LĂ©gende noire espagnole
On appelle lĂ©gende noire espagnole une perception nĂ©gative de l'histoire de l'Espagne, associant de façon manichĂ©enne le pays avec l'intolĂ©rance, le fanatisme religieux et l'obscurantisme. Le terme fut introduit par Julián JuderĂas dans un livre paru en 1914, La leyenda negra y la verdad histĂłrica (La LĂ©gende noire et la vĂ©ritĂ© historique).
Historiographie
Le terme et le concept de « lĂ©gende noire » ont Ă©tĂ© appliquĂ©s Ă l'histoire d'Espagne et dĂ©finis par Julián JuderĂas dans son ouvrage La LĂ©gende noire et la vĂ©ritĂ© historique publiĂ© pour la première fois en janvier-fĂ©vrier 1914 dans cinq numĂ©ros de La IlustraciĂłn Española y Americana[1] - [2]. Ils s'appliquent surtout Ă une vision critique de l'Espagne du XVIe siècle, particulièrement concernant la lutte contre le protestantisme en Europe menĂ©e par Philippe II[3], très diffusĂ©e chez certains historiens protestants[4] - [5].
Julián JuderĂas n’est pas le premier Ă utiliser l'expression « lĂ©gende noire », puisqu’on en trouve trace par exemple dans un discours prononcĂ© en 1899 par Emilia Pardo Bazán, femme de lettres, dĂ©jĂ Ă propos de l’image de l’Espagne, mais il est le premier Ă avoir Ă©tudiĂ© et popularisĂ© ce concept[6].
L'expression est reprise par RĂłmulo D. Carbia dans son Historia de la Leyenda Negra hispanoamericana de 1943, en insistant davantage sur l'existence d'une lĂ©gende noire en AmĂ©rique. Cette perception historique Ă©tait en effet largement diffusĂ©e aux États-Unis durant le XIXe siècle, et fut notamment mise en avant au cours de la guerre amĂ©ricano-mexicaine (1846) puis lors de la guerre hispano-amĂ©ricaine de 1898, lorsque fut republiĂ©e la BrevĂsima relaciĂłn de la destrucciĂłn de las Indias de BartolomĂ© de las Casas[4], qui dĂ©nonce sur un ton polĂ©mique et avec de nombreuses exagĂ©rations les mĂ©faits commis par les colons espagnols lors de la conquĂŞte du Nouveau Monde[7] - [8]. En AmĂ©rique latine, dès la fin du XVIIIe siècle, des auteurs comme le jĂ©suite pĂ©ruvien Juan Pablo Viscardo y Guzmán condamnent la colonisation espagnole, qui se rĂ©sume selon ce dernier Ă quatre mots : « ingratitude, injustice, servitude et dĂ©solation »[9]. Son pamphlet Lettre aux Espagnols-AmĂ©ricains publiĂ© en 1799, repris par Francisco de Miranda, entre autres, aura un grand retentissement dans les colonies espagnoles d'AmĂ©rique et servira de justification Ă la future Ă©mancipation Ă l'Ă©gard de la Couronne espagnole dans les dĂ©cennies 1810-1820.
Dans l'historiographie contemporaine, de nombreux spécialistes de l'histoire d'Espagne, comme Bartolomé Bennassar[10], Jean-Pierre Dedieu ou Gérard Dufour[11] en France, utilisent le concept de « légende noire » pour désigner les exagérations propagées par certains des opposants de l'Inquisition ; leurs recherches remettent notamment en cause le nombre de ses victimes, à certaines époques en particulier, et la fréquence de son utilisation de la torture.
L'historiographie récente attribue également la brutale chute démographique de la population amérindienne davantage au choc bactériologique de l'échange colombien qu'aux violences perpétrées par les Espagnols durant la conquête et la colonisation de l'Amérique, et conteste la nature génocidaire des homicides et des mauvais traitements commis pendant l'empire espagnol[12].
Dans ces théories, l'expression « légende noire » vise à englober ce que ces auteurs considèrent comme une série de mensonges, de légendes, de manipulations et d'exagérations de vérités historiques sur l'histoire espagnole[13].
On considère que l'origine de la légende noire espagnole se situe dans les Pays-Bas des Habsbourg à partir de 1580, continuée ensuite en Angleterre et en France, les principaux rivaux européens de la monarchie espagnole[14]. D'autres auteurs notent qu'en fait elle a eu ses prémices quelques décennies plus tôt en Italie[15]. L'historien américain T.F.Madden[16] l'assimile surtout à la propagande anti-espagnole développée par l'Angleterre à la fin du XVIe siècle pendant les guerres anglo-espagnoles. Cela concerne les croisades, l'Inquisition, la colonisation espagnole, et la plupart des autres critiques anticatholiques traditionnelles.
La légende noire espagnole a joué un rôle essentiel dans la constitution nationale de la Belgique au XIXe siècle [17]. Au même siècle, elle a été récupérée aux États Unis pour justifier moralement l'expansion territoriale de la nouvelle nation aux dépens de l'Espagne et puis le Mexique[18].
D'autres auteurs comme Alfredo Alvar (en), Ricardo GarcĂa Cárcel (en), Lourdes Mateo Bretos et Carmen Iglesias (en) soutiennent toutefois qu'il n'existe pas de lĂ©gende noire, et qu'il s'agit seulement d'une sorte de complexe nĂ©gatif que les Espagnols ont eux-mĂŞmes dĂ©veloppĂ© sur leur image Ă l'Ă©tranger.
La « légende rose »
L'expression « légende rose » est construite pour désigner le pendant opposé à la « légende noire ». Née de la propagande pro-espagnole de la Ligue, en France, et du « parti espagnol » en Angleterre, elle insiste sur la probité des Espagnols, leur désintéressement à servir la religion, leurs droits légitimes sur les territoires contestés. Dans le discours de la Ligue, Philippe II est présenté comme un souverain sans visées expansionnistes qui cherche la paix et la protection de la religion. Les propagandistes pro-espagnols répondent à ceux de l'adversaire : contre la dénonciation des persécutions de protestants en Espagne par l'Inquisition espagnole, ils répliquent par des libelles dénonçant les persécutions de catholiques dans l'Angleterre d'Élisabeth Ire. Un jésuite anglais, le père Gérard, publie notamment un livre intitulé Martyrs de l'inquisition anglaise[19].
Notes et références
- PĂ©rez 2009, Introduction.
- La LĂ©gende Noire de l'Espagne de Julián JuderĂas est considĂ©rĂ© comme l'ouvrage le plus plagiĂ© de l'historiographie espagnole. Lire en ligne
- voir à ce sujet l'article Soulèvement des Pays-Bas espagnols
- « Black legend » dans l'Encyclopædia Britannica.
- « Par lĂ©gende noire nous entendons l’atmosphère crĂ©Ă©e par les rĂ©cits fantastiques qui ont Ă©tĂ© publiĂ©s sur notre patrie dans presque tous les pays, les descriptions grotesques qu’on a toujours faites du caractère des Espagnols – individuellement et collectivement –, la nĂ©gation ou en tout cas l’ignorance systĂ©matique de tout ce qui nous est favorable et nous honore dans les divers domaines de la culture et de l’art, les accusations qu’à toutes les Ă©poques on a portĂ©es contre l’Espagne, Ă partir de faits exagĂ©rĂ©s, mal interprĂ©tĂ©s ou totalement faux … », citĂ© par Joseph PĂ©rez, La LĂ©gende noire de l’Espagne, Paris, Fayard, 2009, p. 8, Ă partir de l’édition de 2003 du texte de JuderĂas.
- Alexandra Merle et Eric Leroy du Cardonnoy, « Légendes noires et identités nationales en Europe (fin Moyen Age-XIXe siècle) », sur kmrsh.unicaen.fr/mrsh/hce, Revue d'histoire culturelle de l'Europe, (consulté le )
- Nicole Giroud, Une mosaïque de Fr. Bartholomé de las Casas (1484-1566) : histoire de la réception dans l'histoire, la théologie, la société, l'art et la littérature, Éditions Universitaires de Fribourg Suisse, 2002, p. 149 : « Les exagérations ».
- Consuelo Varela, introduction Ă la BrevĂsima, Castalia, Madrid, 1999, (ISBN 84-7039-833-4), p. 34-46.
- (es) Miguel Angel Barrios, « El jesuita Juan Pablo Viscardo y Guzmán en el origen del nacionalismo americano », sur nacionalypopular.com, (consulté le ).
- Bennassar, dans L'Inquisition espagnole (chap. I, p. 15-16), indique qu'Henry-Charles Lea « n'éprouvait aucune sympathie pour le Saint-Office », mais que la conclusion de son History of the Inquisition in Spain (1906-1907), qui « reste, en dépit de [son ancienneté], l'ouvrage le plus documenté sur le sujet », est que « Llorente exagère énormément » (tome IV, livre IX, chapitre 2, p. 516-525). De même, Henry Kamen, dans The Spanish Inquisition: A Historical Revision, écrit : « Llorente came up with the incredible figures of 31,912 relaxations in person, 17,659 relaxations in effigy, and 291,450 penitents, a grand total of 341,021 victims. All the historical evidence has shown this greatly exaggerated figure to be without any foundation » (p. 280-281 de l'édition de 1965).
- GĂ©rard Dufour, spĂ©cialiste reconnu de Llorente, Ă©crit dans l'article Juan Antonio Llorente, de servidor a crĂtico de la InquisiciĂłn (Historia 16, no 83, 1983, (ISSN 0210-6353)) : « Lo que interesaba en la Historia crĂtica no era tanto lo que decĂa Llorente como lo que permitĂa decir contra los ultrarrealistas de otra sociedad secreta, muy temida por los liberales franceses: CongrĂ©gation. Creyendo hacer una obra histĂłrica, Llorente habĂa hecho obra polĂtica ».
- Frédéric Dorel, « La thèse du « génocide indien » : guerre de position entre science et mémoire », Amnis, no 6, 2006, mis en ligne le 01 juin 2006, consulté le 13 janvier 2015.
- (es) « Julián JuderĂas », sur La Esfera de los Libros (consultĂ© le )
- Alexandra Merle, Revue d'histoire culturelle de l'Europe, Légendes noires et identités nationales en Europe, Tyrans, libertins et crétins : de la mauvaise réputation à la légende noire, (lire en ligne), « Philippe II d’Espagne : construction, diffusion et renouvellement d’une légende noire (XVIe-XIXe siècle) »
- (en) K. W. Swart, « The Black Legend during the Eighty Years War », dans Britain and the Netherlands, Springer Netherlands, (ISBN 978-94-010-1363-5, DOI 10.1007/978-94-010-1361-1_3, lire en ligne), p. 36–57
- (en) Thomas F. Madden, « The real Inquisition », The National Review,‎
- François Hansoul, « La légende noire espagnole dans le roman historique d’Henri Moke : une reconstruction orangiste de l’histoire ? », Cahiers Mémoire et Politique,‎ (ISSN 2295-0311, DOI 10.25518/2295-0311.140, lire en ligne, consulté le )
- (en) Tony Horwitz, « Immigration — and the Curse of the Black Legend », The New York Times,‎ (lire en ligne)
- (es) Ricardo GarcĂa Carcel, La leyenda negra. Historia y opiniĂłn, Madrid, Alianza Editorial, , p. 101-102
Annexes
Bibliographie
- Julián JuderĂas, La leyenda negra y la verdad histĂłrica, Salamanque, Junta de Castilla y LeĂłn, 2003, (ISBN 84-9718-225-1)
- RĂłmulo D. Carbia, Historia de la Leyenda Negra hispanoamericana, Madrid, Marcial Pons Historia, 2004, (ISBN 84-95379-89-9)
- Pierre Chaunu, « La Légende noire antihispanique », Revue de psychologie des peuples, XIX, 1964
- Sophie Lamoureux, Les légendes noires. Anthologie des personnages détestés de l’Histoire, Casterman, 2014
- Vaca de Osma, El Imperio y la leyenda negra, Madrid, Rialp, 2004, (ISBN 84-321-3499-6)
- Joseph Pérez, La légende noire de l'Espagne, Fayard, , 256 p. (ISBN 978-2-213-65291-7, lire en ligne).
- Ricardo GarcĂa Carcel, La leyenda negra, Historia y opiniĂłn, Alianza Editorial, Madrid, 1992. (ISBN 84-206-2704-6)
- MarĂa Elvira Roca Barea, Imperiofobia y leyenda negra. Roma, Rusia, Estados Unidos y el Imperio español, ed. Siruela, Madrid, 2016. (ISBN 978-84-16854-23-3)