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Histoire du nationalisme espagnol

L’histoire du nationalisme espagnol commence au dĂ©but du XIXe siĂšcle avec la dĂ©nommĂ©e guerre d'indĂ©pendance espagnole, au cours de laquelle se produit l’apparition d’une conscience nationale au sens moderne du terme — largement partagĂ©e dans l'ensemble des couches de la sociĂ©tĂ© —. Elle trouve nĂ©anmoins des antĂ©cĂ©dents dans l’Époque moderne, avec la dĂ©finition d’une « identitĂ© prĂ©nationale » espagnole et d’un « protonationalisme espagnol ». Depuis ses origines, le nationalisme espagnol est passĂ© par une sĂ©rie d’étapes qui coĂŻncident avec l’histoire politique de l’Espagne Ă  l’époque contemporaine.

Drapeau de l'Espagne, tel qu’il est Ă©tabli dans l'article 4.1 de la Constitution espagnole de 1978 et dans le DĂ©cret royal 2964/1981, sur la Place Colomb de Madrid.

Antécédents

L’« identitĂ© prĂ©nationale » dans la monarchie hispanique (XVIe et XVIIe siĂšcles)

Armoiries des Rois catholiques aprĂšs la conquĂȘte du royaume de Grenade en 1492. De l’union dynastique de la Couronne de Castille et de la Couronne d’Aragon surgit la Monarchie hispanique, una monarchie composite (en).

La Monarchie hispanique, apparue Ă  la fin du XVe siĂšcle comme consĂ©quence de l’union dynastique de la Couronne de Castille et de la Couronne d’Aragon, Ă©tait une monarchie composite (en) — fĂ©dĂ©rative dans les mots de Jean-Louis Guereña[1] — constituĂ©e de divers États qui maintenaient des lois, coutumes et institutions diffĂ©renciĂ©es formĂ©es au Moyen-Âge[2] - [3]. Comme dans toutes les monarchies composites, l'allĂ©geance envers le monarque — et, frĂ©quemment, envers une religion incarnĂ©e par ce dernier — Ă©tait essentielle car elle constituait le seul lien garantissant l’unitĂ© entre les diffĂ©rentes provinces[4].

Le monarque s’identifiait Ă  sa dynastie : « ĂȘtre un habsbourg ne signifiait rien de plus qu’appartenir Ă  la maison de Habsbourg ; une forme, donc, d'allĂ©geance dynastique plutĂŽt qu’une assignation territoriale ou nationale »[5]. Ce sentiment de loyautĂ©, d’adhĂ©sion, voire de dĂ©votion envers le monarque et sa dynastie n’était pas le seul appanage des Ă©lites mais s’étendait dans toutes les couches de la sociĂ©tĂ©, particuliĂšrement dans les centres urbains[6].

Dans la monarchie hispanique, comme dans le reste des monarchies europĂ©ennes des XVIe et XVIIe siĂšcles, on ne peut pas parler « de conscience d’unitĂ© nationale, et moins encore d’une unitĂ© politique, au sens oĂč nous l’entendons »[7]. Dans celle-ci, il n’y avait pas une nature espagnole ni une nation lĂ©gale espagnole unique, la nature de chaque sujet du roi Ă©tait celle du royaume auquel il appartenait[8]. « Un roi, une foi et beaucoup de nations », c’est ainsi que l’historien Xavier Gil Pujol (ca) (membre de l’AcadĂ©mie royale d’histoire) dĂ©finit la Monarchie espagnole des XVIe et XVIIe siĂšcles. « Un mĂȘme roi Ă©tait le facteur dĂ©cisif partagĂ© par tous les sujets dans les diffĂ©rents royaumes et territoires qui constituaient la Monarchie, celui qui les reliait entre eux et qui faisait d’eux, comme on avait l’habitude de le dire, un "corps mystique" »[9].

Le terme de « nation » n’avait pas le sens qu’on lui donne dans l’époque contemporaine et pouvait s’appliquer aussi bien Ă  l’« Espagne » qu’à ses rĂ©gions ou de façon interchangeable avec le terme de « province »[10]. De mĂȘme, le terme d’« Espagne » n’avait pas de signification politique mais seulement gĂ©ographique, Ă©quivalant Ă  l’ensemble de la pĂ©ninsule IbĂ©rique. Il Ă©tait employĂ© spĂ©cialement par les Ă©trangers, surtout ceux qui appliquaient Ă  ses habitants une sĂ©rie de stĂ©rĂ©otypes, souvent nĂ©gatifs, comme dans le cas de la LĂ©gende noire[11].

La tentative du comte-duc d’Olivares de mener Ă  son terme l’unification politique, dont le premiĂšre Ă©tape serait l'Union des Armes, Ă©choua Ă  la suite de la rĂ©bellion de la Catalogne dans la Guerre des faucheurs et de celle du Portugal dans la guerre de Restauration, la premiĂšre Ă©chouant finalement — la principautĂ© de Catalogne resta dans la Monarchie — et la seconde triomphant — avec la sĂ©paration du royaume du Portugal de la Monarchie hispanique —[12].

Toutefois, aprĂšs deux siĂšcles d’existence de la Monarchie hispanique, une identitĂ© que l’on peut qualifier de « prĂ©nationale » commença Ă  apparaĂźtre : un sentiment de « loyautĂ© envers une patrie commune espagnole », incarnĂ©e dans les institutions de la Monarchie, qui dĂ©passait « de plus en plus la simple adhĂ©sion Ă  la dynastie rĂ©gnante », « renforcĂ©e par l’expansion coloniale » et par les constants affrontements de la Monarchie avec ses voisins europĂ©ens. On ignore toutefois quelle est la portĂ©e sociale et territoriale de cette identitĂ©[13].

Portrait du roi Philippe II : fils aßné de Charles Quint et d'Isabelle de Portugal, il est roi d'Espagne, de Naples et de Sicile, archiduc d'Autriche, duc de Milan, duc de Brabant, comte de Hainaut, comte de Flandre, etc., roi de Portugal aprÚs l'extinction de la maison d'Aviz, en 1580, roi consort d'Angleterre de 1554 à 1558 du fait de son mariage avec Marie Tudor.

L’union dynastique des rois catholiques Ă©tait de plus dominĂ©e par la Castille, dĂ©mographiquement et Ă©conomiquement, et il y eut un certain centralisme dans la pratique du pouvoir[1]. Sous la Monarchie des Habsbourgs d’Espagne se produisit un processus de « castillanisation » qui affecta particuliĂšrement les Ă©lites des autres royaumes pĂ©ninsulaires, qui adoptĂšrent le castillan comme langue littĂ©raire commune, de Barcelone Ă  Lisbonne[12] : le castillan, Ă  l’origine un petit dialecte d’origine cantabrique parlĂ© seulement autour de Burgos, devint la langue commune — avec naturellement des variantes gĂ©ographiques — de l’ensemble de la Couronne de Castille et, dĂšs le XVe siĂšcle, les Ă©lites de toutes les autres rĂ©gions d’Espagne furent bilingues[14]. SimultanĂ©ment le concept d’« Espagnol », compris comme sujet de la monarchie dans les royaumes hispaniques, commença Ă  apparaĂźtre, pas seulement dĂ©fini selon le lieu de naissance mais susceptible d’ĂȘtre acquis par l’intĂ©gration dans la communautĂ©[15]. On observe la dĂ©finition de l'idĂ©e d’une communautĂ© plus Ă©troite, bien que non homogĂšne, entre la Couronne de Castille et celle d’Aragon, nommĂ©e « Espagne »[16]. Ainsi, Ă  la fin du XVIe siĂšcle, la communautĂ© ibĂ©rique installĂ©e Ă  Rome, au sein de laquelle on avait jusque lĂ  distinguĂ© les nations castillane, aragonaise et portugaise, fut appelĂ©e la « nation espagnole »[17].

L’indĂ©pendance du Portugal de la Monarchie hispanique en 1688 circonscrivit la notion d’« Espagne » — et d’« espagnol » — Ă  l’ensemble formĂ© par les Couronnes de Castille et d’Aragon, mais des ambigĂŒitĂ©s subsistĂšrent — ainsi, un groupe de marchands catalans rĂ©sidant Ă  Cadix se plaignirent en 1674 d’ĂȘtre traitĂ©s comme des « Ă©trangers » alors qu’ils se considĂ©raient eux-mĂȘmes « espagnols » car ils Ă©taient eux aussi « vassaux [
] de sa majestĂ© » —[18]. L’identitĂ© prĂ©nationale espagnole Ă©tait entremĂȘlĂ©e d’autres idĂ©es (et d'allĂ©geances) prĂ©nationales sous-Ă©tatiques (catalane, galicienne, valencienne, majorquine, biscayenne, navarraise, etc.), trĂšs enracinĂ©es et antĂ©rieures Ă  l’identitĂ© commune espagnole, spĂ©cialement dans les territoires non castillans. Ce fait Ă©tait particuliĂšrement apparent dans la principautĂ© de Catalogne, au royaume de Valence, celui d’Royaume d’Aragon ou de Majorque (les États de la Couronne d'Aragon), dans le royaume de Navarre dans les provinces vascondes (Biscaye, Guipuscoa et Alava) et dans le royaume de Galice[19].

Fragment des fors de la province du Guipuscoa (1696), oĂč l’on affirmait que ses habitants avaient conservĂ© « leurs propriĂ©tĂ©s, langage et bonnes mƓurs depuis de longs siĂšcles, pour le plus grand honneur de la nation Espagnolem service de ses Rois et Seigneurs, et grand estime de sa Patrie »[20].

Ainsi, au cours des XVIe et XVIIe siĂšcles se dĂ©veloppa une identitĂ© prĂ©nationale « centrifuge », basĂ©e sur la fidĂ©litĂ© aux divers royaumes et provinces qui composaient la monarchie, et une autre « centripĂšte », basĂ©e sur la fidĂ©litĂ© Ă  la dynastie et Ă  l’unitĂ© catholique, les deux sources fondamentales de lĂ©gitimitĂ© du pouvoir monarchique[2] - [21].

Armoiries de la Monarchie hispanique entre 1580 et 1668 avec l’incorporation du royaume du Portugal.

Dans le cas de la principautĂ© de Catalogne, par exemple, « ĂȘtre ou devenir catalan signifiait, avant tout, vivre sous la juridiction des lois de portĂ©e catalane » et bĂ©nĂ©ficier des privilĂšges ou prĂ©rogatives que cela pouvait reprĂ©senter. La vĂ©ritable diffĂ©rence entre les Catalans et les habitants de n’importe quels autres royaumes ou provinces de la Monarchie hispanique n'Ă©tait pas la langue, un caractĂšre ou un quelconque autre trait « protonationaliste ». L’identitĂ© catalane de l’époque moderne rĂ©sidait avant tout dans le Droit appliquĂ© dans la principautĂ© — les lois ou constitutions — plutĂŽt que dans les particularitĂ©s ethniques de la nation catalane[22]. Le vĂ©ritable « patriote » catalan — le terme le plus utilisĂ© au cours de la rĂ©volte de 1640 est celui de patricien — Ă©tait celui qui Ă©tait prĂȘt Ă  mourir en dĂ©fense des lois ou constitutions catalanes[23].

Ces identitĂ© prĂ©nationales sous-Ă©tatiques furent Ă©galement prĂ©sentes dans la guerre de succession espagnole, au dĂ©but du XVIIIe siĂšcle. « Dans des circonstances impĂ©rieuses de guerre civile et internationale, une sĂ©rie d’écrivains et d’hommes politiques de la Couronne d’Aragon, et en particulier de Catalogne, parlĂšrent de la patrie dans un sens ouvertement civil et constitutionnel, comme l’incarnation de leurs lois et privilĂšges privatifs, et affirmĂšrent avec une clartĂ© inhabituelle que la patrie devait ĂȘtre aimĂ©e davantage que le roi et qu’ils Ă©taient prĂȘts Ă  mourir en sa dĂ©fense et celle de ses fors »[24].

La naissance du « protonationalisme » espagnol sous la dynastie des Bourbons (XVIIIe siÚcle)

La victoire de la maison de Bourbon dans la guerre de succession espagnole mit fin Ă  la monarchie composite (en) des Habsbourg d’Espagne Ă  la suite de l’application des dĂ©crets de Nueva Planta (1707-1716) aux États qui formaient la Couronne d'Aragon, qui supprimĂšrent ses lois et institutions propres. La nouvelle dynastie mit en place un État centralisĂ© qui suivait dans une large mesure le modĂšle de la monarchie absolue française de Louis XIV, accompagnĂ©e de la crĂ©ation d’institutions de portĂ©e Ă©tatique comme l’AcadĂ©mie royale espagnole (1713) ou l’AcadĂ©mie royale d’histoire (1738). On prĂ©tendait ainsi affermir l'autoritĂ© du roi et renforcer un « patriotisme intellectuel » basĂ© sur l’identification avec la dynastie rĂ©gnante et l'État absolutiste[25].

Ainsi, les rĂ©formes bourboniennes renforcĂšrent l’identitĂ© prĂ©nationale en atteignant un important degrĂ© d’homogĂ©nĂ©itĂ© institutionnelle[26], marquant le passage d’« un roi, une foi et de nombreuses nations » de la monarchie des Habsbourg Ă  « un roi, une foi et une loi et une unique nation lĂ©gale ».[27]. SimultanĂ©ment, les identitĂ©s prĂ©nationales « sous-Ă©tatiques » s’affaiblirent, loin de disparaĂźtre nĂ©anmoins, fondamentalement en raison de l’adoption par les Ă©lites de ces territoires de l’identitĂ© prĂ©nationale espagnole dans une certaine mesure, qui tirĂšrent bĂ©nĂ©fice des changements Ă©conomiques et intellectuels promus par la Monarchie et du commerce avec l'empire espagnol d’AmĂ©rique, notamment en Catalogne[26].

Couverture de la premiĂšre edition de FundaciĂłn y estatutos de la Real Academia Española (Fondations et statuts de l’AcadĂ©mie royale espagnole, 1715).

Cependant, la conception « austrophile » de la Monarchie, selon laquelle les diffĂ©rents territoires maintenaient leurs usages et institutions, survĂ©cut dans certains territoires comme les provinces basques et le royaume de Navarre, dans lesquels ne furent pas appliquĂ©s les DĂ©crets de Nueva Planta car ils s’étaient montrĂ©s partisans des Bourbon dans la guerre de Succession, mais aussi dans les anciens États de la Couronne d’Aragon, bien que de façon minoritaire[15].

Tout au long du XVIIIe siĂšcle, avec la diffusion des idĂ©es des LumiĂšres, les termes de « nation » et « patrie » acquirent une valeur de plus en plus rationnaliste et contractuelle, et l’expression « nation politique », utilisĂ©e depuis le milieu du siĂšcle, devint quelque peu redondante. Vers la mĂȘme pĂ©riode, on commença Ă  opposer le « droit de la patrie » ou « droit national » au droit romain ou « Ă©tranger »[28].

DĂ©tail du tableauLa Famille de Philippe V de Van Loo (1743).

Les termes de « patrie », « patriote » et apparentĂ©s devinrent des Ă©lĂ©ments essentiels du langage de l’Espagne des LumiĂšres. Juan Bautista Pablo Forner (en) Ă©crivit dans son essai Amor de la patria (« Amour de la patrie ») que l’amour pour la patrie signifiait « aimer son propre bonheur dans le bonheur de cette portion des hommes avec qui l’on vit, l’on communique, et avec qui l’on est liĂ© par les mĂȘmes lois, les mĂȘmes coutumes, les mĂȘmes intĂ©rĂȘts et un lien de dĂ©pendance mutuelle, sans laquelle il ne serait pas possible d’exister ». Dans cette mĂȘme Ɠuvre, il dĂ©finit la patrie comme « ce corps de l'État oĂč, sous un gouvernement civil, nous sommes unis dans les mĂȘmes lois ». D’autre part il mena une claire dĂ©fense de la dynastie des Bourbons face aux trois derniers Habsbourg, les premiers permettant Ă  la nation de « renaĂźtre de ses dĂ©combres » et ouvrit le chemin « vers la prospĂ©ritĂ© ». Cette attitude, qualifiĂ©e de « patriotisme officialiste » ou « dynastique », explique sa participation active Ă  la polĂ©mique suscitĂ©e en 1792 par l'entrĂ©e « Espagne » de L'EncyclopĂ©die, dans laquelle son auteur, Nicolas Masson de Morvillers, nia toute apportation de l'Espagne Ă  la culture europĂ©enne des siĂšcles prĂ©cĂ©dents. Il rĂ©pondit par une OraciĂłn apologĂ©tica por la España y su mĂ©rito literario (« Oration apologĂ©tique de l’Espagne et de son mĂ©rite littĂ©raire »), critiquĂ©e par le secteur ilustrado opposĂ© — le « patriotisme critique » —, qui dĂ©fendait la reconnaissance du retard de l’Espagne comme une condition prĂ©alable nĂ©cessaire pour y remĂ©dier — le journal El Censor publia en 1787 OraciĂłn apologĂ©tica por el África y su mĂ©rito literario, « Oration apologĂ©tique de l’Afrique et de son mĂ©rite littĂ©raire »,, fĂ©roce satire de l’Ɠuvre de Forner qui fut finalement interdite par les autoritĂ©s —[29]. Cet Ă©pisode met en avant l'existence de deux conceptions opposĂ©es de l’Espagne Ă  la fin du XVIIIe siĂšcle[30].

Avant Forner, d’autres ilustrados comme Gregorio Mayans, Juan Francisco Masdeu ou Benito Feijoo (Glorias de España, 1730) avaient rĂ©pondu aux critiques faites Ă  l'Espagne Ă  l'Ă©tranger, donnant, dans les mots de Feijoo « une conception injurieuse de la nation espagnole »[30].

Certains auteurs affirment qu’un protonationalisme Ă©tait nĂ© au XVIIIe siĂšcle, considĂ©rant la nation comme « un sujet politique dotĂ© d’une identitĂ© propre » requĂ©rant la fidĂ©litĂ© et le service de tous, y compris le monarque, mais qu’on ne peut pas encore qualifier de nationalisme car « il lui manque encore l’ingrĂ©dient fondamental [consistant Ă ] nier la souverainetĂ© du roi et affirmer l'alternative de la nation »[26] - [25].

Dans le dĂ©veloppement du protonationalisme espagnol, plusieurs penseurs, surtout des ilustrados, jouĂšrent un rĂŽle important. Ils concevaient l’Espagne comme une communautĂ© politique, comme l’ensemble des sujets du monarque, dont l’objet primordial serait d'apporter le « bonheur » du plus grand nombre. C'est ainsi que le concept de « nation » — entendu comme le corps politique de la monarchie, qui devait avoir une certaine uniformitĂ© juridique, linguistique et culturelle — commença Ă  se sĂ©parer de celui de « patrie » — rĂ©servĂ© au lieu d’origine, c’est-Ă -dire le sens originel de « nation » —[31].

Un reprĂ©sentant prĂ©coce du protonationalisme espagnol fut lÂŽilustrado Benito JerĂłnimo Feijoo, tel qu’il est reflĂ©tĂ© dans certains discours du Theatro CrĂ­tico — Amor a la patria y pasiĂłn nacional (1729) ou Glorias de España (1730) —. Il fut suivi par d’autres d’autres ilustrados comme JosĂ© Cadalso (Defensa de la naciĂłn española
, 1771), Juan Bautista Pablo Forner (OraciĂłn ApologĂ©tica por la España
, 1786) et Juan Francisco Masdeu (Historia crĂ­tica de España
, 1783-1805)[19].

Le protonationalisme espagnol fut basĂ© sur la culture castillane, transformĂ©e en « espagnole ». Ainsi, la monarchie prit une sĂ©rie de mesures pour imposer le castillan comme l’interdiction d’éditer des livres dans d’autres langues en 1766, l’obligation de rĂ©aliser l’intĂ©gralitĂ© de l’enseignement en castillan en 1768 ou celle de tenir les livres de comptabilitĂ© dans cette langue en 1772. Toutefois, ces mesures eurent un impact peu significatif sur la diffusion sociale des langues et cultures non castillanes[26]. Les Habsbourg comme les Bourbons menĂšrent une tentative d’unification mais pas de vĂ©ritable intĂ©gration les composants de l’État monarchique[1].

Portrait du poĂšte Manuel JosĂ© Quintana (1806). Il fut l’un des premiers Ă  dĂ©fendre le nouveau sens du terme de « nation » comme sujet de la souverainetĂ© que lui avait donnĂ© la RĂ©volution française. Il ne put publier ses Cartas patriĂłticas (« Lettres patriotique ») qu’aprĂšs 1808.

XosĂ© M. NĂșñez Seixas affirme qu’aux XVIe et XVIIIe siĂšcles cohabitaient « diverses conceptions sur le terme d’“Espagne” comme communautĂ© politique, et Ă  propos des “Espagnols” comme collectif [
]. NĂ©anmoins, [
] aucune ne s’identifiait avec l’idĂ©e de nation moderne. La base thĂ©orique de l’idĂ©e d’Espagne comme communautĂ© politique Ă©tait toujours fondĂ©e sur l'allĂ©geance dynastique, la religion catholique, le voisinage et l’identification avec l’institution monarchique (c’est-Ă -dire le corps social, juridique et politique situĂ© sous l’autoritĂ© du monarque) »[32].

Avec le triomphe de la RĂ©volution française et la guerre du Roussillon ultĂ©rieure, le terme de « nation », Ă  prĂ©sent porteur de la souverainetĂ©, commença Ă  ĂȘtre gĂȘnant pour les Ă©lites gouvernenantes. Ainsi, dans ses contacts diplomatiques avec le gouvernement rĂ©volutionnaire français, Charles IV refusa avec insistance que ses interlocuteurs fassent usage de l’expression « nation espagnole » car il considĂ©rait qu’elle remettait en cause son pouvoir absolu[33].

Au contraire, les ilustrados les plus critiques envers la Monarchie bourbonienne reprirent Ă  leur compte les principes rĂ©volutionnaires et utilisĂšrent cette expression dans sa nouvelle acception. Ainsi, JosĂ© Marchena, qui fut contraint Ă  l’exil en France, y publia anonymement en 1792 un pamphlet intitulĂ© A la NaciĂłn Española. Dans cette Ɠuvre, il mit en avant la dĂ©cadence de la « patrie », regrettant les anciennes gloires de SĂ©nĂšque et Lucain, et rĂ©clama la convocation d’un parlement reprĂ©sentatif du peuple ainsi que l’abolition de l'Inquisition[34].

Pour les dĂ©fenseurs de l’absolutisme, le mot « patrie » Ă©tait jugĂ© moins problĂ©matique face Ă  la menace rĂ©volutionnaire. Ainsi, la propagande dĂ©ployĂ©e par le rĂ©gime et les autoritĂ©s ecclĂ©siastiques pendant la guerre du Roussillon parla de « patriotisme catholique » ou avec le trilemme « Dieu [ou religion], patrie et roi »[34].

Les nouvelles idĂ©es de la RĂ©volution française et le nouveau sens donnĂ© Ă  certains mots comme « nation » ou « patrie » furent l’objet de satire et de rejet de la part des secteurs traditionnalistes — notamment Diccionario razonado, manual para inteligencia de algunos escritores que por equivocaciĂłn han nacido en España (1811) attribuĂ© au « philosophe rance » Francisco Alvarado —, qui moquent la supposĂ©e vĂ©nalitĂ© des patriotes[35].

Guerre d’indĂ©pendance et Cortes de Cadix (1808-1814) : naissance du nationalisme espagnol. Triennat libĂ©ral (1820-1823)

Il existe un large consensus historiographique pour situer la naissance du nationalisme espagnol dans la guerre d’indĂ©pendance espagnole — qui ne fut ainsi nommĂ©e que rĂ©trospectivement —[36] - [37] - [38] - [39]. L’historiographie libĂ©rale postĂ©rieure transforma cette guerre en mythe fondateur de la nation espagnole[40].

Les libĂ©raux furent les « inventeurs » de la nation espagnole, en opposant la souverainetĂ© des citoyens — identifiĂ©s Ă  la Nation — au pouvoir absolu du roi. La premiĂšre formulation d’un nationalisme espagnol qui dĂ©passa le protonationalisme antĂ©rieur se produisit aux Cortes de Cadix, en pleine rĂ©sistance contre l’occupation napolĂ©onienne et grĂące au brusque effondrement des institutions politiques de la Monarchie absolue[12]. Elle fut exprimĂ©e clairement dans la Constitution de 1812, qui dĂ©clarait dans son premier article que « la souverainetĂ© rĂ©side essentiellement dans la Nation », cette derniĂšre Ă©tant dĂ©finie dans l’article 2 comme « la rĂ©union de tous les Espagnols des deux hĂ©misphĂšres »[12]. Ainsi, l’identitĂ© prĂ©nationale, fondamentalement traditionaliste, et le protonationalisme, rĂ©formisme influencĂ© par l'esprit des LumiĂšres, furent assemblĂ©s de façon cohĂ©rente, permettant de faire face avec succĂšs au vide de pouvoir et Ă  l’envahisseur français pour les six annĂ©es Ă  venir[26]. Ainsi, entre 1808 et 1814, c’est la conception libĂ©rale de la patrie qui domine, identifiĂ©e Ă  la nation, Ă  la lutte pour l’indĂ©pendance et les libertĂ©s. Les libĂ©raux furent eux-mĂȘmes bien conscients de la rupture ainsi opĂ©rĂ©e[41].

Monument en hommage Ă  AgustĂ­n de ArgĂŒelles Ă  Madrid, par JosĂ© Alcoverro (inaugurĂ© en 1902). Lorsqu’ArgĂŒelles la nouvelle Constitution devant les Cortes de Cadix, il dit la cĂ©lĂšbre phrase : « Espagnols : vous avez Ă  prĂ©sent une patrie » (« Españoles: ya tenĂ©is patria» »).

Le terme de « nation », utilisĂ© Ă  profusion et bien plus qu’un siĂšcle auparavant[42] acquit sa pleine signification politique en Ă©tant associĂ© Ă  l’idĂ©e de souverainetĂ©. La rupture avec le passĂ© apparaĂźt trĂšs clairement dans les articles 2 et 3 de la Constitution de 1812 : « La Nation espagnole est libre et indĂ©pendante, et elle n’est ni ne peut ĂȘtre patrimoine d’aucune famille ou personne » et « La souverainetĂ© rĂ©side essentiellement dans la Nation, et, par cela-mĂȘme, le droit d’établir ses lois fondamentales lui appartient exclusivement ». Auparavant, dans la dĂ©claration des Cortes de 1810, elle avait Ă©tĂ© proclamĂ©e comme dĂ©positaire de la « souverainetĂ© nationale »[43].

La conception libĂ©rale de la nation espagnole n’était pas celle d’une pure « nation civique », mais incorporait des Ă©lĂ©ments historicistes influencĂ©s par le traditionnalisme[44]. L’Espagne Ă©tait comprise comme une communautĂ© formĂ©e par l’histoire et la culture, et dans laquelle la religion catholique jouait un rĂŽle important — la Constitution de Cadix dĂ©clare la confessionalisme de la nation —. Des rĂ©fĂ©rences historiques furent mises Ă  profit pour lĂ©gitimer les nouvelles idĂ©es confĂ©rer une profondeur temporelle Ă  la nouvelle nation, comme la rĂ©volte des comuneros castillans contre l’oppression monarchique au XVIe siĂšcle. Le dicours prĂ©liminaire de la Constitution de 1812 affirmait que « les Espagnols furent au temps des Goths une nation libre et indĂ©pendante, formant un seul et mĂȘme empire »[45].

Tableau de Salvador Viniegra Promulgation de la Constitution de 1812.

Sur le plan de l’organisation territoriale, les libĂ©raux, suivant les rĂ©formes bourboniennes entreprises au siĂšcle prĂ©cĂ©dent, avaient une vision uniformisatrice, centraliste et basiquement castillane[46]. Ils rejetĂšrent le provincialisme comme un vestige du passĂ© et dĂ©fendirent l’unitĂ© et l’uniformitĂ© des lois, du gouvernement et de l’administration[45]. Par exemple, un dĂ©putĂ© libĂ©ral soutenait que l’Espagne Ă©tait « une portion de provinces et royaumes aux noms, langues et coutumes distinctes et mĂȘme opposĂ©es entre elles [
] » et que ces diffĂ©rences s’opposaient Ă  l’« unitĂ© de l’empire et au bonheur commun ». La Constitution de 1812 n’envisagea aucune possibilitĂ© de dĂ©centralisation territoriale : les provinces Ă©taient des organes purement administratifs et entiĂšrement subordonnĂ©s aux directives du gouvernement central [44].

Toutefois, lors du dĂ©bat sur l'organisation territoriale, la conception austrophile de la monarchie composite perdura. Ainsi, Antoni de Capmany affirmait que la « grande Nation » espagnole Ă©tait composĂ©e de « petites nations » et JosĂ© MarĂ­a Blanco White considĂ©rait l’Espagne comme une « nation [
] agrĂ©gĂ©e de nombreuses autres »[46]. Ces postulats furent combattus par la majoritĂ© des libĂ©raux, parmi eux le dĂ©putĂ© Diego Muñoz Torrero (es), le comte de Toreno, qui affirma l’urgence de former une nation unique et de « corriger la tendance naturelle des provinces » qui tendent au « fĂ©dĂ©ralisme »[46], ou ValentĂ­n de Foronda (es) qui dĂ©fendit la suppression des noms historiques des « provinces » comme l’Andalousie, la Biscaye, etc.[47]

Tableau d’Antonio Gisbert ExĂ©cution des Comuneros de Castille (1860).

Sur la questions des colonies, la dĂ©claration de principe de l’article 2 de la Constitution, dĂ©finissant la nation comme — rĂ©union de tous les Espagnols des deux hĂ©misphĂšres — ne fut pas respectĂ©e en pratique, les habitants des colonies ne disposant pas des mĂȘmes droits politiques ni du mĂȘme degrĂ© de reprĂ©sentation que les autres Espagnols, ce qui suscita un rejet des reprĂ©sentants amĂ©ricains, dĂ©bouchant sur les guerres d'indĂ©pendance hispano-amĂ©ricaines[45]. Il fallut attendre la Constitution espagnole de 1876 pour que les derniers vestiges de l’empire colonial — Cuba et Porto Rico — obtiennent des reprĂ©sentants parlementaires[48].

Portrait du général Rafael del Riego dont le pronunciamiento entraina la restauration de la Constitution de Cadix et le début du Triennat libéral.

Faisant face Ă  la conception nationale des libĂ©raux, celle des absolutistes fut le produit de la synthĂšse entre le protonationalisme austrophile et la premiĂšre littĂ©rature romantique espagnole. Selon celle-ci, l'Espagne se trouve dĂ©finie par des traits historiques essentiels et propres, remontant Ă  de trĂšs lointaines Ă©poques. Cette conception, basĂ©e sur la monarchie et la religion catholique, admettait les stĂ©rĂ©otypes Ă©laborĂ©s par les voyageurs Ă©trangers — spĂ©cialement les romantiques français et britanniques — sur le « caractĂšre espagnol », rapportĂ©s dans des Ɠuvres comme Carmen de Prosper MĂ©rimĂ©e[49].

D’autre part, pour les absolutistes — et plus tard pour les carlistes — l’ñge d’or de l’Espagne avait Ă©tĂ© celui du rĂšgne des Rois catholiques et de l’empire espagnol ; ils rejettaient les rĂšgnes des derniers Habsbourg et des Bourbons « Ă©trangers » et pensaient que le Moyen Âge, avec ses Cortes d’ancien rĂ©gime et ses fors, Ă©taient une pĂ©riode de progrĂšs national. Selon les libĂ©raux au contraire, l’époque mĂ©diĂ©vale Ă©tait vue comme une pĂ©riode obscurantiste marquĂ©e par un climat inquisitorial, et la rĂ©pression de la guerre des communautĂ©s de Castille avait marquĂ© une amorce de la dĂ©cadence des libertĂ©s[50].

Selon Juan Francisco Fuentes, le Triennat libĂ©ral (1820-1823) « marqua l’apogĂ©e d’un puissant imaginaire libĂ©ral associĂ© Ă  la nation et Ă  la patrie ». Le gĂ©nĂ©ral Rafael del Riego, qui devint la figure d’un culte civique, justifia son soulĂšvement en affirmant qu’il l'avait fait pour « restaurer la Nation dans ses anciens droits » — la Constitution de Cadix —[51]. L’identification des libĂ©raux avec l’idĂ©e nationale l’amena Ă  dire Ă  un dĂ©putĂ© qu’ils n’étaient pas un parti, comme les « serviles » — les absolutistes — ou les « afrancesados », mais qu’ils Ă©taient en rĂ©alitĂ© « toute la Nation »[52].

Rùgne d’Isabelle II (1833-1868)

Au cours du rĂšgne d’Isabelle II la conception organico-historiciste s’imposa de la nation contre celle de la nation politique. Ainsi, la Constitution de 1945 ne reconnut pas la souverainetĂ© nationale et la nation se trouve seulement mentionnĂ©e Ă  l’article 11, pour rĂ©affirmer le confessionnalisme catholique : « La religion de la Nation espagnole est la Catholique, Apostolique et Romaine »[53].

Drapeau de l’Espagne instituĂ© par deux dĂ©crets royaux de 1841 et 1843.

D'autre part, lors de cette mĂȘme pĂ©riode, les deux termes de « nation » et « patrie », jusqu’alors utilisĂ©s presque indiffĂ©remment, avec quelques nuances, tendent Ă  se diffĂ©rencier : la nation, associĂ©e Ă  l’idĂ©e de souverainetĂ©, se situe dans la sphĂšre lointaine du politique, tandis que la patrie acquiert un sens plus familier, rattachĂ© au champ des sentiments, des traditions et des identitĂ©s. C’est ce que semble exprimer une phrase apparue dans Lo verdader catalĂĄ, premier pĂ©riodique entiĂšrement Ă©crit en langue catalane : « L’Espagne est notre nation, mais la Catalogne est notre patrie ». En consĂ©quence, le patriotisme cesse d’ĂȘtre un « synonyme d'activitĂ© rĂ©volutionnaire pour devenir un mot sans frontiĂšres idĂ©ologiques »[54]. D’autre part, « la plus grande charge sentimentale et identitaire de “patrie” rendra plus facile sa transition tout au long du XIXe siĂšcle vers d’autres registres sĂ©mantiques, de la part du carlisme et ses succĂ©danĂ©s comme du romantisme ou d’un protonationalisme d’inspiration catholique, qu’il soit espagnol, catalan ou basque »[55].

L’usage rĂ©itĂ©rĂ© de mots et concepts comme « patrie », « nation » ou « patriote » par les libĂ©raux provoqua une trivialisation de ceux-ci, dont la satire costumbrista tira parti. Dans Los españoles pintados por sĂ­ mismos (1843-1844), le « patriote » Ă©tait caractĂ©risĂ© par sa cupiditĂ© et son goĂ»t pour les phrases vides de sens « d’autant plus applaudies qu’elles sont mal comprises »[52]. Dans un dictionnaire satirique publiĂ© en 1855, les « politiques » Ă©taient dĂ©finis comme « des faux bourdons de ruche qui s’alimentent uniquement du miel de la patrie »[56].

Dans les annĂ©es 1830, on commença Ă  utiliser en castillan le terme de « nationalisme », comme synonyme de « patriotisme », un terme largement diffusĂ© de longue date. L’usage du mot « nationalisme » resta nĂ©anmoins trĂšs rĂ©duit tout au long du XIXe siĂšcle[57].

Numancia d’Alejo Vera y Estaca (1881). Les libĂ©raux tentĂšrent de « nationaliser » et rĂ©lĂ©gitimer le nouvel État libĂ©ral qu’ils prĂ©tendaient construire. Ainsi, les Ă©lites intellectures Ă©laborĂšrent un rĂ©cit historique et littĂ©raire de l’identitĂ© espagnole, qui commençait avec le mythe de Numance.

Les libĂ©raux, spĂ©cialement ceux qui avaient vĂ©cu l'exil Ă  Paris et Ă  Londres durant les deux pĂ©riodes absolutistes de Ferdinand VII, furent conscients qu’il Ă©tait nĂ©cessaire de « nationaliser » et relĂ©gitimer le nouvel État libĂ©ral qu'ils se proposaient de construire. L’Ɠuvre des Ă©crivains romantiques comme JosĂ© de Espronceda, le duc de Rivas ou, dans une moindre mesure, Mariano JosĂ© de Larra, ainsi que les histoires nationales — notamment Historia general de España de Modesto Lafuente Ă©ditĂ©e en plusieurs volumes entre 1850 et 1867 — y contribuĂšrent[58][59] : « les Ă©lites intellectuelles codifiĂšrent un rĂ©cit historique et littĂ©raire de l'identitĂ© nationale, depuis les mythes de Numance et de Sagonte, jusqu'Ă  l'idĂ©alisation du royaume wisigoth de TolĂšde en tant que premier royaume espagnol, en passant par des figures comme Don Pelayo, Le Cid ou une vision providentialiste, tĂ©lĂ©ologique et uniforme de la Reconquista, et la rĂ©cupĂ©ration des archĂ©types littĂ©raires comme Don Quichotte dans une perspective nationale »[50].

Une partie de l'historiographie a dĂ©veloppĂ© la thĂšse de la « faible nationalisation » produite durant ces annĂ©es, c’est-Ă -dire « la faiblesse relative de la diffusion sociale d’un sentiment plus ou moins articulĂ© d'appartenance Ă  une nation politique identifiĂ©e avec l'État »[60]. Selon De la Granja, Beramendi et Anguera, le processus de nationalisation Ă©choue sur un point crucial : « associer le patriotisme et l'identitĂ© Ă  un processus modernisateur, dans le domaine politique et ailleurs, suffisamment efficace pour affirmer et Ă©largir la base sociale de la nation espagnole et en mĂȘme temps, erradiquer ou rĂ©duire les autres fidĂ©litĂ©s »[61], ce qui explique le maintien ou mĂȘme la renaissance des « ethnicitĂ©s sous-Ă©tatiques », avec leurs langues, leurs mouvements culturels et historiographiques propres qui jettent des bases pour de « possibles discours alternatifs »[62].

Le général Prim dans la Bataille de Tétouan de Francisco Sans Cabot (1864). La Guerre hispano-marocaine (1859-1860) parvint à « concilier enthousiasme patriotique tout aussi bien dans las élites que dans les secteurs populaires, et dans tous les territoires péninsulaires, y compris la Catalogne »[63].

NĂșñez Seixas explique cette faible nationalisation par quatre facteurs. PremiĂšrement, un dĂ©veloppement industriel inĂ©gal, qui fit que les zones les plus dĂ©veloppĂ©es n’ont pas coĂŻncidĂ© avec les centres de dĂ©cision[64]. En second lieu, le monopole du pouvoir par le Parti modĂ©rĂ©, dĂ©fenseur Ă  outrance d’un État centralisĂ©, qui entraĂźna en rĂ©action son rival, le Parti progressiste, vers une dĂ©fense plus grande du « provincialisme ». Il en fut de mĂȘme du carlisme, qui dĂ©fendit les fors des provinces basques, de la Navarre, et plus tard de la Catalogne, des formes « traditionnelles » d’autogouvernement qui trouvaient leurs racines dans les anciens Habsbourg. En troisiĂšme lieu, l’efficacitĂ© discutable des instruments utilisĂ©s par l’État libĂ©ral pour mener Ă  terme la nationalisation : un systĂšme politique qui impliquait trĂšs peu l’ensemble de la population Ă©tant donnĂ© son caractĂšre oligarchique et caciquiste ; un investissement financier insuffisant dans le systĂšme Ă©ducatif qui s’avĂ©ra incapable d’alphabĂ©tiser dans une unique langue nationale et de diffuser les valeurs patriotiques et les symboles nationaux — eux-mĂȘmes imparfaitement unifiĂ©s —, et de contrer le poids considĂ©rable de l’église catholique, opposĂ©e Ă  ces valeurs, dans ce mĂȘme systĂšme ; une armĂ©e classiste incapable d’endoctriner les recrues. Et en dernier lieu, l’absence d’un ennemi extĂ©rieur clairement dĂ©fini contre duquel aurait pu naĂźtre un sentiment d’union cohĂ©rente au sein de la population, ainsi que l’inexistence d’un projet impĂ©rialiste. Une exception fut a Guerre hispano-marocaine (1859-1860), qui parvint Ă  « concilier enthousiasme patriotique tout aussi bien dans las Ă©lites que dans les secteurs populaires, et dans tous les territoires pĂ©ninsulaires, y compris la Catalogne »[63]. Les batailles de Wad-Ras et de TĂ©touan donnĂšrent leurs noms Ă  des rues des principales villes[60].

Un autre Ă©lĂ©ment qui expliquerait la faible nationalisation est l’absence d’une capitale monumentale, Ă©tant donnĂ© que Madrid, jusqu’au dĂ©but du XXe siĂšcle Ă©tait une ville sombre et de caractĂšre provincial, qui « manquait des ensembles urbains et des complexes monuments caractĂ©ristiques de Paris ou Londres »[65].

La nouvelle division provinciale Ă©laborĂ©e par Javier de Burgos en 1833 tarda Ă  manifester son influence par rapport aux anciens cadres territoriaux mĂ©diĂ©vaux[50]. À la diffĂ©rence des dĂ©partements français qui dĂ©mantelĂšrent en grande partie les unitĂ©s territoriales prĂ©existantes, la division provinciale espagnole se basa essentiellement sur les anciens royaumes et provinces de l’Ancien RĂ©gime, et ne fit que s’y superposer. De plus, les droits foraux furent maintenus dans certains territoires — Navarre et provinces basques —[66].

Selon NĂșñez Seixas, en dĂ©pit du fait que les multiples Ă©tudes rĂ©alisĂ©es lors des derniĂšres dĂ©cennies ont partiellement questionnĂ© cette thĂšse de la « faible nationalisation » — en particulier sur l’important rĂŽle qu’eurent la sociĂ©tĂ© civile et les pouvoirs locaux dans la construction d’une identitĂ© nationale espagnole —, « on n’a pas encore opposĂ© une explication globale et capable d’apprĂ©hender la complexitĂ© de la construction des identitĂ©s territoriales dans l'Espagne du XIXe siĂšcle et le premier tiers du XXe siĂšcle »[67].

Quant aux symboles formels de la Nation, ils furent hĂ©ritĂ©s de l’étape antĂ©rieure, tant le drapeau, crĂ©Ă© pour la Marine de Guerre par le roi Charles III en 1785, comme l’hymne — la Marcha Real —, une marche militaire dont l’usage fut instaurĂ© par le mĂȘme monarque en 1768. Si le drapeau connut une large diffusion — le drapeau rĂ©publicain tricolore qui incorporait le violet des comuneros fut utilisĂ© comme Ă©tendard des rĂ©publicains et non comme une enseigne nationale —[68], il n’en fut pas de mĂȘme de l’hymne, fondamentalement car il n’avait pas de paroles associĂ©es, et qu’il devait de plus rivaliser avec l’Hymne de Riego, qui eut la prĂ©fĂ©rence des libĂ©raux progressistes, des dĂ©mocrates et rĂ©publicains[65].

En ce qui concerne le carlisme, aprĂšs sa dĂ©faite dans la premiĂšre guerre carliste, il continua de nier le concept de souverainetĂ© nationale et de dĂ©fendre l’origine divine du pouvoir. Par exemple, RamĂłn Nocedal affirmait que ni « la nation ni l’État ne sont l’origine de l’autoritĂ©, car toute l’autoritĂ© provient de Dieu ». NĂ©anmoins, le mot « nation » fut toujours prĂ©sent dans les discours des carlistes, qui pensaient obtenir grĂące Ă  son usage l’appui d’une bonne partie de la population. MarĂ­a Teresa de Braganza en arriva Ă  affirmer en 1864[69] que son dĂ©funt mari, le prĂ©tendant carliste Charles de Bourbon (1788-1855), avait eu en sa faveur l’« immense majoritĂ© de la nation », dont les essences principales Ă©taient l’unitĂ© de la foi catholique et la Monarchie elle-mĂȘme[70]. L’historien Stanley Payne considĂšre que, par son espagnolisme accentuĂ©, et en dĂ©pit de son emphase rĂ©gionaliste, « le carlisme reprĂ©senta l’unique mouvement de nationalisme espagnol au XIXe siĂšcle »[71].

Selon De la Granja, Beramendi et Anguera, durant cette pĂ©riode et la suivante, « le nationalisme espagnol [
] rĂšgne sans rivaux internes et, par consĂ©quent, en manquant de plus de forts stimulateurs exogĂšnes en raison de l’isolement international de l’Espagne, il n’a pas besoin de trop se manifester en tant que tel. Mais cela ne veut pas dire qu’il manque de toute manifestation ni qu’il n’inspire pas un processus de nationalisation qui, malgrĂ© toutes ses dĂ©ficiences, il sert au moins Ă  gĂ©nĂ©rer dans les secteurs sociaux politiquement actifs une identitĂ© nationale assez consistance et trĂšs jalouse de son unitĂ© »[61].

Le Sexenio DemocrĂĄtico et l’échec du fĂ©dĂ©ralisme (1868-1874)

Caricature de la revue La Flaca (1873) reprĂ©sentant Francisco Pi y Margall (au centre) dĂ©bordĂ© par des figures enfantines vĂȘtues de costumes rĂ©gionaux, et Emilio Castelar (Ă  gauche), tentant de remettre de l’ordre.

À partir des annĂ©es 1839, le libĂ©ralisme le plus radical d’idĂ©ologie dĂ©mocrate-rĂ©publicaine dĂ©fendit le modĂšle fĂ©dĂ©ral pour l’État-nation espagnol, allant parfois jusqu’à l’ibĂ©risme, sous la forme d’une rĂ©publique fĂ©dĂ©rale qui engloberait l’Espagne et le Portugal. Des antĂ©cĂ©dents de dĂ©fense du fĂ©dĂ©ralisme espagnol, relativement confidentiels, peuvent ĂȘtre trouvĂ©s entre la fin du XVIIIe siĂšcle et le premier tiers du XIXe siĂšcle dans l'Ɠuvre de libĂ©raux exilĂ©s — le « protofĂ©dĂ©ralisme de l’exil », selon Juan Francisco Fuentes —, par exemple celle de JosĂ© Marchena — qui dĂ©fend une rĂ©publique ibĂ©rique —, de Juan de OlabarrĂ­a — probable auteur en 1819 d’un projet de Constitution affirmant que « les provinces sont naturellement fĂ©dĂ©rĂ©es » et que « les intĂ©rĂȘtrs communs Ă  une province relĂšvent de la compĂ©tence provinciale » —, de JosĂ© Canga ArgĂŒelles — Cartas de un americano sobre las ventajas de los gobiernos republicanos federativos (« Lettre d’un AmĂ©ricain sur les avantages des gouvernements rĂ©publicains fĂ©dĂ©raux »), publiĂ© de façon anonyme Ă  Londres en 1826 — ou de RamĂłn XaudarĂł (es) — Bases d’une constitution politique ou principes fondamentaux d’un systĂšme rĂ©publicain, publiĂ© Ă  Limoges en 1832 —[72]. Entre 1840 et 1841, XaudarĂł est l’auteur de textes publiĂ©s dans l’hebdomadaire El HuracĂĄn (es), prĂ©sentant les États-Unis d'AmĂ©rique comme un modĂšle de « dĂ©mocratie », ou d'un poĂšme dĂ©fendant le fĂ©dĂ©ralisme et l’ibĂ©risme[73][74].

Carte des États fĂ©dĂ©rĂ©s d’Espagne selon le Projet de Constitution fĂ©dĂ©rale de 1873 (es) (Cuba et Porto Rico n’apparaissent pas sur l’image).

Le fĂ©dĂ©ralisme se basa sur les anciens territoires mĂ©diĂ©vaux pour dĂ©finir les États qui formeraient la RĂ©publique fĂ©dĂ©rale espagnole. En ce sens, le modĂšle national dĂ©fendu Ă©tait imprĂ©gnĂ© d’un fort historicisme. Son grand thĂ©oricien fut le rĂ©publicain catalan Francesc Pi i Margall, auteur de Las Nacionalidades (« Les NationalitĂ©s »), publiĂ© en 1877, peu aprĂšs l’échec de l’expĂ©rience fĂ©dĂ©rale de la PremiĂšre RĂ©publique[75]. Si les afrancesados et les modĂ©rĂ©s « firent de l’État la pierre angulaire du projet modernisateur, au dĂ©triment de la nation souveraine », les fĂ©dĂ©ralistes soutenaient au contraire que « la nation n’atteindrait la plĂ©nitude de son existence qu’une fois que l’État unitaire et centraliste — impĂŽts, quintas [mobilisations militaires], forces de l’ordre, bureaucratie, monarchie — serait dĂ©mantelĂ© », proposant ainsi une « nation sans État »[76].

Juan Francisco Fuentes dĂ©finit la reprĂ©sentation nationale des fĂ©dĂ©ralistes comme une « nation pluri-Ă©tatique qui rendrait libres de la mĂȘme maniĂšre les citoyens et les territoires », un « Ă©trange hybride » entre fĂ©dĂ©ralisme et jacobinisme[74]. Par exemple, un document publiĂ© Ă  Barcelone en 1842 par les insurgĂ©s de la bullangues (es), aprĂšs avoir rĂ©affirmĂ© « le pur espagnolisme de tous les Catalans libres » et dĂ©noncĂ© « la tyranie et la perfidie du pouvoir qui a conduit la Nation Ă  l’état le plus dĂ©plorable », dĂ©clarait l’« indĂ©pendance de la Catalogne, par rapport Ă  la Cour, jusqu’à ce que soit rĂ©tabli un gouvernement juste »[77]. Elle refit son apparition dans les Bases para la ConstituciĂłn federal de la NaciĂłn española y para la del Estado de Cataluña (« Bases pour la Constitution fĂ©dĂ©rale de la Nation espagnole et pour celle de l'État de Catalogne ») de ValentĂ­ Almirall et le Projet de Constitution fĂ©dĂ©rale de 1873 (es), dont l’article premier dĂ©clarait « les États de Haute Andalousie, Basse Andalousie, Aragon, Asturies, BalĂ©ares, Canaries, Vieille Castille, Nouvelle Castille, Catalogne, Cuba, EstrĂ©madure, Galice, Murcie, Navarre, Porto Rico, Valence, RĂ©gions Basques [vascongadas] composent la Nation espagnole »[54] - [62].

Selon De la Granja, Beramendi et Anguera, l'Ă©chec du Sexenio et, en particulier, de la proposition fĂ©dĂ©rale de la PremiĂšre RĂ©publique espagnole bloqua le processus d’élargissement de la base sociale de la nation espagnole et l’affaiblissement des fidĂ©litĂ©s sous-Ă©tatiques, ce qui « contribua Ă  crĂ©er les conditions pour que, lorsque d’autres facteurs agiraient, l’unicitĂ© nationale espagnole finisse par se briser », en dĂ©pit du fait que personne ne la mettait en doute en 1875[61].

PremiĂšre Ă©tape de la Restauration (1875-1898)

L’échec du Sexenio eut un double effet sur le processus d’édification de la nation, car il renforça dans quelques cas le nationalisme espagnol uniformiste, mais dans d’autres cas il fut rejetĂ© et donna naissance aux « nationalismes pĂ©riphĂ©riques ». Ainsi, « l’opposition Ă  l’État centraliste n’était dĂ©jĂ  plus l’exclusivitĂ© des traditionnalistes et des fĂ©dĂ©ralistes espagnols ; Ă  prĂ©sent ce qui se sentaient de patries distinctes le professaient Ă©galement, qui pour le moment s’appelaient des rĂ©gions ou au plus des nationalitĂ©s. Mais certains osaient dĂ©jĂ  dire que l'Espagne n’était pas une nation mais seulement un État formĂ© de plusieurs nations ». Ces postures « nationalistes » ou « rĂ©gionalistes » furent trĂšs contestĂ©es depuis Madrid par la majoritĂ© des pĂ©riodiques et par des intellectuels comme Gaspar NĂșñez de Arce, Antonio SĂĄnchez Moguel (es) ou Juan Valera[78] - [79].

Monument à Antonio Cånovas del Castillo à Madrid, en face du Senado (1901). La conception conservatrice du nationalisme espagnol se nourrit fondamentalemente de la vision historiciste de Cånovas, l'artisan du régime de la Restauration.

Un nationalisme d'État à dominante traditionnaliste et centraliste

Au cours de la Restauration, l'organisation centraliste de l'État fut renforcĂ©e avec l’abolution des fors basques en 1876 — bien que le concert Ă©conomique (es), accord de rĂ©gularisation des finances publiques diffĂ©renciĂ© des provinces basques — et l’accroissement du contrĂŽle du gouvernement central sur les administrations provinciale et locale — la loi provinciale e 1882 Ă©tablit que les gouverneurs civils nommĂ©s par le gouvernement prĂ©sideraient les dĂ©putations provinciales —. Au cours de cette pĂ©riode, le processus de construction de la nation espagnole se poursuivit depuis sa version la plus conservatrice, en se centrant sur l’idĂ©e de l’« Espagne » dans son « ĂȘtre de l'Espagne (es) » et non dans la libre volontĂ© des citoyens — la Constitution de 1876, tout comme celle de 1845, n’émane pas de la « nation espagnole » mais est dĂ©crĂ©tĂ©e par « Don Alphonse XII, par la grĂące de Dieu, Roi constitutionnel de l’Espagne » « en union et en accord avec les Cortes du royaume » —. Cet « ĂȘtre de l’Espagne » apparaĂźt indissociablement uni Ă  l’hĂ©ritage historique, avec le catholicisme — la Constitution de 1876 proclame Ă  nouveau le confessionnalisme de l'État —, la monarchie et la langue castillane, comme principaux Ă©lĂ©ments[80].

Cette conception conservatrice du nationalisme espagnol se manifeste dans la vision historiciste d’Antonio CĂĄnovas del Castillo, l'architecte de la Restauration[81]. Dans la confĂ©rence qu’il prononça Ă  l’AthĂ©nĂ©e de Madrid le 6 novembre 1882, il affirmait ainsi que « [
] les nations sont l'Ɠuvre de Dieu ou, si quelques uns ou un beaucoup d’entre vous le prĂ©fĂšrez, de la nature »[82].

Statue de Marcelino MenĂ©ndez Pelayo dans le vestibule de la BibliotĂšque nationale d’Espagne. Le nationalisme espagnol conservateur se nourrit surtout de l’Ɠuvre de MenĂ©ndez Pelayo avec sa proposition d’un « nationalisme catholique, traditionnaliste, fortement historiciste et un enracinement foral et corporatif »[81].

Le nationalisme espagnol conservateur se nourrit surtout de l’Ɠuvre de Marcelino MenĂ©ndez Pelayo avec sa proposition d’un « nationalisme catholique, traditionnaliste, fortement historiciste et un enracinement foral et corporatif ». Selon MenĂ©ndez Pelayo, la nation avait Ă©tĂ© configurĂ© historiquement par la monarchie et de la religion historique. Il devint ainsi le principal porte-parole de la conception « organico-historique » de la nation espagnoles qui s’opposait Ă  celle libĂ©rale et rĂ©publicaine avec son identification Ă  l’esprit catholique[81].

À la fin du XIXe siĂšcle, le nationalisme espagnol conservateur fut Ă©galement trĂšs influencĂ© par la pensĂ©e autoritaire et monarchique-traditionnaliste du français Charles Maurras, fondateur de l’Action française[83].

Pour sa part, le nationalisme espagnol libĂ©ral-dĂ©mocratique se vit trĂšs influencĂ© par le krausisme, avec sa conception organiciste et l’importance qu’il accorde Ă  l’éducation comme instrument fondamental dans la rĂ©forme de l’individu et de la sociĂ©tĂ©[84].

MalgrĂ© le renforcement du centralisme dans l’organisation de l’État, le processus d’élaboration nationaliste en Espagne eut une intensitĂ© moindre que dans d’autres pays europĂ©ens, Ă  cause de la faiblesse de l’État lui-mĂȘme. Ainsi, ni l’école — qui ne parvint pas Ă  atteindre l’ensemble du pays et des classes sociales Ă  cause du manque de moyens accordĂ©s — ni le service militaire obligatoire — qui suscitait un grand rejet des classes populaires en raison des exemptions dont bĂ©nĂ©ficiaient largement les fils des familles aisĂ©es par des versements numĂ©raires — ne accomplirent la fonction nationalisatrice qu’ils eurent dans d’autres pays, oĂč ils aboutirent Ă  la quasi-disparition des identitĂ©s « rĂ©gionales » et « locales ». Par exemple en France, le français s’imposa comme langue largement dominante et les autres langues — qualifiĂ©es pĂ©jorativement de « dialectes » — connurent un dĂ©clin important, leur usage Ă©tant considĂ©rĂ© comme un signe d'« inculture ». En Espagne, l'usage des langues diffĂ©rentes du castillan — catalan, galicien et basque — se maintint Ă  un niveau Ă©levĂ© dans leurs territoires respectifs, surtout dans les milieux populaires[85].

Durant la Restauration, le processus de construction nationale fut Ă©galement contrariĂ© par la monopolisation du pouvoir par les deux partis « dynastiques » et la fraude Ă©lectorale massive constituant la clĂ© de la stabilitĂ© du systĂšme, excluant de fait non seulement les autres forces politiques, mais aussi la grande majoritĂ© de la population de toute possibilitĂ© de contribuer significativement au projet politique espagnol. Les organisations socialistes et anarchistes, populaires au sein des classes laborieuses, dĂ©fendaient l’internationalisme et non le nationalisme. Il y eut nĂ©anmoins un certain progrĂšs de l’espagnolisme ou du sentiment patriotique, au moins dans les villes, comme le dĂ©montrĂšrent les manifestations d’exaltation nationaliste en 1883 — en soutien au roi Alphonse XII, au retour d’un voyage en France oĂč il avait reçu un accueil hostile Ă  cause de ces dĂ©clarations pro-germanistes —, en 1885 — lors du conflit avec l’Allemagne autour des Ăźles Carolines —, en 1890 — autour d’Isaac Peral et son invention du sous-marin — ou en 1893 — en raison de la premiĂšre guerre du Rif (es) —[86].

Les militaires sont utilisĂ©s pour tenter de maintenir l’ordre public et, avec le temps, finiront par se considĂ©rer comme le gardien de l’identitĂ© nationale contre le dĂ©sordre social et les protestations contre le rĂ©gime. Le politologue et historien britannique Samuel Finer dresse le tableau suivant de l'armĂ©e espagnole de la Restauration « il ne s’agit pas d’une force opĂ©rationelle mais d’une machine bureaucratique, elle ne recherche pas l’expansion ou la puissance extĂ©rieure mais l’unitĂ© et l’ordre. Son idĂ©al [
] est celui d’une Espagne hors du temps, centralisĂ©e, castillane et catholique ; mais il pourrait ĂȘtre aussi dĂ©fini partiellement Ă  partir de ce qu'elle hait : le syndicalisme, le socialisme le sĂ©paratisme catalan et basque et mĂȘme
 l’intelligence[87]. Par ailleurs, moyen traditionnel de mobilitĂ© sociale dans une sociĂ©tĂ© rigidement stratifiĂ©e, elle attire les hommes mĂ©diocres qui cherchent Ă  faire carriĂšre ; quand ils n’y rĂ©ussissent pas, ils ont recours Ă  des moyens exceptionnels. Traditionnellement aussi, l’armĂ©e — au moins depuis la Restauration — est la force de police de l’oligarchie dominante. Ainsi la neutralitĂ© militaire mĂ©lange brutalement le nationalisme (la Hispanidad), la haine de classe et le carriĂ©risme individuel »[88].

Disparités et tensions régionales

Ce pĂ©riode voit un accroissement notable des disparitĂ©s territoriales sur le plan du dĂ©veloppement Ă©conomique. Tandis que la Castille et l’Andalousie demeurent des rĂ©gions dominĂ©es par la ruralitĂ© et une Ă©conomie traditionnelle basĂ©e sur le secteur primaire — production cĂ©rĂ©aliĂšre et lainiĂšre —, avec une classe dirigeante formĂ©e de propriĂ©taires terriens, le Pays basque et la Catalogne voient l’essor d’une bourgeoisie industrielle et entrepreneunariale moderne, et l'apparition d’un prolĂ©tariat urbain et ouvrier[89]. Ces deux rĂ©gions concentrent dĂ©sormais une grande partie du pouvoir Ă©conomique, mais le pouvoir politique reste aux mains des classes dirigeantes castillanes, « qui prĂ©tend[ent] pourtant incarner toujours l’essence nationale »[90].

Cette disparitĂ© se traduit dans un conflit au sujet du rĂŽle de l’État et de la politique Ă©conomique, les bourgeoisies catalane et basque Ă©tant favorable au protectionnisme pour favoriser le marchĂ© intĂ©rieur, en opposition avec celle des zones centrales, qui bĂ©nĂ©ficient des exportations. L’État espagnol est perçu comme un obstacle dans les rĂ©gions pĂ©riphĂ©riques, alors qu’il est pouvoyeur d’emplois — certes prĂ©caires — ailleurs : « bien que la population catalane ne reprĂ©sente que le huitiĂšme de celle de toute l’Espagne, elle paie un quart des impĂŽts, alors qu’un dixiĂšme seulement du budget revient Ă  la province »[91].

De plus, alors qu’auparavant « le castillan relĂ©guait peu Ă  peu les langues locales au rang de patois abandonnĂ©s aux paysans »[92], un mouvement culturel de dignification des langues propres Ă©merge sous l’influence de la pensĂ©e romantique, notamment la Renaixença — la « renaissance » de la langue catalane — amorcĂ©e dans les annĂ©es 1830. La culture rĂ©gionale promue par la bourgeoisie catalane « vĂ©hicule [
] une autre façon de penser, [
] s’éloigne de plus en plus de la matrice nationale et [
] devient [
] plus europĂ©enne et moderniste qu’ibĂ©rique et traditionaliste »[91].

La deuxiĂšme moitiĂ© du XIXe siĂšcle est marquĂ©e par une volontĂ© des milieux politique catalans de participer aux dĂ©cisions du pouvoir central, « de s’introduire au sein de l'État pour gouverner et entraĂźner les Espagnols dans le sillage de la Catalogne. En 1873, par exemple, le prĂ©sident du gouvernement et deux ministres furent catalans, et c’est un Catalan, Pi i Margall, qui rĂ©digea un premier projet de constitution, fĂ©dĂ©raliste, pour la nouvelle RĂ©publique [
]. Leur but Ă©tait alors de transformer l’État espagnol, de desserrer les liens entre le centre et les rĂ©gions pĂ©riphĂ©riques, mais certainement pas de rompre »[89]. C’est cette idĂ©e qui reste dominante dans le mouvement du rĂ©gionalisme politique catalan qui Ă©merge au dĂ©but du XXe siĂšcle avec la fondation de la Lliga Regionalista (« Ligue rĂ©gionaliste ») en 1901, notamment dans la figure d’un de ses leader, Francesc CambĂł, proche confident du roi Alphonse XIII, et sa proposition de « regĂ©nĂ©rer » l’Espagne, de la « catalaniser », c’est-Ă -dire une « Grande Catalogne dans la Grande Espagne »[93] - [94]. « Ces efforts furent nĂ©anmoins déçus car le centralisme de la monarchie et le sentiment anti-catalaniste dominant Ă  Madrid freinĂšrent cette intĂ©gration Ă  l’État »[95].

Au Pays basque, le nationalisme rĂ©gional apparaĂźt lui aussi vers la mĂȘme pĂ©riode, mais dans un contexte et avec une base sociale diffĂ©rents : « L’industrialisation rapide de la Biscaye (et dans une moindre mesure, plus tardivement, de Guipuzcoa) provoqua une immigration massive de travailleurs de toute l'Espagne, beaucoup plus importante en nombre que pour la Catalogne car il s’agissait d’industries qui avaient besoin d’une main d'Ɠuvre nombreuse. Entre 1840 et 1910, la population de Biscaye fut multipliĂ©e par trois et celle de la ville de Bilbao, par exemple, passa de 15 000 habitants en 1875 Ă  100 000 en 1900 »[95]. Le nationalisme basque apparaĂźt comme une rĂ©action de secteurs pauvres ou modestes de la population, ancrĂ©s dans un mode de vie traditionnel et rural, qui vivent cette situation comme une invasion et se sentent marginalisĂ©s au sein de la sociĂ©tĂ© moderne pilotĂ©e par la bourgeoisie industrielle. C’est donc un mouvement aux racines fonciĂšrement conservatrices, qui rassemble d’ailleurs dĂšs ses origines d’anciens carlistes convertis[96] - [97] - [98].

Au tournant du XXe siĂšcle, le nationalisme basque obtient ses premier succĂšs Ă©lectoraux, notamment en Biscaye, et prĂ©tend explicitement rivaliser avec les partis du turno pilotĂ©s par le rĂ©gime. Le Parti nationaliste basque (PNV) est interdit en raison de ses prĂ©tentions indĂ©pendantistes. En septembre 1899, l’état d'exception est dĂ©crĂ©tĂ© en Biscaye au motif allĂ©guĂ© de lutte « contre les sĂ©paratistes, dont les manifestations sont dĂ©jĂ  intolĂ©rables »[99].

La question des colonies

Selon NĂșñez Seixas, les revendications d’un gouvernement autonome Ă  Cuba et Porto Rico furent ignorĂ©es par les gouvernements de la Restauration car « elles obligeaient Ă  reconsidĂ©rer le concept basique de la nation espagnole qui servait de fondement lĂ©gitimateur Ă  la Monarchie de la Restauration. Si l’Espagne Ă©tait une unitĂ© organique, forgĂ©e par une histoire commune, la religion catholique et le rĂŽle de la Monarchie, dans laquelle la diversitĂ© ethno-territoriale Ă©tait seulement tolĂ©rĂ©e Ă  un niveau prĂ©politique, la concession d’un rĂ©gime d'autonomie spĂ©cifique aux Ăźles caribĂ©ennes, considĂ©rĂ©es comme une partie de la nation, pourrait avoir des consĂ©quences insoupçonnĂ©es dans les territoires non castillans de la mĂ©tropole elle-mĂȘme »[100]. Seule une partie des rĂ©publicains fĂ©dĂ©ralistes, menĂ©s par Pi y Margall, se montrĂšrent partisans de la concession de l’autonomie[100]. « La dĂ©fense de l’ordre colonial s’identifia avec l’intĂ©gritĂ© de la patrie, une cause qui devait unir les Espagnols de toute origine sociale ou gĂ©ographique »[101].

La concession de l’autonomie politique à Cuba et Porto Rico arriva trop tard et l’intervention des États-Unis ne permit pas sa mise en place effective[101] - [102].

« Désastre de 98 » et période constitutionnelle du rÚgne dŽAlfonse XIII (1898-1923)

Prisonniers de guerre aux mains des Nord-AmĂ©ricains Ă  Manille aprĂšs la capitulation de la capitale philippine. Le virage pessimiste aprĂšs la dĂ©faite dans la guerre hispano-amĂ©ricaine poussa la gĂ©nĂ©ration de 98 Ă  poser le « problĂšme de l’Espagne » sous une forme essentialiste et mĂ©taphysique Ă  partir d’une conception oraganico-historiciste de la nation.

La guerre hispano-amĂ©ricaine contre les États-Unis entraĂźna une vague d’exaltation patriotique espagnole mais la dĂ©faite cĂ©da le pas Ă  un climat de stupeur et de pessimisme[103]. D’autre part, la guerre d'indĂ©pendance cubaine accrut l’antimilitarisme des classes populaires en raison du classisme du service militaire obligatoire qui permettait l’exemption des enfants des familles aisĂ©es, et du coup trĂšs Ă©levĂ© que reprĂ©senta ce conflit pour les premiers, avec un nombre Ă©levĂ© de morts et de mutilĂ©s. Cet antimilitarisme populaire se traduisit, de façon plus ou moins explicite, dans un rejet du nationalisme espagnol.

Le sentiment antimilitariste s’accrut aprĂšs la dĂ©faite, lorsqu’un connut le nombre Ă©levĂ© de morts dans les combats et que revinrent dans leurs foyers les anciens combattants blessĂ©s et mutilĂ©s[102].

Le virage pessimiste aprĂšs la dĂ©faite dans la guerre hispano-amĂ©ricaine poussa la gĂ©nĂ©ration de 98 Ă  poser le « problĂšme de l’Espagne » sous une forme essentialiste et mĂ©taphysique Ă  partir d’une conception oraganico-historiciste de la nation. Les membres de cette gĂ©nĂ©ration d’écrivains et d’intellectuels cherchĂšrent l’identitĂ© espagnole authentique en Castille — comme dans le cas d’AzorĂ­n qui publia en 1900 el alma castellana (« L’Âme Castillane) » — ou dans le casticisme — comme l'avait dĂ©jĂ  fait Miguel de Unamuno plusieurs annĂ©es auparavant en 1895 —. L’objet de cette rĂ©flexion Ă©tait de dĂ©finir le « caractĂšre espagnol » en soulignant ses qualitĂ©s, en suivant les pas d’Ángel Ganivet et de son Idearium español publiĂ© en 1897[104][105]. Elle aboutit Ă  un conception de l’Espagne « comme un organisme historique de substance ethnoculturelle basiquement castillane, qui avait Ă©tĂ© gĂ©nĂ©rĂ©e tout au long des siĂšcles, et qui est, par consĂ©quent, une rĂ©alitĂ© objective et irrĂ©versible »[106].

Le « dĂ©sastre de 98 » fut suivi d’une obsession pour l’« ennemi intĂ©rieur » qui avait surgi peu auparavant, le catalanisme politique. et qui s’étendit plus tard aux nationalismes basque et galicien[104].

Les militaires se sentirent de plus en plus isolĂ©s dans une sociĂ©tĂ© souvent hostile, avec un rĂ©gime qui les a instaurĂ©s comme garants de l’ordre public, eux-mĂȘmes finissant par se considĂ©rer comme les gardiens de la patrie. À Barcelone en particulier, certains officiers assimilent le catalanisme aux mouvements sĂ©paratistes qu’ils avaient affrontĂ©s dans les colonies. GalvanisĂ©s par l’anticatalanisme de la presse militaire, ils rĂ©agirent Ă  une caricature antimilitariste publiĂ©e en novembre 1905 par une revue catalaniste en saccageant ses locaux. Les coupables ne furent pas punis et reçurent a posteriori le soutien de leur hiĂ©rarchie et mĂȘme du roi. Cet Ă©pisode, connu comme les Incidents du ÂĄCu-Cut! « reprĂ©senta le premier choc entre pouvoir politique et pouvoir militaire du XXe siĂšcle ainsi qu'une montĂ©e notable de la tempĂ©rature du conflit nationaliste » avec la Catalogne[107] - [108]. À la suite des Ă©vĂšnements et sous la pression militaire est approuvĂ©e la Ley de Jurisdicciones, qui plaçait sous juridiction militaire les offenses faites oralement ou par Ă©crit Ă  l'unitĂ© de la patrie. Cette loi « sera Ă  l’origine [
] de l'affrontement direct entre l’armĂ©e et les nationalismes pĂ©riphĂ©riques. Par ce biais, elle deviendra juge et partie d’un conflit oĂč l’on dĂ©battait le sens mĂȘme du concept de « Nation espagnole ». C’est Ă  partir de ce moment-lĂ  que l’institution militaire s’érige en seul dĂ©fenseur et unique interprĂšte de ce qu’elle considĂšre comme la vĂ©ritable essence de la Nation et de la Patrie espagnoles. [
] l'armĂ©e devient de facto l'ennemi dĂ©clarĂ©e de tous les nationalismes qui, par le fait de l'ĂȘtre, mettaient en cause le fondement mĂȘme de « la Nation » »[109].

La vague de pessimisme provoquĂ©e par la dĂ©faite de 1898 dĂ©boucha sur le rĂ©gĂ©nĂ©rationnisme, courant idĂ©ologique basĂ© sur — dans les mots de NĂșñez Seixas — « la rĂ©exaltation de la valeur rĂ©demptrice du peuple, dĂ©fini comme la partie saine de la Nation ». Il trouvait ses racines dans des rĂ©flexions antĂ©rieures menĂ©e par Lucas Mallada dans son Ɠuvre, notamment Los males de la patria y la futura revoluciĂłn española (« Les Maux de la patrie et la future rĂ©volution espagnole ») publiĂ© en 1890. Les idĂ©es du rĂ©gĂ©nĂ©ratonisme furent adoptĂ©es par une large part des Ă©lites intellectuelles et politiques et le mouvement se trouva diluĂ© dans un ensemble trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšne et disparate quant aux formulations concrĂštes de solutions de rĂ©gĂ©nĂ©ration de l’Espagne. Il fut assimilĂ© aussi bien par le nationalisme conservateur — dont l'expression la plus achevĂ©e fut le maurisme, avec son Ă©litisme autoritaire de la rĂ©volution « d’en haut » — comme par le nationalisme libĂ©ral et les divers rĂ©gionalismes qui prĂ©tendaient rĂ©gĂ©nĂ©rer la nation en partant des municipalitĂ©s et des rĂ©gions qui constituaient ses parties les plus « saines »[110] - [111] - [112].

Une autre consĂ©quence du « dĂ©sastre de 98 » fut le renforcement du nationalisme espagnol autoritaire par l’influence des « espagnolistes », tant civils que militaires, qui avaient luttĂ© pour que Cuba et Porto Rico restent dans le giron de l’Espagne et Ă©taient rentrĂ©s des colonies aprĂšs l’indĂ©pendance[110].

Premier dĂ©barquement de Christophe Colomb en AmĂ©rique, Ɠuvre de DiĂłscoro Puebla. L’hispanoamĂ©ricanisme (es) fut une rĂ©action du nationalisme espagnol Ă  la perte des colonies sous forme d'impĂ©rialisme culturel. Une Ă©tape importante dans l’influence de ce mouvement fut la cĂ©lĂ©bration Ă  partir de 1918 du Jour de Christophe Colomb (DĂ­a de la Raza, « Jour de la Race » en espagnol).

D’autre part, durant le rĂšgne d'Alphonse XIII le nationalisme espagnol libĂ©ral-dĂ©mocratique fut trĂšs influencĂ© par l’Ɠuvre du philosophe JosĂ© Ortega y Gasset qui publia en 1932 España invertebrada (« L’Espagne invertĂ©brĂ©e »). Pour Ortega, la nation espagnole Ă©tait un « projet historique » et une communautĂ© de destin dĂ©finie essentiellement par la Castille[113]. La pensĂ©e d’Ortega eut un grand impact sur les hommes politiques et penseurs libĂ©raux-dĂ©mocrates et rĂ©publicains comme Manuel Azaña[114].

Le nationalisme espagnol rĂ©publicain, dont la version la plus extrĂȘme fut le lerrouxisme, adopta une optique populiste, en considĂ©rant le peuple idĂ©alisĂ© comme le principal dĂ©positaire des qualitĂ©s essentielles de la nation[113].

Outre les versions conservatrice et libĂ©rale-dĂ©mocratique, une troisiĂšme version du nationalisme espagnol fut celle reprĂ©sentĂ©e par la gauche ouvriĂšre. Bien que socialistes comme anarchistes se dĂ©clarent ouvertement internationalistes et marquent leur opposition ave le « nationalisme bourgeois », ils considĂ©raient l’Espagne comme le cadre de solidaritĂ© dans lequel dĂ©velopper leur activitĂ© politique et atteindre leurs objectifs rĂ©volutionnaires. Ils dĂ©fendaient ainsi, avec plus ou moins de vigueur, une structure fĂ©dĂ©rale pour le pays, bien qu’ils s’opposent aux nationalismes pĂ©riphĂ©riques en raison de leur caractĂšre majoritairement conservateur Ă  l’époque, particuliĂšrement le nationalisme basque en raison de son clĂ©ricalisme affirmĂ©[115].

Monument au caporal Noval (es) Ă  Madrid, par Mariano Benlliure. La guerre du Rif, Ă  la diffĂ©rence de la Guerre hispano-marocaine de 1859-1860 soixante ans auparavant, ne rĂ©veilla pas de vague d’enthousiasme patriotique, Ă  l’exception de l’exaltation de quelques hĂ©ros, comme le caporal Noval.

Une quatriĂšme variante fut le nationalisme espagnol autoritaire, qui oscilla entre la droite radicale et le fascisme, qui naĂźt au dĂ©but des annĂ©es 1920 sous l’influence du fascisme italien. Sa premiĂšre expression fut l’Union patriotique, parti unique de la dictature de Primo de Rivera, et la premiĂšre clairement fasciste fut celle proposĂ©e par l’intellectuel avant-gardiste Ernesto GimĂ©nez Caballero[116].

Cette pĂ©riode connut l’essor de l’hispanoamĂ©ricanisme (es), dont l’origine se trouvait chez MenĂ©ndez Pelayo et qui fut dĂ©veloppĂ© par Ramiro de Maeztu, ZacarĂ­as de Vizcarra et Manuel GarcĂ­a Morente. Une Ă©tape importante dans l’influence de ce mouvement fut la cĂ©lĂ©bration Ă  partir de 1918 du Jour de Christophe Colomb (DĂ­a de la Raza, « Jour de la Race » en espagnol)[117]. Ce courant eut Ă©galement un versant libĂ©ral diffusĂ© en Espagne et en AmĂ©rique par Rafael Altamira, Adolfo G. Posada y Rafael MarĂ­a de Labra[118].

Une autre preuve de la « projection extĂ©rieure » du nationalisme espagnol fut la guerre du Rif mais celle-ci, Ă  la diffĂ©rence de la Guerre hispano-marocaine de 1859-1860 soixante ans auparavant, ne rĂ©veilla pas de vague d’enthousiasme patriotique — Ă  l’exception de l’exaltation de quelques hĂ©ros, comme le caporal Noval — mais suscita au contraire un rejet croissant auprĂšs des classes populaires[118]. Au contraire, pour leur part, les militaires se sentirent les « ultime[s] dĂ©positaire[s] du nationalisme espagnol conquĂ©rant »[119].

L'apparition du catalanisme politique ainsi que le dĂ©veloppement de l’hispanoamĂ©ricanisme concĂ©dĂšrent une importance de plus en plus grande Ă  la langue castillane dans la dĂ©finition de la nation espagnole comme Ă©lĂ©ment clĂ© dans la dĂ©termination de l’« esprit national ». La langue Ă©tait « l’expression vive de cette conscience de la Patrie, que les sĂ©paratistes catalans s’emploient Ă  troubler », dit-on alors. Parler la « langue de l’Espagne » Ă©tait la « condition nĂ©cessaire et indispensable pour ĂȘtre espagnol », disait le journal conservateur ABC en 1919. Pour sa part, l’historien Rafael Altamira voyait dans la langue l’« esprit d’un peuple » et l'Ă©crivain Miguel de Unamuno Ă©crivait en 1910 les vers suivants : « La sangre de mi espĂ­ritu es mi lengua / y mi patria es allĂ­ donde resuene / (
) pues ella abarca/ legiĂłn de razas » (« Le sang de mon esprit est ma langue et ma patrie est lĂ  oĂč elle rĂ©sonnera [
] car elle englobe une lĂ©gion de races »). D’autre part le Centre d'Ă©tudes historiques fondĂ© en 1910 et dirigĂ© par RamĂłn MenĂ©ndez Pidal — qui publia en 1925 OrĂ­genes del español (« Origines de l’espagnol »), ouvrage de rĂ©fĂ©rence sur des Ă©tudes diachroniques hispaniques — se fixa comme objectif de fonder historiquement le lien entre nation, race et langue espagnoles[120][121].

La thĂšse centrale de MenĂ©ndez Pidal Ă©tait que « le castillan[,] guidĂ© par une entreprise unificatrice (la Reconquista) et sa progressive instauration comme langue de culture, avait affirmĂ© son hĂ©gĂ©monie sur les langues de la pĂ©ninsule au cours du Moyen Âge, en incorporant des Ă©lĂ©ments de chacune d’entre elles et en devant la langue espagnole. L’intercommunication entre les langues ibĂ©riques dans le passĂ© cimenterait la propension Ă  l’unitĂ© politique postĂ©rieure, en raison de la similitude d’un mĂȘme caractĂšre national »[122]. Un autre travail effectuĂ© par MenĂ©ndez Pidal fut de compiler le romancero populaire, guidĂ© par l’idĂ©e de prouver l’« existence d’une conscience nationale espagnole intrahistorique et avec une base populaire : la traditionnalitĂ© ». « L’introduction de manuels scolaires de littĂ©rature espagnole, matiĂšre introduite en 1926 dans le cursus scolaire, contribua Ă  populariser ses postulats » jusqu’à la fin du siĂšcle[123].

L’essor des nationalismes catalan et basque, ainsi que les premiers temps du nationalisme galicien, provoquĂšrent une vive rĂ©action du nationalisme espagnol, en particulier le premier, qui obtint sa premiĂšre grande rĂ©ussite, la Mancomunitat en 1814, et dĂ©ploya en 1918-1919 une campagne pour l’autonomie (es). La rĂ©ponse la plus dure fut celle des dĂ©putations castillanes qui, rĂ©unies Ă  Burgos le 2 dĂ©cembre 1918, approuvĂšrent le Mensaje de Castilla (es) (« Message de Castille ») qui fut transmis au gouvernement. Le lendemain, la une du journal El Norte de Castilla Ă©tait « Devant le problĂšme prĂ©sentĂ© par le nationalisme catalan, la Castille affirme la nation espagnole ». Pour sa part, la dĂ©putation de Saragosse rĂ©clama un certain degrĂ© d’autonomie administrative pour l’Aragon mais en prĂ©cisant clairement que ses aspirations ne devaient pas se confondre avec celles des catalanistes, car l’« Aragon a proclamĂ© avant tout l’intangibilitĂ© de la patrie »[124].

Dictature de Primo de Rivera (1923-1930)

Destruction sur ordre de Primo de Rivera des Quatre colonnes qui reprĂ©sentaient les quatre bandes du drapeau catalan, Ɠuvre de l’architecte Josep Puig i Cadafalch construite pour l’Exposition internationale de 1929.

Plusieurs auteurs ont dĂ©fini la dictature de Primo de Rivera comme « le premier essai d’institutionnalisation consciente du nationalisme espagnol autoritaire » et belligĂ©rant[125] - [126]. Son instrument fut l’ArmĂ©e, marquĂ©e par son corporatisme, son militarisme et son nationalisme espagnol[125]. Toutefois, son projet de « renationalisation » espagnole — ou d’« espagnolisation d’en haut » — Ă©choua en grande partie. Certains auteurs indiquent qu’il produisit en rĂ©alitĂ© un effet contraire Ă  celui escomptĂ© : une « nationalisation nĂ©gative » au sens oĂč il « dĂ©fit » plus d’Espagnols qu’il n’en « fit », une revitalisation des nationalismes pĂ©riphĂ©riques et l’identification des symboles nationaux espagnols avec les courants les plus rĂ©actionnaires du nationalisme d’État[127].

DĂšs ses dĂ©buts, la dictature mit en place une politique contraire aux nationalismes pĂ©riphĂ©riques, notamment le catalanisme[126]. L’usage officiel de langues diffĂ©rentes du castillan fut interdit, ainsi que l’enseignement du catalan et de l’histoire de la Catalogne, et la prĂ©sence de drapeaux rĂ©gionaux dans les bĂątiments officiels. Le rĂ©gime encouragea le clergĂ© Ă  prĂȘcher exclusivement en castillan[127]. D’autre part, la prĂ©sence de symboles nationaux comme la Marcha Real ou le drapeau bicolore dans les actes officiels et semi-officiels comme les processions fut renforcĂ©e, et les programmes d’enseignement incorporĂšrent des contenus « patriotiques », le tout accompagnĂ© d’une certaine militarisation de certaines activitĂ©s sociales[127]. Dans l’ensemble, cela constituait un ambitieux « programme d’espagnolisation d’en haut [qui] Ă  travers de cĂ©rĂ©monies publiques et rituelles [
] tentait de promouvoir le sentiment national [bien qu’il] fĂ»t loin de la mystique sĂ©culiĂšre irrationnelle et vitaliste du fascisme italien. [
] En Espagne, on n’érigea pas une nouvelle religion de la patrie, mais, Ă  la façon national-catholique, on associa patrie et religion Ă©tablie »[128]

Cette politique est massivement rejetĂ©e en Catalogne. La dictature marque une Ă©tape de radicalisation et un virage Ă  gauche pour le mouvement catalaniste[129]. « Si avant 1928 l’Espagne, pour les Catalans, Ă©tait la Nation et la Catalogne la Patrie, aprĂšs cette date se produit un important saut qualitatif et l’on proclame Ă  Barcelone : « l’Espagne est l’État et la Catalogne la Nation » »[130]. Les premiĂšres Ă©lections aprĂšs la dictature (les municipales et les gĂ©nĂ©rales de 1931) marquent le triomphe du nouveau parti nationaliste catalan Esquerra Republicana de Catalunya, et le dĂ©clin des rĂ©gionalistes de la Lliga[131].

Au cours de la dictature se produisit « le triomphe transitoire de l’espagnolisme centraliste et uniformisĂ© sur les nationalismes sous-Ă©tatiques, mais aussi sur les autres tendances du nationalisme espagnol lui-mĂȘme ». Ainsi, dans le projet de Constitution de 1929 (es), l’Espagne Ă©tait dĂ©finie comme « une nation constituĂ©e en État politiquement unitaire », pour la premiĂšre fois on Ă©tablissait que le castillan Ă©tait de façon exclusive la « langue officielle de la nation espagnole », le catholicisme Ă©tait proclamĂ© comme la religion de l’État et l’on instituait que le drapeau et les armoiries Ă©taient ses « uniques emblĂšmes »[126] - [132].

Seconde RĂ©publique (1931-1936)

Le patriotisme cĂ­vique rĂ©publicain incluait de nouveaux symboles pour la nation : le drapeau et l’hymne de Riego comme nouvel hymne national.

La Constitution espagnole de 1931 Ă©tablit un modĂšle territorial Ă  mi-chemin entre le fĂ©dĂ©ralisme — qui n’était plus dĂ©fendu avec autant de vigueur par les partis rĂ©publicains en raison notamment de l’influence du rĂ©gĂ©nĂ©rationnisme et de l’échec de l’expĂ©rience fĂ©dĂ©rale de la PremiĂšre RĂ©publique —[133] et le centralisme — par exemple, l’Union rĂ©publicaine concevait l'État comme « une interaction d’autonomies municipales et rĂ©gionales Ă  l’intĂ©rieur d’une unitĂ© indestructible de l’Espagne » —. Cette nouvelle formule fut nommĂ©e « État intĂ©gral »[134]. NĂ©anmoins, on ne s’accorda pas sur le fait que le rĂ©gime d’autonomie soit pour toutes les rĂ©gions, en exigeant un soutien trĂšs large de la population — les deux tiers des Ă©lecteurs inscrits — dans les « rĂ©gions » qui demanderaient Ă  y avoir accĂšs — de ce fait, seuls la Catalogne, le Pays Basque et la Galice entreprirent le processus —[135].

AllĂ©gorie de la RĂ©publique espagnole dans laquelle on voit le lion hispanique (es), d’autres symboles faisant rĂ©fĂ©rence au progrĂšs de la science, des techniques et des lettres, la balance symbolisant la justice et le trilemme « LibertĂ©, Ă©galitĂ©, fraternitĂ© », valeurs civiques revendiquĂ©es par la rĂ©publique, et qui conditionnĂšrent son projet de nationalisation.

Peut-ĂȘtre pour Ă©viter le rejet des nationalismes pĂ©riphĂ©riques, la Constitution ne contient par l’expression de « nation espagnole » pour dĂ©signer le sujet de la souverainetĂ© et utilise Ă  sa place « le peuple », duquel Ă©manent tous les pouvoirs. Le titulaire de la souverainetĂ© est « l'Espagne » qui, usant de sa souverainetĂ©, dĂ©cide de s’organiser comme « RĂ©publique dĂ©mocratique de travailleurs de toute classe ». La Constitution Ă©tablit Ă©galement que le castillan est la langue officielle[136].

La conjonction rĂ©publicaine et socialiste qui gouverna durant le Premier biennat de la Seconde RĂ©publique espagnole (es) mit en marche dĂšs ses dĂ©buts un projet nationaliste libĂ©ral-dĂ©mocratique qui trouvait dans une certaine mesure ses racines dans l’Institution libre d'enseignement[137] et du rĂ©gĂ©nĂ©rationnisme. Il fut basĂ© sur les valeurs rĂ©publicaines de libertĂ©, Ă©galitĂ©, fraternitĂ© et justice sociale et dans l’assomption, bien qu’avec certaines rĂ©ticences, de la pluralitĂ© identitaire que dĂ©fendaient le catalanisme et le galĂ©guisme — le nationalisme basque Ă©tait plus difficile Ă  assimiler en raison de son clĂ©ricalisme affirmĂ©, qui contredisait le laĂŻcisme du nouvel État —[138] - [133].

Le principal instrument du nouveau programme de nationalisation fut l’éducation — non seulement Ă  travers l'Ă©cole mais aussi grĂące aux Missions pĂ©dagogiques (es) dirigĂ©es au peuple sain —, basĂ©e sur les valeurs rĂ©publicaines et dĂ©mocratiques, ainsi que les nouveaux rituels publics associĂ©s Ă  ces valeurs[139] - [140].

Le patriotisme civique rĂ©publicain introduisit de nouveaux symboles nationaux — le drapeau et l’hymne de Riego comme nouvel hymne national — qui rencontrĂšrent des difficultĂ©s pour s’enraciner non seulement Ă  cause du rejet des monarchistes mais aussi parce que la gauche ouvriĂšres et les nationalismes pĂ©riphĂ©riques arboraient leurs symboles propres. Il n’eut que peu de temps pour fructifier car les groupes de droite, opposĂ©s Ă  ce programme de nationalisation, furent au pouvoir dĂšs la fin de 1933, la gauche ne le rĂ©cupĂ©rant qu’en fĂ©vrier 1936, moins de six moins avant qu’éclate la guerre civile[141].

Face au nationalisme espagnol dĂ©mocratique, rĂ©formiste et ouvert au dialogue avec les autres nationalismes de gauche, la droite espagnole fut partisane d’un espagnolisme centraliste et autoritaire, spĂ©cialement celles qui s’opposaient le plus Ă  la RĂ©publique. Cet conception antidĂ©mocratique du nationalisme espagnol devint mĂȘme le principal facteur de cohĂ©sion de la coalition opposĂ©e au Front populaire — le dĂ©nommĂ© Bloque Nacional (es), « Bloc national » — aux Ă©lections gĂ©nĂ©rales de 1936[142].

Naissance du nationalisme fasciste espagnol

En relation étroite avec le nationalisme espagnol autoritaire naquit le nationalisme espagnol fasciste grùce à Ernesto Giménez Caballero, introducteur du fascisme en Espagne en 1928, Ramiro Ledesma Ramos et Onésimo Redondo, fondateurs des Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista (JONS), et José Antonio Primo de Rivera, fils du général dictateur et fondateur de la Phalange espagnole. En 1930, peu avant la proclamation de la République, l'avocat José María Albiñana avait fondé le Parti nationaliste espagnol (es), qui est généralement considéré comme un « groupe ultramonarchiste radicalisé de filiation catholico-traditionnaliste » plutÎt que fasciste[116].

Selon NĂșñez Seixas, « les conceptions nationalistes des fascistes espagnols Ă©taient fortement redevables de l’empreinte catholico-traditionnaliste, noventayochista et rĂ©gĂ©nĂ©rationniste — interprĂ©tĂ©e dans sa variante autoritaire, mais dont elle incorporait le populisme — ». La pensĂ©e de JosĂ© Antonio Primo de Rivera porte Ă©galement l’influence de l’idĂ©e essentialiste et historiciste de la « communautĂ© de destin » de JosĂ© Ortega y Gasset ainsi que d’Eugenio d'Ors. Dans la conception nationale de JosĂ© Antonio Primo de Rivera, « ce qui Ă©tait fondamental n’était pas le sang, les morts et l’ethnicitĂ©, mais l’histoire passĂ©e et le projet Ă  partager dans le futur, qui s’exprimerait sur un mode impĂ©rial »[116]. Pour sa part Ramiro Ledesma Ramos incarnait un fascisme plus authentique, hĂ©ritier des courants nationalistes autoritaires surgis au dĂ©but du XXe siĂšcle, rĂ©solument totalitaire et Ă©tatiste, et accordant peu de place Ă  la religion — rĂ©duite Ă  un simple composant parmi d’autres de la tradition hispanique — dans sa conception nationale[143]. Il s’opposait aux valeurs des LumiĂšres et de la RĂ©volution française, qu’il dĂ©nonçait comme faisant appel « Ă  un peuple abstrait face Ă  un systĂšme politique faux, il faisait de la nation le nord de tout projet politique. Ce furent ces nationalistes qui combattirent avec le plus de force le mythe de la dĂ©cadence et dĂ©gĂ©nĂ©ration des patries et inaugurĂšrent la lamentation essentiellement nationaliste au sujet du [
] faible patriotisme de leurs compatriotes. Pour cette raison, ils voulurent fonder ce patriotisme sur des instances plus profondes, intrahistoriques et essentialistes : sur la terre et sur les morts, sur le paysage et dans le peuple [paisanaje], dans la langue et dans les esprits nationaux »[144].

Guerre civile (1936-1939)

Durant la guerre civile, les deux camps eurent recours au nationalisme espagnol — suivant deux variantes antagonistes — dans leurs discours et leurs propagandes respectives.

Le camp des insurgĂ©s utilisa le nationalisme espagnol comme principal Ă©lĂ©ment lĂ©gitimateur de son action : il nomma Alzamiento Nacional (es) (« soulĂšvement national ») le coup d’État de juillet 1936 et ses partisans se nommĂšrent eux-mĂȘmes bando nacional (« camp national »). Ce nationalisme espagnol centraliste, autoritaire, et avec des composants fascistes de la droite espagnole antirĂ©publicaine, combinĂ© avec l’Église catholique, constituait le principal soutien civil du soulĂšvement. Les factieux « nacionaux » affirmaient « lutte[r] pour la salvation de la Patrie, ainsi que pour la cause de la civilisation » « avec l’assistance fervente de la Nation »[145] .

Affiche de propagande du camp rĂ©publicain prĂ©sentant la guerre comme une lutte contre l’« envahiseur italien ».

Les deux camps eurent recours aux stĂ©rĂ©otypes, images et slogans nationalistes espagnols Ă©laborĂ©s par l’historiographie du XIXe siĂšcle et se prĂ©sentĂšrent comme les dĂ©fenseurs de l’Espagne contre l’« envahisseur » — pour les rebelles, il s’agissait du communisme international, la franc-maçonnerie et le judaĂŻsme ; pour les rĂ©publicains, le fascisme et le nazisme soutenus par les Maures[146] —. De cette façon, la condition d’« espagnol » Ă©tait niĂ©e Ă  l'opposant et chaque camp affirmait ĂȘtre le seul reprĂ©sentant lĂ©gitime de la nation — le prolĂ©tariat et le peuple pour les rĂ©publicains ; les « bons Espagnols » qui s’opposaient Ă  l’anti-Espagne (es) pour les rebelles —[147].

Dans cette rhĂ©torique de lutte contre un supposĂ© envahisseur Ă©tranger, les deux camps utilisĂšrent la guerre d'indĂ©pendance espagnole de 1808-1814 contre NapolĂ©on comme un rĂ©fĂ©rent historique. Ainsi, Mundo Obrero (es), organe de presse du Parti communiste espagnol (PCE) affirmait en 1937 que « le gĂ©nie hĂ©roĂŻque de DaoĂ­z et Velarde, du lieutenant Ruiz (es), de Malasaña, s’incarne dans les soldats des tranchĂ©es ». Pour sa part, le gĂ©nĂ©ral Franco faisait frĂ©quemment allusion dans ses discours Ă  « notre autre guerre d’indĂ©pendance », niant ainsi que le conflit en cours Ă©tait une guerre civile[148]. Les rĂ©publicains eurent Ă©galement recours Ă  d’autres Ă©pisodes historiques antĂ©rieurs, comme la lutte des CommunautĂ©s de Castille ou celles des celtibĂšres face Ă  Rome Ă  Numance. Federica Montseny, ministre anarchiste, compara les miliciens avec les bergers de Viriate, et Viriate lui-mĂȘme avec le militant anarchiste assassinĂ© Buenaventura Durruti, soulignant ainsi un prĂ©tendu « caractĂšre insoumis » de « la race »[149].

Dans le camp rĂ©publicain, les forces ouvriĂšres — particuliĂšrement les communistes — firent un usage extensif du nationalisme espagnol dans leur propagande de guerre. « Tous coĂŻncidaient dans l’idĂ©e que le peuple espagnol, authentique dĂ©positaire des vertus de la nations face Ă  une minoritĂ© de capitalistes, propriĂ©taires terriens, prĂȘtres et militaires traĂźtres de la patrie, se levait contre un envahisseur Ă©tranger (Italiens, Allemands et Maures) comme cela s’était passĂ© en 1808 »[150].

Dans le camp rebelle, le nationalisme fut un composant essentiel de la propagande de guerre et permit de justifier le soulĂšvement, allĂ©guant que l'Espagne avait couru le danger de tomber dans les mains du communisme, instrument du complot judĂ©o-maçonnique. Si l’espagnolisme, principalement dĂ©fendu par la FET y de las JONS, fut un composant de la propagande des insurgĂ©s, son autre Ă©lĂ©ment essentiel Ă©tait le catholicisme, ce qui entraĂźna une lutte entre phalangistes et catholiques pour le contrĂŽle de la propagande et de l’éducation dans le « nouvel État ». Pour les phalangistes, le concept central Ă©tait celui de « nation », qui se dĂ©finissait par sa fonction « missionaire » et impĂ©rialiste, dont la religion Ă©tait un Ă©lĂ©ment historique, consubstantiel mais non prĂ©alable. Ceci entrait en contradiction avec les idĂ©es de certains Ă©crivains catholiques comme JosĂ© PemartĂ­n et JosĂ© MarĂ­a PemĂĄn, selon qui « Dieu prĂ©cĂ©dait la nation », qui lui Ă©tait nĂ©cessairement infĂ©rieure hiĂ©rarchiquement[151].

D’autre part, le nationalisme espagnol des rebelles fut fortement imprĂ©gnĂ© de l’idĂ©e impĂ©riale phalangiste et de valeurs militaristes, avec de constants appels Ă  l'obĂ©issance, la discipline, le sacrifice et la gĂ©nĂ©rositĂ©, qui non seulement devaient guider les combattants au front mais aussi Ă  l'arriĂšre-garde[152].

Les insurgĂ©s concevaient la nation espagnol comme un tout homogĂšne d’un point de vue ethnoculturel qu’ils identifiaient avec la Castille, ses valeurs, sa langue et sa culture. En ce sens, la guerre Ă©tait Ă©galement pour eux un combat contre les « sĂ©paratismes » — les statuts d’autonomie approuvĂ©s par la RĂ©publique furent dĂ©rogĂ©s — et la propagande la qualifia Ă  l’occasion de reconquĂȘte (« reconquista ») de l’Espagne par la Castille[153]. Gardant Ă  l’esprit la cĂ©lĂšbre phrase du « protomartyr de la Croisade », JosĂ© Calvo Sotelo, « Je prĂ©fĂšre une Espagne rouge Ă  une Espagne brisĂ©e », ils dĂ©clarĂšrent les nationalismes pĂ©riphĂ©riques « ennemis de l’Espagne » et menĂšrent une brutale rĂ©pression contre les nationalismes catalan, basque et galicien au fil de leur occupation croissante du territoire espagnol : « Les exĂ©cutions de LluĂ­s Companys, Blas Infante, Alexandre BĂłveda (es) et de nombreux autres sont accompagnĂ©es de l’emprisonnement des moins connus, la liquidation des partis et associations et l'interdiction de l'usage public des langues non castillanes »[145].

La victoire des insurgés dans la guerre civile impliqua le triomphe durable du nationalisme espagnol dans sa version « parafasciste » sur les nationalismes alternatifs[154].

Le franquisme (1939-1975)

Drapeau de l’Espagne franquiste (es). Le nationalisme espagnol autoritaire et centraliste constitua l’une des bases de la dictature de Franco.

Selon l’historien Jordi Bonells, le rĂ©gime franquiste opĂšre une identification totale entre l’État et une nation espagnole monolingue et catholique. DĂšs ses origines, le franquisme se caractĂ©rise par sa « pauvretĂ© doctrinale », l’absence de « densitĂ© idĂ©ologique », sa « rhĂ©torique kitsch » et sa conception manichĂ©enne d’une lutte entre la « nation » et ses « ennemis ». « Le franquisme apparait comme l’institutionnalisation de la version autoritaire et traditionaliste du discours espagnoliste, lĂ©gitimĂ©e par la victoire de 1939 ». Cette « carence idĂ©ologique [
] limite sa capacitĂ© de mobilisation collective [
] mais [
] a deux avantages considĂ©rables » : elle limite les conflits internes au franquisme et « facilite une adhĂ©sion a minima sans obligation doctrinale, sur la base d’un apolitisme national ». « La nĂ©gation de la politique a Ă©tĂ© la clĂ© de voĂ»te de l’édifice idĂ©ologique franquiste en tant que triomphe de l’unitĂ© nationale face Ă  la fragmentation partisane de l’« anti-Espagne » »[155]

Le rĂ©gime franquiste repose sur la convergence de diffĂ©rents courants idĂ©ologiques. Tous se rassemblent auteur d’une idĂ©e « nationaliste organiciste » et centraliste, qui sert Ă©galement de base aux institutions du systĂšme[156]. Dans la Loi des principes du Mouvement national de 1958 dĂ©clare « intangible » l’« unitĂ© entre les hommes et les terres d’Espagne » et la Loi organique de l'État de 1967, en dĂ©finissant l’« État national », Ă©tablit que la « souverainetĂ© nationale est une et indivisible, sans qu’elle soit susceptible de dĂ©lĂ©gation ou de cession »[157].

Reconstitution d’une salle de classe typique du franquisme, avec un crucifix et les portraits de Francisco Franco (Ă  sa droite) et de JosĂ© Antonio Primo de Rivera (Ă  sa gauche), au MusĂ©e d’Histoire de la Catalogne. Le rĂ©gime franquiste dĂ©veloppa une politique de « renationalisation autoritaire » afin de parvenir Ă  l’uniformisation culturelle et idĂ©ologique du pays.

La base du nationalisme espagnol promu par le franquisme fut le nationalisme catholique et traditionnaliste inspirĂ© par MenĂ©ndez y Pelayo, promu Ă  travers la revue AcciĂłn Española et de « thĂ©oriciens » du rĂ©gime comme le carliste VĂ­ctor Pradera, uni Ă  la « rhĂ©torique impĂ©riale phalangiste, le mythe de l’hispanitĂ© et l’autoritarisme qui avait germĂ© dans l'ArmĂ©e, et se reflĂ©ta dans les idĂ©es, simples mais fermes de Franco lui-mĂȘme : nationalisme autoritaire, catholique et corporativiste, dont les ennemis intĂ©rieurs Ă©taient la franc-maçonnerie, le libĂ©ralisme, le communisme et le sĂ©paratisme »[158] - [159].

Partant de cette conception du nationalisme espagnol, le rĂ©gime franquiste dĂ©veloppa une politique qui a Ă©tĂ© qualifiĂ©e de « renationalisation autoritaire » — expression dĂ©signant aussi bien ses rĂ©ussites que ses Ă©checs[160] —, visant Ă  l’uniformisation culturelle et idĂ©ologique du pays — avec le slogan explicite España una y grande, « l’Espagne une et grande »[161] —, facilitĂ©e par l'exil d'une grande partie des Ă©lites intellectuelles et des militants de gauche. Un de ses principaux Ă©lĂ©ments fut l’imposition du castillan « seule langue officielle dans l’enseignement et dans l’administration Ă  tous les niveaux » dans tous les territoires — en 1963 encore, le ministre de l’Information et du Tourisme, Manuel Fraga Iribarne, soulignait que « l’unitĂ© de la patrie [
] ne peut pas se voir menacĂ©e par l’usage de la langue vernaculaire » —[162], l'Ă©dition d'ouvrages dans d'autres langues que le castillan Ă©tant sĂ©vĂšrement contrĂŽlĂ©e et censurĂ©e[163] — avec plus de tolĂ©rance dans les rĂ©gions oĂč les particularismes Ă©taient considĂ©rĂ©s comme les plus inoffensifs, comme au Pays valencien[164] - [165] —. Au-delĂ  de la rĂ©pression fĂ©roce que le rĂ©gime mĂšne contre les nationalismes pĂ©riphĂ©riques, notamment le catalanisme[166], il prĂ©tendit dĂ©sactiver les aspirations identitaires alternatives Ă  son centralisme en dĂ©fendant un modĂšle qui a Ă©tĂ© dĂ©signĂ© dans l’historiographie sous l’expression pĂ©jorative de regionalismo bien entendido (« rĂ©gionalisme bien compris »), basĂ© sur l’exaltation du folklore, les particularismes se trouvant rĂ©duits Ă  la condition de composants secondaires et d'expressions locales d’une identitĂ© espagnole supĂ©rieure[167] - [168]. Par exemple Ă  Alicante, le rĂ©gime faisait la promotion des fĂȘtes de Moros y Cristianos, dans lesquelles il identifiait Franco Ă  saint Georges[169]. D'autre part, comme celui de la Restauration, le rĂ©gime base toute sa politique intĂ©rieure sur l’échelon provincial et contribue Ă  la « provincialisation » des esprits[170].

Un deuxiĂšme Ă©lĂ©ment de la politique d’uniformisation fut la diffusion du rĂ©visionnisme national-catholique de l’histoire de l’Espagne Ă  travers l’école[171] et les moyens de communication[172], par exemple les productions cinĂ©matographiques de Cifesa (en)[173] - . Un troisiĂšme fut la cĂ©lĂ©bration de certaines Ă©phĂ©mĂ©rides — comme celle du 18 juillet, date du « soulĂšvement national » — et l'Ă©rection de lieux de commĂ©moration comme les monuments Ă  ceux « tombĂ©s pour Dieu et pour l'Espagne »[172].

La politique de « renationalisation » espagnole eut un succĂšs relatif dans les territoires oĂč existait un nationalisme pĂ©riphĂ©rique significatif avant Ă  la guerre[174] : « le message nationaliste espagnol promu par le franquisme fut incapable d’éradiquer l’appui social aux nationalismes pĂ©riphĂ©riques, qui subsistĂšrent Ă  l'Ă©tat latent, rĂ©fugĂ©s dans les familles et les rĂ©seaux sociaux informels »[175]. Ce fait fut mĂȘme reconnu, bien que trĂšs tardivement, par une partie de l'Ă©lite franquiste, comme le prouva la demande conjointe faite Ă  l’État, formulĂ©e par les dĂ©lĂ©guĂ©s provinciaux du MinistĂšre de l’Éducation et de la Science du Pays basque, de Navarre, de Catalogne et de Galice, de faciliter la pratique des langues vernaculaires aux locuteurs natifs, justifiĂ©e par le fait que dans chacun de ces territoires on avait assistĂ© Ă  l’« Ă©veil d’une nouvelle conscience de la langue propre »[176].

Cette politique de « renationalisation » eut un effet contraire Ă  celui escomptĂ© Ă  moyen et long termes au sein des secteurs insatisfaits du rĂ©gime : la dĂ©lĂ©gitimation sociale du nationalisme espagnol tout entier, identifiĂ© avec le rĂ©gime. Cela fut spĂ©cialement Ă©vident au sein de l'opposition au franquisme, qui en prenant ses distances avec l'espagnolisme, en vint Ă  assumer une grande part des postulats et revendications des nationalismes sous-Ă©tatiques[177] - [178]. Ainsi, Ă  titre d'exemple, lors du CongrĂšs de Suresnes (es), le PSOE approuva la reconnaissance du « droit Ă  l'autodĂ©termination » de toutes les « nationalitĂ©s ibĂ©riques ». Le PCE fit de mĂȘme l'annĂ©e suivante, en reconnaissant dans son Manifeste-Programme l’« inaliĂ©nable droit des peuples Ă  dĂ©cider librement de leurs destins », « le caractĂšre multinational de l’État espagnol » et « le droit Ă  l'autodĂ©termination pour la Catalogne, Euskadi [le Pays Basque] et la Galice, garantissant l’usage effectif de ce droit pour les peuples »[179].

Depuis 1975 : Transition et démocratie

AprĂšs la fin du franquisme, pratiquement aucune des forces politiques dĂ©mocratiques d’extension Ă©tatique n’accepta le qualificatif de « nationaliste », l’idĂ©e du nationalisme espagnol Ă©tant dans les esprits identifiĂ©e Ă  l’ancien rĂ©gime, largement dĂ©lĂ©gitimĂ© dans l'opinion, et sa propagande[180] - [181]. L’Espagne sur ce point ne constitue nĂ©anmoins pas une exception : il est assez commun dans les nationalismes des États-nations de recourir Ă  l’étiquette plus neutre et positive de « patriotisme »[182]. Au contraire de l’espagnolisme, au cours de la dictature les nationalismes pĂ©riphĂ©riques acquirent une connotation positive au sein du mouvement d’opposition Ă  la dictature. De plus, la transition se caractĂ©rise par l’absence d’« un consensus antifasciste qui agisse comme un mythe relĂ©gitimateur, voire refondateur, de la nouvelle communautĂ© dĂ©mocratique », Ă  la diffĂ©rence de ce qui s’était produit dans d'autres pays d’Europe aprĂšs la fin du second conflit mondial — aprĂšs 1975 il n’y eut pas de consensus collectif sur ce qu’avait Ă©tĂ© la pĂ©riode de la guere civile et de la dictature franquiste —, ce qui empĂȘcha la formation d’un vĂ©ritable « patriotisme constitutionnel » espagnol basĂ© sur la critique et le dĂ©passement du passĂ© rĂ©cent[183].

Ainsi, le nationalisme espagnol dut affronter Ă  un quadruple dĂ©fi durant la transition dĂ©mocratique : « recomposer sa lĂ©gitimitĂ© historique », « accepter la rĂ©alitĂ© ethnoculturelle » et « contrecarrer le permanent dĂ©fi des nationalismes sous-Ă©tatiques », tout en le faisant sur un mode compatible avec l’intĂ©gration europĂ©enne[184] - [178].

Le rĂ©sultat fut une profonde mutation du nationalisme espagnol dans son ensemble, qui « est passĂ© de sa propre nĂ©gation Ă  la reconnaissance des consĂ©quences politiques de la pluralitĂ© identitaire du pays, et de sa propre identification avec un État centraliste Ă  une assomption plus ou moins bonne de cette pluralitĂ© et son autoidentification avec un État dĂ©centralisĂ©, autonomique ou fĂ©dĂ©ral. [
] Ceci n’empĂȘche pas qu’il s’affronte au nationalismes sous-Ă©tatiques lorsque ces derniers tentent de transgresser les limites dĂ©centralisatrices marquĂ©s par la Constitution actuelle »[185]. Toutefois, la question du « problĂšme national » apparu au dĂ©but du XXe siĂšcle reste en suspens et n’est toujours pas rĂ©solue[186].

D’autre part, si pour ses dĂ©tracteurs — les partisans des nationalismes pĂ©riphĂ©riques —, qui ne voient gĂ©nĂ©ralement pas de problĂšmes Ă  se dĂ©finir eux-mĂȘmes ou ĂȘtre dĂ©finis comme nationalistes, le nationalisme espagnol est une rĂ©alitĂ© Ă©vidente, pour un grand nombre de ses dĂ©fenseurs, et comme tous les nationalismes d’État, il serait inexistant ou se confondrait avec la loyautĂ© constitutionnelle envers l’État constituĂ© — « un patriotisme civique et vertueux » —[187].

Le modĂšle territorial de l’« État des autonomies »

Drapeaux de l’Espagne, des 17 communautĂ©s autonomes et des deux villes autonomes sur la façade du bĂątiment du SĂ©nat Ă  Madrid. L’État des autonomies n’a pas atteint son objectif principal : que les divers nationalismes existant en Espagne se mettent d’accord sur le type d’État acceptable pour tous.

Durant la Transition fut finalement adoptĂ© avec quelques variations le modĂšle territorial hybride — ni centraliste ni fĂ©fĂ©raliste — de l’« État intĂ©gral » de la Seconde RĂ©publique[188]. Une des clĂ©s pour parvenir Ă  cet accord rĂ©sida dans le fait que les partis de gauche modĂ©rĂšrent la position favorable au droit Ă  l’autodĂ©termination qu’ils avaient dĂ©fendu au cours du franquisme tardif[189].

À droite, la transition a Ă©tĂ© accompagnĂ©e de la marginalisation des discours d'extrĂȘme-droite autoritaristes dĂ©fenseurs de l'ancien centralisme franquiste. Ainsi, l’Espagne s’est diffĂ©renciĂ©e pendant longtemps d’une grande partie des pays d’Europe, qui ont vu au cours de la mĂȘme pĂ©riode l’essor de mouvements populistes d’ultradroite. Selon JosĂ© Álvarez Junco, historien spĂ©cialiste de l’étude des nationalismes, cela peut s’expliquer par le fait que le Parti populaire est parvenu Ă  rassembler un large spectre de votants, du centre droit Ă  l’extrĂȘme droite[190]. L'Ă©mergence du parti Vox en 2018 marque un changement important dans ce panorama.

Neutralisation des aspirations fédérales de la gauche durant la Transition

Le PSOE, dans son 27Ăšme CongrĂšs (es), cĂ©lĂ©brĂ© en Espagne en 1976 aprĂšs plusieurs dĂ©cennies d’exil, dĂ©fendit l’objectif de l’« instauration d’une RĂ©publique fĂ©dĂ©rale intĂ©grĂ©e par tous les peuples de l’État espagnol », mais changea le « droit Ă  l’autodĂ©termination » des « nationalitĂ©s ibĂ©riques » approuvĂ© au CongrĂšs de Suresnes (es) en 1974 pour la promesse d’assumer « pleinement les revendications d’autonomie, les considĂ©rant indispensables pour la libĂ©ration du peuple travailleur »[191] - [192]. D’autre part, il fallut vaincre la rĂ©sistance du « franquisme sociologique (es) » — la persistence dans une part de l’opinion des valeurs de la dictature — reprĂ©sentĂ© par Alianza Popular, qui se prĂ©sentait comme un ferme dĂ©fenseur de l’unitĂ© de la patrie, et qui ne se montrait pas disposĂ© Ă  aller au-delĂ  d’une simple dĂ©centralisation administrative[193] - [194] - [195].

La lĂ©galisation du PCE n'intervint que tardivement, le , et fut le fruit d’ñpres nĂ©gociations, Ă  l’issue desquelles son prĂ©sident Santiago Carrillo affirma dans ses premiĂšres dĂ©clarations Ă  la presse : « DorĂ©navant le drapeau espagnol figurera toujours Ă  cĂŽtĂ© de celui du parti communiste »[196]. Le parti ne renonça pas formellement Ă  la reconnaissance du droit Ă  l’autodĂ©termination des rĂ©gions, mais les dĂ©bats de son IXe congrĂšs tenu en avril 1978 tournĂšrent autour de dĂ©centralisation et d’autonomie, ce qui contrastait avec son manifeste-programme de 1975, qui revendiquait ouvertement ce droit, plaidait pour une Espagne plurinationale et la constitution d’un État fĂ©dĂ©ral, montrant ainsi que ses aspirations en matiĂšre territoriales se conformaient avec le projet de Constitution en gestation[197].

Dans les deux partis, cette inflexion Ă©tait la consĂ©quence de nĂ©gociations menĂ©es Ă  Madrid par les Ă©lites dirigeantes et non d’un changement d’opinion de l’électorat. Ce fut critiquĂ© par certains mĂ©dias comme El PaĂ­s et peut-ĂȘtre perçu comme une trahison de la part des partisans de gauche, entraĂźnant une possible dĂ©saffection au bĂ©nĂ©fice des nationalismes rĂ©gionaux[189].

En contrepartie, il est probable que la marginalisation de la posture rigidement centraliste traditionnelle du nationalisme espagnol de droite se traduisßt dans une modération des revendications des nationalismes périphériques[198].

Dans la constitution

Le nouveau modĂšle d’organisation territoriale trouva son expression dans la Constitution de 1978. Celle-ci institua que la « nation espagnole » — un terme absent de la Constitution rĂ©publicaine de 1931 — Ă©tait celle qui, faisant « usage de sa souverainetĂ© », Ă©tablissait le nouveau systĂšme dĂ©mocratique. Dans son article 1.2, elle affirme que la « souverainetĂ© nationale » rĂ©side « dans le peuple espagnol, duquel Ă©mane tous les pouvoirs de l’État ». Son article 2 introduit le nouveau modĂšle territorial — non sans proclamer au prĂ©alable que « la Constitution se fonde sur l’indissoluble unitĂ© de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols » — ; il affirme que la Constitution « reconnaĂźt et garantit le droit Ă  l’autonomie des nationalitĂ©s et des rĂ©gions », introduisant ainsi le nouveau terme de « nationalitĂ© », jusqu'alors inĂ©dit dans l’histoire du constitutionnalisme espagnol, et dont le sens concret ne se trouve spĂ©cifiĂ© dans aucun des articles suivants[199] - [200]. Il s’agissait de prendre en compte Ă  la fois « la trajectoire historique de l'Espagne ainsi qu’une attitude pragmatique face Ă  la rĂ©alitĂ© prĂ©sente », donnant « une rĂ©ponse Ă  la fois culturelle et politique aux revendications nationalistes » afin de « trouver une formule constitutionnelle qui aille au-delĂ  de la simple dĂ©centralisation administrative prĂŽnĂ©e par la droite, car elle escamotait la dimension identitaire du problĂšme, sans lĂ©gitimer pour autant Ă  travers la reconnaissance du pluralisme identitaire de l'Espagne les thĂšses souverainistes dĂ©veloppĂ©es par les nationalismes radicaux »[201].

L’article 2 de la constitution

Les versions successives de l’article 2 de la Constitution donnent un bon aperçu des dĂ©bats et nĂ©gociations qui eurent lieu autour de la reprĂ©sentation nationale de l'Espagne[202].

La premiĂšre version, publiĂ©e le 22 novembre 1977 dans la revue Cuadernos para el DiĂĄlogo se limitait Ă  « La Constitution reconnaĂźt et la Monarchie garantit le droit Ă  l’autonomie des diffĂ©rentes nationalitĂ©s et rĂ©gions qui intĂšgrent l’Espagne, l’unitĂ© de l’État et la solidaritĂ© entre ses peuples »[202]. Une version trĂšs proche fut publiĂ©e le 5 janvier 1978[203].

Ces formulations rencontrĂšrent l'opposition de la droite nĂ©o-franquiste incarnĂ©e par Alianza Popular, en raison de l’absence de mention de la qualitĂ© « nationale » de l'Espagne et de l’accent qu’elle mettait sur la diversitĂ© au sein de celle-ci[203].

La version dĂ©finitive faisait ainsi rĂ©fĂ©rence Ă  l’« indissoluble unitĂ© de la nation espagnole », donna lieu Ă  la nouvelle idĂ©e de l’Espagne comme une « nation de nations », qui peut s’interprĂ©ter comme une articulation des concepts de « nation politique » — l’Espagne comme État-nation — et de « nation culturelle » — ses composants rĂ©gionaux, les « nationalitĂ©s » —[204].

À travers Manuel Fraga, Alianza Popular se manifesta rigoureusement contre la mention de « nationalitĂ©s » lors de l’examen de l'avant-projet de Constitution[205].

Selon Jordi SolĂ© Tura — l'un des « pĂšres de la Constitution » —, l'article 2 « Ă©tait la base conceptuelle de l'État des autonomies et sa charge politique Ă©tait Ă©norme dans la mesure oĂč elle signifiait une nouvelle dĂ©finition de l'Espagne comme nation »[206]. En effet, selon le Francisco Campuzano, il « donnait au signifiant « nation espagnole » un contenu polysĂ©mique qui tranche avec les significations univoques que lui donnent aussi bien le nationalisme espagnol (pour affirmer que la nation espagnole constitue une entitĂ© unique) que les nationalismes pĂ©riphĂ©riques radicaux (pour nier leur appartenance Ă  cette nation). À l'arrivĂ©e, on trouve les concepts « nation plurielle », auquel la droite modĂ©rĂ©e va donner sa prĂ©fĂ©rence, ou celui de « nation de nations », qui va ĂȘtre retenue par la gauche et la plupart des nationalistes catalans »[207].

Selon Guy Hermet, l’introduction du concept de nationalitĂ©s dans la Constitution donna lieu Ă  une « brocante juridique » et un « double langage [
] prĂ©mĂ©ditĂ© »[208].

Le texte fut refusĂ© par les nationalistes basques du PNV[207]. Les nationalistes catalans firent preuve d’un esprit de conciliation qui s'avĂ©ra dĂ©cisif pour l'adoption et la future lĂ©gitimitĂ© du nouveau texte constitutionnel[209].

Le modĂšle territorial

Le modĂšle territorial est dĂ©veloppĂ© dans le Titre VIII de la Constitution, « De l’organisation territoriale de l’État » et prĂ©sente deux diffĂ©rences importantes par rapport Ă  la conception de l’État « intĂ©gral » de la Seconde RĂ©publique. La premiĂšre est que l’on prĂ©voyait que tous les territoires pourraient accĂ©der Ă  l’autonomie (ce qu’on appela le cafĂ© para todos, « cafĂ© pour tous »[210] - [192]) et qu’on Ă©tablissait des conditions beaucoup moins exigeantes, surtout en ce qui concerne la proportion de la population demandĂ©e pour commencer et mener Ă  terme le processus d’autonomisation. La deuxiĂšme Ă©tait que la Constitution instituait deux types d’autonomies — via deux voies d’accĂšs Ă  l’autonomie — trĂšs diffĂ©rentes, tant sur le niveau d’autogouvernement concĂ©dĂ© que de la difficultĂ© pour accĂ©der Ă  l’une ou l'autre : l’autonomie « ordinaire » de l’article 143 et l’autonomie Ă©largie dĂ©finie dans l’article 151 — la « voie d’accĂšs rapide » —, cette derniĂšre Ă©tant destinĂ©e spĂ©cialement aux « territoires qui dans le passĂ© eurent plĂ©biscitĂ© affirmativement des projets de Statut d’autonomie », c’est-Ă -dire la Catalogne, le Pays basque et la Galice. Ainsi, tout au long de la pĂ©riode comprise entre dĂ©cembre 1979 et fĂ©vrier 1983, les Cortes generales approuvĂšrent les diffĂ©rents statuts d’autonomie des 17 CommunautĂ©s autonomes qui se constituĂšrent ; seule l’Andalousie rejoignit la Catalogne, le Pays basque et la Galice dans l’obtention de l’autonomie par la « voie rapide » de l’article 151[211] - [212].

La gĂ©nĂ©ralisation des autonomies — le « cafĂ© pour tous » — constitua une tentative de la droite nĂ©o-franquiste de diluer et neutraliser les revendications des « nationalitĂ©s historiques »[213], et c’est bien ainsi qu’elle fut perçue par de nombreux nationalistes basques et catalans[214].

Mise en pratique et problématiques du nouveau modÚle

L’« État des autonomies » finit par se constituer en Ă©galisant progressivement les compĂ©tences et l’architecture institutionnelle de l’ensemble des communautĂ©s autonomes, indĂ©pendamment de la voie d’accĂšs initialement suivie, et n’a pas atteint pas son objectif principal : l’obtention d’un accord sur un modĂšle d’État acceptable par l’ensemble des divers nationalismes existants en Espagne. Les partisans des nationalismes sous-Ă©tatiques s’avĂ©rĂšrent insatisfaits de la solution autonomique gĂ©nĂ©ralisĂ©e qui finit par s’imposer et continuĂšrent de revendiquer un modĂšle confĂ©dĂ©ral, voire l’indĂ©pendance[185] - [210].

Ainsi, si la transition a souvent Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©e dans l'historiographie comme un modĂšle de conciliation, un « habile compromis »[188], permettant la cohabitation de conceptions antagonistes de l’Espagne — en 1973, « L'Espagne est un État pour tous les Espagnols, un État-nation pour une grande partie de la population, et c'est seulement un État, et pas une nation, pour des minoritĂ©s importantes »[215] —, l’historiographie a portĂ© un regard critique sur cette Ă©tape et, surtout Ă  partir des annĂ©es 2000, elle fait l’objet de contestations ouvertes dans les rangs de la gauche et des nationalismes pĂ©riphĂ©riques[216] - [217] - [218] - [219] - [220] - [221].

Les principales difficultĂ©s posĂ©es par le nouveau modĂšle territorial par le manque de dĂ©finition des rapports entre les communautĂ©s autonomes et l’État central, qui dĂ©bouche sur une double logique, d’une part de surenchĂšre entre les communautĂ©s autonomes elles-mĂȘmes, et d’autre part de « bras de fer » entre les communautĂ©s autonomes et l'État central[222]. Ainsi, selon l'historien britannique Sebastian Balfour[223] - [224] :

« Toutes les autonomies crĂ©Ă©es aprĂšs 1978, y compris celles que l’on pourrait considĂ©rer sans « identitĂ© » ou « sentiments rĂ©gionaux » (en contraposition Ă  des traditions provinciales) comme la Cantabrie, Madrid ou La Rioja, ont la possibilitĂ© d'accĂ©der aux compĂ©tences qu'a Galeuscat [le trio Galice / Euskadi / Catalogne des nationalitĂ©s « historiques »], hormis le rĂ©gime foral. Cette potentialitĂ© a diluĂ© le fait diffĂ©rentiel, le supposĂ© exceptionnalisme des communautĂ©s historiques.
De plus, le modĂšle territorial de la Constitution se base dans la pratique sur une contradiction, et non une complĂ©mentaritĂ©, entre gouvernement rĂ©gional et Ă©tatique. Il articule non tant le principe de subsidiaritĂ© que la recherche d’une plus grande autonomie et de davantage de ressources, et la rĂ©sistance de la part de l’État Ă  les concĂ©der. Cette conception a donnĂ© lieu Ă  une dynamique d’un quasi-fĂ©dĂ©ralisme compĂ©titif, et non pas coopĂ©ratif, basĂ© en partie sur le prĂ©judice comparatif. Le prĂ©judice initial dont souffrait la Catalogne Ă©tait de ne pas jouir du rĂ©gime spĂ©cial d’Euskadi et de la Navarre, autrement dit, dĂšs le dĂ©but on a crĂ©Ă© une asymĂ©trie entre les communautĂ©s historiques et pas seulement entre celles-ci et le rĂ©gime commun [la voie d’accĂšs « lente » par l’article 143]. L’effet du « cafĂ© pour tous » a augmentĂ© ce sentiment de prĂ©judice. La dynamique compĂ©titive entre les autonomies n'affecte pas seulement les ressources et les compĂ©tences, mais aussi les questions culturelles, sociales, Ă©conomiques. Par exemple, la lĂ©gitimitĂ© historique — le droit de se nommer nationalitĂ© ou communautĂ© historique —. Tout comme le contrĂŽle ou la propriĂ©tĂ© de l’eau — auparavant une problĂšm de concurrence entre ou Ă  l'intĂ©rieur des communes — de fleuves comme l'Èbre, le JĂșcar et le Segura.
Le processus a forgĂ© de nouveaux nationalismes politiques d’une part et des quasi nationalismes rĂ©gionaux d’autre part [
] ; il a favorisĂ© la tendance Ă  dĂ©couvrir des raisons historiques pour un traitement diffĂ©rentiel [
] comme la redĂ©couverte de fors [
] ou de langues rĂ©gionaux. La ligne de division entre rĂ©gion et nation sous-Ă©tatique s’est progressivement diluĂ©e. »

Le fait que les demandes des « nationalismes historiques » n’aient pas reçu, au moment de la Transition, le traitement diffĂ©renciĂ© qu’ils revendiquaient constituent l’un des Ă©lĂ©ments explicatifs des processus de la radicalisation de ces derniers vers l’indĂ©pendantisme que l’on a observĂ© au cours des dĂ©cennies suivantes[225].

En 2018, l'historien NĂșñez Seixas faisait le bilan suivant du nationalisme espagnol : « Le nationalisme espagnol est loin d'avoir trouvĂ© la formule idoine pour affronter les dĂ©fis qui se prĂ©sentent Ă  lui dans la deuxiĂšme dĂ©cennie du XXe siĂšcle. AncrĂ© dans ses vieux dilemmes hĂ©ritĂ©s de la Transition, il a Ă©galement Ă©tĂ© incapable depuis des lustres de donner des rĂ©ponses thĂ©oriques imaginatives. Si quelque chose semble dominer dans les principales variantes du discours patriotique espagnol dans l'actualitĂ©, c'est une recherche du futur dans le passĂ©. Un futur qui, pour certains, est le status quo garanti par la Constitution de 1978. [...] Pour d'autres, ce futur se trouve dans un fĂ©dĂ©ralisme jamais rĂ©alisĂ© de façon explicite, prisonnier des dilemme entre symĂ©trie et dissymĂ©trie, entre rĂ©publique et monarchie, et entre fĂ©dĂ©ralisme d'en haut ou d'en bas par le biais d'un processus constituant »[226].

Diversité du nationalisme espagnol

Plaque commĂ©morative du lieu de naissance de JosĂ© Ortega y Gasset Ă  Madrid datant de 1980. Parmi ses doctrines fondamentales, le nationalisme espagnol a eu recours Ă  l’idĂ©e de « projet commun » d’Ortega y Gasset et Ă  son dĂ©terminisme historique concevant l’Espagne comme un produit de l’Histoire, hĂ©ritĂ© et inquestionnable.

Le nationalisme espagnol dĂ©veloppĂ© Ă  partir de la transition prĂ©sente une grande variĂ©tĂ© interne, selon le poids qu’il accorde aux Ă©lĂ©ments ethnoculturels ou aux considĂ©rations civiques[227] : « il constitue depuis 1975 et jusqu’à l’actualitĂ© une rĂ©alitĂ© discursive et culturelle aux marges diffuses et aux contenus divers »[228].

NĂ©anmoins, les forces dĂ©mocratiques prĂ©sentes au niveau de l’État, de droite comme de gauche, partagent l’idĂ©e que l’Espagne est une nation — dont la souverainetĂ© est inaliĂ©nable et indivisible, comme l’établit la Constitution de 1978 —, forgĂ©e « objectivement » par l’Histoire, au moins depuis l’époque moderne, malgrĂ© l’existence en son sein de pluralitĂ©s ethnoculturelle, institutionnelle et juridique[229].

D’autre part, les dĂ©fis posĂ©s par les nationalismes sous-Ă©tatiques ont amenĂ© le nationalisme espagnol Ă  rĂ©cupĂ©rer les vieux dĂ©bats de la GĂ©nĂ©ration de 98 et de l’exil rĂ©publicain sur la question de l’existence ou non d’un « problĂšme » ou d’une « anomalie » espagnols[230]. Comme fondement doctrinal, il a eu recours, de façon pas toujours explicite nĂ©anmoins, Ă  l’idĂ©e de « projet commun » d’Ortega y Gasset et Ă  son dĂ©terminisme historique concevant l’Espagne comme un produit de l’Histoire, hĂ©ritĂ© et inquestionnable[231]. Une version radicale de cette conception serait l’idĂ©e que la nation espagnole, dans les mots de Santiago Abascal, futur leader de Vox, et de Gustavo Bueno exprimĂ©s en 2008, « ne dĂ©signe pas seulement le peuple qui vit en elle, mais aussi les morts qui l’ont constituĂ©e et l’ont maintenue, et aux descendants qui n’ont pas encore commencĂ© Ă  vivre (ou mĂȘme ceux qui sont dĂ©jĂ  nĂ©s mais n'ont pas encore le droit de vote), mais qui sont dĂ©jĂ , nĂ©anmoins, considĂ©rĂ©s dans les plans actuels destinĂ©s au maintien de la Nation », si bien que « le Peuple ne peut pas dĂ©cider, et encore moins une de ses parties, sur la Nation espagnole »[228].

Dans le discours du nationalisme espagnol postĂ©rieur Ă  1975 peuvent ĂȘtre distinguĂ©es deux grandes tendances : droite et gauche[232]. Dans l’ensemble de l’Espagne, on constate un certain Ă©quilibre entre, d’une part, les partisans d’une conception libĂ©rale de la nation espagnole, et d’autre part ceux qui se rapprochent d’une conception traditionnelle et d’inspiration catholique[233].

Nationalisme espagnol de droite

Le nationalisme espagnol de droite peut lui-mĂȘme ĂȘtre diffĂ©renciĂ© en deux tendances : l’une, minoritaire, qui continue de dĂ©fendre les postulats de l’espagnolisme franquiste et le national-catholicisme — et qui se serait imposĂ© si le coup d'État du 23-F avait triomphĂ© en 1981, mais qui devint dĂšs lors marginal —, et une deuxiĂšme, majoritaire, dĂ©fendue par la droite dĂ©mocratique — ou libĂ©rale-dĂ©mocratique —[234], « qui a commencĂ© Ă  modifier son discours sur les autonomies justement lorsqu’elle a pris conscience de tous les bĂ©nĂ©fices qu’elle pouvait en tirer en termes d’occupation d’espaces de pouvoir et de rĂ©tribution de ses cadres en postes officiels »[235] - [236]. Le nationalisme passe de la sorte « d’une nature basiquement excluante (dont la traduction politique serait le centralisme) Ă  une autre basiquement dualiste (autonomiste ou fĂ©dĂ©ralisante) »[237], un processus qui s’est vu renforcĂ© par l’adhĂ©sion de l’Espagne Ă  la CommunautĂ© europĂ©enne[238].

Visiteur du Valle de los Caídos portant un drapeau franquiste. Une tendance minoritaire du nationalisme espagnol de droite défend les postulats du nationalisme franquiste.

Parmi les premiers on peut citer Fuerza Nueva — dissout en 1982 — et les divers courants phalangistes hĂ©ritiers du parti unique du franquisme, FET y de las JONS[236]. Il y eut Ă©galement des groupes comme CEDADE, ouvertement nĂ©onazis qui rĂ©clamaient l’hĂ©ritage doctrinaire de Ramiro Ledesma[239]. Leurs principaux Ă©lĂ©ments communs sont la nostalgie de la dictature franquiste, l'opposition radicale aux nationalismes sous-Ă©tatiques — lŽ« antisĂ©paratisme » — et le rejet de l’État des autonomies Ă©tabli dans la Constitution de 1978, notamment le terme de « nationalitĂ©s » consacrĂ© dans cette derniĂšre[240]. L'ancien ministre franquiste — et dĂ©putĂ© d’Alianza Popular au CortĂšs de 1977 — Gonzalo FernĂĄndez de la Mora dĂ©clara en 2003 que l’Espagne Ă©tait entrĂ©e depuis 1975 dans un processus de « dĂ©nationalisation » Ă  cause de l’influence des nationalismes pĂ©riphĂ©riques, des cessions de souverainetĂ© Ă  l’Union europĂ©enne Ă  partir de 2000 et de l’arrivĂ©e d’immigrants[241]. Concernant le dernier point sur les « dangers de l’immigration », il a Ă©tĂ© dĂ©fendu par d’autres groupes d’extrĂȘme droite comme les Bases autonomes (es), Plateforme pour la Catalogne[242] ou plus rĂ©cemment Vox[243].

Dans le cadre du programme de « renationalisation » des gouvernements du Parti populaire (PP) fut installé un gigantesque drapeau espagnol sur la Place Colomb de Madrid, initiative qui fut suivie par de nombreuses autres mairies dirigées par le PP.

Le Parti populaire (PP) est la force hĂ©gĂ©monique de la droite dĂ©mocratique espagnole depuis la disparition de l’Union du centre dĂ©mocratique et n’a pas dĂ©veloppĂ© de discours national homogĂšne jusqu’aux annĂ©es 2010, en raison de la diversitĂ© des groupes politiques qui le composaient[244].

Une des sources de l'Ă©laboration du discours national de la droite dĂ©mocratique a Ă©tĂ© l’Église catholique, qui s’est positionnĂ©e Ă  diverses occasions contre les nationalismes sous-Ă©tatiques « sĂ©paratistes ». Un exemple, fut l’instruction pastorale de la ConfĂ©rence Ă©piscopale espagnole intitulĂ©e ValoraciĂłn moral del terrorismo en España, de sus causas y de sus consecuencias (« ConsidĂ©ration morale du terrorisme en Espagne, de ses causes et de ses consĂ©quences »), rendue publique en dĂ©cembre 2002 et qui affirmait, en dĂ©fense de l’unitĂ© de la nation espagnole : « Mettre en danger la cohabitation des Espagnols, en niant unilatĂ©ralement la souverainetĂ© de l'Espagne, sans tenir compte des graves consĂ©quences que cette nĂ©gation pourrait provoquer, ne serait pas prudent ni moralement acceptable. PrĂ©tendre unilatĂ©ralement altĂ©rer cette ordonnancement juridique en fonction d’une volontĂ© dĂ©terminĂ©e de pouvoir local, ou de tout autre type, est inadmissible. Il est nĂ©cessaire de respecter et de soutenir le bien commun d’une sociĂ©tĂ© pluricentenaire »[245].

Trois ans plus tard, le cardinal Antonio Cañizares dĂ©clarait : « l’unitĂ© de l’Espagne est un bien moral ». En novembre 2006, une autre instruction pastorale intitulĂ©e Orientaciones morales ante la situaciĂłn actual de España (« Orientations morales face Ă  la situation actuelle de l'Espagne ») Ă©voquait l’« unitĂ© ancienne, spirituelle et culturelle, de tous les peuples de l'Espagne » qui avait commencĂ© avec la romanisation et la christianisation[246].

Manifestant contre le mariage homosexuel montrant une pancarte avec le drapeau espagnol en fond. Le PP et ses sympathisants ont utilisé à profusion le drapeau bicolore dans les manifestations et actes publics contre les politiques des gouvernements socialistes (2004-2011).

NĂșñez Seixas signale trois caractĂ©ristiques du nationalisme espagnol conservateur. La premiĂšre est le rejet des nationalismes pĂ©riphĂ©riques — souvent qualifiĂ©s sans nuance de « totalitaires » —, avec une emphase particuliĂšre sur la dĂ©nonciation des politiques linguistiques de « persĂ©cution » du castillan, car pour le nationalisme espagnol — pas seulement celui de droite —, la « langue espagnole », considĂ©rĂ©e comme la « langue naturelle » de tous les habitants de l’Espagne, constitue « le marqueur culturel dĂ©terminant de l'identitĂ© nationale espagnole »[247]. La deuxiĂšme est la rĂ©Ă©criture rĂ©visionniste de l'histoire de l'Espagne dans une perspective tĂ©lĂ©ologique, visant Ă  dĂ©motrer que son existence est inquestionnable et irrĂ©futable. Ainsi, par exemple Gabriel Cisneros Laborda, l’un des « pĂšres » de la Constitution de 1978, affirma en 2002 que la « vigoureuse rĂ©alitĂ© historique de la nation espagnole » Ă©tait indiscutable car l'Espagne est une « vieille nation [
] sĂ©dimentĂ©e aprĂšs de nombreux siĂšcles ». Le prĂ©sident du PP Mariano Rajoy, entre autres, la qualifia de « nation la plus ancienne de l’Europe » avec plus de 500 ans d'existence. D’autres situent sa naissance bien avant, dans l’Hispanie visigothe (es), voire dans l'Hispanie romaine[248]. La troisiĂšme caractĂ©ristique est une conception rĂ©gionaliste fondĂ©e sur l’État des autonomie. L’exemple le plus achevĂ©, avec l'apparition de partis rĂ©gionalistes dans diffĂ©rents territoires, pourrait ĂȘtre celui du « rĂ©gionalisme sain » — c’est-Ă -dire qui ne questionne pas l’unitĂ© de l'Espagne — dĂ©veloppĂ© par le PP en Galice au cours des longues annĂ©es pendant lesquelles il a gouvernĂ© cette communautĂ© autonome[249]. Une variante du rĂ©gionalisme serait le « nationalisme nĂ©oforaliste », trĂšs minoritaire, dont le meilleur reprĂ©sentant serait le juriste Miguel Herrero RodrĂ­guez de Miñón, qui propose l’extension aux territoires avec des identitĂ©s nationales propres, comme la Catalogne, de la premiĂšre disposition additionnelle de la Constitution dans laquelle sont reconnus les droits historiques basques, mais qui n’a rencontrĂ© aucun Ă©cho[250].

CĂ©lĂ©bration de la victoire de la sĂ©lection espagnole de football lors de la Coupe du monde 2010 dans les rues de Madrid. L’usage du drapeau de l’Espagne constitutionnelle s’est Ă©tendu durant le XXIe siĂšcle et a cessĂ© d’ĂȘtre l’exclusivitĂ© de la droite et de l’extrĂȘme droite, Ă  l'occasion des succĂšs du sport espagnol, singuliĂšrement le football.

Lorsque le PP arriva au pouvoir en 1996, il mit en marche un programme de renationalisation, dont l’un des axes fut le renforcement des symboles et fĂȘtes « nationales ». Ainsi, la prĂ©Ă©minence de l’hymne espagnol, la Marcha Real (« Marche royale »), sur les hymnes des CommunautĂ©s autonomes fut immĂ©diatement instaurĂ©e, ainsi que l’obligation de son exĂ©cution lors des actes prĂ©sidĂ©s par le roi ou par le prĂ©sident du gouvernement. Peu aprĂšs, un gigantesque drapeau espagnol fut installĂ© sur la Place Colomb de Madrid, initiative qui fut suivie par de nombreuses autres municipalitĂ©s dirigĂ©es par le PP. En rĂ©ponse, on observa une rĂ©surgence de l’usage du drapeau rĂ©publicain tricolore — qui n'avait cependant pas entiĂšrement disparu au cours des annĂ©es 1980 et 1990 —, de la part des groupes de gauche politiques et syndicaux dans les manifestations, au cours du second mandat de JosĂ© MarĂ­a Aznar (2000-2004). À son tour, le PP utilisa profusĂ©ment le drapeau bicolore dans les manifestations et actes publics contre les politiques des gouvernements socialistes de RodrĂ­guez Zapatero (2004-2011). Ainsi, au cours de la premiĂšre dĂ©cennie du XXIe siĂšcle, « les drapeaux nationaux espagnols, de l’un et l'autre signe, redevinrent des armes politiques hissĂ©es par les partis majoritaires, ce qui n’était pas arrivĂ© depuis les annĂ©es 1970 »[251]. Cette dichotomie dans l’utilisation des drapeaux entre droite et gauche se poursuivit dans la dĂ©cennie suivante, particuliĂšrement aprĂšs l’irruption en 2014 du nouveau parti Podemos, partisan de la RĂ©publique[252]. Toutefois, l’usage du drapeau constitutionnel s’est Ă©tendu durant ces mĂȘmes annĂ©es et a cessĂ© d’ĂȘtre l’exclusivitĂ© de la droite et de l’extrĂȘme droite, Ă  l'occasion des succĂšs du sport espagnol, singuliĂšrement le football, donnant lieu Ă  une forme nouvelle de nationalisme banal[253] - [254] - [255].

Nationalisme espagnol de gauche

Durant ses pĂ©riodes de gouvernement — entre 1982 et 1996, entre 2004 et 2011, et depuis 2018 —, le PSOE a tentĂ© de dĂ©velopper « une forme de discours patriotique espagnol qui, en Ă©vitant Ă  tout prix l’étiquette de nationaliste, s’oriente vers la rĂ©actualisation de l’hĂ©ritage rĂ©formiste, rĂ©publicain et dĂ©mocratique de l’histoire rĂ©cente de l’Espagne et de ses propositions pour l’articulation d’une nation dĂ©mocratique »[256]. Tout juste arrivĂ© au pouvoir Ă  la fin de 1982, le leader socialiste Felipe GonzĂĄlez dĂ©clara : « je crois nĂ©cessaire de rĂ©cupĂ©rer le sentiment national espagnol »[257].

Manifestation contre la rĂ©forme du travail du gouvernement de Mariano Rajoy de 2012 avec une profusion de drapeaux rĂ©publicains. En rĂ©ponse au programme de « renationalisation » espagnol des gouvernements du PP, on assista Ă  une rĂ©surgence de l’usage du drapeau rĂ©publicain tricolore de la part des groupes de gauche, politique ou syndicaux.

Le PSOE — comme le PCE — abandonna la revendication de la reconnaissance du droit Ă  l’autodĂ©termination des « peuples d'Espagne » qu’il avait dĂ©fendue dans les annĂ©es 1960 et 1970, Ă  laquelle il substitua la dĂ©fense d’un modĂšle d’État fĂ©dĂ©ral. L’assomption de la thĂšse du socialiste exilĂ© Anselmo Carretero (es), selon qui l’Espagne Ă©tait une « nation de nations » joua un rĂŽle fondamental dans ce changement ; cette idĂ©e fut dĂ©fendue par les reprĂ©sentants socialistes — Gregorio Peces Barba et Eduardo MartĂ­n Toval — dans la commission qui Ă©labora l’avant-projet de Constitution. Comme le reconnut Peces Barba lui-mĂȘme, des annĂ©es aprĂšs l’approbation de la Constitution, la distinction que celle-ci opĂšre entre « nationalitĂ©s » et « rĂ©gions » Ă©tait inspirĂ©e par l’idĂ©e de la « nation de nations ». ParticuliĂšrement aprĂšs la Tentative de coup d'État de fĂ©vrier 1981, les socialistes s’appropriĂšrent l’idĂ©e que l’Espagne Ă©tait la « nation » et que les « nationalitĂ©s » Ă©taient dĂ©pourvues de souverainetĂ© et de la possibilitĂ© d’y accĂ©der[252].

Lorsqu’il parvint au pouvoir en 1982, le PSOE diffusa un discours « nĂ©opatriotique » qui eut un impact limitĂ©, basĂ© sur deux Ă©lĂ©ments principaux : l’appel Ă  la modernitĂ© et Ă  l’europĂ©isme, et le reconnaissance de l’existence de nations « culturelles » au sein de la nation « politique » espagnole — dĂ©rivĂ©e de l’idĂ©e de l’Espagne comme « nation de nations » —, accompagnant le tout d’une sorte de « patriotisme de la pluralitĂ© », plus tard appuyĂ© par l’incorporation de la proposition de « patriotisme constitutionnel » de JĂŒrgen Habermas[258]. Toutefois, « la dĂ©lĂ©gitimation de toute forme de nationalisme espagnol pesait encore sur le discours patriotique de la gauche »[259]. D’autre part, les socialistes catalans du PSC, ainsi qu’en grande mesure les socialistes basques et galiciens, allĂšrent plus loin en dĂ©fendant, avec plus ou moins d’emphase, que l’Espagne Ă©tait un État plurinational qui devait ĂȘtre articulĂ© sous la forme d’un État fĂ©dĂ©ral asymĂ©trique, tandis que l’ensemble du PSOE se montrait plutĂŽt favorable Ă  un fĂ©dĂ©ralisme symĂ©trique, produit de l'Ă©volution de l’État des autonomies, dans lequel tous les États fĂ©dĂ©rĂ©s auraient les mĂȘmes niveaux de compĂ©tences[260].

Rassemblement sur la Place Colomb de Madrid en fĂ©vrier 2019 convoquĂ©e par le PP, Ciudadanos et Vox pour protester contre la politique du gouvernement socialiste de Pedro SĂĄnchez vis-Ă -vis de l’indĂ©pendantisme catalan (au premier rang, le leader du PP Pablo Casado). Initialement, le gouvernement socialiste de Pedro SĂĄnchez rĂ©cupĂ©ra le discours de l’Espagne comme « nation de nations ».

La seconde pĂ©riode de gouvernement socialiste (2004-2011) fut caractĂ©risĂ©e par l'emphase mise sur ce que le prĂ©sident JosĂ© Luis RodrĂ­guez Zapatero appela l’« Espagne plurielle », « une Nation plurielle et intĂ©gratrice, fiĂšre de sa diversitĂ© et de son pluralisme linguistique et culturel ». Cette idĂ©e Ă©tait appuyĂ©e, en sus de l’idĂ©e de « nation de nations », sur les propositions du socialiste catalan Pasqual Maragall — prĂ©sident de la GĂ©nĂ©ralitĂ© de Catalogne entre 2003 et 2006 —, mais sans accepter le caractĂšre plurinational de l’État espagnol que celui-ci dĂ©fendait. Pour RodrĂ­guez Zapatero, il ne faisait aucun doute que l’Espagne Ă©tait une nation[261]. La dĂ©claration de Santillana del Mar Ă  laquelle souscrivirent les leaders territoriaux du PSOE en aoĂ»t 2003 affirmait : « la conjugaison de la pluralitĂ© avec le respect dĂ» Ă  la singularitĂ© Ă  l’intĂ©rieur d’un cadre commun, Ă  l’intĂ©rieur d’une rĂ©alitĂ© historique et d’un projet partagĂ© de cohabitation dans un ordre de libertĂ©s ; c’est cela l’Espagne pour nous »[262]. NĂ©anmoins, plusieurs personnalitĂ©s politiques socialistes, comme JoaquĂ­n Leguina, rejetĂšrent l’idĂ©e de l’« Espagne plurielle », particuliĂšrement aprĂšs la polĂ©mique suscitĂ©e par le dĂ©bat et l'approbation du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne en 2006, car ils considĂ©rĂšrent qu’il pouvait dĂ©boucher Ă  sur une restructuration confĂ©dĂ©rale de l'État[263]. Lors de son second mandat (2008-2011), la revendication d’une Espagne plurielle par RodrĂ­guez Zapatero se fit moins visible et il dĂ©fendit l’idĂ©e de l’Espagne comme une nation « unie et diverse », comme il l'affirma dans son discours d'investiture de 2008 : « Une Espagne qui extrait sa richesse de sa diversitĂ©. C’est un pays uni par son passĂ© mais, surtout, uni par son futur. Dans mon idĂ©e de l’Espagne personne n’a plus de droit qu’un autre parce qu’il est nĂ© dans un endroit ou un autre, mais personne ne voit non plus son identitĂ© menacĂ©e et il n’existe pas non plus une maniĂšre unique et obligatoire d’ĂȘtre et de se sentir espagnol »[264].

Lors de la troisiĂšme pĂ©riode de gouvernement socialiste, commencĂ©e en juin 2018 avec le succĂšs de la motion de censure menĂ©e par Pedro SĂĄnchez, le PSOE assuma de nouveau la conception de l’Espagne comme une « nation de nations » mais, comme il en avait Ă©tĂ© lors des deux pĂ©riodes prĂ©cĂ©dentes, sans concevoir l'Espagne comme un État plurinational[265].

À gauche du PSOE sur l’échiquier politique, certaines figures politiques et intellectuelles dĂ©fendent l’idĂ©e d’un État plurinational qui devrait s’organiser sous forme d’une fĂ©dĂ©ration ou d’une confĂ©dĂ©ration, et reconnaissent le « droit Ă  l’autodĂ©termination » des « nations » qui l’intĂšgrent. Selon ce point de vue politique, l’Espagne devrait baser son existence non sur l’histoire et la culture mais sur le « libre consentement » des citoyens et des « peuples » qui la constituent[266].

Émergence de Vox en 2018 : contestion à droite du modùle de l'État des autonomies

L'annĂ©e 2018 marque une forte ascension du parti politique Vox, qui remporte 52 siĂšges de dĂ©putĂ©s au CongrĂšs avec 15,09 % des voix. Ce parti dĂ©fend un ultranationalisme espagnol (« ultraespagnolisme »), en lien avec les idĂ©ologies d'autres formations d'extrĂȘme droite espagnoles et europĂ©ennes[267]. Vox considĂšre que l'unitĂ© nationale espagnole est menacĂ©e par les nationalismes pĂ©riphĂ©riques[268] ; il propose comme solution la fin Ă  l'État des autonomies et la mise en place d'un « État fort » centralisĂ© (« Un seul gouvernement pour toute l'Espagne »)[269], et dĂ©fend un modĂšle essentialiste de la nation espagnole, qu’il ne dĂ©finit pas comme l'ensemble des citoyens mais sous une forme essentialiste, incluant les gĂ©nĂ©rations passĂ©es et celles Ă  venir. Vox prĂ©tend dĂ©fendre l'« Espagne vivante », qu'il oppose Ă  l'« Anti-Espagne (es) » (les « sĂ©paratistes », les « communistes »)[270]. Selon le politologue Carles Ferreira, son « objectif est d'atteindre un État monoculturel et mononational » et pour ce faire il se propose de supprimer « les projets nationaux alternatifs des minories catalane et basque »[271]. Il dĂ©fend l'interdiction des partis et organisations qui « cherchent la destruction de l'unitĂ© territoriale de la Nation et de sa souverainetĂ© »[272] - [273] - [274] et souhaiter doter de la « protection lĂ©gale maximale les symboles de la nation », spĂ©cialement l'hymne, le drapeau et la Couronne, soutenant qu'« aucune offense envers eux ne doit rester impunie ». Vox dĂ©fend le monolinguisme castillan et s'oppose Ă  la coofficialitĂ© des langues propres dans les rĂ©gions oĂč elles sont reconnues[274]. Il propose un « plan intĂ©gral pour la connaissance, la diffusion et la protection » de l'identitĂ© nationale et de l'apport de l'Espagne Ă  la civilisation et Ă  l'histoire universelle, avec une attention spĂ©ciale accordĂ©e aux « gestes et exploits de nos hĂ©ros nationaux »[275]. Tout ceci correspond Ă  une conception de l'espagnolitĂ© « fortement enracinĂ©e dans les mythes ethnonationaux » comme la colonisation de l'AmĂ©rique ou la Reconquista. La dĂ©finition monoculturelle de la nation espagnole a Ă©galement pour consĂ©quence la rejet radical du multiculturalisme et la critique de la sociĂ©tĂ© ouverte[276]. Concernant le contexte international et europĂ©en, le parti prĂ©tend donner la primautĂ© Ă  l'intĂ©rĂȘt national et s'opposer aux lobbys et organisation supranationales, sa position s'identifiant ainsi avec l'euroscepticisme du groupe de VisegrĂĄd[277] - [278] - [279].

Notes et références

  1. Guereña 2001, p. 20.
  2. NĂșñez Seixas 2018, p. 20.
  3. « AragĂłn y Castilla mantuvieron instituciones, aduanas y monedas separadas. Aunque fueron perdiendo fuerza desde finales del siglo XV y principios del siglo XVI, las Cortes de AragĂłn (creadas en 1274), de Valencia (1283), y de Cataluña (1218) — todas ellas sin potestad polĂ­ticas o legislativa alguna pero con importantes atribuciones fiscales —, subsistieron separadamente de las Cortes de Castilla y LeĂłn (unificadas en 1230) hasta 1715. [
] subsistieron igualmente la Generalitat catalana (creada en 1359) y la Generalitat valenciana (1411) [
]. » Fusi 2000, p. 51.
  4. Torres 2004, p. 822-823.
  5. Torres 2004, p. 821-822.
  6. Torres 2004, p. 824-826.
  7. Donézar 2004, p. 100.
  8. Gil Pujol 2004, p. 50.
  9. Gil Pujol 2004, p. 52.
  10. Gil Pujol 2004, p. 41.
  11. NĂșñez Seixas 2018, p. 20-21.
  12. NĂșñez Seixas 2018, p. 21.
  13. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 13.
  14. Fusi 2000, p. 55.
  15. NĂșñez Seixas 2018, p. 22.
  16. Gil Pujol 2004, p. 56-57.
  17. Gil Pujol 2004, p. 58.
  18. Gil Pujol 2004, p. 68.
  19. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 14.
  20. JosĂ© RamĂłn DĂ­az de Durana Ortiz de Urbina, La lucha de bandos en el PaĂ­s Vasco : de los Parientes Mayores a la HidalguĂ­a Universal : GuipĂșzcoa, de los bandos a la provincia (siglos XIV a XVI), Universidad del PaĂ­s Vasco/Euskal Herriko Unibertsitatea, (ISBN 84-8373-085-5), p. 435.
  21. Gil Pujol 2004, p. 45-46.
  22. Torres 2004, p. 819.
  23. Torres 2004, p. 820.
  24. Gil Pujol 2004, p. 69.
  25. NĂșñez Seixas 2018, p. 21-22.
  26. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 15.
  27. Gil Pujol 2004, p. 68-69.
  28. Fuentes 2013, p. 172.
  29. Fuentes 2013, p. 174-175.
  30. Fuentes 2013, p. 175.
  31. NĂșñez Seixas 2018, p. 23.
  32. NĂșñez Seixas 2018, p. 24-25.
  33. Fuentes 2013, p. 175-176.
  34. Fuentes 2013, p. 176.
  35. Fuentes 2013, p. 178-179.
  36. « Los primeros liberales españoles, reunidos en las Cortes de CĂĄdiz (1810-1812), elaboraron una concepciĂłn moderna de la NaciĂłn española como colectividad de los ciutadanos dotados de una ley comĂșn, y que asimismo incorporaba planteamientos orgĂĄnico-historicistas [
] » (NĂșñez Seixas 2018, p. 25).
  37. « La nación española moderna nace al calor de la resistencia contra la ocupación napoleónica » (De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 16).
  38. « [Le Deux-Mai] constitua [
] la base sur laquelle allait s’appuyer la mythologie nationaliste dominante au cours du XIXe siĂšcle et d'une bonne partie du XXe siĂšcle. Le Deux-Mai Ă©quivalait donc au Quatre-Juillet nord-amĂ©ricain, au Quatorze-Juillet français ou Ă  toute autre date se trouvant au fondement de la nation. C’était le commencement de sa libertĂ©, la grande affirmation initiale de son existence » (Álvarez Junco 2011).
  39. « Se creó un moderno nacionalismo español, comparable al naciente en otros países europeos, por el hecho de resistir a Napoleón » (Carr 2003, p. 113).
  40. NĂșñez Seixas 2018, p. 25.
  41. Fuentes 2013, p. 180-181.
  42. Fuentes 2013, p. 182.
  43. Fuentes 2013, p. 181.
  44. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 17.
  45. NĂșñez Seixas 2018, p. 26.
  46. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 18.
  47. Fuentes 2013, p. 182-183.
  48. Radcliff 2018, p. 143.
  49. NĂșñez Seixas 2018, p. 27.
  50. NĂșñez Seixas 2018, p. 33.
  51. Fuentes 2013, p. 184.
  52. Fuentes 2013, p. 185.
  53. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 20.
  54. Fuentes 2013, p. 188-189.
  55. Fuentes 2013, p. 189-190.
  56. Fuentes 2013, p. 186.
  57. Fuentes 2013, p. 190-191; 193.
  58. NĂșñez Seixas 2018, p. 29-30.
  59. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 19.
  60. NĂșñez Seixas 2018, p. 30-31; 35-36.
  61. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 22.
  62. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 21.
  63. NĂșñez Seixas 2018, p. 35-36.
  64. Guereña 2001, p. 19.
  65. NĂșñez Seixas 2018, p. 32.
  66. NĂșñez Seixas 2018, p. 39.
  67. NĂșñez Seixas 2018, p. 37-39.
  68. NĂșñez Seixas 2018, p. 37.
  69. Voir Carta a los españoles de la Princesa de Beira
  70. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 19-20.
  71. Payne 1982, p. 24.
  72. Fuentes 2013, p. 186-187.
  73. « Ante todo destronar
    de BorbĂłn la raza infiel,
    federarnos en tropel,
    con el digno lusitano
    y ser pueblo soberano
    Sin Cristina ni Isabel.
    »
    .
  74. Fuentes 2013, p. 187.
  75. NĂșñez Seixas 2018, p. 34.
  76. Fuentes 2013, p. 188.
  77. Fuentes 2013, p. 187-188.
  78. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 48-49.
  79. Romero Tobar 2013.
  80. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 47-48.
  81. NĂșñez Seixas 2018, p. 47.
  82. Carlos Serrano, Miguel de Unamuno : Entre histoire et littérature, Presses Sorbonne Nouvelle, , 288 p. (lire en ligne), p. 57.
  83. NĂșñez Seixas 2018, p. 47-48.
  84. NĂșñez Seixas 2018, p. 49.
  85. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 48-50.
  86. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 48.
  87. Allusion au cri ÂĄMuera la inteligencia (« Que meure l’intelligence ! ») poussĂ© par certains militaires lors d’un discours de Miguel de Unamuno en 1936, voir Ă  ce sujet l’article Viva la muerte (slogan).
  88. Finer 1976, p. 53, cité dans Martínez Vasseur 2002, loc 1761-1771.
  89. MartĂ­nez Vasseur 2002, loc 1697.
  90. MartĂ­nez Vasseur 2002, loc 1678.
  91. MartĂ­nez Vasseur 2002, loc 1687.
  92. MartĂ­nez Vasseur 2002, loc 1670.
  93. (es) Borja de Riquer, Escolta, Espanya : la cuestión catalana en la época liberal, Madrid, Marcial Pons, coll. « Historia », , 320 p. (lire en ligne), p. 230.
  94. (es) Josep M. Comelles, « De DomĂšnec MartĂ­ i JuliĂ  a Frantz Fanon. Las polĂ­cicas pĂșblicas psiquiĂĄtricas en Cataluña », dans JosĂ© MartĂ­nez PĂ©rez (coord.), La gestiĂłn de la locura. Conocimientos, prĂĄcticas, y escenarios : España, siglos XIX-XX, Ediciones de la Universidad de Castilla-La Mancha, , p. 549.
  95. MartĂ­nez Vasseur 2002, loc 1707.
  96. Bonells 2001, p. 52-54, 103.
  97. MartĂ­nez Vasseur 2002, loc 1716.
  98. (es) Juan Pablo Fusi, El PaĂ­s Vasco : Pluralismo y nacionalidad, Alianza Editorial, , 256 p., p. 12-15.
  99. Bonells 2001, p. 100.
  100. NĂșñez Seixas 2018, p. 41.
  101. NĂșñez Seixas 2018, p. 42.
  102. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 50.
  103. NĂșñez Seixas 2018, p. 41-42.
  104. NĂșñez Seixas 2018, p. 45.
  105. Varela 2013.
  106. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 51.
  107. Moreno LuzĂłn 1999, p. 361.
  108. MartĂ­nez Vasseur 2002, loc 1754-1790.
  109. MartĂ­nez Vasseur 2002, loc 1800.
  110. NĂșñez Seixas 2018, p. 46.
  111. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 51-52.
  112. De Blas Guerrero 2013.
  113. NĂșñez Seixas 2018, p. 49-50.
  114. NĂșñez Seixas 2018, p. 50.
  115. NĂșñez Seixas 2018, p. 55-56.
  116. NĂșñez Seixas 2018, p. 57.
  117. NĂșñez Seixas 2018, p. 53-54.
  118. NĂșñez Seixas 2018, p. 54.
  119. MartĂ­nez Vasseur 2002, loc 1819.
  120. NĂșñez Seixas 2018, p. 51-52.
  121. Castro 2013b.
  122. NĂșñez Seixas 2018, p. 52.
  123. NĂșñez Seixas 2018, p. 53.
  124. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 53-58.
  125. NĂșñez Seixas 2018, p. 58.
  126. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 60.
  127. NĂșñez Seixas 2018, p. 59.
  128. NĂșñez Seixas 2018, p. 59-60.
  129. Bonells 2001, p. 94.
  130. MartĂ­nez Vasseur 2002, loc 1744.
  131. Bonells 2001, p. 96.
  132. GonzĂĄlez Cuevas 2013.
  133. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 114.
  134. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 114-115.
  135. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 116-117.
  136. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 115-116.
  137. Castro et Morales Moya 2013.
  138. NĂșñez Seixas 2018, p. 60.
  139. NĂșñez Seixas 2018, p. 60-61.
  140. MĂĄrquez Padorno 2013.
  141. NĂșñez Seixas 2018, p. 61-62.
  142. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 123.
  143. NĂșñez Seixas 2018, p. 57-58.
  144. Saz 2004, p. 267-268.
  145. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 123-124.
  146. RĂ©fĂ©rence au Protectorat espagnol du Maroc, d’oĂč le coup d’État avait Ă©tĂ© lancĂ© et qui s’était soumis aux insurgĂ©s dĂšs l’éclatement du conflit
  147. NĂșñez Seixas 2018, p. 65.
  148. NĂșñez Seixas 2018, p. 65-66.
  149. NĂșñez Seixas 2018, p. 66-67.
  150. NĂșñez Seixas 2018, p. 66.
  151. NĂșñez Seixas 2018, p. 67.
  152. NĂșñez Seixas 2018, p. 68.
  153. NĂșñez Seixas 2018, p. 68-69.
  154. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 124.
  155. Bonells 2001, p. 127-128.
  156. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 165.
  157. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 165-166.
  158. NĂșñez Seixas 2018, p. 69.
  159. Sur l'attaque du régime contre la symbologie libérale, voir Peyrou et Cruz Romero 2012, p. 82-93.
  160. Fuertes Muñoz 2012, p. 281.
  161. Carr 2001, p. 154.
  162. NĂșñez Seixas 2018, p. 73.
  163. Calzado Aldaria et Torres Fabra 2002, p. 117.
  164. Colomer Rubio 2012.
  165. Calzado Aldaria et Torres Fabra 2002, p. 33.
  166. « El catalanismo debía ser suprimido sin piedad en todas sus manifestaciones » (Carr 2001, p. 154).
  167. Voir Le numéro 123 de la Revista de Historia Contemporånea publié en 2021 El franquismo y el «regionalismo bien entendido»
  168. (ca) Josep Ballester, Temps de quarantena (1939-1959) : Cultura i societat a la postguerra, Valence, Edicions 3i4, , 198 p. (ISBN 84-7502-326-6, OCLC 27109079), p. 26-27 :
    « En el cas del Principat, la repressió fou impressionant. La llengua, i qualsevol símbol o manifestació de catalanita eren prohibits: de la sardana als Jocs Florals o la senyera. La situació al País Valencià era distinta. Ni el grau de consciÚncia nacional ni el desenvolupament cultural del valencianisme, en la pre-guerra i en la guerra, foren tan importants perquÚ les autoritats el tinguessen com a perillós. [...] al País Valencià les autoritats franquistes van sert tolerants amb cert valencianisme ben entÚs »
  169. Calzado Aldaria et Torres Fabra 2002, p. 131.
  170. Calzado Aldaria et Torres Fabra 2002, p. 11.
  171. Prades Plaza 2012.
  172. NĂșñez Seixas 2018, p. 69-70.
  173. SĂĄnchez-Biosca 2012.
  174. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 166-167.
  175. NĂșñez Seixas 2018, p. 72.
  176. NĂșñez Seixas 2018, p. 75.
  177. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 167.
  178. « la transiciĂłn a la democracia que se produjo a la muerte de Franco en 1975 y la posterior liquidaciĂłn de la dictadura, conllevaron la urgencia de «inventar» una identidad española nueva. [
] regiones y nacionalidades constituĂ­an la nueva idea democrĂĄtica de España; la misma voz «España» pareciĂł a veces una expresiĂłn casi vergonzante, a menudo desplazada por la de «Estado español». PareciĂł incluso percibirse que el paĂ­s habĂ­a experimentado un cierto proceso de desnacionalizaciĂłn. » (Fusi 2000, p. 31).
  179. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 169.
  180. « El franquismo desacreditĂł [
] el españolismo y, con el tiempo, dio alternativamente nueva legitimidad a la afirmaciĂłn de la identidad propia y separada de las regiones y territorios histĂłricos del paĂ­s, especialmente de aquĂ©llos como Cataluña, PaĂ­s Vasco y Galicia donde desde finales del siglo XIX, si no desde antes, habĂ­an surgido con mĂĄs o menos fuerza [
] movimientos polĂ­ticos y culturales nacionalistas, que el rĂ©gimen de Franco habĂ­a condenado y prohibido a partir de 1939. » (Fusi 2000, p. 30).
  181. « Les dues dictadures de l 'Espanya del segle XX serien (entre altres coses) intents d’imposar un Ășnic discurs nacionalista autoritari nacionalcatĂČlic per mitjĂ  del que s’ha anomenat la «integraciĂł negativa» dels enemics internsi externs a l’Espanya tradicional, un discurs que va desafiar obertament el paradigma liberal dels doceañistas, de CĂĄnovas i de la Segona RepĂșblica, i que suposava la destrucciĂł de qualsevol pluralitat de cultura i identitat. El resultat va ser que en la nova democrĂ cia el nacionalisme espanyol es va veure contaminat amb un significat unipolar i totalitari. » (Balfour 2008, p. 16).
  182. NĂșñez Seixas 2018, p. 79.
  183. NĂșñez Seixas 2018, p. 79-80.
  184. NĂșñez Seixas 2018, p. 80-81.
  185. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 203.
  186. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 211.
  187. NĂșñez Seixas 2018, p. 183.
  188. Guereña 2001, p. 13.
  189. Quiroga 2011, p. 236-237.
  190. « Eso puede deberse a que el PP aglutina un voto que va de la extrema derecha al centro-derecha, a la derecha "civilizada", que se decĂ­a en la TransiciĂłn » Manuel Hidalgo, « Álvarez Junco: "El populismo suele acabar, si triunfa, en el partido Ășnico" », El Mundo,‎ (lire en ligne).
  191. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 197; 199.
  192. RodrĂ­guez-Flores Parra 2012, p. 332.
  193. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 199.
  194. Dans le cas du Pays valencien, le phĂ©nomĂšne est assez visible : l’incorporation du PSPV, Ă  nette coloration nationaliste, dans la section rĂ©gionale du PSOE — rebaptisĂ©e PSPV-PSOE Ă  cette occasion — Ă  la suite des Ă©lections gĂ©nĂ©rales de 1977 s’accompagne d’une dĂ©fection de nombreux militants et d’une neutralisation des aspirations nationales ; Ă  ce sujet, voir Burgera 1991, p. 210-211.
  195. « Em sembla que, per a no pocs, 1977 ha quedat molt lluny. Aquelles fervors valencianistes s’han apaivagat sota la influĂšncia dels nacionalistes espanyols que dirigeixen en PSOE. » (Burguera 1991, p. 210).
  196. RodrĂ­guez-Flores Parra 2012, p. 336.
  197. RodrĂ­guez-Flores Parra 2012, p. 336-337.
  198. Quiroga 2011, p. 239.
  199. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 200.
  200. JuliĂĄ 2013.
  201. Campuzano Carvajal 2002, loc 3250.
  202. Campuzano Carvajal 2002, loc 3101.
  203. Campuzano Carvajal 2002, loc 3112.
  204. Campuzano Carvajal 2002, loc 3112-3133.
  205. Campuzano Carvajal 2002, loc 3153.
  206. Campuzano Carvajal 2002, loc 3196.
  207. Campuzano Carvajal 2002, loc 3207.
  208. Hermet 2014.
  209. Campuzano Carvajal 2002, loc 3229.
  210. Castiñeira 2006, p. 70.
  211. De la Granja, Beramendi et Anguera 2001, p. 201-202.
  212. Álvarez Junco 2013.
  213. Campuzano Carvajal 2002, loc 3271.
  214. Casassas et Santacana 2004, p. 156.
  215. Selon Juan Linz cité dans Castiñeira 2006, p. 59.
  216. Mayayo 2006.
  217. Pons Prades 1987.
  218. « Force est de constater que la transition n’est plus considĂ©rĂ©e aujourd’hui comme un modĂšle de transition ni mĂȘme comme une transition exemplaire. » (Campuzano 2011, p. 173).
  219. « la historia oficial [
] de la TransiciĂłn excluye los temas vinculados a [la] violencia polĂ­tica. En esa forma de contar las cosas parece que el trĂĄnsito de la dictadura a la democracia se hizo sin apenas traumas, cuando partiĂł por la mitad el paĂ­s, y, a pesar de las polĂ­ticas de reconciliaciĂłn que siguieron desde diferentes instituciones, sobre todo desde el Partido Comunista de España (PCE) y la Iglesia catĂłlica, o a una gran mayorĂ­a de sus miembros, la violencia polĂ­tica fue muy fuerte; existĂ­a una determinada voluntad de mantener las cosas como estaban; de no ir a la democracia. Por es hubo mĂĄs de 200 muertos entre esos años de 1976 a 1979 y muchĂ­simos heridos [
] » (Ruiz Huertas 2010, p. 41).
  220. Campuzano 2011, p. 101, 172-173.
  221. JuliĂĄ 2008, p. 86-88.
  222. Campuzano Carvajal 2002, loc 3271-3332.
  223. Balfour 2008, p. 18-19.
  224. Le politologue français Francisco Campuzano Carvajal confirme cette idĂ©e : « dans leur discours [celui des reprĂ©sentants de la droite nĂ©o-franquiste], l’accĂšs Ă  l’autonomie ne se justifiait que par les bĂ©nĂ©fices qu’elle apporterait aux citoyens : la fin du centralisme hĂ©ritĂ© de la dictature, la promesse d’une plus grande efficacitĂ© dans l’administration des affaires locales et la dĂ©fense de l’identitĂ© rĂ©gionale ou, les cas Ă©chĂ©ant, nationale, voilĂ  les thĂšmes sur lesquels s’est appuyĂ©e la revendication autonomiste. Cette revendication allait rencontrer un Ă©cho d’autant plus favorable que les Ă©lites rĂ©gionales eurent souvent recours au registre des « prĂ©judices comparatifs » [agravios comparativos] auprĂšs de populations qu’inquiĂ©tait la perspective de voir la Catalogne ou le Pays Basque, perçues comme des rĂ©gions Ă©conomiquement nanties, bĂ©nĂ©ficier d’un rĂ©gime de faveur politique. En somme, personne ne voulait ĂȘtre en reste dans la course Ă  l’autonomie, et surtout pas par rapport aux Basques et aux Catalans, lesquels Ă  leur tour se sont sentis lĂ©sĂ©s par une dynamique qui gommait leurs spĂ©cificitĂ©s. Tous les ingrĂ©dients d’une surenchĂšre nationaliste Ă©taient donc rĂ©unis. » (Campuzano Carvajal 2002, loc 3302)
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Annexes

Articles connexes

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  • (es) Javier Varela (Antonio Morales Moya, Juan Pablo Fusi y AndrĂ©s de Blas Guerrero (dirs.)), Historia de la naciĂłn y del nacionalismo español, Barcelone, Galaxia Gutenberg, (ISBN 978-84-8109-997-3), « Crisis de la conciencia nacional en torno al 98 ». Ouvrage utilisĂ© pour la rĂ©daction de l'article
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