SĂžren Kierkegaard
SĂžren Aabye Kierkegaard ([ËsĆËÉn ËkÊ°iÉÌŻkÉËkÉËË] ), nĂ© le et mort le Ă Copenhague, est un thĂ©ologien, philosophe, Ă©crivain et poĂšte danois, dont lâĆuvre est considĂ©rĂ©e comme une premiĂšre forme de l'existentialisme chrĂ©tien.
Naissance | |
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DĂ©cĂšs |
(Ă 42 ans) Copenhague |
SĂ©pulture | |
Nom de naissance |
SĂžren Aabye Kierkegaard |
Pseudonymes |
Victor Eremita, A, Judge William, Johannes de silentio, Constantine Constantius, Young Man, Vigilius Haufniensis, Nicolaus Notabene, Hilarius Bookbinder, Johannes Climacus, Inter et Inter, H.H., Anti-Climacus, B, Johannes de Silentio, Constantin Constantius, P. CH. Kierkegaard |
Nationalité | |
Domiciles | |
Formation |
UniversitĂ© de Copenhague (doctorat) LycĂ©e Ăstre Borgerdyd (d) |
Activités | |
PĂšre |
Michael Pedersen Kierkegaard (d) |
Fratrie |
Peter Kierkegaard (en) |
Idéologie | |
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Mouvement | |
MaĂźtres | |
Genres artistiques | |
Influencé par | |
Archives conservées par |
Ou bien... ou bien, Crainte et tremblement, Le concept d'angoisse, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Les Ćuvres de l'amour, La maladie Ă la mort, Exercice en christianisme, Lâinstant. |
Son Ćuvre est constituĂ©e de textes critiques sur la religion organisĂ©e, le christianisme, la morale, l'Ă©thique, la psychologie, la philosophie religieuse, et montre un goĂ»t pour la mĂ©taphore, l'ironie et les paraboles. Une grande partie de son travail traite de la maniĂšre dont on vit en tant qu'individu unique, donnant la prioritĂ© Ă la rĂ©alitĂ© humaine concrĂšte sur la pensĂ©e abstraite et soulignant l'importance du choix et de l'engagement personnel.
Les premiers travaux de Kierkegaard ont été publiés sous différents pseudonymes qu'il utilisait pour présenter des points de vue différents. Il explorait les questions sous différents angles, chacun sous un pseudonyme différent. Il a également publié de nombreux discours d'édification sous son propre nom.
Parmi les idées clés de Kierkegaard figurent le concept de vérités subjectives et objectives, le souvenir et la reprise, l'angoisse, la distinction qualitative infinie, la foi comme passion, les trois étapes de la vie.
Kierkegaard a écrit en danois et la réception de son travail a été initialement limitée à la Scandinavie, mais au début du XXe siÚcle, ses écrits ont été traduits en français, allemand et autres langues européennes majeures. Au milieu du XXe siÚcle, sa pensée a exercé une influence considérable sur la philosophie, la théologie et la culture occidentale. Elle se poursuit jusqu'à nos jours.
Biographie
Origines familiales et nom de famille
SÞren Kierkegaard est le septiÚme et dernier enfant de la famille[2]. Il naßt d'un second mariage, alors que son pÚre a 56 ans[3], durant la période de l'ùge d'or danois.
Son pĂšre, Michael Pedersen, cinquiĂšme garçon dâune famille de neuf enfants, est nĂ© en 1756 dans une ferme de SĂŠdding, dans la rĂ©gion d'Esbjerg, tenue en mĂ©tayage par le grand-pĂšre de SĂžren, Peder Christensen. Cette ferme, situĂ©e prĂšs de l'Ă©glise de SĂŠdding, Ă©tait appelĂ©e la « ferme de l'Ă©glise », Kierkegaard en danois d'alors. Ce nom est alors devenu celui de la famille. Il n'est donc pas en relation Ă©tymologique avec le mot kirkegĂ„rd qui signifie « cimetiĂšre » (cour de l'Ă©glise)[4].
Michael Pedersen Kierkegaard ayant quitté le milieu paysan et fait fortune dans le commerce des textiles laineux[5], sa famille et ses enfants jouissent d'une certaine aisance.
Jeunesse
La famille appartient à une communauté piétiste trÚs fervente, ce qui vaut à SÞren, selon ses propres dires, « une éducation chrétienne stricte et austÚre qui fut, à vues humaines, une folie »[6].
La famille n'est cependant pas coupée du monde : Michael Pedersen Kierkegaard s'intéresse à la philosophie et accueille souvent chez lui des intellectuels. Le jeune Kierkegaard lit la philosophie de Christian Wolff, mais préfÚre les comédies de Ludvig Holberg, les écrits de Johann Georg Hamann, Gotthold Ephraim Lessing, Edward Young et Platon, surtout les dialogues socratiques.
En 1821, il entre Ă la Borgerdydskole (« Ă©cole de la vertu civique »), une prestigieuse Ă©cole privĂ©e oĂč il se fait remarquer pour la vivacitĂ© de son esprit. En 1831, lâannĂ©e de la mort de Hegel, Ă 18 ans, il commence des Ă©tudes de thĂ©ologie et de philosophie Ă lâuniversitĂ© de Copenhague. Parmi ses maĂźtres : Frederik Christian Sibbern, Poul Martin MĂžller et Hans Lassen Martensen, plus ĂągĂ© que Kierkegaard de seulement cinq ans et qui deviendra son rival. Les langues de l'enseignement Ă©taient le latin et l'allemand ; l'affection particuliĂšre que nourrit Kierkegaard pour sa langue maternelle, le danois, le pousse Ă demander au roi la permission de soutenir sa thĂšse de doctorat dans cette langue ; il n'en doit pas moins la rĂ©diger malgrĂ© tout en latin[7].
De 1819 Ă 1834, sa mĂšre, puis ses trois sĆurs aĂźnĂ©es et deux de ses frĂšres, meurent tour Ă tour, soit de maladie soit accidentellement, sans jamais dĂ©passer lâĂąge de 33 ans, ce qui lâamĂšne Ă croire quâil ne dĂ©passera pas lui non plus lâĂąge du Christ. Son pĂšre, qu'il respecte Ă©normĂ©ment, dotĂ© d'une grande imagination mais affectĂ© de mĂ©lancolie et portant un lourd fardeau de culpabilitĂ© (qu'il avait rĂ©vĂ©lĂ© Ă son fils et qui fut comme un grand tremblement de terre), meurt Ă son tour en 1838, laissant Ă ses fils un hĂ©ritage confortable qui Ă©vite Ă SĂžren d'avoir Ă gagner sa vie et lui permet de se consacrer Ă l'Ă©criture et Ă la publication. Des neuf membres de la famille, ne subsistent dĂ©sormais que lui et son frĂšre ainĂ© Peter. Il cesse alors de vivre sa vie avec lĂ©gĂšretĂ©[8].
Une des premiĂšres descriptions physiques de Kierkegaard est due Ă Hans BrĂžchner, invitĂ© au mariage de son frĂšre Peter en 1836 : « J'ai trouvĂ© [son apparence] presque comique. Il avait alors vingt-trois ans ; il avait quelque chose d'assez irrĂ©gulier dans toute sa forme et avait une coiffure Ă©trange. Ses cheveux s'Ă©levaient Ă prĂšs de quinze centimĂštres au-dessus de son front dans une crĂȘte Ă©bouriffĂ©e qui lui donnait un air Ă©trange et dĂ©concertĂ©. » Une autre description vient de la niĂšce de Kierkegaard, Henriette Lund (1829â1909) : « Quand SĂžren Kierkegaard Ă©tait un petit garçon, il avait une apparence mince et dĂ©licate, son pĂšre l'appelait « fourchette », Ă cause de sa tendance, dĂ©veloppĂ©e assez tĂŽt, Ă des remarques piquantes[9]. »
Il aime se promener dans les rues de Copenhague, parler avec les gens de diverses conditions qu'il y rencontre, aller au théùtre applaudir Johanne Luise Heiberg. Il est également intéressé par le cercle qui s'est formé autour de Johan Ludvig Heiberg mais s'en éloignera dÚs qu'il comprendra l'attachement de ce dernier pour la philosophie de Hegel, notamment en matiÚre d'esthétique, telle qu'elle était alors reçue au Danemark[10].
Au mois de , il rencontre la jeune Regine Olsen, ùgée de 15 ans. En 1840, il la demande en mariage. Elle accepte, mais un an plus tard, et aprÚs réflexion, il rompt soudainement avec elle aprÚs lui avoir renvoyé son anneau de fiançailles[3]. Comme une muse lointaine, cette relation l'a hanté pour le reste de sa vie. Bien qu'elle soit devenue par la suite madame Schlegel, elle reste pour la postérité la fiancée de Kierkegaard. Plus tard, Kierkegaard écrivit : « Je dois tout à la sagesse d'un vieil homme et à la simplicité d'une jeune fille[11]. »
La mĂȘme annĂ©e, il soutient sa thĂšse de doctorat intitulĂ©e Le Concept dâironie constamment rapportĂ© Ă Socrate, dans laquelle il fait valoir que Socrate utilise lâironie afin de faciliter la naissance de la subjectivitĂ© chez ses interlocuteurs, qui, obligĂ©s d'abandonner leurs rĂ©ponses immĂ©diates, doivent commencer Ă penser par eux-mĂȘmes et prendre une responsabilitĂ© individuelle Ă lâĂ©gard de la connaissance.
Puis il part pour Berlin oĂč, de Ă , il suit les cours de Schelling, qui le déçoivent. Il rentre alors Ă Copenhague[12].
Premiers Ă©crits de 1843 Ă 1847
Dans un siĂšcle oĂč la raison raisonnante rĂšgne, et dans un Danemark oĂč la religion est affaire de fonctionnaires dâĂtat, Kierkegaard fait le choix de dĂ©dier sa vie et son talent au service du rĂ©veil de la foi chrĂ©tienne chez lâindividu[3] - [13]. Le type de christianisme qui sous-tend ses Ă©crits est une forme trĂšs sĂ©rieuse de luthĂ©ranisme qui s'appuie sur les valeurs austĂšres de souffrance et de responsabilitĂ© individuelle.
Ou bien... ou bien et les Deux discours Ă©difiants, datant tous deux de 1843 et tous deux ouvertement religieux, constituent, Ă la suite de sa thĂšse et en continuitĂ© avec elle, le dĂ©but d'un long projet d'Ă©criture oĂč alternent Ă©crits pseudonymes et Ă©crits signĂ©s de son nom.
Ou bien⊠ou bien, Ćuvre considĂ©rĂ©e comme majeure[14], et publiĂ©e sous le pseudonyme de Victor Emerita, (lâ« ermite victorieux »), comprend des essais de critique littĂ©raire et musicale et un ensemble d'aphorismes. L'ouvrage contient les papiers d'un inconnu que le pseudonyme auteur prĂ©tend avoir dĂ©couverts dans un secrĂ©taire, et qu'il a du mal Ă mettre en ordre car ils ne sont ni clairs, ni directs. Ils font cependant apparaĂźtre deux conceptions du monde ou « stades », lâesthĂ©tique et lâĂ©thique. Ces deux stades sont traitĂ©s dans deux parties de taille Ă©gale, les « papiers de A » (l'esthĂšte) et les « papiers de B » (l'Ă©thicien)[15]. La premiĂšre partie contient entre autres les cĂ©lĂšbres Diapsalmata et les Ă©tudes du Don Giovanni de Mozart, du personnage de Marguerite dans le Faust de Goethe, ou des PremiĂšres Amours d'EugĂšne Scribe[16] - [17]. La conception esthĂ©tique du monde y est reprĂ©sentĂ©e de la maniĂšre la plus claire dans « tracĂ© d'ombres » : la vie appelle Ă un papillonnement dâinstant Ă instant, chaque instant devant ĂȘtre vĂ©cu comme une expĂ©rience intense ; mais pour cette mĂȘme raison, il nây a aucune cohĂ©rence dans lâexistence, et lâesthĂ©ticien ne trouve jamais le repos et Ă©prouve un grand dĂ©sespoir. Cette premiĂšre partie sâachĂšve sur « Le Journal du SĂ©ducteur » qui dĂ©crit le processus de sĂ©duction d'une jeune fille, CordĂ©lia, montrant ce quâil y a de dĂ©moniaque et de dĂ©sespĂ©rant dans une existence toute adonnĂ©e Ă lâesthĂ©tique et Ă lâattrait de la sensualitĂ©[18].
La deuxiĂšme partie de Ou bien⊠ou bien contient des lettres adressĂ©es par lâĂ©thicien, lâassesseur Vilhelm, Ă A. Il montre que lâimportant est de se choisir soi-mĂȘme dans sa valeur Ă©ternelle, mais aussi que la puretĂ© de lâĂ©ternitĂ© et la trivialitĂ© de lâexistence doivent sâunir de maniĂšre harmonieuse. Pour sortir du dĂ©sespoir auquel mĂšne lâexistence dâesthĂšte, il est nĂ©cessaire dâeffectuer le choix Ă©thique de soi. On ne choisit pas nĂ©cessairement entre le bien et le mal ; il sâagit avant tout de faire prendre une orientation Ă sa vie qui assume le bien et le mal comme des catĂ©gories dĂ©terminantes pour son existence et son comportement. Le choix Ă©thique mĂšne au « choix de soi-mĂȘme » : se rendre responsable de ce que lâon fait, sâassumer comme celui que lâon est, et assumer lâhistoire qui a fait de soi ce que l'on est. Le meilleur exemple dâun tel mode de vie Ă©thique est le mariage[19].
L'Ćuvre sâachĂšve sur un discours traitant du fait que nous avons toujours tort devant Dieu. Ce discours semble une premiĂšre indication dâun stade qui ne sera pas encore dĂ©crit dans Ou bien⊠ou bien : le religieux.
Alors que Vilhelm lâĂ©thicien avait dĂ©fendu le projet existentiel de « se conquĂ©rir soi-mĂȘme » en assumant sa propre vie, Kierkegaard va montrer ensuite le caractĂšre problĂ©matique de ce choix.
Dans Crainte et tremblement, lâĂ©crivain traite de la foi et des possibilitĂ©s en convoquant la parabole biblique dâAbraham[20]. Cet ouvrage de 1843 est Ă©crit sous le pseudonyme de Johannes de Silentio, « Jean du Mutisme ». Le mot « foi » signifie dans cet ouvrage le fait de croire quâĂ Dieu tout est possible. Abraham croit que Dieu lui rendra son fils Isaac, auquel il est attachĂ© de tout son cĆur, et auquel Dieu lui demande de renoncer. Aux yeux de Johannes de Silentio, la foi conduit lâindividu au-delĂ de la sphĂšre de lâĂ©thique et, par-lĂ mĂȘme, enlĂšve toute possibilitĂ© de communion de langage avec les autres. Du fait que la foi fait que lâindividu sorte de lâĂ©thique et la dĂ©passe, il nâest pas possible de donner une justification purement rationnelle au choix dâAbraham de sacrifier Isaac. Mais, dans la mesure oĂč câest la foi qui suspend lâĂ©thique, Kierkegaard va parler de suspension tĂ©lĂ©ologique de lâĂ©thique, c'est-Ă -dire de mise entre parenthĂšses de lâĂ©thique en vue d'un but qui la dĂ©passe[21]. « La foi consiste dâabord Ă se rendre entiĂšrement disponible Ă Dieu, [âŠ] le croyant doit renoncer Ă tout, faire un saut hors du temps dans lâĂ©ternel. Abraham est grand non parce quâil a renoncĂ© Ă Isaac, il est grand parce que Isaac lui a Ă©tĂ© rendu [âŠ]. Il Ă©tait absurde pour Abraham de croire au mĂȘme moment oĂč il renonçait Ă son fils que ce fils lui serait rendu. Pourtant Abraham a cru Ă lâabsurde et câest en vertu de lâabsurde quâIsaac lui fut rendu. La foi est donc le paradoxe, elle est ce mouvement par lequel le croyant renonce Ă tout y compris Ă sa propre intelligence[22]. »
La RĂ©pĂ©tition (aussi traduit par La Reprise)[23] fut publiĂ©e le mĂȘme jour que Crainte et tremblement. Elle met en scĂšne un autre chevalier de la foi, le personnage de Job[24]. Selon Johannes Climacus, la foi est un miracle, un don de Dieu par lequel la vĂ©ritĂ© Ă©ternelle entre dans l'instant, mais sa rĂ©alisation est une tĂąche qui doit ĂȘtre accomplie Ă plusieurs reprises par le croyant individuel. « Le souvenir restitue une valeur, qui assure la liaison entre les moments de mon expĂ©rience [âŠ]. Il est une puissance de continuitĂ©, [âŠ] une recrĂ©ation, ou rĂ©actualisation. [âŠ] Quand un Ă©vĂšnement est vĂ©cu intĂ©rieurement, il est marquĂ© dâĂ©ternitĂ©. » Cette conception chrĂ©tienne de la relation entre la vĂ©ritĂ© Ă©ternelle et le temps est distincte de la notion socratique selon laquelle la vĂ©ritĂ© Ă©ternelle est toujours dĂ©jĂ en nous et qu'il suffirait de la rĂ©cupĂ©rer par le biais du souvenir (l'anamnĂšse)[25] - [22].
Les Miettes philosophiques furent publiĂ©es en 1844. Le pseudonyme Johannes Climacus cherche dans ces fragments Ă discerner ce qui peut ĂȘtre appelĂ© en vĂ©ritĂ© « chrĂ©tien ». Partant de la position de Socrate concernant l'accĂšs Ă la vĂ©ritĂ©, il montre comment la mĂ©thode socratique prĂ©suppose que chacun dispose en lui de la vĂ©ritĂ© quâil sâagit de trouver. Or, pour la foi chrĂ©tienne, câest le contraire qui est vrai : lâhomme est passĂ© du cĂŽtĂ© de la non-vĂ©ritĂ© par sa propre faute, et il ne peut en sortir que par lâintervention divine. Câest pour cela quâon peut parler du « paradoxe de la foi » ; le fait que le Dieu des chrĂ©tiens, le Dieu Ă©ternel, se soit incarnĂ© dans la condition dâhomme, en naissant, souffrant et mourant.
Le Concept dâAngoisse, publiĂ© quatre jours aprĂšs les Miettes philosophiques, est une mĂ©ditation psychologique. Dans cet opus, lâĂ©crivain pseudonyme Vigilius Haufniensis, le « veilleur de Copenhague », aperçoit que lâangoisse est intimement liĂ©e Ă la notion de libertĂ© et de choix, et donc Ă la notion du possible, cette libertĂ© nâest pas liĂ©e Ă proprement parler au bien et au mal, câest une notion subjective, psychologique qui traduit lâacceptation du possible indĂ©terminĂ©, dâoĂč le vertige. Le vertige fait chuter la libertĂ© qui ne saisit plus dĂšs lors sa finitude, Ă cet instant tout est changĂ© et quand la libertĂ© se relĂšve, elle se trouve coupable, et lâindividu se retrouve dans un Ă©tat de pĂ©trification au moment oĂč il voit, oĂč il va presque savoir, dans une attente angoissante, de ce qui viendrait dissiper le caractĂšre indiffĂ©renciĂ© de la possibilitĂ©, lâhomme en saisit lâhorreur autant que les appels souriants. Seule la foi peut l'apaiser. Le concept dâangoisse montre que chaque individu est un moi qui devient vraiment humain quand il assume la tĂąche de devenir « esprit », c'est-Ă -dire pleinement lui-mĂȘme [26].
Les Stades sur le chemin de la vie furent publiĂ©s en 1845, prĂ©tendument Ă©ditĂ©s par Hilarius le Relieur. Les problĂšmes traitĂ©s par Ou bien ⊠ou bien sont retravaillĂ©s Ă travers toute une sĂ©rie de situations et par un mode d'exposition similaire. L'ouvrage commence par donner la parole Ă des esthĂ©ticiens prenant part Ă une soirĂ©e arrosĂ©e. Par la suite, Vilhelm lâassesseur prĂ©sente Ă nouveau une dĂ©fense de ce quâil y a de noble dans le mariage. Enfin, le stade religieux est traitĂ© dans la description dâun conflit psychologique faisant suite Ă des fiançailles rompues, lequel est ensuite analysĂ© en dĂ©tail par un nouveau pseudonyme, Frater Taciturnus [27].
Johannes Climacus reprend la parole dans le Post-scriptum dĂ©finitif et non scientifique aux miettes philosophiques de 1846[19]. Post-scriptum de 600 pages aux Miettes philosophiques qui nâen faisaient que 100. Le Post-Scriptum contient une critique mordante de Grundtvig (grand rĂ©formateur danois du luthĂ©ranisme, contemporain de Kierkegaard) et de Hegel[28] - [29]. Ce texte affirme quâil nâest pas possible de constituer un systĂšme de lâexistence, lâexistence Ă©tant en perpĂ©tuel changement. Climacus met aussi lâaccent sur le fait que lâaccĂšs Ă la vĂ©ritĂ© ne se rĂ©duit pas Ă un simple processus rationnel. La vĂ©ritĂ© doit plutĂŽt ĂȘtre appropriĂ©e Ă travers un choix passionnĂ©. De surcroĂźt, l'homme ne peut choisir seul sa propre vĂ©ritĂ© et ne peut la trouver par lui-mĂȘme ; elle ne peut quâĂȘtre suggĂšrĂ©e de lâextĂ©rieur par l'expression indirecte de Quelquâun qui incarne cette vĂ©ritĂ©, le Christ. La vĂ©ritĂ© ne se situe pas dans un « quoi » (en danois hvad) statique, mais dans un « comment » (hvorledes) dynamique[30].
La querelle avec le Corsaire : la presse, l'anonymat, la foule
ArrivĂ© Ă ce point, Kierkegaard pensait selon toute apparence avoir dit ce quâil cherchait Ă dire, et Ă©tait dĂ©terminĂ© Ă trouver un poste comme pasteur. Cependant, il n'Ă©tait pas certain d'avoir Ă©tĂ© entendu ou compris, Ă©tant donnĂ© que la presse n'avait que peu commentĂ© ses publications ; il contacta donc Le Corsaire, ce qui dĂ©clencha la polĂ©mique avec ce journal satirique. Lâacharnement du journal Ă salir sa rĂ©putation, en grande partie pour des motifs personnels plutĂŽt que pour la substance de ses Ă©crits et les souffrances causĂ©es par ces attaques ont poussĂ© Kierkegaard vers une autre phase trĂšs productive ; la crĂ©ation de discours chrĂ©tiens positifs plutĂŽt que la satire ou la parodie. La campagne du Corsaire compromit Ă©galement sa relation avec le « tout venant », et ceci provoqua chez lui un changement radical de sa conception personnelle au sujet de la souffrance, du martyre et de la sequela Christi, qui devinrent pour lui le marqueur propre du vĂ©ritable christianisme. Ce virage se constate de maniĂšre Ă©vidente dans nombre des Ă©crits publiĂ©s entre 1847 et 1851[31] - [32]et dans son La foule c'est le mensonge[33] - [34].
Seconds Ă©crits de 1847 Ă 1851
Les Discours Ă©difiants Ă divers points de vue, publiĂ©s peu de temps aprĂšs la crise du Corsaire, s'adressent à « cet individu unique, mon lecteur ». Le christianisme s'adresse Ă l'individu, ses vĂ©ritĂ©s, selon Kierkegaard, doivent ĂȘtre appropriĂ©es intĂ©rieurement, sĂ©rieusement et avec une passion infinie. Tout comme nous ne pouvons pas mourir la mort d'un autre, nous ne pouvons pas vivre la foi d'un autre. Les Ă©crits de cette pĂ©riode approfondissent de plus en plus, dans trois sections diffĂ©rentes, la situation du chrĂ©tien dans le monde et face Ă Dieu ; la troisiĂšme section, L'Ă©vangile des souffrances, contient plusieurs mĂ©ditations sur le sens de la souffrance pour le chrĂ©tien.
Les Ćuvres de l'amour, datant de 1847 et sous-titrĂ© Quelques dĂ©libĂ©rations chrĂ©tiennes sous forme de discours, est un essai sur l'amour et la charitĂ© envers le prochain (l'agapĂ©), et sur la maniĂšre dont lâamour que le Christ a manifestĂ© peut sâexprimer dans chaque action. Il y est aussi question de ce qui va Ă lâencontre de la charitĂ© : la mĂ©fiance, la jalousie, lâorgueil et lâinclination au jugement[35].
Dans les Discours chrétiens de 1848, les exemples choisis renvoient aux différentes formes de sentiments.
Anti-Climacus est l'auteur pseudonyme de deux Ćuvres de maturitĂ© de Kierkegaard : La Maladie Ă la mort (1849), plus connu en francophonie sous le titre de TraitĂ© du dĂ©sespoir, et LâĂcole du Christianisme (1850).
La Maladie Ă la mort est considĂ©rĂ© comme une des premiĂšres recherches sur ce qui sera appelĂ© la psychologie des profondeurs[36]. Dans cet ouvrage apparaĂźt un nouveau pseudonyme, Anti-Climacus. Kierkegaard y retravaille le sujet du Concept dâangoisse et explore les raisons du dĂ©sespoir. Lâhomme est une synthĂšse, un rapport dialectique entre plusieurs pĂŽles opposĂ©s qui luttent en lui lâun contre lâautre, il est partagĂ© entre la trivialitĂ© du quotidien et lâĂ©ternitĂ©, Ă©cartelĂ© entre la nĂ©cessitĂ© et la possibilitĂ©. Lâhomme vit dans une condition telle quâil doit se rapporter Ă lui-mĂȘme tout en intĂ©grant les diverses dimensions de son ĂȘtre dans un processus d'appropriation constant. Kierkegaard laisse Anti-Climacus traiter le problĂšme de maniĂšre nĂ©gative. Il Ă©tudie toutes les formes que le dĂ©sespoir peut prendre, en montrant que le dĂ©sespoir peut consister tant Ă ne pas vouloir ĂȘtre soi qu'Ă vouloir l'ĂȘtre. Le dĂ©sespoir est l'impossibilitĂ© de la possibilitĂ©. Cette analyse le conduit Ă©galement Ă repenser lâenseignement traditionnel au sujet du pĂ©chĂ© et du pardon[37].
Dans LâĂcole du Christianisme de 1850, il met lâaccent sur la condition nĂ©cessaire Ă la foi : que l'individu marche Ă la suite de JĂ©sus et voie l'Absolu dans le christianisme. Kierkegaard parle du « scandale », câest-Ă -dire le refus par l'ĂȘtre humain de croire Ă la parole du Christ en raison de l'incapacitĂ© dans laquelle se trouve l'individu d'admettre qu'un Dieu Ă©ternel s'incarne dans le temps pour le sauver. Il va aussi prĂ©senter dans toutes ses consĂ©quences ce qu'implique de renoncement, de sacrifice personnel et de souffrance, le fait de suivre le Christ : ceci implique un choix (« ou bienâŠou bien ») qui correspond Ă lâexigence de la foi. Le Christ est le ModĂšle Ă imiter, et le fait de Le suivre, d'ĂȘtre Son contemporain, dans le vocabulaire de Kierkegaard, est la forme authentique du christianisme. De mĂȘme que le ModĂšle a vĂ©cu et est mort mĂ©prisĂ© et humiliĂ©, de mĂȘme le chrĂ©tien devra souffrir pour sa foi. Ceci conduit Anti-Climacus Ă opĂ©rer une claire distinction entre, dâune part, lâĂglise triomphante et installĂ©e dans son confort, et dâautre part, lâĂglise authentique ; premiĂšre attaque contre lâĂglise Ă©tablie du Danemark[38].
Il apparaĂźt de nouveau Ă cette pĂ©riode que Kierkegaard avait pensĂ© mettre un terme Ă son Ćuvre dâĂ©crivain. Il Ă©crit en 1848â49 Point de vue explicatif sur mon Ćuvre dâĂ©crivain, qui ne sera publiĂ© quâen 1859, quatre ans aprĂšs sa mort, et dans lequel il fait un retour sur sa production philosophique et sur le sens que celle-ci peut avoir. Il en va de mĂȘme pour Jugez vous-mĂȘmes !, qui ne fut imprimĂ© quâen 1876. Il publie en 1851 Pour un examen de conscience, puis se retire de la vie littĂ©raire publique en n'Ă©crivant plus que dans son Journal personnel.
Pamphlets contre l'Ăglise danoise et trĂ©pas
Kierkegaard interrompt un silence d'environ quatre ans, quand en 1854 le professeur et pasteur H. L. Martensen dĂ©signe le dĂ©funt Ă©vĂȘque luthĂ©rien J. P. Mynster comme « un tĂ©moin de la vĂ©ritĂ© », au cours de son enterrement[39]. Kierkegaard se rendit compte qu'il ne pouvait plus se limiter Ă l'Ă©criture Ă©rudite et poĂ©tique qu'il avait pratiquĂ©e jusqu'alors, et qu'il devait intervenir de maniĂšre dĂ©cisive.
Le , Kierkegaard Ă©crit dans un article du journal FĂŠdrelandet : « LâĂ©vĂȘque Mynster Ă©tait-il un tĂ©moin de la vĂ©ritĂ©, lâun des vĂ©ritables tĂ©moins de la vĂ©ritĂ© â ceci est-il la vĂ©ritĂ© ? » Ceci fut le commencement dâun combat contre lâĂglise officielle danoise (« den danske Folkekirke » en danois ; lâattaque de Kierkegaard, contre lâĂglise Ă©tablie est nommĂ©e au Danemark son « Kirkestorm », littĂ©ralement la « tempĂȘte contre lâĂglise ») ; cette attaque se concentre sur lâannĂ©e 1855 : Kierkegaard polĂ©mique violemment contre lâĂglise danoise et son clergĂ©. Dans son premier article de journal, il explique que jusque-lĂ il ne pouvait pas parler de ses rĂ©serves envers l'Ăglise et Mynster Ă cause de lâamitiĂ© de son pĂšre avec cet Ă©vĂȘque. Au dĂ©but de son combat, Kierkegaard s'exprime directement : Mynster nâĂ©tait pas un tĂ©moin de la vĂ©ritĂ©, mais « faible et avide de jouissances ». Il Ă©crit plus tard quâ « il faut en finir avec le mensongeâŠsuivant lequel câest le christianisme, qui est prĂȘchĂ© » (dans lâĂglise danoise). Ă partir dâ il met lâaccent sur le caractĂšre ridicule, du point de vue de la foi, du fait que lâattribution des ministĂšres ecclĂ©siaux se fait par lâautoritĂ© du roi. Ă peu prĂšs au mĂȘme moment, les nouvelles victimes de ses attaques sont les « 1000 prĂȘtres avec leur famille ».
En , il commence la publication d'une sĂ©rie d'articles dans un quotidien puis poursuit, cinq mois aprĂšs, avec onze pamphlets qu'il nomme L'Instant (Ăjeblikket)[40]. Il lance dans lâun des premiers numĂ©ros lâidĂ©e suivante : la mission des 1000 prĂȘtres danois consiste en rĂ©alitĂ© dans le fait dâempĂȘcher et de rendre impossible le christianisme. Dans le numĂ©ro 2, cette interprĂ©tation audacieuse est exprimĂ©e de maniĂšre encore plus claire, car les « 1000 hommes dâaffaires avec leur instinct de survie sont fort intĂ©ressĂ©s par le fait que les hommes nâapprennent pas ce quâest le christianisme⊠» Dans le mĂȘme numĂ©ro est introduit son point de vue selon lequel les prĂȘtres « jouent au christianisme ». En juin, il fait usage dâexpressions comme « filouterie et escroquerie ». En aoĂ»t, les mots « confirmation et ordination » deviennent « comĂ©die ou bien pire », et le mot « mensonge » vient Ă redonder dans les propos agressifs de Kierkegaard. Dans le mĂȘme temps, les prĂȘtres deviennent « les 1000 menteurs », puis en septembre des « anthropophages, et de la plus dĂ©testable maniĂšre. »[40].
Pendant cette campagne, Kierkegaard affirme de diffĂ©rentes maniĂšres que ce combat est son Ćuvre vĂ©ritable et que tous les Ă©crits prĂ©cĂ©dents sont Ă considĂ©rer comme des manĆuvres prĂ©paratoires avant que deux conditions soient remplies : dâune part, que son pĂšre et lâĂ©vĂȘque Mynster soient dĂ©cĂ©dĂ©s, et dâautre part quâil soit lui-mĂȘme considĂ©rĂ© comme un thĂ©ologien douĂ© et incontournable. Ceci est exprimĂ© de maniĂšre trĂšs claire dans « le jugement du Christ au sujet du christianisme officiel » de 1855[40] - [41].
Derniers moments
Au milieu de ce combat, pendant que le numĂ©ro 10 de LâInstant Ă©tait en prĂ©paration, Kierkegaard perd conscience dans la rue, et aprĂšs quelques semaines Ă lâhĂŽpital, il meurt aprĂšs avoir affirmĂ© quâil nâavait cherchĂ© que lâauthenticitĂ©.
Ses obsĂšques furent cĂ©lĂ©brĂ©s en la cathĂ©drale Notre-Dame. LâĂ©glise Ă©tait comble, et une foule nombreuse assista Ă lâoffice depuis la rue. De nombreux reprĂ©sentants de lâĂglise, des milieux universitaires et littĂ©raires Ă©taient prĂ©sents. Le vicaire gĂ©nĂ©ral E.C. Tryde prĂ©sida Ă lâoffice. Le frĂšre du philosophe, Peter Christian Kierkegaard, parla au nom de la famille. Le cercueil fut portĂ© de maniĂšre solennelle au cimetiĂšre Assistens, suivi par de nombreuses personnes. Henrik Lund, un neveu de Kierkegaard, prit la parole aprĂšs lâinhumation. On retient de son discours que son oncle avait Ă©tĂ© le plus grand adversaire de lâĂglise, et quâavec un enterrement dans lâĂglise on avait souillĂ© sa mĂ©moire jusquâaprĂšs sa mort. Henrik Lund sentait que lâĂgliseâvis-Ă -vis de laquelle Kierkegaard avait pris ses distances et quâil avait ridiculisĂ©eâchoisissait Ă ce moment de le faire sien, et par-lĂ mĂȘme lui manquait de respect. De son point de vue, son oncle Ă©tait contre le culte du « christianisme officiel ». Le vicaire gĂ©nĂ©ral Tryde exigea et obtint des excuses de la part de H. Lund. Par ailleurs, ce dernier fut condamnĂ© Ă une amende de 100 rixdales[42].
Pensée et rhétorique
« Il s'agit de comprendre ma destination, de voir ce que Dieu veut proprement que je fasse. Il s'agit de trouver une vérité qui soit vérité pour moi, de trouver l'idée pour laquelle je veux vivre et mourir[43] ».
« Kierkegaard rĂ©pond Ă certaines questions fondamentales : Comment devenir humain ? Comment devenir soi-mĂȘme ? Il montre aussi comment exister en tant que chrĂ©tien et ce qu'est la Foi. Et pour lui, l'accomplissement de la libertĂ© de l'homme est en Dieu[44] »
Le philosophe malgré lui
Bien qu'il ait toujours refusĂ© de se considĂ©rer comme philosophe, la pensĂ©e de Kierkegaard est centrĂ©e sur la personne humaine et ses questionnements existentiels. Ayant accumulĂ© un savoir Ă©rudit et professoral, il prĂ©fĂšre une pensĂ©e centrĂ©e sur les seules questions qui peuvent transformer la vie dâun homme, telles que celles concernant la mort ou la foi. Or, le savant est-il plus apte que toute autre personne Ă rĂ©pondre Ă ces grandes interrogations ? Kierkegaard rĂ©pond ici que la sagesse nâest pas dâordre intellectuel, mais pratique, si bien quâelle ne dĂ©pend pas de lâĂ©rudition ou encore du niveau dâĂ©tude. Il veut montrer que toute pensĂ©e doit culminer dans une dĂ©cision dans la mesure oĂč la vĂ©ritĂ© n'est pas un concept, mais plutĂŽt appelĂ©e Ă sâincarner dans mon existence. Pour lui, un des principaux facteurs de lâoubli dâexister se trouve dans un excĂšs de savoir ; celui qui prĂȘche des heures durant sur la question de la mort, sans mĂȘme en ressentir crainte et tremblement, reste extĂ©rieur Ă sa propre existence. Il considĂšre ainsi la mort comme un concept et non comme une rĂ©alitĂ© capable de bouleverser chaque existence, de sorte quâil faut inĂ©vitablement sây prĂ©parer. « De quoi me servirait-il que la vĂ©ritĂ© fĂ»t pour moi froide et nue, indiffĂ©rente de voir que je la professe ou non (...) ? La connaissance doit ĂȘtre accueillie en moi de façon vivante, et c'est cela que je reconnais maintenant comme l'essentiel »[45].
Kierkegaard ne cherche pas a rĂ©pondre Ă la question ce que (« hvad »), mais Ă la question comment (« hvorledes »)[46]. Il ne sâagit pas avant tout de chercher ce quâest le monde, Dieu, ou encore le christianisme, mais de comprendre comment je peux faire de ma vie une expression de la vĂ©ritĂ©. La vĂ©ritĂ© câest lâauthenticitĂ© de ma vie et non un discours vrai sur lâexistence. Il faut que le discours ne soit pas sur lâexistence mais dans lâexistence, et câest Ă cette seule condition quâil peut devenir une vraie parole. Dans le langage de Kierkegaard, « la vĂ©ritĂ© câest la subjectivitĂ© », lâadĂ©quation entre ma connaissance objective et la maniĂšre dont je lâincarne dans ma vie. Il ne faudrait cependant pas confondre Kierkegaard avec une forme de subjectivisme qui ferait de lâhomme la mesure de toutes choses[47], car la vĂ©ritĂ© subjective veut simplement dire que le sujet devient acteur de la parole et pas uniquement « parleur de la parole ».
Kierkegaard incite son lecteur Ă mettre en question lâauthenticitĂ© de sa vie. La vie la plus authentique se trouve dans un recueillement qui exclut toute dispersion au sens oĂč lâindividu ne peut se dĂ©couvrir quâen opĂ©rant un mouvement dâintĂ©riorisation. LâintĂ©rioritĂ© passe par plusieurs stades dont le plus avancĂ© est le stade religieux pour culminer dans le religieux chrĂ©tien[13].
Si le stade religieux-chrĂ©tien a autant de valeur Ă ses yeux, câest parce quâil y voit le plus haut degrĂ© dâintĂ©rioritĂ©. En effet, ce stade reprĂ©sente un Ă©quilibre qui respecte les diffĂ©rentes dimensions de lâhomme, Ă savoir sa nature finie et son appel Ă lâinfini. In fine, le chrĂ©tien incarne dans un quotidien ordinaire une relation intime avec un absolu qui se ne se montre que de maniĂšre paradoxale. En effet, un Dieu tout-puissant qui se fait homme jusquâĂ mourir sur une Croix bouleverse intĂ©gralement la reprĂ©sentation que lâindividu se fait au sujet de Dieu. La foi requiert un saut dans lâinconnu[48], autrement dit une adhĂ©sion au mystĂšre du Christ, et ce Ă lâencontre mĂȘme de la raison.
« La foi a trouvĂ© en lâabsence de certitude un excellent pĂ©dagogue »[49] : plus il y a dâincertitudes, plus il y a dâespace pour que lâindividu croie. Plus le mystĂšre reste voilĂ©, plus lâindividu devra sauter, la longueur du saut Ă©tant la mesure de la foi. Si je sais et si je vois, je nâai plus besoin de croire. Si lâindividu croit malgrĂ© lâincertitude, alors câest le signe dâune grande foi. Kierkegaard en tire la conclusion suivante : il nâessaiera pas de fortifier la certitude du croyant mais lâappellera Ă sauter, Ă se jeter Ă lâeau « au-dessus de 70 000 brasses ». Câest pourquoi Kierkegaard ne fait en aucun cas Ćuvre dâapologiste. Il ne propose pas de nouvelles connaissances, mais un rejet de lâattitude pathologique consistant Ă rechercher des garanties. La foi ne se prouve pas mais elle sâĂ©prouve.
MĂȘme si Kierkegaard Ă©crit beaucoup au sujet de la foi chrĂ©tienne, il ne cherche jamais Ă prouver la vĂ©ritĂ© du christianisme. Il dĂ©crit divers stades dâexistence de façon approfondie pour que le lecteur puisse Ă©prouver en lui-mĂȘme quelle est la meilleure forme dâexistence. Son Ćuvre est un miroir dans lequel le lecteur peut regarder sa propre vie et dĂ©couvrir la logique profonde de son choix existentiel. Il ne doit pas ĂȘtre convaincu par la raison ni discuter au sujet de telle ou telle preuve mais il doit faire lâĂ©preuve de lui-mĂȘme. Câest dâailleurs pour cette raison que Kierkegaard Ă©crit souvent sous pseudonyme : lâautoritĂ© de lâĂ©crivain importe peu, de mĂȘme il ne sâagit pas dâĂȘtre en accord ou non avec sa pensĂ©e. Les livres nâont de conclusion que celle dâun ou plusieurs auteurs fictifs â autrement dit ils nâapportent pas de solutions. Le lecteur ne doit pas sâattendre Ă trouver un rĂ©servoir de rĂ©ponses objectives, mais au contraire un outil de questionnement subjectif[13].
Le but de la pensĂ©e nâest pas de ratiociner de maniĂšre abstraite mais dâĂȘtre vĂ©cue dans lâexistence. Le vĂ©ritable savoir ne saurait rester purement informatif. Ă quoi me servirait-il de connaĂźtre le monde et ses Ă©lĂ©ments si ma propre vie en reste inchangĂ©e ? Ce qui compte câest la connaissance en tant quâelle peut transformer ma vie. Câest ce que Kierkegaard appelle la rĂ©duplication. La spĂ©culation Ă outrance devient distraction et nous dĂ©connecte de lâexistence tandis que la rĂ©duplication est une attitude qui consiste Ă incarner la vĂ©ritĂ©. La question nâest pas tant celle de lâexistence de Dieu, par exemple, et de la connaissance de ses attributs ; en aimant son CrĂ©ateur, le simple croyant a une connaissance qui excĂšde le savoir de tous les livres. Il y a plus dans le ciel et sur la terre que dans toute la thĂ©ologie. Câest pourquoi Kierkegaard sâoppose si souvent Ă Hegel. Tel que Kierkegaard lâinterprĂšte, Hegel fait de son Ćuvre, La PhĂ©nomĂ©nologie de l'esprit, la rĂ©vĂ©lation de lâEsprit Ă lui-mĂȘme ; il pense que le collectif prime sur le particulier si bien que lâindividu nâest que peu de chose par rapport Ă lâHistoire universelle. LâEsprit se dĂ©veloppe Ă travers les manifestations culturelles de grands peuples au cours de lâhistoire. Or pour Kierkegaard câest mon histoire qui est importante, peu importe celle des grandes civilisations ; il nây a pas dâEsprit universel, il nây a que des esprits singuliers. LâHistoire universelle est remplacĂ©e par lâhistoire singuliĂšre. Par cela mĂȘme le systĂšme hĂ©gĂ©lien nâest pas Ă©difiant pour moi, câest-Ă -dire quâil ne me conduit pas vers lâintĂ©rioritĂ© : ce systĂšme oublie complĂštement de parler de ma singularitĂ© et de lâappel qui mâest propre[50].
Le théologien
Kierkegaard se dĂ©finit avant tout comme un poĂšte religieux. Fervent chrĂ©tien et brillant thĂ©ologien, il s'opposera Ă l'Ăglise danoise de l'Ă©poque, Ăglise luthĂ©rienne d'Ătat, au nom d'une foi individuelle et concrĂšte. En effet, la religion, l'institution ecclĂ©siastique, la communautĂ© des croyants, forment ce que Kierkegaard appelle la chrĂ©tientĂ©, et reprĂ©sentent l'hypocrisie (aller au sermon pour bien se faire voir de la sociĂ©tĂ©) et la rĂ©pression de l'individualitĂ©, laquelle s'Ă©panouit au contraire dans le christianisme comme foi vĂ©cue, pleine d'apprentissages intĂ©rieurs, le « devenir-chrĂ©tien ». Il Ă©crit ainsi des Discours Ă©difiants (1843-1847), rĂ©digĂ©s dans un style personnel s'adressant Ă la singularitĂ© de l'auditeur. Kierkegaard souhaite ainsi restaurer un luthĂ©ranisme pur et originel oĂč la foi est le centre et a la prioritĂ© sur les Ćuvres ; il parle par ailleurs longuement de la notion de « scandale », d'inspiration biblique[51], qu'il couple avec la notion de paradoxe[52]. Le paradoxe, qui maintient dĂ©finitivement les deux Ă©lĂ©ments contradictoires, lui permet de rejeter la dialectique au sens hĂ©gĂ©lien comme Ă©lĂ©ment et dĂ©marche essentiels de la pensĂ©e ainsi que la philosophie de Ludwig Feuerbach.
Le poĂšte et l'Ă©crivain
Kierkegaard aime Ă©crire, cependant sa relation Ă ce plaisir d'Ă©crire est distanciĂ©e par l'utilisation de pseudonymes. Les divers pseudonymes, qui sont autant de personnages inventĂ©s, certains s'opposant ouvertement Ă d'autres, commentant les travaux des pseudo-auteurs prĂ©cĂ©dents (par exemple Johannes Climacus et Anti-Climax), font que son Ćuvre est parfois difficile Ă interprĂ©ter. Kierkegaard s'adresse au lecteur et veut se faire comprendre de lui ; la forme littĂ©raire vient Ă son secours, il construit des fictions qui permettent des jeux complexes de reprĂ©sentation et indiquent ce qui Ă©chappe gĂ©nĂ©ralement au discours conceptuel du philosophe[53].
Kierkegaard révÚle une profonde créativité littéraire et poétique. Il s'intéresse aux auteurs tant anciens (Aristophane, Platon) que modernes (Shakespeare, Goethe, son contemporain Andersen). Il écrit aussi des piÚces de théùtre, s'intéresse au mythe tragique[54], à la comédie (farce, vaudeville) et commente longuement Lessing[55] et les écrits philosophiques de Fichte, Schopenhauer, Schelling ou Hegel.
L'ironie et l'humour
Dans sa thĂšse de doctorat, Le Concept d'ironie constamment rapportĂ© Ă Socrate (1841), Kierkegaard oppose l'ironie socratique Ă l'ironie moderne des romantiques[56] - [57]. Ă la suite de Hegel, il conçoit l'ironie socratique comme la facultĂ© de nĂ©gation universelle et illimitĂ©e. En effet, Socrate amenait son interlocuteur Ă nier sa propre position au cours d'un dialogue de type dialectique, c'est-Ă -dire consistant en questions et rĂ©ponses argumentĂ©es. Socrate feignait de ne rien savoir, et critiquait tous ceux qui prĂ©tendaient dĂ©tenir un savoir, notamment les sophistes. Kierkegaard se propose comme continuateur de l'ironie socratique ; il propose une nĂ©gation absolue du SystĂšme hĂ©gĂ©lien. Kierkegaard nie ainsi les systĂšmes de l'idĂ©alisme allemand qui prĂ©tendent avoir dĂ©passĂ© l'ironie socratique, ainsi que la skepsis (en grec ancien ÏÎșÎÏÎčÏ) des sceptiques et le doute hyperbolique de Descartes[50].
Les hétéronymes
La moitiĂ© des travaux de Kierkegaard a Ă©tĂ© Ă©crite sous le masque de divers personnages hĂ©tĂ©ronymes qu'il crĂ©a pour prĂ©senter diffĂ©rentes maniĂšres de penser. C'est lĂ une partie de la communication indirecte de Kierkegaard[13]. D'aprĂšs plusieurs passages de son travail et de ses journaux, comme Point de vue explicatif de mon Ćuvre d'Ă©crivain, Kierkegaard Ă©crivit de cette façon afin d'empĂȘcher ses travaux d'ĂȘtre traitĂ©s comme un systĂšme philosophique avec une structure systĂ©matique. Dans cet ouvrage posthume, il Ă©crit : « dans les travaux pseudonymes, il n'y a pas un mot simple qui est le mien. Je n'ai aucune opinion au sujet de ces travaux sinon en tant que tierce personne, aucune connaissance de leur signification, exceptĂ© comme un lecteur, pas la moindre relation privĂ©e ou distanciĂ©e avec eux. »
Afin de dĂ©passer ce que Kierkegaard appelle « une expĂ©rience de papier », il propose non pas lâexposĂ© systĂ©matique dâune doctrine mais des rĂ©cits (Ă double fond) pris en charge par des pseudonymes ; il ne donne pas de clefs de lecture conceptuelles. Jacques Colette parle de Kierkegaard comme de « lâange exterminateur de lâimmĂ©diatetĂ© »[50] et le prĂ©sente comme un chrĂ©tien incognito armĂ© de neutralitĂ©[58].
Kierkegaard se distancie de ses textes par une variĂ©tĂ© de dispositifs, y compris typographiques comme lâutilisation du tiret ou du point d'interrogation, qui servaient Ă problĂ©matiser la voix de l'auteur pour le lecteur. Il divise les textes en prĂ©faces, avant-propos, interludes, post-scriptum, annexes. Il attribue la paternitĂ© de parties de textes Ă diffĂ©rents pseudonymes, et invente d'autres pseudonymes pour les Ă©diteurs ou les compilateurs de ces Ă©crits. Il ajoute parfois son nom en tant qu'auteur, parfois en tant que responsable de la publication, parfois pas du tout. Il lui arrive de publier plusieurs livres le mĂȘme jour. Ces publications simultanĂ©es incarnent des perspectives Ă©tonnamment contrastĂ©es. Les Discours Ă©difiants, eux, sont publiĂ©s sous son propre nom.
Tout ce jeu avec le point de vue narratif désoriente le lecteur. Combiné au jeu incessant de l'ironie et à la prédilection de Kierkegaard pour le paradoxe ou l'opacité sémantique, il fait du texte une surface polie, dans laquelle le sens premier à discerner pour le lecteur est son reflet propre[59].
Kierkegaard emploie la communication indirecte pour empĂȘcher ou gĂȘner ceux qui chercheraient Ă s'assurer que l'auteur soutient rĂ©ellement les idĂ©es prĂ©sentĂ©es dans ses Ćuvres. Il espĂšre que les lecteurs liront simplement son travail pour sa valeur informelle, sans chercher Ă l'interprĂ©ter selon des clĂ©s biographiques. Kierkegaard cherche Ă©galement Ă Ă©viter que le lecteur considĂšre son travail comme un systĂšme faisant autoritĂ©. Il prĂ©fĂšre que le lecteur trouve par lui-mĂȘme des maniĂšres de l'interprĂ©ter. Kierkegaard pense aussi que la communication indirecte est le seul moyen de mener le lecteur Ă l'Ă©veil, au-delĂ de l'auteur. Dans la mesure oĂč l'enjeu de son Ćuvre n'est pas de faire du lecteur son disciple mais un disciple du Christ, le mode de communication ne peut qu'ĂȘtre indirect (voir les Miettes philosophiques)[60]. De mĂȘme, les Discours ne sont pas des sermons, parce que leur auteur, n'ayant pas reçu l'ordination, n'a pas autoritĂ© pour prĂȘcher ou enseigner[61].
Liste des pseudonymes
Les principaux pseudonymes de Kierkegaard, dans l'ordre chronologique :
- Victor Eremita, rédacteur de Ou bien... ou bien
- A, auteur de nombreux articles dans Ou bien ... ou bien
- Assesseur Vilhelm, auteur des réfutations à A dans Ou bien ... ou bien
- Johannes de Silentio, auteur de Crainte et Tremblement
- Constantin Constantius, auteur de la premiÚre moitié de La Répétition,
- Jeune Homme, auteur de la deuxiÚme moitié de La Répétition
- Vigilius Haufniensis, auteur de Le Concept d'angoisse
- Nicolaus Notabene, auteur des Préfaces
- Hilarius le Relieur, rĂ©dacteur des Ătapes sur le chemin de la vie
- Johannes Climacus, auteur des Miettes philosophiques... et de Post-scriptum...
- Inter et inter, auteur de La Crise et une crise dans la vie d'une actrice
- H.H., auteur de Deux essais Ă©thico-religieux
- Anti-Climacus, auteur de La Maladie à la mort et de Pratique dans la chrétienté.
ThĂšmes
Les Ă©tapes sur le chemin de la vie
La philosophie existentielle de Kierkegaard sâattache particuliĂšrement au thĂšme des « stades sur le chemin de la vie »[62]. Ceux-ci sont traitĂ©s dans diffĂ©rentes Ćuvres, mais on peut en donner une exposition rĂ©sumĂ©e :
âą Le philistin (en danois spidsborger). Dans la pensĂ©e de Kierkegaard, lâhomme se diffĂ©rencie des animaux et des plantes par le fait quâil dispose dâun moi â c'est-Ă -dire une conscience, un esprit. Cette conscience a la possibilitĂ© de se rapporter Ă elle-mĂȘme, mais le philistin ne parvient pas Ă rĂ©aliser ce travail existentiel. Cette personne ne se connaĂźt pas elle-mĂȘme et vit donc dans un conformisme indiffĂ©rent et dans des habitudes vides.
âą LâesthĂ©ticien. Ă un moment donnĂ©, le philistin parvient Ă se rapporter Ă son propre moi, mais il cherche dans le mĂȘme temps Ă fuir sa propre existence, par exemple dans la jouissance et lâoisivetĂ©.
âą LâesthĂ©ticien peut parvenir Ă un stade intermĂ©diaire, que Kierkegaard appelle lâIronie. Quand lâesthĂ©ticien cherche Ă assumer sa propre existence, il veut dans un premier temps prendre de la distance vis-Ă -vis de lui-mĂȘme par lâironie. Un ironiste qui, le temps passant, devient familier de son moi, va opĂ©rer un saut pour devenir[63]:
âą LâĂ©thicien. Ce stade est le moment authentique et responsable par lequel la personne entre dans lâexistence et cesse de renier son moi. Câest une Ă©tape en direction dâune pleine libertĂ© personnelle. LâĂ©thicien a une autre conception de la vie que lâesthĂ©ticien : il assume ses responsabilitĂ©s et cherche Ă produire de bonnes Ćuvres au lieu de sâinfatuer de ses expĂ©riences esthĂ©tiques. LâĂ©thique signifie la connaissance du bien et du mal, et lâĂ©thicien a le courage de choisir ce qui lui semble juste. La libertĂ© de choisir de maniĂšre responsable donne Ă la personne de sâancrer dans lâexistence ; toutefois, lâĂ©thicien aura du mal Ă trouver un sens Ă lâexistence et sera pris dâangoisse existentielle[64].
âą Le stade religieux.
- La religiositĂ© A. Elle consiste dans une religiositĂ© extĂ©rieure et vide, dans laquelle la personne va fidĂšlement Ă lâĂ©glise et prie sa priĂšre du soir â mais plus par routine que par choix rĂ©el. Selon Kierkegaard, cette forme de religiositĂ© nâest pas acceptable, car la personne ne prend position par elle-mĂȘme, mais nâest que le produit de lâEglise comme institution.
- La religiositĂ© B. La foi passionnĂ©e et vĂ©ritablement spirituelle est le stade ultime : la personne prend conscience du caractĂšre paradoxal et absurde du concept chrĂ©tien de Dieu : Dieu se fait homme (JĂ©sus) pour mourir sur une Croix et ressuscite pour sauver lâhumanitĂ© de ses pĂ©chĂ©s[65].
Le doute et la foi
Kierkegaard met en parallĂšle la foi et le doute, qui sont deux attitudes qui se rĂ©pondent et qui engagent profondĂ©ment l'homme dans l'existence, plus que ne le ferait une doctrine faite de raisons et de justifications . Ces derniĂšres arrivent aprĂšs la dĂ©cision existentielle, mais ne peuvent en aucun cas la fonder. C'est pour cela que Kierkegaard dĂ©clare que « l'instant de la dĂ©cision est une folie »[66] : on ne peut jamais prĂ©voir les ultimes consĂ©quences de notre saut dans l'existence. De mĂȘme, Kierkegaard affirme que « plaider discrĂ©dite toujours »[67]. Ce que nous ne pouvons pas faire, selon Kierkegaard, c'est croire en vertu de la raison. Si nous choisissons la foi, nous devons suspendre notre raison afin de croire en quelque chose de plus Ă©levĂ© que la raison. Nous devons croire en dĂ©pit ou en vertu de l'absurde.
Deux des points sur lesquels Kierkegaard insiste sont la « subjectivitĂ© » et la « foi ». La foi est une dĂ©cision qui ne peut se fonder sur une certitude. la recherche de la certitude ne peut venir que du doute et non de la foi car l'individu est passionnĂ© par Dieu : la passion se passe de raisons, de mĂȘme que tout amour « passe l'entendement »[68]. La foi est directement opposĂ©e au doute : « la foi est le contraire du doute », dit Kierkegaard dans les Miettes philosophiques[69]. PlutĂŽt que de remettre en question son attachement Ă Dieu, le croyant prend un risque, et vainc le doute avec les armes de la foi.
Alors qu'un apologiste essaiera de convaincre les personnes qui doutent en leur fournissant des arguments au sujet de la vérité du christianisme, Kierkegaard propose de croire directement, sans essayer de trouver des certitudes intellectuelles[70]. La foi est une décision subjective de l'individu par laquelle il s'engage à adhérer à ce en quoi il croit, malgré l'incertitude objective. Kierkegaard s'élÚve contre certains pasteurs et philosophes chrétiens (par exemple Martensen) de son époque qui à force de considérations intellectuelles, ne font que renforcer le doute chez les fidÚles : « à quelles extraordinaires métaphysiques et logiques ne s'est-on pas livré de nos jours pour administrer une preuve nouvelle, intégrale, absolument exacte et combinant toutes celles déjà données de l'immortalité de l'ùme ; cependant, cette preuve s'établissant, la certitude diminue »[71]. Ceux-ci prennent alors l'habitude de considérer le christianisme comme une doctrine intellectuelle froide et désincarnée, qu'il s'agirait de défendre. Or le chrétien est un amoureux de Dieu dont la certitude est tout autre qu'intellectuelle.
Kierkegaard dans son Post-scriptum dĂ©finitif et non scientifique aux miettes philosophiques Ă©crit que « la subjectivitĂ© est vĂ©ritĂ© » et que « la vĂ©ritĂ© est subjectivitĂ© ». Cette idĂ©e paradoxale ressort d'une distinction entre ce qui est objectivement vrai et la relation subjective qu'entretient un individu avec cette vĂ©ritĂ© (indiffĂ©rence ou engagement). Kierkegaard insiste sur le fait que la vĂ©ritĂ© qui importe au chrĂ©tien est la vĂ©ritĂ© subjective, qui constitue sa vie intĂ©rieure. Plus la vie intĂ©rieure est riche, plus l'individu est dans la vĂ©ritĂ© ; la vĂ©ritĂ© objective, par exemple une connaissance intellectuelle, ne peut devenir vĂ©ritĂ© subjective que si elle me pousse Ă changer de maniĂšre dâagir. Kierkegaard donne quelques exemples dans le Post-scriptum : on peut savoir par exemple ce qu'est objectivement la mort, mais cette connaissance intellectuelle n'est pas essentielle pour l'individu. L'individu est dans la vĂ©ritĂ© subjective s'il ordonne sa vie de maniĂšre Ă se prĂ©parer Ă la mort, si donc l'idĂ©e de la mort le pousse Ă lâaction dans sa propre vie. Vivre bien pour se prĂ©parer Ă l'au-delĂ , voilĂ un exemple de vĂ©ritĂ© subjective, qui a certainement eu une influence sur le concept heideggerien dâauthenticitĂ©[72].
Pour Kierkegaard, la foi chrĂ©tienne n'est pas une question de dogme religieux Ă rĂ©gurgiter. C'est une question de passion subjective individuelle, qui ne peut ĂȘtre mĂ©diĂ©e par le clergĂ© ; ce n'est que sur la base de la foi qu'un individu a une chance de devenir son vrai « soi ». Câest l'Ćuvre de vie que Dieu jugera pour l'Ă©ternitĂ©.
La répétition ou la reprise
Mais le choix de la foi n'est pas fait une fois pour toutes. Il est essentiel que la foi soit constamment renouvelĂ©e par des affirmations rĂ©pĂ©tĂ©es de foi. C'est de cette rĂ©pĂ©tition que dĂ©pend l'identitĂ© mĂȘme de l'individu, car l'individu « est dans une relation qui se rapporte Ă lui-mĂȘme ». Ă moins que cette individualitĂ© ne reconnaisse un « pouvoir qui l'a constituĂ© », il tombe dans un dĂ©sespoir qui dĂ©fait son moi. Par consĂ©quent, pour se maintenir en tant que relation qui se rapporte Ă lui-mĂȘme, le moi doit constamment renouveler sa foi en la puissance qui l'a posĂ©. Il n'y a pas de mĂ©diation entre l'individu et Dieu par le prĂȘtre ou par le systĂšme logique. Il n'y a que la propre rĂ©pĂ©tition de la foi de l'individu. Cette rĂ©pĂ©tition de la foi est la maniĂšre dont le moi se rapporte Ă lui-mĂȘme et Ă la puissance qui le constitue[22].
L'angoisse
L'individu est ainsi soumis Ă un Ă©norme fardeau de responsabilitĂ©, car sur ses choix existentiels pĂšse son salut Ă©ternel ou sa damnation. L'anxiĂ©tĂ© ou la peur c'est-Ă -dire l'angoisse est le pressentiment de cette terrible responsabilitĂ© lorsque l'individu se trouve au seuil d'un choix existentiel capital. L'anxiĂ©tĂ© est une Ă©motion Ă double face : d'un cĂŽtĂ©, le terrible fardeau de choisir pour l'Ă©ternitĂ© ; de l'autre, l'exaltation de la libertĂ© dans le choix de soi. Le choix se produit dans l'instant, qui est le point d'intersection du temps et de l'Ă©ternitĂ©, car l'individu crĂ©e par choix temporel un moi qui sera jugĂ© pour l'Ă©ternitĂ©. Lâangoisse est le moment qui prĂ©cĂšde lâaffirmation de lâesprit[50].
Kierkegaard prend « l'angoisse » comme fil conducteur, dans le Concept de l'angoisse, pour explorer de quelle maniĂšre la libertĂ© s'atteste elle-mĂȘme Ă l'existence singuliĂšre, de façon paradoxale, seul un ĂȘtre libre pouvant faire l'expĂ©rience de l'angoisseâexpĂ©rience de la libertĂ© comme fardeau et obstacle. L'angoisse est le « vertige du possible », on la ressent lorsque l'on est confrontĂ© Ă une infinitĂ© de possibilitĂ©s et qu'il faut faire un choix. L'angoisse, contrairement Ă la peur, n'a donc pas d'objet dĂ©terminĂ©. On a peur « de quelque chose », mais on n'angoisse pas « de quelque chose ». L'angoisse est indĂ©terminĂ©e, elle met en branle l'ensemble de l'existence. Heidegger dira que l'angoisse met en branle l'ensemble de l'ĂȘtre, et nous fait apercevoir le nĂ©ant[73] - [30].
Nous portons la lourde responsabilitĂ© de ce choix, et de plus nous ne pouvons pas prĂ©voir si ce choix sera bon ou pas. L'existence se caractĂ©rise par son aspect fonciĂšrement contingent et imprĂ©visible, l'homme doit donc se risquer Ă choisir et Ă agir sans pouvoir maĂźtriser totalement son avenir. Face Ă l'angoisse d'exister dans un monde oĂč l'expression d'un choix individuel est dĂ©terminante, l'homme kierkegaardien endure le dĂ©sespoir comme un fardeau constitutif Ă sa condition d'humain. « Ătre soi » devient le dĂ©fi existentiel par excellence, celui qui consiste Ă se tenir au seuil d'une infinitĂ© de possibilitĂ©s et, dans un « saut » fondateur, Ă assumer jusqu'au bout tous les risques d'une dĂ©cision[30]. Aucune doctrine, aucun systĂšme philosophique ou scientifique, aucune dogmatique religieuse ne peuvent rassurer l'homme quant Ă ses choix, il doit les faire en Ăąme et conscience en derniĂšre instance.
« L'angoisse est le vertige de la liberté. » [74]
Le désespoir
Emphatiquement dans La Maladie Ă la mort (traduction littĂ©rale du livre qu'on a appelĂ© parfois en France le TraitĂ© du dĂ©sespoir) mais Ă©galement dans Crainte et tremblement, Kierkegaard expose que les hommes sont composĂ©s de trois parties : le fini, l'infini, et la relation entre les deux qui crĂ©e une synthĂšse. Les finis (les sens, le corps, la connaissance) et les infinis (le paradoxe et la capacitĂ© Ă croire) existent toujours dans un Ă©tat de tension. Cette tension, consciente de son existence, est l'individu. Lorsque l'individu est perdu, insensible ou exubĂ©rant, la personne est alors dans un Ă©tat de dĂ©sespoir. Notamment, le dĂ©sespoir n'est pas l'agonie et ne se rĂ©sume pas Ă un simple sentiment ; c'est, au lieu de cela, la perte de l'individu, la nĂ©gation du « moi » par un dĂ©sordre dans la synthĂšse[75]. Le dĂ©sespoir c'est la peur non plus de nâĂȘtre rien, mais de rester rien[50].
Postérité : réception critique et influence
PremiÚre réception
Certains des premiers commentateurs, tels Theodor W. Adorno (1903â1969) ou Emmanuel Levinas (1906â1995), ont nĂ©gligĂ© les intentions de Kierkegaard et prĂ©tendu que l'intĂ©gralitĂ© de la production Ă©crite de Kierkegaard devait ĂȘtre analysĂ©e comme Ă©tant les propres idĂ©es personnelles et religieuses de l'auteur[76]. Mais cette approche mĂšne nĂ©cessairement Ă certaines confusions et contradictions et rend alors Kierkegaard incohĂ©rent[77]. Ainsi, des commentateurs ultĂ©rieurs, H-B. Vergote notamment, ont choisi de respecter les intentions de Kierkegaard et ont interprĂ©tĂ© son travail en laissant aux textes pseudonymes leurs auteurs respectifs. Pour eux, il s'est agi de comprendre le travail philosophique de Kierkegaard en sa spĂ©cificitĂ©, et non de rĂ©duire Kierkegaard Ă sa seule biographie ou Ă son prĂ©tendu profil psychologique[78].
Parmi les premiers lecteurs majeurs de Kierkegaard, qui l'ont aussi introduit en France : Léon Chestov[79], Benjamin Fondane, Rachel Bespaloff et Jean Wahl[80]. Le résistant Paul Petit a traduit le Post-scriptum aux Miettes philosophiques dans les années 1940.
Influence dans les domaines de la théologie, l'existentialisme, la littérature et la psychologie
Le théologien jésuite Henri de Lubac évoque Kierkegaard dans Le Drame de l'humanisme athée (1942), avec Dostoïevski, comme un penseur chrétien contre la barbarie moderne, à cÎté de l'impasse de l'humanisme athée (lequel mÚne au nihilisme et est impuissant à combattre les horreurs à venir au XXe siÚcle, selon l'auteur) représenté par le quadrivium Feuerbach, Marx, Comte et Nietzsche. Kierkegaard fut de maniÚre plus générale trÚs influent dans les milieux théologiques (notamment pour sa conception de Dieu comme événement transcendant et inaccessible, en réaction au rationalisme hégélien) protestants (Barth, Tillich) et catholiques, à l'instar de Pascal, à qui on le compare parfois.
Le philosophe royaliste et catholique Pierre Boutang, dans lâApocalypse du dĂ©sir (1979, rĂ©Ă©d. 2009), joint Kierkegaard aux PĂšres de l'Ăglise dans ses influences pour repenser le dĂ©sir dans l'optique d'une mĂ©taphysique chrĂ©tienne.
La notion de l'absurde de Kierkegaard est devenue par la suite une catĂ©gorie importante pour la philosophie existentialiste lors de la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle bien qu'habituellement dĂ©pourvue de ses associations religieuses, mais il semble que celle-ci ait fait de nombreux contresens sur la pensĂ©e du Danois, en plus de nier sa qualitĂ© de philosophe en tant que tel (voir par exemple les Ă©crits de Karl Jaspers[81], Sartre[82], Gabriel Marcel[83] ou encore Albert Camus[84]). De mĂȘme, Kierkegaard a influencĂ© le philosophe Martin Heidegger, qui lui a repris des concepts-phares comme l'angoisse ou la rĂ©pĂ©tition. Heidegger dira d'ailleurs : « Mon compagnon de route dans la recherche fut le jeune Martin Luther et mon modĂšle Aristote, que le premier dĂ©testait. Kierkegaard me donnait des impulsions, et les yeux, c'est Husserl qui me les a implantĂ©s »[85]. Mais Martin Heidegger dĂ©clarera plus tard que « Kierkegaard n'est pas un penseur, mais un auteur religieux »[86], et ne le cite que trĂšs rarement lorsqu'il rĂ©interprĂšte les concepts qu'il lui emprunte comme l'angoisse ou la rĂ©pĂ©tition.
Ainsi, la théologie chrétienne lit Kierkegaard en tant que théologien ennemi du rationalisme (notamment athée), et la philosophie existentialiste « laïcise » la pensée de Kierkegaard, et le réduit à un auteur religieux et autobiographique.
Kierkegaard a cependant eu une influence considérable sur la psychologie et la littérature de la fin du XIXe siÚcle et surtout du XXe siÚcle. Parmi les auteurs profondément influencés par son travail : August Strindberg, Henrik Ibsen, BjÞrnstjerne BjÞrnson, W. H. Auden, Jorge Luis Borges, Don DeLillo, Hermann Hesse, Franz Kafka, David Lodge, Flannery O'Connor, Walker Percy, Rainer Maria Rilke, J. D. Salinger, John Updike ou Georges Bataille[87].
Au début du XXIe siÚcle, Charles K. Bellinger, à propos de la psychologie des foules et de la violence, propose un rapprochement entre Kierkegaard et René Girard[88].
Influence sur les philosophies analytique et postmoderniste
La deuxiÚme moitié du XXe siÚcle semble manifester la réhabilitation de Kierkegaard parmi les représentants majeurs de la philosophie en tant que telle, aprÚs les premiers existentialistes des années 1920-1930 comme Chestov. Gilles Deleuze présente Kierkegaard comme un philosophe de la différence et de la répétition, avec Nietzsche et Charles Péguy, dans Différence et répétition (1968), et comme un brillant inventeur de personnages conceptuels dans Qu'est-ce que la philosophie ? (1991), avec ses pseudonymes, ses analyses de Don Juan, Faust, Ahasvérus et le Séducteur, n'ayant rien à envier à Nietzsche et son Zarathoustra. Kierkegaard est ainsi souvent rapproché de Nietzsche (par Jacques Colette par exemple, cf. la bibliographie), parce qu'il combat l'hyperrationalisme, réhabilite la notion de « devenir », revalorise l'individualité contre la masse, critique l'hypocrisie morale et l'idolùtrie religieuse, et s'intéresse à l'art et à la littérature comme à des phénomÚnes essentiels.
Dans la philosophie analytique, Kierkegaard a influencé Ludwig Wittgenstein[89].
On trouve aussi une rĂ©interprĂ©tation de sa conception de la subjectivitĂ© par le philosophe des sciences amĂ©ricain Paul Feyerabend. Ainsi, ce dernier Ă©crit[90] : « N'est-il pas possible que la science telle que nous la connaissons aujourd'hui, ou la « recherche de la vĂ©ritĂ© » dans le style philosophique traditionnel, engendre un monstre Ă l'avenir ? N'est-il pas possible que l'approche objective qui rejette les relations personnelles entre les entitĂ©s examinĂ©es soit dommageable pour les gens, les rende malheureux, hostiles, comme des machines autosatisfaites sans charme ni humour ? « N'est-il pas possible, demande Kierkegaard, que mon activitĂ© d'observateur objectif [ou critico-rationnel] de la nature affaiblisse ma qualitĂ© d'ĂȘtre humain ? » Je soupçonne que la rĂ©ponse Ă quelques-unes de ces questions soit affirmative, et je crois qu'une rĂ©forme des sciences qui les rende plus anarchistes et plus subjectives (au sens de Kierkegaard) est urgente et nĂ©cessaire. »
Jacques Derrida, quant à lui, convoque Kierkegaard pour une méditation profonde sur la mort et le cas d'Abraham[91].
Et, selon Joaquim Hernandez-Dispaux, la présence de Kierkegaard est constante dans la pensée de Gilles Deleuze[92].
Jon Stewart indique que « La tradition intellectuelle française s'accorde bien avec le profil éclectique de Kierkegaard puisque ses figures de proue sont souvent difficiles à classer sans ambiguïté comme philosophes, théologiens, critiques littéraires ou simplement écrivains. La pensée de Kierkegaard a été trÚs influente pour de nombreuses générations de philosophes français jusqu'à nos jours. Ce n'est pas seulement l'existentialisme qui a essayé de coopter Kierkegaard pour ses propres fins ; il a aussi été influent dans le contexte de presque toutes les écoles modernes de pensée française : phénoménologie, féminisme, structuralisme, post-structuralisme, sémiotique, et déconstruction. »[93].
Influence sur Jacques Ellul
La pensĂ©e de Kierkegaard influence Ă©galement grandement Jacques Ellul[94] : « Si nous voulons retrouver une espĂ©rance, Ă©crit-il en 1972, il nous faut, sur le plan intellectuel, spirituel et social, procĂ©der Ă un vĂ©ritable dĂ©senchantement : il nous faut retrouver lâauthenticitĂ© de la vertu, arriver Ă faire la mĂȘme opĂ©ration que Kierkegaard a effectuĂ©e envers le mythe hĂ©gĂ©lien. Car (...) câest lui, et non Marx, qui a dĂ©mystifiĂ© Hegel et a remis la dialectique sur ses pieds (...). Marx nâa su quâenfermer lâhomme davantage dans le domaine hĂ©gĂ©lien : il a ajoutĂ© le destin Ă©conomique au destin de lâĂtat, appelĂ© libertĂ©. Ce que Kierkegaard a fait, nous devrions pouvoir le refaire »[95].
En 1980, Ellul affirme que « de tous les auteurs chrĂ©tiens, Kierkegaard est celui qui a le mieux, le plus authentiquement, le plus radicalement rendu compte de la rĂ©alitĂ© existentielle de la foi »[96]. Mais c'est surtout en 1987, dans son ouvrage La raison dâĂȘtre[97], dont le prĂ©ambule est intitulĂ© « post-scriptum liminaire, polĂ©mique et contingent » en rĂ©fĂ©rence au Post-scriptum aux Miettes philosophiques, qu'il souligne sa dette intellectuelle Ă l'Ă©gard de Kierkegaard[98] - [4].
Kierkegaard fait encore l'objet d'un bref passage dans La technique ou l'enjeu du siĂšcle (1954), l'un des principaux ouvrages du volet sociologique de l'Ćuvre de J. Ellul. L'auteur, aprĂšs avoir soutenu que les dangers du dĂ©veloppement des techniques au XIXe et XXe siĂšcle n'avaient pas Ă©tĂ© compris des penseurs de l'Ă©poque, ajoute : « Il est vrai qu'au milieu du XIXe siĂšcle une autre voix avait fait entendre un avertissement prophĂ©tique contre la technique alors que celle-ci Ă©tait Ă peine Ă©close. Il s'agit de Kierkegaard, mais son avis, fortement pensĂ© et, au sens le plus fort, prophĂ©tique, n'a pas Ă©tĂ© entendu pour de bien autres raisons. Il avait trop Ă faire avec la vĂ©ritĂ© »[99].
Ćuvre
Auteur prolifique, plus de 30 volumes sont publiés de son vivant[100], et nombre d'entre eux sont dédiés à son pÚre Michael Pedersen Kierkegaard ou à Régine Olsen.
- Les papiers d'un homme encore en vie. Essai sur un roman de Hans Christian Andersen (Af en endnu Levendes Papirer) (1838)
- ThĂšse : Du concept dâironie constamment rapportĂ© Ă Socrate (1841)
- Ou bien... ou bien ou L'alternative, (Enten - Eller) (1843), Lâalternative. DeuxiĂšme partie. I. II. III, La valeur esthĂ©tique du mariage. LâĂ©quilibre de lâesthĂ©tique et de lâĂ©thique dans la formation de la personnalitĂ©. Ultimatum, 1940, Paris, Gallimard, « Tel », 1984, (ISBN 2-07-070107-7)
- Johannes Climacus, ou, Il faut douter de tout (1843, (posthume), Paris, Rivages, « Rivages poche /Petite BibliothÚque », 1997, (ISBN 2-7436-0228-7)
- Discours Ă©difiants (1843-1847)
- Crainte et tremblement, lyrisme dialectique par Johannes de Silentio, (Frygt og BĂŠven) (1843), 1935, Alcan , Paris, Rivages, 2000, traduction de Charles Le Blanc, (ISBN 2-7436-0587-1)
- Le Journal du séducteur, extrait de Ou bien... ou bien, (ForfÞrerens Dagbog) (1843), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1990, (ISBN 2-07-032516-4)
- Les stades immédiats de l'éros ou L'éros et la musique ; suivi de Silhouettes, (BNF 45050383)
- La Répétition, un essai de psychologie expérimentale , (Gjentagelsen) (1843), 1933, Alcan ; Paris, Rivages, 2003, (ISBN 2-7436-1077-8), ou La Reprise Paris, GF-Flammarion, 2008, (ISBN 2-08-121419-9) (autre traduction de La Répétition).
- Miettes philosophiques, (Philosophiske Smuler) (1844), * Miettes philosophiques / Le concept de l'angoisse / Traité du désespoir, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, (ISBN 2-07-071961-8), * Les miettes philosophiques, Paris, Le Seuil, « Points-Essais », 1996, (ISBN 2-02-030705-7)
- Préfaces, lectures amusantes pour certaines classes sociales suivant les temps et les circonstances, par Nikolaus Notabene (1844)
- Du concept dâangoisse, (Begrebet Angest) (1844), Le Concept dâangoisse. Simple mĂ©ditation psychologique pour servir dâintroduction au problĂšme dogmatique du pĂ©chĂ© originel, par Vigilius Haufniensis, 1935, Lyrique-dialectique, par Johannes de Silentio. Traduit du danois par P.-H. Tisseau. Introduction de Jean Wahl, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1977, (ISBN 2-07-035369-9)
- Ătapes sur le chemin de la vie, (Stadier paa Livets Vei) (1845), Paris, Gallimard, « Tel », 1979, (ISBN 2-07-028688-6)
- Coupable ? Non coupable ? : une histoire de la souffrance : expérience psychologique par Frater Taciturnus, 3e volet de la trilogie des stades sur le chemin de la vie (1845), 1942, (BNF 34993848)
- Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques par Johannes Climacus, publié par SÞren Kierkegaard (1846), Paris, Gallimard, « Tel », 2002, (ISBN 2-07-076585-7)
- Un compte rendu littéraire (1846)
- Discours Ă©difiant Ă plusieurs points de vue (1847)
- Les actes de lâamour. Quelques mĂ©ditations chrĂ©tiennes sous forme de discours (1847)
- Discours chrétiens (1848)
- TraitĂ© du dĂ©sespoir ou La Maladie mortelle, exposĂ© de psychologie chrĂ©tienne pour lâĂ©dification et le rĂ©veil, par Anti-Climacus (Sygdommen til DĂžden) (1849), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1988, * La maladie Ă la mort, Paris, Fernand Nathan, « Les IntĂ©grales de Philo », 2006, (ISBN 2-09-182516-6) (ISBN 2-07-032477-X)
- Ce que nous apprennent les lis des champs et les oiseaux du ciel, trois discours pieux, 1847, 1849 1935, Le lis des champs et lâoiseau du ciel. Trois discours pieux
- Deux petits traités éthico-religieux (1849)
- Discours sur la communion du vendredi (1849-1851)
- LâĂ©cole du christianisme, (Exercice dans le christianisme) par Anti-Climacus (1850), 1936, Alcan, * Exercice en christianisme, Paris, Ăditions du FĂ©lin, 2006, (ISBN 2-86645-630-0)
- Pour un examen de conscience, recommandé aux contemporains (1851)
- Juge-toi toi-mĂȘme (1851)
- Antigone. RĂ©flexion du tragique antique dans le tragique moderne , par Victor Eremita (BNF 32307821)
- Sur mon Ćuvre d'Ă©crivain (1851)
- Vingt et un articles ; Cela doit ĂȘtre dit, que cela soit donc dit ; Comment Christ juge le christianisme officiel ; L'instant : 1854-1855, (BNF 34749043)
- Hvad Christus dĂžmmer om officiel Christendom. 1855. (Ce que le Christ juge du christianisme d'Ă©tat.)
- Diapsalmata, (partie de Ou bien⊠ou bien), 1963, Alcan, Editions Allia, 2005
- Point de vue explicatif de mon Ćuvre d'Ă©crivain (posthume)
- Journal (posthume)
- Le livre sur Adler, (posthume), 1872
- Ćuvres ComplĂštes, L'Orante, 1966-1984. 20 vol. Traduction par Paul-Henri Tisseau[101].
- Ćuvres, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993, Ă©d. RĂ©gis Boyer (contient Ou bien...Ou bien, La Reprise, Stades sur le chemin de la vie, La Maladie Ă la mort), dans les traductions de Paul-Henri et Else-Marie Tisseau, (ISBN 2-221-07373-8)
- Le Banquet (In vino veritas), un souvenir raconté par Viliam Afham, Alcan, 1933, L'Herne, 2011, (ISBN 9782851979407)
- La Crise ou une crise dans la vie d'une actrice, Paris, Rivages poche (Petite BibliothĂšque), 2012
- Correspondance, Paris, Ăditions des Syrtes, 2003.
Annexes
Articles connexes
- KĂ©nose
- Existentialisme chrétien
- Poul Martin MĂžller
- Adolph Peter Adler
- LĂ©on Chestov
- Miguel de Unamuno
- Jean-Paul Sartre
- Jules Lequier
- Foi et raison : chez Kierkegaard
- Personnage conceptuel
- Rock'n philo
- MaĂźtre Eckhart
- La Parole
- Ferdinand Alquié
- Paul Gadenne (notamment son roman Les Hauts-Quartiers)
- La notion de contemporanéité au Christ
Bibliographie
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- Stéphane Vial, Kierkegaard, écrire ou mourir, Paris, Presses universitaires de France, coll. « « Perspectives critiques » », (ISBN 978-2-13-056370-9 et 2-13-056370-8, présentation en ligne)
- Jean Wahl, Ătudes kierkegaardiennes, BibliothĂšque d'histoire de la philosophie, Paris, Librairie philosophique, 1949, rĂ©Ă©ditĂ© par Fb&c Limited, 2018 (ISBN 9781391231747).
- Jean Wahl, Kierkegaard, L'Un devant l'Autre, Paris, Hachette, 1998.
- Kierkegaard, l'Ćuvre de l'accomplissement, Classiques Garnier, 2017.
- Importante bibliographie en français de la BibliothÚque Sainte-GeneviÚve [102].
- « Sören Kierkegaard , le moraliste danois », La Nouvelle Revue ,â 1893-1911, p. 576 Ă 596 (lire en ligne).
Liens externes
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- Publications de et sur SĂžren Kierkegaard dans le catalogue Helveticat de la BibliothĂšque nationale suisse
- SĂžren Kierkegaard sur Britannica 1911
- SĂžren Kierkegaard Culture Production
- Biographie et philosophie de Kierkegaard
- Introduction à la pensée de Kierkegaard
- Exposition Kierkegaard 1998 - BibliothĂšque Sainte-GeneviĂšve
- ThĂšse Le concept d'amour chez Kierkegaard
- Société SÞren Kierkegaard
- SĂžren Kierkegaards Skrifter, Ćuvres complĂštes de Kierkegaard en ligne (en danois)
- Une Vie, une Ćuvre : Kierkegaard, ou l'Ă©charde dans la chair. RenĂ©e ElkaĂŻm-Bollinger et Jean-Claude Loiseau, Ă©mission diffusĂ©e sur France Culture le 11.05.1989.
Notes et références
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- Notamment dans le Post-scriptum aux Miettes philosophiques (1846). Cf. aussi l'Ă©loge de Crainte et tremblement (1843) : « Lessing n'Ă©tait pas seulement l'une des plus remarquables intelligences qu'ait eues l'Allemagne, il ne possĂ©dait pas seulement une rare sĂ»retĂ© d'Ă©rudition [...], mais il obtint aussi le don d'une extrĂȘme raretĂ© de savoir expliquer ce qu'il avait compris. » (p. 157 de l'Ă©dition Rivages, 2000).
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- BibliothĂšque Sainte-GeneviĂšve , Kierkegaard