Population noire en Argentine
La population noire dâArgentine, issue de la traite nĂ©griĂšre pratiquĂ©e par lâEspagne dâabord sous la Vice-royautĂ© du PĂ©rou, puis sous la Vice-royautĂ© du RĂo de la Plata, a jouĂ© un rĂŽle notable dans lâhistoire de ce pays. Pendant les XVIIIe et XIXe siĂšcles, les Afro-argentins parvinrent Ă constituer plus de la moitiĂ© de la population de certaines villes et eurent une influence profonde sur la culture nationale.
Quoique cette population ait certes fortement baissĂ©e en nombre au long du XIXe siĂšcle, sous lâeffet conjuguĂ© des flux migratoires favorisĂ©s par la Constitution de 1853 et du taux de mortalitĂ© Ă©levĂ© chez les noirs, son apparente disparition de la conscience collective argentine rĂ©sulte sans doute davantage dâune reprĂ©sentation historiographique qui tendait Ă la donner pour exterminĂ©e, que dâune rĂ©alitĂ© empirique. En effet, du 6 au fut rĂ©alisĂ©e dans les quartiers de Monserrat, Ă Buenos Aires, et de Santa Rosa de Lima, Ă Santa Fe, une Ă©tude dĂ©nommĂ©e Prueba Piloto de Afrodescendientes, laquelle mit en lumiĂšre que 4 Ă 6 % de la population argentine reconnaissait avoir des ancĂȘtres originaires dâAfrique noire. Ces rĂ©sultats recoupent assez bien ceux de lâĂ©tude menĂ©e par le Centre de gĂ©nĂ©tique de lâuniversitĂ© de Buenos Aires, qui permit dâestimer Ă environ 4,3 % le pourcentage dâhabitants de Buenos Aires et de sa banlieue porteurs de marqueurs gĂ©nĂ©tiques africains[1] - [2] - [3].
Plus tard, au dĂ©but du XXe siĂšcle, des immigrants noirs arrivĂšrent du Cap-Vert, cette fois cependant non comme esclaves et sans y avoir Ă©tĂ© poussĂ©s par la guerre, mais comme marins-pĂȘcheurs apportant leur savoir-faire. Il est estimĂ© que plus de 10 000 de ces Africains de lâouest vivent actuellement dans toute lâArgentine[4].
Selon les donnĂ©es issues du recensement national de 2010, la population argentine dâascendance africaine Ă©tait en 2010 forte de 149 493 personnes (soit 0,4 % de la population totale). De cet effectif, 137 583 (soit 92 %) Ă©taient Afro-Argentins et les 11 960 restants (soit 8 %) Ă©taient originaires dâautres pays, en majoritĂ© du continent amĂ©ricain[5].
Introduction : traite et zones d'origine des noirs Ă lâĂ©poque coloniale
Le systĂšme Ă©conomique des colonies europĂ©ennes en AmĂ©rique mit en place, comme partie intĂ©grante du processus de conquĂȘte, diffĂ©rents modes dâexploitation forcĂ©e du travail des AmĂ©rindiens. Toutefois, la densitĂ© de population relativement faible de plusieurs des territoires amĂ©ricains conquis, la rĂ©sistance opposĂ©e par certains groupes aborigĂšnes Ă la domination europĂ©enne, et surtout le taux de mortalitĂ© Ă©levĂ© provoquĂ© par la dĂ©sintĂ©gration de leur sociĂ©tĂ©, par la nature du travail et par les maladies introduites par les EuropĂ©ens, portĂšrent ces derniers Ă supplĂ©er au manque de main-dâĆuvre par l'introduction d'esclaves en provenance dâAfrique subsaharienne.
Jusque bien avant dans le XIXe siĂšcle, lâactivitĂ© miniĂšre et lâagriculture constituaient le gros de lâactivitĂ© Ă©conomique en AmĂ©rique. Ce travail fut accompli pour une bonne part par de la main-dâĆuvre sous le rĂ©gime dâesclavage ou sous un rĂ©gime similaire. Les Africains prĂ©sentaient pour les colons lâavantage dâavoir Ă©tĂ© dâores et dĂ©jĂ , de par la proximitĂ© gĂ©ographique, exposĂ©s aux maladies europĂ©ennes, et dâĂȘtre en mĂȘme temps adaptĂ©s au climat tropical des colonies.
Dans les colonies du RĂo de la Plata, lâintroduction dâesclaves africains dĂ©buta en 1588, mĂȘme si ces premiers arrivages furent en grande partie le fait de la contrebande. Le trafic ensuite prospĂ©ra, par lâintermĂ©diaire du port de Buenos Aires, aprĂšs quâeut Ă©tĂ© accordĂ© aux Britanniques le privilĂšge dâimporter par ce port un quota dâesclaves. Les rois dâEspagne concluaient, Ă lâeffet de pourvoir des esclaves aux Indes orientales, des contrats de asiento avec diffĂ©rentes compagnies, principalement portugaises et espagnoles. En 1713, lâAngleterre, sortie victorieuse de la guerre de Succession d'Espagne, eut le monopole de ce commerce. Le dernier asiento fut contractĂ© avec la Compagnie royale des Philippines en 1787. Les noirs Ă©taient mesurĂ©s puis marquĂ©s au fer, jusquâĂ lâinterdiction de cette pratique en 1784.
En ce qui concerne le lieu dâorigine, la majoritĂ© des Africains introduits en Argentine Ă©taient originaires du territoire des actuels Ătats dâAngola, de la RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo, de GuinĂ©e et de la RĂ©publique du Congo, c'est-Ă -dire appartenaient Ă la famille ethnique bantoue ; les arrivages dâesclaves en provenance des Ăźles du Cap-Vert, survenus avant le XVIe siĂšcle, nâavaient en revanche Ă©tĂ© que relativement peu abondants. Les Africains des groupes yoruba et Ă©wĂ©, qui formaient le gros des contingents amenĂ©s au BrĂ©sil, Ă©taient moins nombreux dans le RĂo de la Plata.
Il a Ă©tĂ© calculĂ© que 11 millions dâAfricains furent transportĂ©s en AmĂ©rique[6], principalement en provenance â en ce qui concerne lâArgentine â des actuels Ătats du Congo et de lâAngola. En AmĂ©rique du Sud, ces noirs transitaient essentiellement par les ports de Buenos Aires, Montevideo, ValparaĂso et Rio de Janeiro[7].
Parfois, les esclaves Ă©taient achetĂ©s par des particuliers directement Ă lâĂ©tranger par lâentremise dâun commissionnaire, comme l'atteste une lettre ainsi conçue envoyĂ©e de Rio de Janeiro :
« Cher Monsieur : par la goĂ©lette Ăvila je vous remets la jeune nĂ©gresse que vous mâavez chargĂ© dâacheter ici. Elle a treize ou quatorze ans environ, est nĂ©e dans le Congo, et sâappelle MarĂa. Je fais Ă©tablir que jâai reçu cinq cents pesos, montant de lâachat. Meilleures salutations. Votre trĂšs-dĂ©vouĂ© serviteur[8]. »
Dans le RĂo de la Plata, les esclaves Ă©taient destinĂ©s aux travaux dâagriculture et dâĂ©levage, aux tĂąches domestiques et, dans une mesure moindre, Ă lâartisanat. Dans les zones urbaines en particulier, beaucoup dâesclaves sâadonnaient aux travaux dâartisanat en vue de la vente, dont les bĂ©nĂ©fices Ă©taient perçus par leurs patrons. Les quartiers de San Telmo et de Monserrat Ă Buenos Aires hĂ©bergeaient un grand nombre de ces esclaves, quoique la majeure partie d'entre eux fussent employĂ©s aux travaux domestiques. Le recensement effectuĂ© en 1778 par Juan JosĂ© de VĂ©rtiz y Salcedo fait Ă©tat de chiffres trĂšs Ă©levĂ©s dans les villes situĂ©es dans des rĂ©gions Ă forte production agricole: 54 % dans la Santiago del Estero, 52 % dans celle de San Fernando del Valle de Catamarca, 46 % dans celle de Salta, 44 % dans celle de CĂłrdoba, 42 % dans celle de San Miguel de TucumĂĄn, 24 % dans celle de Mendoza, 20 % dans celle de La Rioja, 16 % dans celle de San Juan, 13 % dans celle de San Salvador de Jujuy, et 9 % dans celle de San Luis[7]. Dans d'autres villes, les noirs constituaient une plus petite partie de la population. L'un des quartiers actuellement riches de la ville de Corrientes porte aujourdâhui encore le nom de Camba CuĂĄ, dĂ©rivĂ© du guarani kamba kua, signifiant grotte aux noirs.
En ce qui concerne la ville de Buenos Aires, le mĂȘme recensement chiffra Ă 15 719 le nombre dâEspagnols, Ă 1 288 celui des mĂ©tis et des Indiens, et Ă 7 268 celui des mulĂątres et des noirs. En 1810 furent comptabilisĂ©s 22 793 blancs, 9 615 noirs et mulĂątres, et seulement 150 indigĂšnes. La zone la plus densĂ©ment peuplĂ©e de noirs se situait dans le quartier de Montserrat, Ă©galement dĂ©nommĂ© quartier du Tambour (en esp.Barrio del Tambor), Ă©loignĂ© de quelques carrĂ©s seulement de lâactuel emplacement du palais du CongrĂšs.
Les « nations »
Les noirs dâArgentine avaient coutume de se grouper en sociĂ©tĂ©s quâils appelaient « naciones », parmi lesquelles les nations Conga (composĂ©es de basanĂ©s), Cabunda, Africana argentina, Mozambique etc.
Lesdites nations avaient pour siĂšge soit des lieux ouverts, aplanis artificiellement et recouverts de terre battue pour les besoins de la danse, soit des endroits fermĂ©s avec espace intĂ©rieur libre. Dans quelques cas, grĂące Ă la gĂ©nĂ©rositĂ© de quelque maĂźtre, les salles Ă©taient revĂȘtues de tapis et de rideaux. Les nations avaient leur roi et leur reine, lesquels, bien quâils fussent en rĂ©alitĂ© Ă©lus dĂ©mocratiquement et ne tinssent pas cour, disposaient dâun trĂŽne, que se dressait Ă lâendroit le plus en vue de la salle et Ă©tait ornĂ© dâun drapeau, dont chaque nation du reste Ă©tait dotĂ©. Sây trouvait Ă©galement une tribune, ou Ă tout le moins une estrade, que servait entre autres choses Ă recevoir les grands dignitaires, tels que p.ex. Juan Manuel de Rosas, son Ă©pouse et sa fille, ainsi qu'on peut le voir sur un tableau de MartĂn Boneo. Au siĂšge se cĂ©lĂ©braient des fĂȘtes et sâaccomplissaient des sĂ©ances de danse.
Ces sociĂ©tĂ©s dâAfricains Ă leur tour se concentraient dans certains quartiers, comme ceux du Mondongo ou du Tambour Ă Buenos Aires. Le premier nommĂ© fut lâun des plus importants de cette ville et se composait de 16 Ăźlots sis dans le quartier de Monserrat. Son nom sâexplique par le fait quâil sây consommait de fortes quantitĂ©s de tripes (en esp. mondongo), vendues par des marchands ambulants au cri de Mondongo, mondongo!. Quant au nom Tambor (tambour) du deuxiĂšme nommĂ©, il nâĂ©tait pas rare quâun village eĂ»t une nation noire portant cette appellation, attendu que câĂ©tait lâinstrument favori pour la danse et les chansons.
Catégories raciales sous l'Úre coloniale
Ă lâĂ©poque coloniale, les autoritĂ©s espagnoles avaient un ensemble de termes pour qualifier les diffĂ©rentes variĂ©tĂ©s de mĂ©tissage (cruza, croisement) rĂ©sultant de lâunion de personnes noires africaines avec des personnes dâautres origines raciales. Ce sont :
- mulùtre (mulato) : terme dérivant de mule, métissage entre un noir ou une noire et un blanc ou une blanche.
- terceron (tercerón) : métissage entre un blanc ou une blanche et un mulùtre ou une mulùtresse.
- quarteron (cuarterón) : métissage entre un blanc ou une blanche et un terceron ou une terceronne.
- quinteron (quinterón) : métissage entre un blanc ou une blanche et un quarteron ou une quarteronne.
- zambo : métissage entre un noir ou une noire et un ou une indigÚne.
- zambo prieto : ayant une couleur noire prononcée.
- salto atrås (litt. saut en arriÚre) : terme utilisé quand un enfant avait un teint plus foncé que ses parents.
Socialement, avoir une cruza dans son arbre gĂ©nĂ©alogique Ă©tait une tache. Ces catĂ©gorisations, ainsi que dâautres usuelles dans la culture coloniale, comme mĂ©tisse ou cholo, sâemployaient pour stigmatiser et empĂȘcher lâascension sociale de certaines personnes, et il est advenu en effet que des personnalitĂ©s historiques connues se fussent trouvĂ©es dans cette situation, comme Bernardo de Monteagudo et Bernardino Rivadavia, que furent taxĂ©s de mulĂątres.
Les noirs argentins au XIXe siĂšcle
PrĂ©lude Ă lâindĂ©pendance et naissance de lâArgentine
Des tĂ©moignages de lâĂ©poque portent Ă admettre que les esclaves Ă©taient de façon gĂ©nĂ©rale traitĂ©s avec moins de cruautĂ© Ă Buenos Aires et Ă Montevideo quâailleurs. JosĂ© Antonio Wilde notait, dans Buenos Aires desde 70 años atrĂĄs (1810-1880), que :
« les esclaves avaient Ă©tĂ© traitĂ©s avec une vĂ©ritable affection par leurs maĂźtres, sans comparaison avec le traitement donnĂ© dans dâautres colonies. »
Cela cependant ne lâempĂȘcha pas de reconnaĂźtre par ailleurs que :
« les maĂźtresses tourmentaient plus ou moins cette fraction infortunĂ©e du genre humain (et quâ)ils se mouvaient parmi nous en gĂ©nĂ©ral fort mal vĂȘtus. »
Les Ă©trangers de passage dans le RĂo de la Plata ont laissĂ© dans leurs tĂ©moignages une opinion semblable concernant le traitement meilleur fait aux esclaves. Par exemple, Alexander Gillespie, capitaine de lâarmĂ©e britannique lors des offensives anglaises, Ă©crivit dans ses mĂ©moires avoir Ă©tĂ© surpris de la maniĂšre bien meilleure dont les esclaves Ă©taient traitĂ©s en comparaison de ceux de nos planteurs et des planteurs dâAmĂ©rique du Sud, poursuivant :
« Ces malheureux dĂ©portĂ©s de leur pays, comme ils ont Ă©tĂ© achetĂ©s Ă Buenos Aires, le premier soin du maĂźtre est dâinstruire son esclave dans la langue du lieu ainsi que dans les principes gĂ©nĂ©raux et le crĂ©do de sa foi (âŠ). Les maĂźtres, pour autant que je pus lâobserver, Ă©taient Ă©galement attentifs Ă leur morale domestique. Tous les matins, avant quâelle sâen fĂ»t Ă la messe, la maĂźtresse de cĂ©ans faisait se rassembler les noirs en cercle sur le sol, jeunes et vieux, en leur donnant Ă faire des travaux dâaiguille et de tissage, selon leurs capacitĂ©s. Tous paraissaient joyeux, et nul doute pourtant que la rĂ©primande nâĂ©pargnait pas leur cercle. Avant et aprĂšs les repas de midi, ainsi que lors du repas du soir, l'un d'eux se prĂ©sentait pour demander la bĂ©nĂ©diction et tĂ©moigner leur gratitude, ce quâon leur enseignait Ă considĂ©rer comme dâĂ©minents devoirs et dont ils s'acquittaient toujours avec solennitĂ©. »
â MĂ©moires dâAlexander Gillespie, capitaine de lâarmĂ©e britannique[9]
En 1801, les milices composĂ©es de soldats noirs et mulĂątres affranchis, dont lâexistence Ă Buenos Aires remontait dĂ©jĂ Ă fort loin, furent rĂ©glementĂ©es et soumises Ă discipline, et des compagnies furent crĂ©Ă©es Ă Buenos Aires, Montevideo et Asuncion. Ă la suite de lâoffensive anglaise de 1806, ces milices portĂšgnes vinrent Ă constituer, aux cĂŽtĂ©s de soldats indigĂšnes, le bataillon de Castas, lequel Ă©tait subdivisĂ© en compagnies de mulĂątres, de pardos (bruns) et de naturales (noirs). Une partie de ces soldats fut transfĂ©rĂ©e au corps de Castas dâartillerie. Lâon crĂ©a en outre un corps dâesclaves destinĂ© Ă dĂ©fendre Buenos Aires en cas extrĂȘme, mais il ne leur fut pas confiĂ© dâarmes. AprĂšs la rĂ©volution de Mai, le bataillon de Castas alla former le rĂ©giment de Pardos y Morenos, qui participa Ă toutes les campagnes de la guerre dâindĂ©pendance de lâArgentine[10].
Alors que se dĂ©roulaient les offensives britanniques contre le RĂo de la Plata eut lieu Ă Buenos Aires un soulĂšvement des esclaves noirs, qu'encourageait lâessor pris par le mouvement abolitionniste en Angleterre et qui croyaient que le corps expĂ©ditionnaire britannique Ă©tait arrivĂ© principalement dans le but de leur offrir la libertĂ©. Mais le gĂ©nĂ©ral anglais William Carr Beresford ne voyait pas ce mouvement avec sympathie : le porte-parole des criollos de Buenos Aires, Juan MartĂn de PueyrredĂłn (lequel devait quelques jours plus tard organiser la reconquĂȘte du RĂo de la Plata sur les Anglais), argumentant que la ruine menacerait le pays si les aspirations des esclaves nâĂ©taient pas rĂ©primĂ©es, lui rĂ©clama des mesures en faveur de leurs domaines agricoles. En consĂ©quence, Beresford Ă©dicta un arrĂȘtĂ© ordonnant que lâon fĂźt entendre aux esclaves que leur condition ne changerait pas (« on les attacha Ă temps », devait Ă©crire PueyrredĂłn en juillet 1806 dans une lettre adressĂ©e Ă son beau-pĂšre Ă Cadix). Cette mesure contribua Ă la dĂ©faite des Anglais, car elle incita les esclaves Ă se retourner contre eux.
AprĂšs la capitulation des Anglais, le cabildo de Buenos Aires dĂ©clara que son principal objectif serait de « trouver les moyens dâĂ©radiquer lâesclavage de notre sol ». Pourtant, en 1812, lâon voulut empĂȘcher Bernardo de Monteagudo de devenir membre du Premier triumvirat, au motif de sa « douteuse filiation maternelle » (dudosa filiaciĂłn materna), en allusion Ă ses aieux africains ; mais paradoxalement, lâun des rĂ©ticents Ă©tait Bernardino Rivadavia, pareillement descendant dâAfricains[11]. LâAssemblĂ©e de l'an XIII, premier corps constituant dâArgentine, dĂ©crĂ©ta la libertĂ© des ventres, par laquelle la libertĂ© Ă©tait accordĂ©e aux enfants nĂ©s dâesclaves, mais non aux esclaves existants. Ainsi par exemple pouvait-on lire dans le journal El Centinela du ce qui suit :
« On dĂ©sire acheter quelques esclaves qui sây entendent dans les travaux des champs, ou qui savent aller Ă cheval. Celui qui souhaite en vendre est priĂ© de se rendre au magasin de don Miguel Ochagovia, qui en informera lâacheteur[12]. »
Le journal El Tiempo du publiait lâannonce suivante :
« En vente une jeune fille de 23 Ă 24 ans, sans vice ni maladies, sachant lessiver, repasser et cuisiner, pour la somme de 280 pesos dâargent, ou Ă©quivalent en monnaie courante. Rue Europa no 69[12]. »
Ils pouvaient en revanche, sâils Ă©taient en dĂ©saccord avec leur maĂźtre, solliciter dâĂȘtre revendus, voire se mettre eux-mĂȘmes en quĂȘte dâun acheteur. Bon nombre dâesclaves faisaient partie des milices et des troupes irrĂ©guliĂšres qui ultĂ©rieurement composeraient lâarmĂ©e argentine, mais toujours dans des escadrons sĂ©parĂ©s.
JusquâĂ lâabolition de lâesclavage en 1853, la loi dâaffranchissement (Ley de Rescate) obligeait les propriĂ©taires dâesclaves Ă cĂ©der 40 % de leurs effectifs pour quâils accomplissent leur service militaire. Ceux qui effectuaient cinq annĂ©es complĂštes de service obtenaient la libertĂ©, toutefois de tels cas ne se prĂ©sentĂšrent quâĂ de rares occasions.
Les armĂ©es de lâindĂ©pendance furent amenĂ©es Ă recruter, dans les territoires conquis par elles sur les royalistes, de forts contingents dâesclaves, offrant Ă ceux-ci la libertĂ© en contrepartie de leur engagement. Beaucoup parmi eux furent versĂ©s dans le Bataillon no 8, lequel faisait partie de la ligne de choc lors de la bataille de Chacabuco, oĂč le bataillon eut Ă subir de nombreuses pertes.
Sous la dictature de Rosas
Sous le gouvernement de Juan Manuel de Rosas, la proportion de noirs dans la population totale de Buenos Aires alla jusquâĂ atteindre 30 %. De cette Ă©poque date la cĂ©lĂ©bration des carnavals sous leur forme amĂ©ricaine, ainsi que lâapparition de rythmes tels que le candombe et la milonga, appelĂ©s ensuite Ă faire partie intĂ©grante du folklore argentin. Ă propos de Rosas, il a Ă©tĂ© rapportĂ© quâil prisait fort sa population noire, et quâil aimait Ă assister aux candombes. Bon nombre des gauchos employĂ©s aux travaux des champs dans la campagne Ă©taient Ă cette Ă©poque des noirs.
En 1837, Rosas promulgua une loi qui interdisait expressĂ©ment lâachat et la vente dâesclaves sur le territoire national argentin, et en 1840 rendit publique une dĂ©claration tendant Ă lâabolition intĂ©grale, sous toutes ses formes, du commerce des esclaves dans le RĂo de la Plata[13]. Si la Constitution nationale de 1853 abolit lâesclavage, lâabolition ne devint rĂ©ellement totale quâavec la rĂ©forme de la Constitution de 1860, qui Ă©tablissait la libertĂ© Ă©galement pour les esclaves de maĂźtres Ă©trangers lorsque ceux-ci les avaient introduits sur le territoire argentin.
LâĂšre Sarmiento et dĂ©cennies suivantes
Deux des passages les plus marquants du MartĂn Fierro, Ă©popĂ©e gaucho composĂ©e en 1872 et passant pour le livre national de lâArgentine, relatent les rencontres du personnage principal avec des gauchos noirs : lors de la premiĂšre de ces rencontres, dans la premiĂšre partie du livre, il assassine son interlocuteur noir avec un Ă©vident dĂ©dain raciste, tandis que lors de la seconde, plusieurs annĂ©es plus tard, il soutient avec le gaucho noir, qui se rĂ©vĂšle ĂȘtre le fils du premier, une payada (chanson improvisĂ©e en solo ou en duo, avec deux protagonistes sâinterpellant) restĂ©e fameuse.
Le romancier MartĂnez Zuviria (connu sous le pseudonyme d'Hugo Wast) publia en 1904 le roman Alegre, unique roman de la littĂ©rature argentine ayant pour protagoniste et personnage central un immigrant africain en situation dâesclavage. MartĂnez ZuvirĂa rĂ©digea cette Ćuvre entre 1902 et 1904, sous la prĂ©sidence de Julio Argentino Roca, alors que dominait la vision europĂ©isante des gouvernements conservateurs, laquelle vision tendait Ă dĂ©nier aux Afro-Argentins leur part lĂ©gitime dans lâidentitĂ© nationale. Alegre fut trĂšs influencĂ© par le roman abolitionniste La Case de l'oncle Tom, qui fut en partie Ă lâorigine de la guerre de SĂ©cession par suite de la censure que le frappa au motif quâil prenait pour hĂ©ros un noir africain. Dans le roman de Wast, le protagoniste, dont le nom est Alegre, est un jeune Africain Ă la peau noire qui accomplit d'innombrables exploits et possĂšde un cĆur sensible et gĂ©nĂ©reux.
L'esclavage aboli, les noirs continuent Ă faire l'objet de discrimination. Des quatorze collĂšges existant Ă Buenos Aires en 1857, seuls deux admettaient des enfants noirs, en dĂ©pit de ce que 15 % des Ă©lĂšves de cette annĂ©e-lĂ Ă©taient des enfants de couleur[14]. De maniĂšre semblable, en 1829, dans la ville de CĂłrdoba, n'Ă©taient admis dans les collĂšges secondaires que deux Ă©lĂšves noirs par an, et les noirs nâeurent accĂšs Ă lâuniversitĂ© quâĂ partir de 1853[15].
Entre-temps, les noirs avaient commencĂ© Ă publier des journaux et pĂ©riodiques et entrepris dâorganiser une dĂ©fense commune. Un de ces pĂ©riodiques, El Unionista, publia en 1877 une dĂ©claration dâĂ©galitĂ© de droits et de justice pour toute personne sans considĂ©ration de la couleur de peau. Dans un des numĂ©ros de cette revue, lâon pouvait lire :
« ⊠la Constitution est lettre morte et les comtes et marquis abondent ; lesquels, sâen tenant Ă lâantique et odieux rĂ©gime colonial, prĂ©tendent traiter leurs subordonnĂ©s comme des esclaves ; sans sâaviser que parmi les hommes quâils humilient, il en est de nombreux qui cachent sous leur grossiĂšre vĂȘture une intelligence supĂ©rieure Ă celle de celui qui les outrage. »
Dâautres titres de la presse noire argentine du XIXe siĂšcle sont La raza africana, o sea el demĂłcrata negro (litt. la Race africaine, ou le dĂ©mocrate noir) et El proletario (tous deux de 1858). Vers 1880 existaient dans la ville de Buenos Aires une vingtaine de pĂ©riodiques de ce type.
Les noirs argentins tentĂšrent par ailleurs de prendre pied dans la vie politique de leur pays. Par exemple, JosĂ© M. Morales, colonel mitriste actif, parvint Ă devenir dĂ©putĂ© provincial, membre de la constituante, puis sĂ©nateur provincial de la province de Buenos Aires en 1880, tandis que le colonel Domingo Sosa rĂ©ussit par deux fois Ă ĂȘtre dĂ©putĂ© et membre de la constituante provinciale de 1854.
Ăvolution dĂ©mographique de la population noire
Traditionnellement, il Ă©tait affirmĂ© que la population noire dâArgentine commença Ă dĂ©cliner Ă partir du dĂ©but du XIXe siĂšcle, jusquâĂ disparaĂźtre ensuite quasi complĂštement. Cependant, le recensement pilote, rĂ©alisĂ© dans deux quartiers urbains d'Argentine en 2005 et visant Ă apprĂ©hender la notion quâavaient les habitants de ces quartiers dâancĂȘtres originaires dâAfrique noire, permit dâĂ©tablir que 3 % environ de la population argentine dĂ©clare avoir une ascendance noir. Compte tenu du fait que lâimmigration europĂ©enne explique plus de la moitiĂ© de lâaccroissement dĂ©mographique argentin en 1960, quelques chercheurs soutiennent que, plutĂŽt quâune baisse des effectifs, ce qui sâest produit en rĂ©alitĂ© est un processus dâinvisibilisation de la population argentine noire et de ses traditions culturelles[16].
Les anciennes théories qui soutenaient le génocide, supposaient une mortalité élevée des soldats noirs dans les guerres du XIXe siÚcle (puisqu'ils étaient théoriquement en nombre disproportionnellement élevé au sein des forces armées - qui aurait été intentionnellement planifiée par les gouvernements de l'époque -) et dans une épidémie de fiÚvre jaune en 1871 qui a touché le sud de la ville de Bs. As., ainsi qu'une forte émigration vers l'Uruguay (du fait qu'il y aurait eu une population noire plus importante et un climat politique plus favorable).
La recherche au cours des derniĂšres dĂ©cennies a Ă©cartĂ© de telles thĂ©ories[17]. S'il est vrai que les noirs constituaient une partie importante des armĂ©es et des milices du XIXe siĂšcle, ils n'Ă©taient pas majoritaires et leur nombre ne diffĂ©rait pas beaucoup de celui des AmĂ©rindiens et des blancs, mĂȘme dans les rangs infĂ©rieurs (appelĂ© chair Ă canon). Les Ă©pidĂ©mies de fiĂšvre jaune qui ont touchĂ© Buenos Aires (en particulier la plus meurtriĂšre, celle de 1871) n'ont pas non plus eu un grand effet, car les Ă©tudes dĂ©mographiques ne corroborent pas ce point de vue (au contraire, elles montrent que les plus touchĂ©s Ă©taient les immigrĂ©s europĂ©ens rĂ©cemment arrivĂ©s vivant dans la pauvretĂ©)[18] et, de plus, cette thĂ©orie n'explique pas le dĂ©clin de la population noire dans le reste de l'Argentine[19].
Ces arguments n'ont Ă©tĂ© avancĂ©s que sur la base de conjectures, mais depuis le XXe siĂšcle, ils ont Ă©tĂ© diffusĂ©s en permanence en Argentine par le systĂšme Ă©ducatif et les mĂ©dias (encore aujourd'hui) en raison du manque d'accent accordĂ©e Ă l'Ă©tude du sujet et en tant que mĂ©thode pour rendre invisible la population non-blanche qui a durĂ© dans le pays jusqu'Ă nos jours (bien qu'Ă partir du XXe siĂšcle, les noirs soient devenus un pourcentage minimum de la population argentine, les AmĂ©rindiens ont continuĂ© Ă ĂȘtre une minoritĂ© importante qui a commencĂ© Ă croĂźtre avant le milieu du XXe siĂšcle â et continue de le faire â en raison de la nouvelle vague d'immigration en provenance des pays d'AmĂ©rique du Sud), qui a servi Ă ce que, dans l'imaginaire social, l'identitĂ© argentine repose uniquement sur la population blanche, en particulier ceux issus d'immigrants europĂ©ens.
La thĂ©orie la plus largement acceptĂ©e aujourd'hui est que la population noire a progressivement diminuĂ© au fil des gĂ©nĂ©rations en raison de son mĂ©tissage avec les blancs et, dans une moindre mesure, avec les AmĂ©rindiens[17], qui se produisait frĂ©quemment depuis le XVIIIe siĂšcle dans la vice-royautĂ© du RĂo de la Plata, et s'est encore accĂ©lĂ©rĂ©e Ă la fin du XIXe siĂšcle avec l'arrivĂ©e de la vague massive d'immigration blanche d'Europe et du Moyen-Orient, qui a Ă©tĂ© promue par les gouvernements argentins de l'Ă©poque prĂ©cisĂ©ment pour que la population non-blanche soit «diluĂ©e» au sein de la majoritĂ© blanche par mĂ©tissage. Ce processus Ă©tait similaire Ă celui du reste du continent (avec des rĂ©sultats diffĂ©rents selon le volume d'immigration et les caractĂ©ristiques dĂ©mographiques particuliĂšres de chaque rĂ©gion) et est connu sous le nom de blanchiment.
Il était basé sur l'idée que les blancs (en particulier ceux appartenant aux cultures d'Europe occidentale) étaient les seuls capables de perpétuer une civilisation, tandis que la plupart des non-blancs (comme les Amérindiens et les noirs) étaient inévitablement liés à la barbarie[20].
Contrairement Ă d'autres rĂ©gions d'AmĂ©rique oĂč il y avait une forte sĂ©grĂ©gation violente des non-blancs en raison des mĂȘmes idĂ©es, les Ă©lites argentines pensaient que l'ascendance non-blanche pourrait ĂȘtre renforcĂ©e par un mĂ©lange racial avec des blancs. L'exception, depuis le milieu du XIXe siĂšcle, Ă©taient les non-blancs qui vivaient encore dans des sociĂ©tĂ©s tribales qui ne faisaient pas partie de la culture argentine et n'Ă©taient pas sous le contrĂŽle du gouvernement, en l'occurrence les AmĂ©rindiens de divers peuples indigĂšnes locaux qui gĂ©nĂ©ralement Il avait des conflits avec lui (d'autres, au contraire, ils avaient intĂ©grĂ©), perçus comme des sauvages incorrigibles bloquant le progrĂšs et menaçant la nation. Cela a conduit Ă des guerres contre eux (comme certaines des ConquĂȘte du DĂ©sert) qui dans certains cas se sont terminĂ©es par des meurtres de masse et des gĂ©nocides (faisant mĂȘme disparaĂźtre certains groupes ethniques), en plus de prendre leurs terres.
Ă la fin de la pĂ©riode coloniale, le mĂ©tissage Ă©tait courant car, malgrĂ© le racisme qui prĂ©valait Ă l'Ă©poque, le niveau de sĂ©grĂ©gation et de violence envers les non-blancs qui faisaient partie de la sociĂ©tĂ© coloniale dans les territoires qui font actuellement partie de l'Argentine Ă©tait plus bas que dans d'autres colonies europĂ©ennes d'AmĂ©rique et dans d'autres rĂ©gions coloniales espagnoles oĂč une plus grande intensitĂ© de travail forcĂ© Ă©tait nĂ©cessaire (comme les enclaves miniĂšres ou les grandes propriĂ©tĂ©s agricoles dans les rĂ©gions tropicales). Pour cette raison, il y avait moins de mauvais traitements envers les esclaves, qui avaient Ă©galement une plus grande libertĂ© de circulation, en particulier ceux qui travaillaient dans les champs, oĂč le travail associĂ© Ă l'Ă©levage de bĂ©tail et Ă l'agriculture extensive Ă©tait fondamentalement nĂ©cessaire. Il Ă©tait Ă©galement plus courant pour eux de pouvoir acheter leur libertĂ©, donc mĂȘme plusieurs dĂ©cennies avant l'abolition de l'esclavage, celle-ci Ă©tait en net dĂ©clin.
D'autre part, en raison de l'association de la noirceur avec la barbarie, dĂ©jĂ Ă la fin du XVIIIe siĂšcle, les noirs (qui avaient alors normalement un certain niveau de mĂ©tissage et donc une peau plus claire que la plupart des esclaves rĂ©cemment arrivĂ©s d'Afrique, comme ainsi que des traits moins typiques de la race), en fonction de leur degrĂ© de libertĂ© ou de bonnes relations avec leurs maĂźtres ou leur environnement social blanc, sont progressivement venus Ă ĂȘtre considĂ©rĂ©s dans les recensements et les documents juridiques dans des catĂ©gories pseudo-raciales dĂ©routantes (mais bĂ©nĂ©fiques pour eux) ainsi que ceux des pardos ou trigueños[17] (qui incluaient Ă©galement des AmĂ©rindiens qui faisaient partie de la sociĂ©tĂ© coloniale et mĂȘme des blancs avec un haut niveau de mĂ©tissage) pour les dĂ©tacher de leur passĂ© d'esclave et les rendre, thĂ©oriquement, plus fonctionnels pour la sociĂ©tĂ© moderne que les autoritĂ©s entendaient crĂ©er (selon leur vision eurocentrique), en mĂȘme temps que pour les noirs dĂ©jĂ mĂ©tis, cela signifiait une meilleure position sociale et un plus grand degrĂ© de libertĂ© en s'Ă©loignant de leur catĂ©gorie raciale d'origine. Dans d'autres cas, Ă©galement en raison de leur phĂ©notype ambigu, plusieurs ont tentĂ© d'ĂȘtre enregistrĂ©s comme des indiens (s'ils pouvaient expliquer leur ascendance indigĂšne) car cela pouvait leur permettre d'obtenir la libertĂ©, puisque depuis le XVIe siĂšcle dans les colonies espagnoles, l'esclavage des indigĂšnes Ă©tait interdit par les lois nouvelles et les lois des Indes. Il y a mĂȘme eu des cas de femmes noires avec un degrĂ© Ă©levĂ© de mĂ©tissage qui ont rĂ©ussi Ă ĂȘtre notĂ©es comme des señoras â « dames » â ou des doñas (catĂ©gories rĂ©servĂ©es uniquement aux femmes blanches) avec l'aide de personnes blanches de leur environnement (par exemple, les couples)[17].
Ces situations ont amenĂ© les noirs Ă prĂ©fĂ©rer former une famille avec des blancs et des AmĂ©rindiens (dans ce cas seulement jusqu'au milieu du XIXe siĂšcle, lorsque les traits de cette race sont devenus moins dĂ©sirables en raison de la persĂ©cution qui a commencĂ© contre divers peuples indigĂšnes) pour avoir des enfants Ă la peau plus claire et des traits plus Ă©loignĂ©s des autochtones de l'Afrique subsaharienne, ce qui a augmentĂ© leur niveau de mĂ©tissage et, par consĂ©quent, dĂ©clin, qui a durĂ© avec force mĂȘme lorsque l'esclavage a Ă©tĂ© aboli puisque les personnes Ă la peau plus claire ont continuĂ© Ă gouverner la sociĂ©tĂ© et de constituer la majoritĂ© de l'Ă©lite, laissant ainsi la peau sombre associĂ©e Ă la pauvretĂ© dans l'idiosyncrasie argentine.
La classification d'un nombre croissant de non-blancs (en particulier ceux qui avaient mĂ©lange racial) dans de nouvelles catĂ©gories pseudo-raciales ambiguĂ«s a Ă©tĂ© conçue par les autoritĂ©s depuis les derniĂšres annĂ©es de la pĂ©riode coloniale comme une mĂ©thode pour les Ă©loigner de leur identitĂ©s raciales d'origine (noirs et indiens) dans une tentative de les rendre plus assimilables et fonctionnel au sein de la sociĂ©tĂ© moderne qu'il Ă©tait censĂ© crĂ©er[17]. C'Ă©tait la premiĂšre partie du « blanchiment », connu sous le nom de Ă©claircissement[21], dans lequel les non-blancs Ă©taient progressivement placĂ©s dans des catĂ©gories plus proches du blanc, ce qui Ă©tait le plus souhaitable. En outre, l'Ă©lite blanche, qui Ă©tait une minoritĂ© dans la plupart des endroits jusqu'au milieu du XIXe siĂšcle, a utilisĂ© cela comme un moyen de faire la diffĂ©rence entre « nous » et « eux »[20], permettant Ă de nombreuses personnes «d'abandonner» leurs catĂ©gories raciales indĂ©sirables mais en mĂȘme temps l'empĂȘchant d'ĂȘtre classĂ© comme blanc (puisqu'ils prĂ©sentaient dans certains cas un aspect plus proche du blanc que celui des autres races) pour leur refuser l'accĂšs au pouvoir et aux privilĂšges rĂ©servĂ©s Ă une minoritĂ©.
De cette maniĂšre, des termes tels que morochos â brune â ou criollos â crĂ©oles â (qui a Ă©largi sa signification coloniale d'origine, qui se rĂ©fĂ©raient uniquement aux blancs d'origine espagnole nĂ©s en AmĂ©rique) ont Ă©tĂ© utilisĂ©s pour cataloguer la grande majoritĂ© de la population qui n'Ă©tait pas clairement blanche[22] (ou blancs descendants d'Espagnols de l'Ă©poque coloniale dans le cas des crĂ©oles), contribuant ainsi plus tard au rĂ©cit de la disparition des AmĂ©rindiens et des noirs dans le pays. Les personnes mĂȘmes appartenant Ă ces races (qui Ă©taient dĂ©jĂ fortement mĂ©langĂ©es, surtout dans le cas des noirs) cherchaient activement Ă s'identifier aux nouvelles catĂ©gories puisqu'elles Ă©taient symboliquement plus proches de la blancheur, ce qui rendait possible plus d'avantages et moins de discrimination. Seuls les noirs Ă peau foncĂ©e Ă©taient considĂ©rĂ©s comme tels, et Ă©tant une minoritĂ© mĂȘme au sein de la population noire argentine elle-mĂȘme, ils Ă©taient considĂ©rĂ©s comme des cas isolĂ©s ou des Ă©trangers (puisque, depuis la fin du XIXe siĂšcle, plusieurs d'entre eux Ă©taient des immigrants africains libres rĂ©cemment arrivĂ©s principalement du Cap-Vert). Dans le cas des AmĂ©rindiens, seuls ceux qui faisaient partie des peuples indigĂšnes survivants (qui reprĂ©sentaient une petite minoritĂ©) en sont venus Ă ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme tels, mais pas ceux qui faisaient partie de la sociĂ©tĂ© argentine non-indigĂšne majoritaire.
En 1887, le pourcentage de noirs Ă©tait officiellement estimĂ© Ă 1,8 % de la population totale. Ce taux ne sera plus dĂ©terminĂ© dans les recensements ultĂ©rieurs. La position de lâĂtat en la matiĂšre se fit explicite Ă lâissue du Recensement national de 1895, les responsables de celui-ci dĂ©clarant en effet :
« La population ne tardera plus Ă ĂȘtre unifiĂ©e tout Ă fait, en formant une nouvelle et belle race blanche[23]. »
En rĂ©fĂ©rence au mĂ©tissage qui s'est produit avec les noirs depuis plusieurs gĂ©nĂ©rations, le journaliste Juan JosĂ© de Soiza Reilly a dĂ©clarĂ© en 1905 dans son article « Gente de color » â Les gens de couleur â (publiĂ© dans le magazine Caras y Caretas) :
« Petit Ă petit, cette race s'Ă©teint ⊠la race perd sa couleur d'origine dans le mĂ©lange. Il devient gris. Il se dissout. Ăa s'Ă©claircit. L'arbre africain produit des fleurs blanches caucasiennes[24]. »
Appréciation de Sarmiento
Domingo Faustino Sarmiento, prĂ©sident de la rĂ©publique argentine au XIXe siĂšcle, Ă©tait opposĂ© Ă lâesclavage des noirs et consigna en 1848, alors quâil Ă©tait en voyage aux Ătats-Unis, les rĂ©flexions suivantes dans son carnet :
« Quelle erreur fatale fut celle de Washington et des grands philosophes qui ont fait la dĂ©claration des droits de lâhomme, dâavoir laissĂ© aux planteurs du sud leurs esclaves ! ; et par quelle rare fatalitĂ© les Ătats-Unis, qui dans la pratique ont rĂ©alisĂ© les derniers progrĂšs du sentiment dâĂ©galitĂ© et de charitĂ©, sont-ils condamnĂ©s Ă livrer les ultimes batailles contre lâantique injustice dâhomme Ă homme, vaincue dĂ©jĂ dans tout le reste de la terre !
Lâesclavage aux Ătats-Unis est aujourdâhui une question sans solution possible ; ils sont 4 millions de noirs, et dâici 20 ans, ils en seront 8. Les affranchir ? Mais alors, qui payera les 1000 millions de pesos quâils valent ? Une fois affranchis, que fera-t-on de cette classe noire haĂŻe de la race blanche ?⊠Lâesclavage est une vĂ©gĂ©tation parasite que la colonisation anglaise a laissĂ©e accrochĂ©e Ă lâarbre feuillu des libertĂ©s. On nâosa point lâĂ©radiquer lorsquâon Ă©lagua lâarbre, confiant au temps le soin de la tuer, mais le parasite a prospĂ©rĂ© et menace dâemporter lâarbre tout entierâŠ[25] »
Situation au XXe siĂšcle
Ă partir de 1930 commencĂšrent Ă se produire de vastes migrations intĂ©rieures, en direction de Buenos Aires et dâautres grands centres urbains, de travailleurs du Nord dĂ©sireux de prendre part comme ouvriers dâusine au processus dâindustrialisation alors enclenchĂ©. Dans la dĂ©cennie 1940, tandis que leur prĂ©sence sâĂ©tait faite profuse, ces travailleurs Ă©taient dĂ©daigneusement appelĂ©s cabecitas negras (petites tĂȘtes noires) par de larges secteurs des classes moyenne et supĂ©rieure en raison de leur couleur de peau et de leurs cheveux plus foncĂ©s.
Ce nâest que ces derniĂšres annĂ©es quâont commencĂ© Ă ĂȘtre publiĂ©es des Ă©tudes tant historiques que sociologiques centrĂ©es sur la population noire dâArgentine, dont les rĂ©sultats furent accueillis avec surprise. Les mĂ©canismes dâinvisibilisation et discrimination physique et culturelle des Afro-Argentins vint publiquement au jour en 2002, de façon retentissante, lorsquâune fonctionnaire du service de Migrations accusa injustement une ressortissante argentine dâavoir falsifiĂ© son passeport, avec lâargument quâelle ne pouvait ĂȘtre Ă la fois argentine et noire[26].
Ces derniĂšres annĂ©es toutefois, lâon assiste Ă une multiplication des Ă©tudes, activitĂ©s et manifestations en rapport avec la population afro-argentine. Le rĂ©sultat gĂ©nĂ©ral tend Ă indiquer une prĂ©sence tant physique que culturelle beaucoup plus importante que ce qui Ă©tait supposĂ© officiellement jusque-lĂ .
Immigrants du Cap-Vert
Entre 12 000 et 15 000 descendants dâesclaves ou dâimmigrants originaires du Cap-Vert vivent actuellement (2009) en Argentine ; parmi eux, trois centaines sont nĂ©s dans cette rĂ©gion dâAfrique.
Cette immigration commença Ă la fin du XIXe siĂšcle et prit une certaine ampleur Ă partir des annĂ©es 1920. Les pĂ©riodes dâafflux intense se situent entre 1927 et 1933, et aprĂšs 1946[27], et sont principalement imputables aux sĂ©cheresses pĂ©riodiques et famines subsĂ©quentes sĂ©vissant dans le pays dâorigine.
Les Cap-Verdiens Ă©tant des marins et des pĂȘcheurs expĂ©rimentĂ©s, la majoritĂ© se fixa dans des villes portuaires telles que Rosario, Buenos Aires, San NicolĂĄs de los Arroyos, Campana (dans la banlieue nord-ouest de Buenos Aires), BahĂa Blanca, Dock Sud (banlieue sud-est de Buenos Aires) et Ensenada. JusquâĂ 95 % de ces personnes trouvĂšrent Ă sâemployer dans la marine de guerre, dans la marine marchande, dans la flotte fluviale argentine, dans la compagnie pĂ©troliĂšre YPF, dans les chantiers navals, ou dans la ci-devant compagnie maritime publique ELMA[27].
Ă Buenos Aires
Dans le quartier familiĂšrement appelĂ© Once se sont fixĂ©s nombre dâAfricains ayant fui la situation de leur pays, en particulier beaucoup de SĂ©nĂ©galais. Selon lâAgence pour les rĂ©fugiĂ©s Ă Buenos Aires, ils sollicitent dâabord lâasile, rĂ©ussissent Ă obtenir un visa pour le BrĂ©sil, puis se rendent en Argentine, dans quelques cas en voyageant sur un navire comme passager clandestin. Lorsque le permis de sĂ©jour leur est refusĂ©, ils restent nĂ©anmoins dans le pays illĂ©galement et deviennent une proie facile pour les trafiquants dâĂȘtres humains. Les dimanches, une partie de la communautĂ© sĂ©nĂ©galaise se rĂ©unit pour consommer des plats typiques de leur pays. Dâores et dĂ©jĂ , certains restaurants proposent des mets africains[28].
Ă Rosario
Ces derniĂšres annĂ©es, des Africains fuyant leur pays dâorigine parce quâils y sont exploitĂ©s, persĂ©cutĂ©s, ou pour quelque motif religieux ou politique, arrivent en Argentine comme passagers clandestins sur des navires, en particulier par le port de Rosario, dans la province de Santa Fe. GĂ©nĂ©ralement, ils sâembarquent sans savoir oĂč le bateau les mĂšne, ou croyant aller dans un pays dĂ©veloppĂ© de lâhĂ©misphĂšre nord. Ils viennent pour la plupart du Nigeria, de CĂŽte d'Ivoire et de GuinĂ©e[29].
Si leur nombre est encore faible, il tend Ă sâaccroĂźtre dâannĂ©e en annĂ©e : en 2008, 70 personnes, contre une quarantaine lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, cherchĂšrent refuge en Argentine, mais seuls 10 purent rester, les autres ayant Ă©tĂ© rapatriĂ©s. Beaucoup sont des mineurs dâĂąge[29].
Le premier Africain Ă tenter ce nouveau mode dâimmigration arriva Ă Rosario en 2004, alors ĂągĂ© de 12 ans. Sâil fut adoptĂ© par une famille, la plupart nâont pas la mĂȘme chance et beaucoup dâenfants sont logĂ©s dans des foyers transitoires, tandis que les adultes vivent dans de petits meublĂ©s et gagnent leur vie comme marchands ambulants. Quelques-uns ont fondĂ© une famille et se sont Ă©tablis ; dâautres ont sombrĂ© dans la dĂ©linquance[29].
Femmes dominicaines
Au dĂ©but de la dĂ©cennie 1990, et jusquâĂ lâĂ©clatement de la crise Ă©conomique de 2001, se dĂ©veloppa, au dĂ©part de pays pauvres, Ă la suite du rĂ©gime de change fixe peso argentin-dollar, un courant migratoire composĂ© de personnes poussĂ©es Ă venir travailler en Argentine pour y gagner des salaires relativement Ă©levĂ©s (car libellĂ©s en dollars), pour retourner ensuite dans leur pays dâorigine avec un important pĂ©cule. Lâon vit alors arriver en nombre des femmes dominicaines dâascendance africaine, pour une bonne part dâentre elles afin dây exercer la prostitution, de leur plein grĂ© ou non, ou pour se trouver prises dans quelque rĂ©seau mafieux de traite dâĂȘtres humains[30].
LâannĂ©e 2008 vit lâamorce dâune deuxiĂšme vague dâimmigrantes de cette mĂȘme catĂ©gorie : le nombre de demandes de femmes dominicaines pour sâĂ©tablir en Argentine passa de 663 en 2007 Ă 1168 en 2008, selon les statistiques de la Direction des migrations. Les autoritĂ©s instaurĂšrent des contrĂŽles Ă lâeffet de dĂ©tecter les « fausses touristes » et lutter contre les mafias qui les amĂšnent. Câest ainsi quâen , 166 Dominicaines furent refoulĂ©es vers leur pays dâorigine[30] - [31].
Racisme en Argentine en rapport avec la couleur de peau
En Argentine, de façon analogue aux autres pays dâAmĂ©rique, le racisme liĂ© Ă la couleur de peau ou Ă lâorigine africaine, remonte Ă lâĂ©poque coloniale. Sous le rĂ©gime des castes tel quâimposĂ© par lâEspagne, les personnes ayant des ascendants dâAfrique noire tenaient un rang plus bas encore que les membres des peuples indigĂšnes.
Le racisme hĂ©ritĂ© de lâĂšre coloniale passa dans une certaine mesure dans la culture argentine, comme tendent Ă le dĂ©montrer un certain nombre de phrases ou de passages dans la littĂ©rature nationale. Les duels Ă mort entre gauchos ont Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©s avec une teinte de racisme dans un passage fameux du premier livre de lâĂ©popĂ©e gaucho MartĂn Fierro, que lâĂ©crivain et homme politique JosĂ© HernĂĄndez fit paraĂźtre en 1870 ; dans ledit passage, le personnage principal se bat en duel avec un gaucho noir non sans avoir dâabord insultĂ© sa fiancĂ©e et lâavoir insultĂ© lui-mĂȘme par les vers suivants:
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Des annĂ©es plus tard, en 1878, HernĂĄndez publia la seconde partie de sa cĂ©lĂšbre Ă©popĂ©e, oĂč Fierro soutient avec un autre gaucho noir une payada fameuse, lors de laquelle sont dĂ©battus des sujets philosophiques (la vie, la crĂ©ation, lâexistence, etc.). Le gaucho noir se rĂ©vĂšle ĂȘtre le fils du prĂ©cĂ©dent, et lâunique personnage alphabĂ©tisĂ© de tout lâillustre livre. Sachant cette fois-ci Ă©viter le duel, alors quâil semblait inĂ©vitable, MartĂn Fierro donne ainsi Ă voir lâĂ©volution quâa connu le personnage, et Ă travers lui probablement la sociĂ©tĂ© argentine, alors occupĂ©e Ă accueillir des millions dâinmigrants europĂ©ens.
Lâinvisibilisation dĂ©libĂ©rĂ©e des Afro-Argentins et de leur culture a Ă©tĂ© en Argentine un notable mode opĂ©ratoire du racisme liĂ© Ă la couleur de peau ou aux origines africaines. Le fut crĂ©Ă© le Foro de Afrodescendientes y Africanos en la Argentina (Forum des Afro-descendants et Africains en Argentine), dans le but de promouvoir le pluralisme social et culturel et de lutter contre la discrimination de cette partie de la population. Lors de la cĂ©rĂ©monie de fondation, la prĂ©sidente de lâInstitut national contre la discrimination, la xĂ©nophobie et le racisme (lâINADI), MarĂa JosĂ© Lubertino, reconnut, dans les termes suivants, la volontĂ© dâinvisibilisation dont les Afro-Argentins ont Ă©tĂ© l'objet :
« Les Afros en Argentine ont Ă©tĂ© invisibilisĂ©s et restent aujourdâhui encore invisibles. Ceci est le rĂ©sultat dâun proccessus de diaspora provoquĂ© par lâesclavage et sa transformation en servitude⊠La stratification sociale actuelle les assigne dans la pauvretĂ©[32]. »
Une forme particuliĂšre de stigmatisation, qui sâest gĂ©nĂ©ralisĂ©e depuis le milieu du XXe siĂšcle, consiste en lâusage de termes dĂ©prĂ©ciatifs tels que cabecitas negras (petites tĂȘtes noires), negritas (nĂ©grillonnes), morochos, negradas (noircies), termes associĂ©s essentiellement aux travailleurs des classes infĂ©rieures. En de nombreux cas, « les relations sociales se sont racialisĂ©es »[33], et le terme negro sâest gĂ©nĂ©ralisĂ© pour dĂ©signer de maniĂšre mĂ©prisante tout travailleur, sans considĂ©ration de sa couleur de peau, Ă telle enseigne quâil est devenu dâusage, entre personnes haut-placĂ©es sâoccupant de gestion du personnel dans les entreprises, de se rĂ©fĂ©rer aux salariĂ©s sous la dĂ©nomination los negros. Des dĂ©rives semblables se sont manifestĂ©es Ă©galement dans la vie politique argentine : lâoligarchie qui renversa le rĂ©gime de PerĂłn en 1955 dĂ©signait les pĂ©ronistes par negros, attendu quâen leur majoritĂ© ceux-ci Ă©taient dâorigine humble et appartenaient Ă la classe des travailleurs. Cette habitude langagiĂšre a perdurĂ© jusquâĂ aujourdâhui. Mieux, cette expression spĂ©cifique du racisme en Argentine sâest Ă©tendue pour englober sous la mĂȘme dĂ©nomination de negro ou de negra des personnes appartenant aux peuples originels, voire les migrants latino-amĂ©ricains et leurs descendants. En tĂ©moignent les chansons que rugissent les supporters de football et dans lesquelles la volontĂ© de dĂ©nigrement de telle ethnie ou nationalitĂ© est manifeste ; dans lâune de ces chansons, particuliĂšrement fameuse, les supporters du Club AtlĂ©tico Boca Juniors sont traitĂ©s de « sales nĂšgres de Bolivie et du Paraguay » (negros sucios de Bolivia y Paraguay)[34] - [35].
Si lâArgentine a toujours prĂ©fĂ©rĂ© nier avoir en son sein une communautĂ© de descendants dâAfricains, voire sâest employĂ©e Ă effacer lâAfrique de son passĂ©, des groupes afro-argentins tels que Grupo Cultural Afro, SOS Racismo, et Africa Vive ont nĂ©anmoins rĂ©ussi conjointement en 2001 Ă obtenir dâun dĂ©putĂ© national quâil organise une cĂ©rĂ©monie en mĂ©moire des soldats noirs morts en combattant pour lâindĂ©pendance de lâArgentine. Lors de la cĂ©rĂ©monie, le dĂ©putĂ©, en plus de rendre hommage Ă ces soldats, dĂ©cerna des distinctions aux dirigeants de plusieurs organisations noires. Cet Ă©vĂ©nement, en tenant compte aux Africains des contributions quâils ont apportĂ©es au pays, est mĂ©morable en ce quâil est source dâespoir pour les Afro-Argentins et leur fut dâune grande aide sur la voie de la reconnaissance et de l'Ă©galitĂ©.
Association Africa Vive
Ces derniĂšres dĂ©cennies, on note un intĂ©rĂȘt croissant pour lâhĂ©ritage africain de lâArgentine, ainsi que pour la communautĂ© des descendants dâAfricains. Ă la fin des annĂ©es 1990, un collectif dâAfro-Argentins se dĂ©nommant Africa Vive (lâAfrique vit) et dirigĂ© par MarĂa Magdalena Lamadrid, descendante dâAfricains de cinquiĂšme gĂ©nĂ©ration, sâest constituĂ© en se donnant pour mission de faire connaĂźtre la vĂ©ritable histoire de lâArgentine et des Afro-Argentins ; de valoriser et prĂ©server la culture spĂ©cifique des Afro-Argentins, par une prise de conscience de leur place dans lâhistoire de lâArgentine et par le respect envers les anciens ; de combattre la discrimination et de promouvoir lâĂ©galitĂ© ; de faire prendre conscience de la situation dĂ©plorable de la communautĂ© afro-argentine ; et de renforcer lâestime de soi des Afro-Argentins.
MarĂa Lamadrid, noire et pauvre, sâest faite femme de mĂ©nage pour gagner sa vie, Ă lâinstar des autres femmes pauvres en Argentine, et a dĂ» se battre dans sa jeunesse pour bĂ©nĂ©ficier dâune formation scolaire. Ayant vu de prĂšs et vĂ©cu personnellement le racisme au quotidien, elle s'attacha Ă mettre en lumiĂšre le racisme et la discrimination sĂ©vissant en Argentine Ă l'encontre des noirs. En 2002, elle dĂ©nonça publiquement un incident dont elle fut victime : lorsquâelle voulut voyager au Panama, et quâĂ cet effet elle se rendit Ă lâoffice dâimmigration avec son nouveau passeport argentin, la policiĂšre qui examina son passeport clama quâil sâagissait dâun faux et se mit aussitĂŽt en devoir de la mettre en dĂ©tention ; le seul motif allĂ©guĂ© alors Ă©tait quâ« il nây a pas de noirs en Argentine »[26].
En 1999, Africa Vive organisa Ă lâuniversitĂ© de Buenos Aires une confĂ©rence contre la discrimination, qui eut un grand retentissement. La fondation fut aussi invitĂ©e Ă participer Ă la ConfĂ©rence de lâONU sur le racisme Ă Durban, lors de laquelle ses membres eurent lâoccasion de faire une prĂ©sentation dĂ©crivant la situation socio-Ă©conomique des Afro-Argentins, avec le fort taux de chĂŽmage qui caractĂ©rise cette population, et les difficultĂ©s quâĂ©prouvent les nouveaux immigrĂ©s noirs Ă obtenir leur naturalisation Ă cause de politiques migratoires racistes.
HĂ©ritage culturel
Lâeffet le plus durable et le plus notoire de lâinfluence noire en Argentine est sans doute le tango[36], lequel est redevable, pour une partie de ses caractĂ©ristiques, aux festivitĂ©s et cĂ©rĂ©monies que les esclaves cĂ©lĂ©braient autrefois dans les dĂ©nommĂ©s tangĂłs, les maisons de rĂ©union, dans lesquelles les noirs avaient coutume de se rassembler moyennant lâautorisation de leurs maĂźtres. Si lâon admet communĂ©ment que la milonga campagnarde, la milonga citadine (comme danse), le malambo et la chacarera, de mĂȘme que la payada se soient Ă©galement nourris de leur influence, des Ă©tudes fiables, aptes Ă corroborer lâinfluence noire, font toutefois encore dĂ©faut Ă ce jour â mĂȘme si lâhistorien Juan Ălvarez Ă©tablit, au dĂ©but du XXe siĂšcle, au moyen du principe comparatif mĂ©lorythmique de lâĂ©cole de Berlin, de (probables) filiations africaines dans des styles musicaux tels que le tango, la milonga bonaerense, le caramba et le marote[37].
Abstraction faite du personnage brun fictif du MartĂn Fierro, il y eut quelques payadores cĂ©lĂšbres, tels que Gabino Ezeiza (1858-1916), payador et poĂšte[38], et Higinio CazĂłn. Le pianiste, compositeur et musicien de tango Rosendo MendizĂĄbal (1868-1913)[39], auteur de El entrerriano (1897), Ă©tait noir, de mĂȘme que Carlos Posadas (1874-1918), compositeur de tangos[40] ; Enrique Maciel (1897-1962), guitariste, bandonĂ©oniste et compositeur (auteur notamment de la musique de la valse La pulpera de Santa LucĂa) ; Horacio SalgĂĄn (compositeur, chef dâorchestre et pianiste) ; Cayetano Silva, natif de San Carlos (Uruguay) et lâauteur de la musique de marche San Lorenzo ; et ZenĂłn RolĂłn (1856-1902), compositeur plus acadĂ©mique, qui Ă©crivit une abondante Ćuvre musicale classique, comme la Gran marcha fĂșnebre, qui fut exĂ©cutĂ©e en 1880 en honneur du libertador JosĂ© de San MartĂn Ă lâoccasion du rapatriement de ses restes.
Le parler espagnol familier du RĂo de la Plata comporte quantitĂ© de mots nĂ©gro-africains, dont beaucoup, comme mucama, bochinche, dengue, mondongo, quilombo, marote, catinga, tamango, mandinga, candombe et milonga, sont passĂ©s dans le lunfardo, lâargot de Buenos Aires[41]. Par ailleurs, par tradition orale, la population afro-argentine de souche coloniale garde dans son langage familier et dans les paroles de ses chansons un certain nombre de vocables africains nâayant pas infiltrĂ© le lunfardo, comme kalunga pour cementerio (cimetiĂšre), mundele pour personne blanche (en mauvaise part) et cused, pour aquel ou aquella (celui-lĂ ou celle-lĂ ).
Dans le domaine religieux, outre les festivitĂ©s du carnaval, on trouve des adorations de saint BenoĂźt et du roi mage noir Balthazar, ce dernier faisant lâobjet dâune vĂ©nĂ©ration populaire dans une grande partie de la province de Corrientes, dans lâest de celle du Chaco, dans lâest de celle de Formosa et dans le nord de celle de Santa Fe[42].
Notes et références
- Josefina Stubbs et Hiska N. Reyes (éds.) Mås allå de los promedios: Afrodescendientes en América Latina: Resultados de la Prueba Piloto de Captación en la Argentina. Buenos Aires: Universidad Nacional de Tres de Febrero. 2006.
- Francisco R. Carnese, Sergio A. Avena, Alicia S. Goicoechea et al., AnĂĄlisis antropogenĂ©tico de los aportes indĂgena y africano en muestras hospi-talarias de la Ciudad de Buenos Aires, dans Revista Argentina de AntropologĂa BiolĂłgica, no 3, p. 79-99, AsociaciĂłn de AntropologĂa BiolĂłgica de la RepĂșblica Argentina, Buenos Aires 2001.
- (es) Gisele Kleidermacher, « Africanos y afrodescendientes en la Argentina: invisibilizaciÏn, discriminaciÏn y racismo », Revue interdisciplinaire de travaux sur les AmĂ©riques (RITA), Montreuil, no 5,â (lire en ligne, consultĂ© le ).
- Photo-reportage : « Cabo Verde, en Buenos Aires », quotidien ClarĂn, .
- Censo Nacional de Población, Hogares y Viviendas 2010 (recensement de la population et des logements). Chapitre 11, p. 293. « Copie archivée » (version du 3 décembre 2013 sur Internet Archive).
- Tidiane N'Diaye, Le gĂ©nocide voilĂ©: EnquĂȘte historique, Gallimard, 1er janvier 2008 / 9 mars 2017 (ISBN 9782070119585 / 9782072718496[Ă vĂ©rifier : ISBN invalide]).
- (es) Miriam Victoria Gomes, « La presencia negroafricana en la Argentina: pasado y permanencia », Bibliopress, Buenos Aires, Biblioteca del Congreso de la NaciĂłn (BCN), no 9,â , p. 2 (lire en ligne).
- Cité dans Crónica Histórica Argentina, Tome I, (1968), Editorial CODEX, p. 180.
- Cité dans Crónica Histórica Argentina, Tome I, (1968), Editorial CODEX, p. 20.
- Ă ce propos, il est pertinent de reproduire ici le tĂ©moignage de lâĂ©crivain Jorge Luis Borges, tel que rapportĂ© par V. S. Naipaul :
« Les Africains, les descendants des esclaves de lâĂ©poque espagnole, ont disparu. Dans MartĂn Fierro, c.-Ă -d. dans lâArgentine aux alentours de 1860, ils sont encore totalement prĂ©sents â noirs et mulĂątres, hommes et femmes, fringants, non insignifiants, et parlant lâespagnol des gauchos. Et quand Borges Ă©tait enfant, dans la premiĂšre dĂ©cennie de ce siĂšcle, on pouvait encore apercevoir des gens noirs Ă Buenos Aires.
Borges avait dit en 1972 : "Lorsque, enfant, jâapercevais un noir, je ne le racontais pas Ă la maison. Jâignore ce qui sâest passĂ© avec nos noirs. Notre famille nâĂ©tait pas riche. Nous nâavions que six esclaves." Dans un de ses poĂšmes, il est fait rĂ©fĂ©rence au logis des esclaves de la demeure familiale en ville. "Ils nâĂ©taient pas du tout conscients que leurs ancĂȘtres Ă©taient venus dâAfrique. Ils parlaient un type dâespagnol mĂ©lodieux. Ils Ă©taient incapables de prononcer le R : ils le changeaient en L. Mais ils nâĂ©taient pas considĂ©rĂ©s comme diffĂ©rents. En fait, un noir Ă©tait un criollo â quelquâun de lâancienne Argentine coloniale, antĂ©rieure au flux des immigrants â, au mĂȘme titre que tous les autres gens. Ici, ils Ă©taient cuisiniĂšre, servante. Les noirs Ă©taient considĂ©rĂ©s comme des citadins. Beaucoup de ces rĂ©giments dâinfanterie compassĂ©s Ă©taient composĂ©s de noirs. Lâun de mes grands-oncles a menĂ© une cĂ©lĂšbre charge Ă la bayonnette contre les Espagnols Ă Montevideo â cela a dĂ» se passer en 1815 ou en 1816 â et tous ses soldats Ă©taient des noirs pur sang originaires du sud de la ville, des environs de la BibliothĂšque nationale." (âŠ) Ainsi donc, des Africains avaient combattu pour lâindĂ©pendance de lâArgentine. Si Borges ne me lâavait pas dit, je ne lâaurais jamais soupçonnĂ© : cent ans plus tard, leurs descendants sâĂ©taient, comme par enchantement, fondus dans la nouvelle population europĂ©enne, et plus personne ne pouvait se les rappeler. »â V. S. Naipaul, The End of John Sunday, New York Times Book Review, 1983
- Chumbita, Hugo (2004). Hijos del PaĂs, Buenos Aires: EmecĂ©, p. 93.
- Karina Bonifatti, Madres de PrĂłceres, partos que hicieron historia, Ediciones B, (ISBN 978-987-627-186-8). Lâauteur dĂ©clare avoir consultĂ© le journal El centinela Ă la BibliothĂšque nationale dâArgentine.
- Arzac A.G., La esclavitud en la Argentina, p. 31.
- Selon le quotidien ClarĂn du 9 dĂ©cembre 1995.
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- (en) George Reid Andrews, The Afro-Argentines of Buenos Aires, 1800-1900, University of Wisconsin Press, (ISBN 978-0-299-08290-1), p. 84-87.
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Voir aussi
Bibliographie
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- (es) Rutas de la esclavitud en Ăfrica y AmĂ©rica latina, ouvrage coll. sous la dir. de Rina CĂĄceres, contrib. de Liliana Crespi, Comercio de esclavos en el Rio de la pLata durante el siglo XVII, editorial de la Universidad de Costa Rica, 2001 (ISBN 9977-67-672-0)
- (es) C. Picotti et V. Dina, La presencia africana en nuestra identidad, Buenos Aires, Colihue SRL, , 283 p. (ISBN 978-950-9413-82-5, lire en ligne)
Liens externes
- Un censo para saber mĂĄs de la comunidad negra en Argentina, quotidien ClarĂn,
- Pasado y presente de los negros en Buenos Aires, long article de Juan Carlos Coria, 1997
- Blacks in Argentina: disappearing acts, par Runoko Rashidi, 1998
- The reawakening of Afro-Argentine culture, par Anil Mundra, 2009
- Casa de Ăfrica en Argentina, par Irene Ortiz, 2010
- La VisiĂłn - Los dĂas difĂciles de los negros argentinos
- Association Misibamba. Comunidad Afroargentina de Buenos Aires
- ComisiĂłn Permanente de Estudios Afroargentinos
- Ălodie Descamps, « Afro-descendants : chez les "invisibles" de lâArgentine », Jeune Afrique, Paris,â (lire en ligne, consultĂ© le )