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Caras y Caretas

Caras y Caretas Ă©tait une revue hebdomadaire satirique et d’information, fondĂ©e en 1898 par le journaliste espagnol Eustaquio Pellicer comme version argentine d’une revue homonyme paraissant alors en Uruguay. PlacĂ©e d’abord sous la direction de JosĂ© Sixto Álvarez, elle connut une ascension rapide et un succĂšs durable avant de disparaitre en 1941. UltĂ©rieurement furent publiĂ©es deux revues de mĂȘme titre : en 1982 (« deuxiĂšme Ă©poque »), puis en 2005, Ă  l’initiative de Felipe Pigna (« troisiĂšme Ă©poque »).

Caras y Caretas
Image illustrative de l’article Caras y Caretas
Page de titre du feuillet de présentation (circulaire), 19 août 1898

Pays Drapeau de l'Argentine Argentine
Zone de diffusion Argentine et Espagne
Langue Espagnol
Périodicité Hebdomadaire
Genre Revue généraliste ;
revue satirique
Diffusion 80 000 ex. (1904)
Fondateur Eustaquio Pellicer
Bartolomé Mitre y Vedia
Manuel Mayol
Date de fondation 1898
Date du dernier numéro 1941
Ville d’édition Buenos Aires

Directeur de publication José Sixto Álvarez (1898-1903)
Carlos Correa Luna (1903-1941)
Felipe Pigna (2005-)
Site web Site officiel (3e Ă©poque)

Le prĂ©sent article traite du Caras y Caretas de la 1re Ă©poque (1898-1941), publication emblĂ©matique du journalisme graphique en Argentine, acteur clef dans la modernisation culturelle du pays dans la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle. En effet, en plus d’avoir favorisĂ© le processus de professionnalisation du journalisme argentin, la revue soutenait les tendances progressistes dans le dĂ©bat culturel et politique contemporain sur des sujets tels que le langage, la censure au thĂ©Ăątre, la loi sur le divorce, la question pĂ©dagogique, la loi Ă©lectorale, etc., et joua ainsi un rĂŽle de premier plan dans cette pĂ©riode d’ouverture et de remise en question de l’hĂ©gĂ©monie culturelle et politique de l’ancienne Ă©lite en Argentine.

Caras y Caretas de la premiĂšre pĂ©riode appartenait au type gĂ©nĂ©raliste et mixte de magazine, s’inspirait de publications europĂ©ennes et amĂ©ricaines semblables, et couvrait tous les sujets de politique, de mƓurs, de culture et de sociĂ©tĂ©, rendant Ă  ce titre tĂ©moignage de quatre dĂ©cennies d’histoire politique, sociale et culturelle de l’Argentine. La revue affirmait, comme l’une de ses valeurs, son intĂ©rĂȘt pour le temps prĂ©sent et pour la modernitĂ©, et assurait ĂȘtre au fait de l’actualitĂ© nationale et internationale, des dĂ©couvertes scientifiques et des nouveautĂ©s dans tous les domaines. En tant qu’entreprise moderne, elle affirma d’emblĂ©e sa place singuliĂšre dans le paysage mĂ©diatique argentin et contribua Ă  faire surgir une nouvelle gĂ©nĂ©ration d’auteurs et de graphistes et Ă  les professionnaliser ; elle exigeait de ses collaborateurs des produits courts et innovants, rĂ©pondant Ă  l’esprit de l’écriture journalistique moderne, et se distinguait par la nature de ses textes, oĂč se trouvaient conjuguĂ©s humour et journalisme sĂ©rieux. Sa singularitĂ© s’exprimait aussi par la mise en avant des aspects Ă©conomiques : Ă  la diffĂ©rence de ce qui Ă©tait usuel dans la presse d’alors, Caras y Caretas faisait, dans son prospectus de promotion, ouvertement rĂ©fĂ©rence aux coĂ»ts, exhibait les formulaires d’abonnement, communiquait le tarif des petites annonces, et Ă©valuait les chances financiĂšres de succĂšs ou d’échec ; en corollaire, la rĂ©daction omettait dĂ©libĂ©rĂ©ment de spĂ©cifier les buts proprement Ă©ditoriaux. La revue prĂ©sentait ainsi, dĂšs 1898, tous les caractĂšres du journalisme de masse du siĂšcle nouveau : hĂ©tĂ©roclitisme du contenu, centralitĂ© de la photographie d’actualitĂ©, tendance Ă  fictionnaliser l’actualitĂ©, recours Ă  la publicitĂ© pour son financement, et rĂ©munĂ©ration ordinaire des producteurs de contenu. Caras y Caretas fut pionniĂšre Ă©galement en ceci qu’elle s’adressait Ă  l’ensemble du public, sans distinction de classe sociale, de statut culturel ou d’affinitĂ©s idĂ©ologiques. Le modĂšle commercial et le souci de rentabilitĂ© entraĂźnaient la nĂ©cessitĂ© de s’assurer l’entrĂ©e dans tous les foyers et de viser un public aussi large et hĂ©tĂ©rogĂšne que possible, sans exclure les immigrants ; il s’agissait de mettre Ă  la disposition de l’ensemble des lecteurs, et Ă  un prix abordable, des textes et des images les plus variĂ©s afin que tous, sans nĂ©cessitĂ© de justifier de compĂ©tences spĂ©cifiques, puissent les apprĂ©cier comme de simples consommateurs sur le marchĂ© culturel. Ce parti-pris mercantile, du reste tout Ă  fait assumĂ©, impliquait Ă©galement de mettre en adĂ©quation sa politique Ă©ditoriale avec les attentes du public, d’aborder les sujets politiques avec indĂ©pendance vis-Ă -vis de tout parti politique (pour ne s’aliĂ©ner aucun lecteur), et de s’en tenir Ă  un style humoristique sans ĂąpretĂ© et Ă  une satire modĂ©rĂ©e. Enfin, Caras y Caretas s’efforçait d’impliquer activement ses lecteurs, les invitant notamment Ă  participer Ă  des enquĂȘtes d’opinion, les incitant Ă  envoyer des contributions etc. Par tous ces aspects, Caras y Caretas contrastait avec la plupart des autres revues, comme p. ex. sa rivale Don Quijote, qui se caractĂ©risait par son intransigeance idĂ©ologique, par un lectorat compartimentĂ©, et par un modĂšle Ă©conomique fragile oĂč les recettes provenaient presque exclusivement des abonnements.

Caras y Caretas fut novatrice Ă©galement en matiĂšre graphique, en particulier par la publication de reportages photographiques (avec des images de haute qualitĂ©), par la pratique du photomontage et de la photo truquĂ©e, par la combinaison — jusque-lĂ  inĂ©dite en Argentine — de la photographie et du dessin, et par l’inclusion des premiĂšres historiettes, ancĂȘtres de la bande dessinĂ©e. La mentalitĂ© progressiste qu’aimait Ă  afficher la rĂ©daction se manifestait aussi Ă  travers les aspects techniques de l’édition.

Politiquement, la revue fut fondĂ©e dans le contexte du rĂ©gime oligarchique dit RĂ©publique conservatrice, rĂ©gime marquĂ© par le clientĂ©lisme, la fraude Ă©lectorale et le caudillisme. En dĂ©pit de la montĂ©e en puissance de l’opposition, qu’elle fĂ»t radicale et dirigĂ©e contre le systĂšme en tant que tel (anarchisme et socialisme) ou modĂ©rĂ©e (dĂ©nonçant la corruption et la fraude), l’élite criolla (= de vieille souche argentine) continuait de considĂ©rer le pouvoir comme sa propriĂ©tĂ© particuliĂšre et faisait fi du nouvel espace public Ă©largi alors en cours de constitution, s’étendant dĂ©sormais bien au-delĂ  de cette Ă©lite ; emboĂźtant le pas Ă  cette nouvelle donne socio-politique, Caras y Caretas devint partie prenante de cet Ă©largissement de la sphĂšre publique, accompagna la sociĂ©tĂ© argentine dans ce processus, et allait s’intĂ©resser sans cesse davantage aux questions publiques, jetant un dĂ©fi au monopole d’opinion dĂ©tenu jusque-lĂ  par l’élite traditionnelle ; la revue aida l’idĂ©e de participation politique Ă  prendre pied en Argentine, par le biais d’une mise en scĂšne du lecteur comme figure active et revendicative. La revue cependant avait soin d’éluder les prises de position politiques tranchĂ©es, susceptibles en effet d’enrayer son dĂ©veloppement comme entreprise commerciale. Critique vis-Ă -vis du pouvoir en place, Caras y Caretas garda donc une attitude modĂ©rĂ©e, traitant des questions sĂ©rieuses d’un ton lĂ©ger. Dans ses colonnes, la politique Ă©tait moins une arĂšne oĂč ses lecteurs eussent Ă©tĂ© encouragĂ©s Ă  intervenir, qu’un spectacle auquel ils Ă©taient conviĂ©s Ă  assister en tant que citoyens-consommateurs. De mĂȘme, la nĂ©cessitĂ© de mettre en adĂ©quation sa politique Ă©ditoriale avec les attentes du public eut-elle pour effet que la revue ne s’en prenait au rĂ©gime conservateur qu’avec des arguments faisant consensus et ne s’associait qu’à des dĂ©nonciations qui, n’impliquant aucune identification Ă  tel ou tel parti ou faction politique ni aucune exclusion, prĂ©sentaient le degrĂ© de gĂ©nĂ©ralitĂ© nĂ©cessaire propice Ă  susciter l’adhĂ©sion d’un large auditoire opposĂ© aux vices de la « politicaillerie » (arbitraire dans la rĂ©partition des postes officiels, clientĂ©lisme, corruption du systĂšme Ă©lectoral, etc.).

S’il lui arrivait de prendre parti face aux Ă©vĂ©nements politiques, sa tendance dominante Ă©tait de se borner Ă  exposer la scĂšne publique dans toute sa diversitĂ© Ă  l’intention de tous ses lecteurs. Cette rĂ©ticence Ă  tout jugement partial prĂ©sentait parfois un air contraint, mais laissait nĂ©anmoins entrevoir les sympathies de la rĂ©daction. Hormis certaines constantes gĂ©nĂ©rales (opposition au rĂ©gime en place, anticonservatisme), la coexistence d’élĂ©ments contradictoires empĂȘchait d’y percevoir une ligne politique cohĂ©rente et soutenue. Caras y Caretas dĂ©cochait ses piques contre certaines fractions de la classe dirigeante et sur quelques-unes de ses pratiques, mais sans que jamais la remise en question s’étende jusqu’aux institutions mĂȘmes ou jusqu’aux fondements du systĂšme Ă©conomique. En particulier, la façon dont Caras y Caretas rendit compte des mouvements de protestation de 1902 (avec notamment la premiĂšre grĂšve gĂ©nĂ©rale de l’histoire de l'Argentine) dĂ©montre les limites de son profil populaire et de ses convictions dĂ©mocratiques. Mais la revue entendait faire partie du dĂ©bat public en Argentine et accueillait donc dans ses colonnes le discours critique vis-Ă -vis du systĂšme politique, en vue de satisfaire un lectorat qui commençait Ă  faire preuve de compĂ©tence politique et Ă  revendiquer des droits dans tous les domaines. Pour autant, il n’entrait pas dans l’objectif central de Caras y Caretas, en sa qualitĂ© d’entreprise fondamentalement commerciale, de façonner l’opinion. La rĂ©daction de maniĂšre gĂ©nĂ©rale privilĂ©giait la logique d’intĂ©gration et une attitude conciliante, et Ɠuvrait pour une sphĂšre publique consensuelle oĂč l’entente Ă©tait la valeur suprĂȘme — attitude qu’incarnait Ă  merveille le gĂ©nĂ©ral Mitre, figure tutĂ©laire idĂ©ale, dĂ©politisĂ©e et Ă©quanime, Ă  qui Caras y Caretas ne mĂ©nageait pas ses hommages. En ce qui concerne l’immigration de masse en Argentine, Caras y Caretas contribua, dans le mĂȘme esprit, Ă  implanter dans le public la conception inclusive, partagĂ©e du reste par la majoritĂ© des Ă©lites, y compris au sein du gouvernement ; cette position se traduisait dans son attitude Ă©ditoriale, qui allait Ă  l’encontre d’une tradition criolla unitaire et sĂ©lective, promue par certaines autres revues, et Ă©tait en adĂ©quation avec un lectorat qui, plutĂŽt que d’adhĂ©rer Ă  telle tradition dĂ©terminĂ©e, avait une pratique culturelle fragmentaire oĂč les termes « cosmopolite » et « national » ne s’excluaient pas.

Perdurant pendant 43 ans, Caras y Caretas exerça une grande influence sur tous les magazines qui lui succĂ©deront en Argentine. Quoique promettant des nouveautĂ©s artistiques et littĂ©raires, sa tendance Ă©tait esthĂ©tiquement plutĂŽt conservatrice, compte tenu que la revue se destinait au grand public et redoutait les risques de l’innovation esthĂ©tique. Pourtant, l’écriture journalistique moderne qui s’y dĂ©ployait commença bientĂŽt Ă  dĂ©teindre sur d’autres textes destinĂ©s au public nouveau, y compris littĂ©raires, dont certaines caractĂ©ristiques (dĂ©couverte de la ville, l’exploration des marges de la sociĂ©tĂ©, langage populaire, dĂ©sacralisation de l’art) remontaient Ă  Caras y Caretas. Horacio Quiroga, collaborateur et disciple de la revue, y publia ses premiers rĂ©cits et, faisant siens ces principes, ajustera sa production aux rĂšgles formelles et thĂ©matiques apprises dans Caras y Caretas.

Antécédents

Caricature reprĂ©sentant Eustaquio Pellicer (Ă  gauche) et Charles SchĂŒtz (Ă  droite), resp. directeur et dessinateur de l'hebdomadaire uruguayen Caras y Caretas.

En 1890 fut fondĂ© Ă  Montevideo l’hebdomadaire (uruguayen) Caras y Caretas, qui se caractĂ©risait par la satire politique, par l’humour et par le traitement de sujets d’actualitĂ©, et se signalait par une mise en page particuliĂšre, oĂč caricatures et photographies tenaient une grande place. La direction de la revue Ă©tait aux mains du poĂšte et journaliste d’origine espagnole Eustaquio Pellicer, et ce depuis le premier numĂ©ro paru le 20 juillet 1890, jusqu’à son numĂ©ro 144. Ensuite Pellicer, sur l’invitation du journaliste argentin BartolomĂ© Mitre Vedia, Ă©migra vers la rive opposĂ©e du RĂ­o de la Plata, laissant la publication aux soins du dessinateur Charles SchĂŒltz et de l’auteur Arturo GimĂ©nez Pastor, Ă©lut domicile Ă  Buenos Aires et y fonda en 1898 la version argentine de l’hebdomadaire[1] - [2].

PremiĂšre Ă©poque (1898-1941)

Contexte

La fondation de Caras y Caretas survint en pleine effervescence entrepreneuriale des dĂ©buts de l’industrie culturelle en Argentine, Ă  une Ă©poque oĂč d’autres se lançaient dans des aventures industrielles, allaient coloniser des zones inhospitaliĂšres, inventer de nouveaux Ă©quipements, etc. La fondation de Caras y Caretas en octobre 1898 avait Ă©tĂ© prĂ©cĂ©dĂ©e de plusieurs autres tentatives de la part des mĂȘmes personnes oĂč s’affirmait dĂ©jĂ  leur ferme volontĂ© de crĂ©er une entreprise culturelle qui leur assure l’indĂ©pendance Ă©conomique[3].

D’autre part, l’hebdomadaire dĂ©buta sa parution dans un contexte oĂč l’Argentine accueillait en grand nombre des immigrants pauvres, paysans et artisans venus d’Europe. Toutes ces nationalitĂ©s — Italiens, Russes, Galiciens, s’ajoutant aux criollos (Argentins de souche) et aux PortĂšgnes (habitants de Buenos Aires) —, ainsi que les frictions qui se faisaient jour entre elles, trouveront Ă  s’exprimer dans la revue, avec forte mise Ă  contribution d’images[4].

Fondation

José Sixto Álvarez, premier directeur de la revue.

En 1884, JosĂ© Sixto Álvarez (1858-1903, mieux connu sous son futur nom de plume Fray Moche), tout en continuant Ă  travailler comme journaliste parlementaire au quotidien La NaciĂłn, n’avait pas renoncĂ© Ă  son dĂ©sir de tenter son propre projet journalistique, avec l’objectif de plus en plus prĂ©cis et affirmĂ© d’en faire une source de revenus suffisante pour lui permettre de vivre. Il crĂ©a par ailleurs Ă  l’angle des rues Corrientes et Esmeralda la premiĂšre salle de cinĂ©ma de Buenos Aires[2].

C’est alors qu’Eduardo Sojo, dessinateur espagnol installĂ© Ă  Buenos Aires, lui proposa de devenir rĂ©dacteur Ă  la revue Don Quijote, rĂ©cemment crĂ©Ă©e. Álvarez accepta, cependant les choses n’allĂšrent pas comme il l’aurait souhaitĂ©, car, ainsi qu’il le dĂ©clarera plus tard, Sojo privilĂ©giait une orientation politique de la revue, ce qui la rendait peu rentable en comparaison de ses attentes. Les conflits s’exacerbĂšrent encore par la suite, et Álvarez finit par abandonner le projet[2].

Quelques annĂ©es auparavant, Álvarez avait sollicitĂ© Roberto PayrĂł de monter avec lui une entreprise. Ce jeune homme, ancien lecteur du roman satirique Fray Gerundio, Ă©tait dĂ©jĂ  alors un personnage expĂ©rimentĂ©, avec qui Álvarez partageait une mĂȘme conception purement professionnelle du mĂ©tier d’écrivain, une mĂȘme sympathie pour le mitrisme, et les mĂȘmes milieux de sociabilitĂ© et de travail. Álvarez ne cessait d’échafauder des projets, voulait fonder avec PayrĂł une revue de caricatures, et envisagea mĂȘme de crĂ©er une entreprise de rĂ©cupĂ©ration de toutes sortes de matĂ©riels et d’objets usagĂ©s, qu’il aurait, aprĂšs leur remise en Ă©tat, remis sur le marchĂ©. Il calculait avec un systĂ©maticitĂ© d’entrepreneur ses chances de succĂšs, Ă©tablissait des pronostics oĂč la raison se conjuguait Ă  la fantaisie, et rĂ©flĂ©chissait Ă  une affaire de grande envergure, le grand coup capable de changer leurs vies. D’un certain point de vue, remarque l’essayiste Geraldine Rogers, l’idĂ©e d’une entreprise de rĂ©cupĂ©ration annonçait la logique et la mĂ©thode de son futur magazine, qui devait se concrĂ©tiser peu aprĂšs : recycler des Ă©lĂ©ments usagĂ©s et dans une certaine mesure dĂ©valuĂ©s, rĂ©unir en un mĂȘme lieu des matĂ©riels Ă©pars et les regrouper de façon systĂ©matique pour les destiner Ă  de nouvelles consommations. Ce projet de revue ne put cependant pas ĂȘtre menĂ©e Ă  bonne fin par manque de capital[5].

En 1898, Eustaquio Pellicer, installĂ© Ă  Buenos Aires, mit donc en Ɠuvre son plan de relancer Caras y Caretas, cette fois en Argentine. La guerre de Cuba avait, disait-on, provoquĂ© des susceptibilitĂ©s interdisant de mettre un Espagnol Ă  la tĂȘte de la publication, raison pour laquelle on fit appel Ă  BartolomĂ© Mitre Vedia, criollo (= Argentin de souche) expĂ©rimentĂ©, ancien directeur du journal La NaciĂłn et fils de son fondateur, qui accepta l’offre. Cependant, en raison de « circonstances inattendues », il ne put exĂ©cuter ses intentions et quitta le projet au moment oĂč le premier numĂ©ro Ă©tait sous presse. Cette dĂ©fection obligea Ă  faire appel Ă  un autre journaliste connu de La NaciĂłn, JosĂ© Sixto Álvarez, pour venir diriger la nouvelle revue[6].

Le prospectus

Le 19 aoĂ»t 1898, un prospectus (« circulaire ») de quatre pages, prĂ©figuration de la future revue, faisait part de la parution de Caras y Caretas pour le mois de septembre. Trois noms figuraient au frontispice, avec la fonction principale de leur titulaire : Eustaquio Pellicer comme rĂ©dacteur, BartolomĂ© Mitre y Vedia comme directeur, et Manuel Mayol comme dessinateur. L’illustration de couverture montrait un cercle de masques entourant une dame habillĂ©e en clown, avec Ă  ses pieds un exemplaire de la nouvelle publication ornĂ©e de la lĂ©gende « Caras y Caretas segunda Ă©poca » (Caras y Caretas deuxiĂšme Ă©poque). La circulaire insistait sur le cĂŽtĂ© novateur de ce que la revue se proposait d’offrir (« ce qui nous anime est le dĂ©sir de faire un journal qui ne soit semblable Ă  aucun autre de la famille »), geste inaugural marquant la volontĂ© des fondateurs de se dĂ©marquer des autres publications sur le marchĂ©[7].

Les traits que laissait entrevoir le prospectus allaient s’affirmer dans les annĂ©es suivantes. L’un est la mise en avant des aspects Ă©conomiques : Ă  la diffĂ©rence de ce qui Ă©tait habituel dans la presse d’alors, l’annonce faisait sans aucune pudeur rĂ©fĂ©rence aux coĂ»ts, exhibait les formulaires d’abonnement, indiquait le tarif des petites annonces, et Ă©valuait les chances financiĂšres de succĂšs ou d’échec. On comprend que, dans ce cadre, l’on ait dĂ©libĂ©rĂ©ment omis de spĂ©cifier les buts proprement Ă©ditoriaux de la nouvelle revue ; en effet, la circulaire disait avec la plus grande dĂ©sinvolture :

« Quel est notre programme ? Si nous en avions un, nous te le donnerions, avec tous les alinĂ©as ; mais il se trouve que la seule chose qu’il nous a Ă©tĂ© donnĂ© de faire pour le moment, est de rassembler une grande provision de courage pour faire ce premier pas [...]. D’autre part, un programme n’est pas nĂ©cessaire dans le cas d’une publication qui se prĂ©sente avec les Ă©pithĂštes de festive, littĂ©raire, artistique et d’actualitĂ©s, vu que en elles se condense tout ce qui pourrait se dire Ă  propos de sa nature, de ses tendances et de son plan de travail. »

Ce positionnement ouvertement antiprogrammatique crĂ©ait un abĂźme de distance entre Caras y Caretas et les publications de type politique, artistique ou culturel, dont le lancement s’accompagnait toujours d’une claire exposition des objectifs poursuivis[8].

Le prospectus enfin laissait prĂ©voir ce qui sera une autre constante de Caras y Caretas : la reprĂ©sentation et l’intervention des lecteurs comme figures centrales de la scĂšne discursive amĂ©nagĂ©e par la revue. L’interpellation au public Ă©tait contenue dans l’adresse (« lecteur de nos espĂ©rances et de nos respects »), tandis que la strophe sous le dessin Ă©nonçait : « J’aurai toujours, et dĂšs maintenant,/ une amie en la lectrice/ et dans le lecteur un ami
 ». La relation avec le public — qui incluait de nouvelles catĂ©gories de lecteurs, tels que les femmes et les enfants — Ă©tait prĂ©sentĂ© comme un lien amical et proche, crĂ©ant une impression de proximitĂ©, sans cesser dans le mĂȘme temps d’établir une mĂ©diation institutionnelle[9].

Caractéristiques générales

Se dĂ©finissant elle-mĂȘme comme « hebdomadaire festif, littĂ©raire, artistique et d’actualitĂ© », la revue Caras y Caretas fut fort populaire surtout dans sa premiĂšre phase, quand elle fut dirigĂ©e par l’écrivain et journaliste JosĂ© Sixto Álvarez, mieux connu sous le pseudonyme de Fray Mocho[4].

Caras y Caretas traitait des mƓurs, de la culture et de la sociĂ©tĂ© de son Ă©poque, couvrant tous les aspects, du littĂ©raire jusqu’au politique. À ce titre, la revue rend tĂ©moignage de quatre dĂ©cennies d’histoire politique, sociale et culturelle de l’Argentine, et a valeur de recueil documentaire du pays dans la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle. Sa diffusion commença Ă  rĂ©trograder lorsqu’elle dut affronter la concurrence d’autres revues, plus innovantes, qui surent gagner la faveur du public, telles que Mundo Moderno, fondĂ© en 1911. Peut-ĂȘtre son dessein de tout englober, son ambition d’exprimer intĂ©gralement la sociĂ©tĂ© d’alors, furent-ils la cause principale de son dĂ©clin et de sa disparition en 1941. Le Caras y Caretas de la premiĂšre pĂ©riode perdura pendant 43 ans et exerça une grande influence sur tous les magazines qui lui succĂ©deront[10].

La revue fut pionniĂšre Ă©galement en ceci qu’elle s’adressait Ă  l’ensemble du public, sans distinction de classe sociale, de statut culturel ou d’affinitĂ©s idĂ©ologiques. Son contenu Ă©tait fort hĂ©tĂ©roclite, et offrait des billets d’actualitĂ©, des poĂšmes, des historiettes (ancĂȘtre de la bande dessinĂ©e), des rĂ©cits de fiction, des articles raillant la politique du moment, etc.[11] Si Caras y Caretas affirma d’emblĂ©e sa place singuliĂšre dans le paysage mĂ©diatique local, certains Ă©lĂ©ments qui la caractĂ©risaient Ă©taient dĂ©jĂ  prĂ©sents dans les journaux antĂ©rieurs : la critique du pouvoir en place, la prĂ©conisation de rĂ©formes politiques, le recours Ă  la caricature, le format hebdomadaire et la mise Ă  contribution d’artistes professionnels existaient dĂ©jĂ  dans la presse satirique, oĂč du reste plusieurs dessinateurs et rĂ©dacteurs de Caras y Caretas avaient fait leurs premiĂšres armes. Cependant, Caras y Caretas tint toujours Ă  se diffĂ©rencier sur deux aspects fondamentaux : sa volontĂ© d’aborder les sujets politiques avec indĂ©pendance vis-Ă -vis de tout parti politique, et son style humoristique moins acerbe[11].

Projet éditorial et public visé

Caras y Caretas mettait en Ɠuvre un nouveau concept de journalisme, Ă©laborĂ© non pour les seules Ă©lites lettrĂ©es, mais pour un lectorat plus large et plus hĂ©tĂ©rogĂšne. Ce lectorat devait comprendre Ă©galement les nouvelles masses d’immigrants qui, quoique prĂ©fĂ©rant les pĂ©riodiques rĂ©digĂ©s dans leur propre langue leur apportant des nouvelles sur leur pays d’origine, regardaient avec curiositĂ© les revues populaires argentines, dont l’abondante information graphique leur permettait de rester au fait de ce qui se passait dans leur terre d’adoption. Dans un pays avec plus d’un tiers d’étrangers, qui certes perdaient rapidement leurs rĂ©fĂ©rences traditionnelles, cette constante rĂ©pĂ©tition, transformation et circulation d’images de l’actualitĂ© locale contribua Ă  homogĂ©nĂ©iser le naissant et disparate conglomĂ©rat criollos/immigrants qu’était devenue l’Argentine, en instillant chez l’immigrant un sentiment d’appartenance Ă  cette culture visuelle de masse, Ă  laquelle il pouvait accĂ©der sans connaissance approfondie de l’espagnol[12]. D’autre part, chose insolite pour l’époque, la revue adopta une attitude familiĂšre avec le lecteur, entretenant un dialogue avec lui et publiant par exemple les lettres que les lecteurs lui envoyaient, venant du reste aussi bien d’immigrants que d’Argentins qui se sentaient provoquĂ©s par l’immigrant venu occuper sa place[11].

Le succĂšs de Caras y Caretas s’explique par un certain nombre de facteurs, dont : l’avantage d’ĂȘtre la premiĂšre en date des revues populaires en Argentine ; une politique visant Ă  maintenir abordable le prix de l’exemplaire (Ă  savoir 20 centavos), grĂące aux revenus publicitaires (qui reprĂ©sentaient au dĂ©but 25 % des recettes de la revue, et atteindront les 40 %) et grĂące au fort tirage ; et un format rĂ©duit et accessible[11].

Pourtant, en Argentine, l’apparition et le succĂšs de Caras y Caretas, emblĂšme d’une nouvelle culture Ă©mergente, mĂ©rita Ă  la revue le dĂ©dain, les craintes et la fascination ambivalente de ceux qui ne voulaient pas renoncer Ă  leurs prĂ©tentions tutĂ©laires. L’élite vit en elle le signe de la dĂ©cadence culturelle, encore que quelques-uns de ses membres eussent reconnu avoir trouvĂ© parfois du plaisir Ă  la lire. En 1903, la revue Ideas, publication de haut niveau dirigĂ©e par Manuel GĂĄlvez, condamna l’hebdomadaire populaire qui selon elle rendait compte des « danses dans les petits patelins » et publiait « les portraits de malfaiteurs », et tirait tout le « jus des annonces, devenant un marchĂ© de publicitĂ©s et de coupures de presse »[13]. L’annĂ©e suivante, le scientifique et fonctionnaire d’État JosĂ© MarĂ­a Ramos MejĂ­a se dĂ©solait de ce que Watteau et Rembrandt avaient Ă©tĂ© battus par Caras y Caretas, ce qu’il prenait pour une preuve de l’avancĂ©e des imposteurs et de la « norme vulgaire de la foule, [qu’elle soit] en tenue rapiĂ©cĂ©e ou bien vĂȘtue »[14]. Ce qui pour les uns symbolisait un acquis nouvellement obtenu reprĂ©sentait pour d’autres la perte de ce qui naguĂšre avait Ă©tĂ© Ă  leur usage exclusif[15].

Caras y Caretas Ă©tait Ă©galement pionniĂšre dans la mise Ă  disposition des lecteurs, — et ce sans distinction de classe sociale, d’hiĂ©rarchie culturelle ou d’allĂ©geance politique —, de textes et d’images les plus variĂ©s afin que tous, sans nĂ©cessitĂ© de justifier de compĂ©tences spĂ©cifiques, puissent les apprĂ©cier comme simples consommateurs sur le marchĂ© culturel. La revue remplit une importante fonction de vulgarisation, rendant accessible, matĂ©riellement et symboliquement, un ensemble de produits culturels Ă  l’usage de personnes ayant eu depuis peu accĂšs Ă  la lecture, n’ayant qu’un modeste capital symbolique, et n’étant que faiblement initiĂ© Ă  la tradition littĂ©raire. Si, ainsi que le nota un contemporain, la presse populaire Ă©tait « le livre du peuple »[16], c’est Caras y Caretas qui au fil de la premiĂšre moitiĂ© du siĂšcle figurera parmi ses livres prĂ©fĂ©rĂ©s. La revue Ă©tait une sorte d’encyclopĂ©die bon marchĂ©, constamment mise Ă  jour, facilement transportable et collectionnable Ă  l’intention de ceux qui ne frĂ©quentaient ni librairies ni bibliothĂšques. Tous ces Ă©lĂ©ments viennent confirmer une constante dans l’histoire du journalisme : le rĂŽle pionnier de la presse de bas prix et grand public[17].

À une Ă©poque oĂč journaux et revues prĂ©dominaient sur les livres, Caras y Caretas se distinguait dans l’ensemble des publications illustrĂ©es argentines en adoptant dĂšs 1898 les caractĂšres du journalisme de masse du siĂšcle qui allait commercer : structure Ă©ditoriale composite, centralitĂ© de la photographie d’actualitĂ©, tendance Ă  fictionnaliser les nouvelles, appel Ă  la publicitĂ© pour son financement, et rĂ©munĂ©ration rĂ©guliĂšre et ordinaire des producteurs de contenu. Dans les dĂ©cennies suivantes, l’on verra les journaux les plus populaires s’efforcer de perfectionner ces ressources ainsi que d’autres, qui n’en avaient Ă©tĂ© encore qu’au stade embryonnaire dans Caras y Caretas, comme les supplĂ©ments spĂ©ciaux susceptibles d’atteindre des tirages inĂ©dits, ou la publication d’apports de lecteurs[18].

Dans Caras y Caretas, les postures critiques que certains de ses collaborateurs avaient adoptĂ©es avant la fondation de la revue, ou adoptaient encore hors de ses colonnes, tendaient Ă  se diluer. Ce qui prĂ©valait dĂ©sormais, note l’essayiste Geraldine Rogers, est

« une logique d’intĂ©gration pseudofamiliale, Ă  laquelle tous Ă©taient invitĂ©s Ă  participer, et qui engendrait un ensemble de reprĂ©sentations, partagĂ©es en marge de tout intĂ©rĂȘt particulier. [La revue] rĂ©unissait des Ă©lĂ©ments qui, dans d’autres sphĂšres, Ă©taient incompatibles, Ă©ludait les positions contradictoires et se montrait dĂ©fenderesse de l’équilibre des intĂ©rĂȘts. En elle, des agents et des modes de production antagonistes s’ordonnaient en un systĂšme d’interdĂ©pendance mutuelle, rĂ©sorbant les diffĂ©rences esthĂ©tiques et idĂ©ologiques, Ă©vidents dans d’autres contextes[19]. »

Est Ă  relever Ă©galement la similitude de la ligne Ă©ditoriale de Caras y Caretas avec celle du quotidien La NaciĂłn, constat instructif lĂ  oĂč il s’agit d’évaluer l’opposition de la revue au rĂ©gime conservateur roquiste ainsi que d’analyser les limites de son attitude critique. Caras y Caretas fut aussi inspirĂ© par la culture journalistique nord-amĂ©ricaine, modĂšle culturel Ă©mergent, avec ses aspects spectaculaires, matĂ©rialistes et pragmatiques[20].

Contenus et tirage

Dans les premiĂšres annĂ©es d’existence de Caras y Caretas, grĂące aux bons chiffres de vente, le nombre de pages augmenta progressivement ; ainsi, quand le prospectus d’aoĂ»t 1898 annonçait 20 pages hebdomadaires, en 1902 la revue en comptait dĂ©jĂ  68, rĂ©parties comme suit :

  • Quatre pages extĂ©rieures, y compris la premiĂšre page de couverture. Celle-ci, la section la plus fameuse de Caras y Caretas, se composait d’un dessin en couleurs (gĂ©nĂ©ralement de la main de Mayol) qui se rĂ©fĂ©rait Ă  un Ă©vĂ©nement politique ou social d’actualitĂ©, et qui Ă©tait assorti d’un titre indicatif et d’une strophe rimĂ©e de quatre ou cinq vers, Ă  l’humour satirique allusif, Ă©crite, disait-on, par Luis Pardo[21]. Le lecteur Ă©tait supposĂ© dĂ©jĂ  connaĂźtre, par les journaux et par les commentaires entendus dans l’espace public, l’information nĂ©cessaire Ă  la comprĂ©hension du sens de ce dessin.
  • Vingt pages initiales, dont une moitiĂ© de l’espace Ă©tait occupĂ©e par les « Sports » et par les actualitĂ©s internationales et l’autre par de la publicitĂ©. La prĂ©sence de messages publicitaires est notamment ce qui diffĂ©renciait Caras y Caretas des autres revues, qui pour diverses raisons n’incluaient pas de publicitĂ©s, ou alors avec parcimonie.
  • Vingt-sept pages centrales, sans annonces commerciales, prĂ©cĂ©dĂ©es d’un carton interne et dĂ©coupĂ©es en sections. Les sections permanentes Ă©taient SinfonĂ­a (note Ă©ditoriale au ton humoristique sur des sujets d’actualitĂ© de la semaine), Caricaturas contemporĂĄneas (portrait d’une personnalitĂ© de la culture ou de la politique, avec une strophe humoristique, crĂ©Ă©e dans presque tous les cas par JosĂ© MarĂ­a Cao, et occasionnellement par Aurelio GimĂ©nez ou Manuel Mayol), Menudencias (au contenu mixte), et Correo sin estampilla (commentaires sans façon sur des travaux envoyĂ©s par les lecteurs en vue d’une Ă©ventuelle publication dans la revue). Le reste du matĂ©riau (notes d’actualitĂ© nationale, poĂšmes humoristiques, textes littĂ©raires, notes sociales, chroniques policiĂšres) Ă©tait disposĂ© hors de ces sections permanentes, parfois dans des sections temporaires.
  • Dix-sept pages finales, rĂ©parties, Ă  l’instar des initiales, en parties Ă©gales entre publicitĂ© et sections variĂ©es : actualitĂ© internationale, Inventos Ăștiles (vulgarisation scientifique et technique), Para la familia (cuisine, modes fĂ©minines, conseils pour la vie domestique), PĂĄginas infantiles (divertissements et contes Ă  l’intention des enfants), Pasatiempos (jeux de rĂ©flexion, acrostiches, rĂ©bus)[22].

La revue retenait ainsi, entre autres, comme l’une de ses orientations et de ses valeurs, son intĂ©rĂȘt pour le temps prĂ©sent et pour la modernitĂ©. La revue assurait ĂȘtre au fait de l’actualitĂ© nationale et internationale, des dĂ©couvertes scientifiques et des nouveautĂ©s dans tous les domaines. En outre, elle ne cessait de manifester sa mentalitĂ© progressiste Ă  travers les aspects techniques de l’édition, se plaisant chaque fois Ă  mettre en lumiĂšre l’emploi par elle de nouvelles ressources, ainsi que les efforts pour amĂ©liorer les possibilitĂ©s matĂ©rielles et rationaliser la production[23].

À l’issue de trois mois de parution, une note Ă©ditoriale se fĂ©licitait de ce que le succĂšs de la revue allait profiter aux rĂ©dacteurs et aux clients, par la rĂ©tribution des travaux des premiers et par une baisse des prix de vente pour les seconds, tout cela grĂące aux apports du commerce. Culture et marchĂ© figuraient comme les deux termes d’une relation dont il Ă©tait proclamĂ© ouvertement qu’elle devait respecter les « Ă©quilibres » et rĂ©gir les rapports mercantiles avec le public, les auteurs et les annonceurs[24].

Hétéroclitisme du contenu

Une des aptitudes singuliĂšres de Caras y Caretas Ă©tait de regrouper en un mĂȘme lieu des matĂ©riaux dispersĂ©s, et de les recycler, autant au sens de rĂ©unir ce qui habituellement s’imprimait dans diffĂ©rentes publications spĂ©cialisĂ©es, que dans celui de rĂ©Ă©diter des textes parus auparavant. De mĂȘme, avec la voracitĂ© propre au journalisme moderne, Caras y Caretas incorporait tout ce qui Ă©tait imaginable pour l’offrir ensuite Ă  son lectorat et en retirer un bĂ©nĂ©fice. Le caractĂšre mĂ©langĂ©, gĂ©nĂ©raliste, de la revue, qui rappelait certaines publications plus anciennes, telles que les almanachs, permettait Ă  la revue d’inclure dans ses colonnes des formes, tendances et matiĂšres variĂ©es, susceptibles d’intĂ©resser le public le plus large possible. L’avantage d’une telle formule Ă©tait double : offrir quelque chose Ă  tous les groupes de consommateurs, c’est-Ă -dire diversifier l’offre pour capter la totalitĂ© du marchĂ©, et viser plus d’un lecteur pour chaque exemplaire imprimĂ© ; en effet, le financement par le biais des annonces publicitaires impliquait que le nombre d’acheteurs n’était pas le seul Ă©lĂ©ment entrant en ligne de compte, mais qu’importait aussi le nombre de lecteurs potentiels de chaque exemplaire vendu, nombre que le format mixte devait contribuer Ă  accroĂźtre. Il ressort d’une publicitĂ© pour la revue datant de 1901 et s’adressant aux annonceurs que la revue estimait Ă  cinq le nombre de lecteurs pour chaque exemplaire, Ă  multiplier par un tirage moyen qui s’élevait cette annĂ©e-lĂ  Ă  50 000 exemplaires. À l’inverse, la plupart des publications pĂ©riodiques de l’époque Ă©taient destinĂ©es Ă  des audiences compartimentĂ©es et relativement rĂ©duites, ce qui dans la majoritĂ© des cas les empĂȘchait de prospĂ©rer et de se maintenir. Le format mixte apparaissait comme la solution pour pouvoir satisfaire la diversitĂ© de la demande, par la rĂ©union en un seul lieu de l’offre la plus hĂ©tĂ©rogĂšne, et les autres journaux s’essayeront Ă  leur tour Ă  mettre en Ɠuvre cette formule dans leurs supplĂ©ments hebdomadaires illustrĂ©s[25].

Une autre raison encore faisait que le format miscellanĂ©es apparaissait comme la forme appropriĂ©e. La vie quotidienne Ă  Buenos Aires, notamment dans les zones populaires, avec sa profusion bigarrĂ©e d’élĂ©ments dĂ©coratifs et sa diversitĂ© de consommation, dĂ©montre que le mĂ©lange non hiĂ©rarchisĂ© Ă©tait un trait de la culture urbaine. Caras y Caretas, destinĂ© Ă  un usage fragmentaire, rapide et extensif, reproduisait donc le mĂ©li-mĂ©lo sans parti-pris qui faisait partie intĂ©grante de l’expĂ©rience vĂ©cue quotidiennement par ses lecteurs. À la diffĂ©rence des matĂ©riaux destinĂ©s Ă  la lecture intensive des lectorats minoritaires et spĂ©cialisĂ©s, la lecture extensive comporte la consommation d’une grande quantitĂ© de textes, oĂč l’on saute avec dĂ©sinvolture de l’un Ă  l’autre, sans le moins du monde sacraliser la chose lue. Cependant, la revue prĂ©sentait un certain ordre propre Ă  s’orienter selon ses intĂ©rĂȘts, plus particuliĂšrement le dĂ©coupage en sections (contes pour enfants, courses hippiques, pages consacrĂ©es aux arts, jeux de divertissement et de rĂ©flexion, billets de politique nationale, chroniques sociales, dĂ©bats culturels et politiques etc.)[26].

CaractÚre familial et syncrétisme

L’avĂšnement de Caras y Caretas dans le paysage mĂ©diatique argentin coĂŻncida avec l’expansion de la classe moyenne, dont le style de vie tendait Ă  ĂȘtre fondamentalement familial et domestique. Dans la Buenos Aires de la fin de siĂšcle, l’institution familiale s’était consolidĂ©e encore par l’arrivĂ©e d’immigrants italiens et espagnols et agissait comme un Ă©lĂ©ment de stabilisation de la sociĂ©tĂ©. Justement, le foyer familial Ă©tait l’une des principales sphĂšres de lecture auxquelles avaient songĂ© les Ă©diteurs de la revue, d’autant que celle-ci ambitionnait de se faire la caisse de rĂ©sonance de la classe moyenne en progression. Les publicitĂ©s vantant la revue signalaient la prĂ©sence d’articles Ă  destination de tous les membres de la famille : dans ce cadre, la famille non seulement constituait, dans l’émergente classe moyenne, une unitĂ© de consommation (de vĂȘtements, de mĂ©dicaments, de supplĂ©ments nutritionnels pour enfants, de meubles et de dĂ©coration intĂ©rieure), mais encore constituait un public nouveau de consommateurs de culture. Caras y Caretas dĂšs lors adopta un profil conforme Ă  la nouvelle donne, veillant Ă  ce que ses produits fussent propres Ă  « tomber entre toutes les mains », compatibles avec la dĂ©cence familiale, et mettant ses contenus en accord avec « la plus parfaite moralitĂ© », afin de s’assurer l’entrĂ©e dans tous les foyers et ĂȘtre lu par toutes les classes sociales. Ainsi prĂ©valait dans Caras y Caretas la rĂšgle de la bonne mesure, et les allusions picaresques ou graveleuses, si elles n’étaient pas bannies tout Ă  fait, Ă©taient en gĂ©nĂ©ral voilĂ©es, avec un double sens que ne pouvaient saisir que les initiĂ©s[27]. Ici comme ailleurs, la revue se gardait des extrĂȘmes et prĂ©fĂ©rait les moyens termes. Si donc elle Ă©vitait de publier des contenus pouvant passer pour indĂ©cents ou bas, elle s’opposait Ă  la censure morale et Ă  la bigoterie, instruments d’une volontĂ© de tutelle incompatible avec un espace public dĂ©mocratisĂ© et avec un marchĂ© culturel sans entraves. Caras y Caretas cultivait un profil en accord avec une sociĂ©tĂ© moderne qui aspirait Ă  se dĂ©faire de la rigiditĂ© pĂ©dagogique et morale, mais sans pour autant renoncer au decorum[28].

Peut-ĂȘtre la famille faisait-elle office de modĂšle de base, apte Ă  faciliter la communication et Ă  aider Ă  apprĂ©hender des situations nouvelles dans une pĂ©riode de grande mobilitĂ© sociale et gĂ©ographique — immigration Ă©trangĂšre, migrations intĂ©rieures de la campagne vers la ville — et dans une communautĂ© nationale dĂ©pourvue de fortes symbolisations identitaires collectives. La famille faisait figure de mĂ©taphore de la sociĂ©tĂ© argentine, prĂ©sentĂ©e comme un « creuset de races » (crisol de razas), susceptible de favoriser l’intĂ©gration, et de modĂšle Ă  Ă©chelle rĂ©duite de la continuĂŻtĂ© gĂ©nĂ©rationnelle et du progrĂšs collectif. Dans ce modĂšle primaient les situations domestiques et prĂ©valait un esprit auquel toutes les fractions de la sociĂ©tĂ© — cultivĂ©es ou populaires, criollas ou Ă©trangĂšres, toutes pareillement en quĂȘte de divertissement et de connaissances — Ă©taient conviĂ©es Ă  se rallier, afin d’arriver Ă  un ensemble de reprĂ©sentations communes, propices Ă  l’intĂ©gration[29].

Caras y Caretas se prĂ©sentait comme un miroir dans lequel chacun pouvait se voir reprĂ©sentĂ©, et faisait montre d’une constante capacitĂ© Ă  intĂ©grer des signes renvoyant aux dĂ©sirs et aux identitĂ©s les plus divers. Dans Caras y Caretas, la figure du consommateur tendait Ă  se confondre avec celle du citoyen. Les pages de la revue s’adressaient Ă  un public large, allant des habitants des courĂ©es populaires (les conventillos) Ă  ceux des demeures moins modestes, au moyen d’un discours inclusif s’appuyant sur le dĂ©sir de progrĂšs et de participation animant la classe moyenne Ă©mergente et tous ceux qui aspiraient Ă  en faire partie. Cette mise en avant d’un monde collectif de lecteurs comme communautĂ© de consommateurs, par delĂ  la structure de classes, l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© sociale, Ă©conomique, migratoire et linguistique, proclamait le caractĂšre consensuel de la sphĂšre publique[30].

Humour

Éluder ce qui Ă©tait triste et sĂ©rieux constituait pour Caras y Caretas un impĂ©ratif gĂ©nĂ©ral souffrant fort peu d’exceptions. Au lendemain de la mort de BartolomĂ© Mitre y Vedia (l’un de ceux qui avaient portĂ© la revue sur les fonts baptismaux), le rĂ©dacteur en chef Pellicer fit un commentaire Ă  propos de la norme prescrivant de ne pas prendre la plume si ce n’est pour rire et Ă  propos de l’obligation, qui est aussi celle des clowns professionnels, de « vivre avec un visage joyeux, quelque lourd que lui pĂšse la douleur qui nous tenaille l’ñme, nous faisant pleurer au-dedans de nous »[31]. La prĂ©Ă©minence de l’humour impliquait Ă©galement d’éviter les fastidieuses opinions critiques sur des sujets sĂ©rieux[32]. Effectivement, l’humour carnavalesque et festif de Caras y Caretas prĂ©venait la mordacitĂ© et faisait que l’aigreur satirique n’affleurait qu’exceptionnellement. Dans un article sur l’hebdomadaire satirique britannique Punch or the London Charivari, Caras y Caretas se plaisait Ă  souligner le caractĂšre inoffensif et rĂ©conciliant de l’humour politique tel que pratiquĂ© dans Punch, et que Caras y Caretas apprĂ©ciait. Le comique imbibait tout, diluant le sĂ©rieux et l’unilatĂ©ral, dans une sorte de fĂȘte intĂ©gratrice oĂč tous riaient de tout, y compris d’eux-mĂȘmes[33].

L’immigration

Concernant l’immigration, la revue ne manquait pas elle aussi d’ĂȘtre agitĂ©e de questions telles que la propension Ă  la lutte syndicale des nouveaux arrivĂ©s par rapport aux natifs, la concurrence faite par eux pour l’acquisition de capital Ă©conomique et symbolique ou sur le marchĂ© du travail, et leur comportement lors des Ă©lections. Dans la sociĂ©tĂ© argentine, les rĂ©ponses devant cette diversitĂ© culturelle furent variables, allant de tentatives d’exclusion de certains groupes, jusqu’à l’intĂ©gration des divers Ă©lĂ©ments dĂšs qu’ils commençaient Ă  avoir un certain poids. Craignant de voir le processus de nationalisation retarder l’intĂ©gration des Ă©trangers en provenance d’Europe, l’on mit en place une politique inclusive, moyennant que l’élite se charge de piloter le processus. Sans nier les conflits et toutes les contradictions, on peut affirmer que ce mode d’intĂ©gration fut un principe commun adoptĂ© autant par les sphĂšres officielles que non officielles, et qu’il Ă©tait partagĂ© par un arc idĂ©ologique allant d’une fraction importante du rĂ©formisme libĂ©ral et Ă©tatique, jusqu’au socialisme et au radicalisme en gestation, voire jusqu’à certaines modalitĂ©s ultĂ©rieures du nationalisme argentin s’incarnant notamment dans le mythe du « creuset de races » officialisĂ© Ă  l’occasion des festivitĂ©s du Centenaire de la rĂ©volution de Mai. Caras y Caretas contribua Ă  implanter cette conception, prĂŽnait l’intĂ©gration culturelle, et s’employait Ă  diffuser des reprĂ©sentations en cohĂ©rence avec celles de l’État libĂ©ral[34].

ReflĂ©tant la situation de Buenos Aires, oĂč toutes les rencontres et tous les emprunts Ă©taient possibles, et oĂč ce qui se produisait se caractĂ©risait par l’hĂ©tĂ©roclitisme, Caras y Caretas, partie prenante de cette dynamique, s’appropriait presque sans restriction des matĂ©riaux et des images de diffĂ©rentes origines, au rebours des autres publications, tant celles de la haute culture que celles plus populaires, qui privilĂ©giaient les traditions plus spĂ©cifiquement argentines. Caras y Caretas conjuguait des images de lieux et d’époques variĂ©es, en analogie avec ce qui se produisait dans l’espace public urbain. Ainsi la vie culturelle et sociale des associations d’immigrants, Ă  laquelle il arrivait aussi aux criollos de participer[35], trouvait-elle un Ă©cho dans la revue, et ce de maniĂšre constante, par le moyen de billets rĂ©currents. Cette attitude Ă©ditoriale, contredisant la construction d’une tradition unitaire et sĂ©lective, Ă©tait un trait moderne de la revue et se trouvait en adĂ©quation avec un lectorat qui, plutĂŽt que d’adhĂ©rer Ă  telle tradition dĂ©terminĂ©e, avait une pratique culturelle fragmentaire oĂč les termes « cosmopolite » et « national » ne s’excluaient pas mutuellement[36].

Tirage

En 1904, le tirage s’élevait en moyenne Ă  80 000 exemplaires[37].

La revue eut un grand Ă©cho Ă©galement en Espagne dans les premiĂšres annĂ©es du XXe siĂšcle, oĂč elle avait un tirage important et de nombreux lecteurs, et oĂč son correspondant et directeur Ă©tait Mariano Miguel de Val, qui dirigeait aussi la revue Ateneo.

Graphisme

La revue fut novatrice en matiĂšre graphique notamment par la publication de reportages photographiques, par la pratique du photomontage et de la photo truquĂ©e, par la combinaison — jusque-lĂ  inĂ©dite en Argentine — de la photographie et du dessin, et par l’insertion des premiĂšres historiettes, ancĂȘtres de la bande dessinĂ©e[11].

Avancées techniques

Par son caractĂšre pionnier et sa valeur d’exemple, la revue Caras y Caretas jeta d’une certaine maniĂšre les bases pour une grande partie des publications illustrĂ©es ultĂ©rieures en Argentine[38].

Caras y Caretas Ă©tait une revue modĂšle, le produit le plus tangible des innovations techniques qui avaient fait leur irruption en Argentine vers la fin du XIXe siĂšcle et changĂ© l’orientation de la presse illustrĂ©e. D’abord, et abstraction faite de quelques exemples prĂ©coces, Caras y Caretas fut la premiĂšre publication argentine Ă  faire systĂ©matiquement sienne la pratique consistant Ă  prendre des photographies comme modĂšle pour les transformer ensuite, selon une sĂ©rie de rĂšgles et de conventions, en dessins, lithographies ou gravures, et qui de plus usa pour ce faire de ses propres images photographiques. La premiĂšre desdites innovations techniques adoptĂ©es par Caras y Caretas fut la photogravure en demi-teintes, introduite vers 1890, qui permettait d’imprimer des photographies sans nĂ©cessitĂ© qu’un artiste ou graveur ne serve d’intermĂ©diaire. Cette technique mit la photographie informative Ă  portĂ©e des masses, et marqua le dĂ©but de l’ùre du photojournalisme moderne. La deuxiĂšme innovation fut l’instantanĂ© photographique, par suite de laquelle l’image unique et densĂ©ment informative, qui dans la phase antĂ©rieure avait fait office de condensĂ© de la nouvelle d’actualitĂ©, fut remplacĂ©e par des dizaines d’instantanĂ©s diffĂ©rents qui inondaient dĂ©sormais les colonnes des revues illustrĂ©es. Caras y Caretas avait d’emblĂ©e fait appel Ă  la photographie comme Ă©lĂ©ment d’information, et s’en Ă©tait saisi comme de l’une de ses principales armes Ă©ditoriales. Pellicer Ă©crivit dans le numĂ©ro du 5 mai 1900 : « La seule information qui s’impose est celle graphique, Ă  base de magnĂ©sium, de kĂ©rosĂšne ou de phosphore, car avec n’importe lequel de ces systĂšmes, on obtient une clartĂ© plus grande qu’avec l’information Ă  base d’encre »[39] - [40]. La nouvelle technique de reproduction photomĂ©canique garantissait une disponibilitĂ© massive d’images et d’illustrations susceptibles de cohabiter avec le texte dans le pĂ©rimĂštre mĂȘme de la page, rendant possible dĂ©sormais un format journalistique qui reprĂ©sentait Ă  l’époque une grande nouveautĂ© et permettait l’usage intensif de l’image, que ce soit le dessin ou la photographie[4].

Caricatures et photomontages

Caricature de José Batlle y Ordóñez, par Cao.

Vers le dĂ©but du XXe siĂšcle, Caras y Caretas avait rĂ©ussi Ă  rĂ©unir l’une des collections photographiques les plus importantes du pays. Cet arsenal d’images reprĂ©sentait un outil irremplaçable pour les caricaturistes de la revue, lesquels, soumis Ă  un rythme de production incessant, Ă©taient tenus de livrer plusieurs dessins par semaine, la plupart du temps sans mĂȘme connaĂźtre l’apparence physique des caricaturables[41].

JosĂ© MarĂ­a Cao, le dessinateur le plus connu de la revue, s’était sans aucun doute familiarisĂ© de bonne heure avec la pratique d’utiliser des photographies comme modĂšle pour en faire des dessins techniquement publiables (avant l’invention de la photogravure). En examinant les caricatures rĂ©alisĂ©es par lui pour Caras y Caretas entre 1898 et 1912, on constate que Cao utilisait systĂ©matiquement des portraits photographiques comme point de dĂ©part de ses compositions. En particulier, cela apparaĂźt Ă©vident dans les dessins qu’il produisit pour la section Caricaturas contemporĂĄneas, oĂč chaque semaine il prenait pour objet de sa satire un personnage de la politique nationale ou internationale, du monde Ă©conomique, de la culture ou des sciences. Cette pratique Ă©tait en particulier requise pour la rĂ©alisation de caricatures de figures visuellement peu connues, et qu’il Ă©tait impossible de dessiner de mĂ©moire. En gĂ©nĂ©ral, ces caricatures gardaient le mĂȘme angle de vue que celui de l’appareil photographique et reproduisaient les visages avec peu d’altĂ©rations, rĂ©duisant au minimum les dĂ©formations burlesques, le comique Ă©tant davantage suggĂ©rĂ© par le contexte vers lequel le personnage se trouvait transplantĂ©, par sa tenue vestimentaire ou par les disproportions entre corps et tĂȘte. De tels cas d’usage auxiliaire de la photographie par Cao et d’autres caricaturistes Ă©taient lĂ©gion dans la publication[42].

Parfois, les caricatures produites copiaient si fidĂšlement les photographies qui avaient servi de modĂšle qu’elles venaient Ă  s’apparenter davantage Ă  des portraits. C’est le cas entre autres de l’image du gouverneur de la province de Buenos Aires Carlos Tejedor, crĂ©Ă©e par Cao, et dont le modĂšle de dĂ©part faisait partie des portraits emblĂ©matiques d’Alejandro Witcomb[43] - [44]. Contrairement Ă  ce que l’on pourrait supposer, la revue ne chercha pas Ă  dissimuler cette exploitation intensive des images photographiques par les caricaturistes, voire la rendait Ă  l’occasion explicite lorsque dans le mĂȘme numĂ©ro, et parfois Ă  seulement quelques pages de distance, se trouvaient publiĂ©es la caricature et la photo qui lui avait servi de base[45].

Caricature de Joaquín Samuel de Anchorena, alors député, et futur maire de Buenos Aires, par Cao.

Les premiers photomontages jamais rĂ©alisĂ©s en Argentine, qui conjuguaient caricature et photographie, Ă©taient probablement de la main du cĂ©lĂšbre portraitiste argentin d’origine italienne Antonio Pozzo. Parmi les exemples les plus intĂ©ressants, on relĂšve un photomontage crĂ©Ă© vers 1877 fusionnant des portraits pris par Pozzo et un dessin satirique de F. MacĂ­as et faisant allusion Ă  la candidature bousculĂ©e d’AristĂłbulo del Valle au poste de gouverneur de la province de Buenos Aires. Ce type de photomontages caricaturaux, qui Ă©taient en gĂ©nĂ©ral rĂ©alisĂ©s en formats standardisĂ©s[46] (et hors organes de presse), avaient leur place entre les photographies de personnages publics, d’évĂ©nements d’actualitĂ©, de vues de pays lointains, etc. sur le lucratif marchĂ© des sĂ©ries photographiques. Toutefois, ces photomontages satiriques Ă  contenu journalistique Ă©taient restĂ©s rares jusqu’à l’avĂšnement de Caras y Caretas en 1898, c’est-Ă -dire jusqu’à ce que cette revue populaire Ă©rige ces manipulations photographiques en l’un de ses principaux traits Ă©ditoriaux distinctifs. La revue en effet non seulement faisait un usage assidu de reconstitutions dramatisĂ©es de faits d’actualitĂ© et de la retouche, mais encore fut la premiĂšre publication Ă  inclure dans ses colonnes nombre de photomontages satiriques de portĂ©e politique ou sociale. Ces photomontages pouvaient ĂȘtre de deux types, soit associant photographie et caricature (et requĂ©rant dĂšs lors une collaboration entre illustrateur et reporter), soit se composant intĂ©gralement de photographies[47].

Quoique dĂ©fendant ardemment l’objectivitĂ© et la vĂ©racitĂ© de ses photographies, Caras y Caretas fera donc de la manipulation photographique parallĂšlement l’une de ses marques de fabrique et vint Ă  appliquer, pour obtenir de vĂ©ritables caricatures, la technique du photomontage[48]. À partir d’aoĂ»t 1899, ce type de compositions se fit plus frĂ©quente et commença Ă  inclure la seconde classe de photomontage mentionnĂ©e, c’est-Ă -dire oĂč la caricature est construite intĂ©gralement Ă  partir de photographies, sans faire intervenir aucun type d’illustration manuelle. La mĂ©thode la plus frĂ©quente Ă©tait celle oĂč l’effet satirique Ă©tait obtenu sur le corps mĂȘme du portraiturĂ©, comme c’est la cas notamment sur la couverture du numĂ©ro paru le 22 octobre 1904, oĂč sous le titre La familia improvisada Ă©tait reproduit un photomontage dans lequel apparaissaient caricaturĂ©s le prĂ©sident Manuel Quintana et son cabinet ministĂ©riel, le prĂ©sident jouant au centre le rĂŽle de pater familias et son entourage se composant, reprĂ©sentĂ©s comme ses enfants, de son vice-prĂ©sident JosĂ© Figueroa Alcorta et de ses ministres[49].

Parmi les caricaturistes de la revue méritent mention en particulier : le déjà cité José María Cao (1862-1918), Alejandro Sirio, Manuel Mayol et Hermenegildo Såbat Lleó, Malaga Grenet, parmi de nombreux autres.

Photographie

La vocation illustrative de l’hebdomadaire s’incarnait en premier lieu dans les photographies. Pourtant, en dĂ©pit de l’importance attachĂ©e Ă  ce moyen d’expression, peu de photographes professionnels signaient leurs travaux ou apparaissaient dans le comitĂ© de rĂ©daction. Seuls se trouvaient mentionnĂ©s le directeur de la photo, SalomĂłn Vargas Machuca, et le responsable des reporters photo, Modesto San Juan. DĂšs novembre 1898, la revue vendait aussi des copies des photographies qu’elle publiait[11].

Caras y Caretas fut aussi la premiĂšre revue argentine Ă  disposer d’une section photographique et d’un contingent stable de photographes. En plus de produire ses propres images, la revue avait parmi ses fournisseurs de photos les plus prestigieux portraitistes de studio de la capitale et des provinces de l’intĂ©rieur[50].

En 1900, la revue se constitua une rĂ©serve de photographes indĂ©pendants, dans le style du journalisme moderne, en appelant les candidats Ă  participer au premier des nombreux concours qu’elle allait organiser par la suite, concours oĂč les imprĂ©cants devaient envoyer leurs photos, qui devaient obligatoirement avoir pour sujet un Ă©vĂ©nement d’actualitĂ© susceptible d’intĂ©resser le public ou quelque fait curieux. En outre, Caras y Caretas fut pionniĂšre pour l’utilisation des derniĂšres nouveautĂ©s techniques de ce moyen d’expression, dont notamment les appareils portatifs dotĂ©s de plaques de 9 sur 12 cm, qui contribueront Ă  dynamiser le travail des photoreporters, alors que le recours aux pesants Ă©quipements de bois Ă  trĂ©pied, toujours largement en usage alors, condamnait la photographie Ă  un statisme difficilement surmontable[51].

En 2004, le Museo del Dibujo y la IlustraciĂłn (musĂ©e du Dessin et de l’Illustration, Ă  Buenos Aires) organisa Ă  la BibliothĂšque nationale d'Argentine une exposition intitulĂ©e Caras y Caretas: sus ilustradores, oĂč furent exposĂ©es environ 150 illustrations originales crĂ©Ă©es par plus de quarante artistes diffĂ©rents ayant collaborĂ© Ă  la revue Caras y Caretas. L’exposition connut une rĂ©Ă©dition en 2006 pour la Foire du livre de Buenos Aires.

Influence

Caras y Caretas est d’importance primordiale pour qui veut saisir la transformation culturelle survenue en Argentine dans cette pĂ©riode de son histoire. La revue appartenait au type de magazine mixte et gĂ©nĂ©raliste, inspirĂ© des publications similaires d’Europe et des États-Unis. Entreprise moderne, elle contribua Ă  faire Ă©merger une nouvelle gĂ©nĂ©ration d’auteurs et favorisa la professionnalisation littĂ©raire. Exigeant de ses collaborateurs des produits brefs et novateurs, elle infusa dans les textes l’esprit de l’écriture journalistique moderne. Caras y Caretas commença bientĂŽt Ă  retentir sur le style d’écriture des autres textes destinĂ©s au public nouveau et continuera de le faire sur certaines fractions de la littĂ©rature ultĂ©rieure, dont certaines caractĂ©ristiques, comme la dĂ©couverte de la ville, l’exploration des marges de la sociĂ©tĂ©, la revendication plĂ©bĂ©ienne du langage populaire et une dĂ©sinvolture vis-Ă -vis de la solennitĂ© de l’art, avaient leur origine dans Caras y Caretas. Un disciple rioplatense de la revue, Horacio Quiroga, fera sien ce principe d’écriture et ajustera sa production aux rĂšgles formelles et thĂ©matiques apprises dans Caras y Caretas[52]. (Il est Ă  noter qu’Horacio Quiroga publia dans Caras y Caretas ses premiers rĂ©cits.)

Quoique promettant des nouveautĂ©s artistiques et littĂ©raires, sa tendance Ă©tait de façon gĂ©nĂ©rale esthĂ©tiquement plutĂŽt conservatrice, compte tenu qu’elle se destinait au grand public et redoutait les risques de l’innovation esthĂ©tique. Ce nĂ©anmoins, Caras y Caretas reprĂ©sente un moment clef dans la modernisation de la culture argentine, en ceci que la revue fut partie prenante dans le processus de professionnalisation des auteurs, soutenait les tendances progressistes dans le dĂ©bat culturel contemporain sur des sujets tels que le langage, la censure au thĂ©Ăątre, la loi sur le divorce et la question pĂ©dagogique[53], et joua ainsi un rĂŽle dans cette phase d’ouverture et de remise en question de l’hĂ©gĂ©monie culturelle en Argentine. Ses colonnes critiquaient le fonctionnement relativement fermĂ©, restrictif et souvent asphyxiant de la sociĂ©tĂ© argentine traditionnelle, concouraient Ă  Ă©liminer les barriĂšres hiĂ©rarchiques et donnaient un large Ă©cho aux tendances rĂ©formistes et Ă©mancipatrices — attitudes dans lesquelles peuvent se dĂ©celer tant le dĂ©sir de l’industrie culturelle naissante Ă  se tourner vers un public plus large, que son adhĂ©sion aux appels Ă  la dĂ©mocratisation culturelle et politique[24].

L’écrivain uruguayen Ángel Rama regarda Caras y Caretas comme une sorte de version populaire et de masse du modernisme et comme un instrument fondamental de rĂ©novation du langage et d’internationalisation culturelle, et voulut voir dans ses pages une libĂ©ration vis-Ă -vis de la tutelle de l’État, libĂ©ration que la littĂ©rature aurait accomplie Ă  son profit sur le marchĂ©[20].

Relation avec Don Quijote

Caricature d’Eduardo Sojo (sous le pseudonyme de Demócrito) dans la revue concurrente Don Quijote.
La lĂ©gende dit : « Une fois fondĂ©e la banque [centrale], arrive la dette Ă©trangĂšre. Et pas mĂȘme le microbe de la presse ne sauvera le pauvre Chinois ».

Don Quijote, qui parut de 1884 Ă  1903, et Caras y Caretas, les deux revues de caricature et de satire politique les plus importantes d’Argentine au tournant du siĂšcle, sont liĂ©es Ă  la fois par un rapport de continuĂŻtĂ© et par un processus de supplantation progressive. Durant les cinq premiĂšres annĂ©es de sa trajectoire ascendante, la deuxiĂšme citĂ©e se juxtaposa puis se superposa Ă  la premiĂšre, qui quant Ă  elle se mit Ă  dĂ©cliner peu Ă  peu, jusqu’à cesser de paraĂźtre en 1903. Vu que la rivalitĂ© entre les deux publications portait sur la conquĂȘte du public populaire au sein du mĂȘme circuit commercial, et que Caras y Caretas ne cessa de soustraire des lecteurs Ă  son rival, on peut en un certain sens considĂ©rer Caras y Caretas comme le continuateur de Don Quijote. Il est Ă  signaler aussi qu’avaient naguĂšre collaborĂ© Ă  Don Quijote, sous la direction d’Eduardo Sojo, des auteurs et des dessinateurs qui passeront ensuite Ă  Caras y Caretas, notamment JosĂ© S. Álvarez, Manuel Mayol (« HerĂĄclito »), Eustaquio Pellicer et JosĂ© MarĂ­a Cao (« DemĂłcrito II »)[54].

Les devises affichĂ©es sur la page de titre de Don Quijote proclamaient son esprit intransigeant : « Ce pĂ©riodique s’achĂšte, il ne se vend pas », « Que viennent mille abonnements, et adieu les subventions », « Dans Don Quijote, point de demi-mesure/car il est un civique du Parc » (En Don Quijote no hay charque/porque es cĂ­vico del Parque ; 'charque' : mot lunfardo signifiant 'rapport de police sans rĂ©sultats conclusifs', par extension : 'travail laissĂ© en plan' ; 'cĂ­vico del Parque' : claire allusion Ă  la rĂ©volution du Parc de 1890, fomentĂ©e par des membres de l’Union civique fraĂźchement crĂ©Ă©e, et ancĂȘtre de l’UCR). Don Quijote Ă©tait une feuille rĂ©solument politique et s’identifiait explicitement, comme le montre la derniĂšre devise, avec l’Union civique, qui s’était activement engagĂ©e dans les rĂ©volutions de la dĂ©cennie 1890, et rendait hommage dans ses colonnes aux chefs de file de l’UCR. Ses quatre pages Ă©taient financĂ©es quasi exclusivement par les abonnements, et ce n’est que vers la fin de la dĂ©cennie 1890 que la revue se mettra Ă  intĂ©grer dans ses colonnes un espace rĂ©duit destinĂ© aux annonces publicitaires. Du reste, Don Quijote eut dĂšs le dĂ©but et sans cesse Ă  batailler contre des abonnĂ©s en retard de paiement[55] - [56].

La participation de JosĂ© S. Álvarez Ă  Don Quijote fut de courte durĂ©e, et les motifs de sa dĂ©fection — l’alignement exclusif de la revue sur un courant politique dĂ©terminĂ©, et faible rentabilitĂ© — sont symptomatiques et Ă  mettre en rapport avec le fait que ces deux conditions de dĂ©part seront d’emblĂ©e rejetĂ©es par Caras y Caretas[57].

L’élĂ©ment dĂ©clencheur de la querelle entre les deux revues Ă©tait un commentaire paru dans Caras y Caretas dĂ©nonçant le caractĂšre obsolĂšte de la caricature satirico-politique, laquelle, si elle Ă©tait certes une lĂ©gitime « arme vengeresse et un outil de chĂątiment, une raillerie populaire courroucĂ©e et Ăąpre contre les grotesques formes de la politique aborigĂšne », serait Ă  prĂ©sent devenue « excessive pour l’époque »[58]. Eduardo Sojo, se considĂ©rant directement visĂ©, lança publiquement un dĂ©fi Ă  Caras y Caretas, dĂ©sormais son « adversaire » et « ennemi couvert ». Dans son Ă©dition du 15 octobre 1899, Don Quijote publia donc sur sa page de couverture son dĂ©fi consistant en une confrontation artistique et littĂ©raire devant un jury neutre et Ă©tranger, et offrait de dĂ©poser 5 000 pesos Ă  titre de garantie dudit dĂ©fi[59]. Don Quijote saisit l’occasion pour souligner l’asymĂ©trie entre les deux concurrents : d’un cĂŽtĂ© la personnalitĂ© solitaire du directeur ; de l’autre, un ensemble d’auteurs complices du gouvernement et appuyĂ©s par un public majoritaire que se laissait leurrer par « ceux qui exploitent le peuple et vivent sur le dos du pays et se rient du monde depuis les retranchements des postes officiels ». Sur la page suivante, un dessin montrait le rĂ©dacteur en chef de Caras y Caretas recevant de l’argent du prĂ©sident Roca, lui-mĂȘme caricaturĂ© en rat[60]. Les numĂ©ros suivants ajouteront des accusations de lĂąchetĂ© et d’effĂ©minement, par opposition Ă  la vaillance et Ă  la virilitĂ© de Don Quijote[61]. Un long article imputait aux anciens collaborateurs de la revue absence d’engagement et opportunisme, leur reprochant d’ĂȘtre passĂ©s Ă  l’accommodante Caras y Caretas, et rĂ©prouvait en mĂȘme temps la tendance d’une sociĂ©tĂ© dans laquelle tous — gouvernants et gouvernĂ©s, auteurs et lecteurs — Ă©taient plus enclins au compromis qu’à l’affrontement, et partisans d’une logique d’intĂ©gration qui bĂ©nĂ©ficiait aux puissants et aux entreprises journalistiques[62] - [63] ; Ă  cette longue sĂ©rie d’accusations la revue ajoutera encore peu aprĂšs celles d’indĂ©cence et de sensationnalisme. Enfin, un billet intitulĂ© « Caras y Caretas pornogrĂĄfico »[64] dĂ©niait Ă  Caras y Caretas la respectabilitĂ© Ă  laquelle elle aspirait en tant que revue familiale[65] - [66].

Le conflit, portĂ© Ă  la scĂšne publique par l’un seulement des deux protagonistes — Caras y Caretas en effet ne se laissant pas entraĂźner dans la polĂ©mique —, apparaĂźt rĂ©vĂ©lateur d’un moment de changement dans le champ journalistique et met en lumiĂšre l’opposition entre deux systĂšmes dissemblables sous plusieurs rapports. Économiquement, il signale la transformation du mode de financement, entre des publications telles que Don Quijote, ayant les ventes pour leur seul support Ă©conomique, et le systĂšme plus moderne de Caras y Caretas, dont les recettes provenaient dans une mesure croissante de la publicitĂ©. DĂ©jĂ  par la seule circonstance que les abonnĂ©s et les vendeurs ne s’acquittaient pas toujours de leurs factures, le premier Ă©tait moins rentable que le second ; la publicitĂ© en revanche permettait de baisser le prix de vente de la revue et par lĂ  mĂȘme la faire se vendre mieux. Pour ce qui est de la maniĂšre de concevoir la communication, Don Quijote affichait le style agressif propre Ă  une phase en train de s’achever, dans des colonnes figurant comme un lieu de dĂ©bat entre pairs dans une sphĂšre publique oĂč tous se connaissaient, tandis que les interlocuteurs de la publication de masse Caras y Caretas Ă©taient uniquement et exclusivement les lecteurs anonymes[67]. LĂ  oĂč Caras y Caretas pratiquait la satire attĂ©nuĂ©e, Don Quijote cherchait ostensiblement la confrontation avec le pouvoir et reprochait Ă  sa rivale un humour inoffensif qui n’était « ni chair ni poisson »[68].

Contextualisation

Caras y Caretas vit le jour pendant la pĂ©riode de l’histoire argentine qu’il est d’usage d’appeler la RĂ©publique conservatrice.

AprĂšs l’arrivĂ©e de Julio A. Roca Ă  la prĂ©sidence en 1880, une fraction de la classe dirigeante argentine s’efforça de monopoliser la conduite des institutions, privant de toute participation politique non seulement la grande majoritĂ© de la population, mais encore les autres fractions de l’oligarchie et tous les autres secteurs politiques. La fraude Ă©lectorale et le clientĂ©lisme, dont avaient autrefois bĂ©nĂ©ficiĂ© l’ensemble des factions, servaient dĂ©sormais Ă  maintenir dans le seul camp roquiste la succession au poste de prĂ©sident. En 1890, la rĂ©volution du Parc entraĂźna la chute du prĂ©sident JuĂĄrez Celman, continuateur de Roca. Dans le camp opposĂ© venaient confluer les diffĂ©rentes tendances de la bourgeoisie de Buenos Aires pour lors exclues du jeu politique : mitristes, catholiques, populistes. La RĂ©volution avait mis au jour les contradictions internes de la classe dirigeante et une montĂ©e en puissance de l’opposition au rĂ©gime. Deux annĂ©es plus tard nĂ©anmoins, l’Union civique nationale de Mitre, qui avait pourtant rejoint la coalition anti-roquiste et arborait la banniĂšre de la transparence politique, conclut une alliance (secrĂšte, selon les termes d’un contemporain) avec ses adversaires historiques, ce qui lui permit de se rĂ©intĂ©grer dans la vie institutionnelle, dont il Ă©tait restĂ© exclu depuis 1880. De cette façon, l’on parvint Ă  exclure l’opposition rĂ©putĂ©e dangereuse et rĂ©cupĂ©rer l’opposition modĂ©rĂ©e, avec laquelle il Ă©tait acceptable de partager le pouvoir. En 1898 encore, Mitre rĂ©sista Ă  la candidature de Roca en vue d’un second mandat prĂ©sidentiel, mais s’avisant de son inĂ©vitable victoire, il accepta de prĂ©sider le congrĂšs pendant le scrutin et le proclama officiellement prĂ©sident. Tout cela se passa dans un contexte politique tumultueux, avec proclamation de l’état de siĂšge et dĂ©cret de fermeture du journal La NaciĂłn quatre jours auparavant[69] - [70].

ParallĂšlement Ă  ces querelles entre les plus hauts membres de la classe politique, on assistait, vers le tournant du siĂšcle, tant Ă  la montĂ©e en puissance de la lutte contre le systĂšme en tant que tel, qu’à l’expression du mĂ©contentement de l’opposition modĂ©rĂ©e, se traduisant, d’une part, par le renforcement de l’anarchisme et du socialisme sous l’effet d’une intense propagande dans les syndicats ouvriers, qui commençait Ă  inquiĂ©ter la classe dirigeante, et d’autre part, par l’action d’opposants politiques qui, nonobstant l’entrĂ©e du camp mitriste dans la coalition gouvernementale, Ă©taient demeurĂ©s dans l’opposition et dĂ©nonçaient publiquement la corruption et la fraude. Quand mĂȘme l’élite criolla continuait de considĂ©rer le pouvoir comme sa propriĂ©tĂ© particuliĂšre, un espace public Ă©largi, s’étendant au-delĂ  de cette Ă©lite, Ă©tait en cours de constitution et agissait comme un facteur de pression de la sociĂ©tĂ© civile sur le pouvoir Ă©tabli[71].

Caras y Caretas fut partie prenante de cet Ă©largissement de la sphĂšre publique, accompagna la sociĂ©tĂ© argentine dans ce processus, et allait s’intĂ©resser sans cesse davantage aux questions publiques, jetant un dĂ©fi au monopole d’opinion dĂ©tenu jusque-lĂ  par l’élite traditionnelle. TrĂšs au fait des tendances de la politique Ă©mergente, la revue aida Ă  faire prendre pied en Argentine Ă  l’idĂ©e de participation politique, par le biais d’une scĂ©narisation du lecteur comme figure active et revendicative. Cette construction s’appuyait sur — et avait pour corollaire dans le monde rĂ©el — une notable mobilitĂ© sociale, une certaine dĂ©mocratisation des possibilitĂ©s d’ascension, et une accessibilitĂ© croissante de la culture ; son cĂŽtĂ© illusoire en revanche rĂ©sidait en ce qu’elle n’agissait que comme un substitut au rĂŽle authentique du « public Ă©norme et anonyme », l’impĂ©ratif unique Ă©tant en rĂ©alitĂ© de se conduire en consommateur[72] - [73].

La presse argentine joua un rĂŽle fondamental dans la diffusion et le prestige accru du concept d’opinion publique, qui, quoique contestĂ© par certains, commençait Ă  ĂȘtre de plus en plus exploitĂ© comme justificatif pour lĂ©gitimer des idĂ©es et des actions. Sous le second gouvernement de Roca (1898-1904), un large ensemble de journaux et de revues, y compris Caras y Caretas, se dĂ©terminait contre le roquisme et critiquait sa politique. À l’image du journalisme nord-amĂ©ricain moderne, qui se voulait le portevoix du peuple et ne fuyait pas le sensationnalisme, Caras y Caretas mettait le doigt sur les injustices et sur les irrĂ©gularitĂ©s du pouvoir en place. C’était certes la chose Ă  faire pour une revue qui dĂ©sirait conquĂ©rir des parts de marchĂ©, dans une pĂ©riode oĂč la sociĂ©tĂ© de Buenos Aires Ă©largissait sa base et s’intĂ©ressait de plus en plus aux affaires publiques[74].

Posture générale

Caras y Caretas surgit Ă  un moment oĂč les lecteurs cherchaient quelque chose de plus que la seule critique politique. Sans cesser d’écrire sur la vie politique et de l’illustrer, la revue opĂ©ra un changement en ceci que le politique Ă©tait dĂ©sormais mis en scĂšne de façon plus thĂ©Ăątrale et portĂ© Ă  la rue pour se colleter avec la sociĂ©tĂ©[11].

Caras y Caretas livrait Ă  la curiositĂ© de son lectorat non seulement les actions gouvernementales, mais aussi toute la vie bigarrĂ©e des associations les plus diverses : groupements politiques, centres culturels anarchistes et socialistes, fĂ©dĂ©rations ouvriĂšres, sociĂ©tĂ©s d’entraide, clubs, cercles littĂ©raires et festifs, etc. Avec son Ă©ventail quasi illimitĂ©, la revue apportait Ă  ses lecteurs des Ă©lĂ©ments pour s’orienter dans un environnement urbain Ă  l’activitĂ© fĂ©brile, avec de constants mouvements de partis, des mobilisations sociales et des protestations de rue. Elle faisait office de guide pour identifier les acteurs et les pratiques et mieux saisir leur fonctionnement. Dans le mĂȘme temps toutefois, la revue avait soin d’éluder les prises de position, susceptibles en effet d’enrayer son dĂ©veloppement comme entreprise commerciale. Son attitude Ă©tait critique vis-Ă -vis du pouvoir en place, mais restait modĂ©rĂ©e, et elle traitait des questions sĂ©rieuses d’un ton lĂ©ger. Cette attitude s’éclaire Ă  la lumiĂšre du sort subi par des publications telles que Don Quijote, dont le rĂ©dacteur en chef fit plusieurs sĂ©jours en prison en raison de ses illustrations attaquant le pouvoir. Caras y Caretas en revanche Ă©tait Ă  la base un projet mercantile, et ne laissera pas de se plier Ă  la logique commerciale[75].

Le fait, pour un organe de presse, de tendre Ă  mettre en adĂ©quation sa politique Ă©ditoriale avec les attentes du public Ă©tait vers la fin du XIXe siĂšcle une caractĂ©ristique nouvelle qui diffĂ©renciait les publications journalistiques modernes d’avec ses prĂ©dĂ©cesseurs. L’exemple paradigmatique en Ă©tait La Prensa, le quotidien argentin le plus moderne et ayant le plus fort tirage de cette fin de siĂšcle, qui scrutait la sociĂ©tĂ© afin d’y dĂ©celer les tendances les plus gĂ©nĂ©ralement acceptĂ©es pour ensuite les corroborer dans ses pages, au rebours du principe conducteur des autres journaux de l’époque[76]. D’une façon semblable, Caras y Caretas s’en prenait au rĂ©gime roquiste avec des arguments largement partagĂ©s, Ă  savoir : l’arbitraire dans la rĂ©partition des postes officiels, le clientĂ©lisme, et la corruption du systĂšme Ă©lectoral. Cependant, la revue n’avait pas pour objectif central de s’affronter avec ses adversaires, ni d’approfondir la conscience politique de son lectorat ou de stimuler celui-ci Ă  s’impliquer avec esprit critique dans l’espace public. Dans ses colonnes, la politique Ă©tait moins une arĂšne oĂč ses lecteurs eussent Ă©tĂ© encouragĂ©s Ă  intervenir, qu’un spectacle auquel ils Ă©taient conviĂ©s Ă  assister en tant que citoyens-consommateurs[77].

En 1904, la revue organisa un concours, oĂč les lecteurs Ă©taient invitĂ©s Ă  dĂ©signer par leur « vote » parmi une sĂ©rie de qualitĂ©s celles qu’ils considĂ©raient nĂ©cessaires Ă  un prĂ©sident de la rĂ©publique[78]. Ce type de cas reprĂ©sente des situations imaginaires dont le prĂ©supposĂ© portait que tous, sans distinction, Ă©taient en Ă©tat d’opiner et de choisir. L’image contrastait fortement non seulement avec le fonctionnement politique rĂ©el, oĂč l’opinion qui entrait effectivement en ligne de compte Ă©tait minoritaire, mais aussi avec les modalitĂ©s de la vie publique telles que voulues par l’industrie culturelle, ainsi qu’on pouvait s’en aviser, par contraste, ailleurs dans la mĂȘme revue, oĂč des lecteurs participaient au titre de « votants » dans un espace oĂč convergeaient dĂ©mocratie et marchĂ©, citoyens et consommateurs[79].

Dans son illustration de couverture, Caras y Caretas commentait chaque samedi la nouvelle politique la plus importante de la semaine, traitant de façon humoristique une information que les lecteurs connaissaient deja par les journaux ou par ouĂŻ-dire. Bien que sa version des Ă©vĂ©nements s’apparentait Ă  celle de La NaciĂłn, la revue ne faisait allĂ©geance Ă  aucun parti ni Ă  aucune faction politique, mais entendait nĂ©anmoins bien faire partie du dĂ©bat public et abordait l’actualitĂ© Ă  l’intention d’une audience dĂ©passant les limites imposĂ©es par l’affiliation Ă  tel ou tel parti[80].

D’autre part, si certes dans quelques textes publiĂ©s, la volontĂ© de rĂ©forme politique s’exprimait de façon claire et directe, et s’il est vrai que Caras y Caretas mettait en circulation les sujets du dĂ©bat social, politique et culturel contemporain, et illustrait la crise de lĂ©gitimitĂ© politique avec humour satirique (modĂ©rĂ©), il serait nĂ©anmoins abusif d’affirmer que Caras y Caretas, en sa qualitĂ© d’entreprise commerciale, eĂ»t tenu cela pour son objectif central, Ă  l’opposĂ© d’autres publications de l’époque, dont l’intĂ©rĂȘt primordial Ă©tait de former l’opinion. Mettant Ă  profit la considĂ©rable libertĂ© d’expression dont jouissait la presse en ces annĂ©es-lĂ [81] - [82] - [83], la revue dirigeait ses piques sur certaines fractions de la classe dirigeante et sur quelques-unes de leurs pratiques, mais sans que la remise en question s’étende jamais jusqu’aux institutions mĂȘmes ou jusqu’aux fondements du systĂšme Ă©conomique. Caras y Caretas mettait en scĂšne le fonctionnement de l’« opinion » comme tribunal devant lequel le gouvernement Ă©tait jugĂ©, instance judiciaire parfois associĂ©e Ă  quelque parti d’opposition, parfois adoptant une dimension plus ample oĂč la revue elle-mĂȘme et son lectorat pouvaient aisĂ©ment s’inclure[83].

En 1903, une annonce publicitaire publiĂ©e dans la revue dĂ©signait par « plĂ©biscite spontanĂ© de l’opinion publique » le succĂšs de ses produits auprĂšs de ses clients[84]. Caras y Caretas s’enorgueillissait de ne dĂ©pendre que de ses consommateurs, la diversitĂ© d’intĂ©rĂȘts desquels – en matiĂšre d’information, de critiques, de loisirs – la revue se proposait de satisfaire. Bien qu’il lui arrivĂąt de prendre parti face aux Ă©vĂ©nements, sa tendance dominante Ă©tait de se borner Ă  exposer la scĂšne publique dans toute sa diversitĂ© Ă  l’intention de tous ses lecteurs. Parfois, le renoncement Ă  tout jugement partial prenait un air contraint, mais permettait nĂ©anmoins de deviner les sympathies, Ă  peine occultĂ©es, des rĂ©dacteurs[85]. Si certaines notes prĂ©sentaient une opinion sur tels faits ou sur telles personnalitĂ©s liĂ©es Ă  des courants politiques dĂ©terminĂ©s, la publication concomitante de textes Ă  l’orientation opposĂ©e annulait la possibilitĂ© d’une interprĂ©tation unique. Son propos Ă©tait d’étaler tout pour tous, de façon telle que les diffĂ©rents discours, idĂ©es et pratiques y trouvent chacun leur espace de reprĂ©sentation, ce qui dĂ©bouchait sur une grande polyphonie discursive (selon le mot de l’essayiste Geraldine Rogers) et sur un Ă©clectisme idĂ©ologique caractĂ©risĂ©. Hormis certaines constantes gĂ©nĂ©rales (opposition au rĂ©gime en place, anticonservatisme), la coexistence d’élĂ©ments contradictoires empĂȘchait de pouvoir en distiller une ligne Ă©ditoriale cohĂ©rente et soutenue : que Mitre Ă©tait pour la revue une figure vĂ©nĂ©rĂ©e n’empĂȘchait pas qu’apparaissait çà et lĂ  un texte antimitriste, les marques de sympathie avec le socialisme cĂŽtoyaient celles exprimĂ©es envers l’anarchisme, voire avec quelque texte, certes moins frĂ©quent, contraire Ă  ces mouvements ; de mĂȘme, bien que la tendance gĂ©nĂ©rale fĂ»t anticlĂ©ricale dans Caras y Caretas[86], la revue ne manquait de publier de temps Ă  autre un texte pieux. S’y ajoutait que la logique mĂȘme de la revue impliquait qu’elle Ă©tait destinĂ©e Ă  une consommation fragmentaire, rapide et extensive[87] - [88].

Caras y Caretas ne s’adressait pas au lecteur comme Ă  un sujet politique, mais comme Ă  un curieux, dont l’identitĂ© de simple observateur n’était pas affectĂ©e lorsqu’il en parcourait les pages. La lecture de Caras y Caretas permettait au lecteur de se voir lui-mĂȘme et les autres membres de la sociĂ©tĂ© comme parties prenantes Ă  la vie collective. À chaque fois, un encadrĂ© le portait Ă  dĂ©sirer la scĂšne suivante, avec une aviditĂ© en adĂ©quation avec les images fugaces qui s’évanouissaient avec leur consommation mĂȘme, faisant du politique un objet parmi d’autres, vouĂ© Ă  une perception Ă©phĂ©mĂšre[89].

Les troubles de juillet 1901

En juillet 1901, une sĂ©rie de billets dans Caras y Caretas rendait compte des Ă©vĂ©nements violents survenus Ă  la suite de la tentative du gouvernement d’unifier la dette publique (par une rĂ©forme monĂ©taire), et qui allaient s’étaler sur plusieurs jours. L’édition du 6 juillet comprenait une chronique des dĂ©buts de la protestation : caillassage du prĂ©sident Pellegrini, attaques contre des journaux favorables au pouvoir, et rĂ©pression policiĂšre ayant fait une cinquantaine de blessĂ©s[90]. La semaine suivante, le compte rendu fut actualisĂ©, avec mention cette fois de plusieurs morts, de la proclamation de l’état de siĂšge, et de la censure frappant la presse[91]. Les billets relataient les faits de violence avec une notable ambiguitĂ©, de sorte qu’il est loisible d’imaginer des lectures trĂšs contrastĂ©es, en fonction des partis-pris et prĂ©dispositions avec lesquels les lecteurs parcouraient le texte et arrangeaient l’information. Un des billets permettait au public avisĂ© d’apprendre l’existence d’« excĂšs » policiers :

« Il y a lieu de constater que l’attitude de la police a Ă©tĂ© aussi mesurĂ©e et prudente que le permettaient les circonstances. Peut-ĂȘtre, chez quelques individus appartenant Ă  ce corps, l’instinct de zĂšle a-t-il Ă©veillĂ© quelque chose, mais dans l’ensemble, il faut s’applaudir des ordres Ă©mis par le Dr Beazley, ordres qui ont empĂȘchĂ© d’inutiles effusions de sang[92]. »

La chronique se focalisait sur les aspects sensationnels et dramatiques de la tragĂ©die, mettant en lumiĂšre les cĂŽtĂ©s ridicules des Ă©vĂ©nements, Ă©tablissant une analogie avec les spectacles de cirque, et qualifiant le contexte politique de « tragi-comĂ©die de l’unification » :

« Les rues les plus centrales de la municipalitĂ© en furent transformĂ©es en un colossal cirque de jeux athlĂ©tiques, car il y eut partout des courses de vitesse [...]. Beaucoup de gens se jetĂšrent Ă  la rue Ă  l’affĂ»t de nouveautĂ©s. Pour quelques-uns, ce fut jour de fĂȘte [...]. Vint la nuit ; les curieux continuaient de s’entasser dans les rues qui s’en vont dĂ©boucher sur la place de Mai [...] un homme tomba au sol, moribond ; monseigneur Romero s’approcha de lui et lui prodigua les ultimes conseils de la religion. La scĂšne produisit une douloureuse Ă©motion [...]. En face de la mairie avait pris place un groupe de curieux – la plupart de ceux qui le formaient peuvent ĂȘtre qualifiĂ©s comme tels – qui accueillaient les vigies avec des cris et des coups de sifflet[93]. »

L’essayiste Geraldine Rogers observe à ce propos :

« Le frappant contraste entre le ton festif et la violence des faits traitĂ©s appelle une considĂ©ration soutenue. Peut-ĂȘtre aussi l’attention de quelques lecteurs contemporains aura-t-elle Ă©tĂ© attirĂ©e par l’étrangetĂ© du billet, et auront-ils soupçonnĂ© un indice [suggĂ©rant] que le texte comportait quelque chose de plus que ce qui Ă©tait apparent. À premiĂšre vue, la revue continuait sur son habituelle tonalitĂ© lĂ©gĂšre ; encore qu’elle eĂ»t soin de prĂ©ciser que la dĂ©plorable circonstance ne lui permettait pas d’aller trop loin dans la plaisanterie, elle mit en place sa perspective humoristique, cherchant Ă  baisser la tension, divertissant le lecteur avec les aspects exceptionnels, et Ă©ludant un point de vue engagĂ©. Toutefois, le lecteur attentif pouvait reconstituer l’information sous-jacente, qu’il n’était pas possible d’expliciter Ă  cause de la censure. Le billet en question faisait rĂ©fĂ©rence, comme en passant, Ă  la hargne [du pouvoir] qui avait rĂ©duit au silence les autres publications : « Le 5 [juillet], l’état de siĂšge fut dĂ©crĂ©tĂ© et la parution de La NaciĂłn suspendue, qui ne reparut que dimanche ». Pour le lecteur capable de mettre en relation la chronique avec la note Ă©ditoriale SinfonĂ­a figurant quelques pages en arriĂšre, les mĂ©taphores autour du cirque s’éclairent comme Ă©tant un stratagĂšme pour se dĂ©rober Ă  la censure : « Comme l’état de siĂšge n’interdit pas les manifestations de jovialitĂ©, les gens se montrent joyeux individuellement et collectivement, Ă  leur domicile et dans la vie publique, avec ou sans gardes de sĂ©curitĂ© qui les observent... », Ă  la suite de quoi venait une innocente et humoristique digression sur la traditionnelle fĂȘte de l’arbre. La mise en regard des deux textes permettait de lire la satire implicite : si les seules manifestations autorisĂ©es Ă©taient les manifestations festives, c’est ce ton que la revue adoptait pour narrer les dramatiques Ă©vĂ©nements. Dans ce cas-ci, comme dans d’autres similaires, l’émergence de la composante critique dans le texte dĂ©pendait de la capacitĂ© active des lecteurs, de leur disposition Ă  lire entre les lignes et Ă  dĂ©coder ce qui n’était pas Ă©vident Ă  premiĂšre vue[94]. »

Le régime de Roca

Roca caricaturé en Louis XIV par Manuel Mayol.

DĂšs sa fondation, Caras y Caretas soumettait Roca et son rĂ©gime Ă  une critique constante. Dans un esprit acerbe et joyeux Ă  la fois, la revue mettait le gouvernement en jugement, en montrant du doigt les abus de pouvoir commis par le prĂ©sident, Ă  qui elle imputait vices moraux et accumulation de pouvoirs. Dans son deuxiĂšme numĂ©ro, peu de jours aprĂšs l’élection de Roca pour un deuxiĂšme mandat prĂ©sidentiel, Caras y Caretas publia une note[95] oĂč le nouveau chef de gouvernement Ă©tait dĂ©peint comme un obscur simulateur, un truand intrigant, qui sondait ses interlocuteurs. La revue rĂ©pondait aux attentes de ceux qui tenaient Ă  rester au courant des actes du gouvernement et rĂ©clamaient pour eux-mĂȘmes le rĂŽle de juge public. Aux pratiques secrĂštes, propres aux tyrannies, elle opposait la revendication de transparence comme mode de contrĂŽle sur la politique gouvernementale. Une illustration de couverture s’intitulait « Le nouveau Louis XIV »[96], en allusion Ă  l’interfĂ©rence de Roca dans les nĂ©gociations officielles avec le Chili sur la frontiĂšre commune[97].

DĂ©jĂ  en 1886, au terme de son premier mandat, Roca avait Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ© dans l’hebdomadaire Don Quijote, oĂč officiait encore le dessinateur Cao, comme un empereur romain avec son entourage de prĂ©teurs, et la rĂ©publique argentine comme un cirque. En janvier 1900, Caras y Caretas inaugura une sĂ©rie d’illustrations de Cao, intitulĂ©e Caricaturas contemporĂĄneas, sur des personnages Ă©minents de la politique et de la culture[98]. La premiĂšre, qui visait le gĂ©nĂ©ral Mitre, prĂ©sentait le vieil homme d’État comme un parangon de gloire militaire, politique et littĂ©raire. La deuxiĂšme, visant Roca, contrastait fortement avec la premiĂšre[99] : Roca y apparaissait enveloppĂ© de vĂȘtements ecclĂ©siastiques et faisait allusion aux divers avantages par lesquels il rĂ©compensait ses suiveurs[100].

Les vices, l’arbitraire et les abus de pouvoir rejaillissaient de la personne du prĂ©sident sur le rĂ©gime tout entier. En septembre 1902, Caras y Caretas dĂ©voila ce qui s’était passĂ© lors de la translation des restes de Belgrano vers un tombeau monumental d’exĂ©cution artistique, Ă©pisode certes mineur et risible, mais symptomatique de la dĂ©sinvolture et du sentiment d’impunitĂ© des membres du gouvernement[101]. Selon la chronique de Caras y Caretas, Pablo Riccheri et JoaquĂ­n VĂ­ctor GonzĂĄlez, respectivement ministre de la Guerre et de l’IntĂ©rieur, avaient subtilisĂ© pendant la cĂ©rĂ©monie officielle un certain nombre de piĂšces dentaires de Belgrano et les avaient emportĂ©es comme souvenir. Sur la page suivante, la rĂ©daction revenait Ă  la charge sur le mode satirique, avec une illustration intitulĂ©e Los ministros odontĂłlogos, oĂč Belgrano, se redressant dans sa tombe, disait aux deux ministres : « — Il n’est jusqu’aux dents qu’ils ne m’enlĂšvent ! N’ont-ils donc pas assez de leurs propres dents pour manger au budget ? ». Cet incident mineur, qui sans cette publicitĂ© fĂ»t restĂ© sans consĂ©quences, acquit une dimension plus grande que celle de la simple anecdote, en le rapportant au comportement plus gĂ©nĂ©ral des fonctionnaires de l’État, comportements Ă  prĂ©sent soumis au jugement des lecteurs[102].

La Convention de notables

« Les ministres odontologues », dessin d’Aurelio GimĂ©nez, moquant les deux ministres qui emportĂšrent comme souvenir quelques piĂšces dentaires du cadavre de Manuel Belgrano. La lĂ©gende fait parler Belgrano : « MĂȘme mes dents, ils les emportent ! N'ont-ils pas assez de leurs propres dents pour manger au budget ? ».

Peu avant la fin du deuxiĂšme mandat de Roca (1904), le pouvoir en place convoqua une Convention chargĂ©e de dĂ©signer le successeur. Cette modalitĂ©, transpartite, faisait intervenir des Ă©lecteurs « notables », des personnalitĂ©s politiques haut placĂ©es, des anciens prĂ©sidents et vice-prĂ©sidents, des sĂ©nateurs et des ex-sĂ©nateurs fĂ©dĂ©raux, et devait assurer l’alternance des factions Ă  la tĂȘte de l’État et par lĂ  la stabilitĂ© pour les membres de la classe gouvernante et pour leur rĂ©seau de loyautĂ©s. En 1903, nonobstant les rĂ©sistances, Roca rĂ©ussit Ă  imposer le nom de Manuel Quintana, dĂ©montrant ainsi sa capacitĂ© de piloter la succession et de mettre son veto sur les candidats qui n’avaient pas sa faveur. Pellegrini bouda la commission de notables et reçut l’appui d’autres membres de l’élite quand il dĂ©nonça les manƓuvres de Roca. Le conflit au sein de l’oligarchie agit comme un catalyseur chez les forces d’opposition. Le camp mitriste annonça son refus d’avaliser la candidature, le journal La NaciĂłn lança contre celle-ci une intense campagne, et La Prensa taxa la Convention de « grosse intrigue ». Par des billets longs et nombreux, Caras y Caretas se rallia Ă  la position anti-officialiste (opposĂ© au pouvoir en place), qui bĂ©nĂ©ficiait donc d’un large consensus. Peu avant, en aoĂ»t 1903, une photo truquĂ©e avait prĂ©sentĂ© les Ă©lecteurs « notables » en tenue d’évĂȘque, comme s’il s’agissait d’élire un pape[102] - [103]. Le mĂȘme sujet resurgira Ă  maintes reprises dans la revue dans le cours des mois suivants. En octobre, un billet de 7 pages y fut consacrĂ©, ainsi que 33 photos et une caricature oĂč la rĂ©union Ă©tait qualifiĂ©e de « chimĂšre de derniĂšre heure » (engendro de Ășltima hora), d’« attaque Ă  la dĂ©mocratie et aux droits du peuple », de « dĂ©filĂ© de complices, dĂ©cidĂ©s Ă  approuver la pantalonnade et Ă  voter pour le binĂŽme quintaniste, qui finit par emporter les voix de la majoritĂ© »[104] - [105].

La politique criolla

Pour dĂ©crire la politique de la RĂ©publique conservatrice, dite aussi politique criolla, ce qui primait dans les pages de Caras y Caretas Ă©tait le portrait caricatural de dĂ©putĂ©s, de maires, de caudillos Ă©lectoraux et de commissaires du peuple, tenus pour responsables des maux de la RĂ©publique. Les textes publiĂ©s dans la revue Ă©taient au diapason du cadre critique pour lequel existait un consensus croissant dans la sociĂ©tĂ© portĂšgne de ces annĂ©es-lĂ , oĂč beaucoup exprimaient leur rejet de la dĂ©nommĂ©e polĂ­tica criolla. Ces textes illustraient, Ă  travers des situations concrĂštes et des personnages vraisemblables, les mĂ©canismes gĂ©nĂ©raux du fonctionnement institutionnel. Dans une prose concise, intelligible et gĂ©nĂ©ralement humoristique, ils donnaient Ă  voir et Ă  lire les singularitĂ©s et les façons de parler des Argentins de souche et des Ă©trangers, des personnes instruites et des couches les plus modestes de la ville et de la campagne. L’un des personnages typiques Ă©tait le rastaquouĂšre, homme rustique, argentĂ© et dĂ©nuĂ© de scrupules installĂ© dans la ville en qualitĂ© de dĂ©putĂ© de province, et dont l’image pĂ©jorative synthĂ©tisait les traits de l’oligarchie provinciale proche du rĂ©gime. Une fois en ville, il mettait en Ɠuvre les mĂȘmes stratĂ©gies que celles habituellement attribuĂ©es Ă  Roca et Ă  ses affidĂ©s, savoir : astuce, fourberie, observation d’autrui, capacitĂ© d’adaptation et absence de scrupules. Dans ses discours, le rastaquouĂšre simulait l’érudition et obtenait un rapide succĂšs dans les superficiels dĂ©bats parlementaires[106].

Le systĂšme Ă©lectoral

Un thĂšme rĂ©current dans les pages de fiction de Caras y Caretas Ă©tait le suffrage, Ă©cho des dĂ©bats de l’époque sur les projets de loi Ă©lectorale. Fin 1902, une rĂ©forme instaura le vote oral, Ă  l’instigation de Pellegrini, et Ă  l’encontre de la proposition de JoaquĂ­n VĂ­ctor GonzĂĄlez, qui prĂ©conisait le suffrage secret (non obligatoire) et le contrĂŽle des listes Ă©lectorales pour Ă©viter la fraude. Bien que la discussion formelle fĂ»t menĂ©e exclusivement par les membres de la seule sphĂšre parlementaire, le sujet Ă©tait Ă©galement abordĂ© en dehors de l’enceinte du CongrĂšs, le journalisme commercial et populaire jouant le rĂŽle de caisse de rĂ©sonance. Caras y Caretas contribua, avant et aprĂšs l’adoption de la loi, Ă  amplifier la rĂ©percussion publique de la question du mode de scrutin, par le biais de notes d’actualitĂ©, de caricatures et de fictions dĂ©nonçant les scrutins frauduleux, le clientĂ©lisme politique, les irrĂ©gularitĂ©s dans l’établissement des listes Ă©lectorales, et les pressions qu’il Ă©tait possible d’exercer en l’absence de vote secret. Les fictions relatives Ă  cette thĂ©matique avaient gĂ©nĂ©ralement pour dĂ©cor des lieux de province, oĂč les maux du systĂšme se trouvaient Ă  un degrĂ© exacerbĂ©, comme Ă  Pago Chico, village imaginĂ© par Roberto PayrĂł pour y situer ses rĂ©cits[107]. Un autre personnage frĂ©quent Ă©tait le campagnard recrutĂ© dans l’intĂ©rieur du pays pour intervenir de maniĂšre frauduleuse dans les scrutins[108].

Dans la rubrique Acuerdistas[109] de Fray Mocho, Caras y Caretas mettait en lumiĂšre, au moyen de scĂšnes de fiction, d’une part les vices du systĂšme Ă©lectoral, et d’autre part la trame de pratiques et d’arguments malhonnĂȘtes qui, Ă  partir des hautes sphĂšres politiques, Ă©taient ensuite reproduites dans les strates infĂ©rieures, corrompant ainsi le tissu social du haut vers le bas[110]. Ainsi Caras y Caretas accueillait-il dans ses colonnes le discours critique vis-Ă -vis du systĂšme politique, discours considĂ©rĂ© comme d’intĂ©rĂȘt public, et s’associait Ă  des dĂ©nonciations qui, n’impliquant aucune identification avec tel ou tel parti ni aucune exclusion, prĂ©sentaient le degrĂ© de gĂ©nĂ©ralitĂ© nĂ©cessaire Ă  susciter l’adhĂ©sion d’un large auditoire opposĂ© aux vices de la « politiquerĂ­a ». Cette attitude critique Ă©tait conçue pour satisfaire un lectorat qui commençait Ă  faire montre de compĂ©tence et Ă  revendiquer des droits dans tous les domaines[111].

Mouvement ouvrier et loi de RĂ©sidence

À rebours de l’image que l’Argentine conservatrice cherchait Ă  se donner dans ses discours officiels, mettant en avant l’intĂ©gration et la paix sociale, l’affrontement de classe et les luttes de la naissante classe ouvriĂšre contre le patronat et l’État occupaient une place considĂ©rable dans la vie politique de l’Argentine du tournant du siĂšcle. L’anarchisme Ă©tait alors une composante substantielle de la « culture du conflit » et reprĂ©sentait au dĂ©but du XXe siĂšcle la force contestataire la plus importante de la sociĂ©tĂ© urbaine[112]. Entre 1899 et 1901, il y eut dans Caras y Caretas des rĂ©fĂ©rences constantes Ă  l’anarchisme, qui y fera l’objet — que ce soit dans les notes informatives Ă  propos de personnages et d’évĂ©nements internationaux et locaux, dans les histoires de fiction ou dans les textes humoristiques — des approches les plus divergentes. De surcroĂźt, l’un des principaux propagandistes du mouvement anarchiste, FĂ©lix Basterra, fut, jusqu’à l’adoption de la loi dite de RĂ©sidence, collaborateur de Caras y Caretas, fournissant des textes sur des sujets variĂ©s. En aoĂ»t 1900, au lendemain de l’assassinat du roi d’Italie Humbert Ier, la revue publia une note, oĂč elle tint Ă  souligner le caractĂšre pacifique des anarchistes argentins, qu’elle prĂ©sentait comme de bienveillants dĂ©fenseurs du progrĂšs et comme des militants agissant exclusivement dans le champ culturel. Quelque bien intentionnĂ©e que fĂ»t cette note, le fait que l’anarchisme eut Ă©tĂ© dĂ©peint comme inoffensif eut pour effet d’irriter plusieurs militants, qui rĂ©agirent Ăąprement contre Caras y Caretas[113] - [114]. En septembre 1900, la revue tira de ce sujet percutant qu’était le rĂ©gicide italien tout le bĂ©nĂ©fice possible en matiĂšre de lectorat, en mobilisant toutes ses ressources dans une Ă©dition-hommage d’une centaine de pages, illustrĂ©es de 700 gravures, qui, s’il faut en croire les donnĂ©es publiĂ©es dans le numĂ©ro suivant, se vendit Ă  60 000 exemplaires[115].

Dans les deux annĂ©es suivantes, le conflit social s’intensifia en Argentine, avec une montĂ©e en puissance des protestations ouvriĂšres. En novembre 1902, une sĂ©rie d’actions syndicales dĂ©boucha sur la premiĂšre grĂšve gĂ©nĂ©rale de l’histoire argentine, qui culminera dans la proclamation de l’état de siĂšge et le vote de la loi de RĂ©sidence. (Pour rappel, la loi de RĂ©sidence, adoptĂ©e en 1902, autorisait le pouvoir exĂ©cutif national Ă  expulser d’Argentine sans dĂ©cision de justice tout immigrant sur la simple incrimination d’atteinte Ă  la sĂ©curitĂ© nationale ou de trouble Ă  l’ordre public[116].) La façon dont Caras y Caretas rendit compte de ces Ă©vĂ©nements dĂ©montre les limites de son profil populaire et de ses convictions dĂ©mocratiques. Le 22 novembre 1902, la revue fit paraĂźtre deux billets, illustrĂ©s de 28 photographies et s’étendant sur 5 pages au total[117]. Le premier traitait de la grĂšve des dĂ©bardeurs de Barracas pour obtenir une rĂ©duction du temps de travail et une hausse des salaires. Si la revue se lamenta de ce que cette grĂšve eut lieu « juste au moment de plus grande activitĂ© dans le commerce d’exportation » et pourrait par lĂ  occasionner « un prĂ©judice considĂ©rable, si la prudence de tous ne se concerte pas pour la faire cesser le plus tĂŽt possible », en contrepartie, dans le second billet, consacrĂ© aux ouvriers des entrepĂŽts frigorifiques et aux dockers de la ville de ZĂĄrate, la revue interrogeait un travailleur belge qui dĂ©nonçait les mauvaises conditions de travail, tandis que les photographies montraient la militante anarchiste Virginia Bolten occupĂ©e Ă  prononcer un discours et les grĂ©vistes arborant des drapeaux rouges. AprĂšs que le gouvernement eut Ă©crouĂ© 25 personnes, une manifestation qualifiĂ©e de « pacifique », rĂ©unissant 600 ouvriers, avait exigĂ© la remise en libertĂ© des prisonniers. Bien que Caras y Caretas n’eĂ»t garde de prendre parti pour aucun des camps en conflit, la revue se laissait aller Ă  ridiculiser le commissaire en chef de la police, notamment en publiant une photo peu flatteuse. Dans la suite, la chronique, recouvrant une tonalitĂ© sĂ©rieuse, reprit sa narration des faits, narration assortie de commentaires tendant Ă  discrĂ©diter les grĂ©vistes. Les prisonniers, relĂąchĂ©s, avaient recommencĂ© Ă  protester, cependant « en honneur de la vĂ©ritĂ©, il convient de dire que soixante pour cent de ces ouvriers possĂšdent leur propre maison, ce qui amenuise un peu la justice de leurs revendications ». Le gouvernement avait suspendu le droit de rĂ©union et plusieurs syndicats, organisĂ©s dans le Centre ouvrier cosmopolite que dirigeait Bolten, avaient rejoint la grĂšve gĂ©nĂ©rale Ă  ZĂĄrate. À ce point du rĂ©cit, la rĂ©daction insĂ©rait un commentaire qui, sans ĂȘtre Ă©logieux pour le mouvement de grĂšve, ne peut pas non plus s’interprĂ©ter comme critique, vu qu’il donnait une image respectable d’organisation et de solidaritĂ© : « Ce mouvement gĂ©nĂ©ral est assez bien organisĂ© : il a une commission de vigilance qui maintient l’ordre et une autre de patronnage pour venir en aide aux nĂ©cessiteux ». Dans un moment de tension extrĂȘme, Caras y Caretas avait donc tentĂ© de rĂ©aliser l’impossible, — mĂ©nager toutes les parties en prĂ©sence —, jusqu’à ce que la semaine suivante, lorsque la situation s’exacerba encore, la revue prit parti sans Ă©quivoque, et laissa lĂ  toute neutralitĂ©[118].

En effet, la chronique publiĂ©e dans le numĂ©ro du 29 novembre 1902, mettant un terme aux tergiversations et ambiguĂŻtĂ©s, approuvait dĂ©sormais clairement la rĂ©pression et la dĂ©portation d’ouvriers. « La grĂšve », de Carlos Correa Luna, de 6 pages et 35 photos, rendit compte des proportions inopinĂ©es prises par le mouvement de grĂšve au cours de la semaine Ă©coulĂ©e. À Buenos Aires s’y Ă©taient joints en effet les syndicats de cochers, de rouliers, d’ouvriers boulangers, de cigarriers et de cordonniers. La paralyse du travail, disait la note, portait prĂ©judice aux commerçants et interrompait la production. La police et l’armĂ©e Ă©taient intervenues dans les assemblĂ©es « dans le but d’assurer le maintien de l’ordre » et « pour limiter les effets de la grĂšve » ; les agents des douanes avaient repris le travail « en raison des garanties qui leur avaient Ă©tĂ© offertes sous la forme de la prĂ©sence de soldats et de vigiles armĂ©s ». Un « humble vigile » eut Ă  souffrir un « attentat barbare » de la part de cinq grĂ©vistes, et Caras y Caretas ouvrit une souscription publique pour venir en aide Ă  l’agent blessĂ©. Reprenant Ă  son compte le discours de la Chambre de commerce, la revue dĂ©peignit les ouvriers comme « exaltĂ©s », « suggestionnĂ©s par d’habiles propagandistes de doctrines subversives », et le syndicat des boulangers comme « sĂ©ditieux » (revoltoso). Sous l’invocation de l’« opinion impartiale du pays », Caras y Caretas prenait position aux cĂŽtĂ©s des propriĂ©taires et de l’État conservateur, et soutenait rĂ©solument la loi de RĂ©sidence. La revue expliquait ensuite le rĂ©gime de censure, auquel elle dĂ©cida de se ranger aprĂšs la proclamation de l’état de siĂšge. Le dernier passage de la note comportait quelques relents xĂ©nophobes, contraires Ă  l’esprit habituel de la revue, et affirmait que la fin du conflit constituait « une leçon profitable sur les liens entre capitalistes et travailleurs argentins »[119].

Dans le numĂ©ro suivant figurait La huelga. Presos y deportados (littĂ©r. la GrĂšve. Prisonniers et dĂ©portĂ©s), chronique de 2 pages avec 14 photos sur l’expulsion d’anarchistes italiens. La section SinfonĂ­a[120] abordait ces sujets d’un ton lĂ©ger et banalisant. Sans la moindre ironie, les notes informatives et littĂ©raires cĂ©lĂ©braient d’un ton euphorique les productions de l’Argentine comme pays agro-exportateur[121]. PassĂ©e la phase la plus aiguĂ« de la crise, Caras y Caretas revint Ă  ses aspirations Ă  la neutralitĂ©, y compris en faisant entendre des voix en dissonance avec le discours favorable Ă  la rĂ©pression des mois prĂ©cĂ©dents[122].

Dans le numĂ©ro suivant, la chronique centrale, qui s’intitulait Contra la Ley de Residencia. La manifestaciĂłn del domingo (litĂ©r. Contre la loi de RĂ©sidence. La manifestation de dimanche[123]), faisait le compte rendu de la manifestation de masse socialiste, tenue en dĂ©pit de l’interdiction officielle et emmenĂ©e par Juan B. Justo, dont le discours avait dĂ©clenchĂ© « Ă  juste titre une ovation nourrie ». Un mois aprĂšs les Ă©vĂ©nements les plus significatifs de cette crise, Caras y Caretas avait repris — selon le mot de Geraldine Rogers — sa polyphonie discursive et ses entrefilets critiques ; c’est que pour le moment, l’ordre en vigueur Ă©tait de nouveau hors de discussion[124] - [125].

La figure de Mitre

Caricature de BartolomĂ© Mitre, par Cao. La strophe au bas du dessin porte : « Militaire, Ă©crivain, gouvernant / il Ă©voque une longue sĂ©rie de victoires / et au cas oĂč cela ne suffirait pas / il nous traduisit le poĂšme de Dante / et se mit d’accord avec Roca ».

Si Roca reprĂ©sentait la figure emblĂ©matique du rĂ©gime immoral qui corrodait la sociĂ©tĂ© de haut en bas, son antithĂšse Ă©tait le gĂ©nĂ©ral Mitre. La gravure de Mitre dessinĂ©e par Cao, gravure qui inaugura la sĂ©rie Caricaturas contemporĂĄneas, le montrait le front ceint de lauriers, une plume Ă  la main et assis sur une pile de livres de sa conception, solide socle de sa gloire. En 1900, Mitre passait dĂ©jĂ  Ă  Buenos Aires pour une grande figure nationale vivante, Ă  telle enseigne qu’il jouissait du privilĂšge de pouvoir se promener dans une rue baptisĂ©e Ă  son nom. Son profil n’était plus guĂšre celui d’un chef belliqueux du temps jadis, mais celui d’une personnalitĂ© Ă©quanime, figure tutĂ©laire idĂ©ale pour une revue qui, sans renoncer Ă  son image anti-oficialista (contre le pouvoir Ă©tabli), privilĂ©giait la logique d’intĂ©gration. Caras y Caretas trouvait dans le parangon de l’« accord » qu’était Mitre une personnalitĂ© amalgamant deux tendances contraires qui chez lui, singuliĂšrement, ne s’excluaient pas mutuellement : penchant pour la critique et attitude conciliante[126].

En juin 1901, Caras y Caretas s’associa Ă  l’hommage public rendu au gĂ©nĂ©ral Mitre pour ses quatre-vingts ans, par la voie d’une Ă©dition extraordinaire[127], dans laquelle Mitre apparaissait comme une grande figure dĂ©politisĂ©e, cas unique dans toute l’Argentine, et reconnu comme tel par la majoritĂ© dans une cĂ©lĂ©bration populaire « consacrĂ©e par le vote du pays tout entier ». Sa vĂ©nĂ©rable figure, disait la note, Ă©tait la seule capable de condenser autour d’elle autant de sympathies et il n’y aurait aucun autre homme dans les diffĂ©rentes sphĂšres en mesure de mieux reprĂ©senter la synthĂšse la plus Ă©levĂ©e de noblesse, courage, civisme et hauteur intellectuelle. La note de Caras y Caretas le montrait en outre comme le pĂšre d’une nombreuse descendance, circonstance fort apprĂ©ciĂ©e par une revue qui se voulait familiale ; cet imaginaire autour du foyer familial permettait de raccorder ensemble chose publique et vie privĂ©e. Se situant au-dessus des querelles partisanes, il rĂ©unissait sous ses ailes la totalitĂ© de la nation, dans une sphĂšre publique consensuelle oĂč l’entente Ă©tait la valeur suprĂȘme[128].

DeuxiĂšme Ă©poque (1982- )

En juin 1982, en pleine guerre des Malouines, la revue resurgit grĂące au travail d’un groupe de jeunes dessinateurs et humoristes, dont Miguel Rep, Peni, JosĂ© Massaroli, Mannken, Canelo, Pollini, Fasulo, Huadi, PetisuĂ­, Enrique Pinti, Geno DĂ­az, Gila, Bourse Herrera, et d’écrivains comme Oscar Bevilacqua, FermĂ­n ChĂĄvez, Miguel Grinberg, Marco Denevi, Bernardo Kordon, Roberto Mero, Helvio Botana, Eugenio Mandrini et Jorge Claudio Morhain.

Les historietas (bandes dessinĂ©es) publiĂ©es dans la revue ressuscitĂ©e s’énumĂšrent comme suit : Cantaclaro, par Mandrini et Gaspar ; El Amable PensapĂ©, par Peni ; El Gaucho Alpargata, par Morhain et Magallanes ; El Hombre SemiĂłtico, par Mercado ; OrquĂ­deo Maidana, par JosĂ© Massaroli ; Pitodoro, par Miguel Rep ; et Un mundo feliz, par Alejandro DarĂ­o SuĂĄrez.

TroisiĂšme Ă©poque (Ă  partir de 2005)

En 2005, la revue Caras y Caretas fut relancĂ©e une nouvelle fois, Ă  l’initiative notamment de l’écrivain et historien argentin Felipe Pigna. Le succĂšs de la revue s’explique d’autre part par la collaboration de journalistes et de chercheurs de renommĂ©e nationale et internationale. La nouvelle revue est Ă©ditĂ©e par VĂ­ctor Santa MarĂ­a, dirigĂ©e par Felipe Pigna, et bĂ©nĂ©ficie de l’apport journalistique de MarĂ­a Seoane. Le groupe Caras y Caretas comprend, outre la revue proprement dite, les Ă©ditions Caras y Caretas, le Centre culturel Caras y Caretas, et le centre de CinĂ©ma et de documents audiovisuels, et dĂ©cerne les prix Democracia. Caras y Caretas, ainsi ressuscitĂ©e et Ă©largie, sut s’établir solidement comme point de reference tant dans le domaine de la recherche historique que sur les grands sujets de politique, d’art et de culture[10].

Le lectorat se compose d’un public ayant en gĂ©nĂ©ral un haut niveau d’études — Ă©tudiants d’universitĂ©, professions libĂ©rales, chefs d’entreprise, enseignants de toutes filiĂšres, artistes plasticiens, graphistes, Ă©crivains, faiseurs d’opinion, etc.

Pendant le mois de juillet 2012 fut publiĂ© l’exemplaire no 2271, qui inclut le premier chapitre de la Historia del trabajo (Histoire du travail) ; la sĂ©rie totalise treize chapitres, qui parcourent les 200 ans d’histoire de l'Argentine, depuis la pĂ©riode coloniale jusqu’à nos jours.

Au format audiovisuel, la revue Ă©dite les Ɠuvres suivantes : RamĂłn Carrillo, Familia Lugones, La Gaby, la Ășltima montonera, Las vidas de Norma Arrostito, Borges y Nosotros, Haroldo Conti: Homo Viator, Alicia & John: El peronismo olvidado, PerĂłn, apuntes para una biografĂ­a, Matar al Che.

En 2015, la Hemeroteca Digital de la BibliothĂšque nationale d'Espagne a mis en ligne les reproductions numĂ©risĂ©es des fonds qu’elle possĂšde de la revue[129].

Références

  1. (es) Daniel Álvarez Ferretjans, Historia de la prensa en el Uruguay : desde La estrella del sur a Internet, Montévidéo, Editorial Fin de Siglo, , 691 p. (ISBN 978-9974-4-9437-4), p. 381 et 691
  2. G. Rogers (2008), p. 28.
  3. G. Rogers (2008), p. 27.
  4. Fido, université de Palermo (2018), p. 21.
  5. G. Rogers (2008), p. 28-29.
  6. G. Rogers (2008), p. 29-30.
  7. G. Rogers (2008), p. 30-31.
  8. G. Rogers (2008), p. 31-32.
  9. G. Rogers (2008), p. 32.
  10. Fido, université de Palermo (2018), p. 26.
  11. Fido, université de Palermo (2018), p. 22.
  12. A. Cuarterolo (2017), p. 164-165.
  13. (es) Manuel GĂĄlvez, « Revista de Revistas », Ideas,‎ , p. 103-104. CitĂ© par G. Rogers (2008), p. 14.
  14. José Maria Ramos Mejía, Los simuladores del talento. En las luchas por la personnalidad y la vida, Barcelone, F. Granada & Ca., 219 p., p. 41. Cité par G. Rogers (2008), p. 14-15.
  15. G. Rogers (2008), p. 14-15.
  16. (es) J. Navarro Viola, « Los nuevos rumbos del periodismo », Anuario de la prensa argentina,‎ , p. 26. CitĂ© par G. Rogers (2008), p. 17.
  17. G. Rogers (2008), p. 16-17.
  18. G. Rogers (2008), p. 17.
  19. G. Rogers (2008), p. 19.
  20. G. Rogers (2008), p. 20-21.
  21. (es) Bernardo Gonzålez Arrili, Tiempo pasado, Buenos Aires, Academia Argentina de Letras, , p. 67. Cité par G. Rogers (2008), p. 33.
  22. G. Rogers (2008), p. 33-34.
  23. G. Rogers (2008), p. 35.
  24. G. Rogers (2008), p. 49.
  25. G. Rogers (2008), p. 36-37.
  26. G. Rogers (2008), p. 38-39.
  27. G. Rogers (2008), p. 39-41.
  28. G. Rogers (2008), p. 41-42.
  29. G. Rogers (2008), p. 42 & 47.
  30. G. Rogers (2008), p. 48-49.
  31. E. Pellicer, dans la section Sinfonía, Caras y Caretas, éd. du 28 mars 1900. Cité par G. Rogers (2008), p. 51.
  32. G. Rogers (2008), p. 50-51.
  33. G. Rogers (2008), p. 52-53.
  34. G. Rogers (2008), p. 209-210.
  35. Voir p. ex. Romerías españolas, dans Caras y Caretas, éd. du 16 septembre 1899, et Los italianos en Buenos Aires. Conmemoración del XX de septiembre, Caras y Caretas, éd. du 23 septembre 1899. Exemples cités par G. Rogers (2008), p. 212.
  36. G. Rogers (2008), p. 211-212.
  37. G. Rogers (2008), p. 361.
  38. A. Cuarterolo (2017), p. 157.
  39. Caras y Caretas, no 83, 5 mai 1900.
  40. A. Cuarterolo (2017), p. 160-161.
  41. Fido, université de Palermo (2018), p. 24-25.
  42. A. Cuarterolo (2017), p. 161-162.
  43. A. Cuarterolo (2017), p. 163.
  44. Fido, université de Palermo (2018), p. 25.
  45. A. Cuarterolo (2017), p. 164.
  46. A. Cuarterolo (2017), p. 170.
  47. A. Cuarterolo (2017), p. 171.
  48. A. Cuarterolo (2017), p. 176.
  49. A. Cuarterolo (2017), p. 172-173.
  50. A. Cuarterolo (2017), p. 161.
  51. Fido, université de Palermo (2018), p. 24.
  52. G. Rogers (2008), p. 16.
  53. G. Rogers (2008), p. 35-36.
  54. G. Rogers (2008), p. 69.
  55. Pour le sens de charque en lunfardo, voir le site Todo Tango.
  56. G. Rogers (2008), p. 69-70.
  57. G. Rogers (2008), p. 71.
  58. Dans la section Caras, Caras y Caretas, éd. du 7 octobre 1899. Cité par G. Rogers (2008), p. 72.
  59. G. Rogers (2008), p. 72.
  60. G. Rogers (2008), p. 73.
  61. Don Quijote, éd. du 17 novembre 1899. Cité par G. Rogers (2008), p. 77.
  62. G. Rogers (2008), p. 77.
  63. Don Quijote, Ă©d. du 15 octobre 1899
  64. Don Quijote, éd. du 24 décembre 1899. Cité par G. Rogers (2008), p. 90.
  65. G. Rogers (2008), p. 90.
  66. Don Quijote, éd. du 24 décembre 1899.
  67. G. Rogers (2008), p. 92.
  68. G. Rogers (2008), p. 92-94.
  69. Voir notamment 9 de julio. El banquete oficial, dans Caras y Caretas, Ă©d. du 13 juillet 1901. Cf. G. Rogers (2008), p. 124.
  70. G. Rogers (2008), p. 123-124.
  71. G. Rogers (2008), p. 125.
  72. G. Rogers (2008), p. 17-18.
  73. Caras y Caretas, Ă©d. du 3 janvier 1903. Cf. G. Rogers (2008), p. 18.
  74. G. Rogers (2008), p. 125-126.
  75. G. Rogers (2008), p. 126.
  76. J. Navarro Viola, Anuario de la prensa argentina, 1896, p. 186.
  77. G. Rogers (2008), p. 127-128.
  78. ÂżQuĂ© cualidades debe reunir un Presidente de la RepĂșblica?, dans Caras y Caretas, Ă©d. du 30 juillet 1904. Cf. G. Rogers (2008), p. 128.
  79. G. Rogers (2008), p. 128.
  80. G. Rogers (2008), p. 128-129.
  81. (es) Eduardo Zimmermann, « La prensa y la oposiciĂłn polĂ­tica en la Argentina de comienzos de siglo. El caso de La NaciĂłn y el partido republicano », Estudios Sociales, no 1,‎ , p. 47
  82. (es) Juan Suriano, Anarquistas. Cultura y política libertaria en Buenos Aires 1890-1910, Manantial, coll. « Cuadernos Argentinos », , 361 p. (ISBN 978-987-50-0069-8, lire en ligne), p. 182.
  83. G. Rogers (2008), p. 129.
  84. ¥¥UN PLEBISCITO!! (annonce publicitaire), dans Caras y Caretas, éd. du 10 octobre 1903. Cité par G. Rogers (2008), p. 156.
  85. G. Rogers (2008), p. 156.
  86. G. Rogers cite notamment : E. Pellicer, rubrique SinfonĂ­a, dans Caras y Caretas du 18 mars 1899 et du 1er avril 1899 ; A. PĂ©rez Liquiñano, Gloria in excelsis Deo, 1er avril 1899 ; C. Correa Luna, semaine Santa, du 11 avril 1903 ; Navarrete, La ‘pasiĂłn’ del Señor, Ă©d. du 11 avril 1903. Exemples relevĂ©s par G. Rogers (2008), p. 157.
  87. Cf. dĂ©finition de la lecture extensive, dans : Roger Chartier, l’Ordre des livres. Lecteurs, auteurs, bibliothĂšques en Europe entre XIVe et XVIIIe siĂšcle, Alinea, coll. « De la pensĂ©e / Domaine historique », Aix-en-Provence, 1992, 126 p. (ISBN 2-7401-0024-8), p. 36.
  88. G. Rogers (2008), p. 157.
  89. G. Rogers (2008), p. 157-158.
  90. Los sucesos del miércoles. Manifestation antiunificadora, dans Caras y Caretas, éd. du 6 juillet 1901. Cité par G. Rogers (2008), p. 130.
  91. Los disturbios callejeros, dans Caras y Caretas, éd. du 13 juillet 1901. Cité par G. Rogers (2008), p. 130.
  92. G. Rogers (2008), p. 130-132.
  93. G. Rogers (2008), p. 132.
  94. G. Rogers (2008), p. 133.
  95. Intitulée Roca, par Figarillo, dans Caras y Caretas, éd. du 15 octobre 1898. Cité par G. Rogers (2008), p. 134.
  96. El nuevo Luis XIV, par Cao, dans Caras y Caretas, éd. du 29 octobre 1898. Cité par G. Rogers (2008), p. 134.
  97. G. Rogers (2008), p. 133-134.
  98. Dans la série des Caricaturas contemporåneas, Mitre, par Cao, dans Caras y Caretas, éd. du 13 janvier 1900. Cf. G. Rogers (2008), p. 135.
  99. Dans la série des Caricaturas contemporåneas, Roca, par Cao, dans Caras y Caretas, éd. du 20 janvier 1900. Cf. G. Rogers (2008), p. 135.
  100. G. Rogers (2008), p. 135.
  101. El mausoleo a Belgrano, dans Caras y Caretas, Ă©d. du 13 septembre 1902. Cf. G. Rogers (2008), p. 138.
  102. G. Rogers (2008), p. 138.
  103. El cónclave de la convención, dans Caras y Caretas, éd. du 8 août 1903.
  104. La convenciĂłn de notables, dans Caras y Caretas, Ă©d. du 17 octobre 1903.
  105. G. Rogers (2008), p. 139.
  106. G. Rogers (2008), p. 140.
  107. G. Rogers (2008), p. 140-144.
  108. G. Rogers (2008), p. 145.
  109. Paru dans Caras y Caretas, Ă©d. du 15 mars 1902.
  110. G. Rogers (2008), p. 145-146.
  111. G. Rogers (2008), p. 146-147.
  112. J. Suriano, Anarquistas. Cultura y política libertaria en Buenos Aires 1890-1910, p. 18 & 35. Cité par G. Rogers (2008), p. 147.
  113. En particulier, une réplique fut publiée une semaine plus tard dans La Protesta Humana. Cf. (es) Iaacov Oved, El anarquismo y el movimiento obrero en la Argentina, Buenos Aires, Imago Mundi, , p. 188-189, cité par G. Rogers (2008), p. 148.
  114. G. Rogers (2008), p. 147-148.
  115. G. Rogers (2008), p. 148.
  116. (es) Jacinto Oddone, Historia del socialismo argentino; 1896-1911, Buenos Aires, Centro Editor de América Latina (CEAL), .
  117. El movimiento obrero. La huelga en Barracas et En ZĂĄrate, dans Caras y Caretas, Éd. du 22 novembre 1902. CitĂ© par G. Rogers (2008), p. 149.
  118. G. Rogers (2008), p. 148-150.
  119. G. Rogers (2008), p. 150-151.
  120. E. Pellicer, rubrique Sinfonía, dans Caras y Caretas, éd. du 6 décembre 1902. Cité par G. Rogers (2008), p. 151.
  121. G. Rogers (2008), p. 151-152.
  122. G. Rogers (2008), p. 152.
  123. Contra la Ley de Residencia. La manifestaciĂłn del domingo, dans Caras y Caretas, Ă©d. du 17 janvier 1903.
  124. Dans la note intitulĂ©e El meeting de la FederaciĂłn Obrera, il est prĂ©cisĂ© : « La police est la sauvegarde sociale et doit s’entourer de prestige et empĂȘcher Ă  tout prix que son attitude ne devienne en aucun cas antipathique au peuple, au profit et pour le bien duquel elle existe », dans Caras y Caretas, Ă©d. du 9 mai 1903. CitĂ© par G. Rogers (2008), p. 153.
  125. G. Rogers (2008), p. 152-153.
  126. G. Rogers (2008), p. 153-154.
  127. Caras y Caretas en el jubileo del general Mitre, dans Caras y Caretas, éd. extraordinaire du 26 juin 1901. Cité par G. Rogers (2008), p. 154.
  128. G. Rogers (2008), p. 154-155.
  129. BNE, « Biblioteca Nacional de España. Título: Caras y caretas (Buenos Aires) », (consulté le )

Bibliographie

Liens externes

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