succession de Rosas ; celui-ci, pour sa part, Ă©tait alors occupĂ© Ă mener sa campagne au dĂ©sert. Lesdites Ăźles, qui avaient Ă©tĂ© lâobjet de dispute entre lâEspagne et lâAngleterre, se trouvaient en possession de lâEspagne au moment oĂč lâindĂ©pendance de lâArgentine fut proclamĂ©e, et lâAngleterre avait implicitement reconnu la continuitĂ© juridique des droits argentins sur les possessions espagnoles par la voie du traitĂ© dâAmitiĂ©, de Commerce et de Navigation, signĂ© Ă Buenos Aires le , câest-Ă -dire peu dâannĂ©es aprĂšs lâindĂ©pendance de lâArgentine, puis ratifiĂ© par le gouvernement britannique au mois de mai de la mĂȘme annĂ©e. En outre, les Ăźles Malouines avaient Ă©tĂ© peuplĂ©es par le gouvernement de Buenos Aires et un gouverneur avait Ă©tĂ© dĂ©signĂ©.
Ce premier gouvernorat de Rosas fut Ă©galement un gouvernement progressiste : des villages furent fondĂ©s, le Code de commerce fut rĂ©formĂ© de mĂȘme que le Code de discipline militaire, lâautoritĂ© des juges de paix des villes de lâintĂ©rieur fut rĂ©glementĂ©e, et des traitĂ©s de paix furent conclus avec les caciques autochtones, conduisant Ă une certaine tranquillitĂ© Ă la frontiĂšre avec les territoires tenus par les Indiens. Cependant, cette reprise en mains de lâadministration rosienne nâalla pas de pair avec une adhĂ©sion inconditionnelle de la population tout entiĂšre ; tout au long de son gouvernement, Rosas aura au contraire Ă affronter une Ăąpre rĂ©sistance.
La guerre civile dans les provinces de lâintĂ©rieur
Le gĂ©nĂ©ral JosĂ© MarĂa Paz, Ă la tĂȘte du deuxiĂšme corps dâarmĂ©e, Ă©tait parvenu, au dĂ©part de la Bande Orientale, jusquâĂ Buenos Aires dĂ©but 1829, mais ne rĂ©ussit pas Ă convenir avec Lavalle dâune action conjointe. Il poursuivit son chemin vers la province de CĂłrdoba, vainquit le gouverneur Juan Bautista Bustos Ă la bataille de San Roque le , et marcha sur la ville de CĂłrdoba, oĂč il fut dĂ©signĂ© gouverneur[56].
Bustos sollicita lâaide du commandant de campagne de la province de La Rioja, Facundo Quiroga, qui envahit Ă son tour la province de CĂłrdoba en juillet et sâempara de la capitale ; cependant, il fut battu peu aprĂšs Ă la bataille de La Tablada, raison pour laquelle il dut retourner dans sa province pour rĂ©organiser ses troupes. Les forces de Paz engagĂšrent une violente campagne contre les groupes fĂ©dĂ©ralistes dans les Sierras de CĂłrdoba, tandis que fĂ©dĂ©ralistes et unitaires se battaient pour la domination des provinces andines[57]. Rosas diligenta une commission chargĂ©e de sâentremettre entre Paz et Quiroga.
Quiroga et JosĂ© FĂ©lix Aldao, une fois vaincus leurs adversaires dans leur province (respectivement La Rioja et Mendoza), envahirent Ă nouveau la province de CĂłrdoba, mais furent totalement dĂ©faits Ă la bataille d'Oncativo le . Quiroga sâenfuit Ă Buenos Aires, Aldao fut fait prisonnier, et Bustos se rĂ©fugia dans la province de Santa Fe, oĂč il devait mourir peu de temps plus tard[58]. Rosas fit donner un accueil triomphal Ă Quiroga, comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© le vainqueur, et bien que le caudillo lui-mĂȘme considĂ©rĂąt alors que la guerre Ă©tait terminĂ©e pour lui.
Paz dĂ©pĂȘcha des troupes unitaires se rendre maĂźtre de toutes les provinces qui sâĂ©taient auparavant rangĂ©es sous la banniĂšre de Quiroga, oĂč ils Ă©vincĂšrent les fĂ©dĂ©ralistes du gouvernement. Plusieurs des chefs militaires de ces troupes allaient assumer le poste de gouverneur provincial[59].
En juillet et , les provinces de lâintĂ©rieur â Ă savoir celles de CĂłrdoba, TucumĂĄn, Salta, Mendoza, San Juan, San Luis, La Rioja, Santiago del Estero et Catamarca â signĂšrent un traitĂ© par lequel ils adhĂ©raient Ă la Ligue unitaire, dite aussi Ligue de lâintĂ©rieur, alliance dĂ©fensive et offensive crĂ©Ă©e avec le dessein dâorganiser constitutionnellement la nation argentine. Sâil y Ă©tait question de convoquer un congrĂšs et dâĂ©laborer une constitution, tout le pouvoir militaire et politique reposait, pour lâheure, entre les mains de Paz et la dĂ©cision concernant lâadoption dâune nouvelle constitution ou de la mise en vigueur de celle de 1826 fut repoussĂ©e aux temps futurs. La Ligue ne proposait aucun systĂšme politique ; paraissant pencher pour la forme de gouvernement unitaire, elle Ă©tait en mĂȘme temps pourtant opposĂ©e Ă lâhĂ©gĂ©monie de Buenos Aires[60][61].
Face Ă lâascension de Paz dans les provinces de lâintĂ©rieur, et Ă lâinitiative de Rosas et dâEstanislao LĂłpez, les provinces de Santa Fe, Entre RĂos et Buenos Aires signĂšrent le Pacte fĂ©dĂ©ral (ou fĂ©dĂ©raliste) du â qui sera lâun des « pactes prĂ©existants » mentionnĂ©s dans le PrĂ©ambule de la future Constitution de la Nation argentine â, dont le but Ă©tait de mettre un frein Ă lâexpansion de lâunitarisme incarnĂ© par le gĂ©nĂ©ral Paz. La province de Corrientes ne devait adhĂ©rer Ă son tour que quelques mois plus tard, car le dĂ©putĂ© de Corrientes Pedro FerrĂ© tenta dâabord de convaincre Rosas de nationaliser les recettes de la douane de Buenos Aires et dâinstaurer des protections tarifaires au profit de lâindustrie locale ; sur ce point cependant, Rosas resta aussi inflexible que ses prĂ©dĂ©cesseurs unitaires, conscient que la source principale de la richesse et du pouvoir de Buenos Aires rĂ©sidait justement dans le systĂšme douanier. Le pacte prĂ©voyait une alliance dĂ©fensive et offensive, la libre circulation des personnes et des marchandises, et la mise sur pied dâune Commission reprĂ©sentative des gouvernements des provinces littorales, se composant dâun reprĂ©sentant de chacune dâelles, siĂ©geant dans la ville de Santa Fe, et ayant compĂ©tence Ă conclure des traitĂ©s de paix, de dĂ©clarer la guerre et Ă inviter les autres provinces Ă se rĂ©unir en congrĂšs afin de mettre au point une administration gĂ©nĂ©rale du pays suivant un rĂ©gime fĂ©dĂ©ral[62].
Ladite Commission dĂ©clara la guerre Ă Paz et nomma LĂłpez commandant en chef des forces appelĂ©es Ă lâaffronter. Les troupes portĂšgnes furent placĂ©es sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Juan RamĂłn Balcarce. Les opĂ©rations contre Paz furent lancĂ©es simultanĂ©ment sur diffĂ©rents fronts : le colonel Ăngel Pacheco, de Buenos Aires, battit Ă la bataille de Fraile Muerto les troupes avancĂ©es de CĂłrdoba emmenĂ©es par Juan Esteban Pedernera. Pour sa part, Quiroga, qui sâĂ©tait rĂ©solu Ă reprendre la lutte, sollicita des troupes auprĂšs de Rosas, mais celui-ci ne consentit Ă lui offrir que les dĂ©tenus des prisons. Quiroga organisa un camp dâentraĂźnement et, lorsquâil considĂ©ra ĂȘtre prĂȘt, fit mouvement vers le sud de la province ce CĂłrdoba. En chemin, Pacheco lui remit les soldats passĂ©s dans les rangs unitaires Ă la suite de la bataille de Fraile Muerto. Avec eux, Quiroga envahit la province de CĂłrdoba en et occupa RĂo Cuarto[63], puis dans la foulĂ©e sâempara, en lâespace dâun peu plus dâun mois, des provinces de San Luis, de Mendoza, de San Juan et de La Rioja[64]. Le caudillo de Santiago del Estero, Juan Felipe Ibarra, rĂ©fugiĂ© Ă Santa Fe, obtint de LĂłpez que celui-ci menĂąt des opĂ©rations militaires contre la province de CĂłrdoba. Quoique prĂ©fĂ©rant esquiver un combat ouvert contre un ennemi aussi habile que lâĂ©tait Paz et contre ses troupes disciplinĂ©es, LĂłpez lança des actions de type guĂ©rilla, sâappliquant Ă harceler avec ses forces montoneras les confins orientaux de la province de CĂłrdoba. Le , comme il inspectait le front, le gĂ©nĂ©ral Paz tomba entre les mains dâun dĂ©tachement fĂ©dĂ©raliste â Ă la suite dâun tir de boleadoras par un soldat de LĂłpez â, et fut fait prisonnier[63]. La capture inopinĂ©e de Paz provoqua un soudain changement: Lamadrid prit alors en mains lâarmĂ©e unitaire, mais jugea prĂ©fĂ©rable de se replier sur le Nord, oĂč cependant il subit une dĂ©faite face Ă Quiroga Ă la bataille de La Ciudadela, le , non loin de la ville de TucumĂĄn, Ă la suite de quoi la Ligue de lâintĂ©rieur fut dissoute [65].
Influence de Rosas dans lâintĂ©rieur et Convention de Santa Fe
Dans les mois qui suivirent, les provinces restantes se joignirent au Pacte fĂ©dĂ©ral, Ă savoir : les provinces de Mendoza, de CĂłrdoba, de Santiago del Estero et de La Rioja, en 1831. LâannĂ©e suivante, ce fut le tour de TucumĂĄn, de San Juan, de San Luis, de Salta et de Catamarca.
Le fĂ©dĂ©ralisme sâimposa dans tout le pays, sous la domination de trois dirigeants au prestige interprovincial : LĂłpez, Quiroga et Rosas ; pendant un temps, le pays se prĂ©sentera divisĂ© en trois zones dâinfluence : Cuyo et le nord-ouest, sous lâautoritĂ© de Quiroga ; CĂłrdoba et le Litoral, sous celle de LĂłpez ; et Buenos Aires, sous celle de Rosas. Ce triumvirat virtuel devait gouverner le pays durant quelques annĂ©es, encore que les rapports entre eux ne fussent jamais fort bons. Tous les gouverneurs de province â Ă lâexception de ceux de Buenos Aires et de Corrientes â Ă©taient tributaires de Quiroga ou de LĂłpez de leur ascension au pouvoir. Rosas jouissait dâun grand prestige et se trouvait Ă la tĂȘte de la province le plus riche, mais Ă cette Ă©poque le rosismo ne rĂ©gnait pas encore dans les provinces de lâintĂ©rieur[52].
La guerre civile terminĂ©e, les reprĂ©sentants de plusieurs provinces annoncĂšrent quâavec la pacification intĂ©rieure, lâoccasion tant attendue se prĂ©sentait enfin de donner corps Ă lâorganisation constitutionnelle du pays. Cependant Rosas argua quâil y avait lieu dâorganiser dâabord les provinces avant de songer Ă organiser le pays, vu que la constitution devait ĂȘtre le rĂ©sultat Ă©crit dâune organisation Ă concevoir et mettre en Ćuvre dâabord au niveau provincial. Il est vrai que sa propre province, ainsi que lui-mĂȘme, Ă©tait la principale bĂ©nĂ©ficiaire dâune indĂ©finition lĂ©gale qui mettait Buenos Aires en position de maintenir son hĂ©gĂ©monie et garder pour elle la totalitĂ© des recettes des douanes portĂšgnes, lesquelles douanes Ă©taient seules autorisĂ©es Ă commercer directement avec lâextĂ©rieur[52].
Rosas sut se servir dâune imprudence opportunĂ©ment commise dans une lettre privĂ©e par le dĂ©putĂ© correntin Manuel Leiva pour lâaccuser dâavoir des « idĂ©es anarchistes » et retirer son reprĂ©sentant de la convention de Santa Fe, ce qui sera imitĂ© ensuite par dâautres provinces. Il sâensuivit que la convention fut dissoute en , et le chantier de lâorganisation constitutionnelle de lâĂtat argentin sâen trouva diffĂ©rĂ© dâune vingtaine dâannĂ©es encore[66].
En 1832, dans une lettre Ă Quiroga, Rosas lui indiquait que[67]
« ... tout en Ă©tant fĂ©dĂ©raliste par intime conviction, je mâinclinerais Ă devenir unitaire si le vote des peuples devait ĂȘtre pour lâunitĂ©[68]. »
Entre deux mandats de gouverneur
Au terme de son premier mandat, on sâaccordait Ă reconnaĂźtre Ă Rosas le mĂ©rite dâavoir remĂ©diĂ© Ă lâinstabilitĂ© politique et financiĂšre[69], mais il devait nĂ©anmoins faire face Ă une opposition croissante au sein de lâassemblĂ©e lĂ©gislative. Certes, tous les membres de cette assemblĂ©e Ă©taient fĂ©dĂ©ralistes, Rosas ayant en effet restaurĂ© la LĂ©gislature qui avait Ă©tĂ© mise en place sous Dorrego, puis dissoute par Lavalle[70]. Une faction fĂ©dĂ©raliste libĂ©rale, si elle avait acceptĂ© la dictature comme une nĂ©cessitĂ© temporaire, appelait Ă prĂ©sent Ă lâadoption dâune constitution[71]. Rosas Ă©tait rĂ©ticent Ă gouverner sous la contrainte dâun cadre constitutionnel et rechignait Ă se dĂ©partir de ses pouvoirs dictatoriaux[72].
Cependant, son mandat sâacheva bientĂŽt, le . Peu aprĂšs , il fut rĂ©Ă©lu par la LĂ©gislature de Buenos Aires, mais dĂ©clina le poste. Il a Ă©tĂ© affirmĂ© pendant de longues annĂ©es que Rosas rĂ©pudia sa rĂ©Ă©lection parce que les « facultĂ©s extraordinaires » ne lui avaient pas Ă©tĂ© concĂ©dĂ©es, ce qui est inexact ; en rĂ©alitĂ©, il ne se sentait pas en mesure de gouverner, ni ne dĂ©sirait le faire, sans lâunanimitĂ© de lâopinion publique en sa faveur. Il attendait dĂ©sespĂ©rĂ©ment quâon fĂźt appel Ă lui, sâappliquant entre-temps Ă se rendre indispensable.
Ă sa place fut Ă©lu Juan RamĂłn Balcarce, importante personnalitĂ© militaire de lâĂ©poque de la guerre d'indĂ©pendance argentine et chef de file dâun groupe fĂ©dĂ©raliste non rosiste, en faveur de qui Rosas se dĂ©sista le [73].
Campagne du désert
Au moins jusquâĂ la dĂ©cennie 1810, la plaine pampĂ©enne de la province de Buenos Aires nâavait Ă©tĂ© sous domination blanche que sur une Ă©troite frange le long du rĂo ParanĂĄ et du rĂo de la Plata ; depuis lors cependant, la « frontiĂšre avec lâIndien » avait Ă©tĂ© repoussĂ©e plus avant jusquâĂ une ligne passant approximativement par les actuelles villes de Balcarce, Tandil et Las Flores. Ensuite, des estancieros avaient commencĂ© Ă dĂ©placer leur terrain dâactivitĂ© vers les territoires situĂ©s encore plus au sud, mais peuplĂ©s par des tribus amĂ©rindiennes. Pendant son gouvernorat, Rosas avait adoptĂ© des mesures en appui Ă cette expansion territoriale, attribuant des terres Ă dâanciens combattants et Ă des fermiers en quĂȘte de pacages dâappoint pour la saison sĂšche. Le conflit qui en rĂ©sulta avec les peuples autochtones nĂ©cessita une rĂ©action gouvernementale[74]. Bien que le sud fĂ»t considĂ©rĂ© alors virtuellement comme un dĂ©sert, il renfermait un grand potentiel et de vastes ressources en vue du dĂ©veloppement agricole, notamment sous forme de grosses exploitations[75].
DĂšs que Rosas eut quittĂ© le pouvoir fin 1832, il coordonna, en collaboration avec les dirigeants de Mendoza, de San Luis et de CĂłrdoba, au dĂ©but de lâannĂ©e suivante, une campagne militaire dans le sud, sous la forme dâune battue gĂ©nĂ©rale, menĂ©e parallĂšlement Ă celle lancĂ©e au dĂ©but de la mĂȘme annĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Manuel Bulnes au Chili et dans lâextrĂȘme nord-ouest de la Patagonie orientale, plus prĂ©cisĂ©ment aux environs des lacs dâEpulafquen. Le commandement gĂ©nĂ©ral en fut confiĂ© Ă Facundo Quiroga, qui cependant nây prendra aucune part. Rosas concentra les troupes en vue de leur instruction dans son domaine de Los Cerrillos, prĂšs du fortin et du village de San Miguel del Monte. Dâautres campagnes furent menĂ©es simultanĂ©ment au dĂ©part des provinces de Mendoza, de CĂłrdoba et de San Luis, avec des rĂ©sultats trĂšs limitĂ©s[76]. Parmi les objectifs de la campagne figuraient celui de faire main basse sur des terres autochtones en vue dâen faire des zones dâĂ©levage, et celui de mettre fin aux malones (razzias), qui dĂ©solaient la frontiĂšre. En particulier, la colonne commandĂ©e par Rosas, poussant jusquâau fleuve RĂo Negro, mit la main sur 2900 lieues carrĂ©es de terrain et permit dâendiguer les incursions des autochtones[76].
Le fut approuvĂ©e la loi autorisant le Pouvoir exĂ©cutif Ă nĂ©gocier un crĂ©dit dâun million et demi de Peso Moneda Corriente pour assurer le financement de lâexpĂ©dition, bien que peu de temps aprĂšs le ministre de la Guerre fĂźt part de ce quâil ne pouvait pas assumer cette dotation ; en consĂ©quence, ce sont Rosas et Juan Nepomuceno Terrero qui finirent par prendre en charge lâapprovisionnement de lâexpĂ©dition, par la fourniture de bĂ©tail bovin et de chevaux, Ă quoi sâajoutĂšrent les dons en argent effectif que firent ses cousins Anchorena, le docteur Miguel Mariano de Villegas[77], Victorio GarcĂa de ZĂșñiga et TomĂĄs Guido, alors colonel, afin que la campagne pĂ»t ĂȘtre engagĂ©e[78] - [79]. Moyennant quoi, lâon se mit en marche en mars de la mĂȘme annĂ©e.
La colonne ouest, sous le commandement de JosĂ© FĂ©lix Aldao, parcourut un territoire qui venait tout rĂ©cemment dâĂȘtre « nettoyĂ© » de ses aborigĂšnes, ce qui permit de parvenir sans encombre au rĂo Colorado. La colonne du centre vainquit le cacique ranquel Yanquetruz et sâen retourna bientĂŽt. Celle qui effectua la plus grande partie de la campagne fut celle de lâest, sous les ordres de Rosas lui-mĂȘme. Elle Ă©tablit son cantonnement sur les rives du rĂo Colorado, non loin de lâactuelle localitĂ© de Pedro Luro, et dĂ©pĂȘcha cinq colonnes vers le sud et lâouest, lesquelles parvinrent Ă soumettre les principaux caciques. Par la suite, Rosas signa des traitĂ©s de paix avec les autres caciques, jusque-lĂ dâimportance secondaire, mais qui par la suite devinrent dâutiles alliĂ©s[76]. LâannĂ©e suivante vint se joindre Ă eux le plus important des caciques, CalfucurĂĄ.
Rosas se montrait gĂ©nĂ©reux envers les Indiens qui se rendaient, les rĂ©compensant avec du bĂ©tail et des marchandises. Si personnellement il lui dĂ©plaisait de tuer des Indiens, il pourchassait pourtant sans relĂąche ceux qui refusaient de se soumettre[80]. La campagne avait aussi incorporĂ© dans ses rangs plusieurs scientifiques, dĂ©sireux de collecter des informations sur la zone parcourue ; lâexpĂ©dition reçut ainsi la visite du naturaliste Charles Darwin, qui dans son journal de voyage dĂ©crivit comme suit un Ă©pisode de cette campagne militaire :
« Les Indiens formaient un groupe de quelque 110 personnes (hommes, femmes et infants) ; presque tous furent faits prisonniers ou furent tuĂ©s, car les soldats ne font de quartier Ă aucun homme. Les Indiens ressentent en fait une terreur si grande quâils ne rĂ©sistent pas massivement ; chacun se hĂąte de fuir sĂ©parĂ©ment, abandonnant femmes et enfants. [...] Sans conteste, ces scĂšnes sont horribles, mais combien plus horrible encore est le fait avĂ©rĂ© que les soldats donnent la mort de sang froid Ă toutes les Indiennes qui paraissent avoir plus de vingt ans ! Et lorsque moi â au nom de lâhumanitĂ© â je protestai, on me rĂ©pliqua : "Que pouvons-nous faire dâautre ? Ces sauvages ont tellement dâenfants !"[81]. »
Lâon avait rĂ©alisĂ© une relative avancĂ©e dans le sud-ouest de la province et parvenu ainsi Ă garantir la tranquillitĂ© pour les villages rĂ©cemment fondĂ©s dans le sud et pour les campagnes environnantes. Toutefois, le dĂ©placement de la frontiĂšre fut nettement moins spectaculaire que celui qui sera accompli Ă lâoccasion de la dĂ©nommĂ©e ConquĂȘte du dĂ©sert entreprise beaucoup plus tard par le gĂ©nĂ©ral Julio Argentino Roca en 1879[82].
Le principal rĂ©sultat obtenu par Rosas fut de mettre de son cĂŽtĂ© lâarmĂ©e, les grands fermiers et lâopinion publique[76], en plus de la reconnaissance des provinces de Mendoza, San Luis, CĂłrdoba et Santa Fe, qui se voyaient dĂ©sormais et pour de nombreuses annĂ©es Ă lâabri dâincursions indiennes et de saccages ; seul le groupe aborigĂšne non totalement assujetti, celui des Ranquels, continuera dâĂȘtre vu comme un problĂšme par les habitants de ces provinces[83].
Dans les premiĂšres annĂ©es de son second gouvernorat, la politique de Rosas vis-Ă -vis des autochtones consistera Ă faire alterner traitĂ©s de paix et dons, et campagnes dâextermination. Ce nâest quâĂ partir de la crise commencĂ©e en 1839 quâil la troquera pour une politique de paix permanente. NĂ©anmoins, les rĂ©gions dĂ©sertiques restaient aux mains des indigĂšnes.
Le prix Ă payer pour la paix fut de soutenir les tribus amies par des dons annuels de bĂ©tail, de chevaux, de farine, de tissus et dâeau-de-vie. Les tribus chasseresses dĂ©pendaient dĂ©sormais de ces remises dâaliments, et Ă©taient considĂ©rĂ©es par les habitants de la province de Buenos Aires comme de coĂ»teux parasites du trĂ©sor public, perdant de vue que, du point de vue de Rosas, les payements nâĂ©taient que la contrepartie Ă lâexploitation de territoires quâeux considĂ©raient comme les leurs. Cette attitude pacificatrice, et le respect des pactes conclus, valurent Ă Rosas lâestime de quelques-uns des chefs des Indiens amis[82]. Quand Rosas accĂ©da pour la deuxiĂšme fois Ă la fonction de gouverneur de la province, le cacique Catriel dĂ©clara dans la localitĂ© de TapalquĂ© :
« Juan Manuel est mon ami. Il mâa jamais trompĂ©. Moi et tous mes Indiens sommes prĂȘts Ă mourir pour lui. Sâil nây avait pas eu Juan Manuel, nous ne vivrions pas comme nous vivons en fraternitĂ© avec les chrĂ©tiens et au milieu dâeux. Tant que Juan Manuel vivra, nous serons tous heureux et passerons une vie tranquille auprĂšs de nos Ă©pouses et enfants. Tous ceux qui se trouvent ici peuvent tĂ©moigner que tout ce que Juan Manuel nous a dit et conseillĂ© a bien marchĂ©[84]. »
Plusieurs annĂ©es aprĂšs la chute de Rosas, le mĂȘme Catriel indiquait :
« Aussi longtemps que notre frĂšre Juan Manuel, Indien blond et gĂ©ant, qui vint dans le dĂ©sert en traversant Ă la nage le SamborombĂłn et le Salado, et qui allait Ă cheval et maniait les boleadores avec les Indiens, et pratiquait la lutte avec les Indiens, et qui nous faisait cadeau de vaches, de juments, de canne et dâobjets dâargent, aussi longtemps quâil fut Cacique GĂ©nĂ©ral, jamais nous, Indiens brigands, nâavons fait dâincursion, par lâamitiĂ© que nous avions pour Juan Manuel. Et quand les chrĂ©tiens lâeurent jetĂ© et exilĂ©, nous avons, tous ensemble, lancĂ© des incursions[85]. »
Plus tard, Rosas dirigea lui-mĂȘme la redaction dâune GramĂĄtica de la lengua pampa.
Durant cette campagne se signalĂšrent quelques officiers appelĂ©s Ă former la prochaine gĂ©nĂ©ration de militaires portĂšgnes : Pedro Ramos, Ăngel Pacheco, Domingo Sosa, Hilario Lagos, Mariano Maza, JerĂłnimo Costa, Pedro Castelli, et Vicente GonzĂĄlez, surnommĂ© le Carancho del Monte (le Caracara du bocage).
Un élément caractéristique de cette campagne étaient les dénommés santos, courts messages qui servaient de moyen de communication entre Buenos Aires et le corps expéditionnaire, rendus possibles grùce à un systÚme de 21 relais implantés durant la campagne.
Gouvernorats de Balcarce, Viamonte et Maza et révolution des Restaurateurs
Sous le mandat de Balcarce eut lieu la réoccupation britannique des ßles Malouines[86].
AprĂšs que Rosas eut quittĂ© le gouvernement provincial, et tandis quâil se trouvait dans son campement du rĂo Colorado, les dissensions internes au sein du Parti fĂ©dĂ©raliste portĂšgne allaient sâaggravant, au point quâune scission se produisit entre, dâune part, la faction des apostoliques, qui prĂŽnaient un gouvernement fort en appui Ă Rosas et oĂč figuraient de grands fermiers, des militaires et des petits commerçants, et dâautre part le groupe des schismatiques ou doctrinaires, idĂ©ologiquement dâinspiration libĂ©rale, dans les rangs desquels militaient le gouverneur Balcarce et ses ministres Enrique MartĂnez et FĂ©lix OlazĂĄbal, qui prĂ©conisaient une organisation constitutionnelle de la province afin dâĂ©viter la concentration du pouvoir, et Ă©taient appelĂ©s par les rosistes lomos negros (littĂ©r. lombes noirs), en rĂ©fĂ©rence au fait que lâenvers de la liste sur laquelle ils postulaient Ă©tait de couleur noire[87].
Lâaffrontement se dĂ©roulait principalement dans la presse, divisĂ©e elle aussi en deux camps, qui sâentrâattaquaient scandaleusement, tant et si bien que le gouvernement dĂ©cida de dĂ©fĂ©rer devant la justice plusieurs journaux, dâopposition aussi bien que pro-gouvernementaux. Câest alors quâentra en action EncarnaciĂłn Ezcurra, Ă©pouse et conseillĂšre de Rosas, qui rĂ©unissait ses alliĂ©s quotidiennement dans son logis et organisait les manifestations[87].
Parmi les journaux convoquĂ©s devant la justice figurait le journal El Restaurador de las Leyes (littĂ©r. Le Restaurateur des lois). EncarnaciĂłn Ezcurra fit afficher dans toute la ville de Buenos Aires la nouvelle que El Restaurador allait devoir comparaĂźtre, ce qui fut interprĂ©tĂ© par les gens comme un procĂšs fait au chef du Parti fĂ©dĂ©raliste. Lâon appela Ă une grande manifestation, en vue de laquelle les participants se rassemblĂšrent dans les environs immĂ©diats de Buenos Aires ; le gĂ©nĂ©ral AgustĂn de Pinedo, qui avait Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ© pour rĂ©primer la manifestation, incita ses hommes Ă se soulever et se mit Ă la tĂȘte de la manifestation en la transformant en un siĂšge mis devant la ville. Balcarce dĂ©missionna quelques jours plus tard[87].
Lâhistorien JosĂ© MarĂa Rosa a soulignĂ© que ce fut lĂ une rĂ©volution fort singuliĂšre pour lâĂ©poque :
« Ce ne fut pas une ârĂ©volutionâ au sens que nous donnons aujourdâhui Ă ce mot, mais un retrait du peuple sur Barracas, une grĂšve gĂ©nĂ©rale â la premiĂšre de notre histoire â sans combats ni affrontements de rue. Les âvigilesâ de Balcarce se rĂ©vĂ©lĂšrent inutiles, faisant en effet dĂ©fection et rejoignant les restaurateurs ; inutiles Ă©galement ses rĂ©giments, qui dĂ©sobĂ©irent Ă leurs chefs[88]. »
Dans le sillage de la chute de Balcarce, la Chambre nomma gouverneur le gĂ©nĂ©ral Juan JosĂ© Viamonte, qui hĂ©rita de lâinstabilitĂ© politique de son prĂ©dĂ©cesseur. Dans les jours qui suivirent, les agressions commises par des partisans de Rosas se multipliĂšrent ; ces partisans Ă©taient encadrĂ©s par EncarnaciĂłn Ezcurra au sein de la SociĂ©tĂ© populaire restauratrice, qui recrutait dans les classes moyennes de la ville et comptait dans ses rangs une partie des officiers dâorigine modeste. Son bras armĂ© Ă©tait la Mazorca, groupe parapolicier qui attaquait les opposants Ă Rosas Ă leur domicile, sâen prenant Ă eux physiquement. Plusieurs crimes furent commis et les fĂ©dĂ©ralistes doctrinaires commencĂšrent Ă Ă©migrer, toutefois ces exactions nâavaient pour lâheure pas encore lâampleur quâils devaient prendre plus tard[89].
Viamonte lui-mĂȘme, bien que nâĂ©tant pas un apostolique, ne jouissait pas pour autant de la confiance de Rosas et de son Ă©pouse ; mĂȘme le refoulement de Bernardino Rivadavia, qui avait cru pouvoir retourner en Argentine, ne suffira pas Ă regagner leur confiance[90].
Quelques mois plus tard, en 1834, Rosas sâen revint Ă Buenos Aires, et Viamonte se vit contraint de dĂ©missionner. Rosas fut Ă©lu Ă sa place, cependant celui-ci refusa, au motif que les « facultĂ©s extraordinaires » ne lui Ă©taient pas accordĂ©es. Il ne se sentait pas capable de gouverner avec les limitations inhĂ©rentes Ă un Ătat de droit. Son ami Manuel Vicente Maza, prĂ©sident de la LĂ©gislature, fut alors Ă©lu gouverneur[91].
Guerre civile dans le nord et assassinat de Quiroga
Un conflit entre les provinces de TucumĂĄn et de Salta passa au stade de la guerre civile, particuliĂšrement aprĂšs que la ville de San Salvador de Jujuy eut rĂ©solu de faire sĂ©cession dâavec Salta, pour sâĂ©riger en la province de Jujuy. Le gouverneur de Salta, Pablo Latorre, requit lâaide du gouvernement de Buenos Aires[92].
Maza choisit de se concerter sur la situation avec Rosas et avec Facundo Quiroga, qui avait Ă©lu domicile Ă Buenos Aires, avant de dĂ©cider quelle attitude adopter, compte tenu quâexistait le soupçon quâun groupe favorable Ă la sĂ©cession se fĂ»t constituĂ© dans les provinces du nord. Finalement, Ă la demande de Rosas, Maza dĂ©pĂȘcha Quiroga pour intermĂ©dier entre les deux gouvernements provinciaux, pendant que Rosas lui recommandait de faire comprendre aux populations des provinces que le temps de lâorganisation constitutionnelle nâĂ©tait pas venu encore[93].
Alors que Quiroga Ă©tait en route vers le nord, la guerre civile dans les provinces du nord se solda par la victoire de TucumĂĄn, et le gouverneur de Salta fut fait prisonnier et assassinĂ©. Ă son arrivĂ©e Ă Santiago del Estero, Quiroga obtint la conclusion dâun traitĂ© entre le gouverneur local Ibarra, Heredia et un reprĂ©sentant de Salta, par lequel la paix Ă©tait rĂ©tablie et lâautonomie de la province de Jujuy nouvellement fondĂ©e fut reconnue[94].
Le , sur le trajet de retour de sa mission, au lieu-dit Barranca Yaco, sur le territoire de CĂłrdoba, la galĂšre dans laquelle voyageait Quiroga fut attaquĂ©e par une Ă©quipe de miliciens en embuscade, qui assassinĂšrent le caudillo. Il nâĂ©chappa Ă personne quâil sâagissait dâun meurtre politique, et toutes les accusations convergeaient vers les frĂšres ReinafĂ©, qui gouvernaient alors CĂłrdoba, le chef des assassins, Santos PĂ©rez, Ă©tant en effet un sicaire Ă la solde des ReynafĂ©[95].
La nouvelle de cet attentat provoqua une grande commotion Ă Buenos Aires ; le de la mĂȘme annĂ©e, dans un climat dâinstabilitĂ© et de violence, Maza dĂ©missionna de ses fonctions, et la Chambre des reprĂ©sentants (la LĂ©gislature), redoutant un Ă©tat dâanarchie, nomma Rosas gouverneur pour une durĂ©e de cinq ans. Ă sa demande, il lui fut octroyĂ© les pleins pouvoirs (la suma del poder pĂșblico, littĂ©r. ± la somme du pouvoir public), câest-Ă -dire quâen plus dâexercer Ă sa discrĂ©tion le pouvoir exĂ©cutif ; il lui serait loisible dâintervenir dans le lĂ©gislatif et le judiciaire[96], sans obligation de rendre compte de leur exercice. La lĂ©gislature accepta cette condition, rĂ©digeant ce mĂȘme jour la loi idoine.
Second gouvernorat (1835-1852)
La dictature
La suma del poder pĂșblico (pleins pouvoirs) fut octroyĂ©e Ă Rosas par la Chambre des reprĂ©sentants moyennant son engagement :
- à préserver, défendre et protéger la religion catholique ;
- à soutenir la cause nationale de la Fédération ;
- Ă exercer la suma del poder pĂșblico « aussi longtemps que le Gouverneur le jugera nĂ©cessaire ».
Rosas ne procĂ©da Ă la dissolution ni de la LĂ©gislature, ni des tribunaux ; pour lâheure, la suma del poder nâapparaissait que comme la sanction lĂ©gale du caractĂšre exceptionnel que revĂȘtait son mandat. La nature dictatoriale de cette disposition politique ne devait affleurer que plus tard, lorsque Rosas se mit Ă faire usage effectif de tout ce pouvoir. Ainsi fut instaurĂ©e une dictature lĂ©gale, attendu que la concentration des pouvoirs reposait sur une loi de la Chambre des reprĂ©sentants, avalisĂ©e ensuite par le vote des citoyens. La Chambre des reprĂ©sentants continua dâexister, et le gouverneur et ses ministres lui enverront pĂ©riodiquement des rapports sur leur activitĂ©[97]. Chaque annĂ©e se tenait un scrutin pour lâĂ©lection des membres de la Chambre, auquel ne se prĂ©sentaient que des candidats liĂ©s au pouvoir en place, dont la liste Ă©tait dressĂ©e personnellement par Rosas. Lors des crises successives, quelques-uns de ses membres faisaient certes montre de quelque type dâopposition partielle aux actions du gouvernement. Au lendemain de chaque Ă©lection, Rosas prĂ©sentait sa dĂ©mission de son poste de gouverneur, et chaque fois la Chambre avait soin de le rĂ©Ă©lire, affirmant la continuitĂ© de la suma del poder pĂșblico. Au fil du temps, les lĂ©gislateurs allaient de plus en plus ĂȘtre choisis en fonction de leur allĂ©geance inconditionnelle Ă la personne de Rosas, et les actes dâautonomie des lĂ©gislateurs se feront plus sporadiques, jusquâĂ sâĂ©vanouir tout Ă fait[98]. Rosas pour sa part, de plus en plus mĂ©thodique et mĂ©ticuleux dans la gestion des finances de la province, publiait annuellement dans la Gaceta Mercantil un Ă©tat de situation des finances publiques[99].
Lâassassinat de Quiroga fournit Ă Rosas lâoccasion unique dâassumer tout seul la direction du Parti fĂ©dĂ©raliste, quâil avait dĂ» jusque-lĂ partager avec Quiroga et LĂłpez. Ce dernier, en tant que protecteur des ReynafĂ©, Ă©tait sorti fort affaibli de lâaffaire, et du reste mourut peu dâannĂ©es plus tard, vers le milieu de 1838. MĂȘme les caudillos jouissant localement de leur propre base de pouvoir tombĂšrent dans son orbite, tels que p. ex. Juan Felipe Ibarra, de Santiago del Estero, et JosĂ© FĂ©lix Aldao, de Mendoza.
En raison de ce que le pays ne disposait pas alors dâune constitution propre â seule la chute de Rosas en 1853 allait permettre son adoption â, les pouvoirs dont jouissait Rosas pendant son second mandat Ă©taient supĂ©rieurs Ă ceux dâun prĂ©sident de facto, vu quâils incluaient celui dâadministrer la justice.
Avant sa prise de fonction comme gouverneur, le Restaurador exigea la tenue dâun plĂ©biscite devant confirmer lâappui populaire Ă son Ă©lection. Le plĂ©biscite eut lieu les 26 et , et son rĂ©sultat fut 9 713 voix pour et 7 voix contre. (Il est Ă signaler quâĂ cette Ă©poque, la province de Buenos Aires comptait 60 000 habitants, parmi lesquels les femmes et les enfants Ă©taient exclus du suffrage.) La Chambre des reprĂ©sentants nomma Rosas gouverneur le , pour un quinquennat sâĂ©tendant de 1835 Ă 1840.
Le discours que prononça Rosas dans le Fort de Buenos Aires, siĂšge du gouvernement provincial, lors de lâinvestiture pour son deuxiĂšme mandat de gouverneur, fut instructif quant Ă sa position vis-Ă -vis de ses opposants :
« Que de cette race de monstres pas un seul ne reste parmi nous et que leur persĂ©cution soit si tenace et vigoureuse quâelle serve de terreur et dâĂ©pouvante aux autres qui pourraient venir par la suite[100] ! »
Rosas put donc entamer son nouveau gouvernorat avec les pleins pouvoirs, dont il fera usage pour attaquer les dissidents, fussent-ils fédéralistes ou unitaires. Sarmiento écrivit :
« Je dois le dire par respect Ă la veritĂ© historique ; jamais il nây eut de gouvernement plus populaire, et plus dĂ©sirĂ©, ni plus soutenu par lâopinion. Les unitaires, qui nâavaient pris part Ă rien, du moins le recevaient-ils avec indiffĂ©rence, de mĂȘme que les fĂ©dĂ©ralistes lombes noires, avec dĂ©dain, mais sans opposition ; les citoyens pacifiques lâattendaient comme une bĂ©nĂ©diction et comme le terme des cruelles oscillations de deux longues annĂ©es ; les campagnes, enfin, comme le symbole de leur pouvoir et comme humiliation des pĂ©dants de la ville. [...]
Lâon peine Ă concevoir comment il a pu arriver que dans une province de quatre cents mille habitants, selon ce quâassure la Gaceta, il nây eĂ»t que trois voix contraires au gouvernement ? Serait-ce donc par hasard que les dissidents nâeussent point votĂ© ? Rien de tout cela ! Lâon a aucune notion de quelque citoyen qui ne fĂ»t point aller voter ; les malades se levĂšrent du grabat pour aller donner leur assentiment, craignant que leur nom ne fĂ»t inscrit dans quelque noir registre ; parce que câest cela qui avait Ă©tĂ© insinuĂ©. [...]
La terreur Ă©tait dĂ©jĂ dans lâatmosphĂšre, et bien que le tonnerre nâeĂ»t pas encore Ă©clatĂ©, tous voyaient le nuage noir et torve en train de couvrir le ciel. »
â Domingo Faustino Sarmiento[101].
Un tableau vivace de cette Ă©poque nous a Ă©tĂ© laissĂ© par la plume dâEsteban EcheverrĂa dans El matadero, rĂ©cit prĂ©figurant le rĂ©alisme rioplatense, et dont lâaction se dĂ©roule dans la province de Buenos Aires durant la dĂ©cennie 1830. EcheverrĂa dĂ©crit, sous lâangle de lâopposant politique, les conflits entre unitaires et fĂ©dĂ©ralistes, et la figure du caudillo Rosas et de ses adeptes, imputant Ă ceux-ci un caractĂšre brutal et sanguinaire.
Le rosisme accentua le caractĂšre tellurique et nationaliste du fĂ©dĂ©ralisme portĂšgne, sâopposant aux idĂ©es europĂ©ennes de Rivadavia, Ă qui du reste un soutien majoritaire dans la population avait fait dĂ©faut[102]. Le gouvernement rosien avait en effet ceci de caractĂ©ristique quâil bĂ©nĂ©ficiait dâun grand appui dans le peuple : exploitants agricoles, nĂ©gociants, anciens militaires de lâĂ©poque de lâIndĂ©pendance, couches moyennes et infĂ©rieures soutenaient inconditionnellement le « restaurateur des lois ». Les grands propriĂ©taires terriens et les nĂ©gociants profitaient Ă©conomiquement de lâexclusivitĂ© des douanes de Buenos Aires et de la vente de terrains de lâĂtat. Dans les villes, Rosas aimait Ă se montrer dans les bals, les fĂȘtes et les jeux aux cĂŽtĂ©s des couches infĂ©rieures de la sociĂ©tĂ©, qui le sentaient comme proche dâeux. Rosas cultivait le paternalisme politique, câest-Ă -dire suscitait dans les classes infĂ©rieures le sentiment quâil Ă©tait pour elles comme un « pĂšre » qui, connaissant bien ses « enfants », Ă©tait soucieux de prendre soin dâeux et de les protĂ©ger[103]. En fait, Rosas garantissait aux groupes dominants de Buenos Aires lâordre et la discipline sociale nĂ©cessaires au dĂ©veloppement de leurs activitĂ©s Ă©conomiques. Vu que Rosas jouissait dâun grand ascendant parmi les couches populaires portĂšgnes, il figurait aux yeux de lâoligarchie fonciĂšre de la province comme le seul capable de contenir et de canaliser les revendications des classes infĂ©rieures[6].
Aussi les couches infĂ©rieures de Buenos Aires, qui formaient la grande majorite de la population, ne virent-elles aucune amĂ©lioration de leurs conditions de vie. Lorsque Rosas dĂ©cida de couper dans les dĂ©penses publiques, ce fut au dĂ©triment des dotations de lâenseignement, des services sociaux et des travaux publics[104]. Aucune des terres confisquĂ©es aux Indiens ou aux unitaires ne passa aux mains des ouvriers agricoles, ni mĂȘme des gauchos[105]. Pas davantage les noirs ne virent-ils la moindre amĂ©lioration de leur situation ; Rosas Ă©tait un propriĂ©taire dâesclaves et contribua Ă raviver la traite nĂ©griĂšre[106]. Bien que nâayant rien entrepris en faveur des intĂ©rĂȘts des noirs et des gauchos, Rosas restait trĂšs aimĂ© parmi ces groupes de population[107]. Il avait pris des noirs Ă son service, parrainait leurs festivitĂ©s et assistait Ă leurs candomblĂ©s[108], tandis que les gauchos admiraient ses talents de meneur dâhommes et lui tenaient compte de la volontĂ© quâil avait de fraterniser avec eux, du moins jusquâĂ un certain degrĂ©[109].
Il Ă©vinça ses opposants de toutes les fonctions publiques, expulsant de tous les emplois de fonctionnaire ceux qui nâĂ©taient pas fĂ©dĂ©ralistes « nets », et gommant du tableau dâavancement militaire les officiers suspectĂ©s dâappartenir Ă lâopposition, y compris les exilĂ©s. Il rendit obligatoire la devise « FederaciĂłn o muerte » (FĂ©dĂ©ration ou mort), graduellement remplacĂ©e ensuite par « ÂĄMueran los salvajes unitarios! » (Que meurent les sauvages unitaires), qui devait figurer en tĂȘte de tous les documents officiels[110]. Il imposa aux employĂ©s de la fonction publique et des armĂ©es lâusage du ruban rouge ponceau (cintillo punzĂł), qui sera bientĂŽt dâun emploi gĂ©nĂ©ral. Par opposition Ă la couleur ponceau omniprĂ©sente dans la ville rosiste, les unitaires allaient par la suite porter des insignes bleu ciel ; ainsi, alors que les couleurs du drapeau argentin avaient Ă©tĂ© jusque-lĂ bleu et blanc, les troupes de Rosas commencĂšrent Ă lui prĂ©fĂ©rer une couleur bleu foncĂ©, presque violette ; pour sâen diffĂ©rencier, les unitaires arboraient un drapeau aux couleurs bleu ciel et blanc[111].
Terreur dâĂtat
Pour atteindre ses objectifs politiques, Rosas bĂ©nĂ©ficiait aussi du soutien de la Sociedad Popular Restauradora, avec laquelle son Ă©pouse EncarnaciĂłn Ă©tait plus particuliĂšrement liĂ©e, qui se composait du groupe le plus loyal de ses partisans, et qui intensifia ses persĂ©cutions. Dâautre part, il pouvait sâappuyer sur le corps parapolicier de la Mazorca (littĂ©r. Ă©pi [de maĂŻs], mais aussi groupe de personnes Ă©troitement liĂ©es entre elles), employĂ© pour mettre en Ćuvre la terreur dâĂtat et pour molester physiquement ses adversaires. Lâune comme lâautre Ă©taient des crĂ©ations de Rosas, qui exerçait sur elles un contrĂŽle Ă©troit[112] - [113] - [114]. Parmi les tactiques des mazorqueros figuraient des raids menĂ©s dans les quartiers lors desquels ils perquisitionnaient les domiciles et en intimidaient les occupants. Dâautres personnes, une fois tombĂ©es entre leurs mains, Ă©taient mises en dĂ©tention, torturĂ©es et assassinĂ©es[115]. Ces assassinats se commettaient gĂ©nĂ©ralement par coups de feu, au moyen dâune lance, ou par Ă©gorgement[116] - [117]. Beaucoup furent Ă©masculĂ©s, dâautres eurent leur barbe ou leur langue arrachĂ©e[116] - [118]. Des estimations modernes Ă©valuent Ă quelque 2000 le nombre de personnes ainsi tuĂ©es de 1829 Ă 1852[119]. De nombreux opposants se verront ainsi rĂ©duits Ă Ă©migrer[110], pour la plupart vers Montevideo, oĂč se retrouveront les unitaires Ă©migrĂ©s dĂšs 1829, les fĂ©dĂ©ralistes schismatiques (Ă partir de 1833), et les jeunes de la GĂ©nĂ©ration de 1837[120].
Lâexercice de la terreur dâĂtat comme outil dâintimidation Ă©tait une prĂ©rogative de Rosas lui-mĂȘme, et ses subordonnĂ©s nây avaient aucun droit de regard. Elle Ă©tait employĂ©e Ă lâencontre de cibles spĂ©cifiques, plutĂŽt que de façon alĂ©atoire. La terreur Ă©tait orchestrĂ©e, plutĂŽt quâelle nâĂ©tait le produit dâinitiatives populaires, et ciblĂ©e pour obtenir un effet prĂ©cis plutĂŽt que pratiquĂ©e sans discernement. Les manifestations anarchiques, la justice expĂ©ditive et les dĂ©sordres publics Ă©taient aux antipodes dâun rĂ©gime clamant vouloir faire respecter lâordre et la loi[121] - [122]. Les Ă©trangers Ă©chappaient Ă ces vexations, de mĂȘme du reste que les individus trop pauvres ou trop insignifiants que pour pouvoir servir dâexemple efficace, les victimes Ă©tant en effet choisies en fonction de leur utilitĂ© comme objet dâintimidation[122].
Ingérence dans les affaires judiciaires
Si le systĂšme judiciaire continua certes de fonctionner Ă Buenos Aires, Rosas coupa court Ă toute indĂ©pendance Ă laquelle les cours de justice eussent pu prĂ©tendre, soit en dĂ©cidant lui-mĂȘme des nominations, soit en contournant tout de go leur autoritĂ©. Il sâingĂ©rait dans le jugement de certaines affaires, Ă©dictant lui-mĂȘme les sentences, lesquelles pouvaient consister en amendes, en service militaire, en peine dâemprisonnement, ou en peine capitale[123] - [124].
Parmi les fonctionnaires Ă©cartĂ©s de leur poste sur ordre du gouverneur figurait le docteur Miguel Mariano de Villegas, qui avait Ă©tĂ© doyen du Tribunal suprĂȘme de justice, et qui fut Ă©cartĂ© au motif quâil ne mĂ©ritait pas la confiance du gouvernement[125]. Nombre dâautres juges furent Ă©galement limogĂ©s, et Rosas sâoccupait personnellement des affaires judiciaires quâil considĂ©rait importantes, et pour le traitement desquelles il nommait des juges ad hoc, sous sa supervision personnelle. Câest ainsi quâune fois entrĂ© en fonction, Rosas ordonna la capture de Santos PĂ©rez et des frĂšres ReynafĂ©, qui, Ă lâissue dâun procĂšs qui se traĂźna sur des annĂ©es, furent condamnĂ©s Ă mort et exĂ©cutĂ©s. Cependant, quoique ce jugement confĂ©rĂąt Ă Rosas une autoritĂ© nationale dans un domaine oĂč on ne lâattendait pas â sa province renfermait un tribunal pĂ©nal Ă lâautoritĂ© nationale â, et bien que cette autoritĂ©, hors de tout cadre lĂ©gal, eĂ»t pour effet dâunifier dans une certaine mesure lâadministration nationale, il demeure que les tribunaux de Buenos Aires surent prĂ©server une certaine indĂ©pendance, certes surtout dans des affaires sans portĂ©e politique[126].
AprĂšs quâil eut rĂ©ussi Ă consolider son pouvoir, il imposa les principes fĂ©dĂ©ralistes et conclut des alliances avec les dirigeants des autres provinces argentines, et sâappropria les compĂ©tences en matiĂšre de commerce extĂ©rieur et dâaffaires Ă©trangĂšres de la ConfĂ©dĂ©ration.
Le journalisme sous surveillance
LâarrivĂ©e au pouvoir de Rosas signifia la fin de toute possibilitĂ© de libre expression pour le journalisme de Buenos Aires. Des journaux dâopposition furent brĂ»lĂ©s sur les places publiques[127]. DĂšs 1829, il ne se publiait plus de journaux ayant une orientation idĂ©ologique unitaire ou sympathisant avec les unitaires. Une Ă©migration massive de journalistes et de gens de lettres eut lieu Ă destination de Montevideo, et dans le court laps de temps entre 1833 et 1835, la majoritĂ© des journaux disparut. En 1833, il y avait au total encore 43 pĂ©riodiques ; en 1835, il nâen restait plus que trois. Parmi les journaux les plus importants ayant Ă©tĂ© fermĂ©s par le Restaurateur figuraient El Defensor de los Derechos Humanos (littĂ©r. Le DĂ©fenseur des droits de lâhomme), El Constitucional, El Iris, El Amigo del PaĂs, El Imparcial et El Censor Argentino[128].
En contrepartie, les rosistes sâemployĂšrent Ă fonder de nouvelles publications. Les journaux les plus importants de cette Ă©poque Ă©taient El Torito de los muchachos, El Torito del Once, Nuevo Tribuno, El Diario de la Tarde, El Restaurador de las Leyes, El Lucero et El Monitor, tous rĂ©solument rosistes et ayant Ă cĆur dâexalter la figure du Restaurador de las Leyes et de critiquer les unitaires. Toute la presse de Buenos Aires appuyait sans la moindre rĂ©ticence le pouvoir en place et les politiques menĂ©es par Rosas, et lâon y faisait assaut de dĂ©vouement au gouvernement rosiste.
Si donc le journalisme subissait les consĂ©quences des persĂ©cutions rosistes, la Gaceta de comercio, hĂ©ritiĂšre de lâancienne Gazeta de Buenos Ayres, continua nĂ©anmoins de paraĂźtre, Ă cĂŽtĂ© de plusieurs autres journaux, invariablement favorables au gouvernement en place et, dans beaucoup de cas, ouvertement obsĂ©quieux envers Rosas. Le journaliste Luis PĂ©rez publia plusieurs journaux dâinspiration populaire en appui Ă Rosas. Parmi les journaux dâinformation, se distinguaient notamment le British Packett and Argentina News, Ă©ditĂ© par la communautĂ© des nĂ©gociants britanniques, et lâArchivo Americano y espĂritu de la prensa del mundo, Ă©ditĂ© par Pedro de Angelis, et El Diario de la Tarde, Ă©ditĂ© par Pedro Ponce et Federico de la Barra[129].
Des journaux nâĂ©taient publiĂ©s que dans quelques provinces de lâintĂ©rieur seulement ; les provinces de CĂłrdoba et de Mendoza, oĂč la presse sâĂ©tait pourtant dĂ©veloppĂ©e plus fortement que dans les autres, nâeurent presque plus dâactivitĂ© journalistique en raison de ce que les fĂ©dĂ©ralistes « Quebracho » LĂłpez et JosĂ© FĂ©lix Aldao redoutaient lâopposition que la presse pourrait leur faire. En revanche, mĂ©rite mention la presse dâopposition qui exista dans la province de Corrientes, dans les pĂ©riodes oĂč la province faisait face Ă Rosas. Parmi les journalistes qui se signalĂšrent dans lâintĂ©rieur de lâArgentine, il convient de citer plus particuliĂšrement les noms de Marcos Sastre et de Severo GonzĂĄlez, tous deux fĂ©dĂ©ralistes, dans la province de Santa Fe, et de Juan Thompson, Manuel Leiva et Santiago Derqui, antirosistes, dans celle de Corrientes[130].
LĂ©gislation douaniĂšre et politique Ă©conomique
Le gouverneur de Corrientes, Pedro FerrĂ©, sâĂ©tait mis en devoir de rĂ©clamer Ă©nergiquement la mise en place de mesures protectionnistes en faveur des productions locales, mises Ă mal par la politique de libre-Ă©change de Buenos Aires[131]. Le , pour rĂ©pondre Ă cette requĂȘte, Rosas sanctionna la Loi des douanes portant interdiction dâimporter un certain nombre de produits et lâinstauration de droits de douane dans certains autres cas. En revanche, il maintint Ă un bas niveau les taxes Ă lâimportation sur les machines et sur les minĂ©raux que le pays ne produisait pas. Par cette mesure, Rosas cherchait Ă sâacquĂ©rir la bienveillance des provinces, sans cĂ©der sur lâessentiel, Ă savoir les recettes douaniĂšres. Ces mesures eurent pour effet de stimuler notablement le marchĂ© intĂ©rieur et la production dans lâintĂ©rieur du pays. Ce nonobstant, Buenos Aires consolidait son statut de principale ville du pays[132].
Le barĂšme des tarifs douaniers partait dâune taxation de base Ă lâimportation de 17 %, puis allait sâaccroissant pour protĂ©ger les produits les plus vulnĂ©rables. Les importations vitales, comme lâacier, le laiton, le charbon et lâoutillage agricole Ă©taient frappĂ©s dâune taxe de 5 % ; le sucre, les boissons et les denrĂ©es alimentaires, dâune taxe de 24 % ; les articles chaussants, les vĂȘtements, les meubles, les vins, le cognac, les liqueurs, le tabac, lâhuile et certains articles de cuir, Ă©taient taxĂ©s Ă un taux de 35 % ; la biĂšre, la farine et les pommes de terre Ă 50 %. Un effet supplĂ©mentaire, que Rosas avait Ă©valuĂ© correctement, fut que la croissance du marchĂ© intĂ©rieur vint bientĂŽt compenser la baisse des importations. De fait, les recettes issues des taxes Ă lâimportation repartirent bientĂŽt Ă la hausse de façon significative[132]. Plus tard, en rĂ©action aux blocus navals, ces taxes Ă lâimportation furent rĂ©duites, mais sans jamais devenir aussi basses quâavant et aprĂšs le gouvernorat de Rosas.
Dans le mĂȘme temps, Rosas entendait obliger le Paraguay Ă sâintĂ©grer dans la ConfĂ©dĂ©ration argentine, par le biais dâune asphyxie Ă©conomique, Ă lâeffet de quoi il imposa une forte taxation sur le tabac et sur les cigares. Comme il redoutait de voir ces produits entrer en Argentine en contrebande par lâintermĂ©diaire de la province de Corrientes, ces taxes vinrent frapper Ă©galement les produits correntins. Si la mesure dirigĂ©e contre le Paraguay Ă©choua, elle eut par contre de graves consĂ©quences pour Corrientes[132].
Sa politique financiĂšre fut rĂ©solument conservatrice : il assurait une maĂźtrise absolue des dĂ©penses publiques, et sâappliquait Ă maintenir un prĂ©caire Ă©quilibre fiscal sans Ă©mission de monnaie ni endettement. Son administration Ă©tait des plus pointilleuses, annotant et rĂ©visant mĂ©ticuleusement les dĂ©penses et recettes publiques, et les publiant presque mensuellement. Rosas sâinterdit de rembourser la dette extĂ©rieure contractĂ©e du temps de Rivadavia, hormis par petits montants pendant les rares annĂ©es oĂč le RĂo de la Plata nâĂ©tait pas sous blocus. La valeur du papier-monnaie Ă©mis par Buenos Aires demeurait fort stable et circulait par tout le pays, se substituant Ă la monnaie mĂ©tallique bolivienne, grĂące Ă quoi la devise de Buenos Aires contribua Ă lâunification monĂ©taire du pays[133].
La Banque nationale fondĂ©e par Rivadavia, qui se trouvait sous domination de nĂ©gociants britanniques, avait provoquĂ© une grave crise monĂ©taire par de continuelles Ă©missiones de papier-monnaie, qui se dĂ©prĂ©ciait sans cesse. En 1836, Rosas la dĂ©clara abolie, et en lieu et place crĂ©a une banque dâĂtat, appelĂ©e Casa de Moneda (HĂŽtel de la monnaie), prĂ©dĂ©cesseur de lâactuelle Banque de la province de Buenos Aires[134] - [135].
Les provinces de lâintĂ©rieur dans la dĂ©cennie 1830
La guerre civile dans le nord et la mort de Quiroga provoquĂšrent une sĂ©rie de changements politiques importants dans la presque totalitĂ© des provinces de lâintĂ©rieur. Dans la province de CĂłrdoba, aprĂšs plusieurs gouverneurs intĂ©rimaires, Manuel « Quebracho » LĂłpez, chef militaire directement liĂ© Ă Rosas, accĂ©da au poste de gouverneur[136]. Lâinfluence dâEstanislao LĂłpez dans cette province, ainsi que dans celles de Santiago del Estero et dâEntre RĂos sâĂ©vanouit complĂštement, son pouvoir restant dĂ©sormais restreint Ă celle de Santa Fe, sa province dâorigine. Ibarra et Pascual EchagĂŒe, gouverneurs des deux autres provinces susmentionnĂ©es, tombĂšrent ouvertement dans lâorbite de Rosas[137]. Les provinces de Cuyo sâapprochĂšrent de la zone dâinfluence de Rosas, et mĂȘme le nouveau gouverneur de San Juan, Nazario BenavĂdez, Ă©tait, lui aussi, un militaire directement liĂ© Ă Rosas[138].
Les provinces du Nord-ouest restĂšrent sous lâemprise dâAlejandro Heredia, qui vint Ă ĂȘtre surnommĂ© le « Protecteur du nord » et qui Ă©tait le seul dirigeant rĂ©gional apte Ă contenir dans une certaine mesure les visĂ©es hĂ©gĂ©moniques de Rosas[139].
Par le biais de ces alliances, par lâeffet de la dĂ©lĂ©gation des compĂ©tences provinciales, et par ses propres actions, Rosas, en lâabsence de constitution, exerça de facto le pouvoir national, en sâappuyant sur la force militaire et Ă©conomique de Buenos Aires. Il imposa une organisation politique nationale de fait, en invoquant, en lâabsence dâinstitutions politiques, le Pacte fĂ©dĂ©ral de 1831 pour unique source de lĂ©galitĂ© des relations interprovinciales. Tout au long de son gouvernement, il campa sur sa position en arguant de lâinopportunitĂ© de convoquer un congrĂšs et dâadopter une constitution[140]. Sous le couvert de la FĂ©dĂ©ration, Rosas mit en Ćuvre une intense politique dâingĂ©rance dans les affaires des provinces, utilisant des moyens allant de lâappui politique et financier jusquâĂ la persuasion, la menace et lâaction armĂ©e[141].
Politique Ă©trangĂšre
Peu aprĂšs sa fondation en 1836, la ConfĂ©dĂ©ration pĂ©ruvio-bolivienne, prĂ©sidĂ©e par AndrĂ©s de Santa Cruz, entra en guerre avec le Chili. Le gouvernement chilien accusa alors Santa Cruz de projeter dâannexer, avec le renfort de quelques Ă©migrĂ©s unitaires, les provinces argentines de Jujuy et de Salta. La Bolivie Ă©tait en effet lâun des pays ayant accueilli le plus grand nombre dâĂ©migrĂ©s unitaires, et plusieurs invasions de Salta et de TucumĂĄn avaient Ă©tĂ© perpĂ©trĂ©es au dĂ©part de ce pays. Le enfin, Rosas dĂ©clara la guerre Ă la ConfĂ©dĂ©ration pĂ©ruvio-bolivienne[142], confiant la conduite de la guerre Ă Alejandro Heredia, gouverneur de TucumĂĄn. Celui-ci Ă©tait le dernier des caudillos fĂ©dĂ©ralistes Ă pouvoir faire de lâombre Ă Rosas, mais le Restaurateur rĂ©ussit Ă le discipliner par le biais du financement de cette guerre, le poids de cette guerre retombant en effet sur les provinces du nord-ouest argentin ; Rosas se borna Ă lui envoyer quelques officiers et piĂšces dâartillerie[143]. En lâespĂšce, les opĂ©rations militaires, lancĂ©es en , consistĂšrent essentiellement en la dĂ©fense de la Puna de Jujuy et du nord de la province de Salta, par une sĂ©rie de combats et dâescarmouches sans rĂ©sultats concluants[144]. La guerre se prolongea jusquâĂ la victoire de lâarmĂ©e restauratrice chilĂ©no-pĂ©ruvienne Ă la bataille de Yungay (), qui sonna le glas de la ConfĂ©dĂ©ration pĂ©ruvio-bolivienne[145]. Rosas ne mettra pas Ă profit sa victoire pour rĂ©incorporer la province de Tarija, pourtant revendiquĂ©e par lâArgentine, laissant ainsi en suspens ce contentieux[146]. Vers la fin de 1838, lâassassinat dâHeredia par un de ses officiers fit disparaitre le dernier compĂ©titeur fĂ©dĂ©raliste de Rosas et paralysa les opĂ©rations militaires. Les adversaires intĂ©rieurs qui allaient surgir Ă partir de lâannĂ©e suivante ne seraient plus dĂ©sormais de simples rivaux pour le pouvoir fĂ©dĂ©ral, mais des ennemis dĂ©cidĂ©s, hostiles au systĂšme rosiste lui-mĂȘme.
Les relations avec le BrĂ©sil, quoique fort mauvaises, ne dĂ©boucheront jamais sur une guerre, du moins pas avant lâĂ©clatement de la crise qui conduira Ă la bataille de Caseros en 1852. Il nây eut jamais de conflits avec le Chili, en dĂ©pit de ce que ce pays avait offert lâasile Ă de nombreux opposants, dont notoirement Sarmiento, qui Ă partir du Chili sâenhardirent Ă lancer quelques expĂ©ditions contre les provinces argentines. Le Paraguay proclama son indĂ©pendance en et le notifia officiellement Ă Rosas, qui rĂ©pondit quâil nâĂ©tait pas Ă mĂȘme ni de reconnaĂźtre ni de rejeter cette proclamation. Dans la pratique cependant, son ambition Ă©tant de rĂ©intĂ©grer lâancienne province du Paraguay dans la ConfĂ©dĂ©ration, il maintint le blocus des fleuves intĂ©rieurs, dans lâespoir de forcer le Paraguay Ă nĂ©gocier. Le Paraguay riposta en sâalliant avec les ennemis de Rosas, mais il nây eut jamais dâaffrontement entre les deux armĂ©es ni entre les deux escadres navales.
En Uruguay, le nouveau prĂ©sident Manuel Oribe sâĂ©tait affranchi de la tutelle de son prĂ©dĂ©cesseur Fructuoso Rivera ; celui-ci cependant, avec lâappui dâunitaires de Montevideo (parmi lesquels Juan Lavalle) et dâagents de lâEmpire du BrĂ©sil Ă©tablis dans le Rio Grande do Sul, constitua le parti colorado (littĂ©r. parti rouge), auquel bientĂŽt Oribe opposa le parti blanco. Rivera dĂ©clencha la rĂ©volution Ă lâorigine de la dĂ©nommĂ©e Grande Guerre et au milieu de 1838 entreprit avec les colorados dâassiĂ©ger le gouvernement retranchĂ© derriĂšre les remparts de Montevideo. Les colorados bĂ©nĂ©ficiĂšrent dâemblĂ©e du soutien de la flotte française et de la protection brĂ©silienne. Devant cette situation, Oribe renonça Ă ses ambitions en , en laissant entendre clairement quâil y avait Ă©tĂ© contraint par une flotte Ă©trangĂšre, et se retira Ă Buenos Aires.
Le blocus français
Si pendant deux dĂ©cennies la politique extĂ©rieure de la France avait maintenu un profil bas, le roi Louis-Philippe allait sâemployer Ă restaurer pour la France son statut de grande puissance, forçant plusieurs pays faibles Ă lui consentir des concessions commerciales et tentant, si possible, de les rĂ©duire Ă lâĂ©tat de protectorat ou de colonie. Câest dans cet esprit quâĂ partir de 1830, la France prit Ă tĂąche dâaugmenter son influence en AmĂ©rique latine, en particulier dây dĂ©velopper son commerce extĂ©rieur. Conscient de la puissance britannique, Louis-Philippe Ă©nonça devant le parlement en 1838 que « seulement avec lâappui dâune puissante marine, de nouveaux dĂ©bouchĂ©s pourront ĂȘtre ouverts aux produits français »[147].
En , le vice-consul français se prĂ©senta devant le ministre argentin des Affaires Ă©trangĂšres, Felipe Arana, en exigeant la remise en libertĂ© de deux prisonniers de nationalitĂ© française, le graveur Michel-CĂ©sar-Hippolyte BĂącle, accusĂ© dâespionnage en faveur de Santa Cruz, et le contrebandier LaviĂ©. En outre, il rĂ©clama un accord semblable Ă celui conclu par la ConfĂ©dĂ©ration argentine avec la Grande-Bretagne et la dispense de service militaire pour ses citoyens (qui Ă ce moment-lĂ Ă©taient au nombre de deux). Arana ayant repoussĂ© ces exigences, quelques mois plus tard, en , la marine française imposa un blocus « au port de Buenos Aires et Ă tout le littoral du fleuve appartenant Ă la RĂ©publique argentine » ; le blocus fut ensuite Ă©tendu aux autres provinces du Litoral, afin de saper lâalliance de Rosas avec elles, la France sâengageant toutefois Ă lever le blocus contre toute province qui romperait avec lui.
Dâautre part, en , lâescadre française attaqua lâĂźle MartĂn GarcĂa et, avec ses canons et sa nombreuse infanterie, mit en Ă©chec les forces du colonel JerĂłnimo Costa et du major Juan Bautista Thorne. Eu Ă©gard Ă lâattitude honorable et valeureuse dont avaient fait montre les Argentins, ceux-ci furent emmenĂ©s Ă Buenos Aires et laissĂ©s en libertĂ©, avec une note du commandant français Hippolyte Daguenet, faisant part de cette dĂ©cision Ă Rosas, dans les termes suivants :
« [...] ChargĂ© par monsieur lâAmiral Le-Blanc, Commandant en chef de la station du BrĂ©sil et des mers du Sud, de mâemparer de lâĂźle de MartĂn GarcĂa avec les forces quâil avait mises Ă ma disposition pour cet objet, je mâacquittai le 14 de ce mois de la mission qui mâavait Ă©tĂ© confiĂ©e. Elle a Ă©tĂ© pour moi lâoccasion dâapprĂ©cier les talents militaires du brave colonel Costa, gouverneur de cette Ăźle, et son courageux dĂ©vouement Ă son pays. Cette opinion si franchement exprimĂ©e a aussi Ă©tĂ© celle des capitaines des corvettes françaises lâExpĂ©ditive et la Bordelaise, qui ont Ă©tĂ© tĂ©moins de lâincroyable activitĂ© de monsieur le colonel Costa, et des dispositions sages prises par cet officier supĂ©rieur pour la dĂ©fense de la position importante quâil Ă©tait chargĂ© de conserver. â Rempli dâestime pour lui, je pensais que je ne pouvais donner une meilleure preuve des sentiments quâil mâinspire quâen exposant Ă Votre Excellence la belle conduite quâil a tenue pendant lâattaque dirigĂ©e contre lui le 11 de ce mois par des forces beaucoup supĂ©rieures Ă celles dont il pouvait disposer [...][148]. »
Le blocus, en coupant toute possibilitĂ© dâexporter, affecta lourdement lâĂ©conomie de la province, ce qui ne manqua pas de mĂ©contenter les Ă©leveurs et les nĂ©gociants, nombre desquels rejoindront secrĂštement lâopposition.
En ce qui concerne lâexigence française dâexemption de service des armes pour les sujets français, le gouvernement de Buenos Aires diffĂ©ra sa rĂ©ponse pendant plus de deux ans. Rosas ne sâopposait pas Ă ce que les rĂ©sidents français dans le RĂo de la Plata jouissent dâun droit similaire Ă celui accordĂ© aux Anglais, mais nâĂ©tait disposĂ© Ă le reconnaĂźtre quâaprĂšs que la France aurait envoyĂ© un ministre plĂ©nipotentiaire, avec pleins pouvoirs pour signer un traitĂ©, ce qui impliquait un traitement dâĂ©gal Ă Ă©gal, et la reconnaissance de la ConfĂ©dĂ©ration argentine comme Ătat souverain.
La génération de 1837
Les jeunes de la gĂ©nĂ©ration de Mai ayant atteint lâĂąge mĂ»r, une gĂ©nĂ©ration montante, composĂ©e de jeunes gens nĂ©s au XIXe siĂšcle, et en particulier dans la dĂ©cennie de lâindĂ©pendance, surgit dans les annĂ©es 1830[149]. La GĂ©nĂ©ration de 1837 est le nom ultĂ©rieurement attribuĂ© aux Ă©crivains et intellectuels de cette gĂ©nĂ©ration, dont beaucoup avaient voyagĂ© Ă lâĂ©tranger, sâĂ©aient formĂ©s dans des universitĂ©s, et adhĂ©raient aux idĂ©es romantiques et libĂ©rales. Esteban EcheverrĂa, lâun de ses membres les plus ĂągĂ©s, fonda un groupe qui se rĂ©unissait dans lâarriĂšre-salle de la librairie de Marcos Sastre pour y discuter de littĂ©rature et dâart, mais aussi de sujets politiques. Quoique friands de nouveautĂ©s venues dâEurope et ayant pris leurs distances vis-Ă -vis de la tradition espagnole, ils nâĂ©taient pas nĂ©cessairement des opposants Ă Rosas[150].
Lâattaque française mit les jeunes romantiques devant lâobligation de choisir entre la « civilisation » â dont le reprĂ©sentant par excellence Ă©tait la France â et le gouvernement de leur pays ; la plupart dâentre eux se rangĂšrent du cĂŽtĂ© de la France et adoptĂšrent une posture critique envers Rosas[151]. EcheverrĂa fonda lâAsociaciĂłn de la Joven Argentina, plus tard rebaptisĂ©e en AsociaciĂłn de Mayo (littĂ©r. Association de mai), aux fins de rĂ©flexion et de propagande politiques. RĂ©cusant formellement aussi bien le parti unitaire que fĂ©dĂ©raliste, ils prĂ©conisaient de rĂ©soudre les problĂšmes du pays en mettant en Ćuvre les principes de libertĂ©, Ă©galitĂ© et fraternitĂ©, tels que proclamĂ©s par la RĂ©volution française[152]. Quelques-uns de ces jeunes sâen furent fonder des filiales dans lâintĂ©rieur du pays : Domingo Faustino Sarmiento et Antonino Aberastain en crĂ©Ăšrent une dans la province de San Juan, BenjamĂn Villafañe et FĂ©lix FrĂas une autre dans celle de TucumĂĄn, et JosĂ© Francisco Ălvarez et RamĂłn Ferreyra dans celle de CĂłrdoba[153].
Tant leurs idĂ©es que leur action auront une grande influence sur la future construction de lâĂtat national et sur le processus constitutionnel qui fera suite Ă la chute de Rosas, en particulier les idĂ©es de Sarmiento, Juan Bautista Alberdi et Juan MarĂa GutiĂ©rrez. Pendant longtemps, ils furent vĂ©nĂ©rĂ©s comme de grandes figures nationales (prĂłceres civiles)[154], jusquâĂ ce que les historiens dits rĂ©visionnistes viennent Ă leur reprocher de considĂ©rer tout ce qui arrivait dâEurope comme supĂ©rieur Ă ce qui Ă©tait latino-amĂ©ricain ou espagnol, de sâĂ©vertuer Ă transplanter lâEurope en AmĂ©rique sans se prĂ©occuper des AmĂ©ricains, et de trahir de façon rĂ©pĂ©tĂ©e leur propre pays en faisant alliance avec les ennemis Ă©trangers de leur gouvernement[155].
La SociĂ©tĂ© populaire restauratrice commença Ă mettre sous pression ces jeunes romantiques, et quelques-uns dâentre eux furent attaquĂ©s par la Mazorca ; certains choisirent dâĂ©miger vers Montevideo ou vers le Chili[152]. Quelques groupes clandestinement dissidents, associĂ©s de façon seulement marginale Ă lâAsociaciĂłn de Mayo, se tiendront au contraire dans lâexpectative[156].
Palermo de San Benito
Juan Manuel de Rosas avait fait acquisition dâun grand nombre de terrains et de propriĂ©tĂ©s dans la zone connue sous le nom de bañado de Palermo, prĂšs de Buenos Aires (et aujourdâhui incluse dans le nord-ouest de lâagglomĂ©ration portĂšgne). Bien que les sources citent des dates diffĂ©rentes, ce serait entre 1836 et 1838 que le gouverneur Rosas aurait lancĂ© son projet personnel de construction dâune nouvelle rĂ©sidence et dâun manoir dans cette zone Ă©loignĂ©e du centre-ville de la capitale[157] - [158].
Au cours des dix annĂ©es suivantes, Rosas mit en Ćuvre cet ambitieux et onĂ©reux projet, comprenant non seulement un imposant manoir, le plus grand de Buenos Aires Ă cette Ă©poque, mais encore un Ă©tang artificiel avec une douve, plusieurs dĂ©pendances et lâamĂ©nagement dâun parc arborĂ© dâune superficie considĂ©rable. Vers 1848, les Rosas avaient dĂ©finitivement pris leurs quartiers dans cette demeure que Rosas lui-mĂȘme baptisa Palermo de San Benito (connue aussi sous le nom de San Benito de Palermo), nom Ă propos duquel circulent aujourdâhui encore diverses hypothĂšses non confirmĂ©es[157].
La guerre civile de 1840
En arriva Ă Buenos Aires lâĂ©missaire de gouvernement de Santa Fe, Domingo Cullen, avec mission dâarranger un rapprochement entre Rosas et la flotte française. Cependant, avec[159] ou sans lâaval dâEstanislao LĂłpez[160], Cullen court-circuita Rosas et alla nĂ©gocier directement avec le commandant de la flotte française la levĂ©e du blocus pour sa propre province, en contrepartie de la promesse dâaider la France contre Rosas et dâannuler la dĂ©lĂ©gation en matiĂšre dâaffaires Ă©trangĂšres que sa province avait cĂ©dĂ©e Ă la province de Buenos Aires. En plein milieu des pourparlers, le gouverneur de Santa Fe Estanislao LĂłpez mourut, raison pour Cullen de sâen retourner Ă Santa Fe, oĂč il se fit Ă©lire gouverneur[159]. Il prit contact avec le gouverneur correntin Genaro BerĂłn de Astrada afin de manigancer quelque coup de force contre Rosas[161]. Toutefois, Rosas et Pascual EchagĂŒe, dâEntre RĂos, refusant de reconnaĂźtre Cullen comme gouverneur, au motif quâil Ă©tait espagnol, firent pression sur la LĂ©gislature de Santa Fe et obtinrent la destitution de Cullen et son remplacement par Juan Pablo LĂłpez, frĂšre de son prĂ©dĂ©cesseur[162].
Cullen sâenfuit Ă Santiago del Estero et trouva refuge au logis du gouverneur Ibarra, dâoĂč il rĂ©ussit Ă organiser une invasion de la province de CĂłrdoba par une troupe dâopposants au gouverneur Manuel LĂłpez. Cette troupe fut battue, et Ibarra envoya Cullen prisonnier Ă Buenos Aires[163]. DĂšs son arrivĂ©e Ă la frontiĂšre de la province de Buenos Aires en , il fut fusillĂ© par le colonel Pedro Ramos.
Auparavant donc, Cullen avait dĂ©pĂȘchĂ© son Ă©missaire Manuel Leiva pour nĂ©gocier avec le gouverneur de Corrientes Genaro BerĂłn de Astrada une alliance contre Rosas, que BerĂłn de Astrada avait acceptĂ©e. Mais Ă la suite de la chute de Cullen, BerĂłn de Astrada chercha appui auprĂšs de lâUruguayen Fructuoso Rivera, avec qui il signa un traitĂ© dâalliance, â que celui-ci ne respectera jamais â, puis dĂ©clara la guerre Ă Buenos Aires et Ă Entre RĂos. Le gouverneur dâEntre RĂos, Pascual EchagĂŒe, envahit Corrientes et dĂ©truisit lâarmĂ©e correntine lors de la bataille de Pago Largo en , oĂč BerĂłn paya de sa vie la dĂ©faite. AprĂšs quâil eut installĂ© Ă Corrientes un gouvernement fĂ©dĂ©raliste[164], EchagĂŒe retourna dans sa province. En , avec le soutien et les financements portĂšgnes, et avec lâappui dâun grand nombre de militaires blancs, commandĂ©s par Juan Antonio Lavalleja, Servando GĂłmez et Eugenio GarzĂłn, EchagĂŒe envahit lâUruguay pour affronter Rivera, qui avait promis de lâaide Ă BerĂłn de Astrada [165]. Il parvint Ă avancer jusquâaux abords de Montevideo, mais fut battu dans la bataille de Cagancha, fin , et sâenfuit Ă Entre RĂos, emmenant avec lui Manuel Oribe[166].
Entre-temps, les problĂšmes se multipliaient dans le nord : vers la fin de lâannĂ©e 1838, Alejandro Heredia fut assassinĂ©[167], et le gouvernorat des provinces de Salta et de TucumĂĄn passa Ă des dirigeants unitaires[168].
Le gouvernement français, nâayant obtenu de son blocus naval que peu de rĂ©sultats, prit le parti de financer des campagnes militaires contre Rosas, en versant dâimportants subsides tant au gouvernement de Rivera quâaux unitaires organisĂ©s dans la ComisiĂłn Argentina, que dirigeait ValentĂn Alsina. Ceux-ci se mirent Ă la recherche dâun chef militaire prestigieux pour prendre la tĂȘte de la rĂ©volution, et leur choix se porta sur Juan Lavalle, que Juan Bautista Alberdi sut convaincre de prendre le commandement des troupes.
Dans le sillage de lâattaque avortĂ©e dâEchagĂŒe contre lâUruguay, Lavalle dĂ©cida de mettre Ă profit la situation pour envahir â sur des vaisseaux français â Entre RĂos. Il battit le gouverneur supplĂ©ant de cette province Ă la bataille de YeruĂĄ, puis parcourut toute la province en quĂȘte de soutiens. Nâen ayant rĂ©coltĂ© aucun en faveur de sa « croisade » contre Rosas, il se dirigea vers Corrientes, oĂč le gouverneur FerrĂ©, qui sâĂ©tait dĂ©clarĂ© contre Rosas, le mit Ă la tĂȘte de son armĂ©e[169]. La premiĂšre chose que fit FerrĂ© fut de lancer contre Santa Fe le fondateur de lâautonomie provinciale locale, Mariano Vera, cependant celui-ci fut vite dĂ©fait par les troupes du gouverneur Juan Pablo LĂłpez et pĂ©rit au combat en .
La révolution des Libres du sud
La ville de Buenos Aires elle-mĂȘme fut le thĂ©Ăątre dâun mouvement dirigĂ© contre Rosas, dans le but dâempĂȘcher sa rĂ©Ă©lection comme gouverneur de la province. Le commandement militaire du mouvement fut confiĂ© au colonel RamĂłn Maza, fils du prĂ©sident de la LĂ©gislature provinciale, Manuel Vicente Maza. Dans le mĂȘme temps, dans le sud de la province, Ă deux centaines de kilomĂštres de la ville de Buenos Aires, sâoccupait Ă sâorganiser un autre groupe opposant, appelĂ© les Libres du sud, emmenĂ© par des estancieros alarmĂ©s par la chute des exportations et par la possible perte de leurs droits quâils avaient obtenus sur leurs terres, par suite de lâarrivĂ©e Ă Ă©chĂ©ance de la loi sur les emphytĂ©oses, puisque Rosas avait refusĂ© Ă beaucoup dâĂȘtre eux â les considĂ©rant en effet comme des opposants â la vente de leurs terres, nonobstant quâune loi provinciale eĂ»t Ă©tĂ© promulguĂ©e autorisant leur aliĂ©nation. Ils dĂ©clenchĂšrent une rĂ©volution contre le gouverneur qui se propagea bientĂŽt dans tout le sud de la province[170]. Ils jouissaient de lâappui de Lavalle, qui avait promis son aide et sâĂ©tait transportĂ© avec quelques centaines de volontaires vers lâĂźle MartĂn GarcĂa, occupĂ©e alors par des troupes françaises[171], Ă partir dâoĂč il Ă©tait supposĂ© dĂ©barquer dans la baie de SamborombĂłn.
Cependant, tout tourna mal : les rebelles ne purent compter sur lâaide de Lavalle, qui prĂ©fĂ©ra faire voile vers Entre RĂos pour envahir cette province, privant ainsi de ses troupes les rĂ©volutionnaires de Buenos Aires. Dâautre part, le groupe de Maza fut dĂ©noncĂ© : Manuel Vicente Maza, ancien ami de Rosas, fut assassinĂ© dans son bureau officiel, et son fils RamĂłn (le chef militaire) fusillĂ© en prison sur ordre de Rosas[172]. Les Libres del Sur, dĂ©couverts, nâattendirent pas Lavalle et marchĂšrent sur Buenos Aires, Ă la tĂȘte de quelques centaines de gauchos, mais deux semaines Ă peine plus tard furent battus par Prudencio Rosas, frĂšre du gouverneur, Ă la bataille de ChascomĂșs[173]. Les meneurs pĂ©rirent dans la bataille, les autres furent exĂ©cutĂ©s ou incarcĂ©rĂ©s, et plusieurs durent sâexilier.
Campagnes militaires de Lavalle
Les nouveaux gouvernants du nord-ouest â principalement JosĂ© Cubas de Catamarca, et Marco Avellaneda de TucumĂĄn â sâorganisĂšrent pour affronter le gouverneur de Buenos Aires. Quand lâarmĂ©e correntine de Juan Lavalle eut Ă nouveau envahi Entre RĂos, TucumĂĄn se prononça contre Rosas, mit ses forces armĂ©es sous le commandement du gĂ©nĂ©ral Lamadrid et forma avec les provinces limitrophes la Coalition du nord[174]. Le commandant en chef nominal de leur armĂ©e Ă©tait le gouverneur de La Rioja, TomĂĄs Brizuela[175]. Le seul gouverneur de la rĂ©gion Ă demeurer fidĂšle Ă Rosas fut Ibarra, de Santiago del Estero, raison pour laquelle trois offensives furent lancĂ©es contre lui, mais sans rĂ©sultat[176].
Lavalle parcourut Entre RĂos du nord au sud, mais fut battu Ă la bataille de Sauce Grande au mois de juillet de la mĂȘme annĂ©e 1840 par EchagĂŒe[177] ; sâĂ©tant rĂ©fugiĂ© Ă Punta Gorda, il embarqua ses troupes sur des vaisseaux de lâescadre française. Ses poursuivants crurent quâil avait lâintention de se retirer sur Corrientes ou en Uruguay, cependant le 1er aoĂ»t, il dĂ©barqua Ă San Pedro, dans le nord de la province de Buenos Aires[178]. Il esquiva le colonel Pacheco et fit route vers la ville de Buenos Aires, se cantonna Ă Merlo, Ă une trentaine de km (Ă vol dâoiseau) Ă lâouest de Buenos Aires, et y attendit que la ville se prononce en sa faveur.
Ă lâaide de chevaux apportĂ©s par quelques estancieros amis, il marcha sur la ville, mais son entreprise ne recueillit aucun soutien populaire, et personne ne vint se rallier Ă son armĂ©e ; câest au contraire lâarmĂ©e de Lavalle qui fut frappĂ©e par de nombreuses dĂ©sertions, tandis que la ville soutenait inconditionnellement Rosas. Celui-ci pour sa part amĂ©nagea son quartier gĂ©nĂ©ral Ă Santos Lugares de Rosas (lâactuelle San AndrĂ©s, dans le partido de General San MartĂn), câest-Ă -dire dans la mĂȘme caserne qui allait par la suite devenir cĂ©lĂšbre en raison des prisonniers qui y seront enfermĂ©s et de lâexĂ©cution de Camila O'Gorman. Rosas coupa ainsi Ă Lavalle la route vers la capitale, tandis que Pacheco, commandant en chef de lâarmĂ©e portĂšgne, sâapprĂȘtait Ă lâencercler par le nord, de sorte que Lavalle nâeut dâautre choix que de se retirer vers le nord de la province[179].
La retraite de Lavalle eut pour effet que les Français conclurent la paix avec Rosas et levĂšrent leur blocus. Lavalle, sans appui naval, occupa Santa Fe, mais son armĂ©e continuaitffĂ©dĂ© de subir des dĂ©fections. Pour sa part, Rosas lança Pacheco Ă sa poursuite, et peu aprĂšs plaça Manuel Oribe Ă la tĂȘte de lâarmĂ©e fĂ©dĂ©raliste.
Le Mois de terreur (octobre 1840)
Dans les Ă©crits de lâhistoriographie libĂ©rale argentine, le mois dâ Ă Buenos Aires est dĂ©signĂ© par les termes de « mois de la terreur » ou dâ« octobre rouge ». DĂšs que lâon eut appris que Lavalle faisait volte-face, une atmosphĂšre de terreur gĂ©nĂ©ralisĂ©e Ă©clata dans la ville, oĂč des dizaines de personnes furent assassinĂ©es, des centaines de maisons mises Ă sac, et oĂč les rues Ă©taient dĂ©sertĂ©es. Les anciens partisans des unitaires, de mĂȘme que tous ceux qui pour quelque raison Ă©taient seulement soupçonnĂ©s de lâĂȘtre, furent persĂ©cutĂ©s. Les symboles des unitaires, et jusquâaux objets prĂ©sentant les couleurs alors identifiĂ©es aux unitaires â Ă savoir bleu ciel et vert â furent dĂ©truits. Les façades, les vĂȘtements, les uniformes, tout ce qui pouvait ĂȘtre colorĂ© fut repeint en rouge[180] - [181].
Il est imputĂ© Ă Rosas dâavoir Ă©tĂ© lâinstigateur de cette vaste tuerie de partisans unitaires, perpĂ©trĂ©e par le biais de son organisation parapoliciĂšre, La Mazorca. Il est certain quâen ce mois-lĂ furent assassinĂ©es une vingtaine de personnes dont seulement sept Ă©taient des unitaires. Les homicides furent commis de nuit, dans la rue, par lynchage populaire, ou rĂ©sultĂšrent de la rĂ©pression de ces lynchages[182]. Rosas ne fit rien pour arrĂȘter le massacre, et sans doute nâeĂ»t-il pas Ă©tĂ© en mesure de le juguler. Le , une fois signĂ©e la paix avec la France, la police put revenir dans la ville. Mais ce ne sera que vers la fin de cette annĂ©e, lorsque Rosas jugea quâil avait quelque chance dâĂȘtre obĂ©i, quâil fit savoir publiquement que quiconque serait surpris Ă violer un domicile, Ă voler ou Ă assassiner serait passĂ© par les armes ; la violence cessa le jour mĂȘme[183].
La terreur de lâannĂ©e 1840 fut le point culminant de lâusage politique de la violence par Rosas et son parti. Quelques historiens ont gĂ©nĂ©ralisĂ© lâimage de ces semaines de violence Ă toute la durĂ©e de son gouvernement, tandis que dâautres tiennent quâil nâen Ă©tait pas ainsi ; il y eut certes sous Rosas plusieurs pĂ©riodes de persĂ©cution dâopposants, toutefois la fin de 1840 est la seule pĂ©riode oĂč lâon vit la rĂ©pĂ©tition quotidienne de tels crimes. De fait, Rosas utilisa la terreur davantage pour mettre sous pression les consciences que pour Ă©liminer physiquement des individus[184] - [185] - [186].
Pour NĂ©stor Montezanti « on ne peut pas dire que Rosas ait Ă©tĂ© un gouvernant terroriste, ni quâil ait fait habituellement usage de la terreur comme moyen de se maintenir ou de raffermir sa position au gouvernement. Il est sĂ»r en revanche que de façon exceptionnelle, en deux occasions sur dix-sept ans, il eut recours Ă elle Ă des Ă©poques de grave perturbation, lorsque le pĂ©ril menaçait directement son gouvernement et la cause nationale que lui, Rosas, incarnait. MĂȘme dans ces circonstances, lâusage qui en fut fait restait modĂ©rĂ©, compte tenu aussi que dâautre part la plupart de ces crimes faisaient suite Ă des exaltations fanatiques et non Ă des consignes du Dictateur, qui se limitait Ă ouvrir les soupapes de compression des passions sociales »[187]. En effet, Rosas non seulement nâordonna pas les assassinats, mais en outre les combattit, comme l'atteste une notification du â mois qui connut une forte flambĂ©e de lynchages populaires â adressĂ©e aux chefs des forces de sĂ©curitĂ© et portant que le gouverneur « a regardĂ© avec le plus sĂ©rieux et le plus profond dĂ©sagrĂ©ment les scandaleux assassinats qui ont Ă©tĂ© commis ces jours derniers ; quoiquâils aient Ă©tĂ© commis sur des sauvages unitaires, personne, absolument personne nâest autorisĂ© Ă prendre pareille licence barbare ». Dans le mĂȘme communiquĂ©, il ordonnait de patrouiller par la ville « en disposant ce qui est nĂ©cessaire pour Ă©viter de semblables assassinats »[188].
Pour Pacho O'Donnell, la classe sociale dont Ă©taient issus les ennemis de Rosas a Ă©tĂ© un facteur dĂ©terminant quand il sâest agi, dans lâhistoriographie libĂ©rale, de dĂ©finir par lequel des deux camps la terreur avait Ă©tĂ© principalement exercĂ©e :
« La rĂ©putation de terroristes sera plus grande chez les fĂ©dĂ©ralistes, parce que leur base populaire fit que quelques-unes de leurs victimes appartenaient Ă la classe aisĂ©e. En revanche, les unitaires tuaient des gauchos. LâexĂ©cution dâun Maza ou dâun O'Gorman nâaura pas le mĂȘme retentissement dans la capitale et dans ses journaux que lâassassinat de centaines dâhumbles soldats Ă lâissue du combat de La Tablada sur ordre de lâunitaire Paz[189]. »
La Coalition du nord et fin provisoire de la guerre civile
Depuis la mort dâHeredia, les unitaires du nord de lâArgentine sâĂ©taient organisĂ©s et commencĂšrent Ă sâemparer des gouvernements provinciaux de TucumĂĄn, de Salta, de Jujuy et de Catamarca.
Rosas se souvint quâils avaient en leur possession lâarmement envoyĂ© par lui pour les besoins de la guerre contre la Bolivie, et dĂ©cida dâenvoyer un Ă©missaire pour le leur soustraire avant quâils ne se prononcent contre lui. Le gĂ©nĂ©ral Lamadrid, dirigeant unitaire de TucumĂĄn de la dĂ©cennie anterieure, se joignit aux rebelles aprĂšs son arrivĂ©e Ă TucumĂĄn. Ceux-ci se prononcĂšrent alors contre Rosas et fondĂšrent la Coalition du nord, dirigĂ©e par le ministre tucuman Marco Avellaneda. Ils sâemployĂšrent ensuite Ă Ă©tendre leur alliance, en tentant de sĂ©duire les gouverneurs TomĂĄs Brizuela, de La Rioja, et Ibarra, de Santiago del Estero, qui Ă©taient tous deux des fĂ©dĂ©ralistes. Le premier put ĂȘtre persuadĂ© par la promesse que le commandement militaire suprĂȘme lui reviendrait ; quant Ă Ibarra, il refusa.
Lavalle poursuivit le gouverneur de Santa Fe Juan Pablo LĂłpez jusquâĂ la ville de Santa Fe, dont il se rendit maĂźtre malgrĂ© une forte rĂ©sistance[190]. Câest lĂ quâil apprit la signature le du traitĂ© Arana-Mackau : sous la pression de la Grande-Bretagne, la France avait convenu avec Rosas de la levĂ©e du blocus naval de la France contre le RĂo de la Plata ; Rosas avait cĂ©dĂ© sur le point des indemnisations et du traitement des citoyens français, mais nâavait fait aucune concession territoriale et commerciale, ni en ce qui concerne la libre navigation sur les eaux intĂ©rieures argentines[191].
De son cĂŽtĂ©, Lamadrid avait fin 1840 envahi et occupĂ© la province de CĂłrdoba, oĂč un groupe de libĂ©raux renversa le gouverneur Manuel LĂłpez. Les unitaires allĂšrent jusquâĂ tenter des rĂ©volutions dans les provinces de San Luis et de Mendoza, mais ces coups de force Ă©chouĂšrent tous deux. Entre-temps, Lavalle marcha Ă la rencontre de Lamadrid, mais fut battu en chemin par des troupes fĂ©dĂ©ralistes sous les ordres de lâOriental Manuel Oribe Ă la bataille de Quebracho Herrado, le , ce qui lâobligea Ă se retirer davantage encore, finalement vers TucumĂĄn[192]. Du reste, Lavalle et Lamadrid ne purent se mettre dâaccord Ă propos de rien, hormis pour battre en retraite â Lavalle dâabord en direction de La Rioja, et Lamadrid sur TucumĂĄn[193]. AprĂšs plusieurs dĂ©faites successives, Lavalle se retrouva donc avec son armĂ©e Ă TucumĂĄn, pendant que Lamadrid marchait vers Cuyo[194].
Le commandant de lâavant-garde de Lamadrid, Mariano Acha (celui qui avait livrĂ© Dorrego Ă Lavalle), vainquit JosĂ© FĂ©lix Aldao dans la bataille d'Angaco[195], oĂč les unitaires remportaient ainsi leur derniĂšre victoire, mais fut bientĂŽt battu Ă La Chacarilla en , et exĂ©cutĂ© peu aprĂšs. Quelques semaines plus tard, Lamadrid se fit nommer gouverneur de Mendoza et se dota des « facultĂ©s extraordinaires » tant dĂ©criĂ©es[196], peu avant dâĂȘtre dĂ©finitivement dĂ©fait par Pacheco Ă Rodeo del Medio le ; les survivants durent se rĂ©soudre Ă Ă©migrer au Chili[197].
Peu de jours auparavant, Lavalle avait Ă©tĂ© vaincu par Oribe Ă la bataille de FamaillĂĄ, en [198] ; son alliĂ© Marco Avellaneda fut exĂ©cutĂ©, et Lavalle lui-mĂȘme pĂ©rit Ă San Salvador de Jujuy pendant sa retraite vers le nord, lors dâune fusillade fortuite avec un dĂ©tachement fĂ©dĂ©raliste[199]. Ses troupes prirent en grande partie la fuite pour la Bolivie, en emportant le cadavre de leur commandant Ă PotosĂ. Câest en Bolivie Ă©galement quâallĂšrent se rĂ©fugier les derniers unitaires des provinces du nord[200]. Catamarca aussi passa aux mains des fĂ©dĂ©ralistes, et JosĂ© Cubas[201] et Marco Avellaneda furent exĂ©cutĂ©s[202].
Le restant des Correntins de Lavalle traversa le Chaco argentin, pour ensuite sâincorporer dans une nouvelle (la troisiĂšme) armĂ©e correntine[203], quâavait mise sur pied le gĂ©nĂ©ral Paz[204]. Celui-ci battit Pascual EchagĂŒe Ă la bataille de CaaguazĂș le , succĂšs inopinĂ© pour les antirosistes, et envahit Entre RĂos, pendant que Rivera faisait de mĂȘme prĂšs de la ville actuelle de Concordia. Toutefois, les Ă©lecteurs dâEntre RĂos choisirent Justo JosĂ© de Urquiza pour leur gouverneur et obligĂšrent Paz Ă quitter la capitale ParanĂĄ, en laissant ses troupes entre les mains de Rivera ; Paz allait finir comme rĂ©fugiĂ© Ă Montevideo[205].
De retour dans la province de Santa Fe, Oribe dĂ©truisit aisĂ©ment les troupes du santafesino Juan Pablo LĂłpez (qui avait passĂ© dans le camp adverse au lendemain de la dĂ©faite de la Coalition du nord) en , puis affronta les forces uruguayennes et correntines placĂ©es sous les ordres de Rivera, quâil battit Ă la Arroyo Grande en . Quelques jours plus tard, Corrientes repassa sous lâautoritĂ© des fĂ©dĂ©ralistes[206]. Oribe, Ă la tĂȘte de troupes argentines et uruguayennes, envahit ensuite lâUruguay[207]. LâArgentine tout entiĂšre Ă©tait Ă nouveau aux mains des fĂ©dĂ©ralistes. Nombre de soldats faits prisonniers Ă lâoccasion de ces batailles furent exĂ©cutĂ©s sur ordre dâOribe ou de Rosas. Pour lâheure en tous cas, la guerre civile avait pris fin en Argentine.
Ă cette Ă©poque, le futur hĂ©ros national italien Giuseppe Garibaldi entreprit quelques campagnes navales dans le RĂo de la Plata, qui ravagĂšrent les villes et hameaux situĂ©s le long des fleuves argentins et uruguayens ; quoique lâamiral Guillermo Brown souligna la vaillance de Garibaldi[208] - [209], il qualifia lâaction de ses subordonnĂ©s de piratage[210].
La politique économique dans la décennie 1840
LâĂ©conomie Ă lâĂ©poque rosienne sâappuyait sur lâexpansion de lâĂ©levage et sur lâexportation de salaisons, de fumaisons, de cuirs et de suif. Au bout dâune pĂ©riode de stagnation relative dans la dĂ©cennie antĂ©rieure, les annĂ©es 1840 furent particuliĂšrement favorables Ă la croissance de lâĂ©levage dans les provinces du Litoral. La province de Buenos Aires fut cependant la principale bĂ©nĂ©ficiaire de cette croissance, principalement par le fait que le gouvernement de Buenos Aires gardait le privilĂšge de la maĂźtrise des eaux intĂ©rieures et continuait de concentrer dans la capitale toute lâactivitĂ© portuaire et les recettes douaniĂšres affĂ©rentes[211].
Sous lâeffet des blocus navals, les taxes Ă lâimportation furent sensiblement rĂ©duites, mais sans jamais redevenir aussi basses quâau temps de Rivadavia, ni aussi basses quâelles allaient le devenir aprĂšs la chute de Rosas[212].
La croissance Ă©conomique permit de diversifier les activitĂ©s industrielles et artisanales dans la ville capitale ; toutefois, il nây eut pas de dĂ©veloppement dâindustries hors celles liĂ©es Ă la production rurale : salaisonneries, tanneries et moulins. La croissance de cette derniĂšre catĂ©gorie donne Ă supposer que la « ville carnivore » commençait Ă introduire une plus grande quantitĂ© de pain dans son rĂ©gime alimentaire[213].
Les subventions que Rosas octroyait Ă telle ou telle province Ă©taient destinĂ©es Ă soutenir leur gouvernement et leur armĂ©e, non Ă favoriser lâĂ©conomie locale. Mais la croissance Ă©conomique du Litoral fluvial tira mĂ©caniquement la croissance des Ă©conomies des provinces de lâintĂ©rieur, vu que celles-ci approvisionnaient le Litoral en certaines marchandises[214].
La maĂźtrise stricte que Rosas imposa â y compris personnellement â aux dĂ©penses publiques, et son refus dâautoriser des Ă©missions de papier monnaie sans couverture, permirent Ă la province de Buenos Aires de maintenir lâĂ©quilibre de ses finances, mĂȘme dans les pĂ©riodes oĂč celles-ci subissaient le contrecoup des blocus navals[215].
Culture et enseignement Ă lâĂ©poque de Rosas
Pour rĂ©duire les dĂ©penses publiques, Rosas annula la majeure partie du budget consacrĂ© Ă lâenseignement. En 1838, on supprima Ă Buenos Aires lâinstruction gratuite et les salaires des professeurs dâuniversitĂ©[216]. NĂ©anmoins, lâuniversitĂ© de Buenos Aires et lâactuel Colegio Nacional de Buenos Aires restĂšrent en activitĂ© grĂące aux droits dâinscription payĂ©s par leurs Ă©tudiants, et de leurs enceintes sortiront les membres de lâĂ©lite portĂšgne de la pĂ©riode suivante, la plupart desquels seront de virulents dĂ©tracteurs de Rosas[217]. Ătait en activitĂ© dâautre part lâuniversitĂ© de CĂłrdoba, qui Ă©tait gĂ©rĂ©e par des religieux catholiques et dĂ©cernait des titres en droit canon et civil[218][219].
Ă Buenos Aires, lâenseignement secondaire se rĂ©partissait entre plusieurs collĂšges, dont le plus prestigieux Ă©tait le Colegio de San Ignacio des jĂ©suites, qui â aprĂšs que ceux-ci eurent Ă©tĂ© derechef expulsĂ©s du RĂo de la Plata â fut transformĂ© en le Colegio Republicano Federal, gĂ©rĂ© par lâancien jĂ©suite Francisco MagestĂ©. Il y avait Ă©galement plusieurs collĂšges privĂ©s, tels que celui dirigĂ© par Alberto Larroque[217]. Dans les provinces de lâintĂ©rieur, des collĂšges secondaires existaient dans la majoritĂ© des capitales provinciales ; le plus ancien et le plus prestigieux Ă©tait le Colegio Nacional de Monserrat Ă CĂłrdoba ; dans certaines villes, lâenseignement dispensĂ© par des couvents Ă©tait particuliĂšrement rĂ©putĂ©, comme notamment le couvent des franciscains de San Fernando del Valle de Catamarca[220].
En dehors de la production de la GĂ©nĂ©ration de 1837, lâactivitĂ© littĂ©raire fut notoirement faible durant cette pĂ©riode[221]. La musique par contre connut un moment de lustre particulier, atteignant mĂȘme, avec Juan Pedro Esnaola, Ă une certaine autonomie vis-Ă -vis des Ă©coles musicales europĂ©ennes[222]. La peinture sut elle aussi rĂ©aliser lâamorce dâun art pictural autonome, en particulier dans le domaine du portrait, du paysage et de la peinture d'histoire ; ses figures les plus Ă©minentes Ă©taient Prilidiano PueyrredĂłn et Carlos Morel, et les EuropĂ©ens Ignacio Baz, Charles Henri Pellegrini et Amadeo Gras[223].
Contextualisation
Dans lâEmpire espagnol, lâunitĂ© sociale ne se concevait quâĂ travers lâunitĂ© de la foi catholique. Cependant, aprĂšs son indĂ©pendance, la Nation argentine subit lâinfluence de deux courants de pensĂ©e distincts[224] :
1) Le courant rationaliste, laïciste et voltairien, qui avait sous-tendu la philosophie politique de la Révolution française[225] et dont était influencé notamment le Doyen Funes à Córdoba.
2) Le courant antĂ©rieur, dâinspiration chrĂ©tienne, influencĂ©, dâun cĂŽtĂ©, par la doctrine du prĂȘtre jĂ©suite Francisco SuĂĄrez[226], de lâĂcole de Salamanque, qui prĂȘcha que « lâautoritĂ© est donnĂ©e par Dieu, non au roi, mais au peuple »[227], doctrine que les principaux patriotes instigateurs de la rĂ©volution de Mai avait apprise Ă lâuniversitĂ© jĂ©suitique de Chuquisaca (actuelle Sucre) ; et de lâautre, par lâexemple de la RĂ©volution amĂ©ricaine, laquelle, si elle eut certes dâautres racines, sâĂ©tait choisi pour devise nationale In God We Trust (soit « En Dieu nous avons foi »)[228].
Dans les dĂ©buts des Provinces-Unies du RĂo de la Plata, Cornelio Saavedra, puis le frĂšre Cayetano RodrĂguez, le frĂšre Francisco de Paula Castañeda, le doyen Pedro Ignacio de Castro Barros, le gĂ©nĂ©ral Manuel Belgrano, Esteban AgustĂn GascĂłn, Gregorio GarcĂa de Tagle, entre autres, Ă©taient de grands dĂ©fenseurs de la pensĂ©e catholique et de lâĂglise, en opposition Ă lâanticatholicisme des groupes emmenĂ©s dâabord par Mariano Moreno et Juan JosĂ© Castelli[229] - [230], puis par lâhomme dâĂtat Bernardino Rivadavia, qui en 1822, parmi dâautres mesures, ferma plusieurs couvents, sâempara de tous les biens appartenant aux ordres religieux, et fit main basse sur les biens du sanctuaire de LujĂĄn, de la ConfrĂ©rie de la charitĂ©, de lâHĂŽpital Sainte-Catherine et dâautres[231].
Sous le gouvernement de Rosas, lâArgentine Ă©tait essentiellement un pays catholique. LâĂglise catholique jouait un rĂŽle primordial dans la formation de la conscience sociale et dans lâenseignement, de sorte que les rapports entre elle et les gouvernements Ă©tait une partie constitutive fondamentale de la gestion et de lâaction politiques[232].
Politique religieuse de Rosas
Bien que Rosas fĂ»t catholique et traditionaliste dans sa maniĂšre de penser, ses relations avec lâĂglise catholique furent assez compliquĂ©es pendant ses deux gouvernorats, en raison principalemente de ce quâil ne cessait de rĂ©clamer le maintien du patronage royal sur lâĂglise en Argentine.
Dans la droite ligne de la tradition de lâancien rĂ©gime, Rosas considĂ©rait lâĂglise comme faisant partie intĂ©grante de lâappareil dâĂtat. Cependant, Rosas sâidentifiait lui-mĂȘme avec le gouvernement, lâĂtat, le pays et la Nation, et eut le souci de lĂ©gitimer son systĂšme politique Ă travers la dĂ©fense de lâĂglise. Rosas Ă©tendit ses prescriptions politiques au champ religieux ; ainsi, durant son gouvernement, de mĂȘme que la couleur rouge ponceau devait ĂȘtre exhibĂ©e dans tous les secteurs de la vie, les autels Ă©taient-ils en permanence revĂȘtus dâĂ©toffes de cette couleur ; les curĂ©s de paroisse devaient appuyer publiquement le rosisme et exhorter les fidĂšles Ă dĂ©fendre la « sainte cause de la FĂ©dĂ©ration », et le portrait de Rosas Ă©tait accrochĂ© Ă cĂŽtĂ© des images des saints[233]. Dans toutes les Ă©glises, les prĂȘtres cĂ©lĂ©braient des messes dâaction de grĂące pour ses succĂšs et de dĂ©ploration Ă la suite de ses Ă©checs.
Pour sâassurer le soutien de lâĂglise, Rosas devait garantir son emprise sur celle-ci, raison pour laquelle il revendiqua son droit dâexercer le patronage ecclĂ©siastique en tant que dĂ©positaire du patronage royal de lâĂ©poque coloniale. Toute la pĂ©riode rosienne fut un long tiraillement entre lâautoritĂ© papale et lâautoritĂ© de Rosas, une situation semblable prĂ©valant aussi dans les provinces. DĂ©jĂ sous le gouvernorat de Viamonte, la prĂ©tention du pape Ă nommer lui-mĂȘme les Ă©vĂȘques en Argentine fut contestĂ©e ; dans le Memorial Ajustado de 1834, la majoritĂ© des juristes consultĂ©s Ă ce propos contesta que ce droit revĂźnt au gouvernement[234].
Le pape nomma pour lâArgentine une serie dâĂ©vĂȘques « titulaires » â alors appelĂ©s Ă©vĂȘques in partibus infidelium, câest-Ă -dire assignĂ©s Ă des siĂšges se trouvant « aux mains des infidĂšles » en Asie et en Afrique â pour exercer comme vicaires apostoliques. Rosas reconnut le premier de ces Ă©vĂȘques, Mariano Medrano, comme Ă©vĂȘque de Buenos Aires en 1830, ce qui permit de normaliser les relations avec le Saint SiĂšge, lesquelles avaient Ă©tĂ© coupĂ©es de fait depuis la guerre dâindĂ©pendance[235]. Si Rosas tolĂ©ra donc lâĂ©vĂȘque Mariano Medrano, dĂ©signĂ© sous le gouvernorat du gĂ©nĂ©ral Juan JosĂ© Viamonte, il fut rĂ©solu Ă nâen plus accepter aucun autre qui nâeĂ»t dâabord reçu son aval, Rosas en effet se considĂ©rant comme le continuateur de la politique rĂ©galiste du patronage ecclĂ©siastique telle que lâavaient pratiquĂ©e les rois dâEspagne.
En ce qui concerne les autres provinces argentines, le pape crĂ©a le diocĂšse de San Juan de Cuyo, pour lequel furent nommĂ©s Ă©vĂȘques Justo Santa MarĂa de Oro, puis plus tard, JosĂ© Manuel Quiroga Sarmiento[236]. Pour le diocĂšse de CĂłrdoba, il dĂ©signa Benito Lascano, qui devait jusquâĂ sa mort en 1836 entrer plusieurs fois en conflit avec le gouveneur Manuel LĂłpez[237] ; cette mĂȘme annĂ©e, JosĂ© AgustĂn Molina fut Ă©levĂ© au rang dâĂ©vĂȘque de Salta, mais mourut deux annĂ©es aprĂšs[238]. Sur toute la pĂ©riode rosienne, aucun de ces deux prĂ©lats ne sera remplacĂ© aprĂšs leur mort[239].
Rosas autorisa le retour des jĂ©suites en 1836 et leur restitua quelques-uns des biens qui leur avaient Ă©tĂ© confisquĂ©s par la rĂ©forme de Rivadavia, et les jĂ©suites ouvrirent le Colegio de San Ignacio et plusieurs autres collĂšges dans lâintĂ©rieur. Cependant, Rosas aura bientĂŽt des diffĂ©rends avec les jĂ©suites, vu quâils restaient de fidĂšles suiveurs de la papautĂ© en ce qui concerne justement le patronage et refusĂšrent dâappuyer publiquement le gouvernement rosiste et de se laisser utiliser Ă des fins de propagande, ce qui dĂ©boucha finalement sur un affrontement ouvert avec Rosas et finit par pousser celui-ci Ă les expulser derechef en en direction de Montevideo. Les gouvernements provinciaux eux aussi jugĂšrent prudent de les expulser[240].
Lâaffaire Camila OâGorman et Ladislao GutiĂ©rrez
Lâune des affaires les plus retentissantes du deuxiĂšme gouvernorat de Rosas fut lâaventure sentimentale entre Camila O'Gorman (alors ĂągĂ©e de 23 ans) et le curĂ© Ladislao GutiĂ©rrez (24 ans), qui sâesquivĂšrent ensemble pour fonder une famille et sâĂ©tablirent dans la province de Corrientes. Rosas fut incessamment lancinĂ© Ă ce sujet par la presse unitaire depuis Montevideo et le Chili. Notamment, le , Domingo Faustino Sarmiento Ă©crivit :
« Lâhorrible corruption de mĆurs a atteint un degrĂ© extrĂȘme sous lâĂ©pouvantable tyrannie du Caligula du RĂo de la Plata, au point que les prĂȘtres impies et sacrilĂšges de Buenos Aires fuient avec les jeunes filles de la meilleure sociĂ©tĂ©, sans que le satrape infĂąme adopte une quelconque mesure contre ces monstrueuses immoralitĂ©s. »
â Domingo Faustino Sarmiento[241]
Rosas fut aiguillonnĂ© Ă©galement par les fĂ©dĂ©ralistes eux-mĂȘmes, y compris par le propre pĂšre de la jeune fille, Adolfo OâGorman, et finit inopinĂ©ment par ordonner de les fusiller, ce qui fut fait sur le campement de Santos Lugares.
Le , Domingo Faustino Sarmiento publia dans La CrĂłnica de Montevideo un billet intitulĂ© « Camila OâGorman », oĂč il critiquait la sauvagerie du rĂ©gime que lâexĂ©cution de la jeune fille aurait portĂ©e au grand jour[242].
Quelques auteurs affirment quâaucune loi du droit argentin ou du droit hĂ©ritĂ© de lâEspagne nâautorisait la peine de mort pour les faits incriminĂ©s, et que le prĂȘtre GutiĂ©rrez aurait dĂ» ĂȘtre dĂ©fĂ©rĂ© Ă la justice ecclĂ©siastique, oĂč, comme auteur dâun rapt sans violence, il Ă©tait passible de la peine de confiscation de ses biens conformĂ©ment au Fuero Juzgo (loi 1Âș, livre 3Âș, titre 3Âș) ; en outre, sâagissant dâun membre du bas clergĂ©, il eĂ»t dĂ» ĂȘtre chĂątiĂ© par une dĂ©gradation et un bannissement perpĂ©tuel ; quant Ă Camila, il convenait de se limiter Ă la renvoyer Ă son foyer[243]. Dâautres en revanche tiennent que les lois en vigueur sanctionnaient par la peine de mort le sacrilĂšge de lâenlĂšvement et le scandale que reprĂ©sentait lâaffaire, en accord avec les Parties 1 4-71, I 18-6 et VII 2-3, applicables au cas concernĂ©[244].
Dans son ouvrage La OrganizaciĂłn Nacional, le juriste MartĂn Ruiz Moreno dĂ©clara que « ce fut un vulgaire assassinat. Sans procĂšs, ni jugement, ni dĂ©fense, ni audience »[243]. Dans une lettre du adressĂ©e Ă Federico Terrero, Rosas nota :
« Aucune personne ne mâa conseillĂ© lâexĂ©cution du curĂ© GutiĂ©rrez et de Camila OâGorman, et aucune personne ne mâa parlĂ© ou Ă©crit en leur faveur. Au contraire, toutes les personnes de haut rang du clergĂ© mâont parlĂ© ou Ă©crit sur ce crime audacieux, et sur lâurgente nĂ©cessitĂ© dâun chĂątiment exemplaire pour prĂ©venir dâautres scandales semblables ou pareils. Pour ma part, je pensais la mĂȘme chose. Et, la responsabilitĂ© en incombant Ă moi, jâai ordonnĂ© lâexĂ©cution[243]. »
Apogée du rosisme
Le rĂ©gime de Rosas Ă©tait parvenu Ă prendre le dessus sur des ennemis qui pourtant, Ă un moment ou Ă un autre, sâĂ©taient rendus maĂźtres de la quasi-totalitĂ© du pays, hormis la ville de Buenos Aires. La situation Ă©conomique se faisait avantageuse[211] et Rosas gardait inaltĂ©rĂ© son prestige personnel[245].
Dans les provinces, la plupart des gouverneurs fĂ©dĂ©ralistes surent se maintenir en poste pendant de longues pĂ©riodes ; en plus dâIbarra, qui gouvernait la province de Santiago del Estero depuis 1820, dâautres gouverneurs restĂšrent en fonction pendant des pĂ©riodes particuliĂšrement longues : BenavĂdez dans la province de San Juan, EchagĂŒe[246] dans celle de Santa Fe, GutiĂ©rrez dans celle de TucumĂĄn, Iturbe dans celle de Jujuy, LĂłpez dans celle de CĂłrdoba, Lucero dans celle San Luis, Navarro dans celle de Catamarca, et Urquiza en Entre RĂos gouvernĂšrent leur province respective durant presque toute la dĂ©cennie 1840. Les gouverneurs soupçonnĂ©s de nâĂȘtre pas entiĂšrement dĂ©vouĂ©s Ă Rosas, comme Vicente Mota de La Rioja et Segura de Mendoza, furent dĂ©mis de leurs fonctions.
Les provinces de lâintĂ©rieur furent Ă©conomiquement les bĂ©nĂ©ficiaires de la paix nouvellement instaurĂ©e, qui nâeut presque pas dâinterruption. Les provinces du Litoral tirĂšrent avantage des exceptions que Rosas se vit contraint dâaccorder pendant le blocus franco-britannique, et leur Ă©conomie connut un essor rapide[211].
Les relations avec les pays voisins se stabilisĂšrent : le Paraguay resta neutre aprĂšs la premiĂšre dĂ©faite des Madariaga[247] et, quoique la Bolivie refusĂąt de collaborer Ă prĂ©venir de nouvelles invasions contre les provinces argentines du nord, Rosas sâefforça par tous les moyens dâĂ©viter des conflits avec ce pays[248].
En dĂ©pit de lâalliance avec le Chili, certains contentieux pesaient sur les relations de Rosas avec ce pays, liĂ©s notamment Ă lâasile accordĂ© par le Chili aux Ă©migrĂ©s de la zone de Cuyo, parmi lesquels se signalait en particulier Domingo Faustino Sarmiento[249]. Un autre problĂšme surgit avec lâexpansion territoriale chilienne vers le sud : en 1843, le Chili prit possession du dĂ©troit de Magellan, point stratĂ©gique qui gagnait alors en importance par suite de la croissance de la navigation dans lâocĂ©an Pacifique. Comme le site occupĂ© par le Chili se trouvait Ă lâest de la CordillĂšre des Andes, le gouvernement de Buenos Aires prĂ©senta, tardivement, ses rĂ©clamations en 1847, en faisant valoir les droits de lâArgentine sur le tronçon oriental dudit passage ocĂ©anique, mais le Chili rejeta le contenu du document[250].
Les provinces dĂ©signĂšrent Rosas Chef suprĂȘme de la ConfĂ©dĂ©ration argentine. Il sâagissait lĂ de lâultime formalisme destinĂ© Ă donner un nom au systĂšme qui, pendant longtemps, avait confĂ©rĂ© unitĂ© et stabilitĂ© au pays ; toutefois, Ă©tant appuyĂ© sur le personnalisme, cette stabilitĂ© nâĂ©tait pas appelĂ©e Ă se prolonger indĂ©finiment[251]. Quoi quâil en soit, le pouvoir de Rosas semblait inĂ©branlable ; le principal problĂšme, et apparemment le seul, qui restait Ă©tait Montevideo, refuge des ennemis de Rosas[252].
AnnĂ©e aprĂšs annĂ©e, allĂ©guant de raisons de santĂ©, Rosas prĂ©sentait sa dĂ©mission en tant que dĂ©positaire de la compĂ©tence en matiĂšre de relations extĂ©rieures de la ConfĂ©dĂ©ration, mais en ayant chaque fois lâassurance que cette dĂ©mission ne serait pas acceptĂ©e. En 1851, Urquiza, gouverneur dâEntre RĂos, Ă©mit un dĂ©cret, connu sous le nom de pronunciamiento de Urquiza, par lequel il acceptait inopinĂ©ment la dĂ©mission de Rosas et se rĂ©appropria, pour le compte de sa province, la conduite des affaires Ă©trangĂšres[6].
Le siÚge de Montevideo et nouvelle rébellion en Corrientes
AprĂšs la victoire dâArroyo Grande, il restait Ă Oribe un compte Ă solder. Il attaqua Rivera en Uruguay, et prit ses quartiers en face de Montevideo, quâil entreprit dâassiĂ©ger, avec lâappui de plusieurs rĂ©giments argentins. Soutenu par la France, la Grande-Bretagne, et plus tard par le BrĂ©sil, et dĂ©fendu par des rĂ©fugiĂ©s argentins et des mercenaires venus dâEurope, Rivera rĂ©ussit Ă faire rĂ©sister la ville jusquâen 1851. La flotte portĂšgne de lâamiral Guillermo Brown imposa un blocus au port de Montevideo, lequel blocus aurait entraĂźnĂ© la chute immĂ©diate de la ville, nâĂ©tait-ce que lâescadre anglo-française sous les ordres du commodore Purvis se mit en devoir dâĂ©loigner les vaisseaux portĂšgnes et de maintenir ainsi une voie ouverte pour approvisionner la population. Rivera fut certes expulsĂ© de la ville, mais Oribe ne rĂ©ussit pas Ă sâen emparer. Pendant toutes ces annĂ©es, les meilleures troupes de Buenos Aires restĂšrent immobilisĂ©es en Uruguay. Dans lâhistoriographie uruguayenne, cette pĂ©riode a Ă©tĂ© nommĂ©e la Guerra Grande.
Corrientes se souleva une nouvelle fois contre Rosas en 1843, sous le commandement des frĂšres JoaquĂn et Juan Madariaga, mais ceux-ci ne sauront pas exporter leur rĂ©bellion vers les autres provinces[253]. Au terme de quatre annĂ©es de rĂ©sistance, le nouveau gouverneur dâEntre RĂos Justo JosĂ© de Urquiza finit par les vaincre dans deux batailles, celle de Laguna Limpia et celle de RincĂłn de Vences. Ă la fin de 1847, lâArgentine se trouvait uniformĂ©ment alignĂ©e derriĂšre Rosas.
Les Tablas de sangre
Ămile de Girardin reproduisit dans le journal La Presse une note du journal londonien The Atlas du , oĂč il Ă©tait affirmĂ© que la maison Lafone & Co., concessionnaire des douanes de Montevideo, avait chargĂ© le poĂšte JosĂ© Rivera Indarte de la rĂ©daction dâun texte diffamatoire contre Rosas. Le produit de cette transaction fut le pamphlet intitulĂ© Tablas de sangre (littĂ©r. ± Tablettes de sang). Le contrat stipulait, aux dires de La Presse, le versement dâun penny par cadavre imputĂ© Ă Rosas. Dans Tablas de sangre, Rivera Indarte mettait sur le compte de Rosas 480 morts - [254], chiffre faux en rĂ©alitĂ©. Y avaient Ă©tĂ© inclus en effet les morts de Facundo Quiroga et de son escorte, dâAlejandro Heredia et de JosĂ© Benito Villafañe, assassinĂ©s, pour les premiers, sur ordre des frĂšres ReinafĂ©, pour le deuxiĂšme, sur lâinstigation de Marco Avellaneda, et, pour le dernier, Ă lâincitation de Bernardo Navarro, appartenant tous au camp unitaire et ennemis de Rosas. Figurent sur la liste Ă©galement plusieurs dĂ©cĂ©dĂ©s par suite de causes naturelles, beaucoup dâinconnus dĂ©signĂ©s par les initiales N.N. (nomen nescio, nom inconnu), dâautres vraisemblablement inventĂ©s, et mĂȘme des personnes qui des annĂ©es plus tard Ă©taient encore en vie. Ces imputations auraient ainsi valu Ă Rivera Indarte une recette de deux livres sterling. Il accusa en outre Rosas dâĂȘtre Ă lâorigine de la mort de 22 560 personnes lors de toutes les batailles et de tous les combats survenus en Argentine depuis 1829 ; cependant, les estimations actuelles du nombre de victimes tombĂ©es dans tous les groupes belligĂ©rants de cette Ă©poque nâatteignent pas la moitiĂ© de ce montant[255] - [256].
Comme corollaire Ă cet inventaire dâassassinats, il y adjoignit un opuscule intitulĂ© Es acciĂłn santa matar a Rosas (littĂ©r. Câest une action sainte que de tuer Rosas), par quoi Ă son tour il avalisait lâassassinat comme instrument politique :
« Notre opinion que câest une action sainte de tuer Rosas nâest pas antisociale mais conforme Ă la doctrine des lĂ©gislateurs et des moralistes de tous les temps et Ăąges. Nous nous estimerions trĂšs fortunĂ©s si le prĂ©sent Ă©crit pouvait mouvoir le cĆur de quelque forte personne qui, plongeant un poignard libĂ©rateur dans la poitrine de Rosas, restituerait au RĂo de la Plata sa fĂ©licitĂ© perdue et libĂ©rerait lâAmĂ©rique et lâhumanitĂ© en gĂ©nĂ©ral du grand scandale que les dĂ©shonore. »
â JosĂ© Rivera Indarte[257].
Dâautre part, il accusait aussi Rosas de nombre dâautres turpitudes : de fraude fiscale, de malversation de fonds, dâavoir « accusĂ© calomnieusement dâadultĂšre sa respectable mĂšre [...] il sâest rendu jusquâĂ la couche oĂč gisait son pĂšre moribond pour lâinsulter », dâavoir abandonnĂ© son Ă©pouse pendant ses derniers jours, dâavoir des maĂźtresses dans les familles les plus respectables, dâavoir « prĂ©sentĂ© sur un plat Ă ses convives, comme mets dĂ©licieux, les oreilles salĂ©es dâun prisonnier » etc. Indarte alla jusquâĂ Ă©crire quâil « est coupable dâinceste rude et scandaleux avec sa fille Manuelita, quâil a corrompue ». Ă propos de Manuelita, il dit encore que « la vierge candide est aujourdâhui une hommasse sanguinaire, qui porte sur le front la tache rĂ©pugnante de la perdition »[257].
Celui chargĂ© de porter le rapport Ă Londres Ă©tait Florencio Varela[255] - [256]. PubliĂ© en feuilleton par le Times de Londres et par Le Constitutionnel de Paris, il servit de justificatif Ă lâintervention franco-britannique contre le RĂo de la Plata. Robert Peel, qui approuva la dĂ©pense de la maison Lafone, versa des larmes lorsquâil en donna lecture Ă la tribune de la Chambre des communes, en demandant dâapprouver lâintervention, et Thiers sâindigna de « la sauvagerie de ces descendants dâEspagnols » et associa la France Ă lâintervention britannique[88].
Le blocus franco-britannique
Le gouvernement de Rosas avait interdit la navigation sur les eaux intĂ©rieures argentines afin de prĂ©server la douane de Buenos Aires, seul point par lequel on pouvait commercer avec lâĂ©tranger. LâAngleterre avait pendant longtemps rĂ©clamĂ© la libre navigation sur les fleuves ParanĂĄ et Uruguay pour pouvoir vendre ses produits ; cela aurait dans une certaine mesure provoquĂ© la destruction de la petite production locale. L'Ă©mergence de la navigation Ă vapeur permettait de remonter les fleuves avec rapiditĂ©. Pour ces motifs le Royaume-Uni et la France qui avaient armĂ© dâimportantes flottes commerciales et militaires composĂ©es de vaisseaux Ă vapeur exigeaient la libre circulation sur les fleuves, ce qui leur assurerait le libre commerce.
Le , dans le cadre de ce contentieux, les flottes britannique et française bloquĂšrent le port de Buenos Aires et empĂȘchĂšrent la flotte portĂšgne de prĂȘter main-forte Ă Oribe Ă Montevideo, tandis que lâescadre de lâamiral Guillermo Brown fut de fait capturĂ©e par la flotte britannique. Lâun des principaux objectifs politiques du blocus Ă©tait dâĂ©viter que le jeune Ătat oriental ne soit annexĂ© par Rosas et ne finisse par se retrouver sous la pleine souverainetĂ© de lâArgentine.
La flotte conjointe franco-britannique sâavança sur le fleuve ParanĂĄ, essayant dâentrer en contact avec le gouvernement rebelle de la province de Corrientes et avec le Paraguay, dont le nouveau prĂ©sident, Carlos Antonio LĂłpez, Ă©tait disposĂ© Ă ouvrir quelque peu le rĂ©gime trĂšs fermĂ© hĂ©ritĂ© du docteur Francia. Les troupes franco-britanniques rĂ©ussirent Ă vaincre la vigoureuse dĂ©fense que leur opposĂšrent les troupes de Rosas, commandĂ©es par son beau-frĂšre Lucio Norberto Mansilla, lors de la bataille de la Vuelta de Obligado, mais seront battues quelques mois plus tard Ă la bataille de Quebracho. Ces batailles rendirent la victoire franco-britannique trop coĂ»teuse, raison pour laquelle semblable entreprise ne sera plus tentĂ©e par la suite. Si donc la bataille dâObligado tourna Ă la dĂ©route pour les forces de Rosas, elle fut cependant perçue comme un symbole de dĂ©fense de la souverainetĂ© nationale. L'action diplomatique habile du gouvernement de Rosas, doublĂ© de l'appui de JosĂ© de San MartĂn, finirent par transformer la dĂ©faite en victoire politique pour le gouvernement de la ConfĂ©dĂ©ration argentine, obligeant les puissances Ă reconnaĂźtre son droit Ă la souverainetĂ© sur les eaux intĂ©rieures.
Ayant appris les nouvelles sur la dĂ©fense de la souverainetĂ© argentine dans le RĂo de la Plata, le gĂ©nĂ©ral JosĂ© de San MartĂn, qui vivait en France, Ă©crivit :
« Surtout, je retiens du gĂ©nĂ©ral Rosas quâil a su dĂ©fendre avec toute lâĂ©nergie et Ă toute occasion le drapeau national. Pour cela, aprĂšs le combat dâObligado, je fus tentĂ© de lui envoyer lâĂ©pĂ©e avec laquelle jâai contribuĂ© Ă dĂ©fendre lâindĂ©pendance amĂ©ricaine, pour cet acte de bravoure, oĂč, avec quatre canons, il fit connaĂźtre Ă lâescadre anglo-française que, en petit ou en grand nombre, sans compter les Ă©lĂ©ments, les Argentins savent toujours dĂ©fendre leur indĂ©pendance. »
â JosĂ© de San MartĂn[258]
DĂ©jĂ dans son testament Ă©tabli le , soit un peu plus dâun an et demi avant Obligado, San MartĂn avait lĂ©guĂ© son sabre courbe, lâĂ©pĂ©e la plus prĂ©cieuse quâil possĂ©dait, celle quâil avait utilisĂ©e Ă Chacabuco et Ă MaipĂș, au gouverneur Rosas, qui la reçut aprĂšs le dĂ©cĂšs du libertador.
« Le sabre qui mâa accompagnĂ© dans toute la guerre de lâindĂ©pendance de lâAmĂ©rique du Sud, sera remis au gĂ©nĂ©ral de la RĂ©publique argentine don Juan Manuel de Rosas comme preuve de la satisfaction que, en tant quâArgentin, jâai eue Ă voir la fermetĂ© avec laquelle il a soutenu lâhonneur de la RĂ©publique contre les injustes prĂ©tentions des Ă©trangers qui essayaient de lâhumilier. »
â JosĂ© de San MartĂn[259] - [260]
La Grande-Bretagne leva le blocus en 1847, bien que ce ne fĂ»t quâen 1849, avec le traitĂ© Arana-Southern, que ce conflit sera clos dĂ©finitivement. La France tarda encore un an avant de signer le traitĂ© Arana-Le PrĂ©dour. Ces traitĂ©s reconnaissaient la navigation sur le fleuve ParanĂĄ comme « une navigation intĂ©rieure de la ConfĂ©dĂ©ration argentine et sujette seulement Ă ses lois et rĂšglements, de mĂȘme que celle du fleuve Uruguay, en commun avec lâĂtat oriental ».
La chute
La chute de Montevideo ne semblait plus quâune question de temps : le blocus franco-britannique une fois levĂ©, le seul alliĂ© qui restait Ă la ville Ă©tait le BrĂ©sil, qui, quoique garant de lâindĂ©pendance de lâUruguay, nâavait jusque-lĂ rien fait de plus que donner refuge aux colorados uruguayens, et avait exploitĂ© son statut dâalliĂ© Ă son propre avantage. Cependant, Ă peine la levĂ©e du blocus fut-elle connue, que des troupes brĂ©siliennes entreprirent des invasions partielles du territoire uruguayen. En , Rosas rompit les relations diplomatiques avec lâEmpire du BrĂ©sil[261].
Le BrĂ©sil, comme avaient tentĂ© de le faire les puissances europĂ©ennes, sâefforçait de sâassurer un accĂšs aux marchĂ©s du CĂŽne sud en soutenant un gouvernement qui lui fĂ»t favorable en Uruguay. La diplomatie impĂ©riale prit contact avec Urquiza, qui sâopposait Ă Rosas pour motifs Ă©conomiques en rapport avec la fermeture des grands fleuves et avec la douane unique Ă Buenos Aires. Lâabsence dâune constitution nationale susceptible de contraindre Buenos Aires Ă suivre une politique diffĂ©rente reprĂ©sentait un obstacle insurmontable, et Rosas faisait de son opposition Ă cette constitution lâun des axes de son discours[252]. Plusieurs personnalitĂ©s du parti fĂ©dĂ©raliste accusĂšrent Rosas de se lancer dans cette nouvelle aventure militaire Ă seule fin dâĂ©terniser la situation de guerre pour en user ensuite comme excuse Ă ne pas convoquer une assemblĂ©e constituante. Les plus clairvoyants parmi ses opposants unitaires sâĂ©taient entre-temps convaincus quâon ne pouvait vaincre Rosas avec les seuls unitaires ; le gĂ©nĂ©ral Paz, p. ex., croyait que quelquâun des caudillos subalternes de Rosas irait le renverser, et songeait en particulier Ă Urquiza.
Urquiza partageait la mĂȘme idĂ©ologie que Rosas, encore que son style fĂ»t diffĂ©rent Ă plusieurs Ă©gards. Vers la fin de 1850, Rosas lui ordonna de couper court Ă la contrebande de et vers Montevideo, qui avait fortement bĂ©nĂ©ficiĂ© Ă Entre RĂos dans les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes[262]. Durement frappĂ© Ă©conomiquement, puisque le passage obligĂ© par les douanes de Buenos Aires pour commercer avec lâextĂ©rieur reprĂ©sentait un problĂšme Ă©conomique de premiĂšre grandeur pour sa province et que la libre navigation sur les grands fleuves Ă©tait nĂ©cessaire Ă lâessor de lâĂ©conomie dâEntre RĂos, Urquiza Ă©tait Ă prĂ©sent disposĂ© Ă affronter Rosas[6]. Cependant, sâĂ©tant avisĂ© quâil nâĂ©tait pas en mesure de battre Ă la maniĂšre des unitaires â câest-Ă -dire en se lançant Ă lâaventure â un ennemi aussi puissant, il conclut, au terme de plusieurs mois de nĂ©gociations, une alliance secrĂšte avec Corrientes et avec le BrĂ©sil ; le gouvernement impĂ©rial sâengageait Ă financer ses campagnes militaires et Ă assurer le transport de ses troupes dans des vaisseaux brĂ©siliens, en plus de lui remettre dâimportantes sommes dâargent pour usage personnel.
Rosas prĂ©voyait quâil aurait Ă affronter le BrĂ©sil, nomma Urquiza commandant de la future campagne militaire contre lâEmpire, et lui fit parvenir armes et troupes[263]. Pour sa part donc, Urquiza en conclut que lâorganisation constitutionnelle du pays Ă©tait renvoyĂ©e aux calendes grecques[264], et le , Ă lâissue de plusieurs nĂ©gociations avec lâEmpire[265], le pronunciamiento dâUrquiza fut rendu public, dans lequel Ă©tait annoncĂ©e lâadoption prochaine dâune constitution et la rĂ©vocation des pouvoirs dĂ©lĂ©guĂ©s par sa province Ă Rosas, notamment la compĂ©tence en matiĂšre dâaffaires Ă©trangĂšres[266]. Le , il signa avec le gouvernement de Montevideo, avec la province de Corrientes et avec lâEmpire du BrĂ©sil un traitĂ© dâalliance pour mettre un terme au siĂšge de Montevideo[267].
Tandis quâavec lâappui de la flotte brĂ©silienne, qui pĂ©nĂ©tra dans les fleuves ParanĂĄ et Uruguay, Urquiza envahit lâUruguay, Rosas dĂ©clara en juillet la guerre au BrĂ©sil, avec lâarriĂšre-pensĂ©e de mettre Ă profit cette guerre pour reconquĂ©rir les Missions orientales annexĂ©es par le BrĂ©sil (et actuellement situĂ©es dans lâĂtat du Rio Grande do Sul). LorsquâUrquiza fut parvenu devant Montevideo, les troupes assiĂ©geantes firent dĂ©fection et allĂšrent se placer sous la banniĂšre dâUrquiza, Ă la suite de quoi Manuel Oribe finit par capituler et dut remettre le gouvernement aux mains dâune alliance de dissidents de son propre parti et des colorados de Montevideo. Les assaillants autant que les assiĂ©gĂ©s furent ainsi incorporĂ©s dans les forces dâUrquiza[268]. Au surplus, Urquiza fit main basse sur lâarmement argentin mis Ă la disposition des assaillants.
En novembre, les alliĂ©s conclurent un deuxiĂšme traitĂ©, oĂč les signataires sâengageaient Ă renverser Rosas[269]. Le BrĂ©sil injecta une forte somme dâargent dans la campagne, pour partie Ă titre de subside, pour partie sous forme de prĂȘt[270] - [271]. Les gouvernements des provinces de lâintĂ©rieur, sâils lancĂšrent toutes sortes dâinvectives et de menaces contre Urquiza, sâabstinrent toutefois dâenvoyer la moindre aide Ă Rosas[245] - [272].
La Grande ArmĂ©e, sous le commandement dâUrquiza, totalisant plus de 30 000 hommes[273], envahit la province de Santa Fe et infligea une dĂ©faite au gouverneur Pascual EchagĂŒe[274]. Rosas disposait certes dâune quantitĂ© Ă©quivalente dâarmements et de troupes[275], mais chez ces derniĂšres, lâenthousiasme avait commencĂ© Ă faire dĂ©faut, y compris chez nombre dâofficiers.
AprĂšs la defection de Pacheco, Rosas prit lui-mĂȘme le commandement de ses forces armĂ©es[276], mais se contenta dâattendre passivement dans les environs de Buenos Aires[277]. Il livra bataille Ă Caseros le , oĂč la Grande ArmĂ©e lâemporta sans difficultĂ©. Rosas quitta le champ de bataille et, accompagnĂ© seulement dâun adjudant, se dirgea vers la ville, oĂč il rĂ©digea, sur le lieu-dit Hueco de los sauces (actuelle Plaza Garay, dans le centre-ville de Buenos Aires), sa lettre de dĂ©mission :
« Je crois avoir rempli mon devoir envers mes concitoyens et compagnons. Si nous nâavons pas fait davantage pour la sauvegarde de notre indĂ©pendance, de notre identitĂ© et de notre honneur, câest parce que nous nâavons pas pu en faire plus. »
â Juan Manuel de Rosas[278] - [279].
Ensuite, il alla se rĂ©fugier dans la lĂ©gation de Grande-Bretagne, et quelques jours aprĂšs sâembarqua pour lâAngleterre, oĂč il rĂ©sida jusquâĂ sa mort, en 1877[280].
La nouvelle de Caseros Ă©branla les provinces, et dans les semaines suivantes, la moitiĂ© de leurs gouverneurs furent remplacĂ©s par des fĂ©dĂ©ralistes modĂ©rĂ©s ; le reste se pressa de nouer des contacts amicaux avec Urquiza[281] - [282]. La pĂ©riode rosiste Ă©tait ainsi rĂ©volue, et sâengagea alors celle dite de lâOrganisation nationale ; la Constitution nationale fut sanctionnĂ©e lâannĂ©e suivante, et en 1854, Urquiza prenait ses fonctions en qualitĂ© de premier prĂ©sident constitutionnel du pays[283].
Au lendemain de Caseros
Exil
AprĂšs la bataille de Caseros, dans lâaprĂšs-midi, Juan Manuel de Rosas se rĂ©fugia dans le consulat britannique et se mit sous la protection du consul et chargĂ© d'affaires du Royaume-Uni, le capitaine Robert Gore, puis rejoignit lâAngleterre Ă bord du vaisseau de guerre britannique Conflict. En effet, plusieurs mois avant sa chute, Rosas avait obtenu un arrangement avec Robert Gore concernant sa protection et lâoctroi de lâasile dans lâĂ©ventualitĂ© de sa dĂ©faite[284]. Il fut accueilli en Angleterre avec les honneurs, sous les espĂšces de 12 coups de canon, auxquels, selon le secrĂ©taire aux Affaires Ă©trangĂšres James Harris, Rosas avait droit en considĂ©ration de ce que « le gĂ©nĂ©ral Rosas nâĂ©tait pas un rĂ©fugiĂ© ordinaire, mais en Ă©tait un qui avait fait montre dâune grande distinction et dâune grande affabilitĂ© envers les nĂ©gociants britanniques qui faisaient commerce avec son pays »[285]. Ce nâest quâune des maintes contradictions de sa vie, que dâavoir trouvĂ© refuge dans le pays avec lequel il avait Ă©tĂ© en conflit Ă plusieurs reprises.
Il avait vendu une de ses estancias avant la confiscation et se fixa Ă Swaythling, dans les environs de Southampton[286], oĂč il se fit mĂ©tayer dans une ferme quâil avait prise en location[287] et oĂč il sâingĂ©nia Ă reproduire les caractĂ©ristiques et allures dâune estancia pampĂ©enne. Il prit Ă son service un rĂ©gisseur et de deux Ă quatre ouvriers, Ă qui il payait un salaire au-dessus de la moyenne[288].
Les deux enfants quâil avait eu dâEncarnaciĂłn Ezcurra le suivirent dans son exil, encore que Juan Bautista sâen revĂźnt bientĂŽt en Argentine avec sa famille. Sa fille Manuela Ă©pousa le fils dâun ancien associĂ© de Rosas, dĂ©cision que Rosas ne lui pardonnera jamais. En pĂšre dominateur, il voulait que sa fille lui restĂąt entiĂšrement dĂ©vouĂ©e, et Ă lui seul. Nonobstant quâil lui interdĂźt de lui Ă©crire ou de venir le visiter, Manuela lui demeura loyale et garda le contact[289].
Pendant son exil, il reçut trĂšs peu de visites, mais Ă©crivit un bon nombre de lettres Ă ses anciens amis. En gĂ©nĂ©ral, ses Ă©pĂźtres traitaient de sa situation Ă©conomique, contenaient des tĂ©moignages sur sa propre vie, et dans quelques cas abordaient des sujets de lâactualitĂ© politique. Compliquant davantage encore son image, dĂ©jĂ fort controversĂ©e, il Ă©crivit Ă Mitre que ce qui conviendrait Ă Buenos Aires serait de se sĂ©parer du reste de lâArgentine et de sâĂ©riger en un Ătat indĂ©pendant[290].
Il nâapprit jamais Ă parler lâanglais, ni dâailleurs aucune autre langue[291].
Pendant son exil, Rosas ne se trouva pas dans le dĂ©nuement, mais vĂ©cut modestement, au milieu de contraintes financiĂšres, pendant tout le restant de son existence[292]. Quelques amis loyaux, trĂšs peu nombreux, lui envoyaient de lâargent, mais cela ne suffisait jamais[293]. Urquiza, naguĂšre son alliĂ© et plus tard son ennemi, se rĂ©concilia avec Rosas et lui fit parvenir une assistance financiĂšre, en escomptant comme contrepartie son appui politique, alors quâen fait de capital politique, Rosas se trouvait alors fort dĂ©muni[294]. Pendant son exil, Rosas suivit les Ă©vĂ©nements dâArgentine, espĂ©rant toujours lâoccasion dây retourner, mais sâabstint de sâingĂ©rer Ă nouveau dans les affaires argentines[295]. MalgrĂ© les soucis pĂ©cuniaires constants, Rosas prit plaisir Ă la vie Ă la ferme, observant une fois : « je me considĂšre maintenant heureux dans cette ferme, vivant dans des circonstances modestes, comme vous pouvez le voir, gagnant durement ma vie Ă la sueur de mon front »[296]. Un contemporain le dĂ©crivit tel quâil Ă©tait dans ses derniĂšres annĂ©es : « Il avait alors 80 ans, restĂ© bel homme et imposant ; ses maniĂšres Ă©taient des plus raffinĂ©es, et son modeste environnement nâenlevait rien Ă son air de grand seigneur, hĂ©ritĂ© de sa famille »[297]. Au lendemain dâune promenade, par un jour froid, Rosas contracta une pneumonie, et succomba dans la matinĂ©e du . Ă lâissue dâune messe privĂ©e, Ă laquelle assistĂšrent sa famille et quelques amis, il fut inhumĂ© dans lâOld Cemetery (vieux cimetiĂšre) de Southampton[298].
Jugement et sentence contre Rosas
LâĂtat de Buenos Aires lança contre Rosas une procĂ©dure judiciaire criminelle ; dĂšs avant que celle-ci ne fĂ»t arrivĂ©e Ă son terme, le , le SĂ©nat de Buenos Aires adopta un projet de loi oĂč Rosas Ă©tait qualifiĂ© de « criminel de lĂšse-patrie » (reo de lesa patria) et par lequel la justice des tribunaux fut dĂ©clarĂ©e compĂ©tente pour juger des dĂ©lits ordinaires dont Rosas Ă©tait incriminĂ©[299]. En 1857, la LĂ©gislature de la province de Buenos Aires dĂ©clara Juan Manuel de Rosas « traĂźtre Ă la Patrie » et sanctionna la Loi sur la mise en jugement de Juan Manuel Rosas[300]. Une certaine partialitĂ© se laisse entrevoir derriĂšre les arguments employĂ©s par les dĂ©putĂ©s se trouvant Ă lâinitiative de ladite loi :
« Que dira lâHistoire lorsquâon voit que lâAngleterre a restituĂ© Ă ce tyran les canons pris pendant lâaction de guerre et saluĂ© dâune salve de 21 coups de canon son pavillon ensanglantĂ© et entachĂ© ? La France, qui fit cause commune avec les ennemis de Rosas, qui commença la croisade en la personne du gĂ©nĂ©ral Lavalle, lâabandonna en son temps et traita avec Rosas, et devait elle aussi saluer son pavillon avec 21 coups de canon. [...] Que dira-t-on dans lâHistoire, et il est triste de dire cela, quand on saura que le vaillant amiral Brown, le hĂ©ros de la Marine de guerre de lâIndĂ©pendance, fut lâamiral qui dĂ©fendit la tyrannie de Rosas ? Que le gĂ©nĂ©ral San MartĂn, vainqueur des Andes, le pĂšre des gloires argentines, lui rendit lâhommage le plus grandiose qui puisse se rendre Ă un militaire, en lui remettant son Ă©pĂ©e ? Verra-t-on cet homme, Rosas, dans 20 ou 50 ans, tel que nous le voyons, nous, 5 ans aprĂšs sa chute, si nous ne nous rĂ©solvons pas Ă voter une loi qui le chĂątie dĂ©finitivement avec le titre dâinfamie de traĂźtre ? Non monsieur, nous ne pouvons laisser Ă lâHistoire le jugement sur Rosas, parce que si nous ne disons pas dĂšs maintenant quâil Ă©tait un traĂźtre, et nâenseignons pas Ă lâĂ©cole Ă le haĂŻr, Rosas ne sera pas considĂ©rĂ© par lâHistoire comme un tyran, et peut-ĂȘtre le sera comme le plus grand et le plus glorieux des Argentins. »
â DĂ©putĂ© NicolĂĄs Albarellos, 1857[301]
La sentence du juge Sixto Villegas, confirmĂ© par la Cour dâappel et par le Tribunal supĂ©rieur, sâĂ©nonçait comme suit :
« Par des crimes avĂ©rĂ©s, si nombreux et si horribles, commis contre lâhomme, contre la patrie, contre la Nature, contre Dieu [...] En application des lois, au nom des gĂ©nĂ©rations qui passent et demandent justice et au nom des gĂ©nĂ©rations qui viennent et attendent un exemple [...] Je condamne, comme je me dois, Juan Manuel de Rosas Ă la peine ordinaire de mort sur le mode lĂ©ger ; Ă la restitution des avoirs dĂ©robĂ©s aux particuliers et au fisc, et Ă ĂȘtre exĂ©cutĂ© au jour et Ă lâheure indiquĂ©s, Ă San Benito de Palermo, dernier foyer de ses crimes (...)[302] »
â Sixto Villegas
Mort de Rosas et destin du manoir de Palermo
Rosas mourut en exil le , dans sa demeure de Southampton, avec à ses cÎtés sa fille Manuelita.
Lorsque la nouvelle de sa mort parvint Ă Buenos Aires, le gouvernement argentin interdit dâorganiser la moindre cĂ©rĂ©monie funĂšbre, ni de cĂ©lĂ©brer une messe pour le bien de son Ăąme, mais commanda des sĂ©ances de priĂšres pour les victimes de sa tyrannie.
Le manoir de Rosas, San Benito de Palermo, resta Ă lâabandon aprĂšs le dĂ©part en exil de Rosas, et tomba dans le dĂ©labrement au cours de la dĂ©cennie suivante. LâĂ©difice fut ensuite utilisĂ© par le gouvernement national Ă diverses fins : pour abriter le CollĂšge militaire, lâĂcole navale, etc.[303], tandis que le prĂ©sident Domingo Faustino Sarmiento faisait transformer les terrains de lâancienne exploitation agricole en un espace public, le parc du Trois-FĂ©vrier (Parque 3 de Febrero), ainsi nommĂ© en souvenir de la bataille de Caseros. Le bĂątiment resta debout jusquâau , quand le maire de Buenos Aires Adolfo Bullrich ordonna sa dĂ©molition, sous de trĂšs faibles protestations du public.
LâaprĂšs-Rosas
Au lendemain de la chute de Juan Manuel de Rosas, Urquiza dĂ©clara quâil nây aurait « ni vainqueurs ni vaincus »[304], et se hĂąta de rĂ©unir le CongrĂšs constituant de Santa Fe, qui Ă©labora et sanctionna la Constitution argentine de 1853, le de cette annĂ©e. LâannĂ©e suivante, Urquiza accĂ©da Ă la prĂ©sidence de lâArgentine. Cependant, la province de Buenos Aires, dominĂ©e alors par les unitaires, rejoints par beaucoup dâanciens collaborateurs de Rosas, refusa de reconnaĂźtre ladite constitution et fit sĂ©cession dâavec le reste du pays. En 1859, lâArgentine fut lĂ©galement rĂ©unifiĂ©e (avec la province de Buenos Aires), encore que la rĂ©unification effective nâeĂ»t lieu â par la force â quâen 1861.
AprĂšs le dĂ©part de Rosas, il nây eut pas de changement significatif dans les mĆurs politiques, et les gouvernants qui succĂ©dĂšrent Ă Rosas et Ă ses alliĂ©s, et qui sâĂ©taient opposĂ©s Ă son rĂ©gime en se plaignant des persĂ©cutions, traiteront leurs opposants avec cruautĂ©, leur dĂ©niant les droits les plus Ă©lĂ©mentaires, et exĂ©cutant nombre dâentre eux avec lâexcuse quâils nâĂ©taient pas des combattants en armes, mais de vulgaires bandits.
Les critiques les plus emblĂ©matiques de Rosas et de son gouvernement Ă©taient des personnalitĂ©s politiques dâidĂ©ologie libĂ©rale, comme Mitre et Sarmiento, ceux-ci en particulier ayant dĂ» Ă©migrer vers dâautres pays, comme lâUruguay et le Chili. AprĂšs la bataille de Caseros, tous revinrent en Argentine en mĂȘme temps que les centaines dâautres exiliĂ©s du rosisme. Du vivant encore de lâancien gouverneur, le penseur argentin JosĂ© Manuel Estrada Ă©mit sur Rosas lâopinion suivante :
« Il tyrannisa pour tyranniser, il tyrannisa par voluptĂ©, par vocation, sous lâimpulsion de je ne sais quelle fatalitĂ© organique, sans donner au pays la paix quâil avait promise, bien au contraire, apportant dâun bout Ă lâautre de la RĂ©publique la dĂ©pravation et le fer, et dĂ©truisant toutes les conditions morales et juridiques sur lesquelles repose lâordre des sociĂ©tĂ©s humaines. »
â JosĂ© Manuel Estrada (1873)[305]
Alberdi en revanche, bien quâil eĂ»t Ă©tĂ© contraint lui aussi de sâexiler, bascula dâune forte opposition initiale vers une attitude de justification appuyĂ©e sur lâidĂ©e de la nĂ©cessitĂ© dâune autoritĂ© nationale forte ; il rendit visite Ă Rosas Ă Southampton en 1857 et entretint avec lui une brĂšve correspondance Ă©pistolaire[306]. Alberdi fit aussi la dĂ©claration suivante :
« Bien quâen tant quâhomme de parti [je fusse] opposĂ© Ă Rosas, jâai dit que jâĂ©cris ceci avec les couleurs argentines. Ă mes yeux, Rosas nâest pas quâun simple tyran. Sâil y a dans sa main un gourdin de fer ensanglantĂ©, je vois aussi sur sa tĂȘte la cocarde de Belgrano. Lâamour de parti ne mâaveugle pas au point de ne pas reconnaĂźtre ce quâest Rosas. »
â Juan Bautista Alberdi[307]
La pensĂ©e dâAlberdi et son ouvrage Bases y puntos de partida para la organizaciĂłn polĂtica de la RepĂșblica Argentina (littĂ©r. Bases et points de dĂ©part pour lâorganisation politique de la RĂ©publique argentine) prĂ©sidĂšrent, au mĂȘme titre que le modĂšle amĂ©ricain et que les constitutions argentines antĂ©rieures, Ă la genĂšse de la nouvelle Constitution nationale de 1853.
Au XXe siĂšcle, le chercheur Tulio HalperĂn Donghi soutint que Rosas
« Ă©tait un autocrate de nature, et jusquâĂ la fin de ses jours se montra convaincu de ce quâil fallait gouverner les pays avec une main de fer pour Ă©viter ce quâil considĂ©rait leur tendance naturelle Ă lâanarchie. Dâaucuns affirment que Rosas connaissait lâĆuvre du Français Bossuet, dĂ©fenseur de lâabsolutisme monarchique, dont il devait reproduire les idĂ©es textuellement dans ses Ă©crits : âUn Roi pouvant ĂȘtre comparĂ© Ă un pĂšre, on peut rĂ©ciproquement comparer un pĂšre Ă un roi [...] Aimer, gouverner, rĂ©compenser et punir, voilĂ tout ce quâont Ă faire un pĂšre et un Roiâ. »
â Tulio HalperĂn Donghi (historien argentin[308])
De nombreux intellectuels continuent aujourdâhui de dĂ©fendre un point de vue fortement nĂ©gatif sur Rosas, lui reprochant sa tyrannie. Câest le cas en particulier dâAlberto Benegas Lynch (fils), qui dans son article Juan Manuel de Rosas: perfil de un tirano, donne un aperçu des opinions dâauteurs trĂšs diffĂ©rents, mais souscrivant tous Ă cette position[309].
Bilan de lâĂ©poque rosienne
Lâhistoriographie libĂ©rale du XIXe siĂšcle argentin, qui eut en les personnes de BartolomĂ© Mitre et de Vicente Fidel LĂłpez ses plus Ă©minents exposants et diffuseurs, avait coutume dâattribuer aux annĂ©es qui suivirent la chute de Rosas le mĂ©rite de grandes transformations en Argentine ; lâĂ©poque rosienne, Ă lâinverse, nâaurait Ă©tĂ© quâune longue pĂ©riode de stagnation, politiquement et culturellement stĂ©rile ; cependant, ce tableau nĂ©gatif sâexplique davantage par les positions idĂ©ologiques de ses auteurs que dâun examen attentif des faits[310] - [311]. Pour leur part, les historiens rĂ©visionnistes considĂšrent que câĂ©tait une pĂ©riode oĂč fut menĂ©e une tentative dâorganisation sociale et politique autonome, tentative qui allait faire long feu dans la pĂ©riode suivante, celle dite Organisation nationale[312].
Sous Rosas, la sociĂ©tĂ© argentine avait Ă©tĂ© dĂ©barrassĂ©e de toute dissidence ; ceux qui ne sâĂ©taient pas placĂ©s sous la banniĂšre du parti gouvernant durent Ă©migrer et seront, dans bon nombre de cas, assassinĂ©s. Dans lâintĂ©rieur du pays, lâadhĂ©sion automatique Ă Rosas fut imposĂ©e soit par la force armĂ©e de Buenos Aires, soit par des caudillos locaux alliĂ©s de Rosas, dont beaucoup nâavaient Ă©mergĂ© que comme Ă©manations de la volontĂ© de Rosas, tels que Nazario BenavĂdez dans la province de San Juan, Mariano Iturbe dans celle de Jujuy, ou Pablo Lucero dans celle de San Luis.
Il nâest jusquâĂ lâascension au pouvoir de Justo JosĂ© de Urquiza dans la province dâEntre RĂos qui ne fĂ»t lâĆuvre de Rosas, toutefois Urquiza Ă©tait un cas Ă part : il Ă©tait le gĂ©nĂ©ral le plus capable dans le camp fĂ©dĂ©raliste, comparable seulement Ă Pacheco. AprĂšs Arroyo Grande, câest lui qui avait remportĂ© la plupart des victoires fĂ©dĂ©ralistes importantes, avec des troupes dâEntre RĂos et quelques renforts de Buenos Aires. En deuxiĂšme lieu, il Ă©tait un homme trĂšs fortunĂ©, qui sut mettre Ă profit sa position politique pour sâenrichir davantage encore. Enfin, sa qualitĂ© de militaire obligeait Rosas Ă clore un Ćil quand Urquiza autorisait la contrebande de et vers Montevideo.
Au-delĂ des diffĂ©rences de style Ă©videntes â et dans quelques cas plus apparentes que rĂ©elles â entre Rivadavia et Rosas, les deux parties de la pĂ©riode comprise entre 1820 et 1852 ont une sĂ©rie de caractĂ©ristiques communes. Câest au profit de leur province que tant Rivadavia que Rosas voulaient garder tout le pouvoir, et tous deux exercĂšrent leur domination sur lâintĂ©rieur au travers du commerce extĂ©rieur et de la politique douaniĂšre. Tous deux intervinrent militairement dans les provinces de lâintĂ©rieur lorsquâils estimaient que lâinfluence politique seule ne suffisait pas Ă assurer leur domination, et tous deux eurent soin de repousser toute tentative dâinstitutionnaliser le pays aussi longtemps que la prĂ©pondĂ©rance portĂšgne nâĂ©tait pas garantie ; lâexpĂ©rience de Rivadavia avait convaincu Rosas quâil valait mieux maintenir le pays dĂ©pourvu dâinstitutions fĂ©dĂ©rales et laisser en place un systĂšme de nĂ©gociations entre provinces souveraines[67] - [313].
Sur le plan Ă©conomique, la pĂ©riode vit la confirmation du modĂšle agro-exportateur (exportation de matiĂšres premiĂšres agricoles contre importation de produits manufacturĂ©s) amorcĂ© dans la premiĂšre dĂ©cennie suivant lâindĂ©pendance et configurĂ© plus avant sous Rivadavia. Lâouverture commerciale ne fut pas contestĂ©e, pas mĂȘme par la Loi douaniĂšre de Rosas, laquelle ne faisait guĂšre plus que de tenter de rĂ©guler quelques-unes des importations, sans remettre en question le schĂ©ma de base agro-exportateur. La rĂ©gion du Litoral connut une croissance trĂšs rapide, avec certes des fluctuations dues Ă la situation politique, au climat et aux alĂ©as du marchĂ©, tandis que les provinces de lâintĂ©rieur devenaient de simples approvisionneurs du Litoral, sans fournir de marchandises exportables[314]. La principale diffĂ©rence avec le rĂ©gime de Rivadavia fut que dans la pĂ©riode rosienne, câĂ©taient les propriĂ©taires de grands domaines agricoles (les estancieros), câest-Ă -dire les bĂ©nĂ©ficiaires du modĂšle agro-exportateur, qui dĂ©tenaient presque tout le pouvoir politique[315]. La Loi douaniĂšre de 1836, inĂ©galement appliquĂ©e, fut suspendue et remise en vigueur au grĂ© des nĂ©cessitĂ©s et des blocus navals ; cette flexibilitĂ© permit une forte croissance Ă©conomique dans les provinces intĂ©rieures, comme ce fut plus particuliĂšrement le cas dâEntre RĂos, mais pas seulement.
MalgrĂ© lâabsence de donnĂ©es prĂ©cises, on peut supposer lâexistence dâun important flux migratoire intĂ©rieur, des provinces de lâintĂ©rieur vers le Litoral fluvial, lequel avait au surplus reçu un important flux dâimmigration (difficile Ă chiffrer) en provenance dâEurope, en particulier dâEspagne (surtout de Galice et du Pays basque) et dâItalie[316], et Ă partir de la Grande Famine, Ă©galement dâIrlande, voire dâAngleterre[317]. Cependant, cette immigration avait des caractĂ©ristiques totalement diffĂ©rentes de celles de lâimmigration massive postĂ©rieure Ă la chute de Rosas ; en effet, ces immigrants ne se fixaient pas dans des colonies agricoles, mais devaient sâinsĂ©rer dans une sociĂ©tĂ© dominĂ©e par les criollos, Argentins de longue date et de souche espagnole. Beaucoup dâIrlandais et de Basques se vouĂšrent Ă lâĂ©levage des ovins, et devinrent propriĂ©taires au bout de peu dâannĂ©es. LâĂ©levage exclusivement bovin fut donc remplacĂ© par un type dâĂ©levage oĂč prĂ©dominaient les ovins, et dans lequel le principal article dâexportation Ă©tait, Ă un degrĂ© croissant, la laine, ce qui eut pour effet dâaccentuer encore la dĂ©pendance Ă©conomique vis-Ă -vis de la Grande-Bretagne, principal dĂ©bouchĂ© pour la laine au monde.
Sur le plan culturel, la pĂ©riode prĂ©sente une discontinuitĂ© notable avec lâĂ©poque antĂ©rieure : aprĂšs les efforts de Rivadavia pour moderniser et europĂ©aniser la culture et lâenseignement, et pour rompre avec le modĂšle colonial, les dirigeants fĂ©dĂ©ralistes sâappliquĂšrent Ă dĂ©velopper une culture nationale propre, sans pour autant se raidir particuliĂšrement ni sur la continuitĂ© ni sur la discontinuitĂ© par rapport avec la situation antĂ©rieure[318].
Postérité et perception de la figure de Rosas
Dans les annĂ©es 1880 eurent lieu quelques tentatives sĂ©rieuses de rĂ©Ă©valuer la figure de Rosas, en particulier les travaux universitaires dâAdolfo SaldĂas, de Vicente et Ernesto Quesada, et de Manuel Bilbao. Plus tard, un mouvement historiographique plus impĂ©tueux, dit rĂ©visionnisme historique, se fit jour comme partie constitutive et volet historiographique[319] - [320] - [321] - [322] dâun renouveau nationaliste gĂ©nĂ©ral, lequel avait surgi en Argentine dans la dĂ©cennie 1920 et atteindra son apogĂ©e dans les annĂ©es 1930, souvent en se cristallisant dans des groupements dâextrĂȘme droite inspirĂ©s dâidĂ©ologies autoritaires[323] - [324] - [325] - [326] ayant cours Ă la mĂȘme Ă©poque â telles que le fascisme, le nationalisme intĂ©gral maurassien, puis le franquisme â, et non exempts parfois dâantisĂ©mitisme[327] - [328] - [325] et de racisme[329]. Les milieux nationalistes sâemployĂšrent Ă idĂ©aliser Rosas et son rĂ©gime, les dĂ©peignant comme de farouches dĂ©fenseurs de lâindĂ©pendance nationale et comme des parangons de vertu politique[330] - [322] - [331].
Lâune des figures de proue du rĂ©visionnisme Ă©tait Julio Irazusta, en particulier en raison de son livre de 1934, intitulĂ© La Argentina y el imperialismo britĂĄnico, qui passe aujourdâhui pour ĂȘtre le coup dâenvoi du mouvement rĂ©visionniste. La grande nouveautĂ© du livre, qui ne manqua dâĂȘtre remarquĂ© par la critique de son temps, gisait dans la troisiĂšme partie, oĂč, selon les termes de Julio Irazusta, « pour la premiĂšre fois, est tentĂ©e une revendication totale de lâĆuvre de Rosas »[332]. Rosas Ă©mergeait Ă prĂ©sent non seulement avec ses dĂ©fauts, mais aussi avec toutes ses vertus, que la guerre civile entre unitaires et fĂ©dĂ©ralistes avait jusque-lĂ empĂȘchĂ© dâapprĂ©cier. Julio Irazusta entreprit ensuite une relecture complĂšte de la vision unitaire de lâhistoire argentine, en mĂȘme temps quâune certaine apologie du « Restaurateur des lois », qui pour Julio Irazusta constituait « la clef de lâhistoire argentine ». Dans son essai de 1934, il dĂ©nonça que le caudillo avait Ă©tĂ© « abhorrĂ© sans avoir Ă©tĂ© Ă©tudiĂ© » par les politiciens et intellectuels libĂ©raux, et releva de graves erreurs dâapprĂ©ciation chez les dĂ©tracteurs du Restaurador. Lâune dâelles consistait à « appliquer Ă telle Ă©poque les catĂ©gories qui appartiennent Ă une autre » ; une autre erreur « plus nocive, car plus habile », Ă©tait de « juger, selon leur convenance, ses desseins par le rĂ©sultat, ou ses Ćuvres par ses desseins ». Une « haine hĂ©ritĂ©e » avait fait obstacle Ă la rĂ©flexion historique, « dont le devoir consiste Ă ĂȘtre toujours plus impartial Ă mesure que lâon sâĂ©loigne des faits que lâon examine ». Rosas, Ă©crivit-il, « fut le meilleur tempĂ©rament dâhomme dâaction dans le pays », un « bastion de force [...], un mĂŽle de granit au milieu de la turbulence de caractĂšres qui sâagitent Ă son alentour ». Le caudillo, insiste-t-il encore, « fut le gouvernant argentin qui sut le mieux sâentourer dâhommes capables de lâassister », et son administration « celle qui permit au plus grand nombre de figures historiques (prĂłceres) dâaccĂ©der aux conseils de gouvernement, et ce pour la durĂ©e la plus longue ». Les capacitĂ©s, la prudence et le savoir-faire Ă©taient, par opposition aux tergiversations des autres, les caractĂ©ristiques qui distinguaient lâĂ©quipe rosiste dans ces temps dâanarchie et de guerre civile intermittente[332].
Toutefois, le rĂ©visionnisme Ă©choua Ă ĂȘtre pris au sĂ©rieux, en raison notamment de leur dĂ©sinvolture vis-Ă -vis des normes historiographiques universitaires, entraĂźnant leur marginalisation institutionnelle[333], et se heurtera bientĂŽt ouvertement, dĂšs la dĂ©cennie 1930, Ă lâopposition de Ricardo Levene et de sa Nueva Escuela HistĂłrica, qui reprochaient aux rĂ©visionnistes de sâingĂ©nier Ă dĂ©crire lâhistoire Ă partir de points de vue actuels et pour servir des desseins politiques. Entre-temps, les sentiments des Argentins envers Rosas â mĂ©lange de fascination et d'Ă©pouvante â nâavaient guĂšre changĂ© et ne changeront guĂšre par la suite. Lâhistorien William Spence Robertson Ă©crivit en 1930 :
« Parmi les personnages Ă©nigmatiques de lâĂge des dictateurs en AmĂ©rique du Sud, aucun ne joua un rĂŽle plus spectaculaire que le dictateur argentin Juan Manuel de Rosas, dont la figure gigantesque et fatidique hanta le RĂo de la Plata pendant plus de vingt ans. Tant fut despotique son pouvoir que des auteurs argentins ont eux-mĂȘmes ont surnommĂ© cette Ă©poque de leur histoire la Tyrannie de Rosas[334]. »
La figure de Rosas continua donc dâagir comme un urticant, et aucun hommage ne lui sera rendu jusquâĂ lâavant-derniĂšre dĂ©cennie du XXe siĂšcle, Ă telle enseigne quâen 1961, William Dusenberry pouvait Ă©crire :
« Rosas est un souvenir nĂ©gatif en Argentine. Il laissa derriĂšre lui la lĂ©gende noire de lâhistoire argentine â lĂ©gende que lâArgentine souhaite en gĂ©nĂ©ral oublier. Il nây a, dans toute la nation, aucun monument qui lui soit vouĂ© ; aucun parc, aucune place ou rue ne porte son nom[335]. »
Actualité et hommages
Dans les annĂ©es 1980, au sortir de la dictature militaire, et au lendemain de graves crises Ă©conomiques et dâune dĂ©faite dans la guerre des Malouines, lâArgentine apparaissait comme une nation fracturĂ©e et profondĂ©ment divisĂ©e. Le prĂ©sident Carlos Menem, en exĂ©cution dâune loi promulguĂ©e en 1974 par la prĂ©sidente MarĂa Estela MartĂnez de PerĂłn, et dans lâespoir de restaurer lâunitĂ© de tous les Argentins, rĂ©solut de rapatrier les restes de Juan Manuel de Rosas, demeurĂ©s pendant plus dâun siĂšcle loin du sol argentin[336]. Le , Ă lâissue dâun long cortĂšge solennel organisĂ© par le gouvernement, les restes de Rosas furent inhumĂ©s dans le panthĂ©on familial au cimetiĂšre de Recoleta Ă Buenos Aires[337].
En 1999 fut Ă©rigĂ© le premier monument en son honneur, sur la Plaza Intendente Seeber, Ă lâangle de lâAvenida del Libertador et de lâAvenida General Sarmiento, dans le parc du Trois-FĂ©vrier (Parque 3 de Febrero), dans le quartier portĂšgne de Palermo[338].
Une station de la ligne B du mĂ©tro de Buenos Aires a Ă©tĂ© nommĂ©e Ă son nom, mais aucune rue ou avenue de la capitale ne le commĂ©more. Dans dâautres localitĂ©s dâArgentine au contraire, la toponymie urbaine locale lui rend hommage : Ă La Matanza, la Ruta Nacional 3 sâappele Avenida Brigadier General Juan Manuel de Rosas ; Ă Jose LeĂłn SuĂĄrez (dans le partido de Gral San MartĂn), le tronçon de la route no 4 porte Ă©galement son nom ; la voie sur berge de la ville de San Carlos de Bariloche a aussi Ă©tĂ© baptisĂ©e Ă son nom, ainsi quâune rue dans le centre de la ville de Rosario.
En 1991, les Postes argentines ont Ă©mis un timbre-poste dâune valeur de 4000 australs, faisant rĂ©fĂ©rence au « rapatriement des restes du brigadier-gĂ©nĂ©ral don Juan Manuel de Rosas » et portant son effigie.
Ă partir de 1992, les billets de 20 pesos Ă©taient ornĂ©s de sa figure, mais en , le gouvernement de Mauricio Macri dĂ©crĂ©ta quâelle serait remplacĂ©e par la reprĂ©sentation dâun guanaco[339].
Dans la ville de San Miguel del Monte (province de Buenos Aires), le corps de ferme de lâancien domaine agricole de Rosas, construit en 1817, se trouve conservĂ©. Il appartenait Ă lâestancia Los Cerrillos, non loin de la ville, et fut transfĂ©rĂ© Ă son emplacement actuel en 1987. Le bĂątiment abrite le musĂ©e Guardia de Monte[340].
Dans la localitĂ© de Virrey del Pino, au no 5700 de la calle MĂĄximo Herrera, dans le partido de La Matanza (province de Buenos Aires, aujourdâhui dans la lointaine banlieue sud-ouest de Buenos Aires), est conservĂ©e la maison domaniale de lâancienne estancia San MartĂn (dĂ©nommĂ©e Ă lâorigine Estancia El Pino, puis rebaptisĂ©e San MartĂn par Rosas, en lâhonneur du Libertador), dont la sociĂ©tĂ© Rosas, Terrero y CĂa., composĂ©e de Rosas, de Juan Nepomuceno Terrero et de Luis Dorrego, avait fait lâacquisition le . AprĂšs la dissolution de ladite sociĂ©tĂ© en 1837, le bĂątiment devint la propriĂ©tĂ© exclusive de Rosas. Actuellement, il hĂ©berge le MusĂ©e municipal dâhistoire Brigadier General Don Juan Manuel de Rosas de La Matanza[341] - [342].
Dans la localitĂ© de San AndrĂ©s, au no 3324 de la rue 72-Diego Pombo (partido de General San MartĂn, province de Buenos Aires), est conservĂ© le bĂątiment construit en 1840 Ă lâoccasion du conflit entre lâArgentine et la France dans les annĂ©es 1838-1840, et oĂč Ă©tait Ă©tabli le quartier-gĂ©nĂ©ral du campement de Santos Lugares de Rosas.
Divers
Juan Manuel de Rosas est l'exact contemporain du président mexicain Antonio López de Santa Anna ( - ) dont l'histoire présente quelques similitudes avec la sienne.
Iconographie
Sur nombre de portraits peints, Rosas est reprĂ©sentĂ© arborant une grande dĂ©coration suspendue Ă son cou. Il sâagit dâune mĂ©daille en or, en forme de soleil, bordĂ©e dâune couronne de brillants, et portant sur lâavers lâinscription « lâExpĂ©dition vers les dĂ©serts du Sud de lâannĂ©e 33 agrandit la Province et assura ses propriĂ©tĂ©s » et sur le revers la colonne Ă©rigĂ©e en lâhonneur de Rosas par le dĂ©cret du [343] - [344].
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Voir aussi
Liens externes
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Articles connexes
Références
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- Ce ne fut pas le seul cas, attendu que lors de chaque crise ces pouvoirs avaient dĂ©jĂ Ă©tĂ© accordĂ©s Ă quasi tous les gouverneurs, en particulier Ă MartĂn RodrĂguez, Paz, Avellaneda et Ă beaucoup dâautres. Ce qui nâavait pas Ă©tĂ© cĂ©dĂ© jusque-lĂ Ă aucun gouverneur Ă©tait la « suma del poder pĂșblico ».
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- Le gĂ©nĂ©ral Paz avait Ă©tĂ© fait prisonnier dans la province de Santa Fe et Ă©tait dĂ©tenu Ă Buenos Aires ; en avril 1840, il rĂ©ussit Ă sâĂ©vader pour Montevideo. De lĂ , il Ă©tait passĂ© Ă Punta Gorda, mais Lavalle lâavait envoyĂ© Ă Corrientes, oĂč le gouverneur Pedro FerrĂ© le mit Ă la tĂȘte dâune nouvelle armĂ©e correntine.
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- Rosas, pour sa part, devait lĂ©guer son propre sabre au marĂ©chal paraguayen Francisco Solano LĂłpez, par une disposition testamentaire du 17 fĂ©vrier 1869, assortie des paroles suivantes : « Son excellence le gĂ©nĂ©ralissime, Capitaine gĂ©nĂ©ral don JosĂ© de San MartĂn, mâhonora de lâenvoi suivant : « LâĂ©pĂ©e qui mâaccompagna dans toute la guerre de lâindĂ©pendance sera remis au gĂ©nĂ©ral Rosas pour la fermetĂ© et la sagesse avec lesquelles il a soutenu les droits de la Patrie ». Et moi, Juan Manuel de Rosas, Ă son exemple, je dispose que mon exĂ©cuteur testamentaire remette Ă son Excellence monsieur le Grand MarĂ©chal, PrĂ©sident de la RĂ©publique paraguayenne et GĂ©nĂ©ralissime de ses armĂ©es, lâĂ©pĂ©e diplomatique et militaire qui mâaccompagna aussi longtemps quâil me fut possible de dĂ©fendre ces droits, pour la fermetĂ© et la sagesse avec laquelle il a soutenu et continue de soutenir les droits de sa Patrie. »
- (es) Carlos EscudĂ© & AndrĂ©s Cisneros, « Historia de las Relaciones Exteriores Argentinas, chap. Consecuencias polĂticas del bloqueo anglofrancĂ©s », sur IberoamĂ©rica y el mundo (consultĂ© le )
- Lâhistorien JosĂ© MarĂa Rosa affirme que le vĂ©ritable bĂ©nĂ©ficiaire de la contrebande Ă©tait Urquiza lui-mĂȘme, non pas sa province, et que câest par lui que la plus grande partie de cette contrebande Ă©tait financĂ©e. Voir Ă ce propos J. M. Rosa, El Pronunciamiento de Urquiza, 1960.
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- Il lui suffisait en fait dâentĂ©riner la renonciation que Rosas faisait chaque annĂ©e auxdites compĂ©tences, ce que fit Urquiza cette annĂ©e-lĂ contre toute attente. Cette renonciation pĂ©riodique par Rosas de la reprĂ©sentation des provinces argentines Ă lâĂ©tranger Ă©tait destinĂ©e Ă faire avaliser le pouvoir du gouverneur de Buenos Aires.
- Julio Horacio Rube, Hacia Caseros (1850-1852), vol. IX, La Bastilla, coll. « Memorial de la Patria », , p. 77-80
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- Ce fut une erreur : Rosas Ă©tait certes un grand politique et un bon stratĂšge militaire, mais, en tant que tacticien sur le champ de bataille, il nâĂ©tait pas en mesure dâaffronter Urquiza, lâun des militares les plus capables de lâhistoire de l'Argentine.
- J. H. Rube (1984), p. 190-192.
- En espagnol : « Si mås no hemos hecho en el sostén de nuestra independencia, nuestra identidad, y de nuestro honor, es porque mås no hemos podido. » Cité notamment dans : (es) Juan José Bonilla Sånchez, Personas y derechos de la personalidad, Madrid, Reus, , 575 p., p. 83
- Quelques annĂ©es auparavant, Rosas avait rĂ©digĂ© une sorte de testament politique, dont voici un passage : « Pendant le temps oĂč jâai prĂ©sidĂ© le gouvernement de Buenos Aires, chargĂ© des Relations extĂ©rieures de la ConfĂ©dĂ©ration argentine, avec les pleins pouvoirs en vertu de la loi, jâai gouvernĂ© selon ma conscience. Je suis donc lâunique responsable de tous mes actes, de mes actions bonnes comme de celles mauvaises, de mes erreurs et de mes actes. Les circonstances durant les annĂ©es de mon administration ont toujours Ă©tĂ© extraordinaires, et il nâest pas juste que pendant celles-ci lâon me juge de la mĂȘme façon quâen des temps tranquilles et sereins. ». Cf. Felipe Pigna, site El Historiador.
- J. H. Rube (1984), p. 217-233.
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- Le site, qui était alors encore un village séparé de la ville, a été depuis lors absorbé par la ville de Southampton.
- (es) Octavio RamĂłn Amadeo, Vidas Argentinas, Buenos Aires, Editorial Cimera, 1945 (7e Ă©d.), 395 p., p. 373
- J. Lynch (1981), p. 343â344 & 346â347
- J. Lynch (1981), p. 337â338
- Lâhistorien JosĂ© MarĂa Rosa observe que cette attitude condamnable a pu, au rebours de son objectif, rendre un grand service Ă son pays : en effet, les dirigeants de Buenos Aires avaient justement Ă cĆur de toujours faire le contraire de ce quâeĂ»t fait Rosas ; dĂšs lors, ce conseil, venant du repoussoir quâĂ©tait devenu Rosas, a pu influer sur la dĂ©cision de ne pas scinder formellement lâĂtat de Buenos Aires de la ConfĂ©dĂ©ration.
- Au milieu du XXe siĂšcle, lâhistorien FermĂn ChĂĄvez (1924-2006) crut dĂ©couvrir une petite nouvelle romantique Ă©crite par Rosas en français. Lâutilisation de cet idiome, le sujet presque fĂ©ministe quâil y traitait, et le cadre purement europĂ©en du texte semblent en dĂ©mentir catĂ©goriquement lâauthenticitĂ©.
- J. Lynch (1981), p. 344â345
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