Mircea Eliade
Mircea Eliade, nĂ© le [1] Ă Bucarest (Roumanie) et mort le Ă Chicago (Ătats-Unis), est un historien des religions, mythologue, philosophe et romancier roumain. Polyglotte, il parlait et Ă©crivait couramment cinq langues : le roumain, le français, l'allemand, l'italien et l'anglais. Il lisait aussi l'hĂ©breu, le persan et le sanskrit. Ainsi, la majeure partie de ses travaux universitaires a Ă©tĂ© Ă©crite d'abord en roumain, puis en français et en anglais.
Naissance |
Bucarest Roumanie |
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DĂ©cĂšs |
Chicago Ătats-Unis |
Activité principale | |
Distinctions |
Prix Bordin de lâAcadĂ©mie française en 1977 |
Ćuvres principales
- Traité d'histoire des religions (1949)
- Le Mythe de l'Ă©ternel retour (1949)
- Mythes, rĂȘves et mystĂšres (1957)
Mircea Eliade est considĂ©rĂ© comme l'un des fondateurs de l'histoire moderne des religions. Savant studieux des mythes, Eliade Ă©labora une vision comparĂ©e des religions, en trouvant des relations de proximitĂ© entre diffĂ©rentes cultures et moments historiques. Au centre de l'expĂ©rience religieuse de lâhomme, Eliade situe la notion du « SacrĂ© ».
Sa formation d'historien et philosophe l'a amenĂ© Ă Ă©tudier les mythes, les rĂȘves, les visions, le mysticisme et l'extase. En Inde, Eliade Ă©tudia le yoga et lut, directement en sanskrit, des textes classiques de l'hindouisme qui n'avaient pas Ă©tĂ© traduits dans des langues occidentales.
Auteur prolifique, il cherche à trouver une synthÚse dans les thÚmes qu'il aborde (excepté dans son Histoire des religions, qui reste purement analytique). De ses documents est souvent souligné le concept de « Hiérophanie », par lequel Eliade définit la manifestation du transcendant dans un objet ou dans un phénomÚne de notre cosmos habituel.
Vers la fin du XXe siÚcle, quelques textes d'Eliade nourrissent la vision gnoséologique de mouvements religieux, apparus avec la contre-culture des années 1960.
Biographie
Enfance
Mircea Eliade naquit Ă Bucarest dâun pĂšre officier de lâarmĂ©e de terre roumaine, Gheorghe Eliade (dont le nom patronymique Ă©tait Ă lâorigine Ieremia)[2] - [3], et de Jeana nĂ©e Vasilescu[4] - [5]. FidĂšle de lâĂglise orthodoxe roumaine, Gheorghe Eliade dĂ©clara la naissance de son fils quatre jours avant la date rĂ©elle, afin de la faire coĂŻncider avec la fĂȘte des Quarante martyrs de SĂ©baste du calendrier liturgique[3]. Mircea Eliade avait une sĆur, Corina, future mĂšre du sĂ©miologue Sorin Alexandrescu[6] - [7]. La famille dĂ©mĂ©nagea plusieurs fois entre Tecuci et Bucarest, pour finalement se fixer dans la capitale en 1914[2] ; les Eliade sây achĂšteront une maison rue Melodiei, non loin de la place Rosetti, que Mircea habitera jusque tard dans son adolescence[7].
Eliade garda un souvenir particuliĂšrement heureux de son enfance et relatera plus tard lâimpact quâeurent sur son esprit dâenfant diffĂ©rents Ă©pisodes et rencontres inhabituels. Lors de lâun de ces Ă©pisodes, qui eut lieu pendant la campagne de Roumanie de la PremiĂšre Guerre mondiale, alors quâEliade avait une dizaine dâannĂ©es, il fut tĂ©moin du bombardement de Bucarest par des dirigeables allemands et de la ferveur patriotique qui sâempara de la capitale occupĂ©e Ă la nouvelle que la Roumanie avait Ă©tĂ© en mesure de contenir lâavancĂ©e des Empires centraux en Moldavie[8].
Mais, plus particuliĂšrement, cette phase de sa vie fut marquĂ©e par une expĂ©rience tout Ă fait singuliĂšre, qui se produisit lorsque certain jour il fit son entrĂ©e dans un salon quâune « inquiĂ©tante lumiĂšre iridescente » avait transformĂ© en un « palais de conte de fĂ©es », expĂ©rience quâEliade appellera une Ă©piphanie[9] - [10]. RemĂ©morant cet Ă©pisode, il Ă©crivit :
« Pendant de nombreuses annĂ©es, jâai pratiquĂ© lâexercice de ressaisir ce moment Ă©piphanique, et Ă chaque fois, je retrouvai la mĂȘme plĂ©nitude. Je mây glissais comme dans un fragment de temps hors durĂ©e â sans commencement, milieu ou fin. Pendant mes derniĂšres annĂ©es de lycĂ©e, tandis que je luttais contre de profonds accĂšs de mĂ©lancolie, je rĂ©ussissais parfois Ă revenir encore Ă la lumiĂšre vert or de cet aprĂšs-midi. [...] Mais, bien que la bĂ©atitude fĂ»t la mĂȘme, cela finit par devenir impossible Ă supporter, car ma tristesse sâen trouvait trop fortement aggravĂ©e. Câest Ă ce moment-lĂ que je sus que le monde auquel appartenait le salon [...] Ă©tait un monde perdu Ă tout jamais[11]. »
Robert Ellwood, professeur de religion, auteur de The Politics of Myth, qui fut le disciple de Mircea Eliade[12], considĂ©rait ce type particulier de nostalgie comme lâun des thĂšmes les plus caractĂ©ristiques de lâĆuvre thĂ©orique et de la vie dâEliade[10].
Adolescence et débuts littéraires
AprĂšs des Ă©tudes primaires Ă lâĂ©cole de la rue MĂąntuleasa[2], Mircea Eliade frĂ©quenta le CollĂšge national Spiru Haret de Bucarest, oĂč il fut le camarade de classe dâArÈavir Acterian, de Haig Acterian et de Petre Viforeanu, et pendant quelques annĂ©es celui, plus ĂągĂ©, de Nicolae Steinhardt, lequel deviendra son ami[13]. Parmi ses autres condisciples figuraient aussi le futur philosophe Constantin Noica[3] et lâami de celui-ci, le futur historien de lâart Barbu Brezianu[14].
Enfant, Eliade Ă©tait fascinĂ© par le monde naturel, qui forme le dĂ©cor de ses toutes premiĂšres tentatives littĂ©raires[3], ainsi que par le folklore roumain et par la foi chrĂ©tienne telle que vĂ©cue par les paysans[7]. En grandissant, il se proposa de dĂ©celer et de consigner ce qui lui apparaĂźtrait comme la source commune de toutes les traditions religieuses[7]. LâintĂ©rĂȘt du jeune Eliade pour la culture physique et lâaventure le porta Ă pratiquer lâalpinisme et le nautisme[7], et aussi Ă rejoindre les boy scouts roumains[15].
Avec un groupe dâamis, il conçut et fit construire un bateau Ă voiles, puis le manĆuvra sur le Danube, de Tulcea Ă la mer Noire[16]. En mĂȘme temps, Eliade tendait Ă sâĂ©loigner de son milieu scolaire, Ă©tant peu enclin Ă se plier Ă la discipline requise et obsĂ©dĂ© par lâidĂ©e quâil Ă©tait plus laid et moins viril que ses condisciples[3]. Afin de se renforcer le caractĂšre, il se contraignait Ă avaler des insectes[3] et ne dormait que quatre ou cinq heures par nuit[8]. Ă un certain moment, il Ă©tait en situation dâĂ©chec dans quatre matiĂšres scolaires, dont la langue roumaine[3].
En contrepartie, il se plongea dans lâĂ©tude des sciences naturelles et de la chimie, de mĂȘme que dans lâoccultisme [3], et Ă©crivit de courts textes sur des sujets dâentomologie[8]. MalgrĂ© les inquiĂ©tudes de son pĂšre, qui craignait de voir se dĂ©tĂ©riorer sa vue dĂ©jĂ affaiblie, Eliade lisait avec passion[3]. Lâun de ses auteurs prĂ©fĂ©rĂ©s Ă©tait HonorĂ© de Balzac, dont il Ă©tudia lâĆuvre attentivement[3] - [8]. Il dĂ©couvrit aussi les nouvelles modernistes de Giovanni Papini et les ouvrages dâanthropologie sociale de James George Frazer[8].
Son intĂ©rĂȘt pour ces deux auteurs lâincita Ă apprendre par ses propres moyens lâitalien et lâanglais â maĂźtrisant donc dĂ©jĂ , vers 1925, l'allemand, l'anglais, le français et lâitalien[5] â, et sâinitia par ailleurs aux langues persane et hĂ©braĂŻque[2] - [8]. Dans le mĂȘme temps, il se familiarisa avec les poĂ©sies de Saadi et avec lâĂ©popĂ©e mĂ©sopotamienne de Gilgamesh[8]. Il sâintĂ©ressa Ă©galement Ă la philosophie, Ă©tudiant notamment Socrate, Vasile Conta et les stoĂŻciens Marc AurĂšle et ĂpictĂšte, et lut des livres dâhistoire, les deux historiens roumains qui lâinfluencĂšrent dans son jeune Ăąge Ă©tant Bogdan Petriceicu Hasdeu et Nicolae Iorga[8]. Sa premiĂšre Ćuvre publiĂ©e fut Inamicul viermelui de mÄtase (« lâEnnemi du ver Ă soie »), qui parut en 1921[2], suivie, alors quâil avait quatorze ans, de la nouvelle Cum am gÄsit piatra filosofalÄ (« Comment jâai dĂ©couvert la pierre philosophale »)[8] - [17]. Quatre ans plus tard, Eliade achevait de rĂ©diger sa premiĂšre Ćuvre parue en volume, le roman autobiographique Romanul adolescentului miop (« le Roman de l'adolescent myope »)[8].
Ătudes universitaires et sĂ©jour en Inde
En 1925, Eliade s'inscrivit Ă la facultĂ© de philosophie et lettres de lâuniversitĂ© de Bucarest. C'est alors qu'il subit l'influence de Nicolae C. Ionescu (mieux connu en Roumanie sous le nom de Nae Ionescu), alors professeur assistant de logique et mathĂ©matique, Ă©galement journaliste, et dont il deviendra le disciple et lâami[3] - [7] - [18]. L'engagement de ce confrĂšre Ă l'extrĂȘme-droite et le sien furent critiquĂ©s et ont terni la rĂ©putation d'Eliade[5] - [19]. Ce dernier se sentait tout spĂ©cialement attirĂ© par les idĂ©es radicales dâIonescu et par son intĂ©rĂȘt pour la religion, qui reprĂ©sentaient une rupture avec la tradition rationaliste incarnĂ©e par les aĂźnĂ©s de lâuniversitĂ© tels que Constantin RÄdulescu-Motru, Dimitrie Gusti et Tudor Vianu, lesquels Ă©taient tous redevables, quoiquâĂ des degrĂ©s variĂ©s, Ă la dĂ©funte sociĂ©tĂ© littĂ©raire Junimea[3]. En 1927, il entreprit un voyage en Italie, oĂč il rencontra Papini[2] et collabora avec lâuniversitaire Giuseppe Tucci. En 1928, il fit la connaissance, Ă l'universitĂ© de Bucarest, dâĂmile Cioran, lui aussi liĂ© Ă la Garde de fer[19], et dâEugĂšne Ionesco, prĂ©lude Ă une longue amitiĂ© qui se poursuivra en France.
Il consacra son mĂ©moire de maĂźtrise Ă la Renaissance italienne et, en particulier, aux philosophes Marsile Ficin, Giordano Bruno et Tommaso Campanella, et obtint son diplĂŽme en 1928. L'humanisme de la Renaissance est demeurĂ© une influence majeure dans les travaux dâEliade[5] - [2].
Eliade dĂ©couvrit l'Ćuvre de RenĂ© GuĂ©non dans les annĂ©es 1920 : les nombreux articles de GuĂ©non sur le symbolisme eurent sur lui un impact majeur[20] - [21] - [22]. Il dĂ©clara en 1932 que GuĂ©non Ă©tait « l'homme le plus intelligent du XXe siĂšcle [23] ». Eliade approfondit lâĆuvre de GuĂ©non, en particulier l'Introduction gĂ©nĂ©rale Ă l'Ă©tude des doctrines hindoues et L'homme et son devenir selon le VĂȘdĂąnta, durant son sĂ©jour en Inde en 1929-1931[24]. AprĂšs-guerre, GuĂ©non se fĂ©licitera qu'Eliade reprenne la thĂšse de l'universalitĂ© de ces symboles qu'il dĂ©veloppera plus particuliĂšrement dans son TraitĂ© d'histoire des religions publiĂ© en 1949 et prĂ©facĂ© par Georges DumĂ©zil[25] - [26] - [27]. Ce traitĂ© est d'ailleurs structurĂ© autour de symboles fondamentaux dont la plupart proviennent de la lecture des articles de GuĂ©non[28]. Eliade cita trĂšs rarement GuĂ©non : mĂȘme s'il disait adhĂ©rer Ă ses idĂ©es en privĂ©, il dĂ©clara ne pas pouvoir l'exprimer ouvertement pour ne pas s'aliĂ©ner les milieux universitaires, hostiles Ă GuĂ©non aprĂšs guerre[27].
AprĂšs lâobtention de sa licence de philosophie, Ă lâĂąge de vingt et un ans, il sâembarqua Ă lâautomne 1928 pour lâInde, oĂč il sĂ©journera durant trois ans Ă Calcutta, dans le Bengale occidental, pour y prĂ©parer son doctorat Ă lâuniversitĂ© de Calcutta. Le mobile de ce voyage fut la dĂ©couverte que le Maharadjah de Cassimbazar finançait, au bĂ©nĂ©fice dâĂ©tudiants europĂ©ens, des voyages dâĂ©tudes en Inde. Ayant introduit une demande, Eliade se vit octroyer une allocation pour quatre ans, laquelle fut ensuite doublĂ©e par une bourse dâĂ©tudes roumaine[29]. Ce voyage fut pour lui une vĂ©ritable initiation qui marquera ses travaux ultĂ©rieurs. RentrĂ© en Roumanie en , il commença la rĂ©daction de sa thĂšse sur le yoga, laquelle deviendra le Yoga, immortalitĂ© et libertĂ©[30].
Ă Calcutta, il Ă©tudia le sanskrit et la philosophie sous la direction de Surendranath Dasgupta, ancien Ă©tudiant bengali de lâuniversitĂ© de Cambridge, professeur Ă lâuniversitĂ© de Calcutta, et auteur dâune History of Indian Philosophy en cinq tomes. Avant de mettre pied sur le sous-continent indien, Eliade visita briĂšvement lâĂgypte[2]. Une fois en Inde, il parcourut de vastes zones de la rĂ©gion, et fit un court sĂ©jour dans l'Ăąshram himalayen de Swami Shivananda[31]. Il acquit les bases de la philosophie indienne et, parallĂšlement, apprit le sanscrit, le pali et le bengali, toujours sous la tutelle du professeur Dasgupta[29]. Il eut Ă©galement lâoccasion de sâintĂ©resser aux actions de Mahatma Gandhi, quâil lui fut donnĂ© de rencontrer personnellement[32], et au Satyagraha en tant que phĂ©nomĂšne ; plus tard, Eliade adaptera les idĂ©es de Gandhi dans son discours sur la spiritualitĂ© et la Roumanie[32]. En 1930, ayant Ă©tĂ© accueilli dans le logis de Dasgupta, Eliade sâĂ©prit de sa fille, la poĂ©tesse et romanciĂšre Maitreyi Devi, et fera paraĂźtre plus tard un roman autobiographique Ă peine transposĂ©, intitulĂ© Maitreyi. La Nuit bengali, dans lequel il laisse entendre qu'il eut des rapports physiques avec elle[33].
En 1933, aprĂšs avoir soutenu une thĂšse sur la pratique du yoga, il obtint son titre de docteur en philosophie, puis, de 1933 Ă 1940, enseigna la philosophie indienne Ă lâuniversitĂ© de Bucarest[3] - [7] - [34] - [35], et en particulier, de 1936 Ă 1937, la mĂ©taphysique, en qualitĂ© de maĂźtre-assistant auprĂšs de Nae Ionescu[36]. Lâouvrage tirĂ© de sa thĂšse, qui fut traduit en français trois ans plus tard[29], eut une forte rĂ©percussion dans les milieux universitaires, Ă lâĂ©tranger autant quâen Roumanie[7]. Il insista par la suite que ce livre Ă©tait une premiĂšre Ă©tape vers une comprĂ©hension non seulement des pratiques religieuses indiennes, mais aussi de la spiritualitĂ© roumaine[37]. Dans la mĂȘme pĂ©riode, Eliade entama une correspondance avec le philosophe dâorigine ceylanaise Ananda Coomaraswamy[38]. ParallĂšlement, il poursuit une carriĂšre d'Ă©crivain, et son roman Maitreyi. La Nuit bengali (trad. française chez Gallimard, 1950) obtint un prix au printemps 1933[30].
De rĂ©centes recherches (par Alexandra Laignel-Lavastine et de Daniel Dubuisson[39] - [40]) montrent quâEliade cĂ©da aussi aux sirĂšnes Ă la mode dans sa jeunesse, en devenant l'un des chefs de file de la « Jeune GĂ©nĂ©ration roumaine » (un mouvement nationaliste) en 1927[40]. Ă cette Ă©poque, ses articles dans la revue Vremea et le quotidien CuvĂąntul contribuĂšrent Ă donner une assise philosophique au « Mouvement LĂ©gionnaire » (Garde de fer) de Codreanu[41]. On le voit alors ennemi des LumiĂšres, des francs-maçons, du bolchĂ©visme, et de la dĂ©mocratie parlementaire (instaurĂ©e en Roumanie en 1921), influences considĂ©rĂ©es comme « d'importation Ă©trangĂšre », et partisan de « lâinsurrection ethnique » de la majoritĂ© roumaine (globalement moins instruite) contre les minoritĂ©s locales et « lâinvasion juive[40] ».
En 1933, Mircea Eliade, qui vivait avec lâactrice Sorana Èopa, sâĂ©prit de Nina MareÈ, quâil finira par Ă©pouser[6] - [7] - [42]. Celle-ci, dont il avait fait la connaissance par lâintermĂ©diaire de son nouvel ami Mihail Sebastian, avait dĂ©jĂ une fille, Giza, dâun homme dont elle avait divorcĂ©[7]. Eliade dĂ©cida par la suite dâadopter Giza[43], aprĂšs quoi tous trois sâinstallĂšrent dans un appartement sis au no 141 du boulevard Dacia Ă Bucarest[7], dont Eliade sâabsentera pendant un temps en 1936 pour effectuer un voyage au Royaume-Uni et en Allemagne, lors duquel il visitera pour la premiĂšre fois Londres, Oxford et Berlin[2].
En 1937, il rencontra Julius Evola â admirateur de Codreanu, et alors en voyage en Roumanie â chez Nae Ionescu. Ce sera le dĂ©but d'une correspondance rĂ©guliĂšre entre les deux hommes[44].
Dans la revue Vremea (« Le Temps » en roumain) du , il publia des Ă©crits antimaçonniques, suggĂ©rant un rapprochement entre la « mentalitĂ© » des francs-maçons et celle des communistes russes, quâil jugeait « monovalente » et « abstraite ».
Criterion et CuvĂąntul
AprĂšs avoir fait publier plusieurs contributions, gĂ©nĂ©ralement polĂ©miques, dans des revues universitaires, Eliade vint Ă ĂȘtre remarquĂ© par le journaliste Pamfil Èeicaru, qui lâinvita Ă collaborer Ă la revue nationaliste CuvĂąntul, connue pour lâĂąpretĂ© de son ton[3], et qui Ă ce moment-lĂ accueillait aussi des articles de Nae Ionescu[3].
La rencontre initiale dâEliade, en tant que lâune des reprĂ©sentants de la sociĂ©tĂ© littĂ©raire Criterion (1933â1934), avec lâextrĂȘme droite traditionnelle fut polĂ©mique : les confĂ©rences du groupe furent envahies par des membres de la Ligue de dĂ©fense nationale-chrĂ©tienne dâA. C. Cuza, hostiles Ă ce quâils considĂ©raient comme du pacifisme et lançant des insultes antisĂ©mites Ă certains orateurs, parmi lesquels Mihail Sebastian[45] ; en 1933, ce dernier fut parmi les signataires dâun manifeste contre le racisme dâĂtat de lâAllemagne nazie[46].
En 1934, tandis que Sebastian Ă©tait publiquement insultĂ© par Nae Ionescu, et que celui-ci avait prĂ©facĂ© le livre De douÄ mii de ani... (« Il y a deux mille ans⊠») de celui-lĂ en y mĂȘlant des rĂ©flexions sur la « damnation Ă©ternelle » des Juifs, Mircea Eliade condamna cette attitude dâIonescu, et fit observer que ses rĂ©fĂ©rences Ă la devise Hors de lâĂglise point de salut Ă©tait en contradiction avec la notion de Dieu tout-puissant[47] - [48]. En revanche, il argua que le texte dâIonescu ne prouvait pas son antisĂ©mitisme[49].
En 1936, quand il commenta lâhistoire primitive du royaume de Roumanie et de sa communautĂ© juive, il dĂ©plora lâexpulsion des savants juifs du sol roumain, songeant en particulier Ă Moses Gaster, Heimann Hariton Tiktin et LazÄr ĆÄineanu[50]. Mais Ă cette Ă©poque, lâattention dâEliade s'Ă©tait surtout focalisĂ©e sur lâidĂ©e de renouveau civilisationnel, ainsi quâen atteste cette rĂ©plique quâil donna Ă lâĂ©tĂ© 1933 Ă une critique antimoderniste Ă©crite par George CÄlinescu :
« Tout ce que jâappelle de mes vĆux est un changement profond, une transformation complĂšte. Mais, pour lâamour de Dieu, dans nâimporte quelle direction autre que la spiritualitĂ©[51]. »
Lui et ses amis Emil Cioran et Constantin Noica se trouvaient alors sous lâinfluence du TrÄirism, Ă©cole de pensĂ©e constituĂ©e autour des idĂ©aux exprimĂ©s par Ionescu. Tout en Ă©tant une forme dâexistentialisme, le TrÄirism Ă©tait aussi une synthĂšse de croyances, tant traditionnelles que nouvelles, dâextrĂȘme droite[52]. TĂŽt dĂ©jĂ , une polĂ©mique publique avait Ă©clatĂ© entre Eliade et Camil Petrescu : les deux adversaires cependant finirent par se rĂ©concilier et devinrent plus tard de bons amis[43].
Tout comme Mihail Sebastian, qui commençait lui aussi Ă ĂȘtre sous lâinfluence dâIonescu, Eliade gardait des contacts avec des intellectuels de tout lâĂ©ventail politique : Ă leur entourage appartenaient ainsi les personnalitĂ©s de droite Dan Botta et Mircea VulcÄnescu, les apolitiques Camil Petrescu et Ionel Jianu, et encore Belu Zilber, qui Ă©tait membre du Parti communiste roumain illĂ©gal[53]. Le groupe comprenait aussi Haig Acterian, Mihail Polihroniade, Petru Comarnescu, Marietta Sadova et Floria Capsali[47]. Eliade Ă©tait proche Ă©galement de Marcel Avramescu, anciennement Ă©crivain surrĂ©aliste, quâil initia Ă lâĆuvre de RenĂ© GuĂ©non[54]. Avramescu, docteur en sciences kabbalistiques et futur clĂ©rical orthodoxe roumain, se joignit Ă Eliade pour Ă©diter lâĂ©phĂ©mĂšre magazine Ă©sotĂ©rique Memra (le seul en son genre en Roumanie)[55].
Parmi les jeunes intellectuels qui assistaient Ă ses cours figuraient Mihail Èora, son Ă©tudiant prĂ©fĂ©rĂ©, Eugen Schileru et Miron Constantinescu, qui se feront plus tard un nom en tant que, respectivement, philosophe, critique dâart, et sociologue et personnalitĂ© politique du futur rĂ©gime communiste[43]. Mariana Klein, qui deviendra lâĂ©pouse de Èora, Ă©tait aussi lâune des Ă©tudiantes dâEliade et sera plus tard lâauteur dâouvrages sur son activitĂ© universitaire[43].
UltĂ©rieurement, Eliade racontera quâil avait lui-mĂȘme enrĂŽlĂ© Belu Zilber comme contributeur Ă CuvĂąntul, dans le but de permettre Ă celui-ci de resituer les sujets traitĂ©s par le journal dans une perspective marxiste[53]. Leurs rapports cependant sâaigrirent en 1935, aprĂšs que Zilber eut publiquement accusĂ© Eliade de remplir lâoffice dâagent de la police secrĂšte, la SiguranÈa Statului ; Ă cette assertion, Sebastian rĂ©torqua en affirmant que Zilber Ă©tait lui-mĂȘme un agent secret, Ă la suite de quoi ce dernier se rĂ©tracta[53].
Engagement politique dans les années 1930
Les articles rĂ©digĂ©s par Eliade avant et aprĂšs son adhĂ©sion aux principes de la Garde de fer (ou du Mouvement lĂ©gionnaire, appellation alors plus usuelle), et dont le premier en date est Itinerar spiritual (« ItinĂ©raire spirituel », paru en plusieurs livraisons dans CuvĂąntul en 1927), sont axĂ©s autour des diffĂ©rents idĂ©aux politiques prĂŽnĂ©s par lâextrĂȘme droite. Ils dĂ©notent son rejet du libĂ©ralisme et des objectifs de modernisation de la RĂ©volution roumaine de 1848 (perçus comme une « apologie abstraite de lâhumanitĂ© »[56] et comme une « imitation simiesque de lâEurope occidentale »)[57], de mĂȘme que de la dĂ©mocratie elle-mĂȘme (quâil accusait dâ« avoir pour effet dâĂ©craser toute tentative de renaissance nationale »[58]), et chantent les louanges de lâItalie fasciste de Benito Mussolini au motif quâen Italie, selon Eliade, « celui qui pense par lui-mĂȘme est promu aux plus hautes fonctions dans le plus bref dĂ©lai »[58]. Il sây dĂ©clare partisan dâun Ătat nationaliste ethnique sâappuyant sur lâĂglise orthodoxe (en 1927 en effet, en dĂ©pit de son intĂ©rĂȘt toujours vif pour la thĂ©osophie, il conseilla « le retour Ă lâĂglise » aux jeunes intellectuels)[59], point de vue quâil opposa au nationalisme laĂŻc de Constantin RÄdulescu-Motru, entre autres[60] ; dĂ©signant son idĂ©al national spĂ©cifique par le terme de roumanianisme, Eliade voyait cet idĂ©al, en 1934 encore, comme nâĂ©tant « ni du fascisme, ni du chauvinisme »[61].
Eliade se montrait en particulier insatisfait du taux de chĂŽmage sĂ©vissant chez les intellectuels, dont les carriĂšres dans les institutions subventionnĂ©es par lâĂtat avaient Ă©tĂ© rendues prĂ©caires par suite de la Grande DĂ©pression[62].
En 1936, Eliade devint la cible dâune campagne hostile dans la presse dâextrĂȘme droite pour sâĂȘtre rendu coupable de « pornographie » dans ses romans DomniÈoara Christina et Isabel Èi apele diavolului, tandis que des accusations similaires Ă©tait lancĂ©es contre dâautres personnalitĂ©s du monde de la culture, telles que Tudor Arghezi et Geo Bogza[63]. Aussi les Ă©valuations contemporaines de lâĆuvre dâEliade apparaissent-elles fort contrastĂ©es, quand on songe que cette mĂȘme annĂ©e 1936, Eliade se vit dĂ©cerner un prix par la SociĂ©tĂ© des Ă©crivains roumains, dont il Ă©tait membre depuis 1934[64]. Ă lâĂ©tĂ© 1937, par lâeffet dâune dĂ©cision officielle consĂ©cutive aux accusations susmentionnĂ©es, et malgrĂ© les protestations dâĂ©tudiants, il fut suspendu de ses fonctions Ă lâuniversitĂ©[65]. Eliade cependant dĂ©cida de poursuivre en justice le ministĂšre de lâInstruction publique, requĂ©rant des dommages et intĂ©rĂȘts symboliques de 1 leu[66] ; ayant gagnĂ© son procĂšs, il put rĂ©intĂ©grer son poste dâassistant auprĂšs de Ionescu[66].
Ce nonobstant, il apporta en 1937 ouvertement sa caution intellectuelle Ă la Garde de fer, quâil dit considĂ©rer comme « une rĂ©volution chrĂ©tienne visant Ă crĂ©er une nouvelle Roumanie »[67] et comme un groupe capable « de rĂ©concilier la Roumanie avec Dieu »[67]. Les articles de sa main qui parurent Ă cette Ă©poque dans des publications de la Garde de fer telles que SfarmÄ PiatrÄ et Buna Vestire, renferment de longs Ă©loges aux dirigeants du mouvement, notamment Corneliu Zelea Codreanu, Ion MoÈa, Vasile Marin et Gheorghe Cantacuzino-GrÄnicerul[68] - [69]. La trajectoire ainsi suivie par Eliade coĂŻncidait en fait avec celle de ses proches collaborateurs et dâune grande partie des intellectuels de sa gĂ©nĂ©ration, avec les notables exceptions de Petru Comarnescu, du sociologue Henri H. Stahl, du futur auteur dramatique EugĂšne Ionesco et de Mihail Sebastian[70].
Il finit par adhĂ©rer au parti Totul pentru ÈarÄ (litt. Tout pour le pays), bras politique de la Garde de fer[3] - [71], et appuya la campagne Ă©lectorale de celui-ci en vue des Ă©lections gĂ©nĂ©rales de 1937 dans le judeÈ de Prahova, ainsi quâen atteste le fait que son nom figure sur une liste, publiĂ©e dans Buna Vestire, recensant les membres du parti investis de responsabilitĂ©s Ă lâĂ©chelon du judeÈ[71].
Emprisonnement et carriĂšre diplomatique
Ses agissements au sein de la Garde de fer lui valurent d'ĂȘtre arrĂȘtĂ© le et briĂšvement incarcĂ©rĂ©[40], dans le cadre dâun ensemble de mesures rĂ©pressives contre la Garde de fer dĂ©cidĂ©es avec lâaccord du roi Carol II. Au moment de son arrestation, il venait dâinterrompre dans la revue Vremea sa chronique sur Provincia Èi legionarismul (« la Province et lâIdĂ©ologie lĂ©gionnaire »), et avait Ă©tĂ© identifiĂ© par le premier ministre Armand CÄlinescu comme propagandiste de la Garde de fer[72].
Eliade fut retenu pendant trois semaines dans une cellule au siĂšge de la SiguranÈa Statului, pour lâamener Ă signer une « dĂ©claration de dissociation » dâavec la Garde de fer, mais Eliade sây refusa[73]. Dans la premiĂšre semaine dâaoĂ»t, il fut transfĂ©rĂ© vers un camp de fortune Ă Miercurea-Ciuc. Lorsquâil se mit Ă expectorer du sang en , il fut admis dans un hĂŽpital Ă Moroeni[73]. Ensuite, le , il fut simplement remis en libertĂ© et travailla alors Ă Ă©crire sa piĂšce de thĂ©Ăątre Iphigenia (Ă©galement orthographiĂ© Ifigenia)[47].
En , aprĂšs que la Garde de fer fut arrivĂ©e au pouvoir en mĂȘme temps que fut instaurĂ©e la dictature militaire de Ion Antonescu (lâĂtat national lĂ©gionnaire, Statul NaÈional Legionar)[41], Eliade est nommĂ©, grĂące au concours dâAlexandru Rosetti, attachĂ© culturel du rĂ©gime auprĂšs de la lĂ©gation de Roumanie Ă Londres, poste auquel il sera mis fin bientĂŽt Ă la suite de la rupture des relations diplomatiques entre la Roumanie et la Grande-Bretagne[73]. Son sĂ©jour Ă Londres avait cependant durĂ© assez de temps pour permettre aux services secrets britanniques de le cataloguer comme « le plus nazi » des membres de la lĂ©gation roumaine[40].
AprĂšs avoir quittĂ© la capitale britannique, il remplit la fonction de Conseiller et de Responsable de presse (ultĂ©rieurement dâAttachĂ© culturel)[42] - [74] - [75] - [76] Ă lâambassade de Roumanie au Portugal Ă Lisbonne, de jusquâĂ la fin de la Seconde Guerre mondiale, dâabord comme diplomate au service de lâĂtat national lĂ©gionnaire, puis enfin au service du rĂ©gime dâIon Antonescu. Sa fonction consistait Ă diffuser de la propagande en faveur de lâĂtat roumain[42].
En , plusieurs semaines aprĂšs que la sanglante rĂ©bellion lĂ©gionnaire eut Ă©tĂ© Ă©crasĂ©e par Antonescu, Iphigenia fut montĂ©e au ThĂ©Ăątre national de Bucarest ; cependant, la piĂšce fut bientĂŽt soupçonnĂ©e dâavoir Ă©tĂ© inspirĂ©e par lâidĂ©ologie de la Garde de fer, voire dâavoir Ă©tĂ© inscrite au programme du thĂ©Ăątre comme tentative de subversion lĂ©gionnaire[47].
En 1942, il rĂ©digea un livre Ă la gloire de « l'Ătat chrĂ©tien et totalitaire » de Salazar (Salazar Èi revoluÈia Ăźn Portugalia, 1942)[41] - [76] - [77] - [78], oĂč il affirme que « lâĂtat salazarien, qui est un Ătat chrĂ©tien et totalitaire, est fondĂ© dâabord et au premier chef sur lâAmour » [77]. Le de la mĂȘme annĂ©e, il fut reçu par Salazar lui-mĂȘme, qui le chargea de transmettre Ă Antonescu son conseil de retirer lâarmĂ©e roumaine du front de lâest (« [Ă sa place], je ne la laisserais pas sâenliser en Russie ») [79]. Eliade indiqua que ces contacts avec un chef dâĂtat dâun pays neutre lâavaient placĂ© dans le collimateur de la Gestapo, mais quâil rĂ©ussit nĂ©anmoins Ă communiquer lâavertissement de Salazar Ă Mihai Antonescu, le ministre des Affaires Ă©trangĂšres de Roumanie[32] - [79].
Ă lâautomne 1943, il se rendit dans la France occupĂ©e, oĂč il rejoignit Emil Cioran, et oĂč il rencontra Ă©galement lâuniversitaire Georges DumĂ©zil et lâĂ©crivain collaborateur Paul Morand[42]. Dans le mĂȘme temps, il se porta candidat pour un poste de chargĂ© de cours Ă lâuniversitĂ© de Bucarest, puis se retira de la compĂ©tition, laissant Constantin Noica et Ion Zamfirescu concourir seuls au poste, devant un comitĂ© dâĂ©valuation composĂ© entre autres de Lucian Blaga et de Dimitrie Gusti (le choix qui, Ă lâencontre de la recommandation de Blaga, se porta finalement sur Zamfirescu, sera sujet Ă controverse)[80]. Dans ses notes personnelles, Eliade Ă©crivit quâil avait cessĂ© de sâintĂ©resser Ă cette fonction, car ses visites Ă lâĂ©tranger lui avaient fait comprendre quâil avait « quelque chose de grand Ă dire », et quâil ne pouvait fonctionner au-dedans « dâune culture mineure »[42]. Toujours pendant la guerre, Eliade fit un voyage Ă Berlin, oĂč il eut une entrevue avec le controversĂ© thĂ©oricien politique Carl Schmitt[7] - [42], et visita frĂ©quemment lâEspagne de Franco, oĂč il assista notamment au congrĂšs scientifique lusitano-espagnol tenu Ă Cordoue en 1944[42] - [81] - [82]. Câest dâailleurs Ă Lisbonne et lors de ses voyages en Espagne quâEliade fit la rencontre des philosophes JosĂ© Ortega y Gasset et Eugenio d'Ors, gardant par la suite avec ce dernier des liens dâamitiĂ© et le contactant encore Ă plusieurs reprises aprĂšs la guerre[81].
Son Ă©pouse Nina Eliade tomba malade dâun cancer de lâutĂ©rus et mourut durant leur sĂ©jour Ă Lisbonne fin 1944. Ainsi que le veuf le notera plus tard, la maladie fut sans doute provoquĂ©e par une opĂ©ration dâavortement quâelle avait subie au dĂ©but de leur vie en couple[42]. Il succomba alors Ă des crises de dĂ©pression, qui sâexacerbĂšrent quand la Roumanie et les alliĂ©s de lâAxe subirent de lourdes dĂ©faites sur le front de lâest[42] - [82]. Sâil envisagea de retourner en Roumanie comme soldat ou comme moine[42], il restait dans le mĂȘme temps continuellement en quĂȘte dâantidĂ©presseurs efficaces, et sans cesser de se soigner lui-mĂȘme Ă lâaide dâextraits de passiflore, et, pour finir, de mĂ©thamphĂ©tamine[82]. Vraisemblablement ne sâagissait-il pas lĂ de sa premiĂšre expĂ©rience avec la drogue : de certaines mentions dans ses carnets, au demeurant assez vagues, il a pu ĂȘtre infĂ©rĂ© que Mircea Eliade consomma de lâopium lors de son voyage pour Calcutta[82]. Plus tard, commentant lâĆuvre dâAldous Huxley, Eliade Ă©crivit que la mescaline dont lâauteur britannique avait fait usage comme source dâinspiration avait quelque chose de commun avec sa propre expĂ©rience, pour laquelle il indiqua 1945 comme date de rĂ©fĂ©rence, ajoutant quâil Ă©tait « superflu dâexpliquer pourquoi »[82].
Les annĂ©es dâaprĂšs-guerre
DĂšs quâapparurent des signes permettant dâaugurer que le rĂ©gime communiste avait pris pied durablement en Roumanie, Eliade choisit de ne pas retourner dans le pays. Le , il sâinstalla Ă Paris avec sa fille adoptive Giza, et Georges DumĂ©zil lâinvita Ă la Ve section de lâĂcole pratique des hautes Ă©tudes[43] - [2] - [42] pour y prĂ©senter les premiers chapitres de ce qui deviendra plus tard son TraitĂ© dâhistoire des religions[30] - [7].
La mĂȘme annĂ©e, il rĂ©dige en effet, en roumain dâabord, les ProlĂ©gomĂšnes Ă lâhistoire des religions, qui paraĂźtront par la suite en français sous le titre de TraitĂ© dâhistoire des religions (1949) avec une prĂ©face de DumĂ©zil[17]. En 1949, il se fit particuliĂšrement connaĂźtre du public français avec la parution chez Gallimard de son essai sur le Mythe de l'Ă©ternel retour. En 1956, il fit paraĂźtre son ouvrage le plus cĂ©lĂšbre, le SacrĂ© et le Profane (Gallimard, 1956). Certains ont indiquĂ© quâil nâĂ©tait pas inhabituel pour lui Ă cette Ă©poque de travailler jusquâĂ 15 heures par jour[35]. Eliade convola en secondes noces avec lâexilĂ©e roumaine Christinel Cotescu[7] - [83], qui Ă©tait descendante de boyards et la belle-sĆur du chef dâorchestre Ionel Perlea[83].
Ă partir de cette pĂ©riode, Eliade et son Ă©pouse Christinel Cottesco voyagĂšrent en Europe et aux Ătats-Unis, poursuivant leurs recherches, tout en Ă©tant sollicitĂ©s de part et d'autre pour des confĂ©rences et des colloques.
Avec Emil Cioran et dâautres expatriĂ©s roumains, Eliade se rallia Ă lâancien diplomate Alexandru Busuioceanu et lâaida Ă diffuser des opinions anti-communistes auprĂšs du public ouest-europĂ©en[84]. Il sâimpliqua Ă©galement, pour une brĂšve pĂ©riode, dans la parution dâune revue en langue roumaine, intitulĂ©e LuceafÄrul (« lâĂtoile du matin »)[84] et reprit contact avec Mihail Èora, qui sâĂ©tait vu octroyer une bourse pour Ă©tudier en France, et avec la femme de celui-ci, Mariana[43]. En 1947, en butte Ă des difficultĂ©s matĂ©rielles, il trouva, par lâentremise dâAnanda Coomaraswamy, un emploi de professeur de français aux Ătats-Unis, dans une Ă©cole de lâArizona ; cet arrangement toutefois prit fin Ă la mort de Coomaraswamy en septembre[38].
Ă partir de 1948, il Ă©crivit pour la revue Critique, crĂ©Ă©e et Ă©ditĂ©e par Georges Bataille[2]. LâannĂ©e suivante, il partit visiter lâItalie, oĂč il rĂ©digea les 300 premiĂšres pages de son roman ForĂȘt interdite, et quâil visitera une troisiĂšme fois en 1952[2]. Durant ces mĂȘmes annĂ©es, il frĂ©quentait rĂ©guliĂšrement, Ă partir de 1950, aprĂšs avoir Ă©tĂ© recommandĂ© par Henry Corbin en 1949[38], les rencontres dâEranos (fondĂ©es par Carl Gustav Jung) Ă Ascona en Suisse, oĂč il put rencontrer, outre Jung, Olga Fröbe-Kapteyn, Gershom Scholem et Paul Radin[85] - [17], et quâil dĂ©crira comme « lâune des expĂ©riences culturelles les plus crĂ©atives du monde occidental moderne »[86]. Il collabora par ailleurs au magazine Antaios Ă©ditĂ© par Ernst JĂŒnger[35].
CarriĂšre aux Ătats-Unis
En , il dĂ©mĂ©nagea pour les Ătats-Unis, et sâinstalla lâannĂ©e suivante Ă Chicago[2] - [7], ayant en effet Ă©tĂ© invitĂ© par Joachim Wach Ă prononcer une sĂ©rie de confĂ©rences dans lâinstitution Ă laquelle celui-ci appartenait, lâuniversitĂ© de Chicago[38]. Il est gĂ©nĂ©ralement admis quâEliade et Wach ont Ă©tĂ© les fondateurs de lâĂ©cole de Chicago, laquelle jeta les fondements de ce qui deviendra lâĂ©tude des religions dans la deuxiĂšme moitiĂ© du XXe siĂšcle[87]. Ă la suite de la mort de Wach, survenue en 1955 avant que lesdites confĂ©rences eussent Ă©tĂ© prononcĂ©es, Eliade fut nommĂ© son remplaçant, et prit en 1964 le titre de Sewell Avery Distinguished Service Professor of the History of Religions[2]. Ă partir de 1954, aprĂšs la parution de la premiĂšre Ă©dition de son ouvrage sur lâĂ©ternel retour, Eliade connut aussi le succĂšs commercial : le livre eut plusieurs rĂ©Ă©ditions, sous des titres diffĂ©rents, et se vendit Ă plus de 100 000 exemplaires[88].
Devenu membre de lâAcadĂ©mie amĂ©ricaine des arts et des sciences en 1966[2], Mircea Eliade fut Ă©galement appelĂ© Ă diriger lâEncyclopedia of Religion, qui paraissait aux Ă©ditions Macmillan, et enseigna en 1968 lâhistoire religieuse Ă lâuniversitĂ© de Californie Ă Santa Barbara[89]. Câest aussi durant cette mĂȘme pĂ©riode que Mircea Eliade acheva de rĂ©diger sa volumineuse et influente History of Religious Ideas (trad. française sous le titre Histoire des croyances et des idĂ©es religieuses, 1976), oĂč il prĂ©sente un aperçu de ses principales thĂšses originales sur lâhistoire des religions[7]. Ă quelques occasions, il voyagea hors des Ătats-Unis, notamment afin dâassister au congrĂšs sur lâhistoire des religions Ă Marbourg en 1960, et pour visiter la SuĂšde et la NorvĂšge en 1970[2].
Au dĂ©but, Eliade fut violemment attaquĂ© par la presse du Parti communiste roumain, principalement par RomĂąnia LiberÄ, qui le qualifia dâ« idĂ©ologue des gardes de Fer, ennemi de la classe ouvriĂšre, apologue de la dictature de Salazar »[90]. Cependant, dans le mĂȘme temps, le rĂ©gime entreprit des dĂ©marches secrĂštes pour sâassurer son soutien ainsi que celui de Cioran ; la metteuse en scĂšne de thĂ©Ăątre Marietta Sadova, veuve du metteur en scĂšne fasciste Haig Acterian, fut envoyĂ©e Ă Paris avec mission de rĂ©tablir le contact avec les deux hommes[91]. Bien que ces rencontres eussent Ă©tĂ© organisĂ©es par les autoritĂ©s roumaines, elles allaient par la suite ĂȘtre exploitĂ©es comme preuves contre elle lors du procĂšs qui lui sera intentĂ© en pour trahison (et oĂč Constantin Noica et Dinu Pillat allaient ĂȘtre ses principaux dĂ©fenseurs)[91]. La police secrĂšte roumaine, la Securitate, dĂ©crivit Eliade comme un espion au service du Secret Intelligence Service britannique et un ancien agent de la Gestapo[92].
Ensuite cependant, sous la prĂ©sidence de Gheorghe Gheorghiu-Dej au dĂ©but des annĂ©es 1960, il bĂ©nĂ©ficia dâune lente rĂ©habilitation dans son pays dâorigine[93]. Au cours de la dĂ©cennie 1970, Eliade fut approchĂ© de diverses façons par le rĂ©gime de Nicolae CeauÈescu, afin de lâamener Ă retourner en Roumanie[7]. Cette nouvelle dĂ©marche Ă©tait motivĂ©e par la nouvelle ligne nationaliste officielle et par lâaspiration de la Roumanie Ă lâindĂ©pendance vis-Ă -vis du bloc de l'Est, ces deux phĂ©nomĂšnes portant le gouvernement roumain Ă voir dans le prestige dâEliade un atout politique. Lâentretien que Mircea Eliade accorda au poĂšte Adrian PÄunescu, durant la visite de celui-ci Ă Chicago en 1970, constitua un Ă©vĂ©nement sans prĂ©cĂ©dent ; Eliade complimenta PÄunescu Ă la fois pour son militantisme et pour son adhĂ©sion aux dogmes officiels, et dĂ©clara estimer que
« la jeunesse dâEurope de lâEst est incontestablement supĂ©rieure Ă celle de lâEurope occidentale. [...] Je suis convaincu que dans dix ans la jeune gĂ©nĂ©ration rĂ©volutionnaire ne se comportera pas comme le fait aujourdâhui la minoritĂ© bruyante des contestataires occidentaux. [...] La jeunesse de lâEst a assistĂ© Ă lâabolition des institutions traditionnelles, a acceptĂ© cela [...] et nâest pas satisfaite des structures mises en place, mais cherche plutĂŽt Ă les amĂ©liorer[94]. »
La visite de PÄunescu's Ă Chicago fut suivie par celle de lâĂ©crivain nationaliste officiel Eugen Barbu, puis par celle dâun ami dâEliade, Constantin Noica, qui venait dâĂȘtre libĂ©rĂ© de prison[69]. Eliade envisagea alors de retourner en Roumanie, mais ses compagnons intellectuels roumains en exil (parmi lesquels Virgil Ierunca, de Radio Free Europe, et Monica Lovinescu) surent finalement le persuader de repousser les avances communistes[69]. En 1977, se joignant Ă dâautres intellectuels roumains exilĂ©s, il signa un tĂ©lĂ©gramme de protestation contre les mesures de rĂ©pression nouvellement prises par le rĂ©gime de CeauÈescu[3]. En 2007, lâanthropologue roumain Andrei OiÈteanu relata comment, vers 1984, la Securitate fit â en vain â pression sur lui pour quâil devĂźnt un agent dâinfluence au sein mĂȘme du cercle de Chicago qui s'Ă©tait constituĂ© autour dâEliade[95].
Dans la derniĂšre partie de sa vie, le passĂ© fasciste dâEliade fut peu Ă peu dĂ©voilĂ© publiquement, provoquant chez lui une tension nerveuse qui contribua sans doute Ă la dĂ©tĂ©rioration de son Ă©tat de santĂ©[3]. Ă partir de la mĂȘme Ă©poque, sa carriĂšre dâĂ©crivain se trouva entravĂ©e par une grave arthrite[43]. Le prix Bordin de lâAcadĂ©mie française en 1977, et le titre de docteur honoris causa dĂ©cernĂ© par lâuniversitĂ© de Washington en 1985, seront les derniers honneurs acadĂ©miques qui lui seront confĂ©rĂ©s[2].
Mircea Eliade sâĂ©teignit Ă lâhĂŽpital Bernard Mitchell de Chicago en . Huit jours auparavant, il avait Ă©tĂ© victime dâune apoplexie alors quâil lisait les Exercices dâadmiration dâEmil Cioran, et perdit ensuite sa facultĂ© de parole[9]. Quatre mois plus tĂŽt, un incendie avait partiellement dĂ©truit son bureau Ă lâĂ©cole de thĂ©ologie Meadville Lombard, Ă©vĂ©nement quâil avait interprĂ©tĂ© comme un prĂ©sage[3] - [9]. Son disciple roumain Ioan Petru Culianu, lorsquâil Ă©voqua la rĂ©action de la communautĂ© scientifique Ă la nouvelle de cette mort, dĂ©crivit le dĂ©cĂšs dâEliade comme « un mahaparanirvana », le comparant ainsi au passage de Gautama Buddha[9]. Son corps fut incinĂ©rĂ© Ă Chicago, et les obsĂšques furent cĂ©lĂ©brĂ©es sur le site de lâUniversitĂ©, dans la chapelle Rockefeller[2] - [9]. La cĂ©rĂ©monie, Ă laquelle assistĂšrent quelque 1 200 personnes, comporta la lecture publique du texte dâEliade dans lequel il Ă©voque lâĂ©piphanie de son enfance, lecture publique effectuĂ©e par le romancier Saul Bellow, son collĂšgue Ă lâuniversitĂ©[9]. Sa tombe se trouve dans le cimetiĂšre de Oak Woods, dans le quartier de Greater Grand Crossing Ă Chicago[96].
Théories et histoire des religions
Persistance de la pensée mythique dans les sociétés modernes
En 1953 Eliade publia « Les mythes du monde moderne[97] », un essai trĂšs remarquĂ© qui expliquait que la lecture quotidienne de lâhomme du XXe siĂšcle prolonge les activitĂ©s mythologiques de lâĂšre des religions dĂ©istes. Il note aussi que les grandes idĂ©ologies (nazisme, communisme...) de notre temps sont des crĂ©ations mythologiques. Mais ces idĂ©es n'ont pas Ă©tĂ© poursuivies, ni par Eliade, ni par l'histoire des religions. (Elles l'ont Ă©tĂ©, par contre, par toute la branche de la psychologie archĂ©typique dont James Hillman est le promoteur[98]). Dans les premiers volumes de son « Histoire des croyances et des idĂ©es religieuses », on promet une suite comportant lâanalyse des « thĂ©ologies athĂ©istes (sic) contemporaines », mais un deuxiĂšme volume parut, puis un troisiĂšme sans parvenir aux temps prĂ©sents. Eliade ne dĂ©sirait probablement pas « transfĂ©rer » les idĂ©ologies dans le domaine religieux. Deux lectures sont possibles de l'essai : pour beaucoup de lecteurs, notamment de lâĂ©dition en anglais, Eliade prend ses distances avec tout ce qui est profane (« secular »). En traitant le communisme de mythe, il le diminue et le met devant ses propres contradictions. Les mythologies modernes seraient des fragments ou des survivances de la crĂ©ativitĂ© dâautrefois. Mais selon une autre lecture de l'essai, Eliade voulait, au contraire, souligner la continuitĂ© dans lâĂ©volution. En conclusion de l'essai il dit : « Il est indispensable de reconnaĂźtre qu'il nâexiste plus de solution de continuitĂ© entre le monde « primitif » ou « arriĂ©rĂ© » et l'Occident moderne. Il ne suffit plus, comme il suffisait il y a un demi-siĂšcle, de dĂ©couvrir et dâadmirer lâart nĂšgre ou ocĂ©anien ; il faut redĂ©couvrir les sources spirituelles de ces arts en nous-mĂȘmes, il faut prendre conscience de ce qui reste encore de « mythique » dans une existence moderne, et qui reste tel, justement parce que ce comportement est, lui aussi, consubstantiel Ă la condition humaine, en tant quâil exprime lâangoisse devant le Temps. »
La premiĂšre lecture focalise sur le marxisme anti-religieux comme lâ« adversaire » des religions. La deuxiĂšme considĂšre que beaucoup des pionniers du mouvement social français ont revendiquĂ© lâĂ©tiquette religieuse pour le mouvement[99] et cela jusquâĂ LĂ©on Blum en 1945 (Ă l'Ă©chelle humaine). Dans son essai, Eliade sâempare de lâidĂ©e de lâabsence de « solution de continuitĂ©[100] » dans lâhistoire des idĂ©es, mais ensuite il lâabandonne.
Nature générale de la religion
Parmi les travaux dâEliade sur lâhistoire des religions, les Ă©crits les plus remarquĂ©s sont ceux ayant trait Ă lâalchimie[101], au chamanisme, au yoga et surtout Ă ce quâil nomma lâĂ©ternel retour, câest-Ă -dire la croyance implicite, supposĂ©ment prĂ©sente dans la pensĂ©e religieuse en gĂ©nĂ©ral, que le comportement religieux nâest pas seulement une imitation dâĂ©vĂ©nements sacrĂ©s, mais aussi une participation Ă ceux-ci, et que donc il rĂ©instaure le temps mythique des origines. La pensĂ©e dâEliade fut en partie influencĂ©e par Rudolf Otto, Gerardus van der Leeuw, Nae Ionescu et par les Ă©crits de lâĂ©cole traditionaliste (RenĂ© GuĂ©non et Julius Evola)[54]. Par exemple, le SacrĂ© et le Profane dâEliade sâappuie en partie, notamment pour dĂ©montrer comment la religion Ă©merge de lâexpĂ©rience du sacrĂ©, sur le concept du numineux formulĂ© par Rudolf Otto, et sur les mythes du temps et de la nature.
Eliade sâattacha Ă dĂ©celer des parallĂ©lismes trans-culturels et des Ă©lĂ©ments dâunitĂ© dans les diffĂ©rentes religions, en particulier dans les mythes. Wendy Doniger, qui fut la collĂšgue dâEliade de 1978 Ă la mort de celui-ci, observa quâ« Eliade argua hardiment en faveur dâuniversaux, lĂ oĂč il aurait pu arguer avec moins de risque en faveur de modĂšles rĂ©currents Ă haute prĂ©valence »[102]. Son TraitĂ© dâhistoire des religions fut louĂ© par Georges DumĂ©zil pour sa cohĂ©rence et sa capacitĂ© Ă dĂ©gager la substance commune de mythologies diverses et distinctes[103].
Robert Ellwood a dĂ©crit comme suit la mĂ©thode mise en Ćuvre par Eliade pour aborder la religion. Eliade aborde la religion en adoptant le point de vue dâune personne idĂ©alement « religieuse », quâil dĂ©nomme, dans ses Ă©crits, homo religiosus. Ce que font fondamentalement les thĂ©ories dâEliade, câest de dĂ©crire comment ce homo religiosus envisagerait le monde[104]. Ceci nâimplique pas que tous les pratiquants religieux pensent et agissent en homo religiosus, mais signifierait plutĂŽt que le comportement religieux « Ă©nonce Ă travers son propre langage » que le monde est tel que le homo religiosus le verrait, peu importe que dans la vie rĂ©elle les participants au comportement religieux en soient conscients ou non[105]. Cependant, Ellwood remarque quâEliade « tend Ă glisser au-delĂ de cette derniĂšre qualification », en infĂ©rant que dans les faits les sociĂ©tĂ©s traditionnelles penseraient comme le homo religiosus[105].
Le sacré et le profane
Eliade postule que, de façon gĂ©nĂ©rale, la pensĂ©e religieuse repose sur une distinction nette entre sacrĂ© et profane[106]. Quâil adopte la forme dâun Dieu unique, dâune pluralitĂ© de Dieux, ou dâancĂȘtres mythiques, le sacrĂ© renferme en lui toute la « rĂ©alitĂ© », ou toute valeur, les autres choses nâacquĂ©rant de « rĂ©alitĂ© » que pour autant quâelles participent de ce sacrĂ©[107].
La maniĂšre eliadienne dâapprĂ©hender la religion est axĂ©e sur son concept dâhiĂ©rophanie (manifestation du sacrĂ©), concept qui inclut, mais sans sây limiter, le concept plus ancien et plus restrictif de thĂ©ophanie (manifestation dâun dieu)[108]. Du point de vue de la pensĂ©e religieuse, les hiĂ©rophanies confĂšrent, selon Eliade, structure et orientation au monde, en Ă©tablissant un ordre sacrĂ©. Lâespace « profane » de lâexpĂ©rience non religieuse ne se prĂȘte quâĂ une subdivision gĂ©omĂ©trique ; il ne fait aucune « diffĂ©renciation qualitative et, partant, aucune orientation [nâest] fournie en vertu de sa structure inhĂ©rente »[109]. Aussi lâespace profane nâoffre-t-il Ă lâhomme aucun modĂšle de comportement. Au rebours de lâespace profane, le lieu dâune hiĂ©rophanie possĂšde une structure sacrĂ©e Ă laquelle lâhomme religieux sâefforce de se conformer. Une hiĂ©rophanie Ă©quivaut Ă la « rĂ©vĂ©lation dâune rĂ©alitĂ© absolue, opposĂ©e Ă la non rĂ©alitĂ© de la vaste Ă©tendue environnante »[110]. En guise dâexemple dâespace sacrĂ©, rĂ©clamant de lâhomme une certaine rĂ©action, Eliade Ă©voque le rĂ©cit de MoĂŻse tombant en arrĂȘt devant la manifestation de Yahweh sous la forme dâun buisson ardent (Exode 3:5) et rĂ©agissant en ĂŽtant ses chaussures[111].
Mythes de lâorigine et temps sacrĂ©
Eliade note que dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles, le mythe incarne la vĂ©ritĂ© absolue concernant le temps primordial[112]. Dans les mythes, celui-ci correspond au temps oĂč le sacrĂ© apparut pour la premiĂšre fois et Ă©tablit la structure du monde ; les mythes prĂ©tendent dĂ©crire les Ă©vĂ©nements primordiaux qui ont fait que la sociĂ©tĂ© et le monde naturel sont tels quâils sont. Eliade estime que tous les mythes sont sous ce rapport des mythes de lâorigine : « le mythe est ainsi toujours le rĂ©cit dâune crĂ©ation »[113].
Nombre de sociĂ©tĂ©s traditionnelles croient que le pouvoir dâune chose rĂ©side dans son origine[114]. Si origine Ă©quivaut Ă pouvoir, alors « câest la premiĂšre manifestation dâune chose qui est significative et valable »[115] (la rĂ©alitĂ© et la valeur dâune chose ne sont fondĂ©es que dans leur premiĂšre apparition).
Selon la thĂ©orie dâEliade, seul le sacrĂ©, seule la premiĂšre apparition dâune chose ont de la valeur, et par voie de consĂ©quence, seule la premiĂšre apparition du sacrĂ© a de la valeur. Le mythe dĂ©crit la premiĂšre apparition du sacrĂ© ; câest pourquoi lâĂąge mythique est le temps sacrĂ©[112], le seul temps valable : « lâhomme primitif nâĂ©tait intĂ©ressĂ© que par les commencements [...], peu lui importait ce qui lui Ă©tait arrivĂ© Ă lui-mĂȘme, ou Ă dâautres semblables Ă lui, dans des temps plus ou moins Ă©loignĂ©s » [116]. Eliade postula que câest lĂ la raison de la « nostalgie des origines », qui apparaĂźt dans beaucoup de religions, et qui est le dĂ©sir de retourner au paradis primordial[116].
LâĂ©ternel retour et la « terreur de lâhistoire »
Eliade affirme que lâhomme traditionnel nâattache aucune valeur Ă la marche linĂ©aire des Ă©vĂ©nements historiques ; pour lui, seuls les Ă©vĂ©nements de lâĂąge mythique prĂ©sentent de la valeur. Pour donner de la valeur Ă sa propre vie, lâhomme traditionnel crĂ©e des mythes et accomplit des rites. Attendu que lâessence du sacrĂ© se situe seulement dans lâĂąge mythique et dans la premiĂšre apparition du sacrĂ©, toute apparition plus tardive Ă©quivaudra en fait Ă cette premiĂšre apparition ; en re-narrant et en rĂ©accomplissant les Ă©vĂ©nements mythiques, mythes et rites « rĂ©actualisent » ces Ă©vĂ©nements[117]. Eliade use volontiers du terme dâ« archĂ©types » pour dĂ©signer les modĂšles mythiques Ă©tablis par le sacrĂ©, cependant lâusage que fait Eliade de ce terme doit ĂȘtre distinguĂ© de lâusage quâen fait la psychologie de Jung[118].
Autrement dit, affirme Eliade, le comportement religieux non seulement remémore les événements sacrés, mais aussi en participe :
« En imitant les actes exemplaires dâun dieu ou dâun hĂ©ro mythique, ou simplement en relatant leurs aventures, lâhomme dâune sociĂ©tĂ© archaĂŻque se dĂ©tache dâun temps profane et rĂ©intĂšgre par magie le grand temps, le temps sacrĂ©[112]. »
Eliade nomma ce phĂ©nomĂšne « Ă©ternel retour » â qu'il importe de distinguer du concept philosophique dâĂ©ternel retour. Wendy Doniger estime que la thĂ©orie dâEliade de lâĂ©ternel retour « est devenue un truisme dans lâĂ©tude des religions »[119].
La notoire conception « cyclique » du temps prĂ©sente dans la pensĂ©e ancienne est attribuĂ©e par Eliade Ă la croyance dans lâĂ©ternel retour. Par exemple, les cĂ©rĂ©monies du Nouvel An chez les MĂ©sopotamiens, les anciens Ăgyptiens, et chez dâautres peuples proche-orientaux remettent en Ćuvre leurs mythes cosmogoniques. Ainsi, par la logique de lâĂ©ternel retour, chaque cĂ©rĂ©monie de nouvel an Ă©tait-il, aux yeux de ces peuples, le commencement du monde. DâaprĂšs Eliade, ces peuples ressentaient, Ă des intervalles rĂ©guliers, le besoin de revenir aux commencements, transformant le temps en un mouvement circulaire[120].
Selon Eliade, la soif de persister dans lâĂąge mythique a pour corollaire une « terreur de lâhistoire » : lâhomme traditionnel dĂ©sire se soustraire Ă l'enchaĂźnement linĂ©aire des Ă©vĂ©nements (quâil considĂšre, indique Eliade, comme dĂ©nuĂ© de toute valeur inhĂ©rente ou de sacralitĂ©). Eliade suggĂšre que lâabandon de la pensĂ©e mythique et la pleine acceptation du temps linĂ©aire, historique, avec sa « terreur », est lâune des raisons de lâanxiĂ©tĂ© de lâhomme moderne[121]. Les sociĂ©tĂ©s traditionnelles, se refusant Ă une entiĂšre reconnaissance du temps historique, rĂ©ussissent dans une certaine mesure Ă Ă©chapper Ă cette angoisse.
Coincidentia oppositorum
Eliade postule que de nombreux mythes, rites et expĂ©riences mystiques comportent une « union des contraires » ou « coincidentia oppositorum », et va jusquâĂ affirmer quâelle fait partie intĂ©grante du « schĂ©ma mythique »[122]. Beaucoup de mythes, Ă©crit Eliade, « se prĂ©sentent Ă nous sous une double rĂ©vĂ©lation » :
« Ils expriment dâune part une opposition diamĂ©trale de deux figures divines issues dâun seul et mĂȘme principe, et destinĂ©es, dans beaucoup de versions, Ă se rĂ©concilier dans quelque illud tempus eschatologique, et dâautre part, la coincidentia oppositorum dans la nature mĂȘme de la divinitĂ©, qui se prĂ©sente, tour Ă tour, voire simultanĂ©ment, comme bienveillante et terrible, crĂ©atrice et destructrice, solaire et serpentine, etc. (en dâautres mots, en acte et en puissance)[123]. »
Eliade relĂšve que « Yahweh est Ă la fois aimable et vengeur ; le dieu des mystiques et thĂ©ologiens chrĂ©tiens est terrible et aimable en mĂȘme temps » [124]. Il note que le mystique indien et chinois sâapplique Ă atteindre « un Ă©tat dâindiffĂ©rence et de neutralitĂ© parfaites » aboutissant Ă une union des contraires oĂč « le plaisir et la douleur, le dĂ©sir et la rĂ©pulsion, le froid et le chaud [...] sont effacĂ©s de sa conscience » [124].
Selon Eliade, lâattrait de la coincidentia oppositorum sâexplique par « la profonde insatisfaction de lâhomme face Ă sa situation rĂ©elle, ce que lâon appelle la condition humaine »[125]. Dans beaucoup de mythologies, la fin de lâĂąge mythique sâaccompagne dâune « chute », dâun « changement ontologique fondamental » dans la structure du monde[126]. Vu que la coincidentia oppositorum est un concept contradictoire, il reprĂ©sente une rĂ©cusation de la structure logique actuelle du monde, une inversion de la « chute ».
Aussi lâinsatisfaction de lâhomme traditionnel vis-Ă -vis de lâĂąge post-mythique sâexprime-t-il comme le sentiment dâĂȘtre « dĂ©chirĂ© et sĂ©parĂ© »[125]. Dans beaucoup de mythologies, lâĂąge mythique perdu Ă©tait un paradis, « un Ă©tat paradoxal dans lequel les contraires existent cĂŽte Ă cĂŽte sans conflit, et oĂč les multiplications forment autant dâaspects dâune unitĂ© mystĂ©rieuse »[126]. La coincidentia oppositorum, en ce qu'elle reprĂ©sente une rĂ©conciliation des contraires et lâunification de la diversitĂ©, est lâexpression du dĂ©sir de recouvrer lâunitĂ© perdue du paradis mythique :
« Au plan de la pensĂ©e prĂ©-systĂ©matique, le mystĂšre de la totalitĂ© englobe les efforts de lâhomme pour atteindre une perspective oĂč les contraires sont abolis, oĂč lâEsprit du Mal se rĂ©vĂšle comme un stimulant du Bien, et oĂč les DĂ©mons apparaissent comme la face nocturne des Dieux[126]. »
Exceptions à la nature générale des religions
Eliade reconnaĂźt que toutes les religions ne prĂ©sentent pas les attributs exposĂ©s dans sa thĂ©orie du temps sacrĂ© et de lâĂ©ternel retour. Les traditions zoroastrienne, juive, chrĂ©tienne et musulmane posent comme sacrĂ© ou susceptible de sanctification le temps linĂ©aire et historique, tandis que certaines traditions orientales rejettent dans une large mesure la notion de temps sacrĂ©, et cherchent Ă se soustraire aux cycles du temps.
Cependant, le fait que le judaĂŻsme et le christianisme font appel Ă des rites implique nĂ©cessairement, selon Eliade, quâils gardent un certain sens cyclique du temps :
« Par cela seul quâil Ă©tait une religion, le christianisme dut garder au moins un aspect mythique â le temps liturgique, câest-Ă -dire la redĂ©couverte pĂ©riodique de lâillud tempus des commencements [et] une imitation du Christ comme modĂšle exemplaire[127]. »
Toutefois, le judaĂŻsme et le christianisme ne voient pas le temps comme un cercle tournant sans fin sur lui-mĂȘme, ni ne considĂšrent un tel cycle comme dĂ©sirable, en tant que moyen dâavoir part au sacrĂ©. Ces religions au contraire incorporent le concept dâhistoire linĂ©aire progressant vers une Ăšre messianique ou vers le Jugement dernier, introduisant ainsi lâidĂ©e de « progrĂšs » (les humains doivent Ćuvrer pour le paradis futur)[128]. Cependant, la vision eliadienne de lâeschatologie judĂ©o-chrĂ©tienne peut aussi se comprendre comme Ă©tant cyclique en ceci que la « fin des temps » est un retour Ă Dieu : « La catastrophe finale mettra fin Ă lâHistoire, et donc restaurera lâhomme dans son Ă©ternitĂ© et sa bĂ©atitude »[129].
Le zoroastrisme, religion prĂ©-islamique de lâEmpire perse qui apporta une notable « contribution Ă la formation religieuse de lâOccident »[130], adhĂšre Ă©galement Ă un sens linĂ©aire du temps. DâaprĂšs Eliade, les HĂ©breux avaient un sens linĂ©aire du temps avant mĂȘme dâavoir Ă©tĂ© influencĂ©s par le zoroastrisme[130]. En fait, Eliade considĂšre la culture des HĂ©breux, et non celle des zoroastriens, comme la premiĂšre Ă vĂ©ritablement « valoriser » le temps historique, et la premiĂšre Ă voir tous les Ă©vĂ©nements historiques majeurs comme les Ă©pisodes successifs dâune rĂ©vĂ©lation divine continue[131]. Toutefois, raisonne Eliade, le judaĂŻsme Ă©labora sa mythologie du temps linĂ©aire en ajoutant des Ă©lĂ©ments empruntĂ©s au zoroastrisme â y compris le dualisme Ă©thique, la figure du sauveur, la rĂ©surrection future du corps, et lâidĂ©e du progrĂšs cosmique vers « le triomphe final du Bien »[130].
Les religions indiennes connaissent en gĂ©nĂ©ral une conception cyclique du temps, telle que p.ex. la doctrine hindoue du kalpa. Selon Eliade, la plupart des religions qui ont une vision cyclique du temps lâont Ă©galement incorporĂ©e dans leur doctrine : ils le voient comme une maniĂšre de retourner au temps sacrĂ©. Pourtant, dans le bouddhisme, le jaĂŻnisme et dâautres formes dâhindouisme, le sacrĂ© gĂźt en dehors du flux du monde matĂ©riel (appelĂ© maya, ou « illusion »), et lâon ne peut y accĂ©der quâen Ă©chappant aux cycles du temps[132]. Ătant donnĂ© que le sacrĂ© est en dehors du temps cyclique, lequel conditionne lâhomme, celui-ci ne pourra atteindre au sacrĂ© quâen se dĂ©robant Ă la condition humaine. Pour Eliade, les techniques du yoga visent Ă ce que lâhomme puisse sâĂ©chapper des limitations du corps, permettant Ă lâĂąme (Ăątman) de sâĂ©lever au-dessus du maya pour atteindre le sacrĂ© (nirvana, moksha). Lâimage de la « libĂ©ration », de la mort vis-Ă -vis de son propre corps, et de la re-naissance avec un corps nouveau, se rencontre frĂ©quemment dans les textes yogiques, et figure lâĂ©vasion hors de la servitude de la condition humaine temporelle[133]. Eliade traite en dĂ©tail de ces sujets dans Le Yoga. ImmortalitĂ© et libertĂ©.
Symbolisme du centre
Un thĂšme rĂ©current dans lâanalyse eliadienne du mythe est lâaxis mundi, le centre du monde. Selon Eliade, le centre cosmique est un corollaire nĂ©cessaire de la division de la rĂ©alitĂ© en un espace sacrĂ© et un espace profane. Lâespace sacrĂ© contient toute la valeur, et le monde nâacquiert de but et de sens quâau travers des hiĂ©rophanies :
« Dans lâexpansion homogĂšne et infinie, dans laquelle aucun point de rĂ©fĂ©rence nâest possible et oĂč donc aucune orientation nâest Ă©tablie, la hiĂ©rophanie rĂ©vĂšle un point fixe absolu, un centre[110]. »
Lâespace profane nâoffrant donc Ă lâhomme aucune orientation dans sa vie, il est nĂ©cessaire que le sacrĂ© se manifeste par une hiĂ©rophanie, lors de laquelle sera instaurĂ© un site sacrĂ© permettant Ă lâhomme de sâorienter. Le site dâune telle hiĂ©rophanie Ă©quivaut Ă un « point fixe, un centre »[110]. Ce centre abolit lâ« homogĂ©nĂ©itĂ© et la relativitĂ© de lâespace profane »[109], car il devient « lâaxe central de toute orientation future »[110].
La manifestation du sacrĂ© dans lâespace profane constitue, par dĂ©finition, un exemple d'une chose faisant irruption dans un plan dâexistence Ă partir dâun autre plan dâexistence. Câest pourquoi la hiĂ©rophanie initiale qui Ă©tablit le centre doit ĂȘtre un lieu oĂč existe un point de contact entre des plans diffĂ©rents, ce qui, raisonne Eliade, explique lâapparition frĂ©quente de cette image mythique oĂč sont convoquĂ©s lâArbre cosmique ou le Pilier reliant ciel, terre et sĂ©jour des morts[134].
Eliade relĂšve que lorsque des sociĂ©tĂ©s traditionnelles fondent un nouveau territoire, elles accomplissent souvent des rituels de consĂ©cration qui reproduisent la hiĂ©rophanie qui avait auparavant Ă©tabli le centre et fondĂ© le monde[135]. En outre, la conception des Ă©difices traditionnels, en particulier des temples, reproduit d'ordinaire lâimage mythique de lâaxis mundi, reliant entre eux les niveaux cosmiques diffĂ©rents. Par exemple, les ziggourats babyloniennes furent construits de sorte Ă ressembler Ă des montagnes cosmiques traversant les sphĂšres cĂ©lestes, et le rocher du temple de JĂ©rusalem Ă©tait supposĂ© pĂ©nĂ©trer profondĂ©ment dans le tehom, câest-Ă -dire dans les eaux primordiales[136].
En accord avec la logique de lâĂ©ternel retour, lâemplacement dâun tel centre symbolique sera de fait le centre du monde :
« Lâon pourrait dire, de façon gĂ©nĂ©rale, que la majoritĂ© des arbres sacrĂ©s et rituels que nous rencontrons dans lâhistoire des religions ne sont que des rĂ©pliques, copies imparfaites de cet archĂ©type exemplaire, lâarbre cosmique. Donc, tous ces arbres sacrĂ©s sont pensĂ©s comme Ă©tant au centre du monde, et tous les arbres et poteaux rituels [...] sont, en quelque sorte, magiquement projetĂ©s dans le centre du monde[137]. »
Dans lâinterprĂ©tation eliadienne, lâhomme religieux ressent apparemment le besoin de vivre non seulement prĂšs de, mais aussi, autant que possible, dans le centre mythique, Ă©tant donnĂ© que le centre est le point de communication avec le sacrĂ©[138].
Il sâensuit, selon Eliade, que les gĂ©ographies mythiques de nombre de sociĂ©tĂ©s traditionnelles partagent des configurations communes. Au milieu du monde connu se trouve le centre sacrĂ©, « un lieu sacrĂ© par-dessus tout »[139] ; ce centre sert de point dâancrage de lâordre Ă©tabli[109]. Autour du centre sacrĂ© sâĂ©tend le monde connu, le rĂšgne de lâordre Ă©tabli ; et, au-delĂ du monde connu, sâĂ©tend le rĂšgne chaotique et dangereux, « peuplĂ© de fantĂŽmes, de dĂ©mons, [et] dâ'Ă©trangers' (que lâon [identifie aux] dĂ©mons et aux Ăąmes des morts) »[140]. DâaprĂšs Eliade, les sociĂ©tĂ©s traditionnelles situent leur monde connu au centre, parce que (dans leur perspective) leur monde connu est un rĂšgne obĂ©issant Ă un ordre reconnaissable, et en consĂ©quence doit ĂȘtre le rĂšgne dans lequel le sacrĂ© se manifeste ; les rĂ©gions au-delĂ du monde connu, qui apparaissent Ă©tranges et Ă©trangĂšres, doivent se trouver loin du centre, en dehors de lâordre fixĂ© par le sacrĂ©[141].
Le Dieu TrĂšs-Haut
Selon certaines thĂ©ories Ă©volutionnistes de la religion, en particulier celle dâEdward Burnett Tylor, les cultures progressent naturellement de lâanimisme et du polythĂ©isme vers le monothĂ©isme[142]. Dans cette vision, les cultures plus avancĂ©es sont donc supposĂ©es ĂȘtre plus monothĂ©istes, et inversement, les cultures plus primitives plus polythĂ©istes. Pourtant, bon nombre parmi les sociĂ©tĂ©s prĂ©-agricoles les plus primitives croient en un Dieu du ciel[143]. Par consĂ©quent, selon Eliade, les auteurs postĂ©rieurs au XIXe siĂšcle rejetĂšrent la thĂ©orie de Tylor postulant une Ă©volution Ă partir de lâanimisme[144]. La dĂ©couverte de Dieux du ciel suprĂȘmes chez les primitifs porta Eliade Ă soupçonner que les tout premiers hommes vĂ©nĂ©raient un ĂȘtre cĂ©leste suprĂȘme[145]. Dans Patterns in Comparative Religion, Eliade Ă©crit que « la priĂšre la plus rĂ©pandue dans le monde est adressĂ©e Ă 'Notre PĂšre qui ĂȘtes aux cieux.' Il est possible que les priĂšres les plus anciennes de lâhomme fussent adressĂ©es au mĂȘme pĂšre cĂ©leste »[146].
Toutefois, Eliade est en dĂ©saccord avec Wilhelm Schmidt, qui pensait que la forme la plus ancienne de religion Ă©tait un strict monothĂ©isme. Eliade rĂ©cuse cette thĂ©orie du monothĂ©isme primordial (Urmonotheismus) comme Ă©tant « rigide » et « inopĂ©rante »[147]. « Tout au plus », Ă©crit-il, « ce schĂ©ma [de la thĂ©orie de Schmidt] rend-il compte de lâĂ©volution [religieuse] de lâhomme depuis lâĂšre palĂ©olithique »[148]. Si un Urmonotheismus exista effectivement, ajoute Eliade, il dut probablement diffĂ©rer Ă maints Ă©gards des conceptions de Dieu prĂ©valant dans beaucoup de croyances monothĂ©istes modernes : par exemple, le Dieu TrĂšs-Haut primordial a pu se manifester comme un animal sans perdre son statut dâĂtre suprĂȘme cĂ©leste[149].
Eliade estimait que les Ătres suprĂȘmes cĂ©lestes Ă©taient en rĂ©alitĂ© moins courants dans les cultures avancĂ©es[150], et spĂ©cula que la dĂ©couverte de lâagriculture ait pu mettre Ă lâavant-plan une sĂ©rie de dieux et dĂ©esses de la fertilitĂ©, amenant lâĂtre suprĂȘme cĂ©leste Ă sâestomper et Ă finir par sâĂ©vanouir tout Ă fait dans beaucoup de religions anciennes[151]. MĂȘme dans les sociĂ©tĂ©s primitives de chasseurs-cueilleurs, le Dieu TrĂšs-Haut est une figure vague et distante, sĂ©journant haut au-dessus du monde[152]. Souvent, aucun culte ne lui est vouĂ©, et des priĂšres ne lui sont adressĂ©es quâen dernier ressort, aprĂšs que tout le reste a Ă©chouĂ©[153]. Eliade appela ce Dieu TrĂšs-Haut distant un deus otiosus (« Dieu oisif »)[154].
Dans les systĂšmes de croyance comportant un deus otiosus, le Dieu TrĂšs-Haut distant est supposĂ© avoir Ă©tĂ© plus proche des hommes pendant lâĂąge mythique. AprĂšs achĂšvement de son Ćuvre de crĂ©ation, le Dieu TrĂšs-Haut « dĂ©laissa la terre et se retira dans les cieux les plus Ă©levĂ©s »[155]. Câest lĂ un exemple de la distance du sacrĂ© vis-Ă -vis de la vie profane postĂ©rieure Ă lâĂąge mythique : en se soustrayant, par le comportement religieux, Ă la condition profane, des figures telles que les chamans retournent aux conditions de lâĂąge mythique, lesquelles incluent la proximitĂ© avec le Dieu TrĂšs-Haut (« par son vol ou son ascension, le chamane [âŠ] rencontre le Dieu du ciel en face Ă face et lui parle directement, ainsi que lâhomme le faisait parfois in illo tempore »)[156]. Les comportements chamaniques en rapport avec le Dieu TrĂšs-Haut constituent un exemple particuliĂšrement marquant de lâĂ©ternel retour.
Aperçu général
LâĆuvre thĂ©orique dâEliade comprend une Ă©tude du chamanisme, le Chamanisme et les techniques archaĂŻques de lâextase, recensement des pratiques chamanistiques dans diffĂ©rentes zones gĂ©ographiques. Son ouvrage Mythes, rĂȘves et mystĂšres traite Ă©galement du chamanisme avec quelque dĂ©tail.
Dans Chamanisme, Eliade plaide pour un usage restrictif du terme de chaman, qui ne doit pas ĂȘtre appliquĂ© Ă nâimporte quel magicien ou guĂ©risseur traditionnel, ce qui risquerait de rendre le terme redondant ; en mĂȘme temps cependant, il prĂ©conise de ne pas restreindre le terme aux seuls praticiens du sacrĂ© de SibĂ©rie et dâAsie centrale (câest du reste Ă partir dâun des titres de cette fonction, Ă savoir ĆĄamĂĄn, considĂ©rĂ© par Eliade comme Ă©tant dâorigine toungouse, que le terme fut introduit dans les langues occidentales)[157]. Eliade dĂ©finit le chaman comme suit :
« On le croit capable de guĂ©rir, comme tous les mĂ©decins, et dâopĂ©rer des miracles du type du fakir, comme tous les magiciens [âŠ]. Mais au-delĂ , il est un psychopompe, et il se peut quâil soit aussi un prĂȘtre, un mystique et un poĂšte[158]. »
Si nous dĂ©finissons le chamanisme de cette maniĂšre, affirme Eliade, nous nous apercevons alors que le vocable couvre un Ă©ventail de phĂ©nomĂšnes qui partagent une « structure » et une « histoire » communes et uniques[158]. Ainsi dĂ©fini, le chamanisme tend Ă se manifester dans ses formes les plus pures dans les sociĂ©tĂ©s de chasseurs et dans les sociĂ©tĂ©s pastorales telles que celles de SibĂ©rie et dâAsie centrale, qui rĂ©vĂšrent un Dieu TrĂšs-Haut « sur la voie de devenir un deus otiosus »[159]. Eliade considĂ©rait le chamanisme de ces rĂ©gions comme son exemple le plus reprĂ©sentatif.
Dans son Ă©tude du chamanisme, Eliade mettait lâaccent sur lâattribut du chaman qui lui permet de reconquĂ©rir la condition de lâhomme dâavant la « chute » hors du temps sacrĂ© : « LâexpĂ©rience mystique la plus reprĂ©sentative des sociĂ©tĂ©s archaĂŻques, celle du chamanisme, trahit la nostalgie du paradis, le dĂ©sir de recouvrer lâĂ©tat de libertĂ© et de bĂ©atitude dâavant la chute »[156]. Cette aspiration, qui selon Eliade est en tant que telle commune Ă presque tous les comportements religieux, se manifeste dans le chamanisme de plusieurs maniĂšres spĂ©cifiques.
Mort, résurrection et fonctions secondaires
Selon Eliade, lâun des thĂšmes chamanistiques les plus ordinaires est constituĂ© par la mort et la rĂ©surrection supposĂ©es du chamane. Ces phĂ©nomĂšnes se produisent en particulier lors de son initiation[160]. Souvent, la procĂ©dure est censĂ©e ĂȘtre accomplie par des esprits qui dĂ©membrent le chamane et lui arrachent la chair de dessus les os, pour ultĂ©rieurement recomposer les morceaux et le ramener Ă la vie. Ă plus dâun Ă©gard, cette mort et rĂ©surrection illustrent lâĂ©lĂ©vation du chamane au-dessus de la nature humaine.
Si le chaman meurt de sorte Ă pouvoir sâĂ©lever au-dessus de la nature humaine, câest dâabord Ă un niveau tout Ă fait littĂ©ral. AprĂšs quâil a Ă©tĂ© dĂ©membrĂ© par les esprits initiatiques, ceux-ci remplacent ses anciens organes par dâautres, neufs et magiques (le chaman meurt Ă son moi profane afin de pouvoir ressusciter en un ĂȘtre nouveau, sanctifiĂ©)[161]. DeuxiĂšmement, en Ă©tant rĂ©duit Ă ses seuls os, le chaman vit une renaissance Ă un niveau plus symbolique : dans beaucoup de sociĂ©tĂ©s de chasseurs et de sociĂ©tĂ©s pastorales, lâos reprĂ©sente la source de la vie, de sorte que se voir rĂ©duit Ă un squelette « Ă©quivaut Ă rĂ©intĂ©grer lâutĂ©rus de la vie primordiale, câest-Ă -dire Ă un renouveau complet, une renaissance mystique »[162]. Eliade considĂ©rait ce retour Ă la source de la vie comme essentiellement Ă©quivalant Ă lâĂ©ternel retour[163]. TroisiĂšmement, le phĂ©nomĂšne chamanistique de la mort et de la rĂ©surrection rĂ©itĂ©rĂ©es reprĂ©sente une transfiguration Ă dâautres Ă©gards Ă©galement. Le chaman ne meurt pas quâune seule fois, mais plusieurs fois : Ă©tant mort lors de lâinitiation, puis ressuscitĂ© dotĂ© de pouvoirs nouveaux, le chaman peut envoyer son esprit hors de son corps en missions ; ainsi, sa carriĂšre entiĂšre consistera en une succession de morts et rĂ©surrections rĂ©pĂ©tĂ©es. La nouvelle capacitĂ© du chaman de mourir et de revenir Ă la vie montre quâil nâest plus liĂ© par les lois du temps profane, en particulier par la loi de la mort : « la capacitĂ© de âmourirâ et de revenir Ă la vie [...] dĂ©note que [le chaman] a dĂ©passĂ© la condition humaine »[164].
SâĂ©tant hissĂ© au-dessus de la condition humaine, le chaman est dĂ©liĂ© du courant de lâhistoire et jouit ainsi des conditions de lâĂąge mythique. Dans beaucoup de mythes, les hommes peuvent parler aux animaux ; de mĂȘme, Ă lâissue de leur initiation, beaucoup de chamans affirment ĂȘtre en mesure de communiquer avec les animaux. DâaprĂšs Eliade, câest lĂ une des manifestations du retour du chaman « Ă lâillud tempus que nous dĂ©crivent les mythes paradisiaques »[165].
Le chaman peut descendre dans lâoutre-monde ou monter au ciel, souvent en escaladant lâarbre du Monde, le pilier cosmique, lâĂ©chelle sacrĂ©e, ou quelque autre forme dâaxis mundi[166]. Souvent, le chaman monte au ciel pour parler au Dieu TrĂšs-Haut. Attendu que les dieux (en particulier le Dieu TrĂšs-Haut, selon le concept de deus otiosus dĂ©veloppĂ© par Eliade) Ă©taient plus proches des hommes dans lâĂąge mythique, il sâensuit que le pouvoir du chaman de communiquer aisĂ©ment avec le Dieu TrĂšs-Haut reprĂ©sente une abolition de lâhistoire et un retour Ă lâĂąge mythique[156]. En raison de son pouvoir de communiquer avec les dieux et de descendre au pays des morts, le chaman remplit souvent lâoffice de psychopompe et de guĂ©risseur[158].
Discours sur la méthode
En ce qui concerne la mĂ©thode, si beaucoup de critiques ont vu Eliade comme historien de la religion, Michel Meslin a soulignĂ© que Mircea Eliade est un morphologue de la religion[167]. Douglas Allen a analysĂ© son Ćuvre du point de vue de la phĂ©nomĂ©nologie de la religion[168]. Bryan S. Rennie a apportĂ© beaucoup dâarguments pour dĂ©montrer quâEliade est dâabord un philosophe de la religion[169]. Mircea Itu a dĂ©crit les idĂ©es religieuses et la conception philosophique dâEliade[170]. Eliade a Ă©tĂ© placĂ© entre la philosophie et la thĂ©ologie par Carl Olson[171], pendant qu'Adrian Marino a remarquĂ© lâadhĂ©sion dâEliade Ă lâhermĂ©neutique[172]. Natale Spineto, qui a Ă©crit sur lâinterprĂ©tation de lâĆuvre dâEliade[173], relĂšve quâEliade a souvent utilisĂ© la mĂ©thode comparative en adoptant le style de James George Frazer, la rigueur historique de Raffaele Pettazzoni et lâĂ©largissement de la sphĂšre de comparaison de Vittorio Macchioro[174].
La phĂ©nomĂ©nologie de la religion et lâhermĂ©neutique
Selon Paul RicĆur, la fonction centrale de l'hermĂ©neutique est de rĂ©cupĂ©rer et de restaurer le sens. Il choisit le modĂšle de la phĂ©nomĂ©nologie de la religion, en soulignant qu'elle est caractĂ©risĂ©e par la prĂ©occupation sur lâobjet. Selon Rudolf Otto, le sacrĂ© est le mysterium tremendum et fascinans[175]. Gerardus van der Leeuw lâenvisage comme une autocratie[176]. Cette autocratie devient une thĂ©orie de kratophanie chez le phĂ©nomĂ©nologue nĂ©erlandais de la religion et de hiĂ©rophanie chez le phĂ©nomĂ©nologue roumain de la religion, Mircea Eliade[177]. Lâobjet de la religion, le sacrĂ©, est vue en relation avec le profane[178]. Leur relation nâest pas exprimĂ©e par l'opposition, mais par la complĂ©mentaritĂ©[179], qui devient l'unitĂ© dans l'hermĂ©neutique de lâhiĂ©rophanie chez Eliade[180].
Mircea Eliade a envisagĂ© une hermĂ©neutique totale. Sa conception sur lâhermĂ©neutique a Ă©tĂ© analysĂ©e en dĂ©tail par Adrian Marino[181]. Eliade suit le modĂšle proposĂ© par Paul RicĆur, en Ă©crivant sur les trois grands rĂ©ductionnistes : Karl Marx, qui est rĂ©ductionniste, parce quâil a rĂ©duit la sociĂ©tĂ© Ă l'Ă©conomie, en particulier aux rapports de production; Friedrich Nietzsche, qui est rĂ©ductionniste, parce quâil a rĂ©duit lâhomme Ă un concept arbitraire du surhomme et Sigmund Freud, qui est rĂ©ductionniste, parce quâil a rĂ©duit la nature humaine Ă un instinct sexuel. Paul RicĆur les a appelĂ©s les trois grands destructeurs, les maĂźtres de la suspicion[182].
Philosophie eliadienne
RĂ©flexions philosophiques de jeunesse
Outre ses essais politiques, le jeune Mircea Eliade en Ă©crivit dâautres, de portĂ©e philosophique. Ces essais, qui se rattachaient Ă lâidĂ©ologie du TrÄirism, adoptaient souvent un ton prophĂ©tique, et valurent Ă Eliade dâĂȘtre saluĂ© comme un hĂ©raut par plusieurs chefs de file de sa gĂ©nĂ©ration[8]. Quand Eliade, ĂągĂ© de 21 ans, publia son Itinerar spiritual, le critique littĂ©raire Èerban Cioculescu le qualifia de « pilier dirigeant de la jeunesse spirituellement mystique et orthodoxe »[8]. Cioculescu faisait Ă©tat de son « impressionnante Ă©rudition », mais en relevant que celle-ci Ă©tait « plĂ©thorique Ă lâoccasion, se grisant poĂ©tiquement Ă ses propres abus »[8]. Un collĂšgue de Cioculescu, Perpessicius, percevait le jeune auteur et sa gĂ©nĂ©ration comme marquĂ©s par « le spectre de la guerre », ce quâil mit en rapport avec diffĂ©rents essais Ă©crits par Eliade dans les dĂ©cennies 1920 et 1930, essais dans lesquels lâauteur brandissait la menace dâune imminente nouvelle dĂ©flagration, et rĂ©clamait dans le mĂȘme temps quâil fĂ»t permis Ă la jeunesse dâaccomplir sa volontĂ© et de jouir dâune pleine libertĂ© avant de pĂ©rir[8].
Lâune des contributions remarquĂ©es dans cette catĂ©gorie dâĂ©crits est un essai dâEliade rĂ©digĂ© en 1932 et intitulĂ© Soliloquii (« Soliloques »), dans lequel lâauteur explore la philosophie existentielle. George CÄlinescu, qui y dĂ©cela « un echo des cours de Nae Ionescu »[183], dressa un parallĂšle avec les essais dâun autre disciple dâIonescu, Emil Cioran, en observant que ceux de Cioran Ă©tait « dâun ton plus exaltĂ© et rĂ©digĂ©s dans la forme aphoristique de Kierkegaard »[184]. CÄlinescu rappela le rejet par Eliade de lâobjectivitĂ© ainsi que son indiffĂ©rence affirmĂ©e envers tout reproche de « naĂŻvetĂ© » ou de « contradictions » que le lecteur serait susceptible de lui adresser, de mĂȘme que ses pensĂ©es dĂ©daigneuses concernant les « donnĂ©es thĂ©oriques » et la philosophie dominante en gĂ©nĂ©ral (Eliade considĂ©rant en effet cette derniĂšre comme « inerte, stĂ©rile et pathogĂšne »)[183]. Eliade conclut son essai en notant : « un cerveau sincĂšre est inexpugnable, car il sâinterdit toute relation avec des vĂ©ritĂ©s extĂ©rieures »[185].
Le jeune auteur prit soin toutefois de prĂ©ciser que lâexistence quâil envisageait nâĂ©tait pas la vie « des instincts et des idiosyncrasies personnelles », qui selon lui dĂ©terminaient la vie dâune bonne part de lâhumanitĂ©, mais celle dâun ensemble distinct de « personnalitĂ©s »[185]. Il dĂ©crivit ces « personnalitĂ©s » comme Ă©tant caractĂ©risĂ©es Ă la fois par le « but » et par « une alchimie beaucoup plus compliquĂ©e et dangereuse »[185]. Cette distinction est, selon George CÄlinescu, lâecho de la mĂ©taphore de lâhomme telle que formulĂ©e par Ionescu, oĂč lâhomme Ă©tait vu comme « le seul animal pouvant Ă©chouer Ă vivre », et de celle du canard, qui « restera canard quoi quâil fasse »[186]. Pour Eliade, ce Ă quoi visent les personnalitĂ©s est lâinfinitĂ© : « amener, consciemment et glorieusement, lâ[existence] Ă se gaspiller dans autant de ciels quâil est possible, en sâaccomplissant et se polissant sans cesse, et en recherchant lâascension et non la circonfĂ©rence »[185].
Dans la vision dâEliade, deux voies sâouvrent Ă lâhomme dans ce parcours. Lâune est la gloire, que procure soit le travail, soit la procrĂ©ation, et lâautre lâascĂ©tisme de la religion ou de la magie â ces deux derniĂšres visant, selon CÄlinescu, Ă atteindre lâabsolu, y compris lĂ oĂč Eliade dĂ©crit la derniĂšre citĂ©e comme une « expĂ©rience abyssale » dans laquelle lâhomme risque de sâabĂźmer[183]. AprĂšs avoir signalĂ© que lâadjonction dâ« une solution magique » aux options envisageables semble ĂȘtre une contribution originale dâEliade lui-mĂȘme Ă la philosophie de son mentor Ionescu, CÄlinescu dit supposer quâEliade en Ă©tait tributaire Ă Julius Evola et Ă ses disciples[183]. Il rappela aussi quâEliade appliqua ce concept Ă la crĂ©ation humaine, spĂ©cifiquement Ă la crĂ©ation artistique, et cita lâauteur dĂ©crivant cette derniĂšre comme « une joie magique, la rupture victorieuse du cercle de fer » (reflet de lâImitatio Dei, ayant pour but le salut de lâĂąme)[183].
Anti-réductionnisme et « transconscience »
Eliade Ă©tait, de profession, historien des religions. Cependant, ses ouvrages thĂ©oriques puisent abondamment dans les terminologies philosophique et psychologique. Ils renferment en outre, relativement Ă la religion, un certain nombre dâarguments de nature philosophique. En particulier, Eliade sous-entend souvent lâexistence, derriĂšre tous les phĂ©nomĂšnes religieux, dâune « essence » psychologique ou spirituelle universelle[187]. En raison de ce type dâarguments, dâaucuns ont accusĂ© Eliade de gĂ©nĂ©ralisation abusive et dâ« essentialisme », voire de poursuivre un dessein thĂ©ologique sous les dehors de recherches historiques. Dâautres au contraire tiennent quâEliade doit se comprendre comme un thĂ©oricien disposĂ© Ă discuter ouvertement de lâexpĂ©rience sacrĂ©e et de ses consĂ©quences[188].
Dans ses Ă©tudes sur la religion, Eliade rejette certaines approches rĂ©ductionnistes[189], estimant quâun phĂ©nomĂšne religieux ne saurait ĂȘtre rĂ©duit Ă un pur produit de la culture et de lâhistoire. Sâil est vrai, concĂšde-t-il, que la religion engage « lâhomme social, lâhomme Ă©conomique, etc. », pour autant « tous ces facteurs conditionnants pris ensemble ne suffisent pas Ă rendre compte de la vie de lâesprit »[190].
Cette position anti-rĂ©ductionniste permet Ă Eliade de rĂ©futer lâaccusation qui lui Ă©tait adressĂ©e de vouloir trop gĂ©nĂ©raliser et de privilĂ©gier des universaux aux dĂ©pens du particulier. Eliade ne nie pas que tout phĂ©nomĂšne religieux est certes façonnĂ© par la culture et lâhistoire particuliĂšres dont il est le produit :
« AprĂšs que le Fils de Dieu se fut incarnĂ© pour devenir le Christ, il lui fallut parler lâaramĂ©en ; il ne pouvait se conduire que comme un HĂ©breu de son temps [...]. Son message religieux, quelque universel quâil fĂ»t, Ă©tait conditionnĂ© par lâhistoire passĂ©e et prĂ©sente du peuple hĂ©breu. Si le Fils de Dieu Ă©tait nĂ© en Inde, son langage parlĂ© aurait dĂ» se conformer Ă la structure des langues indiennes[190]. »
Eliade sâoppose Ă ceux quâil appelle les philosophes « historicistes » ou « existentialistes », qui se refusent Ă reconnaĂźtre « lâhomme en gĂ©nĂ©ral » derriĂšre les hommes particuliers produits par des situations particuliĂšres[190] (Eliade dĂ©signant dâailleurs Emmanuel Kant comme le prĂ©curseur probable de ce type dâ« historicisme »)[190]. Ajoutant que la conscience humaine transcende (nâest pas rĂ©ductible Ă ) son conditionnement historique et culturel[191], il va jusquâĂ suggĂ©rer la possibilitĂ© dâune « transconscience »[192]. Par lĂ , Eliade ne se rĂ©fĂšre pas nĂ©cessairement Ă un quelconque Ă©lĂ©ment surnaturel ou mystique : sous le dĂ©nominateur de « transconscient », il range un ensemble de motifs, symboles, images et nostalgies religieux qui sont supposĂ©ment universels et dont lâorigine ne saurait dĂšs lors se ramener Ă tel ou tel conditionnement historique et culturel particulier[193].
Platonisme et « ontologie primitive »
Selon Eliade, les choses, dans la vision de lâhomme traditionnel, « nâacquiĂšrent leur rĂ©alitĂ©, leur identitĂ©, quâĂ proportion de ce quâils participent dâune rĂ©alitĂ© transcendante »[107]. Aux yeux de lâhomme traditionnel, le monde profane est « dĂ©pourvu de signification », et ce n'est quâĂ condition de se rapporter Ă un idĂ©al, de se conformer Ă un modĂšle mythique, qu'une chose peut Ă©merger du monde profane[194].
Eliade considĂšre cette vision de la rĂ©alitĂ© comme un Ă©lĂ©ment fondamental de lâ« ontologie primitive » (lâontologie Ă©tant lâĂ©tude de lâexistence ou de la rĂ©alitĂ©)[194]. Il y voit une similaritĂ© avec la philosophie de Platon, qui croyait que les phĂ©nomĂšnes physiques nâĂ©taient que les pĂąles reflets passagers de modĂšles Ă©ternels ou de « formes » (Ă ce sujet, voir ThĂ©orie des formes) ; il Ă©crivit :
« Platon pourrait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme le philosophe par excellence de la 'mentalitĂ© primitive', câest-Ă -dire comme le penseur ayant rĂ©ussi Ă donner crĂ©dit et validitĂ© philosophiques aux modes de vie et au comportement de lâhumanitĂ© archaĂŻque[194]. »
Eliade postule que la thĂ©orie des formes platonicienne reprĂ©sente la persistance, au sein de la philosophie grecque, de lâ« ontologie primitive », ajoutant que le platonisme est la version « la plus Ă©laborĂ©e » de ladite ontologie primitive[195].
Dans son ouvrage The Structure of Religious Knowing: Encountering the Sacred in Eliade and Lonergan, John Daniel Dadosky observe que par cet Ă©noncĂ©, Eliade se reconnaissait « redevable envers la philosophie grecque en gĂ©nĂ©ral, et Ă la thĂ©orie platonicienne des formes en particulier, de sa propre thĂ©orie des archĂ©types et de la rĂ©pĂ©tition »[196]. Toutefois, Dadosky remarque en mĂȘme temps que « la prĂ©caution est de mise lorsque lâon essaie dâĂ©valuer la dette dâEliade envers Platon »[197]. Dadosky cite Robert Segal, professeur de religion, pour qui il faut se garder de confondre la thĂ©orie platonicienne et lâ« ontologie primitive » eliadienne : pour Eliade, les modĂšles idĂ©els sont des schĂ©mas quâune personne ou un objet peut imiter ou non ; pour Platon au contraire, il y a une forme pour toute chose, et une chose reflĂšte une forme par le seul fait quâelle existe[198].
Existentialisme et laïcité
Eliade propose de discerner, derriĂšre les formes culturelles diverses prises par les diffĂ©rentes religions, cet universal : lâhomme traditionnel, affirme-t-il, « croit toujours quâil existe une rĂ©alitĂ© absolue, le sacrĂ©, lequel transcende ce monde, mais se manifeste dans ce mĂȘme monde, en le sanctifiant et en le rendant rĂ©el »[199]. En outre, câest par le sacrĂ© que le comportement de lâhomme traditionnel acquiert but et sens : « En imitant le comportement divin, lâhomme se place et se maintient prĂšs des dieux â câest-Ă -dire dans le rĂ©el et dans le significatif »[199].
DâaprĂšs Eliade, « lâhomme moderne non-religieux se trouve dans une situation existentielle nouvelle »[199]. Pour lâhomme traditionnel, les Ă©vĂ©nements historiques acquiĂšrent du sens par ceci quâils imitent le sacrĂ© et les Ă©vĂ©nements transcendants ; lâhomme non-religieux au contraire sâest privĂ© de modĂšles sacrĂ©s qui lui indiquent ce que doivent ĂȘtre lâhistoire et le comportement humain, et devra en consĂ©quence dĂ©cider par lui-mĂȘme comment lâhistoire doit se dĂ©rouler â en effet, il « se considĂšre comme seul sujet et acteur de lâhistoire, et refuse tout appel Ă la transcendance »[200]. Dans la pensĂ©e religieuse, le monde a un dessein objectif Ă©tabli par des Ă©vĂ©nements mythiques, auxquels lâhomme doit se conformer : « le mythe enseigne [Ă lâhomme religieux] les ârĂ©citsâ primordiaux qui lâont constituĂ© existentiellement »[201]. Du point de vue de la pensĂ©e laĂŻque en revanche, tout dessein doit ĂȘtre inventĂ© et imposĂ© au monde par lâhomme. Par suite de cette « situation existentielle » nouvelle, le sacrĂ© devient, explique Eliade, le principal obstacle Ă la « libertĂ© » de lâhomme non-religieux. En se voyant comme le vĂ©ritable artisan de lâhistoire, lâhomme non-religieux sâoppose Ă toute notion dâun ordre ou dâun modĂšle externe imposĂ© (p.ex. par une divinitĂ©) auquel il serait tenu dâobĂ©ir : lâhomme moderne « se façonne lui-mĂȘme, et il ne se façonne complĂštement quâĂ proportion de ce quâil se dĂ©sacralise lui-mĂȘme et le monde. [...] Il ne sera vĂ©ritablement libre quâaprĂšs quâil aura tuĂ© le dernier dieu »[200].
Vestiges de la religion dans le monde laĂŻc
Selon Eliade, il sera impossible Ă lâhomme laĂŻc de sâaffranchir entiĂšrement de la pensĂ©e religieuse. De par sa nature mĂȘme, le laĂŻcisme est tributaire de la religion pour lâaffirmation de son identitĂ© : en sâopposant aux modĂšles sacrĂ©s, en insistant que lâhomme doit façonner lui-mĂȘme lâhistoire, lâhomme laĂŻc nâarrive Ă fixer son identitĂ© que par sa contestation de la pensĂ©e religieuse : « Il [lâhomme laĂŻc] ne se reconnaĂźt que dans la mesure oĂč il âse libĂšreâ et âse purifieâ des âsuperstitionsâ de ses ancĂȘtres »[202]. Cependant, lâhomme moderne « maintient un ample fonds de mythes camouflĂ©s et de rites dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s »[203]. P.ex., les Ă©vĂ©nements sociaux modernes gardent certaines similaritĂ©s avec les rites initiatiques traditionnels, et les romans modernes mettent en scĂšne des motifs et thĂšmes mythiques[204]. En dĂ©finitive, lâhomme laĂŻc reste partie prenante de quelque chose comme lâĂ©ternel retour : par la lecture de littĂ©rature moderne, « lâhomme moderne rĂ©ussit Ă obtenir une âĂ©vasion hors du tempsâ comparable Ă lââĂ©mergence hors du tempsâ accomplie par les mythes »[205].
Eliade dĂ©cĂšle des traces de pensĂ©e religieuse jusque dans les acadĂ©mies laĂŻques et proclame que mĂȘme les scientifiques modernes sont motivĂ©s par le dĂ©sir religieux de retourner au temps sacrĂ© des origines :
« Lâon pourrait dire que la quĂȘte ardente des origines de la Vie et de lâEsprit ; que la fascination par les âmystĂšres de la Natureâ ; le pressant besoin de pĂ©nĂ©trer et de dĂ©chiffrer la structure interne de la MatiĂšre â toutes ces aspirations et appĂ©tences dĂ©notent une sorte de nostalgie du primordial, de la matrice universelle originelle. La MatiĂšre, la Substance reprĂ©sentent lâorigine absolue, le commencement de toutes choses[206]. »
Eliade pense que la montĂ©e du matĂ©rialisme au XIXe siĂšcle contraignit la nostalgie religieuse des « origines » Ă sâexprimer dĂ©sormais au travers de la science. Il dĂ©signe son propre domaine de spĂ©cialitĂ©, lâhistoire des religions, comme lâun de ceux qui durant le XIXe siĂšcle Ă©taient obsĂ©dĂ©s par les origines :
« La nouvelle discipline de lâhistoire des religions se dĂ©veloppa rapidement dans ce contexte culturel. Et, bien entendu, elle suivit un mĂȘme modĂšle : lâapproche positiviste des faits et la recherche des origines, du tout premier commencement de la religion.
Toute lâhistoriographie occidentale Ă©tait Ă cette Ă©poque-lĂ obsĂ©dĂ©e par la quĂȘte des origines. [...] Cette recherche des origines des institutions humaines et des crĂ©ations culturelles prolonge et complĂšte la quĂȘte du naturaliste vers lâorigine des espĂšces, le rĂȘve du biologiste de capter lâorigine de la vie, les efforts du gĂ©ologue et de lâastronome pour comprendre lâorigine de la terre et de lâunivers. Dâun point de vue psychologique, lâon peut dĂ©chiffrer ici la mĂȘme nostalgie du âprimordialâ et de lââoriginelâ[206]. »
Dans certains de ses Ă©crits, Eliade dĂ©peint les idĂ©ologies politiques modernes comme de la mythologie laĂŻcisĂ©e. Ainsi, le marxisme « reprend et poursuit lâun des grands mythes eschatologiques du monde proche-oriental et mĂ©diterranĂ©en, savoir : le rĂŽle rĂ©dempteur quâont Ă jouer les Justes (les âĂ©lusâ, les âbĂ©nisâ, les âinnocentsâ, les âenvoyĂ©sâ, de nos jours les prolĂ©taires), dont les souffrances sont invoquĂ©es pour changer le statut ontologique du monde »[207]. Eliade voit dans le mythe trĂšs rĂ©pandu de lâĂge dâor, « lequel, suivant un certain nombre de traditions, se situe au commencement et Ă la fin de lâhistoire », un « prĂ©cĂ©dent » Ă la vision marxienne dâune sociĂ©tĂ© sans classes[208]. Selon Eliade en somme, la croyance de Marx dans le triomphe final du bien (le prolĂ©tariat) sur le mal (la bourgeoisie) constitue « une idĂ©ologie judĂ©o-chrĂ©tienne vĂ©ritablement messianique »[208]. Pour Eliade, lâidĂ©ologie marxiste, en dĂ©pit de lâhostilitĂ© de Marx envers la religion, fonctionne au-dedans dâun cadre conceptuel hĂ©ritĂ© de la mythologie religieuse.
Dans le mĂȘme ordre dâidĂ©es, Eliade relĂšve que lâidĂ©ologie nazie renfermait un mysticisme pseudo-paĂŻen sâappuyant sur lâantique religion germanique. Le succĂšs inĂ©gal de ces deux idĂ©ologies peut sâexpliquer, suggĂšre-t-il, par les diffĂ©rences de nature entre la mythologie pseudo-germanique des Nazis et celle pseudo-judĂ©o-chrĂ©tienne de Marx :
« En comparaison de lâoptimisme vigoureux du mythe communiste, la mythologie propagĂ©e par les nationaux-socialistes semble particuliĂšrement inepte ; et cela nâest pas seulement dĂ» aux limites du mythe racial (comment peut-on imaginer que le reste de lâEurope accepte volontairement de se soumettre Ă la race des maĂźtres ?), mais avant tout en raison du pessimisme fondamental de la mythologie germanique. [...] En effet, lâeschaton prophĂ©tisĂ© et attendu par les anciens Germains Ă©tait le ragnarok, câest-Ă -dire une fin du monde catastrophique[208]. »
Lâhomme moderne et la « terreur de lâhistoire »
Pour Eliade, si lâhomme moderne continue de porter des « traces » de « comportement mythologique », câest parce quâil Ă©prouve un intense besoin de temps sacrĂ© et dâĂ©ternel retour[209]. Quoique lâhomme moderne se revendique non-religieux, il est incapable finalement de trouver quelque valeur Ă la succession linĂ©aire des Ă©vĂ©nements historiques ; mĂȘme lâhomme moderne en effet ressent la « terreur de lâhistoire » : « Ici Ă©galement [...] il y a toujours la lutte contre le Temps, lâespoir dâĂȘtre libĂ©rĂ© du poids du âtemps mortâ, du Temps qui Ă©crase et qui tue »[210].
Selon Eliade, cette « terreur de lâhistoire » se fait particuliĂšrement aiguĂ« lorsque lâhomme moderne se trouve confrontĂ© Ă des Ă©vĂ©nements historiques violents et menaçants â le constat seul quâun Ă©vĂ©nement terrible s'est produit, quâil sâinscrit dans lâhistoire, nâapporte que peu de rĂ©confort Ă ceux qui en souffrent. Eliade pose la question rhĂ©torique de savoir comment lâhomme moderne peut « supporter les catastrophes et les horreurs de lâhistoire â des dĂ©portations et massacres collectifs, aux bombardements atomiques â si, au-delĂ de celles-ci, il ne peut entrevoir ni signe, ni sens transhistorique »[211].
Eliade indique que si aux yeux de lâhomme ancien, les rĂ©pĂ©titions dâĂ©vĂ©nements mythiques confĂ©raient une valeur et un sens sacrĂ©s Ă lâhistoire, lâhomme moderne en revanche, ayant rĂ©pudiĂ© le sacrĂ©, doit par consĂ©quent inventer de lui-mĂȘme une valeur et un dessein sous-jacent. En lâabsence de sacrĂ© capable de donner une valeur absolue, objective aux Ă©vĂ©nements historiques, lâhomme moderne se retrouve avec « une vision relativiste ou nihiliste de lâhistoire » et une subsĂ©quente « ariditĂ© spirituelle »[212]. Au chapitre 4 (la Terreur de lâhistoire) du Mythe de lâĂ©ternel retour et au chapitre 9 (Symbolisme religieux et Angoisse de lâhomme moderne) de Mythes, rĂȘves et mystĂšres, Eliade explique longuement que le rejet de la pensĂ©e religieuse est la cause premiĂšre des anxiĂ©tĂ©s de lâhomme moderne.
Dialogue interculturel et « nouvel humanisme »
Eliade estime que lâhomme moderne peut Ă©chapper Ă la « terreur de lâhistoire » en sâinstruisant des cultures traditionnelles ; selon lui, lâhindouisme p.ex. aurait des conseils Ă donner aux Occidentaux modernes. DâaprĂšs plusieurs branches de lâhindouisme, le monde du temps historique est illusoire, et la seule rĂ©alitĂ© absolue est lâĂąme immortelle, ou Ăątman, prĂ©sente dans lâhomme. Aussi, Ă©crit Eliade, les Hindous, en refusant de voir dans le temps historique la vraie rĂ©alitĂ©, ont-ils su se soustraire Ă la terreur de lâhistoire[213]. Mais Eliade imagine la mĂ©fiance et les rĂ©ticences du philosophe occidental ou continental Ă lâendroit de cette vision hindoue de lâhistoire :
« Lâon peut aisĂ©ment deviner ce quâun philosophe europĂ©en de lâhistoire ou un philosophe existentialiste rĂ©pliquerait [...]. Vous me demandez, dirait-il, de âmourir Ă lâhistoireâ ; mais lâhomme nâest pas, et ne peut ĂȘtre autre chose que de lâhistoire, car sa vĂ©ritable essence est la temporalitĂ©. Ainsi, ce que vous me demandez, câest de renoncer Ă mon existence authentique et de trouver refuge dans une abstraction, dans lâĂtre pur, dans lâĂątman : il me faudrait sacrifier ma dignitĂ© en tant que crĂ©ateur de lâhistoire, afin de vivre une existence anhistorique, inauthentique, vide de tout contenu humain. Eh bien, je prĂ©fĂšre mâarranger avec mon angoisse : du moins celle-ci ne peut-elle pas me priver dâune certaine grandeur hĂ©roĂŻque, celle de prendre conscience de ma condition humaine et de lâaccepter[214]. »
Cependant, Eliade explique que la vision hindoue de lâhistoire nâimplique pas nĂ©cessairement un rejet de lâhistoire ; au contraire mĂȘme, dans lâhindouisme, lâexistence humaine historique nâest pas cette « absurditĂ© » que beaucoup de philosophes continentaux ont coutume dây voir[214]. Dans lâhindouisme, lâhistoire est une crĂ©ation divine, et lâon peut vivre en elle avec contentement moyennant que lâon observe vis-Ă -vis dâelle un certain degrĂ© de dĂ©tachement : « Lâon est dĂ©vorĂ© par le Temps, par lâHistoire, non pas parce que lâon vit en eux, mais parce quâon se les imagine rĂ©els et que, par consĂ©quent, lâon oublie ou sous-Ă©value lâĂ©ternitĂ© »[215].
En outre, Eliade explique que les Occidentaux pourraient apprendre de cultures non-occidentales Ă dĂ©celer dans la souffrance et la mort autre chose que la seule absurditĂ©. Dans les cultures traditionnelles, la souffrance et la mort ont valeur de rites de passage ; de fait, leur rites initiatiques comportent souvent une mort et une rĂ©surrection symboliques, ou des ordalies symboliques, suivies dâapaisement. Par analogie, raisonne Eliade, lâhomme moderne pourrait apprendre Ă regarder ses propres ordalies historiques, voire la mort, comme des initiations nĂ©cessaires en vue du prochain stade de son existence[216].
Eliade va jusquâĂ suggĂ©rer que la pensĂ©e traditionnelle est Ă mĂȘme dâapporter un soulagement Ă la vague angoisse suscitĂ©e par « notre obscur pressentiment de la fin du monde, ou, plus exactement, de la fin de notre monde, de notre propre civilisation »[216]. Beaucoup de cultures traditionnelles possĂšdent des mythes dans lesquels elles ont intĂ©grĂ© la fin de leur monde ou de leur civilisation ; toutefois, ces mythes nâont pas pour effet « de paralyser ni la Vie, ni la Culture »[216]. Ces cultures traditionnelles privilĂ©gient le temps cyclique et, par lĂ , lâinĂ©vitable avĂšnement dâun monde nouveau, ou dâune civilisation nouvelle, sur les ruines de lâancien. Aussi restent-elles sereines, mĂȘme lorsquâelles envisagent les temps derniers[217].
Eliade postule quâune renaissance spirituelle occidentale est possible dans le cadre des traditions spirituelles occidentales[218]. Toutefois, il souligne que pour engager une telle renaissance, les Occidentaux auraient besoin dâĂȘtre stimulĂ©s par des idĂ©es provenant de cultures non occidentales. Dans son Mythes, rĂȘves et mystĂšres, Eliade pose quâ« une rencontre authentique » entre cultures « pourrait bien constituer le point de dĂ©part dâun nouvel humanisme, Ă lâĂ©chelle mondiale »[219].
Christianisme et « salut » de lâHistoire
Mircea Eliade croit dĂ©celer dans les religions abrahamiques le point de basculement entre lâancienne vision cyclique du temps et celle moderne, linĂ©aire, mais note que dans le cas de ces religions, les Ă©vĂ©nements sacrĂ©s ne se limitent pas Ă un Ăąge primordial Ă©loignĂ©, mais persistent tout au long de lâhistoire : « le temps nâest plus [seulement] le Temps circulaire de lâĂ©ternel retour ; il est devenu Temps linĂ©aire et irrĂ©versible »[220]. Il voit ainsi dans le christianisme lâultime exemple dâune religion embrassant un temps historique linĂ©aire. Quand Dieu est nĂ© en tant quâhomme, plongĂ© dans le courant de lâhistoire, « lâhistoire tout entiĂšre devient une thĂ©ophanie »[221]. Selon les termes dâEliade, « le christianisme sâĂ©vertue Ă sauver lâhistoire »[222] : dans le christianisme en effet, le sacrĂ© sâintroduit dans un ĂȘtre humain (le Christ) pour sauver les hommes, mais le sacrĂ© sâintroduit en mĂȘme temps dans lâhistoire pour sauver celle-ci et changer les Ă©vĂ©nements historiques, y compris ordinaires, en quelque chose qui soit « capable de transmettre un message transhistorique »[222].
Dans la perspective dâEliade, le « message transhistorique » du christianisme pourrait ĂȘtre la ressource la plus importante dont dispose lâhomme moderne pour faire face Ă la terreur de lâhistoire. Dans son ouvrage intitulĂ© Mito (« Mythe »), le germaniste et critique littĂ©raire italien Furio Jesi affirme quâEliade dĂ©nie Ă lâhomme la position de vĂ©ritable protagoniste de lâhistoire : pour Eliade, la vraie expĂ©rience humaine ne consiste pas à « faire lâhistoire » intellectuellement, mais Ă Ă©prouver les joies et les peines de lâhomme. Ainsi, dans la perspective dâEliade, le rĂ©cit du Christ devient-il le mythe parfait Ă lâusage de lâhomme moderne[223]. Pour le christianisme, Dieu, en naissant en tant que Christ, sâinsĂ©ra volontairement dans le temps historique et accepta les souffrances qui en rĂ©sultĂšrent. En sâidentifiant au Christ, lâhomme moderne peut apprendre Ă affronter les Ă©vĂ©nements historiques douloureux[223]. En somme, selon Jesi, Eliade voit le christianisme comme la seule religion capable de sauver lâhomme de la « terreur de lâhistoire »[224].
Dans la vision dâEliade, lâhomme traditionnel assimile le temps Ă une rĂ©pĂ©tition infinie dâarchĂ©types mythiques. Lâhomme moderne au contraire a abandonnĂ© les archĂ©types mythiques pour entrer dans un temps historique linĂ©aire. Or, Ă la diffĂ©rence de beaucoup dâautres religions, le christianisme accorde de la valeur au temps historique. Eliade en conclut que le « christianisme se rĂ©vĂšle ĂȘtre ainsi incontestablement la religion de âlâhomme dĂ©chuâ », de lâhomme moderne qui a perdu « le paradis des archĂ©types et de la rĂ©pĂ©tition »[225].
« Gnosticisme moderne », romantisme et nostalgie eliadienne
AprĂšs analyse des similaritĂ©s entre les « mythologistes » Eliade, Joseph Campbell et Carl Jung, Robert Ellwood conclut que ces trois mythologistes modernes, qui tous trois pensent que les mythes rĂ©vĂšlent la « vĂ©ritĂ© intemporelle »[226], remplissent le rĂŽle qui Ă©tait celui des gnostiques dans lâAntiquitĂ©. Les divers mouvements religieux que recouvre le terme gnosticisme partagent tous cette doctrine de base que le monde environnant est fondamentalement mal ou inhospitalier, que nous nous trouvons piĂ©gĂ©s dans le monde, sans que nous nây soyons pour rien, et que nous ne pouvons ĂȘtre sauvĂ©s de ce monde quâau moyen dâun savoir (gnose) secret[227]. Ellwood pose que les trois mythologistes susnommĂ©s Ă©taient des « gnostiques modernes Ă part entiĂšre »[228], et fait remarquer :
« Que ce soit dans la Rome dâAuguste ou dans lâEurope moderne, la dĂ©mocratie nâa que trop facilement ouvert la voie au totalitarisme, la technologie fut mise aussi promptement au service de la bataille que du confort, et une immense richesse cĂŽtoie une pauvretĂ© abyssale. [...] Les gnostiques passĂ©s et prĂ©sents cherchaient des rĂ©ponses non dans le cours des Ă©vĂ©nements humains extĂ©rieurs, mais dans la connaissance du commencement du monde, de ce qui se trouve au-dessus et au-delĂ du monde, et des lieux secrets de lâĂąme humaine. Câest Ă tout cela que les mythologistes ont fait appel, et ils gagnĂšrent de nombreux et fidĂšles adeptes[229]. »
Selon Ellwood, les trois mythologistes croyaient aux doctrines de base du gnosticisme, fĂ»t-ce sous leur forme laĂŻque. Ellwood pense dâautre part que le romantisme, qui stimula lâĂ©tude moderne de la mythologie[230], eut sur eux une forte influence. En accord avec lâidĂ©e romantique selon laquelle lâĂ©motion et lâimagination avaient la mĂȘme dignitĂ© que la raison, les romantiques, raisonne Ellwood, inclinaient Ă penser que la vĂ©ritĂ© en politique « peut se connaĂźtre moins par des considĂ©rations rationnelles que par la capacitĂ© de celle-ci Ă allumer les passions » et, partant, que la vĂ©ritĂ© en politique est « fortement susceptible dâĂȘtre trouvĂ©e [...] dans un passĂ© Ă©loignĂ© »[230].
En tant que gnostiques modernes, poursuit Ellwood, les trois mythologistes se sentaient aliĂ©nĂ©s du monde moderne qui les entourait. En tant que spĂ©cialistes, ils avaient connaissance de sociĂ©tĂ©s primordiales fonctionnant diffĂ©remment des sociĂ©tĂ©s modernes ; en tant quâintellectuels influencĂ©s par le romantisme, ils considĂ©raient les mythes comme une gnose salvatrice, apte Ă leur offrir les « voies dâun Ă©ternel retour vers des Ăąges primordiaux plus simples, oĂč furent forgĂ©es les valeurs qui dirigent le monde »[231].
De plus, Ellwood dĂ©signe le sentiment de nostalgie personnel dâEliade comme la source de son intĂ©rĂȘt pour â voire de ses thĂ©ories sur â les sociĂ©tĂ©s traditionnelles[232]. Il cite les propres paroles d'Eliade oĂč celui-ci reconnaĂźt dĂ©sirer un Ă©ternel retour pareil Ă celui par lequel lâhomme traditionnel retourne au paradis mythique : « Ma prĂ©occupation essentielle est prĂ©cisĂ©ment de trouver le moyen dâĂ©chapper Ă lâHistoire, de me sauver Ă travers le symbole, le mythe, le rite, les archĂ©types »[233].
Pour Ellwood, la nostalgie dâEliade nâa pu ĂȘtre que renforcĂ©e par son exil de Roumanie : « Dans ses derniĂšres annĂ©es, Eliade ressentait son propre passĂ© roumain comme les peuples primordiaux ressentaient le temps mythique. Il Ă©tait entraĂźnĂ© Ă y retourner, cependant il savait quâil ne pourrait pas y vivre, et tout cela avait quelque chose de dĂ©lĂ©tĂšre »[234]. Ellwood suggĂšre que cette nostalgie, en mĂȘme temps que le sentiment que « lâexil est lâune des mĂ©taphores les plus profondes de la vie humaine »[235], a marquĂ© de son empreinte les thĂ©ories dâEliade. Ellwood en veut pour preuve le concept eliadien de la « terreur de lâhistoire », contre laquelle lâhomme moderne ne dispose plus dâaucun rempart[236]. Ellwood dĂ©tecte dans ledit concept un « Ă©lĂ©ment de nostalgie » des temps anciens « oĂč le sacrĂ© Ă©tait fort et oĂč la terreur de lâhistoire avait Ă peine encore levĂ© la tĂȘte »[237].
Voix critiques
Généralisations abusives
Pour Ă©tayer ses thĂ©ories, Eliade convoque un large Ă©ventail de mythes et de rites ; nĂ©anmoins, il a Ă©tĂ© accusĂ© de vouloir gĂ©nĂ©raliser Ă lâexcĂšs, et beaucoup de chercheurs jugent que les Ă©lĂ©ments de preuve quâil apporte sont insuffisants et ne permettent pas de considĂ©rer comme principes universels, ou mĂȘme seulement gĂ©nĂ©raux, de toute pensĂ©e religieuse les propriĂ©tĂ©s gĂ©nĂ©rales postulĂ©es par Eliade. Selon lâun de ces chercheurs, « Eliade a pu certes ĂȘtre lâhistorien des religions contemporain le plus diffusĂ© et le plus influent », mais « beaucoup, sinon la plupart, des spĂ©cialistes en anthropologie, en sociologie, et mĂȘme en histoire des religions ont soit dĂ©daignĂ© soit bientĂŽt rĂ©pudiĂ© » les travaux dâEliade[238].
Geoffrey Kirk, spĂ©cialiste en lettres classiques, critique lâaffirmation dâEliade que les aborigĂšnes d'Australie et les anciens MĂ©sopotamiens auraient connu les concepts dâ« ĂȘtre », de « non-ĂȘtre », de « rĂ©el » et de « devenir », nonobstant quâil leur manquĂąt les termes pour les dĂ©signer. Kirk estime en outre quâEliade Ă©tend abusivement le champ dâapplication de ses thĂ©ories, et cite comme exemple la thĂšse dâEliade selon laquelle le mythe moderne du bon sauvage sâexpliquerait par la propension religieuse Ă idĂ©aliser lâĂąge primordial et mythique[239] ; pour Kirk, « de telles extravagances, combinĂ©es Ă une rĂ©pĂ©titivitĂ© marquĂ©e, ont fait quâEliade est peu apprĂ©ciĂ© chez les anthropologues et chez les sociologues »[239]. Kirk soupçonne quâEliade a Ă©difiĂ© sa thĂ©orie de lâĂ©ternel retour Ă partir des fonctions que remplit la mythologie chez les aborigĂšnes dâAustralie, pour lâappliquer ensuite Ă dâautres mythologies sur lesquelles cette thĂ©orie ne saurait sâappliquer ; p.ex., Kirk relĂšve que lâĂ©ternel retour est inapte Ă rendre compte adĂ©quatement des fonctions de la mythologie amĂ©rindienne ou grecque[240]. Kirk conclut que si « lâidĂ©e dâEliade constitue une grille de perception qui est valable pour certains mythes, elle ne peut servir de guide Ă une apprĂ©hension correcte de chacun dâeux »[241].
Il nâest jusquâĂ Wendy Doniger â successeur dâEliade Ă lâuniversitĂ© de Chicago â qui nâait fait observer (dans son avant-propos Ă Chamanisme dâEliade) que lâĂ©ternel retour nâest pas applicable Ă tous les mythes et rites, mĂȘme sâil vaut pour un grand nombre dâentre eux[242]. Toutefois, si Doniger sâaccorde Ă dire quâEliade tendait Ă faire des gĂ©nĂ©ralisations excessives, elle note que son penchant à « sâengager hardiment en faveur dâuniversaux » lui permit de discerner des structures sous-jacentes « qui embrassent le globe tout entier et lâensemble de lâhistoire humaine »[243]. Que ses thĂ©ories soient vraies ou non, raisonne-t-elle, les thĂ©ories eliadiennes demeurent utiles « comme points de dĂ©part Ă lâĂ©tude comparĂ©e des religions ». Elle signale que les thĂ©ories dâEliade se sont rĂ©vĂ©lĂ©es capables dâassimiler « de nouvelles donnĂ©es auxquelles Eliade nâavait pas accĂšs »[244].
Support empirique insuffisant
Plusieurs chercheurs ont reprochĂ© aux travaux dâEliade de manquer de fondement empirique. Ainsi est-il fait grief Ă Eliade dâavoir nĂ©gligĂ© « dâĂ©laborer une mĂ©thodologie appropriĂ©e pour lâhistoire des religions et dâĂ©tablir cette discipline au rang de science empirique »[245], encore que ces mĂȘmes critiques reconnaissent que « quoi quâil en soit, lâhistoire des religions ne devrait pas viser Ă devenir une science empirique »[245]. Est mise en cause en particulier, comme Ă©tant indĂ©montrable empiriquement, la thĂšse dâEliade selon laquelle le sacrĂ© est un Ă©lĂ©ment structurel de la conscience humaine : « nul jusquâici nâa rĂ©ussi Ă ramener au jour cette catĂ©gorie de base quâest le sacrĂ© »[246]. Lâanthropologue Alice Kehoe a Ă©tĂ© fort critique vis-Ă -vis de lâouvrage dâEliade sur le chamanisme, notamment au motif quâil nâĂ©tait pas anthropologue mais historien ; elle reproche Ă Eliade de nâavoir jamais fait de travail de terrain et de ne sâĂȘtre jamais mis en contact avec un quelconque groupe indigĂšne pratiquant le chamanisme, et que son Ćuvre a Ă©tĂ© composĂ©e Ă partir de sources diverses sans jamais avoir Ă©tĂ© corroborĂ©e par une recherche directe sur le terrain[247]. Le professeur Kees W. Bolle, de lâuniversitĂ© de Californie Ă Los Angeles, argua en revanche que « lâapproche du professeur Eliade [Ă©tait], dans tous ses travaux, empirique »[248], et accorda Ă Eliade une place Ă part, eu Ă©gard Ă ce que Bolle considĂ©rait comme une « attention [quâEliade prĂȘta plus spĂ©cialement] aux diverses motivations particuliĂšres » sous-tendant les diffĂ©rents mythes[248].
Dâautres ont pour leur part stigmatisĂ© sa tendance Ă mĂ©connaĂźtre les aspects sociaux de la religion[69]. Le chercheur français Daniel Dubuisson a mis en cause la stature universitaire dâEliade et la scientificitĂ© de ses travaux, pointant le (prĂ©sumĂ©) refus dâEliade dâenvisager les religions dans leur contexte historique et culturel, et soulignant que la notion eliadienne de hiĂ©rophanie prĂ©suppose lâexistence rĂ©elle d'un niveau surnaturel[76].
Ronald Inden, historien spĂ©cialisĂ© en histoire de lâInde et professeur Ă lâuniversitĂ© de Chicago, critiqua Mircea Eliade et dâautres grandes figures intellectuelles (telles que Carl Jung et Joseph Campbell entre autres) pour avoir concouru Ă la construction dâune « vision romantique » de lâhindouisme[249] ; il observe que leur maniĂšre dâaborder le sujet sâappuyait principalement sur une approche orientaliste et a fait en sorte que lâhindouisme a pu apparaĂźtre « comme un royaume privĂ©, produit de lâimagination et du sentiment religieux, qui fait dĂ©faut Ă lâhomme occidental moderne mais dont il Ă©prouve le besoin »[249].
Un modĂšle explicatif sans fenĂȘtre sur autrui
Dans LâErreur de Mircea Eliade, Albert Assaraf met lâaccent sur une carence du modĂšle thĂ©orique eliadien lourde de consĂ©quences pour lâhistoire des religions. Eliade, en dĂ©pit de lâimpressionnante richesse de ses sources documentaires, vide les faits religieux de leur dimension relationnelle. Son systĂšme explicatif, dominĂ© par les thĂ©ories de lâĂȘtre et des archĂ©types, est sans fenĂȘtre sur autrui, sans interactions interpersonnelles, sans circularitĂ© systĂ©mique. Le « plus navrant », Ă©crit Albert Assaraf, est quâEliade, en fin de TraitĂ© dâhistoire des religions, admet le caractĂšre central du symbolisme du lien, au point de le comparer Ă un super-archĂ©type «âqui tente de se rĂ©aliser sur tous les plans de lâexpĂ©rience magico-religieuse[250] ». Eliade consacre mĂȘme une longue monographie sur les dieux lieurs et le symbolisme des nĆuds dans Images et symboles, paru en 1952. Pour autant, « liens, ficelles, cordes, lassos, etc., restent pour [Eliade] des choses quâil range dans un rĂ©servoir statique dâimages innĂ©es : le transconscient. Mais nullement la matĂ©rialisation dâinteractions interpersonnelles dynamiques[251] ».
Du reste, pour montrer le caractĂšre Ă©minemment relationnel des phĂ©nomĂšnes religieux, LâErreur de Mircea Eliade sâemploie Ă traduire en des termes relationnels les grands sujets de prĂ©dilection dâEliade. Le sacrĂ© et son ambivalence, le symbolisme du centre, la non-homogĂ©nĂ©itĂ© de lâespace, le retour au temps des origines, le retour pĂ©riodique au Chaos, la mort-renaissance, lâinitiation, le sacrifice, la coĂŻncidence des contraires. Enfin, la structure des symboles longuement dĂ©veloppĂ©e par Eliade dans TraitĂ© dâhistoire des religions.
ExtrĂȘme droite et influences nationalistes
Si, sans doute, son Ćuvre thĂ©orique nâa jamais Ă©tĂ© subordonnĂ©e Ă ses opinions politiques de jeunesse, lâĂ©cole de pensĂ©e Ă laquelle Eliade avait adhĂ©rĂ© dans la Roumanie de lâentre-deux-guerres, Ă savoir : le trÄirism, ainsi que les ouvrages de Julius Evola, oĂč il continua ensuite de puiser inspiration, sont thĂ©matiquement liĂ©s avec le fascisme, notamment en adhĂ©rant Ă la Garde de fer[54] - [76] - [252] - [253]. LâĂ©crivain et universitaire roumain Marcel Tolcea a indiquĂ© quâĂ travers lâinterprĂ©tation particuliĂšre faite par Evola de lâĆuvre de GuĂ©non, Eliade garda un lien traçable indirect avec les idĂ©ologies dâextrĂȘme droite, y compris dans ses productions purement thĂ©oriques[54]. Daniel Dubuisson sâattarda plus particuliĂšrement au concept eliadien de homo religiosus, reflet selon lui de lâĂ©litisme fasciste, et argua que les visions quâavait Eliade du judaĂŻsme et de lâAncien Testament, visions qui dĂ©signent les HĂ©breux comme les ennemis de lâantique religion cosmique, permettaient en dĂ©finitive Ă Eliade de sauvegarder et perpĂ©tuer un discours antisĂ©mite[76].
Dans une piĂšce de 1930 signĂ©e par Eliade, Julius Evola Ă©tait prĂ©sentĂ© comme un grand penseur tandis que les intellectuels controversĂ©s Oswald Spengler, Arthur de Gobineau, Houston Stewart Chamberlain et lâidĂ©ologue nazi Alfred Rosenberg y Ă©taient couverts dâĂ©loges[76]. Evola, qui ne cessera de dĂ©fendre les principes essentiels du fascisme mystique, protesta un jour auprĂšs dâEliade en lui reprochant de nĂ©gliger de le citer, lui et GuĂ©non ; Eliade rĂ©pliqua que ses Ćuvres Ă©taient Ă©crites pour un public contemporain gĂ©nĂ©ral, et non Ă lâattention des initiĂ©s de cercles Ă©soteriques[254]. AprĂšs les annĂ©es 1960, Eliade prĂȘta, conjointement avec Evola, Louis Rougier et dâautres intellectuels, son soutien Ă Alain de Benoist et Ă son controversĂ© Groupement de recherche et d'Ă©tudes pour la civilisation europĂ©enne, incarnation de la mouvance intellectuelle de la Nouvelle Droite[255].
Eliade vouait aussi un intĂ©rĂȘt particulier Ă lâantique culte de Zalmoxis et du supposĂ© monothĂ©isme de celui-ci[256] - [257]. Cela, de mĂȘme que sa conclusion que la romanisation avait Ă©tĂ© superficielle dans la Dacie romaine, rejoignait la vision Ă laquelle souscrivaient les partisans contemporains du nationalisme protochroniste[69] - [256]. DâaprĂšs lâhistorien Sorin Antohi, Eliade pourrait bien avoir encouragĂ© des protochronistes tels quâEdgar Papu Ă mener les recherches qui aboutiront Ă lâaffirmation que les Roumains du Moyen Ăge avaient Ă©tĂ© les prĂ©curseurs de la Renaissance[258].
Dans son Ă©tude sur Eliade, Jung et Campbell, Robert Ellwood aborde lui aussi les liens entre travaux thĂ©oriques dâune part et engagements politiques controversĂ©s dâautre part, faisant remarquer que ces mythologistes ont tous trois Ă©tĂ© accusĂ©s dâadopter des positions politiques rĂ©actionnaires. Ellwood relĂšve le parallĂšle Ă©vident existant entre le conservatisme inhĂ©rent au mythe, lequel en effet convoque un Ăąge dâor primordial, et le conservatisme politique de lâextrĂȘme droite[259]. Toutefois, Ellwood tient Ă prĂ©ciser que lâexplication est sans doute plus complexe que cela. De quelque cĂŽtĂ© que leurs sympathies politiques aient pu se situer, Ă©crit-il, les trois mythologistes susmentionnĂ©s apparaissaient souvent « apolitiques sinon anti-politiques, rejetant avec dĂ©dain tout salut ici-bas »[260]. En outre, la nature de la connexitĂ© entre mythologie et politique diffĂšre pour les trois mythologistes concernĂ©s : dans le cas dâEliade, Ellwood croit quâun fort sens de la nostalgie (« de lâenfance, du temps jadis historique, de la religion cosmique, du paradis »)[104] a pu dĂ©terminer non seulement ses centres dâintĂ©rĂȘt thĂ©oriques, mais aussi ses reprĂ©sentations politiques.
Compte tenu que dans la derniĂšre partie de sa vie Eliade sâĂ©tait gardĂ© Ă lâĂ©cart de toute politique, Ellwood dut s'Ă©vertuer Ă extraire des travaux universitaires dâEliade une philosophie politique implicite. Ellwood estime que la nostalgie des traditions anciennes prĂ©sente chez lâEliade Ă lâĂąge mĂ»r ne fait pas de lui pour autant un rĂ©actionnaire au sens politique, ni mĂȘme un rĂ©actionnaire indolent, et ira jusquâĂ conclure quâen rĂ©alitĂ© Eliade Ă©tait Ă la fin de sa vie un « moderniste radical »[261] ; en effet, selon Ellwood :
« Ceux qui considĂšrent la fascination dâEliade pour le primordial comme simplement rĂ©actionnaire, dans lâhabituelle acception politique ou religieuse de ce mot, nâapprĂ©hendent pas lâEliade de la maturitĂ© dâune maniĂšre suffisamment radicale. [...] Pour lui, la tradition nâĂ©tait pas exactement une prescription au sens de Burke, ni la confiance sacrĂ©e de demeurer vivant gĂ©nĂ©ration aprĂšs gĂ©nĂ©ration, attendu quâEliade Ă©tait pleinement conscient que la tradition, tout comme les hommes et les nations, ne vit que par le changement voire par lâoccultation. DĂšs lors, la chose Ă faire nâest pas de tenter vainement de la garder immuable, mais de la mettre au jour lĂ oĂč elle se cache[261]. »
Selon Eliade, des Ă©lĂ©ments religieux perdurent dans la culture laĂŻque, mais « camouflĂ©e » sous des formes nouvelles[262]. Aussi Ellwood suppose-t-il quâEliade pensait dans son Ăąge mĂ»r que lâhomme moderne devait prĂ©server les Ă©lĂ©ments du passĂ©, mais ne devait pas tenter de les restaurer dans leur forme originelle par des politiques rĂ©actionnaires[263]. Il soupçonne quâEliade eĂ»t prĂ©conisĂ© « un Ătat minimal plutĂŽt que maximaliste », apte Ă permettre la transformation spirituelle personnelle sans lâimposer[264].
Nombre de commentateurs ont taxĂ© Eliade dâ« essentialisme », forme de gĂ©nĂ©ralisation par laquelle une « essence » commune est abusivement attribuĂ©e Ă un groupe entier â en lâoccurrence, Ă toutes les sociĂ©tĂ©s « religieuses » ou « traditionnelles ». Au surplus, certains ont cru dĂ©tecter un lien entre dâune part le prĂ©sumĂ© « essentialisme » dâEliade en ce qui touche Ă la religion, et dâautre part lâessentialisme fasciste rapportĂ© aux races et aux nations[265]. Aux yeux dâEllwood cependant, ce lien « semble assez tortueux, ne se rĂ©duisant en dĂ©finitive quâĂ guĂšre plus quâun argument ad hominem destinĂ© Ă attacher Ă toute lâĆuvre [thĂ©orique] dâEliade lâopprobre quâinspirent Ă toute personne dĂ©cente les troupes dâassaut et la Garde de Fer »[265]. NĂ©anmoins, Ellwood reconnaĂźt que certaines tendances communĂ©ment Ă lâĆuvre dans la « pensĂ©e mythologique » aient pu porter Eliade, ainsi que Jung et Campbell, Ă concevoir certains groupes humains dâune façon « essentialiste », et que cela puisse expliquer leur supposĂ© antisĂ©mitisme :
« Une tendance Ă penser en termes gĂ©nĂ©riques les peuples, races, religions ou partis, laquelle tendance est indiscutablement, ainsi que nous le verrons, lâĂ©cueil le plus redoutable de la pensĂ©e mythologique, y compris de celle de mythologistes modernes du nombre desquels sont nos trois auteurs, peut permettre la jonction avec un antisĂ©mitisme naissant, â ou la jonction peut avoir lieu dâautre maniĂšre[266]. »
Ćuvre littĂ©raire
Caractéristiques générales
Nombre des Ćuvres littĂ©raires de jeunesse de Mircea Eliade, en particulier les toutes premiĂšres, se signalent par leur charge Ă©rotique et par lâaccent mis sur lâexpĂ©rience subjective. De style moderniste, ces Ă©crits ont pu ĂȘtre comparĂ©s Ă ceux dâĂ©crivains roumains contemporains tels que Mihail Sebastian[267], I. Valerian[268], et Ion Biberi[269]. Outre vers HonorĂ© de Balzac et Giovanni Papini, ses prĂ©coces goĂ»ts littĂ©raires portaient Eliade vers Aldous Huxley et Miguel de Unamuno[43], ainsi que vers AndrĂ© Gide[8]. Il lut Ă©galement avec intĂ©rĂȘt la prose de Romain Rolland, de Henrik Ibsen, et des penseurs des LumiĂšres Voltaire et Denis Diderot[8]. Jeune homme, il lisait les Ćuvres dâauteurs roumains comme Liviu Rebreanu et PanaĂŻt Istrati ; au dĂ©but, il Ă©tait Ă©galement intĂ©ressĂ© par les Ćuvres en prose de Ionel Teodoreanu, mais les dĂ©savoua plus tard en critiquant leur auteur[8].
Analysant lâĆuvre dâEliade afin dâen dĂ©terminer les traits principaux, George CÄlinescu souligna quâEliade Ă©tait, sur le plan stylistique, fortement redevable Ă lâĂ©crivain français AndrĂ© Gide, et conclut quâil figurait, avec Camil Petrescu et quelques autres, parmi les disciples gidiens de premier plan dans la littĂ©rature roumaine[4] ; il signala quâĂ lâinstar de Gide, Eliade pensait que lâartiste « ne prend pas position, mais Ă©prouve le bien et le mal tout en sâaffranchissant de lâun et de lâautre, et en maintenant une curiositĂ© intacte »[4]. Un aspect spĂ©cifique de cette insistance sur lâexpĂ©rience est constituĂ© par lâexpĂ©rimentation sexuelle ; CÄlinescu relĂšve Ă cet Ă©gard que les Ćuvres de fiction dâEliade tendent Ă mettre en scĂšne une figure masculine « possĂ©dant toutes les femmes praticables dans une famille [donnĂ©e] »[270], et que dâautre part, Eliade dĂ©peint les femmes en rĂšgle gĂ©nĂ©rale comme « moyens de base en vue dâune expĂ©rience sexuelle et rĂ©pudiĂ©es ensuite avec un rude Ă©gotisme »[270].
Aux yeux de CÄlinescu, une telle vision de la vie devait dĂ©boucher fatalement sur la « banalitĂ© », ayant pour effet Ă son tour que les jeunes auteurs allaient ĂȘtre saisis par le « culte du moi » et par « un mĂ©pris envers la littĂ©rature »[4]. De façon plus polĂ©mique, CÄlinescu postula que la focale supposĂ©ment mise par Mircea Eliade sur la « jeunesse agressive » servit Ă instiller chez ses collĂšgues Ă©crivains roumains de lâentre-deux-guerres lâidĂ©e quâils partageaient une commune destinĂ©e en tant que gĂ©nĂ©ration Ă part[4]. En outre, le mĂȘme commentateur mit en relief que les rĂ©cits dâEliade, quoique situĂ©s en Roumanie, Ă©taient dĂ©pourvus dâune « perception de la rĂ©alitĂ© immĂ©diate », et, que si lâon prend en considĂ©ration les noms non traditionnels que lâĂ©crivain inclinait Ă donner Ă ses personnages roumains, ces derniers ne dĂ©notaient aucune « spĂ©cificitĂ© »[271]. De plus, toujours dans lâopinion de CÄlinescu, les rĂ©cits Eliade Ă©taient souvent des « compositions sensationnalistes du genre des revues illustrĂ©es »[272]. LâĂ©valuation que fera Mircea Eliade lui-mĂȘme de sa propre production littĂ©raire dâavant 1940 oscillera entre expressions de fiertĂ©[42] et lâĂąpre verdict quâelle avait Ă©tĂ© Ă©crite Ă lâintention « dâun lectorat de petites dames et de lycĂ©ens »[75].
Une caractĂ©ristique secondaire, mais unificatrice et prĂ©sente dans la plupart des rĂ©cits dâEliade, est le dĂ©cor dans lequel se dĂ©roule lâaction, savoir : une Bucarest magique et en partie fictive[7]. Ces rĂ©cits furent aussi, pour une part, des vecteurs servant Ă illustrer, ou Ă faire affleurer, ses propres recherches dans le domaine de la religion, de mĂȘme que les concepts quâil introduira plus tard[7]. Ainsi des commentateurs tels que Matei CÄlinescu et Carmen MuÈat ont-ils argumentĂ© quâune caractĂ©ristique principale de lâĆuvre fantastique dâEliade est la permutation quâil opĂšre entre surnaturel et monde physique : selon cette interprĂ©tation, Eliade transforme la rĂ©alitĂ© quotidienne en un lieu inintelligible, tandis que la sphĂšre surnaturelle intrusive promet au contraire de rĂ©vĂ©ler le sens de la vie[273]. Cette notion fut Ă son tour mise en relation avec les idĂ©es dâEliade sur la transcendance, en particulier avec sa vision que les miracles, une fois quâils ont Ă©tĂ© « camouflĂ©s » dans la vie ou dans lâHistoire, deviennent alors « mĂ©connaissables »[273].
Romans dâinspiration orientale
Lâune des premiĂšres Ćuvres de fiction dâEliade, le controversĂ© rĂ©cit Ă la premiĂšre personne intitulĂ© Isabel Èi apele diavolului (1930 ; trad. fr. Isabelle et les eaux du diable, 1999), prend pour sujet la figure dâun universitaire jeune et brillant, dont la principale crainte est, selon ses propres dires, « dâĂȘtre commun »[274]. Les expĂ©riences du personnage sont consignĂ©es dans des « blocs-notes », oĂč il tient registre de ses expĂ©riences singuliĂšres, vĂ©cues en Inde britannique, pour la plupart sexuelles, et dont lâenchaĂźnement compose le rĂ©cit. Le narrateur se dĂ©crit lui-mĂȘme comme Ă©tant dominĂ© par « une indiffĂ©rence diabolique » envers « toute chose ayant un rapport avec lâart ou la mĂ©taphysique », et prĂ©fĂ©rant se concentrer sur lâĂ©rotisme[274]. Reçu comme hĂŽte par un pasteur, lâuniversitaire envisage des aventures amoureuses avec lâĂ©pouse du pasteur, avec sa servante, et finalement avec sa fille Isabel. AprĂšs avoir persuadĂ© le fils adolescent du pasteur Ă fuguer, avoir Ă©tĂ© lâinitiateur sexuel dâune fille de 12 ans, puis lâamant dâune femme beaucoup plus ĂągĂ©e, le personnage tente donc aussi de sĂ©duire Isabel. Bien quâelle sâĂ©prenne de lui, la jeune fille ne cĂšde pas Ă ses avances, mais finira par permettre quâun autre personnage abuse dâelle et la rende enceinte, en laissant ensuite savoir Ă lâobjet de son affection quâelle nâa pas cessĂ© pendant tout ce temps de penser Ă lui[275].
Lâun des livres les plus cĂ©lĂšbres dâEliade, le roman Maitreyi (1933 ; trad. fr. la Nuit bengali, 1950), repose sur son propre vĂ©cu, et renferme de façon dissimulĂ©e des dĂ©tails de ses rapports avec Surendranath Dasgupta et avec la fille de celui-ci, la poĂ©tesse et romanciĂšre Maitreyi Devi. Le personnage principal, Allan, est un Anglais qui rend visite Ă un ingĂ©nieur indien, Narendra Sen, et fait la cour Ă sa fille, qui se donne Ă elle-mĂȘme le nom de Maitreyi. Ă nouveau, le rĂ©cit est construit Ă partir de « blocs-notes » dans lesquels Allan Ă©crit ses commentaires, technique narrative que CÄlinescu qualifie dâ« ennuyeuse », et son rĂ©sultat de « cynique »[275].
Allan prend place ainsi aux cĂŽtĂ©s des autres personnages masculins dâEliade qui privilĂ©gient lâaction, la sensation et lâexpĂ©rience ; ses chastes rapports avec Maitreyi sont encouragĂ©s par Sen, qui en escompte un mariage, institution que le potentiel beau-fils europĂ©en cependant abhorre[275]. Allan en revanche est trĂšs dĂ©sireux de dĂ©couvrir la version orientale de lâamour platonique que pourrait lui apporter Maitreyi et qui se caractĂ©rise par un attachement spirituel plutĂŽt que par le contact physique[276]. Cependant, leur relation vire bientĂŽt au physique, et Maitreyi dĂ©cide de sâattacher Ă Allan comme on le ferait Ă un mari, mais par une noce informelle et intime, lors de laquelle elle fait vĆu dâamour et invoque une dĂ©esse de la terre pour sceller leur union[271]. Lorsqu'il dĂ©couvre cela, le pĂšre Narendra Sen devient furieux, rejette lâhĂŽte et maintient Maitreyi dans le confinement. En rĂ©action, sa fille rĂ©sout dâavoir des rapports sexuels avec un Ă©tranger de modeste extraction, afin de devenir enceinte dans lâespoir que ses parents lâautoriseront en consĂ©quence dâĂ©pouser son amant. Toutefois, le rĂ©cit jette aussi le doute sur les comportements antĂ©rieurs de Maitreyi, en rĂ©percutant des rumeurs selon lesquelles elle nâĂ©tait pas vierge au moment oĂč elle et Allan sâĂ©taient rencontrĂ©s pour la premiĂšre fois, ce qui semble dĂ©noncer son pĂšre comme un hypocrite[271].
George CÄlinescu se montre rĂ©ticent vis-Ă -vis de ce roman, Ă©pinglant que les rapports physiques autant que la rage du pĂšre apparaissent artificiels, et pointant que la mise en doute par Eliade de lâhonnĂȘtetĂ© de ses personnages indiens avait tournĂ© lâintrigue en un exercice dâ« humour ethnologique »[271]. Relevant par ailleurs que lâĆuvre exploite le thĂšme classique du mĂ©tissage, qui rappelle les Ćuvres de François-RenĂ© de Chateaubriand et de Pierre Loti[275], le critique conclut que le principal mĂ©rite du livre est dâavoir introduit le genre exotique dans la littĂ©rature roumaine[271].
LâĆuvre prĂ©coce de Mircea Eliade comprend encore Èantier (litt. Chantier), compte rendu, en partie romancĂ© et en partie sous forme de journal, de son sĂ©jour en Inde, ouvrage auquel George CÄlinescu reproche sa « monotonie », et, tout en lui faisant crĂ©dit dâun ensemble dâ« observations intelligentes », critiqua la « banalitĂ© de ses dialogues idĂ©ologiques »[271]. Èantier dâautre part attira lâattention en raison de lâĂ©vocation de la toxicomanie, en particulier celle de lâopium, dont il a Ă©tĂ© suggĂ©rĂ© quâelle fait rĂ©fĂ©rence Ă une expĂ©rience rĂ©elle quâEliade aurait eu lors de son voyage[82].
Portraits dâune gĂ©nĂ©ration
Dans son premier roman, Ă©crit Ă la premiĂšre personne et intitulĂ© le Roman de l'adolescent myope, Eliade dĂ©crit ses expĂ©riences dâĂ©lĂšve de lycĂ©e[8]. Ce roman atteste de lâinfluence quâexerçait sur lui lâĆuvre de Giovanni Papini, en particulier son roman autobiographique Un homme fini de 1913[8]. Chacun des chapitres se lit comme une nouvelle autonome et lâĆuvre dans son ensemble joue sur la ligne de dĂ©marcation entre roman et journal intime[8]. Le critique littĂ©raire Eugen Simion considĂ©ra ce roman comme Ă©tant, parmi les tentatives littĂ©raires prĂ©coces dâEliade, celle prĂ©sentant « la plus grande valeur », mais estima que le livre, pour « ambitieux » quâil fĂ»t, avait Ă©chouĂ© Ă atteindre « un format esthĂ©tiquement satisfaisant »[8]. Selon Simion, la qualitĂ© dâinnovation du roman rĂ©sidait dans sa technique, dans son projet de dĂ©peindre avec authenticitĂ© les expĂ©riences vĂ©cues, et dans les Ă©clairages quâil offre de la psychologie de lâadolescent[8]. La rĂ©putation de ce roman provient aussi de ce que le narrateur y est dĂ©crit pratiquant lâauto-flagellation[8].
Le personnage central du roman dâEliade Ăntoarcerea din rai (1934 ; trad. fr. « Retour du paradis », 2014) est de Paul (Pavel) Anicet, jeune homme recherchant la connaissance Ă travers ce que CÄlinescu dĂ©signa par lâ« excĂšs sexuel »[271], et qui au terme de sa quĂȘte se retrouve avec une sensibilitĂ© Ă©moussĂ©e : confrontĂ© Ă la mort de son pĂšre, Anicet fond en larmes, mais seulement aprĂšs avoir assistĂ©, dâun bout Ă lâautre, Ă tout un long dĂźner[271]. Les autres personnages, destinĂ©s Ă incarner la gĂ©nĂ©ration dâEliade, recherchent tous la connaissance soit Ă travers la violence, soit en se retirant du monde ; toutefois, Ă lâopposĂ© dâAnicet, ils Ă©chouent finalement Ă se dominer rigoureusement[271]. Paul lui-mĂȘme finit par abandonner sa croyance en lâĂ©rotisme comme moyen dâapprentissage, et se suicide dans lâespoir dâatteindre ainsi Ă lâunitĂ© primordiale. Cette solution, comme le nota George CÄlinescu, fait Ă©cho au singulier meurtre dans les Caves du Vatican de Gide[271]. Eliade lui-mĂȘme indiqua que le sujet du livre Ă©tait « la perte de la bĂ©atitude, des illusions et de lâoptimisme qui avaient dominĂ© les vingt premiĂšres annĂ©es de la Grande Roumanie[277]. Selon Robert Ellwood, le roman traduit le sentiment dâEliade dâune perte de « lâatmosphĂšre dâeuphorie et de foi » de son adolescence[234]. CÄlinescu critique Retour du paradis, qualifiant les dialogues de « maladroits », sa ligne narrative de « vide », et sa valeur artistique dâ« inexistante », mais dĂ©clare que le lecteur pourrait nĂ©anmoins trouver lâouvrage pertinent Ă titre de « document dâune mentalitĂ© »[271].
Le long roman les Hooligans (Huliganii) se prĂ©sente comme une fresque familiale, mais derriĂšre celle-ci, câest le tableau de toute une gĂ©nĂ©ration qui est brossĂ©. Le protagoniste central du livre, Petru Anicet, est un compositeur qui fait grand cas de lâexpĂ©rimentation ; les autres personnages sont Dragu, qui estime quâune « expĂ©rience de hooligan » (terme Ă prendre au sens d'Ă©meutier) constitue « le seul dĂ©part dans la vie qui soit fĂ©cond », et le militant totalitaire Alexandru PleÈa, en quĂȘte de « vie hĂ©roĂŻque » Ă travers lâenrĂŽlement de la jeunesse dans des « rĂ©giments parfaits, tous pareillement intoxiquĂ©s par un mythe collectif »[278] - [279]. CÄlinescu pense que les jeunes personnages masculins sont tous redevables au Raskolnikov de Fiodor DostoĂŻevski de Crime et ChĂątiment[270]. Anicet, qui partage en partie avec PleÈa lâidĂ©e dâune expĂ©rimentation collective, est Ă©galement portĂ© sur des aventures Ă©rotiques et entreprend de sĂ©duire les femmes de la famille Lecca, qui ont louĂ© ses services comme professeur de piano[270]. Le romancier dâorigine roumaine Norman Manea qualifia lâexpĂ©rience dâAnicet de « dĂ©fi ostentatif aux conventions bourgeoises, dĂ©fi dans lequel maladies vĂ©nĂ©riennes et lubricitĂ© se tiennent compagnie »[278]. Lors dâun Ă©pisode du livre, Anicet convainc AniÈoara Lecca de voler, Ă titre dâacte gratuit, ses propres parents, outrage qui conduira sa mĂšre Ă la dĂ©chĂ©ance morale et finalement au suicide[270]. George CÄlinescu reprocha au roman ses incohĂ©rences et ses « excĂšs de dostoĂŻevskisme », mais dut mĂ©connaĂźtre que le portrait de la famille Lecca Ă©tait « suggestif » et que les scĂšnes dramatiques Ă©taient Ă©crites avec « une quiĂ©tude poĂ©tique remarquable »[270].
La matiĂšre du roman Nunta Ăźn cer (1938 ; trad. fr. sous le titre Noces au paradis, 1981) est constituĂ©e des Ă©changes Ă©pistolaires entre deux amis (masculins), dont lâun est un artiste et lâautre un homme ordinaire, et qui se lamentent de leurs respectives dĂ©convenues amoureuses : le premier se plaignant dâune amoureuse qui dĂ©sirait des enfants de lui alors quâil nâen voulait pas, tandis que le deuxiĂšme Ă©voque son abandon par une femme qui, au contraire de son souhait Ă lui, ne voulait pas devenir enceinte de lui. Eliade laisse entendre au lecteur quâils parlent en rĂ©alitĂ© dâune seule et mĂȘme femme[272].
Littérature fantastique
Les tout premiers ouvrages de Mircea Eliade, qui pour la plupart ne furent publiĂ©s quâultĂ©rieurement, appartiennent au genre fantastique. Lâun des premiers parmi ces exercices littĂ©raires Ă ĂȘtre imprimĂ©, Cum am gÄsit piatra filosofalÄ (1921 ; Comment jâai dĂ©couvert la pierre philosophale), rĂ©vĂšle que lâauteur Ă©tait attirĂ© dĂšs lâadolescence par les sujets quâil allait ensuite explorer tout au long de sa carriĂšre, en particulier lâĂ©sotĂ©risme et lâalchimie[8]. Ăcrit Ă la premiĂšre personne, le rĂ©cit dĂ©peint une expĂ©rience qui, pendant un moment, semble aboutir Ă la dĂ©couverte de la pierre philosophale[8]. Parmi les Ă©crits prĂ©coces dâEliade sont Ă ranger Ă©galement deux canevas de romans : Minunata cÄlÄtorie a celor cinci cÄrÄbuÈi in Èara furnicilor roÈii (litt. « le Merveilleux Voyage des cinq scarabĂ©es vers le pays des fourmis rouges ») et Memoriile unui soldat de plumb (« MĂ©moires dâun soldat de plomb »)[8]. Dans le premier citĂ©, une compagnie de scarabĂ©es espions est dĂ©pĂȘchĂ©e chez les fourmis rouges, et leur pĂ©riple fournit le prĂ©texte Ă des commentaires satiriques[8]. Quant au deuxiĂšme, Memoriile unui soldat de plumb, Eliade indiqua lui-mĂȘme quâil sâagissait dâun projet ambitieux, conçu comme une grande fresque englobant la naissance de l'univers, lâabiogĂ©nĂšse, lâĂ©volution humaine, et toute lâhistoire universelle[8].
Le conte fantastique DomniÈoara Christina (1936 ; trad. fr. Mademoiselle Christina, 1978), qui provoqua un scandale[270], a pour sujet le destin dâune famille excentrique, les Moscu, dont la demeure est hantĂ©e par le fantĂŽme dâune jeune femme assassinĂ©e, connue sous le nom de Christina. Lâapparition prĂ©sente quelques caractĂšres communs avec les vampires et les strigoi : il est rĂ©putĂ© boire le sang du bĂ©tail et celui dâun jeune membre de la famille[270]. Le jeune homme Egor devient la cible du dĂ©sir de Christina, et le conte le dĂ©crit faisant lâamour avec elle[270]. AprĂšs avoir observĂ© que lâintrigue et le dĂ©cor rappelaient les rĂ©cits dâĂ©pouvante de lâĂ©crivain allemand Hanns Heinz Ewers, et avoir dĂ©fendu DomniÈoara Christina contre les dures critiques, CÄlinescu souligna le caractĂšre « affligeant » de lâ« environnement international » dans lequel surgit cette Ćuvre[270]. Ayant relevĂ© dans le rĂ©cit un ensemble dâĂ©lĂ©ments renvoyant Ă la nĂ©crophilie, au fĂ©tichisme menstruel et Ă lâĂ©phĂ©bophilie, il conclut que le livre Ă©tait sous-tendu par une propension Ă cultiver une « profonde impuretĂ© »[270].
Le court rĂ©cit intitulĂ© Èarpele (1936 ; trad. fr. Andronic et le Serpent, 1979) fut caractĂ©risĂ© par George CÄlinescu comme « hermĂ©tique »[270]. Lors dâune randonnĂ©e en forĂȘt, plusieurs personnages sont tĂ©moins dâun acte de magie accompli par le personnage masculin dâAndronic, qui rĂ©ussit Ă convoquer un serpent hors du fond dâune riviĂšre et Ă le confiner sur une Ăźle. Ă la fin du rĂ©cit, Andronic et le personnage fĂ©minin de Dorina se retrouvent ensemble sur cette mĂȘme Ăźle, nus et enlacĂ©s en une sensuelle Ă©treinte[270]. CÄlinescu voulut y voir une allusion Ă la gnose, Ă la Kabbale et Ă la mythologie babylonienne, tout en rattachant le serpent Ă Ophion, figure anguipĂšde et symbole majeur de la mythologie grecque[270]. Il se dĂ©clara cependant insatisfait de cette mise en jeu dâimages symboliques, trouvant cet artifice « languissant »[272].
La nouvelle Un om mare (1945 ; litt. Un grand homme), rĂ©digĂ©e pendant le sĂ©jour dâEliade au Portugal, met en scĂšne une personne ordinaire, lâingĂ©nieur Cucoanes, qui grandit incessamment et de façon incontrĂŽlĂ©e, atteignant des proportions Ă©normes et finissant par disparaĂźtre dans les zones inhabitĂ©es des Monts Bucegi[280]. Les rĂ©fĂ©rences de ce rĂ©cit furent consignĂ©es par Eliade dans la mĂȘme section de ses notes privĂ©es que celle oĂč il avait copiĂ© les expĂ©riences dâAldous Huxley, constatation qui porta Matei CÄlinescu Ă postuler que Un om mare Ă©tait un produit direct de la prise de drogues par lâauteur[82]. Ce mĂȘme commentateur, dans lâopinion de qui Un om mare Ă©tait « sans doute la nouvelle la plus mĂ©morable dâEliade », Ă©tablit un lien avec les uriaÈi, personnages de gĂ©ant issus du folklore roumain[280].
Autres Ă©crits
Eliade rĂ©interprĂ©ta la figure mythologique dâIphigĂ©nie dans sa piĂšce de thĂ©Ăątre homonyme de 1941. Ici en effet, la jeune fille sâĂ©prend dâAchille, et accepte dâĂȘtre sacrifiĂ©e sur le bĂ»cher, comme moyen dâassurer Ă la fois le bonheur de son amant (en accord avec les prĂ©dictions dâun oracle) et la victoire de son pĂšre Agamemnon dans la guerre de Troie[281]. Commentant cette association entre amour et mort, Ă quoi se livre le personnage dâIphigĂ©nie, le critique de thĂ©Ăątre roumain Radu Albala Ă©crivit quâil sâagissait dâun possible Ă©cho de la lĂ©gende de MeÈterul Manole, dans laquelle le maĂźtre-bĂątisseur du monastĂšre de Curtea de ArgeÈ dut sacrifier son Ă©pouse en Ă©change de la permission dâachever lâouvrage[281]. En opposition aux versions antĂ©rieures du mythe dues Ă Euripide et Jean Racine, celle dâEliade se termine par un sacrifice pleinement accompli[281].
Ă cĂŽtĂ© de son Ćuvre de fiction, Eliade Ă©crivit en exil plusieurs volumes de mĂ©moires, de journaux intimes et de rĂ©cits de voyage, qui couvrent diffĂ©rentes phases de sa vie et furent publiĂ©s sporadiquement. Lâun des premiers reprĂ©sentants de cet ensemble dâĂ©crits est India, qui recueille les comptes rendus de ses dĂ©placements Ă travers le sous-continent indien[81]. Sergio Vila-SanjuĂĄn, collaborateur au quotidien espagnol La Vanguardia, qualifia de « grand livre » le premier volume de lâAutobiographie dâEliade (embrassant la pĂ©riode de 1907 Ă 1937), mais jugea que lâautre volume principal Ă©tait « plus conventionnel et insincĂšre »[7]. Selon Vila-SanjuĂĄn, ces textes rĂ©vĂ©leraient Mircea Eliade comme « un personnage dostoĂŻevskien », de mĂȘme que comme « une personne accomplie, une figure goĂ©thĂ©enne »[7].
Un ouvrage qui suscita un intĂ©rĂȘt particulier est son Jurnal portughez (litt. « Journal portugais »), achevĂ© de rĂ©diger pendant son sĂ©jour Ă Lisbonne et publiĂ© seulement aprĂšs la mort de son auteur. Une portion de ce journal, celle qui traitait de son sĂ©jour en Roumanie, est supposĂ©e avoir Ă©tĂ© perdue[6]. Ses voyages en Espagne, relatĂ©s en partie dans Journal portugais, devinrent lâobjet dâun volume Ă part, Jurnal cordobez (litt. « Journal cordouan »), quâEliade composa Ă partir de diffĂ©rents blocs-notes indĂ©pendants[81]. Jurnal portughez montre Eliade en butte Ă la dĂ©pression et Ă une crise politique, et fut considĂ©rĂ© par Andrei OiÈteanu comme « une [expĂ©rience de lecture] absolument bouleversante, par lâimmense souffrance que [le livre] exhale »[82]. Selon lâhistorien de la littĂ©rature Paul Cernat, une partie de lâouvrage est « un chef-dâĆuvre de son Ă©poque », tandis que quelque 700 pages seraient mieux Ă leur place dans la section Divers Ă©crits de la bibliographie dâEliade[42]. Remarquant que le livre comprend des passages oĂč Eliade parle de lui-mĂȘme en termes Ă©logieux, notamment en se comparant favorablement Ă Goethe et au poĂšte national roumain Mihai Eminescu, Cernat taxa lâĂ©crivain dâ« Ă©golĂątrie », et alla jusquâĂ en infĂ©rer quâEliade Ă©tait « prĂȘt Ă enjamber des cadavres au motif de sa 'mission' spirituelle »[42]. Les mĂȘmes passages portĂšrent le philosophe et journaliste CÄtÄlin Avramescu Ă estimer que le comportement dâEliade dĂ©notait de la « mĂ©galomanie »[75].
Eliade est Ă©galement lâauteur de plusieurs essais de critique littĂ©raire. Dans sa jeunesse, parallĂšlement Ă son Ă©tude sur Julius Evola, il publia des essais qui initiĂšrent le public roumain Ă quelques auteurs reprĂ©sentatifs de la philosophie et de la littĂ©rature espagnole modernes, parmi lesquels Adolfo Bonilla San MartĂn, Miguel de Unamuno, JosĂ© Ortega y Gasset, Eugeni d'Ors, Vicente Blasco Ibåñez et Marcelino MenĂ©ndez y Pelayo[81]. Il Ă©crivit aussi un essai Ă propos de lâĆuvre de James Joyce, en la mettant en liaison avec ses propres thĂ©ories sur lâĂ©ternel retour (« [la littĂ©rature de Joyce] est saturĂ©e de nostalgie du mythe de lâĂ©ternel recommencement »), et tenant Joyce lui-mĂȘme pour une figure anti-historiciste « archaĂŻque » entre les modernistes[282]. Dans les annĂ©es 1930, Eliade Ă©dita les Ćuvres complĂštes de lâhistorien roumain Bogdan Petriceicu Hasdeu[8].
M. L. Ricketts dĂ©couvrit et traduisit en anglais une piĂšce de thĂ©Ăątre inĂ©dite Ă©crite par Mircea Eliade Ă Paris en 1946 et intitulĂ©e Aventura SpiritualÄ (« Une aventure spirituelle »). Le texte fut publiĂ© pour la premiĂšre fois dans Theory in Action, la revue du Transformative Studies Institute[283], en 2012.â
Adaptations Ă lâĂ©cran
- La Nuit Bengali (1988), film de Nicolas Klotz avec Hugh Grant, Soumitra Chatterjee, Supriya Pathak et Shabana Azmi, sur un scénario de Jean-Claude CarriÚre.
- DomniÈoara Christina (« Miss Christina »), adaptĂ© deux fois au cinĂ©ma en Roumanie (1992 et 2013), sous le mĂȘme titre.
- Èarpele (« le Serpent ») (1996).
- Eu sunt Adam!, film roumain de Dan Pita (1996).
- L'Homme sans Ăąge (2007), film de Francis Ford Coppola avec Tim Roth, Bruno Ganz, Alexandra Maria Lara, AndrĂ© Hennicke, Marcel IureÈ et Adrian Pintea.
Controverse : antisémitisme et liens avec la Garde de fer
PremiĂšres prises de position publiques
Dans les premiĂšres annĂ©es de sa carriĂšre publique, Eliade se montra Ă©minemment tolĂ©rant vis-Ă -vis des juifs en gĂ©nĂ©ral, et de la minoritĂ© juive de Roumanie en particulier. Ainsi sa prĂ©coce condamnation des politiques antisĂ©mites nazies sâaccompagna-t-elle, en ce qui concerne son propre pays, de nettes rĂ©serves Ă lâĂ©gard des attaques de Nae Ionescu contre les juifs et de tentatives de sa part pour en attĂ©nuer les effets[47] - [284].
Ă la fin des annĂ©es 1930, Mihail Sebastian, ostracisĂ© par les mesures antisĂ©mites du gouvernement roumain, fut amenĂ© Ă sâinterroger sur lâengagement de ses amis roumains aux cĂŽtĂ©s de lâextrĂȘme droite. La rupture idĂ©ologique qui sâensuivit entre Eliade et lui a Ă©tĂ© comparĂ©e par lâĂ©crivain Gabriela Adamesteanu Ă celle entre Jean-Paul Sartre et Albert Camus[278]. Dans son Journal, publiĂ© longtemps aprĂšs sa mort survenue en 1945, Sebastian affirme que les actions dâEliade dans les annĂ©es 1930 tĂ©moignent bien de son antisĂ©mitisme ; selon Sebastian, Eliade fut aimable avec lui jusquâau moment oĂč Eliade dĂ©cida de sâengager en politique et de couper en mĂȘme temps tous ses liens avec Sebastian[47] - [285]. Cependant, avant que leur relation dâamitiĂ© ne vĂźnt Ă se briser, Sebastian sâaccorda le loisir, affirme-t-il, de fixer par Ă©crit le contenu de leurs conversations (que dâailleurs il publiera plus tard), lors desquelles Eliade aurait notamment exprimĂ© des points de vue antisĂ©mites. Aux dires de Sebastian, Eliade aurait dit en 1939 :
« La rĂ©sistance des Polonais Ă Varsovie est une rĂ©sistance juive. Seuls les youpins sont capables de menacer dâenvoyer femmes et enfants sur la ligne de front, pour tirer avantage des scrupules des Allemands. Les Allemands nâont aucun intĂ©rĂȘt Ă la destruction de la Roumanie. Un gouvernement pro-allemand seul peut nous sauver... Ce qui se passe Ă la frontiĂšre avec la Bucovine est un scandale, car de nouvelles vagues de juifs sont en train dâinonder le pays. PlutĂŽt quâune Roumanie une nouvelle fois envahie par les youtres, il serait prĂ©fĂ©rable dâavoir un protectorat allemand[286]. »
La relation dâamitiĂ© entre Eliade et Sebastian dĂ©clina abruptement durant la guerre : ce dernier, craignant pour sa sĂ©curitĂ© sous le rĂ©gime pro-nazi dâIon Antonescu, espĂ©rait quâEliade, alors en fonction dans la diplomatie, intervĂźnt en sa faveur ; mais, lors de son bref retour en Roumanie, Eliade ne vit ni nâapprocha Sebastian[7] - [47].
UltĂ©rieurement, Mircea Eliade exprimera ses regrets de nâavoir pas eu lâoccasion de racheter son amitiĂ© avec Sebastian avant que celui-ci ne pĂ©rĂźt dans un accident de la route[42] - [79]. Paul Cernat dĂ©cela dans cette affirmation dâEliade lâaveu quâil « comptait sur le soutien [de Sebastian], en vue de se rĂ©intĂ©grer dans la vie et la culture roumaines », et suggĂšre quâEliade ait pu escompter de son ami quâil se portĂąt garant de lui face Ă des autoritĂ©s hostiles[42]. Certaines des derniĂšres notes consignĂ©es par Sebastian dans son journal indiquent que leur auteur repensait avec nostalgie Ă ses anciens rapports avec Eliade, et quâil en dĂ©plorait lâissue[7] - [47].
Eliade fournit deux explications distinctes de son refus de rencontrer Sebastian, la premiĂšre sâappuyant sur la circonstance que ses faits et gestes Ă©taient surveillĂ©s par la Gestapo, la seconde, formulĂ©e dans son journal, invoquant la honte quâil aurait Ă©prouvĂ©e Ă reprĂ©senter un rĂ©gime qui cherchait Ă humilier les juifs, et qui lui faisait Ă©viter dâavoir Ă affronter son ancien ami[47]. Un autre point de vue sur cette affaire fut donnĂ© en 1972 par le magazine israĂ©lien Toladot, qui souligna quâen sa qualitĂ© de reprĂ©sentant officiel, Eliade Ă©tait au courant quâAntonescu avait consenti Ă la mise en Ćuvre de la solution finale en Roumanie et savait comment cela Ă©tait susceptible dâaffecter Sebastian[47]. Dâautre part, des rumeurs circulaient selon lesquelles Sebastian et Nina MareÈ Ă©taient amants, ce qui a pu contribuer au dissentiment entre les deux hommes de lettres[7].
Hormis son engagement dans un mouvement connu pour son antisĂ©mitisme, Eliade sâabstenait habituellement de faire des dĂ©clarations Ă propos de la question juive. Un article cependant quâil intitula PiloÈii orbi (« les Pilotes aveugles ») et qui parut dans le quotidien Vremea en 1936, atteste de ce quâil souscrivait Ă quelques-unes au moins des accusations profĂ©rĂ©es par la Garde de fer Ă lâencontre de la communautĂ© juive :
« Depuis la guerre [comprendre : la PremiĂšre Guerre mondiale], les juifs se sont mis Ă occuper les villages des MaramureÈ et de la Bucovine, et acquis la majoritĂ© absolue dans les bourgs et villes de Bessarabie[287]. [...] Il serait absurde de sâattendre Ă ce que les juifs se rĂ©signent Ă devenir une minoritĂ© avec certains droits et avec de trĂšs nombreux devoirs â aprĂšs quâils ont goĂ»tĂ© le miel du pouvoir et conquis autant de positions de commandement quâil leur fut possible de faire. Les juifs se battent en ce moment de toutes leurs forces pour maintenir leurs positions, dans lâattente dâune future offensive â et, pour ma part, je comprends leur lutte et admire leur vitalitĂ©, tĂ©nacitĂ©, gĂ©nie[288]. »
Une annĂ©e plus tard, un texte, assorti de sa photo et censĂ© ĂȘtre sa rĂ©ponse Ă une enquĂȘte menĂ©e par la revue Buna Vestire de la Garde de fer sur les motifs de soutenir ce mouvement, parut dans les colonnes de ladite revue. Le bref extrait suivant de ce texte pourrait dĂ©noter un sentiment anti-juif :
« La nation roumaine peut-elle finir sa vie dans le plus triste des dĂ©clins dont fĂ»t jamais tĂ©moin lâhistoire, minĂ©e par la misĂšre et la syphilis, conquise par les juifs et mise en lambeaux par des Ă©trangers, dĂ©moralisĂ©e, trahie, vendue pour quelques millions de leis[47] - [289] ? »
DâaprĂšs le critique littĂ©raire Z. Ornea, Eliade nia, dans les annĂ©es 1980, la paternitĂ© de ce texte, expliquant que sa signature et sa photographie avaient Ă©tĂ© usurpĂ©es par Mihail Polihroniade, rĂ©dacteur en chef du magazine, pour en pourvoir un texte que ce dernier avait rĂ©digĂ© lui-mĂȘme aprĂšs avoir Ă©chouĂ© Ă obenir la contribution dâEliade ; il ajouta qu'Ă©tant donnĂ© son respect pour Polihroniade, il nâavait pas souhaitĂ© sâexprimer publiquement sur cette affaire antĂ©rieurement[290].
Exil et polémiques de son vivant
Dumitru G. Danielopol, confrĂšre diplomate en poste Ă Londres pendant le sĂ©jour dâEliade dans cette ville, dĂ©clara que celui-ci se plaisait Ă sâidentifier comme « un phare du mouvement [savoir : de la Garde de fer] » et comme une victime de la rĂ©pression exercĂ©e par Carol II[69]. En , lorsque lâ« Ătat national lĂ©gionnaire » vit le jour, le ministĂšre britannique des Affaires Ă©trangĂšres mit Mircea Eliade sur sa liste noire, aux cĂŽtĂ©s de cinq autres Roumains, en raison de ses accointances avec la Garde de fer et de soupçons quâil sâapprĂȘtait Ă espionner pour le compte de lâAllemagne nazie[92]. Selon diverses sources, le diplomate Eliade se proposait aussi, pendant quâil rĂ©sidait comme diplomate au Portugal, d'y diffuser de la propagande en faveur de la Garde de fer[69]. Dans son Jurnal portughez, Eliade se dĂ©finit lui-mĂȘme comme « un LĂ©gionnaire » [7] - [42], et Ă©voque telle pĂ©riode de sa vie au dĂ©but des annĂ©es 1940 comme son « apothĂ©ose lĂ©gionnaire »[42] - [47].
La dĂ©politisation dâEliade Ă ses dĂ©buts dans la carriĂšre diplomatique Ă©tait Ă©galement vue avec mĂ©fiance par son ancien ami intime EugĂšne Ionesco, qui indiqua quâĂ lâissue de la DeuxiĂšme Guerre mondiale, la conviction personnelle dâEliade, telle quâil en fit part Ă ses amis, revenait Ă dire que « tout est fichu dĂšs lors que le communisme a gagnĂ© »[291]. Ces rĂ©vĂ©lations font partie de lâexamen sommaire et sĂ©vĂšre auquel Ionesco soumit, dans une lettre adressĂ©e Ă Tudor Vianu, le parcours des diffĂ©rents intellectuels aux affinitĂ©s lĂ©gionnaires, dont beaucoup Ă©taient de ses amis ou de ses anciens amis[69] - [292]. En 1946, Ionesco communiqua Ă Petru Comarnescu quâil ne dĂ©sirait voir ni Eliade ni Cioran, et quâil les considĂ©rait tous deux comme des « LĂ©gionnaires pour toujours », ajoutant : « nous sommes des hyĂšnes les uns pour les autres »[293].
Belu Zilber, communiste et ancien ami dâEliade, refusa, lorsquâil assista Ă la confĂ©rence de Paris en 1946, de rencontrer Eliade, au motif que celui-ci, quand il Ă©tait affiliĂ© Ă la Garde de fer, avait « dĂ©noncĂ© les gens de gauche », et prĂ©cisa, opposant Eliade Ă Cioran, que « tous deux sont des LĂ©gionnaires, mais [que Cioran] est, lui, honnĂȘte »[294]. Trois ans aprĂšs, les activitĂ©s politiques dâEliade furent Ă nouveau lâobjet de dĂ©bats quand une traduction italienne de son Techniques du Yoga Ă©tait sur le point dâĂȘtre publiĂ©e Ă la maison dâĂ©dition Giulio Einaudi, aux penchants de gauche ; la polĂ©mique fut probablement orchestrĂ©e par les autoritĂ©s roumaines[295].
En , lorsque Horia Sima, qui dirigeait la Garde de fer dĂ©sormais en exil, fut rĂ©pudiĂ© par une faction au sein de ce mouvement, le nom de Mircea Eliade figurait sur une liste de personnes soutenant Sima, encore quâil soit toujours possible que cette mention ait Ă©tĂ© faite sans son consentement[295]. Selon le tĂ©moignage du dissident en exil et romancier Dumitru Èepeneag, Eliade aurait exprimĂ© vers cette mĂȘme Ă©poque sa sympathie envers les membres de la Garde de fer en gĂ©nĂ©ral, quâil dĂ©crivait comme « courageux »[296]. Ă lâinverse, selon Robert Ellwood, le Mircea Eliade quâil frĂ©quenta dans les annĂ©es 1960 Ă©tait totalement apolitique, se tenait Ă lâĂ©cart des « passions politiques de ce temps-lĂ aux Ătats-Unis », et « disait-on, ne lisait jamais les journaux »[297], jugement partagĂ© par Sorin Alexandrescu[6]. Ioan Petru Culianu, lâun des disciples dâEliade, rappela que les journalistes dĂ©signaient lâuniversitaire roumain comme « le grand reclus »[9]. Nonobstant son retrait de lâengagement politique radical, la prospĂ©ritĂ© de la Roumanie continua, poursuivit Ellwood, Ă le prĂ©occuper. Il se voyait, lui et dâautres intellectuels roumains en exil, comme membres dâun cercle Ćuvrant à « maintenir la culture dâune Roumanie libre et, par-dessus tout, Ă publier des textes devenus impubliables en Roumanie mĂȘme »[298].
Ă partir de 1969, le passĂ© dâEliade devint sujet Ă dĂ©bat public en IsraĂ«l. Lâhistorien Gershom Scholem demanda Ă Eliade de sâexpliquer sur ses anciennes attitudes, ce que celui-ci consentit Ă faire, mais en termes vagues[47] - [69] - [299]. Au terme de cet Ă©change, Scholem manifesta son insatisfaction, et argua quâIsraĂ«l ne saurait souhaiter la bienvenue Ă lâuniversitaire roumain[69]. Dans les derniĂšres annĂ©es de la vie dâEliade, son disciple Culianu mit au jour et critiqua publiquement ses activitĂ©s en faveur de la Garde de fer dans les annĂ©es 1930 ; les relations entre les deux hommes sâen aigrirent[300]. Lâautre disciple roumain dâEliade, Andrei OiÈteanu, observa que dans les annĂ©es qui suivirent la mort dâEliade, des conversations avec diffĂ©rentes personnes ayant connu Eliade avaient rendu Culianu moins sĂ»r de ses affirmations antĂ©rieures, et lâavaient portĂ© Ă dĂ©clarer : « Monsieur Eliade nâa jamais Ă©tĂ© antisĂ©mite, membre de la Garde de fer, ou pro-nazi. Mais, en tout Ă©tat de cause, je suis portĂ© Ă croire quâil Ă©tait plus proche de la Garde de fer que je nâaurais aimĂ© le croire »[301].
Dans les premiers temps de sa polĂ©mique avec Culianu, Mircea Eliade dĂ©plora dans un de ses Ă©crits quâ« il ne soit pas possible dâĂ©crire une histoire objective » de la Garde de fer et de son chef Corneliu Zelea Codreanu[302]. AllĂ©guant que les gens « ne voudront accepter rien moins que des apologĂ©tiques [...] ou des exĂ©cutions », il soutint : « AprĂšs Buchenwald et Auschwitz, mĂȘme des personnes honnĂȘtes sont incapables dâobjectivitĂ© »[302].
Polémiques posthumes
Outre les arguments prĂ©sentĂ©s par Daniel Dubuisson, les points de vue critiques sur lâengagement politique de Mircea Eliade et son adhĂ©sion Ă lâantisĂ©mitisme et au fascisme ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©s par Adriana Berger, Leon Volovici, Alexandra Lagniel-Lavastine, Florin Èurcanu et dâautres, qui se sont attachĂ©s Ă dĂ©celer des indices dâantisĂ©mitisme chez Eliade aussi bien dans son Ćuvre Ă©crite qu'Ă travers ses liaisons avec des antisĂ©mites contemporains, tels que le fasciste occultiste italien Julius Evola. Volovici, par exemple, reproche Ă Eliade non seulement son appui Ă la Garde de fer, mais aussi dâavoir rĂ©pandu lâantisĂ©mitisme et lâantimaçonnisme en Roumanie dans les annĂ©es 1930[303]. En 1991, le romancier exilĂ© Norman Manea fit paraĂźtre un essai oĂč il condamnait fermement lâattachement dâEliade Ă la Garde de fer[7].
Ă lâopposĂ©, dâautres universitaires, comme Bryan Rennie, ont affirmĂ© quâil nây a pas Ă ce jour de preuves de lâaffiliation dâEliade, ou de services actifs rendus par lui, Ă quelque mouvement ou organisation fasciste ou totalitaire que ce soit, ni dâengagement rĂ©el de sa part dans un tel mouvement, ni davantage dâindication dâun appui continu prĂȘtĂ© par lui Ă des idĂ©aux nationalistes aprĂšs que leur nature fondamentalement violente eĂ»t Ă©tĂ© mise au jour. Ils soutiennent dâautre part que lâenseignement et les travaux dâEliade ne sont porteurs dâaucune empreinte dâopinions politiques explicites, ajoutant que ceux qui attaquent Eliade poursuivent des objectifs politiques[32] - [304]. Lâuniversitaire roumain Mircea Handoca, responsable de lâĂ©dition roumaine des Ă©crits dâEliade, affirme que la controverse autour dâEliade avait Ă©tĂ© attisĂ©e par un groupe dâĂ©crivains en exil, dont Manea Ă©tait un des principaux reprĂ©sentants, et pense pour sa part que lâassociation dâEliade avec la Garde de fer relevait de la conjecture, induite chez certains critiques par lâattachement du jeune Eliade aux valeurs chrĂ©tiennes et par ses positions conservatrices, de mĂȘme que par sa croyance quâune Roumanie lĂ©gionnaire pourrait faire pendant Ă lâEstado Novo portugais[7]. Handoca pense quâEliade revit ses positions dĂšs quâil eut dĂ©couvert que les LĂ©gionnaires avaient versĂ© dans la violence, et assure quâil nây existe aucune preuve rĂ©elle de lâaffiliation dâEliade Ă la Garde de fer comme mouvement politique[7]. De plus, JoaquĂn GarrigĂłs, traducteur de lâĆuvre dâEliade en langue espagnole, certifia quâaucun des textes dâEliade quâil lui avait Ă©tĂ© donnĂ© de consulter ne le montre comme Ă©tant antisĂ©mite[7]. Sorin Alexandrescu, neveu de Mircea Eliade et son commentateur, certifie que les opinions politiques dâEliade Ă©taient essentiellement conservatrices et patriotiques, motivĂ©es en partie par sa crainte de lâUnion soviĂ©tique, crainte partagĂ©e par nombre dâautres jeunes intellectuels[7]. Arguant de lâadmiration Ă©prouvĂ©e par Eliade pour Gandhi, diffĂ©rents autres auteurs concluent quâEliade devait ĂȘtre un avocat de la non-violence[7].
Robert Ellwood met lui aussi lâengagement dâEliade dans la Garde de fer en relation avec son conservatisme, et fait le lien entre dâune part cet aspect de la vie dâEliade et dâautre part sa nostalgie et ses recherches sur les sociĂ©tĂ©s primitives. Selon Ellwood, la part dâEliade qui ressentait une attirance pour « la libertĂ© de nouveaux commencements telle que suggĂ©rĂ©e par les mythes primitifs » est la mĂȘme que celle qui Ă©prouvait de lâattrait pour la Garde de fer, avec sa notion quasi mythologique dâun nouveau commencement par une « rĂ©surrection nationale »[305] ; plus fondamentalement encore, Ellwood voit Eliade comme une personne « instinctivement spirituelle » qui comprenait la Garde de fer comme un mouvement spirituel[306]. Dans lâopinion dâEllwood, Eliade Ă©tait conscient que lâ« Ăąge dâor » de lâantiquitĂ© Ă©tait dĂ©sormais hors de portĂ©e pour un profane, que cet Ăąge pouvait ĂȘtre rappelĂ© mais non rĂ©instaurĂ© ; aussi un « Ăąge dâargent secondaire sâĂ©tendant sur les quelques derniĂšres centaines dâannĂ©es », sous les espĂšces de la renaissance culturelle du royaume de Roumanie au XIXe siĂšcle, a-t-il dĂ» lui apparaĂźtre comme un objet de nostalgie « plus accessible »[307]. Pour le jeune Eliade, la Garde de fer dut sembler une voie par oĂč revenir Ă lâĂąge dâargent dâune Roumanie glorieuse, ce mouvement annonçant en effet vouloir « se vouer au renouveau culturel et national du peuple roumain par un appel Ă ses racines spirituelles »[297]. Ellwood dĂ©peint le jeune Eliade comme quelquâun de « capable dâĂȘtre enflammĂ© par des archĂ©types mythologiques et inconscient du mal qui allait se dĂ©chaĂźner »[308].
Compte tenu quâEliade sâest plus tard mis en retrait de la politique, et eu Ă©gard aussi au caractĂšre trĂšs personnel et idiosyncratique de sa forme ultĂ©rieure de religiositĂ©[264], Ellwood conjecture que lâEliade de la maturitĂ© aurait probablement rejetĂ© le « sacrĂ© corporatiste » de la Garde de fer[264]. Selon Ellwood, le dĂ©sir dâune « rĂ©surrection » de la Roumanie, Ă©prouvĂ© par lâEliade de la maturitĂ©, est certes le mĂȘme dĂ©sir que celui qui porta le jeune Eliade Ă soutenir la Garde de fer, mais lâauteur mĂ»r sâest efforcĂ© de lui donner une expression apolitique sous la forme dâun engagement à « prĂ©server la culture dâune Roumanie libre » dans son pays dâorigine de lâautre cĂŽtĂ© de lâocĂ©an[309]. Dans lâun de ses textes, Eliade Ă©crivit : « contre la terreur de lâHistoire, seules existent deux possibilitĂ©s de dĂ©fense : lâaction ou la contemplation »[310] ; selon Ellwood, le jeune Eliade choisit la premiĂšre option, tentant de rĂ©former le monde par lâaction, tandis que lâEliade mĂ»r essaya de rĂ©sister intellectuellement Ă la terreur de lâHistoire[234].
La version des Ă©vĂ©nements donnĂ©e par Eliade lui-mĂȘme, version oĂč son implication dans la politique dâextrĂȘme droite est prĂ©sentĂ©e comme marginale, se rĂ©vĂ©la contenir plusieurs imprĂ©cisions et des affirmations non vĂ©rifiables[69] - [311]. Par exemple, Eliade dit que son amitiĂ© pour Nae Ionescu avait seule donnĂ© lieu Ă son arrestation[312]. Lâon sait quâĂ une autre occasion, rĂ©agissant Ă une requĂȘte de Gershom Scholem, il nia expressĂ©ment avoir jamais contribuĂ© Ă la revue Buna Vestire[69]. Sorin Antohi relĂšve dâautre part quâ« Eliade mourut sans jamais avoir clairement exprimĂ© de regrets pour ses sympathies envers la Garde de fer »[313]. Z. Ornea remarqua que dans un bref passage de son Autobiographie, celui oĂč il Ă©voque lâincident Einaudi, Eliade parle de « mes actes imprudents et mes erreurs commis dans ma jeunesse » comme dâ« une sĂ©rie de malentendus qui devaient me poursuivre toute ma vie »[314] ; Ornea observa que câĂ©tait lĂ la seule fois oĂč lâuniversitaire roumain commenta son engagement politique avec une dose dâauto-critique, et fit contraster cette dĂ©claration avec lâhabituel refus dâEliade de discuter « pertinemment » de ses anciennes positions[295]. Ayant passĂ© en revue les arguments avancĂ©s en soutien dâEliade, Sergio Vila-SanjuĂĄn conclut : « NĂ©anmoins, les billets pro-LĂ©gionnaires dâEliade perdurent dans les bibliothĂšques de presse, et il ne fit jamais montre de regret pour ses liens [avec la Garde de fer] et ne cessa, jusque dans ses tout derniers Ă©crits, dâinvoquer la figure de son maĂźtre Nae Ionescu »[7].
Dans son Felix Culpa, Manea accusa directement Eliade dâavoir enjolivĂ© ses mĂ©moires dans le but de minimiser un passĂ© embarrassant[7]. La parution de Jurnalul portughez relança le dĂ©bat Ă propos de la rĂ©ticence dâEliade Ă dĂ©savouer la Garde de fer. Sorin Alexandrescu dit pouvoir conclure de certaines notes de ce journal quâEliade avait bien « rompu avec son passĂ© dâextrĂȘme droite »[6]. CÄtÄlin Avramescu taxa cette conclusion de tentative de le « blanchir », et, rĂ©agissant Ă lâassertion dâAlexandrescu selon laquelle le soutien de son oncle Ă la Garde de fer avait toujours Ă©tĂ© superficielle, expliqua quâen fait Jurnal portughez, ainsi que dâautres Ă©crits de la mĂȘme Ă©poque, manifestait le dĂ©senchantement dâEliade Ă la suite des positions pro-chrĂ©tiennes des LĂ©gionnaires et, parallĂšlement, sa sympathie croissante pour le nazisme et les penchants paĂŻens de celui-ci[75]. Paul Cernat, aprĂšs avoir soulignĂ© que câĂ©tait le seul des ouvrages autobiographiques dâEliade Ă nâavoir pas Ă©tĂ© remaniĂ© par son auteur, conclut que le livre prouve a contrario quâEliade avait toujours tentĂ© de « camoufler » ses sympathies politiques au lieu de les rejeter rĂ©solument et pour de bon[42].
Andrei OiÈteanu argua que dans sa maturitĂ©, Eliade sâĂ©tait Ă©loignĂ© de ses anciennes positions et quâil en Ă©tait mĂȘme venu jusquâĂ sympathiser avec la gauche non-marxiste et avec le mouvement hippie[89] - [95]. Il nota que si Eliade sâĂ©tait effrayĂ© au dĂ©but des consĂ©quences du militantisme hippie, les intĂ©rĂȘts que lui et eux partageaient, en plus de leur position en faveur du communalisme et de lâamour libre, lâavaient amenĂ© Ă estimer que les hippies formaient un « mouvement quasi religieux » qui « redĂ©couvrait la sacralitĂ© de la vie »[315]. AprĂšs avoir proposĂ© de diviser les commentateurs dâEliade en deux camps, lâun « maximaliste » et lâautre « minimaliste » â le premier tendant Ă amplifier, le second Ă estomper lâimportance de lâimpact quâeurent sur Eliade les idĂ©es lĂ©gionnaires â, OiÈteanu prĂŽna une attitude de modĂ©ration en rappelant que les tentations fascistes dâEliade Ă©taient Ă corrĂ©ler avec les choix politiques de sa gĂ©nĂ©ration dans son ensemble[299].
Symbolisme politique dans la fiction dâEliade
Plusieurs analystes ont tentĂ© de mettre les Ćuvres de fiction dâEliade en rapport avec ses conceptions politiques, et avec la politique roumaine en gĂ©nĂ©ral. TrĂšs tĂŽt dĂ©jĂ , George CÄlinescu mit en Ă©vidence que le modĂšle totalitaire esquissĂ© dans le roman Huliganii s'appuyait sur « une allusion Ă certains mouvements politiques de jadis [...], sublimĂ©s dans une philosophie de la mort, abstruse sâil en est, et tenue pour le chemin de la connaissance »[270]. Ă lâinverse, Ăntoarcerea din rai prend pour sujet, entre autres, une rĂ©bellion communiste avortĂ©e, dans laquelle les personnages principaux avaient Ă©tĂ© amenĂ©s Ă sâengager[271].
Le sacrifice dâIphigĂ©nie, devenu un acte volontaire dans la version quâen donna Eliade, fut interprĂ©tĂ© par diffĂ©rents commentateurs, Ă commencer par Mihail Sebastian, comme une allusion complaisante Ă la foi dans lâengagement et dans la mort, telle que professĂ©e par la Garde de fer, ainsi quâĂ lâissue sanglante de la rĂ©bellion des LĂ©gionnaires de 1941[47]. Dix ans aprĂšs la premiĂšre, lorsque la piĂšce fut rĂ©Ă©ditĂ©e par dâanciens LĂ©gionnaires rĂ©fugiĂ©s en Argentine, le texte de cette nouvelle Ă©dition fut rĂ©visĂ© avant publication par Eliade lui-mĂȘme[47]. Câest du reste la lecture dâIphigenia qui incita Culianu Ă effectuer des recherches sur les affiliations politiques passĂ©es de son ancien mentor[47].
Un om mare fut Ă lâorigine dâune controverse particuliĂšre, lorsque Culianu crut dĂ©celer dans le personnage central une rĂ©fĂ©rence directe Ă Corneliu Zelea Codreanu et Ă sa montĂ©e en popularitĂ©, interprĂ©tation reposant en partie sur une similaritĂ© entre, dâune part, deux sobriquets dont avait Ă©tĂ© affublĂ© le chef lĂ©gionnaire (lâun par ses adversaires, lâautre par ses partisans), et dâautre part, sur le nom mĂȘme du personnage principal, Cucoanes[280]. Matei CÄlinescu, sans rejeter la lecture de Culianu, argumenta quâen tout Ă©tat de cause, la piĂšce en tant que telle sâĂ©tait toujours dĂ©robĂ©e Ă toute interpretation politique[280]. Commentant cet Ă©change, lâhistorien de la littĂ©rature et essayiste Mircea Iorgulescu mit en doute lâassertion originale de Culianu, puisque, Ă sa connaissance, il nâexiste aucune preuve historique pour Ă©tayer un tel point de vue[280].
En marge des Ćuvres principales dâEliade, sa tentative littĂ©raire de jeunesse, le roman fantastique Minunata cÄlÄtorie a celor cinci cÄrÄbuÈi in Èara furnicilor roÈii, qui met en scĂšne une population de fourmis rouges vivant dans une sociĂ©tĂ© totalitaire et se constituant en bandes pour harceler les scarabĂ©es, a pu ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme une allusion Ă lâUnion soviĂ©tique et au communisme[8]. Bien quâEliade finĂźt par ĂȘtre admis en Roumanie communiste, cette Ćuvre fut interdite de publication pendant cette pĂ©riode, la censure officielle y ayant en effet identifiĂ© quelques fragments jugĂ©s spĂ©cialement problĂ©matiques par les censeurs[8].
Postérité
Hommages et rémanence
Une chaire dâHistoire des religions, financĂ©e par un fonds de dotation et rattachĂ©e Ă la Divinity School de lâuniversitĂ© de Chicago, reçut le nom dâEliade en reconnaissance de son importante contribution Ă la recherche thĂ©orique dans ce domaine ; la titulaire actuelle (et la premiĂšre en exercice) est Wendy Doniger.
Pour Ă©valuer les apports dâEliade et de Joachim Wach Ă la discipline de lâHistoire des religions, lâuniversitĂ© de Chicago choisit lâannĂ©e 2006 (situĂ©e Ă mi-chemin entre le 50e anniversaire de la mort de Wach et le 100e anniversaire de la naissance dâEliade) comme date dâune confĂ©rence de deux jours consacrĂ©e Ă Ă©changer des rĂ©flexions sur la contribution universitaire respective de ces deux auteurs, ainsi que sur leur attitude politique (dĂ»ment recadrĂ©e dans le contexte social et historique) et sur les rapports entre leur vie et leur Ćuvre[87].
En 1990, dans le sillage de la RĂ©volution roumaine, Eliade fut Ă©lu Ă titre posthume membre de lâAcadĂ©mie roumaine. En Roumanie mĂȘme, la revue Archaeus (revue fondĂ©e en 1997, et affiliĂ©e Ă la facultĂ© dâhistoire de lâuniversitĂ© de Bucarest) Ă©tablit un Ă©tat rĂ©capitulatif de lâhĂ©ritage de Mircea Eliade dans le domaine de lâHistoire des religions. La 6e ConfĂ©rence spĂ©ciale de lâAssociation europĂ©enne pour lâĂ©tude de la Religion et de lâAssociation internationale dâhistoire des religions, consacrĂ©e Ă lâHistoire religieuse de lâEurope et de lâAsie, eut lieu Ă Bucarest du au ; une section importante de ce congrĂšs Ă©tait dĂ©diĂ©e Ă la mĂ©moire de Mircea Eliade, dont lâhĂ©ritage dans le domaine de lâHistoire des religions fut soigneusement examinĂ© par diffĂ©rents universitaires, certains desquels avaient Ă©tĂ© ses Ă©tudiants Ă lâuniversitĂ© de Chicago[316].
Comme il fut soulignĂ© par Sorin Antohi, Eliade, Emil Cioran et Constantin Noica « reprĂ©sentent, dans la culture roumaine, les expressions ultimes de lâexcellence, [Eliade et Cioran] ayant apportĂ© la preuve que la culture roumaine de lâentre-deux-guerres (et, par extension, la culture roumaine dans son ensemble) Ă©tait Ă mĂȘme dâatteindre le plus haut niveau de profondeur, de raffinement et de crĂ©ativitĂ© »[313]. Lors dâune enquĂȘte menĂ©e en 2006 par une chaĂźne de la tĂ©lĂ©vision publique roumaine pour dĂ©signer les Plus Grands Roumains de lâhistoire, Mircea Eliade arriva au 7e rang ; son dossier avait Ă©tĂ© dĂ©fendu par le journaliste DragoÈ Bucurenci. Un boulevard du quartier PrimÄverii, dans le nord de Bucarest, fut rebaptisĂ© Ă son nom, de mĂȘme quâune rue Ă Cluj-Napoca, et son nom fut donnĂ© Ă des lycĂ©es Ă Bucarest, SighiÈoara et ReÈiÈa. La maison des Eliade rue Melodiei Ă Bucarest fut dĂ©molie sous le rĂ©gime communiste et un immeuble Ă appartements Ă©rigĂ© Ă sa place ; sa deuxiĂšme rĂ©sidence, boulevard Dacia, porte une plaque commĂ©morative en son honneur[7].
Lâimage dâEliade dans la perception contemporaine sâexplique aussi par sa dimension politique. Lâhistorien Irina Livezeanu note que le respect dont il jouit en Roumanie correspond Ă celui portĂ© Ă dâautres « penseurs et politiciens nationalistes » ayant « fait leur rentrĂ©e sur la scĂšne contemporaine en grande partie comme des hĂ©ros dâun passĂ© prĂ©- et anticommuniste », notamment Nae Ionescu et Cioran, mais aussi Ion Antonescu et Nichifor Crainic[317]. Par ailleurs, selon OiÈteanu, qui sâappuie sur les notes personnelles dâEliade lui-mĂȘme, il y avait un intĂ©rĂȘt rĂ©ciproque entre lâauteur et la communautĂ© hippie amĂ©ricaine, certains membres de celle-ci voyant mĂȘme dans Eliade « un gourou »[89].
Ă partir de 1970, Eliade fut membre du comitĂ© de patronage de la revue Nouvelle Ăcole du Groupement de recherche et d'Ă©tudes pour la civilisation europĂ©enne (GRECE) aux cĂŽtĂ©s notamment de personnalitĂ©s comme Jean Mabire et Roland Gaucher, mais aussi des reprĂ©sentants de l'Ă©sotĂ©risme et du mysticisme tels que Raymond Abellio ou Louis Pauwels[318]. La figure dâEliade fut Ă©galement convoquĂ©e, aux cĂŽtĂ©s de Julius Evola, comme source dâinspiration et maĂźtre Ă penser par les reprĂ©sentants de la Nouvelle Droite allemande se rĂ©clamant de la rĂ©volution conservatrice des annĂ©es 1920 en Allemagne (on citera Ă cet Ă©gard en particulier le magazine controversĂ© Junge Freiheit et lâessayiste Karlheinz WeiĂmann)[319] - [320]. Cependant les intellectuels de ce rĂ©seau ont aussi utilisĂ© la pensĂ©e de bon nombre d'autres savants rĂ©putĂ©s comme Georges DumĂ©zil, Christian J. Guyonvarc'h, Martin Heidegger, etc.[321]. En 2007, la biographie dâEliade par Florin Èurcanu fut publiĂ©e dans une traduction allemande par la maison dâĂ©dition Antaios, qui est un organe de la Neue Rechte[320] ; la grande presse allemande nâen fit du reste aucune recension[320]. Dâautres sections de lâextrĂȘme droite europĂ©enne revendiquent aussi Eliade comme leur inspirateur, et lui imputent Ă mĂ©rite ses relations avec la Garde de fer ; on citera ici les exemples du nĂ©o-fasciste italien Claudio Mutti et des groupements roumains qui se plaisent Ă faire remonter leurs origines au Mouvement lĂ©gionnaire[299].
Dans Occultisme, sorcellerie et modes culturelles (1978), Eliade n'hésita pas à témoigner de son admiration pour René Guénon, ce qui a contribué à ranger ses travaux du cÎté de l'ésotérisme[322].
Références à Eliade dans la littérature, au cinéma et au théùtre
Peu aprĂšs leur parution, les romans et nouvelles de Mircea Eliade furent souvent la cible de traitements satiriques : ainsi, avant quâils ne deviennent amis, Nicolae Steinhardt, usant du pseudonyme dâAntisthius, en publia-t-il plusieurs parodies[13]. Maitreyi Devi, qui sâinsurgea contre le compte rendu fait par Eliade de leur rencontre et de leurs relations, en donnera, en guise de rĂ©plique aux Nuits bengali, sa propre version romancĂ©e, rĂ©digĂ©e originellement en langue bengali, sous le titre de Na Hanyate, puis traduite en anglais sous le titre It Does Not Die[33]. Plusieurs auteurs, dont Ioan Petru Culianu, ont dressĂ© un parallĂšle entre la piĂšce Rhinoceros dâEugĂšne Ionesco, de 1959, qui appartient au thĂ©Ăątre de l'absurde et met en scĂšne la population dâune petite ville en proie Ă une mĂ©tamorphose collective, et lâimpact quâeut le fascisme dans l'entre-deux-guerres sur certains des proches amis dâIonesco, parmi lesquels Eliade[323].
En 2000, Saul Bellow fit paraĂźtre son controversĂ© roman Ravelstein, dont lâaction se dĂ©roule Ă lâuniversitĂ© de Chicago et dont un des personnages est Radu Grielescu, que plusieurs critiques ont identifiĂ© avec Eliade. Le portrait de celui-ci, brossĂ© Ă travers les dĂ©clarations du personnage Ă©ponyme, est sujet Ă polĂ©mique : Grielescu, prĂ©sentĂ© comme un disciple de Nae Ionescu, avait pris part au pogrom de Bucarest de 1941, et se trouve Ă Chicago en tant quâuniversitaire rĂ©fugiĂ©, sollicitant lâamitiĂ© dâun confrĂšre juif en vue de sa propre rĂ©habilitation[324]. La critique littĂ©raire et traductrice roumaine Antoaneta Ralian, qui connaissait personnellement Bellow, expliqua dans un article de 2005 que ce portrait peu flatteur Ă©tait en grande partie attribuable Ă certaines circonstances particuliĂšres dans la vie de Bellow, qui en effet venait de divorcer de son Ă©pouse Alexandra Bagdasar, Roumaine dâorigine et disciple dâEliade [325] ; elle tint aussi Ă rappeler que lors dâun entretien en 1979, Bellow exprima son admiration pour Eliade[325].
Le film La Nuit bengali, de 1988, mis en scĂšne par Nicolas Klotz, sur un scĂ©nario de Jean-Claude CarriĂšre dâaprĂšs la traduction française de Maitreyi, est interprĂ©tĂ© par lâacteur britannique Hugh Grant dans le rĂŽle dâAllan, le personnage europĂ©en inspirĂ© dâEliade, et par Supriya Pathak dans le rĂŽle de Gayatri, personnage basĂ© sur la figure de Maitreyi Devi (laquelle avait refusĂ© quâon la citĂąt nommĂ©ment)[33]. Le film, taxĂ© de pornographique par des militants hindous, ne fut projetĂ© quâune seule fois en Inde[33]. Outre la Nuit bengali, les films tirĂ©s dâĆuvres dâEliade, ou sây rĂ©fĂ©rant, sont entre autres : Mircea Eliade et la redĂ©couverte du SacrĂ© (1987), qui sâinscrit dans la sĂ©rie documentaire tĂ©lĂ©visĂ©e Architecture et GĂ©ographie sacrĂ©es de Paul Barba-Negra ; DomniÈoara Christina, film roumain de 1992, mis en scĂšne par Viorel Sergovici ; Eu Adam (1996), de Dan Pita ; et l'Homme sans Ăąge (2007, dâaprĂšs Jeunesse sans jeunesse), de Francis Ford Coppola.
Dans les derniĂšres annĂ©es du rĂ©gime de Nicolae CeauÈescu, la piĂšce de thĂ©Ăątre Iphigenia figura de nouveau dans les programmes des thĂ©Ăątres ; en , une nouvelle version, mise en scĂšne par Ion Cojar, eut sa premiĂšre au ThĂ©Ăątre national de Bucarest, avec dans les rĂŽles principaux Mircea Albulescu, Tania Filip et Adrian Pintea[281]. Parmi les Ćuvres dâEliade adaptĂ©es au thĂ©Ăątre, citons encore : La ÈigÄnci, qui fit lâobjet de deux adaptations, Cazul Gavrilescu (« lâAffaire Gavrilescu »), mis en scĂšne par Gelu Colceag et reprĂ©sentĂ© au thĂ©Ăątre Nottara[326], et une piĂšce homonyme du metteur en scĂšne Alexandru Hausvater, dont la premiĂšre eut lieu au thĂ©Ăątre Odeon de Bucarest en 2003 (avec notamment Adriana Trandafir, Florin Zamfirescu et Carmen TÄnase dans la distribution)[327]. En , Ă lâoccasion du 100e anniversaire de la naissance dâEliade, la SociĂ©tĂ© roumaine de radiodiffusion organisa une Semaine Mircea Eliade, durant laquelle furent diffusĂ©es plusieurs adaptations pour la radio dâĆuvres de lâauteur[328]. En septembre de cette mĂȘme annĂ©e, la metteuse en scĂšne et auteur dramatique Cezarina Udrescu rĂ©alisa un spectacle multimĂ©dia inspirĂ© dâun certain nombre dâĆuvres Ă©crites par Mircea Eliade lors de son sĂ©jour au Portugal ; intitulĂ© Apocalipsa dupÄ Mircea Eliade (« lâApocalypse selon Mircea Eliade »), le spectacle, interprĂ©tĂ© par Ion Caramitru, Oana Pellea et RÄzvan Vasilescu, eut lieu dans le cadre dâun festival culturel organisĂ© par la radio publique roumaine[329]. Du rĂ©cit DomniÈoara Christina furent tirĂ©s deux livrets dâopĂ©ra : le premier opĂ©ra, de mĂȘme titre, est lâĆuvre du compositeur roumain Èerban Nichifor et connut sa premiĂšre reprĂ©sentation en 1981 sous lâĂ©gide de la radio publique roumaine[330] ; le second, intitulĂ© La señorita Cristina, fut Ă©crit par le compositeur espagnol Luis de Pablo et jouĂ© pour la premiĂšre fois en lâan 2000 au Teatro Real de Madrid[81].
Publications (liste non exhaustive)
Travaux historiques, essais
- Yoga, essai sur les origines de la mystique indienne, Bucarest-Paris, P. Geuthner, Fundatia pentru literaturÄ, « BibliothĂšque de philosophie roumaine », 1936.
- (ro) Salazar Èi revoluÈia din Portugalia, BucureÈti, Gujan, 1942.
- Os Romenos latinos do Oriente, Lisboa, Livraria ClĂĄssica Editora, 1943.
- Technique du Yoga, Paris, Gallimard, 1948.
- Le Mythe de l'éternel retour. Archétypes et répétition, traduit du roumain par Jean Gouillard et Jacques Soucasse, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1949 ; nouvelle édition revue et augmentée, « Idées », 1969. (extrait)
- TraitĂ© dâhistoire des religions, prĂ©face de Georges DumĂ©zil, traduction du roumain, par Mme Carciu, Jean Gouillard, Alphonse Juilland, Mihai Sora et Jacques Soucasse, Ă©dition revue et corrigĂ©e par Georges DumĂ©zil, Paris, Payot, « BibliothĂšque scientifique », 1949 ; nouvelle Ă©dition, 1964 ; 1974. (ISBN 2-228-50091-7) ; « Petite bibliothĂšque Payot », 1977 (ISBN 2-228-33120-1) ; 1983 (ISBN 2-228-13310-8) ; 1989 (ISBN 2-228-88129-5)
- Le chamanisme et les techniques archaĂŻques de lâextase, Paris, Payot, « BibliothĂšque scientifique », 1950 ; 2e Ă©dition revue et augmentĂ©e, 1968 ; « PayothĂšque », 1978. (ISBN 2-228-50101-8)
- Psychologie et histoire des religions. à propos du symbolisme du « centre », Zurich, Rhein-Verlag, 1951. (Extrait de Eranos. Jahrbuch, 19)
- Images et symboles. Essais sur le symbolisme magico-religieux, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1952 ; rééd. avec une nouvelle préface, « Tel », 1979 (ISBN 2-07-028665-7) ; avec un avant propos de Georges Dumézil, « Tel », 1980 (ISBN 2-07-028665-7)
- Le Yoga. Immortalité et liberté, Paris, Payot, « BibliothÚque scientifique », 1954 ; nouvelle édition revue et corrigée, « Petite bibliothÚque Payot », 1968 ; « PayothÚque », 1972 ; « Petite bibliothÚque Payot » ; nouvelle édition revue et corrigée, 1977. (ISBN 2-228-33250-X) ; 1983 (ISBN 2-228-13360-4) ; 1991 (ISBN 2-228-88350-6)
- Forgerons et alchimistes, Paris, Flammarion, « Homo Sapiens », 1956 ; nouvelle édition corrigée et augmentée, « Champs », 1977.
- Mythes, rĂȘves et mystĂšres, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1957 ; rĂ©Ă©d. « IdĂ©es », 1972.
- Naissances mystiques. Essai sur quelques types d'initiation, Paris, Gallimard, 1959.
- Techniques du yoga, Paris, Gallimard, « Les Essais », Paris, 1959 ; nouvelle édition revue et augmentée, « Idées », 1975. (ISBN 2-07-035328-1)
- MéphistophélÚs et l'androgyne, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1962 ; rééd. 1972 ; « Idées », 1981 (ISBN 2-07-035435-0)
- Patanjali et le yoga, Paris, Ăditions du Seuil, « MaĂźtres spirituels », Paris, 1962.
- Aspects du mythe, Paris, Gallimard, « Idées », 1963 ; rééd. « Folio essais », 1988 (ISBN 2-07-032488-5)
- Le Sacré et le profane, traduction de l'allemand de Das Heilige und das Profane, Paris, Gallimard, « Idées », 1965 ; rééd. « Folio essais », 1987 (ISBN 2-07-032454-0)
- De Zalmoxis Ă Gengis-Khan. Ătudes comparatives sur les religions et le folklore de la Dacie et de l'Europe orientale, Paris, Payot, « BibliothĂšque historique », 1970.
- La Nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions (The Quest, meaning and history in religion), traduction de Henry Pernet et Jean Gouillard, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1971 ; rééd. « Idées », 1978 (ISBN 2-07-035397-4)
- Religions primitives, t. 1. Religions australiennes, (History of religions) traduit de l'anglais par Laurent Jospin, Paris, Payot, « Petite bibliothÚque Payot », 1972.
- Australian religions. An introduction, Ithaca-Londres, Cornell University Press, « Symbol, myth, and ritual series », 1973.
- De l'Ăge de la pierre aux mystĂšres d'Eleusis. Histoire des croyances et des idĂ©es religieuses, t. 1, Paris, Payot, « BibliothĂšque historique », 1976. (ISBN 2-228-11670-X) ; rĂ©Ă©d. 1983 (ISBN 2-228-11674-2); rĂ©Ă©d.1996 (ISBN 2-228-88158-9)
- Initiation, rites, sociétés secrÚtes, naissances mystiques. Essai sur quelques types d'initiation, Paris, Gallimard, « Idées », 1976. (ISBN 2-07-035332-X)(précédemment paru en anglais sous le titre : Birth and rebirth, il s'agit d'un recueil de textes remaniés de conférences prononcées à l'Université de Chicago en 1956, sous le titre : Patterns of initiation).
- De Gautama Bouddha au triomphe du christianisme. Histoire des croyances et des idées religieuses, t. 2, Payot, « BibliothÚque historique », Paris, 1978 ; rééd. 1983 (ISBN 2-228-12162-2) ; 1989 (ISBN 2-228-12160-6)
- Occultisme, sorcellerie et modes culturelles, traduction de l'anglais (Occultism, witchcraft and cultural fashions) par Jean Malaquais, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1978. (ISBN 2-07-028257-0)
- De Mahomet à l'ùge des Réformes. Histoire des croyances et des idées religieuses, t. 3, Payot, « BibliothÚque historique », Paris, 1983 (ISBN 2-228-13160-1) ; rééd. 1989 (ISBN 2-228-88160-0)
- Briser le toit de la maison. La créativité et ses symboles, partiellement traduit de l'anglais et du roumain, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1986 (ISBN 2-07-070600-1)
- Sur l'Ă©rotique mystique indienne, Paris, L'Herne, 1956. RĂ©Ă©dition en poche 2008 (ISBN 978-2851976529)
- Une nouvelle philosophie de la lune, Paris, L'Herne, 1943. réédition en poche 2001 (ISBN 978-2851972262)
- Commentaires sur la légende de Maßtre Manole, Paris, L'Herne. Réédition 1994 (ISBN 978-2851972224)
- L'Ăźle d'Euthanasius, Paris, L'Herne
- (Ă©diteur en chef), The Encyclopedia of religion, New York, Macmillan, 1987. (ISBN 0-02-909480-1) ;
- (co-auteur), Dictionnaire des religions, Paris, Plon, 1990. (ISBN 2-259-02030-5)
- Cosmologie et Alchimie babyloniennes, Paris, Gallimard (coll. «Arcades»), 1991
Romans
- La Nuit bengali (Maitreyi), 1933.
- ForĂȘt interdite (Noaptea de SĂąnziene), traduit du roumain par Alain Guillermou, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1955.
- Minuit Ă Serampore (NopÈi la Serampore, 1940), suivi de Le Secret du Docteur Honigberger, traduit par Albert-Marie Schmidt, revu par l'auteur, Paris, Stock, 1956 ; rĂ©Ă©d. « BibliothĂšque cosmopolite », (ISBN 2-234-01230-9).
- La nouvelle fantastique « Minuit à Serampore » fut rééditée seule par Jean Palou dans Nouvelles histoires étranges, Casterman, 1966, p. 291-345.
- Nuvele, Madrid, Artegrafia, « Colectia Destin », 1963.
- Amintiri, Madrid, ArtegrafĂa, « Colectia Destin », 1966.
- Maitreyi. NuntÇ Ăn cer, cu un studiu introductiv de Dumitru Micu, Bucuresti, Editura pentru literaturÇ, 1969.
- La ÈigÄnci. Èi alte povestiri, cu un studiu introductiv de Sorin Alexandrescu Bucuresti, Editura pentru literatura, 1969. (ISBN 2-07-035328-1)
- Youth Without Youth (Romanian: TinereĆŁe fÄrÄ tinereĆŁe), 1976. PortĂ© Ă l'Ă©cran par Francis Ford Coppola en 2007, sous le titre de L'homme sans Ăąge.
- Ăn curte la Dionis, Madrid, imp. Benzal, « Caietele Inorogului », 1977. (ISBN 84-400-3322-2).
- Le Vieil homme et l'Officier, (Pe strada Mùntuleasa) traduit du roumain par Alain Guillermou, Paris Gallimard, « Du monde entier », 1977 ; rééd. « L'Imaginaire », 1981 (ISBN 2-07-025367-8)
- Mademoiselle Christina, roman (DomniÈoara Christina) traduit du roumain par Claude B. Levenson, Paris, L'Herne, « Les Livres noirs », 1978 (ISBN 2-245-00895-2) ; rĂ©Ă©d. Paris, L'Herne, 2009.
- La Nuit bengali, (Maitreyi) traduction du roumain par Alain Guillermou, Paris, Gallimard, « Folio », 1979 ; rééd. 1989 (ISBN 2-07-037087-9).
- Le serpent ou Andronic et le serpent, (Èarpele) traduit du roumain par Claude B. Levenson, Paris, L'Herne, « Les Livres noirs », 1979. (ISBN 2-85197-806-3)
- Noces au paradis, (Nunta ßn cer) traduit du roumain par Marcel Ferrand, Paris, L'Herne, « Roman », 1981. (ISBN 2-85197-700-8) ; rééd. 1986, « L'Imaginaire », (ISBN 2-07-070656-7).
- La lumiÚre qui s'éteint, traduit du roumain par Alain Paruit, Paris, L'Herne, « Roman ».
- Le Temps d'un centenaire, suivi de Dayan, (TinereÈe fÄrÄ tinereÈe) traduit du roumain par Alain Paruit, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1981.
- Ă lâombre dâune fleur de lys (La umbra unui crin), Gallimard, 1985. Version roumaine dans Nuvele inedite, Editura Rum-Irina, Bucharest, 1991.
- Les dix-neuf Roses, (NouÄsprezece trandafiri) traduit du roumain par Alain Paruit, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1982. (ISBN 2-07-025382-1)
- Les Hooligans, roman, (Hooligans, Huliganii) traduction du roumain par Alain Paruit, Paris, L'Herne, Roman, 1987. (ISBN 2-85197-701-6)
- Le Roman de l'adolescent myope (Romanul adolescentului miop), traduit par Irina Mavrodin, Actes Sud, 1992, 247 p. (ISBN 2-86869-780-1)Gaudeamus
- Gaudeamus, 1928 (édité en français chez Actes Sud en 1993, 266 p.)
- Isabelle et les eaux du diable (Isabel Èi apele diavolului), L'Herne/Fayard, Paris, 1999, 229 p.
Nouvelles
- Uniformes de général, nouvelles, traduction du roumain par Alain Paruit, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1981.
- Les Trois grùces, nouvelles, traduction du roumain par Marie-France Ionesco et Alain Paruit, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1984. (ISBN 2-07-070035-6)
MĂ©moires, souvenirs, entretiens
- Fragments d'un journal I (1945-1969), traduction du roumain par Luc Badesco, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1973. (ISBN 2-07-028529-4) ; rééd. 1986 (ISBN 2-07-028529-4)
- L'Ăpreuve du labyrinthe. Entretiens avec Claude-Henri Rocquet, Paris, P. Belfond, « Entretiens », 1978 (ISBN 2-7144-1181-9) ; rĂ©Ă©d. 1985 (ISBN 2-7144-1774-4)
- Les Promesses de l'équinoxe (1907-1937). Mémoire I, traduction du manuscrit roumain par Constantin N. Grigoresco, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1980.
- Fragments d'un journal II (1970-1978), traduction du manuscrit roumain par C. Grigoresco, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1981.
- Les Souvenirs de Venise de W. Siegfried, tĂ©moignages de Mircea Ăliade, EugĂšne Ionesco, Dan Nemteanu, rassemblĂ©s par Ionel Jianou, Neuilly, Les Amis de W. Siegfried, 1984.
- Journal des Indes, traduction du roumain par Alain Paruit, Paris : L'Herne, « Méandres ».
- L'Inde, traduction du roumain par Alain Paruit, Paris : L'Herne, « Méandres », 1988. (ISBN 2-85197-205-7)
- Les Moissons du solstice (1937-1960). Mémoire II, traduction du manuscrit roumain par Alain Paruit, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1988. (ISBN 2-07-071252-4)
- Fragmentarium, traduction du manuscrit roumain par Alain Paruit, Paris, L'Herne, « Méandres » 1989. (ISBN 2-85197-209-X)
- Océanographie, traduction du manuscrit roumain par Alain Paruit, Paris, L'Herne, « Méandres ».
- Les Routes de lâInde, Paris, L'Herne, « Essais » 2013. (ISBN 978-2-85197-453-2)
Théùtre
- Iphigenia, piesÄ Ăźn 3 acte, Bucuresti, Teatrului national, 10 februarie 1941, Valle Hermoso, « Cartea pribegiei », 1951.
Notes et références
- Dans ses Memorii, parus aux Ă©d. Humanitas en 1991, Mircea Eliade Ă©crit : « Je suis nĂ© Ă Bucarest le 9 mars 1907 (le 25 fĂ©vrier, selon le calendrier ancien) ». Il existe toutefois une note de bas de page des Ă©diteurs portant que la date de naissance rĂ©elle dâEliade est le 28 fĂ©vrier/13 mars 1907, sur la foi de lâacte de naissance dĂ©couvert et publiĂ© par Constantin Popescu-Cadem dans la Revista de istorie Èi teorie literarÄ en 1983.
- Biografie, dans Handoca.
- (ro)Silviu Mihai, A doua viaÈÄ a lui Mircea Eliade (« La DeuxiĂšme Vie de Mircea Eliade »), dans Cotidianul, 6 fĂ©vrier 2006 ; consultĂ© le 31 juillet 2007.
- CÄlinescu, p. 956.
- (en) Mircea Eliade-biograpy notice établie d'aprÚs l'article « Mircea Eliade » de Bryan Rennie, dans Routledge Encyclopedia of Philosophy, 1998.
- Simona ChiÈan, Nostalgia dupÄ RomĂąnia (« Nostalgie de la Roumanie »), entretien avec Sorin Alexandrescu, dans Evenimentul Zilei, 24 juin 2006.
- Sergio Vila-Sanjuån, Paseo por el Bucarest de Mircea Eliade (« Promenade à travers la Bucarest de Mircea Eliade »), in La Vanguardia, 30 mai 2007 (es); consulté le 16 janvier 2008.
- (ro) Ion HadĂąrcÄ, Mircea Eliade la Ăźnceputuri (« Mircea Eliade Ă ses dĂ©buts »), dans Revista Sud-Est, 1/2007 ; consultĂ© le 21 janvier 2008.
- Ioan P. Culianu, Mahaparanirvana, dans El Hilo de Ariadna, Vol. II
- Ellwood, p. 98â99.
- Eliade, Autobiography, dans Ellwood, p.98â99.
- Ellwood, p. 5
- Steinhardt, dans Handoca.
- (ro)Veronica Marinescu, âAm luat din ĂźntĂąmplarile vieÈii tot ce este mai frumosâ, spune cercetatorul operei brĂąncuÈiene (« Dans les occurrences de la vie, je pris tout le meilleur », dit lâanalyste de lâĆuvre de Brancusi »), entretien avec Barbu Brezianu, dans Curierul NaÈional, 13 mars 2004 ; consultĂ© le 22 fĂ©vrier 2008.
- Maria VlÄdescu, 100 de ani de cercetaÈi (« 100 ans de scoutisme »), dans Evenimentul Zilei, 2 aoĂ»t 2007.
- Constantin Roman, Continental Drift: Colliding Continents, Converging Cultures, CRC Press, Institute of Physics Publishing, Bristol et Philadelphie 2000, p. 60. (ISBN 0-7503-0686-6)
- La Vie et l'Ćuvre de Mircea Eliade (1907-1986) par Ralph Stehly, professeur d'histoire des religions, universitĂ© Marc-Bloch, Strasbourg.
- CÄlinescu, p. 954, 955; NastasÄ, p. 76.
- Traian Sandu : Fascisme roumain, 2014, Ăditeur : Perrin, (ISBN 2262033471)
- X. Accart : Le renversement des clartés, p. 1084
- J.-P. Laurant : Le sens caché, p. 257
- D. Bisson : Une politique de l'esprit, p. 380-384
- X. Accart : Le renversement des clartés, p. 744
- D. Bisson : Une politique de l'esprit, p. 256
- M.-F. James : ĂsotĂ©risme et christianisme, p. 269
- D. Bisson : Une politique de l'esprit, p. 272
- D. Bisson : Une politique de l'esprit, p. 276
- Daniel Dubuisson, « Le mythe et ses doubles : politique, religion et métaphysique chez Mircea Eliade », Presses universitaires de Paris Nanterre Presses universitaires de Paris Nanterre,
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- Eliade, in NastasÄ, p. 238
- McGuire, p. 150.
- Alexandra Laignel-Lavastine, Cioran, Eliade, Ionesco. L'oubli du fascisme, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 2002. (ISBN 2-13-051783-8) : voir la recension de Thomas Roman, « RhinocĂ©risation des esprits », sur Parution.com, 12 novembre 2002 ; et Daniel Dubuisson, Impostures et pseudoscience, l'Ćuvre de Mircea Eliade, prĂ©face d'Isac Chiva, Villeneuve-d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Savoirs mieux », 2005. (ISBN 2-85939-874-0)
- Michel Winock, « Cioran, Eliade, Ionesco. Trois Roumains et le fascisme », dans L'Histoire, no 266, juin 2002.
- Voir Ă ce propos Michael Löwy, « Impostures et pseudo-science. L'Ćuvre de Mircea Eliade de Daniel Dubuisson », dans Archives de sciences sociales des religions, no 132, 2005. Mis en ligne le 20 fĂ©vrier 2006. ConsultĂ© le 26 octobre 2007.
- (ro)Paul Cernat, Jurnalul unui om mare (« le Journal intime d'un grand homme »), dans Observator Cultural, no 338, septembre 2006 ; consulté le 23 janvier 2008.
- Èora, dans Handoca.
- loc. cit., p. 42, note 3.
- Ornea, p. 150â151, 153.
- Ornea, p. 174â175.
- (ro)Andrei OiÈteanu, « Mihail Sebastian Èi Mircea Eliade: cronica unei prietenii accidentate (« Mihail Sebastian et Mircea Eliade : chronique d'une amitiĂ© accidentĂ©e ») »(Archive.org âą Wikiwix âą Archive.is âą Google âą Que faire ?), dans : 22, no 926, dĂ©cembre 2007 ; consultĂ© le 18 janvier 2008.
- Eliade, 1934, dans Ornea, p. 408 ; cf. Ă©galement Ellwood, p. 85.
- Eliade, 1934, dans Ornea, p. 408â409.
- Eliade, 1936, dans Ornea, p. 410.
- Eliade, 1933, dans Ornea, p. 167.
- Ornea, chapitre IV.
- (ro) Stelian TÄnase, Belu Zilber, 2e partie, dans 22, no 701, aoĂ»t 2003 ; consultĂ© le 4 octobre 2007.
- (ro) Paul Cernat, Eliade Ăźn cheie ezotericÄ (« Eliade sous clef Ă©sotĂ©rique »), recension de Marcel Tolcea, Eliade, ezotericul (« Eliade, lâĂ©sotĂ©rique »), dans Observator Cultural, no 175, juillet 2003 ; consultĂ© le 16 juillet 2007.
- (ro) Paul Cernat, « Recuperarea lui Ionathan X. Uranus (« la Récupération de Ionathan X. Uranus ») »(Archive.org ⹠Wikiwix ⹠Archive.is ⹠Google ⹠Que faire ?), dans Observator Cultural, no 299, décembre 2005 ; consulté le 22 novembre 2007.
- Eliade, 1933, dans Ornea, p. 32.
- Eliade, 1936, dans Ornea, p. 32.
- Eliade, 1937, dans Ornea, p. 53.
- Eliade, 1927, dans Ornea, p. 147.
- Eliade, 1935, dans Ornea, p. 128.
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- Eliade, 1933, dans Ornea, p. 178, 186.
- Ornea, p. 445â455.
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- NastasÄ, p. 86 ; Ornea, p. 452â453 ; Èora, dans Handoca.
- Ornea, p. 453.
- Eliade, 1937, dans Ornea, p. 203.
- Ornea, p. 202â206
- Ovidiu Èimonca, Mircea Eliade Èi 'cÄderea Ăźn lume' (« Mircea Eliade et 'la Chute dans le monde' »), recension de Florin Èurcanu, Mircea Eliade. Le Prisonnier de l'histoire), dans : Observator Cultural, no 305, janvierâfĂ©vrier 2006 ; consultĂ© le 16 juillet 2007. (ro)
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- Biografie, dans Handoca ; NastasÄ, p. 442.
- (ro)CÄtÄlin Avramescu, Citim una, ĂźnÈelegem alta (« Nous lisons telle chose, mais en comprenons une autre »), dans Dilema Veche, Vol. III, aoĂ»t 2006 ; consultĂ© le 28 janvier 2008.
- Michael Löwy, Review of Daniel Dubuisson, Impostures et pseudo-science. L'Ćuvre de Mircea Eliade, dans Archives de Science Sociale et Religion, 132 (2005) ; consultĂ© le 22 janvier 2008.
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- Eliade, dans Handoca.
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- (ro)JoaquĂn GarrigĂłs, Pasiunea lui Mircea Eliade pentru Spania (« la Passion de Mircea Eliade pour lâEspagne »), dans Dilema Veche, vol. IV, octobre 2007 ; consultĂ© le 21 janvier 2008.
- (ro) Andrei OiÈteanu, Mircea Eliade, de la opium la amfetamine (« Mircea Eliade, de lâopium aux amphetamines »), dans 22, no 896, mai 2007 ; consultĂ© le 17 janvier 2008.
- (ro)Mihai Sorin RÄdulescu, CotteÈtii: familia soÈiei lui Mircea Eliade (« les Cottescu : la famille de la femme de Mircea Eliade »), dans Ziarul Financiar, 30 juin 2006 ; consultĂ© le 22 janvier 2008.
- (ro)Dan Gulea, O perspectivÄ sinteticÄ (« Une perspective synthĂ©tique »), dans Observator Cultural, no 242, octobre 2004 ; consultĂ© le 4 octobre 2007.
- McGuire, p. 150â151.
- McGuire, p. 151.
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- OiÈteanu, Mircea Eliade Èi miÈcarea hippie.
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- Vladimir TismÄneanu, Stalinism pentru eternitate (traduction en roumain de Stalinism for All Seasons), Polirom, IaÈi 2005, p. 187 et 337. (ISBN 973-681-899-3)
- Alexandru Popescu, Scriitorii Èi spionajul (« Ăcrivains et Espionnage »), dans Ziarul Financiar, 26 janvier 2007 ; consultĂ© le 8 novembre 2007. (ro)
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- Cristian Teodorescu, Eliade Èi Culianu prin ocheanul lui OiÈteanu (« Eliade et Culianu Ă travers le prisme dâOiÈteanu »), dans Cotidianul, 14 juin 2007 ; consultĂ© le 7 novembre 2007. (ro)
- MAE: Repatrierea lui Cioran, Eliade Èi BrĂąncuÈi Ăźn RomĂąnia ar diminua semnificativ afluxul de turiÈti (« MinistĂšre des Affaires Ă©trangĂšres : le rapatriement vers la Roumanie de Cioran, Eliade et BrĂąncuÈi provoquerait une diminution significative de lâafflux de touristes »), dans AdevÄrul, 11 avril 2011 ; consultĂ© le 21 mai 2014. (ro)
- ĂditĂ© dans : Mythes, rĂȘves et mystĂšres, Paris 1957.
- Citons Les Vieux Sots, dâAdolf GuggenbĂŒhl-Craig.
- Saint-Simon, Fourier, Enfantin, Buchez, Proudhon etc.
- solution de continuité = discontinuité.
- « Eliade offre un arriĂšre-plan thĂ©oretique pour comprendre lâalchimie du point de vue de lâhistoire des religions. Lâalchimie est une technique spirituelle et peut sâentendre non comme un moment important dans lâhistoire des sciences, mais plutĂŽt comme une sorte de phĂ©nomĂšne religieux, avec ses propres rĂšgles particuliĂšres. » (George Florin Calian, Alkimia Operativa and Alkimia Speculativa. Some Modern Controversies on the Historiography of Alchemy, Budapest, Annual of Medieval Studies at CEU, (lire en ligne), p. 169.)
- Avant-propos de W. Doniger Ă la version anglaise de Chamanisme dâEliade (Ă©dition de la Princeton University Press, New Jersey 1972, p. xii).
- DumĂ©zil, "Introducere", dans Eliade, Tratat de istorie a religiilor: Introducere (« TraitĂ© dâhistoire des religions » â « ArchĂ©types en religion comparĂ©e »), Humanitas, Bucarest 1992.
- Ellwood, p. 99.
- Ellwood, p. 104.
- Eliade, Patterns in Comparative Religion, p. 1.
- Eliade, le Mythe de lâĂ©ternel retour, p. 5.
- Eliade, le SacrĂ© et le Profane, p. 20â22 ; Shamanism, p. xiii.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 22.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 21.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 20.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 23.
- Eliade, Mythe et Réalité, p. 6.
- Eliade, Mythe et Réalité, p. 15.
- Eliade, Mythe et Réalité, p. 34.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 44.
- Eliade, le SacrĂ© et le Profane, p. 68â69.
- David A. Leeming, Archetypes, dans The Oxford Companion to World Mythology, Oxford University Press, 2004.
- Wendy Doniger, préface à l'édition anglaise de 2004, Eliade, Chamanism, p. xiii.
- Eliade, Mythe et RĂ©alitĂ©, p. 47â49.
- Eliade, le Mythe de lâĂ©ternel retour, chapitre 4 ; Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 231â245.
- Dans Patterns in Comparative Religion (p. 419), Eliade donne Ă une section traitant de la coincidentia oppositorum le titre de "Coincidentia OppositorumâThe Mythical Pattern". Beane et Doty choisirent de retenir ce titre lorsquâils publiĂšrent cette section dans Mythes, Rites, et Symboles (p. 449).
- Eliade, Mythes, Rites, et Symboles, p. 449.
- Eliade, Mythes, Rites, et Symboles, p. 450.
- Eliade, Mythes, Rites, et Symboles, p. 439.
- Eliade, Mythes, Rites, et Symboles, p. 440.
- Eliade, Mythe et Réalité, p. 169.
- Eliade, Mythe et RĂ©alitĂ©, p. 64â65, 169.
- Eliade, le Mythe de lâĂ©ternel retour, p. 124.
- Eliade, A History of Religious Ideas, vol. 1, p. 302.
- Eliade, A History of Religious Ideas, vol. 1, p. 356.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 109.
- Eliade, Myths, Rites, Symbols, Volume 2, p. 312â14.
- Eliade, le chamanisme et les techniques archaĂŻques de lâextase, p. 259â260.
- Eliade, le SacrĂ© et le Profane, p. 32â36.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 40, 42.
- Eliade, Images et Symboles, p. 44.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 43.
- Eliade, Images et Symboles, p. 39.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 29
- Eliade, Images et Symboles, p. 39â40 ; Eliade, le SacrĂ© et le Profane, p. 30.
- Eliade, "The Quest for the 'Origins' of Religion", p. 157, 161.
- Eliade, Mythe et RĂ©alitĂ©, p. 93 ; Patterns in Comparative Religion, p. 38â40, 54â58.
- Eliade, The Quest for the 'Origins' of Religion, p. 161.
- Eliade, Patterns in Comparative Religion, p. 38, 54 ; Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 176.
- Eliade, Patterns in Comparative Religion, p. 38.
- Eliade, "The Quest for the 'Origins' of Religion", p. 162 ; voir aussi Eliade, Patterns in Comparative Religion, p. 54â58.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 176.
- Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 176â77. .
- Eliade, Patterns in Comparative Religion, p. 54â55.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 138.
- See Eliade, Patterns in Comparative Religion, p. 54â56.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 134â36 ; le Mythe de lâĂ©ternel retour, p. 97.
- Eliade, Mythe et RĂ©alitĂ©, p. 93â94.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 134.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 66.
- Eliade, le chamanisme et les techniques archaĂŻques de lâextase, p. 3â4.
- Eliade, Chamanisme, p. 4.
- Eliade, le chamanisme et les techniques archaĂŻques de lâextase, p. 6, 8â9.
- Voir par exemple, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 82â83.
- Eliade, le chamanisme et les techniques archaĂŻques de lâextase, p. 43.
- Eliade, le chamanisme et les techniques archaĂŻques de lâextase, p. 63.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 84.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 102.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 63.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 64.
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- Mircea Eliade, Le sacrĂ© et le profane, Ăditions Gallimard, Paris 1965.
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- Paul RicĆur, De l'interprĂ©tation : Essai sur Freud, Ăditions du Seuil, Paris 1965.
- CÄlinescu, p. 954.
- CÄlinescu, p. 955.
- Eliade, dans CÄlinescu, p. 954.
- Ionescu, dans CÄlinescu, p. 953 et 954.
- Ellwood, p. 110-111.
- Wendy Doniger p.ex. (dans sa prĂ©face Ă lâĂ©dition anglaise de 2004 de Shamanism, p. xv), aprĂšs avoir signalĂ© quâEliade avait Ă©tĂ© accusĂ© dâ« ĂȘtre un crypto-thĂ©ologien », argue quâil vaut mieux caractĂ©riser Eliade comme un « hiĂ©rogien ouvert ». De mĂȘme, Robert Ellwood (Ellwood, p. 111.) nie quâEliade ait fait de la « thĂ©ologie clandestine ».
- Douglas Allen, Myth and Religion in Mircea Eliade, Routledge, London, 2002, p. 45-46 ; Adrian Marino, L'HermĂ©neutique de Mircea Eliade, Ăditions Gallimard, Paris, 1981, p. 60.
- Eliade, Images and Symbols, p. 32.
- Eliade, Images and Symbols, p. 33.
- Eliade, Images and Symbols, p. 17.
- Eliade, Images and Symbols, p. 16-17.
- Eliade, le Mythe de lâĂ©ternel retour, p. 34.
- Eliade, dans Dadosky, p. 105.
- Dadosky, p. 105.
- Dadosky, p. 106.
- Segal, in Dadosky, p. 105-106.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 202.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 203.
- Eliade, Mythe et Réalité, p. 12 ; voir ég. Eliade, Mythe et Réalité, p. 20 et 145.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 204.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 205.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 205 ; Eliade, Mythe et Réalité, p. 191.
- Eliade, le Sacré et le Profane, p. 205 ; Eliade, Mythe et Réalité, p. 192.
- Eliade, "The Quest for the 'Origins' of Religion", p. 158.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres 1960, p. 25â26, dans Ellwood, p. 91â92.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres 1960, p. 25â26, dans Ellwood, p. 92.
- Eliade, Mythe et Réalité, p. 192.
- Eliade, Mythe et Réalité, p. 193.
- Eliade, le Mythe de lâĂ©ternel retour, p. 151.
- Eliade, le Mythe de lâĂ©ternel retour, p. 152.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 240-241.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 241.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 242.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 243.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 243-244.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 244
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 245.
- Eliade, Myth and Reality, p. 65.
- Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, p. 153.
- Eliade, Images and Symbols, p. 170.
- Jesi, p. 66-67.
- Jesi, p. 66-70.
- Eliade, le Mythe de lâĂ©ternel retour, p. 162.
- Ellwood, p. 6.
- Ellwood, p. 9.
- Ellwood, p. 15 (« modern gnostics through and through »).
- Ellwood, p. 2.
- Ellwood, p. 19.
- Ellwood, p. 1.
- Ellwood, p. 99 et 117.
- Eliade, cité par Virgil Ierunca, The Literary Work of Mircea Eliade, dans Ellwood, p. 117.
- Ellwood, p. 101.
- Ellwood, p. 97.
- Ellwood, p. 102
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- Douglas Allen, Eliade and History, dans Journal of Religion, 52:2 (1988), p. 545.
- Kirk, Myth..., note de bas de page, p. 255.
- Kirk, The Nature of Greek Myths, p. 64â66.
- Kirk, The Nature of Greek Myths, p. 66.
- Wendy Doniger, Foreword to the 2004 Edition, Eliade, Shamanism, p. xiii.
- Wendy Doniger, Foreword to the 2004 Edition, Eliade, Chamanism, p. xii.
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- Antohi, préface à Liiceanu, p. xx.
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- CÄlinescu, p. 958
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- Ornea, p. 408â409, 412.
- Sebastian, passim
- Sebastian, p. 238.
- Un prĂ©jugĂ© courant Ă la fin de la dĂ©cennie 1930 voulait que les juifs ukrainiens dâUnion soviĂ©tique avaient illĂ©galement obtenu la citoyennetĂ© roumaine aprĂšs avoir franchi la frontiĂšre et pĂ©nĂ©trĂ© en Marmatie et en Bukovine. En 1938, cette accusation servit de prĂ©texte pour le gouvernement Octavian Goga-A. C. Cuza Ă suspendre et Ă remettre en cause tous les cas de citoyennetĂ© garantie aux juifs aprĂšs 1923, rendant celle-ci trĂšs malaisĂ©e Ă rĂ©cupĂ©rer (Ornea, p. 391). La mention faite par Eliade de la Bessarabie se rĂ©fĂšre vraisemblablement Ă une pĂ©riode antĂ©rieure, avant le processus de constitution de la Grande Roumanie.
- Eliade, 1936, dans Ornea, p. 412â413 ; repris partiellement dans le Rapport final de la Commission Wiesel, p. 49.
- Eliade, 1937, in Ornea, p. 413 ; in the Final Report, p. 49
- Ornea, p. 206 ; Ornea est sceptique concernant ces explications, compte tenu du long laps de temps Ă©coulĂ© avant quâEliade ne les fournisse, et Ă©galement eu Ă©gard au fait que lâarticle lui-mĂȘme, en dĂ©pit de la hĂąte avec laquelle il a dĂ» ĂȘtre Ă©crit, renferme des rĂ©fĂ©rences remarquablement prĂ©cises Ă un grand nombre dâarticles rĂ©digĂ©s par Eliade pour des publications Ă©parses et sâĂ©talant sur une longue pĂ©riode.
- Ionesco, 1945, dans Ornea, p. 184.
- Ornea, p. 184â185.
- Ionesco, 1946, dans Ornea, p. 211.
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- loc. cit., p. 42, note 2.
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- (ro) Antoaneta Ralian, interrogĂ©e Ă lâoccasion de la mort de Saul Bellow, BBC Romania, 7 avril 2005 (hĂ©bergĂ© par hotnews.ro) ; consultĂ© le 16 juillet 2007.
- (ro) Irina Margareta Nistor, Un cuplu creator de teatru â Gelu Èi Roxana Colceag (« Un couple producteur de thĂ©Ăątre â Gelu et Roxana Colceag »), septembre 2001, sur le site de la maison dâĂ©dition LiterNet ; consultĂ© le 18 janvier 2008.
- (ro)"La ÈigÄnci... cu Popescu" (« Aux BohĂ©miennes... avec Popescu »), in AdevÄrul, 31 mai 2003 ; consultĂ© le 4 dĂ©cembre 2007.
- (ro) SÄptÄmĂąna âMircea Eliadeâ la Radio RomĂąnia (« Semaine âMircea Eliadeâ de Radio Roumanie ») (communiquĂ© de presse 2007), sur le site de la maison dâĂ©dition LiterNet ; consultĂ© le 4 dĂ©cembre 2007.
- (ro)Scrieri de Eliade Èi ViÈniec, Ăźn cadrul festivalului Enescu (« Ăcrits dâEliade et de ViÈniec, dans le cadre du festival Enescu »), dans GĂąndul, 12 septembre 2007 ; consultĂ© le 4 dĂ©cembre 2007.
- (ro) SÄptÄmĂąna InternaÈionalÄ a Muzicii Noi. EdiÈia a 14-a â 23â30 mai 2004. Detalii festival (« Semaine internationale de musique nouvelle, 14e Ă©dition â du 23 au 30 mai 2004. »), sur le site de lâInstitut de la mĂ©moire culturelle ; consultĂ© le 18 fĂ©vrier 2008.
Voir aussi
Bibliographie critique
- Marcel Tolcea, Eliade, L'ĂsotĂ©rique, traduit du roumain par Samuel Tastet, EST Ă©ditions, 2017, (ISBN 978-2-86818-070-4)
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Articles connexes
- Ăge d'or | Alchimie | Alchimie chez Mircea Eliade | Antaios | Anthropologie | ĂsotĂ©risme | Ăternel retour | Gnosticisme | HermĂ©tisme | Mysticisme | PĂ©rennialisme | SacrĂ©/Profane | SyncrĂ©tisme
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Liens externes
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- Notices dans des dictionnaires ou encyclopédies généralistes :
- La vie et l'Ćuvre de Mircea Eliade (1907-1986) par Ralph Stehly, professeur d'histoire des religions, universitĂ© Marc-Bloch, Strasbourg.
- Le Sacré et le Profane, résumé
- Forgerons et Alchimistes, Ătude rapide de l'alchimie, utilisant en particulier le livre de Mircea Eliade
- (it) Giovanni Rotiroti, La comunitĂ senza destino. Ionesco, Eliade, Cioran all'ombra del "Criterion"
- (ro) Isabela Vasiliu-Scraba, Demnitatea metafizicÄ a naraÈiunii: Mircea Eliade, La ÈigÄnci
- (ro) Isabela Vasiliu-Scraba, In labrintul rasfrangerilor, Nae Ionescu prin discipolii sai
- (ro) Isabela Vasiliu-Scraba, âPelerinaâ lui Eliade, sau, Scenarita â formÄ securisto-comunistÄ a teoriei conspiraÈiei
- (ro) Isabela Vasiliu-Scraba, Despre lipsa individualizÄrii cÄlÄilor, sau, Despre anchetatoarea din romanul eliadesc âPe Strada MĂąntuleasaâ
- (ro) Isabela Vasiliu-Scraba, Mircea Eliade Èi detractorii sÄi, sau, RÄfuiala oamenilor de rĂąnd cu omul superior
- (ro) Isabela Vasiliu-Scraba, Mircea Eliade, VintilÄ Horia Èi un istoric rÄpit prin Berlinul de est
- (ro)Isabela Vasiliu-Scraba, Dayan, sau TransparenÈa matematicÄ a realitÄÈii sacralizatÄ de paÈii lui Iisus
- (ro)Isabela Vasiliu-Scraba, Misterul totalitÄÈii la douÄ personaje ale romanului âNoaptea de SĂąnzieneâ: CÄlugÄrul Anisie (Arsenie Boca) Èi filozoful Petre BiriÈ (Mircea VulcÄnescu)
- (ro)Isabela Vasiliu-Scraba, Mircea Eliade Èi braÈul lung al inchiziÈiei comuniste
- (ro)Isabela Vasiliu-Scraba, Harismele Duhului SfĂąnt si âFotografia de 14 aniâ de Mircea Eliade