Ironie
Lâironie (du grec ancien ΔጰÏÏÎœÎ”ÎŻÎ± / eirĆneĂa, « ironie, dissimulation, fausse ignorance ») est une figure de style oĂč l'on dit le contraire de ce qu'on veut faire entendre tout en faisant comprendre que l'on pense l'inverse de ce que l'on dit, et par extension une moquerie[1]. Jouant sur l'antiphrase qui peut enclencher le rire, elle se distingue pour certains de l'humour qui joue « sur des oppositions qui ne seraient pas antiphrastiques et pour cela n'enclenchant que le sourire »[2].
L'ironie recouvre un ensemble de phénomÚnes distincts dont les principaux sont l'ironie verbale et l'ironie situationnelle. Quand elle est intentionnelle, l'ironie peut servir diverses fonctions sociales et littéraires.
L'ironie verbale
ĂlĂ©ments de dĂ©finition
Lâironie verbale est une forme de langage non littĂ©ral, c'est-Ă -dire un Ă©noncĂ© dans lequel ce qui est dit diffĂšre de ce qui est signifiĂ©. L'ironie peut ĂȘtre produite de diffĂ©rentes maniĂšres, dont certaines correspondent Ă des figures de style classiques.
- L'antiphrase ironique, la plus fréquente des formes d'ironie, consiste à dire l'inverse de ce que l'on souhaite signifier tout en laissant entendre ce que l'on pense vraiment.
« Quelle belle journée ! » pour signifier qu'il pleut des cordes.
- L'hyperbole ironique qui consiste à exagérer ses propos.
« Je suis carrément mort de rire⊠», venant d'un locuteur à qui l'on a fait une plaisanterie douteuse.
- La litote ironique qui consiste au contraire Ă minimiser ses propos.
« Il nâest pas complĂštement stupide » Ă quelquâun qui vient de rĂ©soudre un problĂšme compliquĂ©.
D'autres figures de style induisent de l'ironie : la juxtaposition, la digression, la circonlocution.
- Des Ă©noncĂ©s peuvent ĂȘtre ironiques sans pour autant ĂȘtre des figures de style reconnues :
« Beau temps, n'est-ce pas ? » produit par un agriculteur aprÚs trois mois de sécheresse alors que le soleil est radieux.
« Encore un petit peu plus de bazar ? » produit par une mÚre qui souhaite que son enfant range sa chambre.
« â Que fait Jules ? â Il Ă©tudie... » produit par le pĂšre de Jules pour signifier Ă sa femme que Jules flirte dans sa chambre avec sa camarade de classe.
Les dĂ©finitions de l'ironie oscillent entre un point de vue restreint et un point de vue Ă©largi (Mercier-Leca, 2003)[3]. Du point de vue restreint, l'ironie se limite Ă dire l'inverse de ce que l'on pense (antiphrase ironique) mais cette perspective ne rend pas compte de toutes les formes d'ironie existantes. Dâun point de vue Ă©largi, le discours ironique est un discours dans lequel on fait entendre autre chose que ce que disent les mots (et non pas spĂ©cifiquement l'inverse) mais cette dĂ©finition, trop large, sâapplique non seulement Ă lâironie mais aussi Ă la quasi-totalitĂ© des formes de langage non littĂ©ral (telles que la mĂ©taphore).
Devant la difficulté à établir une définition qui circonscrive spécifiquement ce qu'est l'ironie verbale, différentes théories psycholinguistiques ont émergé.
La théorie gricéenne
Selon Paul Grice (1975)[4], la conversation est sous-tendue par un « principe de coopĂ©ration » qui stipule que les interlocuteurs respectent un certain nombre de rĂšgles, les maximes conversationnelles. Parmi ces maximes conversationnelles, la maxime de qualitĂ© spĂ©cifie que « l'on ne doit pas dire ce que l'on pense ĂȘtre faux ». Grice dĂ©finit alors l'ironie comme un Ă©noncĂ© dont la maxime de qualitĂ© a Ă©tĂ© transgressĂ©e. Il revient alors Ă lâinterlocuteur de produire une implicature conversationnelle (une infĂ©rence sur le signifiĂ©) pour rĂ©tablir le respect de la maxime transgressĂ©e. Cette implicature sera gĂ©nĂ©rĂ©e Ă la suite du constat dâune contradiction entre la structure de lâĂ©noncĂ© (ce qui est dit) et le contexte dâĂ©nonciation. Il peut s'agir par exemple de dire Ă un joueur de football ayant marquĂ© contre son camp : « Encore un trĂšs beau but ! » pour signifier que le footballeur a mal jouĂ©.
LâintĂ©rĂȘt de cette thĂ©orie rĂ©side dans la dĂ©finition dâune condition qui permet de juger quâun Ă©noncĂ© est ironique ou non : la violation de la maxime de qualitĂ©. Le problĂšme est que la violation dâautres maximes que celle de qualitĂ© peut produire des Ă©noncĂ©s ironiques ce qui a pour consĂ©quence un Ă©chec de la dĂ©finition gricĂ©enne de lâironie Ă caractĂ©riser entiĂšrement son sujet. Le principal apport de Grice est d'avoir fait de l'ironie un phĂ©nomĂšne rĂ©solument pragmatique, c'est-Ă -dire un phĂ©nomĂšne linguistique dont l'interprĂ©tation adĂ©quate ne peut se faire qu'avec une prise en compte du contexte d'Ă©nonciation.
L'ironie comme négation indirecte
Rachel Giora et ses collaborateurs (1995)[5] ont considĂ©rablement fait Ă©voluer lâapproche gricĂ©enne en proposant une rĂ©ponse Ă la critique suivante : le sens non littĂ©ral dâun Ă©noncĂ© ironique nâest pas la nĂ©gation directe de sa forme littĂ©rale. En effet, dire « Tu es si fin ! » ne signifie pas forcĂ©ment que lâon signifie « Tu es bĂȘte ». Cela peut, par exemple, vouloir dire « Certes, tu es fin mais tu manques de modestie ». Câest pour cette raison que Giora propose le concept de « nĂ©gation indirecte ». Ă la diffĂ©rence de la nĂ©gation directe, la nĂ©gation indirecte admet plusieurs interprĂ©tations situĂ©es entre le sens littĂ©ral et le sens strictement opposĂ©. Le sens littĂ©ral nâest pas Ă©cartĂ© au profit du sens implicite. Les deux significations sont conservĂ©es en mĂ©moire et participent Ă la construction du sens final.
L'ironie comme impropriété pertinente
Selon Salvatore Attardo (2000)[6], un Ă©noncĂ© ironique est dĂ©fini comme un Ă©noncĂ© inappropriĂ© au regard du contexte, qui reste nĂ©anmoins pertinent dans l'interaction. On nâaccĂšde pas au sens ironique dâun Ă©noncĂ© par son sens littĂ©ral (en cherchant lâinverse du sens littĂ©ral par exemple). En crĂ©ant de lâimpropriĂ©tĂ©, le sens littĂ©ral nâaurait comme fonction que de signaler Ă lâinterlocuteur que le locuteur est ironique, c'est le contexte qui permet d'infĂ©rer entiĂšrement le sens ironique. LâimpropriĂ©tĂ© peut naturellement apparaĂźtre au travers de la violation des diffĂ©rentes maximes conversationnelles de Grice mais pas seulement. Un Ă©noncĂ© ne transgressant aucune maxime peut ĂȘtre ironique simplement parce quâil nâest pas appropriĂ© au regard du contexte. La maxime conversationnelle la plus Ă mĂȘme de dĂ©finir l'ironie selon Attardo serait : « ĂȘtre contextuellement appropriĂ© ». Finalement, un Ă©noncĂ© est ironique sâil remplit les 4 conditions suivantes :
- L'énoncé est contextuellement inapproprié.
- MalgrĂ© tout, lâĂ©noncĂ© est pertinent dans la conversation.
- Le locuteur de lâĂ©noncĂ© a conscience de lâimpropriĂ©tĂ© et lâa produite intentionnellement.
- Le locuteur suppose quâune partie au moins de son public reconnaitra les points 2 et 3.
L'ironie comme mention Ă©choĂŻque
Wilson et Sperber (1992)[7] dĂ©crivent lâironie comme un type dâĂ©noncĂ© spĂ©cifique oĂč lâon « mentionne » un Ă©noncĂ© antĂ©rieur. On fait Ă©cho Ă la parole de quelquâun en reprenant cette parole, en gĂ©nĂ©ral pour la moquer, la critiquer. Imaginons par exemple que dans les vestiaires avant un match, Olivier, l'attaquant dĂ©clare qu'il est en grande forme. NĂ©anmoins, pendant le match, il rate toutes ses occasions de but. Dire « Olivier Ă©tait vraiment en grande forme aujourdâhui ! » est un Ă©noncĂ© ironique parce qu'il fait Ă©cho, mention Ă la dĂ©claration d'Olivier avant le match. Les thĂ©ories Ă©choĂŻques reposent sur une dissociation Ă©nonciative : le locuteur mentionne des propos dont il se dissocie, quâil impute Ă tort ou Ă raison, Ă sa cible qui peut ĂȘtre un individu, un groupe ou mĂȘme une partie de lui-mĂȘme, dont il se distancie au moment de lâĂ©nonciation ironique. Cette approche a le mĂ©rite dâexpliquer pourquoi des locuteurs dĂ©cident dâemployer lâironie ce que ne fait pas la thĂ©orie gricĂ©enne. Il sâagit pour le locuteur dâexprimer son attitude (en gĂ©nĂ©ral critique) Ă lâĂ©gard de lâĂ©noncĂ© auquel il fait Ă©cho.
Cependant, de nombreux exemples dâironie semblent ne faire Ă©cho Ă aucun Ă©noncĂ© antĂ©rieur. Pour cette raison, Sperber et Wilson ont Ă©largi leur concept, passant de celui de « mention » Ă celui « dâinterprĂ©tation », soit un Ă©cho plus ou moins lointain de pensĂ©es ou de propos, rĂ©els ou imaginaires, attribuĂ©s ou non Ă des individus dĂ©finis (il peut sâagir simplement dâune rĂ©fĂ©rence Ă une croyance populaire trouvant une forme propositionnelle dans les proverbes par exemple). Par exemple, l'Ă©noncĂ© « Belle journĂ©e pour un pique-nique ! » alors qu'il pleut fait Ă©cho au fait qu'un pique-nique sous la pluie est un pique-nique ratĂ©. Mais on verse ici dans le problĂšme inverse : bien des Ă©noncĂ©s qui reposent sur une « interprĂ©tation » ne sont pas nĂ©cessairement ironiques.
La théorie du rappel échoïque
Pour Kreuz et Glucksberg (1989)[8], si sâexprimer ironiquement ne nĂ©cessite pas forcĂ©ment la mention Ă©choĂŻque dâun Ă©noncĂ© antĂ©rieur, lâironie implique toujours le rappel dâun Ă©vĂ©nement antĂ©cĂ©dent, une norme sociale, une attente partagĂ©e en dĂ©calage avec la situation prĂ©sente. Câest la thĂ©orie « du rappel Ă©choĂŻque ». Si une nouvelle fois, cette proposition est insuffisante pour dĂ©crire l'ensemble des Ă©noncĂ©s ironiques, lâidĂ©e quâun trait caractĂ©ristique de lâironie est un dĂ©calage entre les attentes et la rĂ©alitĂ© effective est essentielle et sera reprise.
La théorie du faux-semblant
Selon Clark et Gerrig (1984)[9], si lâĂ©cho nâest pas un trait obligatoire de lâironie, en revanche, on retrouve toujours la mĂȘme attitude chez le locuteur : celui-ci feint de tenir un discours auquel en fait il nâadhĂšre pas. Son but serait de critiquer, voire de ridiculiser, la position tenue par la personne qui pourrait tenir un tel discours de maniĂšre sincĂšre. Lâironie permet au locuteur de se distancier du discours quâil produit. La comprĂ©hension de lâironie reviendrait pour un interlocuteur Ă reconnaitre les diffĂ©rents rĂŽles jouĂ©s. Ici, câest la mise en scĂšne qui permet de souligner le contraste entre ce qui est rĂ©el et ce qui Ă©tait attendu.
La théorie du faux-semblant allusif
La thĂ©orie du faux-semblant allusif par Kumon-Nakamura, Glucksberg et Brown (1995)[10] est l'une des thĂ©ories les plus abouties. Selon ses auteurs, deux traits seraient nĂ©cessaires et suffisants pour dĂ©crire lâironie : lâallusion et le faux-semblant.
Comme la notion de « rappel » de Kreuz et Glucksberg (1989), l'allusion nâest pas simplement une rĂ©fĂ©rence Ă un propos ou un Ă©vĂ©nement passĂ© mais renvoie spĂ©cifiquement Ă une divergence entre ce qui Ă©tait attendu et ce qui est en fait. Lâimportant nâest plus le dĂ©calage entre le dit et le signifiĂ© mais entre « ce qui est dit » et « ce qui aurait dĂ» ĂȘtre dit au regard du contexte ». NĂ©anmoins, contrairement Ă Kreuz et Glucksberg, Kumon-Nakamura et ses collaborateurs ne supposent pas qu'un rappel explicite Ă un Ă©vĂ©nement antĂ©rieur est nĂ©cessaire, une simple allusion suffit.
Le faux-semblant renvoie Ă l'idĂ©e que les Ă©noncĂ©s ironiques sont caractĂ©risĂ©s par une « insincĂ©ritĂ© pragmatique ». il sâagit pour le locuteur de transgresser dĂ©libĂ©rĂ©ment et ouvertement lâune des rĂšgles pragmatiques (en gĂ©nĂ©ral, la condition de sincĂ©ritĂ©, voir Searle, 1969)[11]. Selon les auteurs, le concept dâinsincĂ©ritĂ© pragmatique est beaucoup plus heuristique pour dĂ©crire lâironie que le principe de nĂ©gation du sens littĂ©ral (directe ou indirecte) qui prĂ©vaut dans la perspective gricĂ©enne classique. Pour juger de lâironie dâune phrase, il ne faut pas tant sâintĂ©resser Ă si elle est vraie ou fausse au regard du contexte (ce qui est ou ce qui nâest pas), mais Ă si elle est sincĂšre ou insincĂšre. LâinsincĂ©ritĂ© pragmatique distingue efficacement lâironie des mĂ©taphores ou des demandes indirectes qui sont jugĂ©es sincĂšres. NĂ©anmoins, cette thĂ©orie du faux-semblant allusif a Ă©tĂ© l'objet de critiques car jugĂ©e encore trop restrictive (Utsumi, 2000)[12]
Traits principaux
De cette revue des différentes théories ressort que :
- La majorité des énoncés ironiques transgresse directement une des maximes conversationnelles de Grice (souvent la maxime de qualité). Au minimum, on peut considérer que les énoncés ironiques sont des énoncés pragmatiquement inadéquats, délibérément « mal formés ».
- Si lâironie sâexprime bien via un dĂ©calage entre le dit et le signifiĂ©, ce qui la caractĂ©rise surtout par rapport aux autres formes de langage non littĂ©ral, câest l'allusion Ă un dĂ©calage entre un Ă©tat de fait attendu, dĂ©sirĂ© et la rĂ©alitĂ©. Lâironie dĂ©pend souvent du fait que les choses ne tournent pas toujours comme nous lâespĂ©rions ou comme nous lâattendions (souvent de maniĂšre nĂ©gative, parfois de maniĂšre positive).
- Lâironie exprime lâattitude du locuteur, le plus souvent une attitude critique (liĂ©e Ă la dĂ©sillusion). Il peut arriver qu'un locuteur souhaite Ă©noncer un compliment sous forme de critique (astĂ©isme) mais c'est assez rare. Certains auteurs dĂ©fendent l'idĂ©e que l'ironie est nĂ©gative et critique par essence (Kerbrat-Orecchioni, 1976[13] ; Wilson & Sperber, 1992[7]) ce qui exclut que l'astĂ©isme soit une figure de style ironique. De ce point de vue, l'ironie trouverait son point culminant dans le sarcasme.
Dans la communication quotidienne
L'ironie sâutilise essentiellement dans des situations oĂč le locuteur souhaite vĂ©hiculer une attitude critique Ă lâĂ©gard dâune situation, dâun objet ou dâune personne. Le principal intĂ©rĂȘt de produire un Ă©noncĂ© critique ironiquement plutĂŽt que littĂ©ralement serait de modifier lâintensitĂ© de la critique sous-jacente Ă lâĂ©noncĂ©. Si la plupart des chercheurs sâaccordent sur ce point, ceux-ci sont divisĂ©s sur la question de savoir si lâironie va nuancer la critique ou au contraire la rendre plus saillante.
- LâhypothĂšse de la nuance. DĂ©veloppĂ©e par Shelly Dews (1995)[14], lâhypothĂšse de la nuance (Tinge hypothesis) suppose que lâironie permet dâadoucir, de nuancer la portĂ©e Ă©valuative dâun message comparĂ©e Ă sa version littĂ©rale. Dans leurs Ă©tudes, les auteurs dĂ©montrent que les critiques ironiques sont perçues comme Ă©tant moins critiques que les critiques littĂ©rales. Ă lâinverse, les compliments ironiques sont perçus comme Ă©tant moins Ă©logieux que leurs Ă©quivalents littĂ©raux. De ce point de vue, lâironie permettrait de « sauver la face ». Le terme « face » est ici utilisĂ© dans le sens que lui donne le sociologue Erving Goffman (1974)[15], c'est-Ă -dire lâensemble des images valorisantes que lâon tente de construire de soi et dâimposer aux autres lors dâune interaction. Dire « Ne mâaide pas surtout ! » plutĂŽt que « Aide-moi ! » permet dâĂ©viter de donner un ordre et de passer pour une personne directive, rustre et impolie (ce qui est menaçant pour notre face). Câest pour cette mĂȘme raison que lâon prĂ©fĂšrera souvent une demande indirecte (« Auriez-vous du sel, sâil vous plaĂźt ? ») Ă une demande directe (« Donnez-moi du sel ! »).
- LâhypothĂšse de lâironie agressive. Ă lâopposĂ© de lâhypothĂšse de la nuance, un certain nombre de chercheurs dĂ©fendent lâidĂ©e selon laquelle lâironie permet dâaccentuer une critique. LâidĂ©e a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©e pour la premiĂšre fois par Sigmund Freud (1905)[16]. Pour cet auteur, le choix de la non-littĂ©ralitĂ© permet dâexprimer une agressivitĂ© qui aurait Ă©tĂ© socialement inacceptable Ă©noncĂ©e littĂ©ralement. LâidĂ©e a Ă©tĂ© reprise et soutenue expĂ©rimentalement par des auteurs plus contemporains (Colston, 1997)[17].
Il semble que lâironie puisse remplir les deux fonctions (attĂ©nuer et accentuer) selon des critĂšres difficiles Ă arrĂȘter.
Lâironie a dâautres fonctions que la modification de lâintensitĂ© de la critique mais ces fonctions ne sont pas communes Ă tous les Ă©noncĂ©s ironiques. Ainsi un certain nombre dâĂ©noncĂ©s ironiques permettent Ă ceux qui les produisent dâavoir lâair drĂŽle, souvent parce que dire lâinverse de ce qui est attendu est surprenant et incongru. Un autre intĂ©rĂȘt de lâironie, qui pourrait justifier son utilisation dans certains cas, est quâelle peut ĂȘtre ambigĂŒe. Ainsi, elle permet Ă un locuteur de signifier quelque chose sans le dire directement, laissant Ă ses interlocuteurs la responsabilitĂ© de lâinterprĂ©tation. De ce point de vue, lâironie est une forme de langage non littĂ©ral privilĂ©giĂ©e pour les discours transgressifs. En dernier recours, un locuteur ayant produit un Ă©noncĂ© transgressif de maniĂšre ironique pourra arguer que son discours Ă©tait Ă prendre au premier degrĂ© quant Ă lâinverse un locuteur ayant produit un discours explicitement raciste ou sexiste, pourra prĂ©tendre quâil ironisait. L'aspect parfois ambigu de l'ironie peut aussi permettre de vĂ©hiculer des messages entre initiĂ©s : ceux qui saisissent lâironie se reconnaissent mutuellement, ce qui renforce la cohĂ©sion sociale.
Dans la littérature
Lâironie est une maniĂšre de persuader quelquâun en vue de faire rĂ©agir un lecteur, un auditeur ou un interlocuteur. Elle est en outre utilisĂ©e pour dĂ©noncer, critiquer quelque chose ou quelquâun. Pour cela, le locuteur dĂ©crit souvent la rĂ©alitĂ© avec des termes apparemment valorisants, dans le but de la dĂ©valoriser. Lâironie invite donc le lecteur ou lâauditeur Ă ĂȘtre actif pendant sa lecture ou son audition, Ă rĂ©flĂ©chir et Ă choisir une position. Les genres concernĂ©s oĂč l'ironie est omniprĂ©sente sont :
- le conte philosophique (ex. : Voltaire) ;
- le roman Ă©pistolaire (ex. : Montesquieu) ;
- la satire (ex. : Bossuet) ;
- le pamphlet (ex. : Voltaire) ;
- la critique littéraire ;
- lâarticle, lâarticle de presse (ex. : Diderot) ;
- le billet dâhumeur ;
- lâessai (ex. : Montaigne) ;
- la fable (ex. : La Fontaine) ;
- le dialogue, le monologue (théùtre) (ex. : MoliÚre) ;
- lâautobiographie, les mĂ©moires (ex. : Rousseau, Saint-Simon, Sainte-Beuve).
La compréhension de l'ironie verbale
La comprĂ©hension des Ă©noncĂ©s ironiques constitue une Ă©nigme passionnante en psycholinguistique. En effet, ces Ă©noncĂ©s sont non littĂ©raux (la comprĂ©hension de ce qui est dit ne donne pas accĂšs Ă ce qui est signifiĂ©) et aucun code (au sens de Sperber et Wilson, 1986[18]) ne relie logiquement ou conventionnellement le dit au signifiĂ©. L'erreur commune est de considĂ©rer que le sens ironique d'un Ă©noncĂ© correspond Ă l'inverse de son sens littĂ©ral. Cette stratĂ©gie conduit Ă des aberrations dans la plupart des cas. Imaginons un couple se rendant en visite chez des amis. Le plan fourni par ces derniers est confus et ils arrivent avec plus dâune heure de retard. L'homme dit Ă son hĂŽte : « Heureusement que tu nous avais donnĂ© un plan, on aurait pu se perdre sinon ». L'Ă©noncĂ© est clairement ironique et le sens ironique ne correspond pas du tout Ă l'inverse du sens littĂ©ral. Le lien entre le dit et le signifiĂ© nâest pas non plus analogique (comme câest le cas pour les mĂ©taphores) ou conventionnel (expressions idiomatiques).
Ces caractĂ©ristiques des Ă©noncĂ©s ironiques font de l'ironie verbale un phĂ©nomĂšne rĂ©solument pragmatique. Cela signifie que la construction de la signification ironique par les interlocuteurs est le produit d'infĂ©rences sur le signifiĂ© Ă partir du sens littĂ©ral et surtout du contexte d'Ă©nonciation. Par exemple, l'Ă©noncĂ© ironique « Quel temps magnifique ! » ne peut ĂȘtre interprĂ©tĂ© adĂ©quatement que si l'on sait qu'il pleut Ă verse.
La compréhension de l'ironie impliquerait classiquement deux étapes de traitement (Grice, 1975[4]) :
- Dans une premiÚre étape, il s'agit pour l'auditeur de comprendre que le locuteur est ironique et qu'il lui faut rejeter le sens littéral et chercher le sens implicite (ironique) de l'énoncé. Cette étape est fondamentale et un échec à ce stade conduit à prendre au premier degré un énoncé qu'il fallait comprendre au second degré. Pour comprendre que le locuteur est ironique, l'auditeur va s'appuyer sur un certain nombre d'indices, les « marqueurs de l'ironie », qui, juxtaposés avec la signification littérale de l'énoncé, vont produire une incongruité plus ou moins manifeste. Cette incongruité marque l'écart entre la réalité et les attentes du locuteur. L'énoncé « Quel temps magnifique ! » ne sera interprété ironiquement que s'il pleut. Le marqueur de l'ironie est alors le contexte situationnel. Mais les marqueurs de l'ironie ne sont pas uniquement dans la situation, il peut d'agir de la prosodie employée par le locuteur, son expression faciale ou encore des marques structurales (emploi de superlatifs), souvent une combinaison de ces différents marqueurs. Communiquer son attitude ironique peut se faire de maniÚre trÚs simple, y compris en dehors de toute interaction verbale, à la condition de produire une incongruité : si quelqu'un fait tomber son plateau à la cantine et que vous applaudissez, ce signal positif sera interprété comme étant ironique pour la simple raison qu'il n'y a aucune raison d'applaudir sincÚrement quand quelqu'un fait tomber son plateau. à l'écrit, en l'absence de plusieurs marqueurs de l'ironie (expressions faciales, prosodie), l'ironie est généralement difficile à identifier sauf si les interlocuteurs possÚdent un solide contexte de connaissances partagées. Pour cette raison, il a été proposé l'utilisation d'un signe de ponctuation spécifique, le point d'ironie pour identifier les phrases à interpréter au second degré.
- Une fois reconnue l'attitude ironique du locuteur et rejetĂ©e la signification littĂ©rale, l'auditeur doit construire une reprĂ©sentation de la signification ironique de l'Ă©noncĂ©. Cette reprĂ©sentation, qui est le fruit des infĂ©rences que produit l'auditeur, n'est donc toujours qu'une hypothĂšse sur l'intention de communication rĂ©elle du locuteur (qu'a-t-il voulu signifier ?). Ces hypothĂšses sont gĂ©nĂ©ralement rapides Ă produire et pertinentes dans la mesure oĂč l'ironie est souvent utilisĂ©e dans des situations oĂč l'Ă©cart entre les attentes communes (du soleil pour un pique-nique) et la rĂ©alitĂ© (la pluie) est patent. Dans les cas oĂč le locuteur cherche dĂ©libĂ©rĂ©ment Ă produire de l'ambiguĂŻtĂ© (pour au moins une part de l'auditoire), la fabrication de ces hypothĂšses peut ĂȘtre plus Ă©pineuse et conduire Ă des quiproquos. La comprĂ©hension du sens implicite des Ă©noncĂ©s ironiques repose ainsi principalement sur les connaissances encyclopĂ©diques que les interactants partagent Ă propos du monde, des normes, des attentes communes des gens, etc.
Un tel modĂšle en deux Ă©tapes a pu ĂȘtre critiquĂ© par les partisans d'un modĂšle oĂč l'auditeur accĂ©derait directement au sens ironique en une seule Ă©tape (Gibbs, 1986[19]).
D'un point de vue développemental, l'ironie est la forme de langage la plus difficile à acquérir par les enfants. Si l'on trouve trace de compréhension des métaphores vers l'ùge de 3 ans, il faut attendre l'ùge de 5-6 ans pour un début de compréhension de l'ironie qui ne sera pas complet avant l'adolescence (Andrews, Rosenblatt, Malkus et Gardner, 1986[20]).
L'ironie situationnelle
Lâironie situationnelle (ou ironie de fait) renvoie aux situations, aux Ă©tats du monde, qui sont perçus comme Ă©tant ironiques comme pourrait lâĂȘtre une caserne de pompiers qui brĂ»le. Ce type d'ironie est gĂ©nĂ©ralement non intentionnel et s'impose par le tĂ©lescopage de deux rĂ©alitĂ©s antagonistes. On la qualifie habituellement dâ« ironie du sort ». De mĂȘme, l'« ironie cosmique » est une ironie situationnelle donnant l'impression que le destin s'acharne sur un personnage. Elle s'opĂšre Ă travers une rĂ©pĂ©tition d'Ă©vĂšnements positifs ou nĂ©gatifs.
Autres formes d'ironie
Ironie socratique
L'ironie socratique est une forme dâironie oĂč lâon feint lâignorance, afin de faire ressortir les lacunes dans le savoir de son interlocuteur.
Ătymologiquement, le terme « ironie » est un concept de rhĂ©torique qui provient du grec ΔጰÏÏÎœÎ”ÎŻÎ± / eirĆneĂa, « ignorance feinte » (une technique souvent employĂ©e par le philosophe grec Socrate), de ΔጎÏÏÎœ / eĂrĂŽn, « qui feint lâignorance », celui qui pose une question en se prĂ©tendant crĂ©dule (une question rhĂ©torique), et du verbe ΔጎÏÏ / eĂrĂŽ, « dire, parler ». Ce verbe ΔጎÏÏ est lui-mĂȘme probablement issu de la racine indo-europĂ©enne *wer-, « dire »[21].
Soeren Kierkegaard a consacré sa thÚse à l'ironie socratique. à la suite de Henri Bergson, Vladimir Jankelevitch a consacré de brillantes pages à la distinction que l'on doit faire entre celle-ci et l'humour. On pourrait, à ce sujet, citer un autre épigone de Bergson, Gilles Deleuze[22].
Ironie dramatique
Lâironie dramatique est caractĂ©risĂ©e par la position dâun personnage qui ignore un Ă©vĂ©nement important connu du public. Par exemple, dans le film Les LumiĂšres de la ville (Charlie Chaplin, 1931), le public sait que Charlot n'est pas millionnaire mais pas la jeune fleuriste non voyante qui le croit riche. Le dĂ©calage entre le savoir du public et la croyance de la jeune femme entraĂźne l'ironie dramatique[21].
Lâironie autour des annĂ©es 2000
HĂ©gĂ©monie de lâironie : suspicion envers lâironie Ă cause de son omniprĂ©sence?
Autour des annĂ©es 2000, des comĂ©diens comme Steve Martin parlent du ton sardonique comme dâun « vĂ©ritable virus », des journaux vont jusquâĂ dire que lâironie « pervertit lâesprit des jeunes »[24]. Au dĂ©but des annĂ©es 2000, une tendance sâest dĂ©veloppĂ©e, dâabord dans les pays anglo-saxons et puis aussi en France, de se mĂ©fier de lâironie. Souvent, dans ces discussions, lâon prĂ©fĂšrera « lâhumour sincĂšre » Ă une ironie perçue comme cassante, ou « mĂ©chante »[25]. En 2007, le colloque « HĂ©gĂ©monie de l'ironie ? »[26] propose un panorama de rĂ©flexion pour comprendre cette Ă©volution.
« Que la plus grande part -sinon la totalitĂ©- de la littĂ©rature rĂ©cente puisse ĂȘtre placĂ©e sous le signe de lâironie, on peut croire quâil ne reste plus grand monde aujourdâhui pour en douter [âŠ]. On peut se demander toutefois si ce triomphe -dans la critique comme apparemment dans les Ćuvres- nâest pas ce qui peut la rendre aujourdâhui suspecte[27]. »
La rebelle par trop triomphante
Trois voix de jeunes Ă©crivains illustrent cette Ă©volution : Jedediah Purdy, un intellectuel conservateur, David Foster Wallace, un Ă©crivain et polĂ©miste amĂ©ricain et David Eggers, chef de file de Mc Sweeneyâs.
Jedediah Purdy
En 1999, Jedediah Purdy Ă©crit For common things, ouvrage quâil prĂ©sente comme « une lettre dâamour au monde entier »[28]. NĂ© Ă Chloe, en West-Virginia rurale, il a reçu lâenseignement Ă domicile avant dâobtenir des diplĂŽmes Ă Harvard et Yale. Ce jeune homme dâorientation manifestement conservatrice pose que lâironie de son Ă©poque est une maladie qui a infestĂ© la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine.
« [We need to] understand todayâs ironic manner. There is something fearful in this irony. It is a fear of betrayal, disappointment, and humiliation and a suspicion that believing, hoping or caring too much will open us to these. Irony is a way of refusing to rely on such treacherous things. [âŠ] Nothing will ever surprise us[29]. »
Selon Purdy, lĂ oĂč rĂšgne lâironie â politique, enseignement, mĂ©dias, affaires â, lâespoir et la sincĂ©ritĂ© disparaissent, les convictions pures sâeffritent sous lâeffet du cynisme. Il propose un engagement personnel et inconditionnel de tous pour renverser la vapeur.
David Foster Wallace
David Foster Wallace livrait, lui aussi, une Ă©tude des effets secondaires de lâironie dans A Supposedly Fun Thing Iâll Never Do Again (1997). Wallace pose que lâironie est la « marque dâun grand dĂ©sespoir », comme lâaffirmait dĂ©jĂ Purdy. Mais lĂ oĂč Purdy fait rĂ©fĂ©rence Ă Montaigne et Thoreau, Wallace observe lâironie dans son environnement quotidien, en analysant des publicitĂ©s des voitures Isuzu et des sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es comme MariĂ©s, deux enfants.
« Most likely, I think, todayâs irony ends up saying : « How totally banal of you to ask what I really mean. » Anyone with the heretic gall to ask the ironist what he actually stands for ends up looking like an hysteric or a prig. And herein lies the oppressiveness of institutionalized irony, the too-successful rebel [âŠ][30] »
Wallace fut un des premiers Ă souligner Ă quel point lâironie sâest compromise avec la sociĂ©tĂ© de consommation, jusquâĂ en devenir le mode de communication dominant[31].
Dave Eggers
LâomniprĂ©sence actuelle de lâironie est Ă©galement critiquĂ©e depuis un angle surprenant. Fondateur du collectif ludique Mc Sweeneyâs, Dave Eggers Ă©crit dans un style oĂč les remarques lĂ©gĂšres foisonnent. Pourtant, Eggers a rĂ©agi dans A heartbreaking Work of staggering Genius contre cette Ă©tiquette ironique quâon ne cessait de lui coller.
« Irony and its malcontents: This section should be skipped by most, for it is annoying and pedantic, and directed to very few. [âŠ] When someone kids around, it does not necessarily mean he or she is being ironic. That is, when one tells a joke, in any context, it can mean, simply, that a joke is being told. Jokes, thus, do not have to be ironic to be jokes. [âŠ] Irony is a very specific and not at all interesting thing, and to use the word/concept to blanket half of all contemporary production. (To) refer to everything odd, coincidental, eerie, absurd or strangely funny as ironic is, frankly, an abomination upon the Lord[32]. »
Le ton volontairement enjouĂ© dâEggers peut fourvoyer le lecteur sur la sincĂ©ritĂ© de son propos ; Ă lâĂ©tiquette dâironiste, il prĂ©fĂšre incontestablement celle dâhumoriste, câest-Ă -dire « just kidding ».
Notes et références
- Informations lexicographiques et étymologiques de « ironie » dans le Trésor de la langue française informatisé, sur le site du Centre national de ressources textuelles et lexicales
- Maria DolorĂšs Vivero Garcia, FrontiĂšres de l'humour, Ă©ditions L'Harmattan, , p. 13
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Voir aussi
Bibliographie
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- Pierre Schoentjes, Poétique de l'Ironie, Paris, Seuil Points Essais, 2001.
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- (en) Wallace, A Supposedly Fun Thing Iâll Never Do Again, 1997
- (en) Purdy, For common things, 1999
- Pierre-AndrĂ© Taguieff, Du diable en politique : RĂ©flexions sur l'antilepĂ©nisme ordinaire, CNRS Ăditions, [dĂ©tail de lâĂ©dition], chap. 5 (« Combattre le Mal : croisĂ©s, mĂ©decins, ironistes »), p. 164-168 (section « L'ironie contre la bĂȘtise ? »).
Articles connexes
Liens externes
- Notices dans des dictionnaires ou encyclopédies généralistes :
- Subjectivity out of irony, par Louis de Saussure et Peter Schulz.
- Hégémonie de l'ironie ?, colloque d'Aix en Provence, 8 et , dirigé par Claude Pérez, Joëlle Gleize et Michel Bertrand.
- http://ironie.free.fr/index.html
- McSweeneyâs Internet Tendency
- Dossier sur lâironie de Fabula
- Le site d'Eric Chevillard
- Alexandra Profizi : "L'ironie s'est vidée de son pouvoir contestataire", Le Point, 1 décembre 2020