Russie dans la PremiĂšre Guerre mondiale
La Russie est un des belligérants majeurs de la PremiÚre Guerre mondiale : d' à , elle combat dans le camp de l'Entente contre les Empires centraux.
Au début du XXe siÚcle, l'Empire russe fait figure de grande puissance par l'immensité de son territoire, le volume de sa population, ses ressources agricoles. Son réseau ferroviaire et son industrie connaissent un développement rapide mais elle n'a pas encore rattrapé son retard sur les puissances occidentales, l'Empire allemand en particulier. La guerre russo-japonaise de 1904-1905, suivie de la révolution de 1905, révÚlent les faiblesses de son appareil militaire et mettent à nu de profonds clivages politiques et sociaux auxquels s'ajoute la question des minorités nationales.
Les rivalitĂ©s opposant la Russie Ă l'Allemagne et Ă l'Autriche-Hongrie l'entraĂźnent Ă conclure une alliance avec la France et s'impliquer dans les affaires des Balkans. La Crise de juillet ouvre un conflit gĂ©nĂ©ral oĂč la Russie est alliĂ©e de la France et du Royaume-Uni.
L'empereur Nicolas II croit rétablir son pouvoir autocratique et refaire l'unité de son peuple par une guerre victorieuse mais l'armée, mal équipée et mal préparée pour une guerre longue, accumule les défaites en 1914 et 1915 : l'Empire subit de lourdes pertes humaines et territoriales. Malgré les entraves à son commerce extérieur, la Russie met sur pied une économie de guerre et remporte des victoires partielles en 1916.
Mais le discrédit de la classe dirigeante, l'inflation et les pénuries en ville, les revendications insatisfaites des paysans et des minorités nationales conduisent à l'éclatement du pays : la révolution de février-mars 1917 balaie le régime du tsar. Un gouvernement provisoire aux aspirations démocratiques tente de relancer l'effort de guerre mais l'armée, minée par les désertions et mutineries, se disloque.
La révolution d'octobre-novembre 1917 entraßne la dissolution de l'armée et des cadres économiques et sociaux. Le régime des bolcheviks signe avec l'Allemagne le traité de Brest-Litovsk, le , abandonnant l'Ukraine, les pays baltes et le Caucase. La Russie déchirée passe bientÎt de la guerre internationale à la guerre civile.
Contexte
Une grande puissance et ses limites
Ă la veille de la Grande Guerre[1], la Russie est lâĂtat le plus peuplĂ© dâEurope : avec 175 millions dâhabitants, elle a prĂšs de 3 fois la population de lâAllemagne, une armĂ©e de 1,3 million dâhommes avec prĂšs de 5 millions de rĂ©servistes. Sa croissance industrielle, de lâordre de 5% par an entre 1860 et 1913, lâimmensitĂ© de son territoire et de ses ressources naturelles en font un gĂ©ant stratĂ©gique. Le rĂ©seau ferroviaire russe passe de 50 000 km en 1900 Ă 75 000 en 1914. La production de charbon monte de 6 millions de tonnes en 1890 Ă 36 millions en 1914. Celle de pĂ©trole, grĂące aux gisements de Bakou, est la deuxiĂšme du monde. En Allemagne, le chef dâĂ©tat-major Moltke prĂ©dit quâen raison de la rapide croissance russe, la puissance militaire allemande sera surclassĂ©e par celle de ses adversaires Ă partir de 1916-1917, tandis que la France, forte de lâalliance franco-russe de 1892, sâattend Ă ce que le « rouleau compresseur russe » Ă©crase lâAllemagne au premier mouvement hostile[2].
Cependant, cette puissance repose sur des bases instables. La production industrielle russe, au 4e rang mondial, surpasse celles de la France et de lâAutriche-Hongrie mais arrive loin derriĂšre celles des trois premiers, Ătats-Unis, Royaume-Uni et Allemagne. Le dĂ©veloppement de lâarmĂ©e, des chemins de fer et des industries dĂ©pend largement des emprunts dâĂtat, souscrits notamment en France, et des importations de capitaux et technologies Ă©trangers. Les intĂ©rĂȘts de la dette, la plus Ă©levĂ©e du monde, tendent Ă surpasser lâexcĂ©dent commercial. En 1914, 90% du secteur minier, 100% du pĂ©trole, 40% de la mĂ©tallurgie et 50% de lâindustrie chimique appartiennent Ă des firmes Ă©trangĂšres. MalgrĂ© des tarifs douaniers Ă©levĂ©s, lâindustrie russe est peu concurrentielle et le pays doit importer la plus grande partie de ses machines tandis que les exportations sont surtout reprĂ©sentĂ©es par les produits agricoles (63% en 1913) et le bois (11%)[3].
Le secteur agricole emploie encore, en 1914, 80% de la population active, et son taux de croissance, de lâordre de 2% par an, suffit Ă peine Ă compenser une croissance dĂ©mographique de 1,5% par an, dâautant plus quâune grande partie de la production agricole est exportĂ©e pour couvrir les importations industrielles et la dette. La productivitĂ© est faible, environ le tiers de celles de lâAngleterre ou de lâAllemagne pour le blĂ©, la moitiĂ© pour les pommes de terre. Le pays connaĂźt des famines comme celle de 1891 et, mĂȘme en annĂ©e normale, les rĂ©gions de peuplement russe, au climat rude et aux sols pauvres, dĂ©pendent des rĂ©gions allogĂšnes plus fertiles[4].
Lâindustrie, avec 3 millions dâouvriers en 1914, ne reprĂ©sente que 1,75% de la population mais sa croissance rapide pose de redoutables problĂšmes sociaux : les ouvriers, mal logĂ©s dans des villes insalubres, sont sensibles aux propagandes rĂ©volutionnaires des socialistes bolcheviks ou mencheviks, des socialistes-rĂ©volutionnaires populistes et des anarchistes[5]. La paysannerie est mal nourrie et mal Ă©duquĂ©e ; alors que le prĂ©lĂšvement fiscal par habitant est supĂ©rieur Ă celui du Royaume-Uni, lâĂtat, en 1913, dĂ©pense 970 millions de roubles pour lâarmĂ©e et seulement 154 pour la santĂ© et lâĂ©ducation[6]. En 1913, le pays compte encore 70% dâanalphabĂštes[7]. Cependant, lâenseignement primaire progresse rapidement, surtout autour des grandes villes : le taux dâalphabĂ©tisation atteint 90% chez les jeunes recrues de 1914 dans les gouvernements de Moscou et de Saint-PĂ©tersbourg. Les jeunes paysans Ă©duquĂ©s, mieux au fait des nouvelles techniques et des procĂ©dures, deviennent plus revendicatifs et cherchent Ă Ă©chapper Ă lâemprise de la commune paysanne et des grands propriĂ©taires[8].
Lâintelligentsia connaĂźt elle aussi un dĂ©veloppement rapide : le nombre dâĂ©tudiants passe de 5 000 en 1860 Ă 79 000 (dont 45% de femmes) en 1914, sans arriver Ă combler lâĂ©cart culturel entre la masse et les Ă©lites[8].
- Un décollage industriel en cours : locomotive Parovoz H fabriquée à Kolomna, 1913.
- Une péniche transportant des chariots à chevaux sur l'Ienisseï, 1913.
- Paysans de la province de Vologda (Russie du nord), 1890.
- Puits de pétrole de Bakou, v. 1890.
- Classe d'une Ă©cole de zemstvo, v. 1908-1912.
Un pays divisé
Lâautocratie de la dynastie Romanov qui, au XIXe siĂšcle, semblait jouir dâune autoritĂ© absolue, est de plus en plus remise en cause. La famine russe de 1891-1892 dans les provinces de la Volga et de lâOural, accompagnĂ©e dâĂ©pidĂ©mies de cholĂ©ra et de typhus, est trĂšs mal gĂ©rĂ©e par les autoritĂ©s qui interdisent la diffusion dâinformations « alarmistes » et songent surtout Ă maintenir les exportations de cĂ©rĂ©ales. Les zemstvos (unions provinciales) et lâintelligentsia se mobilisent en associations pour venir en aide aux paysans et, la crise passĂ©e, revendiquent des droits politiques : câest Ă cette Ă©poque que beaucoup dâintellectuels, influencĂ©s par TolstoĂŻ, se convertissent aux idĂ©es rĂ©volutionnaires[9].
La guerre russo-japonaise de 1904-1905 met Ă nu les faiblesses structurelles de la machine militaire russe et surtout lâincompĂ©tence dâune grande partie du haut commandement. Les gĂ©nĂ©raux de lâarmĂ©e de terre, sur le front de Mandchourie, envoient des troupes mal Ă©quipĂ©es, mal formĂ©es aux armements modernes, mal ravitaillĂ©es par lâinterminable voie du TranssibĂ©rien, se faire tuer dans des charges Ă la baĂŻonnette tandis que la flotte de la mer Baltique, envoyĂ©e dans le Pacifique, est anĂ©antie par les Japonais Ă la bataille de Tsushima (27-28 mai 1905). La bourgeoisie libĂ©rale des zemstvos, qui avait soutenu lâeffort de guerre, sâindigne ; lâindustriel Alexandre Goutchkov mĂšne une campagne pour dĂ©noncer lâincurie de la bureaucratie et des chefs militaires promus par la faveur de la Cour[10].
Le discrĂ©dit du pouvoir et la crise Ă©conomique provoquĂ©s par la guerre contre le Japon dĂ©bouchent sur la rĂ©volution russe de 1905 qui Ă©clate dâabord Ă Saint-PĂ©tersbourg en janvier[11] avant de sâĂ©tendre aux campagnes : environ 3 000 manoirs de grands propriĂ©taires (15% du total) sont dĂ©truits par les paysans en 1905-1906. Dans beaucoup de villages, les paysans sâorganisent en communes autonomes, rĂ©clamant le suffrage universel et la rĂ©forme agraire par distribution des terres. De janvier Ă octobre 1905, lâarmĂ©e est envoyĂ©e pas moins de 2 700 fois pour rĂ©primer les rĂ©voltes ; il arrive dâailleurs que les soldats, eux-mĂȘmes dâorigine paysanne, refusent dâobĂ©ir et se mutinent[12]. Lâagitation des campagnes est endĂ©mique tout au long de la dĂ©cennie et lâarmĂ©e est envoyĂ©e pour la rĂ©primer en 1901, 1902, 1903, 1909 et de nouveau en 1913[13].
Nicolas II, pour sauver son trĂŽne, doit signer le Manifeste du 17 octobre 1905 (30 octobre en calendrier grĂ©gorien) qui instaure un parlement, la Douma d'Ătat, et la libertĂ© de presse et de rĂ©union[14]. Piotr Stolypine, nommĂ© ministre de lâIntĂ©rieur en avril 1906 puis premier ministre en juillet 1907, promeut une sĂ©rie de rĂ©formes : enseignement obligatoire, droits civils accordĂ©s aux Juifs et aux vieux-croyants, promotion dâune classe de petits propriĂ©taires par le dĂ©mantĂšlement de la commune paysanne, rĂ©forme de lâadministration et de la condition ouvriĂšre. Ce programme aurait peut-ĂȘtre pu Ă©viter la rĂ©volution mais aurait nĂ©cessitĂ© pour aboutir, dit Stolypine, « vingt ans de paix ». Lui-mĂȘme est assassinĂ© en 1911 par un socialiste-rĂ©volutionnaire[15].
- Barricade dans le quartier ouvrier de Sormovo (en) (gouvernement de Nijni Novgorod), 12 décembre 1905.
Peuples et nationalités
Dans une Europe oĂč sâimpose le principe de lâĂtat-nation, lâEmpire russe apparaĂźt de plus en plus comme une « prison des peuples », mĂȘme si la formule nâest lancĂ©e par LĂ©nine quâen 1914. Si le grand-duchĂ© de Finlande, annexĂ© par la Russie en 1809, conserve une relative autonomie, lâĂtat impĂ©rial ne fait rien pour satisfaire les revendications autonomistes et culturelles des autres peuples pĂ©riphĂ©riques. Avec le dĂ©veloppement de la classe moyenne urbaine, le sentiment dâidentitĂ© sâaffirme face Ă lâĂtat russe, mais aussi aux anciennes Ă©lites germano-baltes en Estonie et Lettonie, polonaises en Lituanie. En Pologne russe, le sentiment national, venu de la culture urbaine, se propage parmi les ouvriers et paysans, alors quâen Ukraine, sous lâinfluence des RuthĂšnes dâAutriche-Hongrie dont les droits culturels sont beaucoup plus affirmĂ©s, il touche surtout la paysannerie, la population urbaine Ă©tant plutĂŽt russe (ou russifiĂ©e), polonaise, allemande ou juive[16].
Pour contrecarrer les courants rĂ©volutionnaires, les cercles rĂ©actionnaires encouragent la crĂ©ation de partis monarchistes, antisocialistes et antisĂ©mites, le plus important Ă©tant lâUnion du peuple russe ; ces groupes connus sous le nom gĂ©nĂ©rique de Cent-Noirs organisent une sĂ©rie de pogroms Ă partir de 1905. Le tsar lui-mĂȘme leur est favorable[17].
Panslavisme et menace allemande
La plus grande libertĂ© dâexpression aprĂšs 1905, dans la vie politique et dans la presse, permet aussi la libre expression du nationalisme grand-russe, du panslavisme et de lâantigermanisme. Celui-ci se nourrit de la position sociale avantageuse des Allemands de Russie, parmi lesquels se trouvent beaucoup de riches propriĂ©taires, de hauts fonctionnaires et de dignitaires de la Cour (lâimpĂ©ratrice Alexandra Fedorovna est allemande), et de la supĂ©rioritĂ© de lâĂ©conomie de l'Empire allemand qui inonde la Russie de ses capitaux et de ses produits industriels. En 1914, un Ă©ditorialiste du journal NovoĂŻĂ© VrĂ©mia Ă©crit : « Dans les vingt derniĂšres annĂ©es, notre voisin occidental [lâAllemagne] a tenu fermement dans ses crocs les sources vitales de notre prospĂ©ritĂ© et, tel un vampire, a sucĂ© le sang du paysan russe »[18]. Ă la veille de la guerre, l'Allemagne reprĂ©sente 47% du commerce extĂ©rieur de la Russie[19]. En 1915, un officier russe explique au journaliste amĂ©ricain John Reed pourquoi les paysans russes sont « pleins de patriotisme » pour combattre les Allemands : « Ils haĂŻssent les Allemands. Voyez-vous, la plupart des machines agricoles viennent dâAllemagne, et ces machines ont privĂ© beaucoup de paysans de leur travail, en les envoyant dans les usines de Petrograd, Moscou, Riga et Odessa. Sans compter que les Allemands inondent la Russie de produits bon marchĂ©, ce qui cause la fermeture de nos usines et met des milliers dâouvriers au chĂŽmage ». John Reed, sceptique, note cependant que les paysans russes ont encore plus de raisons dâen vouloir Ă leurs seigneurs quâaux Allemands[20].
Mais les milieux cultivĂ©s en Russie sâinquiĂštent aussi de la politique mondiale de Guillaume II qui vise Ă Ă©tendre la puissance militaire et coloniale allemande dans le monde, et de celle de lâAutriche-Hongrie, alliĂ©e de lâAllemagne, qui affiche ses ambitions dans les Balkans. Lors de la crise bosniaque de 1908, Alexandre Goutchkov, chef de file du parti modĂ©rĂ© des Octobristes, dĂ©nonce comme un « Tsushima diplomatique » lâabsence de rĂ©action russe Ă lâannexion de la Bosnie-HerzĂ©govine par la double monarchie. Les partis modĂ©rĂ©s, libĂ©raux ou de droite appellent Ă la fermetĂ© face Ă lâalliance austro-allemande. La menace du pangermanisme alimente le panslavisme dans une partie des Ă©lites russes[21]. Lors du congrĂšs panslave de Prague en juillet 1908, des dĂ©lĂ©guĂ©s de la Douma russe proposent aux Slaves dâAutriche-Hongrie et des Balkans de constituer une fĂ©dĂ©ration avec la Russie. Les partisans du panslavisme forment des sociĂ©tĂ©s de soutien aux « peuples frĂšres » slaves contre lâEmpire ottoman pendant les Guerres balkaniques de 1912-1913[22]. En 1912, le prince Grigori TroubetskoĂŻ (ru), chargĂ© des affaires ottomanes et balkaniques au ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres, est favorable Ă lâextension de lâhĂ©gĂ©monie russe sur les Balkans et Constantinople. Le grand-duc Nicolas NikolaĂŻevitch, oncle du tsar et gendre du roi Nicolas de MontĂ©nĂ©gro, est aussi gagnĂ© Ă la cause panslave[21].
Alexandre Goutchkov, devenu prĂ©sident de la commission de la DĂ©fense Ă la Douma, soutient un programme de rĂ©armement massif mais il le subordonne Ă une rĂ©forme du haut commandement : il demande que lâĂ©tat-major de la Marine impĂ©riale russe passe sous le contrĂŽle du gouvernement et non plus de la Cour, et que lâavancement sây fasse au mĂ©rite et non plus par faveur. Nicolas II nâaccepte cette rĂ©forme quâĂ contrecĆur, sur lâinsistance de son premier ministre Stolypine, et en faisant confirmer par le parlement son titre de chef suprĂȘme des armĂ©es[23].
Cependant, les dirigeants russes sont conscients du risque dâune guerre avec lâAllemagne. LâĂ©tat-major et le ministre des Affaires Ă©trangĂšres, SergueĂŻ Sazonov, estiment que lâarmĂ©e ne sera pas prĂȘte avant 1917. En , le ministre de lâIntĂ©rieur, Piotr Dournovo, affirme, dans un mĂ©morandum adressĂ© au tsar, quâune guerre ne peut quâexacerber les tensions politiques et sociales en Russie et dĂ©boucher sur une rĂ©volution dĂ©vastatrice. Ă lâinverse, LĂ©nine, alors en exil, Ă©crit Ă Maxime Gorki en 1913 : « Une guerre entre lâAutriche et la Russie serait trĂšs favorable Ă la rĂ©volution mais il est peu probable que François-Joseph et Nikolacha [Nicolas II] nous fassent ce plaisir »[24].
La Russie en guerre
LâentrĂ©e en guerre
Lâattentat du et lâultimatum austro-hongrois Ă la Serbie du 23 juillet poussent la Russie Ă soutenir son alliĂ© serbe face Ă la double monarchie. Ainsi, de grandes manifestations se rassemblent devant lâambassade austro-hongroise Ă Saint-PĂ©tersbourg. Le , au conseil des ministres, le ministre de lâagriculture Alexandre KrivochĂ©ĂŻne (en) dĂ©clare : « Lâopinion publique ne comprendrait pas pourquoi, au moment critique impliquant les intĂ©rĂȘts de la Russie, le gouvernement impĂ©rial a rĂ©pugnĂ© Ă agir hardiment ». Le ministre des Affaires Ă©trangĂšres SergueĂŻ Sazonov avertit le tsar que « sâil ne cĂ©dait au peuple qui rĂ©clame la guerre et ne dĂ©gainait pas lâĂ©pĂ©e au nom de la Serbie, il courait le risque dâune rĂ©volution, voire de la perte de son trĂŽne ». Le , Nicolas II se rĂ©signe Ă ordonner la mobilisation gĂ©nĂ©rale : lâAllemagne, qui en a fait autant, dĂ©clare la guerre Ă la Russie le 1er aoĂ»t[25]. Les partis dâopposition se rallient Ă la dĂ©fense nationale, les mouvements de grĂšve, nombreux depuis 1912, sâarrĂȘtent, et la foule saccage lâambassade dâAllemagne Ă Saint-PĂ©tersbourg (en). Le , une foule nombreuse se rassemble devant le Palais d'Hiver pour acclamer lâempereur et se met Ă genoux en chantant lâhymne Dieu protĂšge le tsar. La plupart des manifestants sont des bourgeois ou des employĂ©s venus sur ordre mais Nicolas II croit avoir refait lâunion de son peuple et confie au prĂ©cepteur de ses enfants : « Je suis sĂ»r quâil se produira maintenant en Russie un mouvement analogue Ă celui de la grande guerre de 1812 ». Le , la Douma dĂ©cide de sâautodissoudre jusquâĂ la fin des hostilitĂ©s pour ne pas causer dâembarras au gouvernement[26].
Des buts de guerre à définir
Le , le grand-duc Nicolas NikolaĂŻevitch, chef de lâarmĂ©e russe, lance un appel aux peuples slaves d'Autriche-Hongrie pour qu'ils se joignent Ă la Russie. Pour couper court aux tentatives des Austro-Allemands visant Ă soulever la Pologne russe, il appelle « Ă la renaissance sous ce sceptre [russe] d'une Pologne libre de sa foi, de son langage et ayant droit de se gouverner elle-mĂȘme ». Cette proclamation, approuvĂ©e en sous-main par le tsar et le conseil des ministres, se rĂ©vĂ©lera vite en contradiction avec la rĂ©alitĂ© de l'occupation russe en Pologne[27]. Les Russes, qui occupent la Galicie orientale aprĂšs la dĂ©bĂącle de l'armĂ©e austro-hongroise Ă la bataille de Lemberg, y mĂšnent une politique de russification, implantent des fonctionnaires russes et ferment 3 000 Ă©coles polonaises et ruthĂšnes[28].
La Porte ottomane se referme
LâEmpire ottoman, restĂ© en retrait lors de la crise de juillet, tarde Ă sâengager dans un camp ou dans lâautre. Cependant, il songe Ă sa revanche sur les traitĂ©s de 1878 et, le 2 aoĂ»t, il signe un traitĂ© secret dâalliance germano-ottomane. LâarrivĂ©e des croiseurs allemands Goeben et Breslau, qui se rĂ©fugient dans les DĂ©troits turcs pour Ă©chapper Ă la Royal Navy, modifie lâĂ©quilibre des forces en mer Noire : Guillaume II les vend au sultan avec leurs Ă©quipages et leurs commandants. Le , lâEmpire ottoman dĂ©nonce la convention des DĂ©troits et ferme les Dardanelles au commerce Ă©tranger ; quelques jours plus tard, il abroge les capitulations et ferme toutes les juridictions et bureaux de poste Ă©trangers. La mer Baltique Ă©tant dĂ©jĂ sous contrĂŽle allemand, le blocus de la mer Noire interrompt les relations maritimes entre la Russie et ses alliĂ©s. Le 29 octobre, sur ordre du ministre de la Guerre Enver Pacha, la flotte germano-ottomane bombarde Odessa, SĂ©bastopol et NovorossiĂŻsk : la Russie rĂ©agit en dĂ©clarant la guerre Ă lâEmpire ottoman le 2 novembre, suivie par la France et le Royaume-Uni le 5 novembre[29].
Sur le front du Caucase, lâoffensive ottomane de SarıkamÄ±Ć en dĂ©cembre 1914-janvier 1915 est un dĂ©sastre total : lâarmĂ©e ottomane, mal Ă©quipĂ©e, perd deux corps dâarmĂ©e par le froid et les maladies plus que par les combats. Cependant, lâoffensive britannique des Dardanelles, maritime en , puis terrestre par dĂ©barquement dans la pĂ©ninsule de Gallipoli de Ă , se rĂ©vĂšle une impasse[30]. En 1915 et 1916, la marine russe mĂšne plusieurs opĂ©rations en mer Noire sans parvenir Ă faire sauter le barrage des DĂ©troits[31].
- « Chez nos alliés russes » : la marine impériale russe en mer Noire bombarde Varna en Bulgarie qui vient de rejoindre les Empires centraux (en haut) ; arrivée à Petrograd de la mission militaire française du général Albert d'Amade (en bas). Images du magazine français L'Illustration, 30 octobre 1915.
- « Avec les armées russes du Caucase », aménagement de routes par des volontaires arméniens pendant la bataille d'Erzurum, Le Miroir, 14 mai 1916.
LâĂ©preuve de la guerre
Lâenthousiasme initial du pouvoir nâest guĂšre partagĂ© par la masse du peuple : plusieurs observateurs Ă©trangers notent quâil nây a pas de foule ni de fanfare dans les gares pour acclamer les troupes et que les recrues paysannes se mettent en route avec un air sombre et rĂ©signĂ©[32]. DĂšs les premiĂšres semaines de la guerre, certains soldats ne cachent pas leur mauvaise humeur : « Qui diable nous a fichu cette guerre ? On se mĂȘle des affaires des autres ! », « On est de Tambov, les Allemands ne vont pas aller jusque-là », « Quâils aillent donc se battre eux-mĂȘmes. Encore un petit peu, et on va rĂ©gler des comptes avec vous ». La plupart nâont quâune trĂšs vague idĂ©e des causes de la guerre, ne savent pas ce quâest la Serbie ni mĂȘme lâAllemagne[33].
Sous la tutelle du gĂ©nĂ©ral Soukhomlinov, ministre de la Guerre depuis 1909, la Russie a acquis de grandes quantitĂ©s dâarmement mais le commandement militaire reste dominĂ© par des gĂ©nĂ©raux venus de la noblesse de cour et de la cavalerie de la Garde, maĂźtrisant mal les techniques militaires modernes. Le grand-duc Nicolas NikolaĂŻevitch, chef nominal des armĂ©es, n'est pas un expert militaire. La coordination est mauvaise entre le ministĂšre, lâĂ©tat-major gĂ©nĂ©ral (Stavka) basĂ© Ă Baranavitchy et les commandants de fronts[34].
En 1914, lâarmĂ©e entiĂšre nâa que 679 voitures Ă moteur et lâessentiel des transports se fait en charrette. La 2e armĂ©e, qui doit jouer un rĂŽle dĂ©cisif dans lâoffensive en Prusse-Orientale, nâa que 25 tĂ©lĂ©phones de campagne et un tĂ©lĂ©graphe souvent en panne, ce qui lâoblige Ă envoyer des estafettes chercher les tĂ©lĂ©grammes au bureau de poste de Varsovie. LâĂ©tat-major russe, comme celui des autres belligĂ©rants, avait comptĂ© sur une guerre courte : la rĂ©serve de munitions, 7 millions dâobus au dĂ©but du conflit, se rĂ©vĂšle trĂšs vite insuffisante alors que le ministĂšre nâa pas prĂ©vu de plan de production de guerre. DĂšs le dĂ©but de 1915, les recrues doivent sâentraĂźner sans fusils et, quand elles partent au front, attendre pour rĂ©cupĂ©rer les armes des hommes tuĂ©s. Personne nâa envisagĂ© que la guerre durerait au-delĂ de lâautomne et il nây a mĂȘme pas de stocks suffisants de vĂȘtements dâhiver pendant la bataille des Carpates. Les soldats manquent de chaussures et de harnachement parce que la quasi-totalitĂ© du tanin pour le cuir Ă©tait importĂ© dâAllemagne. Le matĂ©riel importĂ© des pays alliĂ©s et des Ătats-Unis nâarrive que lentement ; il est trĂšs hĂ©tĂ©roclite et, Ă la fin de la guerre, lâinfanterie utilise 10 calibres diffĂ©rents[35]. La plupart des gĂ©nĂ©raux comprennent mal la logique de la guerre de positions et nĂ©gligent de faire creuser des tranchĂ©es, ou se contentent d'une seule ligne superficielle. AlexeĂŻ Broussilov, chef de la 8e armĂ©e, est un des rares commandants Ă prescrire une triple ligne de dĂ©fense mais s'aperçoit que ses subordonnĂ©s nĂ©gligent ses consignes[36].
LâarmĂ©e russe, mal ravitaillĂ©e et le plus souvent mal commandĂ©e, est mise en dĂ©route par les grandes offensives des Empires centraux en 1915 : Austro-Hongrois et Allemands en Galicie, Allemands seuls en Pologne centrale. Les grandes forteresses russes, Ivangorod, Novogeorgievsk, Grodno, Osowiec, Kovno, encerclĂ©es et pilonnĂ©es par lâartillerie lourde allemande, doivent capituler avec leurs stocks de munitions pĂ©niblement reconstituĂ©s. La stratĂ©gie de « terre brĂ»lĂ©e » ordonnĂ©e par lâĂ©tat-major russe entraĂźne la destruction des usines, entrepĂŽts et silos tandis que des centaines de milliers de civils sont Ă©vacuĂ©s en catastrophe vers lâest[37]. La perte de la Pologne russe prive lâEmpire de 10% de sa production de fer et dâacier et 50% de son industrie chimique[38].
- Train convoyant des soldats russes vers le front. Photographie de Charles Morris, août 1914.
- Prisonniers de guerre russes conduits par des soldats allemands aprÚs la reddition de la forteresse de Novogeorgievsk, août 1915.
- Paysans russes évacués pendant la Grande Retraite, novembre 1915.
Un jet constant dâhommes
Au dĂ©but de la guerre, la noblesse reprĂ©sente la grande majoritĂ© de lâencadrement : 90% des gĂ©nĂ©raux, 80% des officiers de rang moyen et 65% des officiers subalternes[39]. Lâencadrement subit des pertes considĂ©rables : 60 000 officiers sont tuĂ©s et blessĂ©s dans les 12 premiers mois de la guerre[40] et 72 000 sont morts ou disparus de 1914 Ă 1917 dont 208 gĂ©nĂ©raux et 1 076 mĂ©decins militaires[39]. Il sâensuit un renouvellement rapide des cadres : en 1914, les Ă©coles militaires forment en un an et demi 30 222 officiers ; en 1916, ce sont 38 Ă©coles qui envoient au front 50 350 officiers ; au total, lâarmĂ©e reçoit 227 000 nouveaux cadres pendant la guerre dont seulement 5% de nobles, 27,5% de bourgeois et 58,4% de paysans[39]. Les nouveaux officiers et sous-officiers, le plus souvent dâorigine populaire, supportent de plus en plus mal lâarrogance et lâincompĂ©tence de leurs supĂ©rieurs : quand lâagitation rĂ©volutionnaire se fera sentir dans lâarmĂ©e, beaucoup se solidariseront de leurs hommes[40].
La mortalitĂ© par les combats, lâinfection de blessures et les Ă©pidĂ©mies (cholĂ©ra, typhus, etc.) dĂ©passent toutes les prĂ©visions et le service mĂ©dical est rapidement dĂ©bordĂ© : dans un hĂŽpital de campagne, le gĂ©nĂ©ral Broussilov trouve 4 mĂ©decins, travaillant jour et nuit, pour 3 000 blessĂ©s et malades. LâarmĂ©e perd 1,8 million dâhommes dans la seule annĂ©e 1914[41]. LâĂ©vacuation des blessĂ©s, sur un rĂ©seau ferroviaire surchargĂ©, pose des problĂšmes insurmontables : pendant lâoffensive du lac Narotch de mars-avril 1916, il faut 5 jours pour amener un train de blessĂ©s jusquâĂ Moscou, et 12 pendant lâoffensive Broussilov de . Le district dâĂ©vacuation de Moscou, qui comprend 6 gouvernements de la Russie centrale (Moscou, Iaroslavl, Kazan, Samara, Tambov et Kostroma), pour 196 000 lits dâhĂŽpital, reçoit en moyenne 90 000 blessĂ©s et malades par mois et au total 2 427 288 dâ Ă juin 1917[42]. MalgrĂ© les efforts de chirurgiens experts comme NikolaĂŻ Bogoraz (ru) ou NikolaĂŻ Bourdenko, le taux de guĂ©rison est bas : sur 1,5 million de soldats hospitalisĂ©s entre et , 468 000 sont renvoyĂ©s au front, et parmi ceux qui ne meurent pas dâinfection ou dâĂ©pidĂ©mies, beaucoup restent invalides[43].
Le renouvellement de la troupe est aussi rapide que celui des cadres : pratiquement chaque unitĂ© change dix ou douze fois de composition au cours de la guerre, empĂȘchant la formation dâune solidaritĂ© de corps. Le gĂ©nĂ©ral Anton DĂ©nikine parle dâ« un jet constant dâhommes »[39]. Les paysans mobilisĂ©s se plaignent que leurs chefs mĂšnent une vie luxueuse Ă lâĂ©cart de la troupe et traitent leurs soldats comme des serfs. Lâun dâeux Ă©crit que, dans son unitĂ©, des officiers ont « fouettĂ© cinq hommes devant 28 000 soldats parce quâils avaient quittĂ© leurs baraques sans permission pour aller acheter du pain[44] ».
- Soldats sibériens à Varsovie, 1914.
- Ăvacuation d'un blessĂ© par chemin de fer, Moscou, 1914.
- Soldats russes tués pendant l'offensive de la Narew, carte postale allemande, 1915.
- HĂŽpital militaire Ă©tabli dans une Ă©cole de Karl K. Mazing Ă Moscou, 1914.
Un pouvoir discrédité
Le 19 juillet 1915, Nicolas II accepte de rouvrir la Douma. Cette décision est accueillie avec joie par la bourgeoisie libérale, notamment par les industriels de Moscou, groupés dans le Comité des industries de guerre, qui espÚrent des réformes, un gouvernement plus efficace et une meilleure répartition des commandes d'armement. Les députés du centre et de la gauche s'allient dans un « Bloc progressiste » rassemblant les deux tiers des députés mais le tsar ne tarde pas à y voir une menace pour l'autocratie[45].
Le 22 aoĂ»t 1915, alors que la situation du front tourne au dĂ©sastre, Nicolas II dĂ©cide de limoger le grand-duc Nicolas NikolaĂŻevitch, mutĂ© sur le front du Caucase, et de prendre lui-mĂȘme le commandement des forces armĂ©es. Cette dĂ©cision provoque la consternation des ministres au point que plusieurs dĂ©clarent dĂ©sapprouver la dĂ©cision impĂ©riale. Le tsar fixe son sĂ©jour au siĂšge de la Stavka, transfĂ©rĂ© Ă Moguilev en BiĂ©lorussie, et ne contrĂŽle plus que de loin les dĂ©cisions politiques[46]. LâimpĂ©ratrice Alexandra, rendue trĂšs impopulaire par ses origines allemandes et par la faveur compromettante quâelle accorde au guĂ©risseur Grigori Raspoutine, prĂ©tend exercer le pouvoir dans un sens autocratique : le 2 septembre 1915, elle obtient la suspension de la Douma, rĂ©cemment rĂ©tablie, ce qui entraĂźne deux jours de grĂšve gĂ©nĂ©rale Ă Petrograd. Les ministres qui dĂ©sapprouvent sa conduite des affaires ou celle de son favori sont renvoyĂ©s. Entre et , la Russie a 4 premiers ministres, 5 ministres de lâIntĂ©rieur, 3 des Affaires Ă©trangĂšres, 3 des Transports et 4 de lâAgriculture[47]. En , le tsar renvoie le gĂ©nĂ©ral AlexeĂŻ Polivanov, ministre de la Guerre, excellent organisateur qui avait rĂ©ussi Ă relever l'armĂ©e aprĂšs les dĂ©sastres de 1915 mais Ă qui l'impĂ©ratrice reproche ses liens avec l'opposition libĂ©rale[48].
Vers la fin de 1916, plusieurs complots se forment dans l'opposition parlementaire pour déposer le tsar et confier la régence soit à son oncle Nicolas Nikolaïevtch, soit à son frÚre cadet Michel Alexandrovitch, mais aucun des deux grands-ducs n'a envie d'exercer le pouvoir. Le seul complot qui aboutit est l'assassinat de Raspoutine, le 16 décembre 1916, par un groupe d'aristocrates, mais il ne fait qu'aggraver l'isolement du tsar[49].
DerniĂšres victoires
Au dĂ©but de 1916, alors que l'opĂ©ration britannique des Dardanelles tourne au fiasco, les Russes, soutenus par des volontaires armĂ©niens, dĂ©cident de lancer une grande offensive sur le front du Caucase : engagĂ©e en plein hiver dans une neige Ă©paisse, elle aboutit Ă la prise d'Erzurum, de TrĂ©bizonde (en) et d'Erzincan. La difficultĂ© des transports en terrain montagneux, l'arrivĂ©e de renforts ottomans et lâĂ©puisement de l'armĂ©e russe, accaparĂ©e par l'offensive en Galicie, amĂšnent une stabilisation du front. Les deux empires sont Ă la limite de leurs forces lorsque la rĂ©volution russe de fĂ©vrier-mars 1917 entraĂźne la dislocation de l'armĂ©e russe, permettant aux Ottomans de reprendre les provinces perdues[50].
L'offensive de Galicie de 1916 est une des plus grandes opĂ©rations du conflit. Le Front du Sud-Ouest, commandĂ© par le gĂ©nĂ©ral AlexeĂŻ Broussilov, aligne 4 armĂ©es (les 8e, 11e, 7e et 9e) totalisant 600 000 hommes. Il bĂ©nĂ©ficie des efforts accomplis depuis l'automne 1915 pour renouveler l'armement, avec une meilleure dotation en mitrailleuses, artillerie et munitions, former plusieurs promotions de nouveaux officiers et adapter la tactique en s'inspirant des expĂ©riences acquises par les AlliĂ©s sur le front de l'Ouest : des points d'appui (platsdarmy) et tranchĂ©es d'approche permettent de faire avancer les troupes d'assaut au plus prĂšs des lignes ennemies. L'aviation russe effectue un repĂ©rage des positions austro-hongroises qui sont pilonnĂ©es par l'artillerie dĂšs le dĂ©but de l'offensive, le 4 juin. Les Russes attaquent sur un front de 80 km et avancent jusqu'Ă 45 km. Une autre opĂ©ration, l'offensive de Baranavitchy en BiĂ©lorussie, doit ĂȘtre conduite contre les Allemands dans le secteur nord du front : en raison de la mĂ©tĂ©o et d'autres facteurs, elle ne dĂ©marre qu'en juillet et aboutit Ă un Ă©chec complet. L'offensive principale du front du Sud-Ouest s'essouffle dans les marais qui entourent la forteresse de Kovel. Elle a pourtant des consĂ©quences stratĂ©giques considĂ©rables : les Allemands doivent rĂ©duire leur pression dans la bataille de Verdun, les Austro-Hongrois, qui ont perdu 567 000 morts et blessĂ©s et 408 000 prisonniers, annulent l'offensive prĂ©vue sur le Front italien, et l'entrĂ©e de la Roumanie dans la PremiĂšre Guerre mondiale aux cĂŽtĂ©s de l'Entente, le 27 aoĂ»t, ouvre un nouveau front sur le flanc des Empires centraux[51].
L'engagement roumain est cependant trop tardif et mal coordonnĂ© avec l'offensive russe : c'est la Russie, au contraire, qui doit dĂ©ployer son front vers le sud pour empĂȘcher l'Ă©crasement de la Roumanie aprĂšs la chute de Bucarest. En janvier 1917, ce sont trois armĂ©es russes (les 9e, 4e et 6e) qui tiennent le front de Moldavie, entre les Carpates et le delta du Danube, tandis que les divisions roumaines, trĂšs Ă©prouvĂ©es, se reconstituent Ă l'arriĂšre[52].
Les succÚs partiels de 1916 ne suffisent pas à remédier à la chute du moral des soldats, révélé par la censure du courrier : à la fin de 1916, 93% d'entre eux se montrent indifférents ou pessimistes sur l'issue du conflit[53].
Lâeffort de lâarriĂšre
Les finances Ă la traĂźne
Lâeffort financier de la Russie est, en volume, infĂ©rieur Ă ceux des autres grands belligĂ©rants et son taux de mobilisation plus bas : 10%, contre 20% en France et en Allemagne. Mais ils tombent sur une Ă©conomie retardataire. Lâaide aux familles de mobilisĂ©s passe de 191 millions de roubles en 1914 Ă 624 millions en 1915, Ă quoi sâajoutent les pensions aux veuves, orphelins et invalides[54]. La Banque d'Ătat de l'Empire russe doit imprimer 1,5 milliard de roubles dans les premiers mois du conflit et, en dĂ©cembre 1915, le rouble a dĂ©jĂ perdu 20% de sa valeur[55]. La Russie doit emprunter Ă ses alliĂ©s : en octobre 1915, elle reçoit 500 millions de roubles des Français et 3 milliards des Britanniques. En Ă©change, une partie du stock dâor russe, pour 464 millions de roubles, est envoyĂ© en gage au Royaume-Uni[55].
Le financement de lâeffort de guerre entraĂźne un alourdissement de la dette publique. Au total, lâĂtat russe dĂ©pense 38,65 milliards de roubles pendant la guerre, couverts Ă 62% par la dette intĂ©rieure et la planche Ă billets, 24% par la fiscalitĂ©, le reste par lâendettement extĂ©rieur[55].
- Affiche pour l'emprunt de la défense nationale à 5,5%, 1916.
- Développement de la masse monétaire et de l'inflation en Russie entre 1914 et 1917.
Le goulet dâĂ©tranglement des transports
Les transports sont un des points faibles de lâimmense Empire russe. La mer Noire Ă©tant fermĂ©e par les Ottomans, les importations se reportent sur le port dâArkhangelsk sur la mer Blanche, qui a le dĂ©faut dâĂȘtre gelĂ© en hiver, puis sur celui de Mourmansk, libre de glace. Ils assurent un trafic limitĂ© sous la menace des sous-marins allemands. Mais la construction du chemin de fer de la mer Blanche est encore inachevĂ©e au dĂ©but de la guerre : la nouvelle ligne, construite hĂątivement par une main-dâĆuvre peu qualifiĂ©e, est Ă voie unique, partiellement en rails de bois, et fragilisĂ©e par lâinstabilitĂ© du sol gelĂ© ; elle demande des rĂ©parations continuelles et les trains y circulent Ă 10 ou 20 km/h[56]. 70 000 prisonniers de guerre, Ă cĂŽtĂ© de 10 000 travailleurs russes, sont employĂ©s Ă ce chantier dont les conditions de vie anticipent celles du Goulag[57]. Le chemin de fer d'Arkhangelsk, qui assurait Ă peine une douzaine de petits trains par jour en 1914, parvient Ă dĂ©biter 2,7 millions de tonnes de matĂ©riel en 1916[58]. En 1917, la capacitĂ© thĂ©orique des trois principales voies d'approvisionnement, Arkhangelsk, Mourmansk et le TranssibĂ©rien, s'Ă©lĂšve Ă 3,5 millions de tonnes par an[58].
Pour faciliter lâaccĂšs aux ports arctiques, en octobre 1914, la Russie fait lâacquisition de deux brise-glaces : le canadien Earl Grey (en) et lâamĂ©ricain S.S. J.L. Horne[59].
La production de charbon augmente pendant la guerre avec lâouverture de nouveaux gisements dans lâOural et en SibĂ©rie mais les bassins houillers du Donbass ou de lâest sont loin des principaux centres industriels ; le chemin de fer, Ă lui seul, consomme 30% du charbon en 1914 et 50% en 1917. Faute de trains, le charbon sâaccumule sur les quais : 1,5 million de tonnes sont en attente en octobre 1915, 3,5 millions en mars 1916[60].
L'unitĂ© de base du transport ferroviaire est la tieplouchka (ru) (wagon chauffant), simple wagon de marchandises muni d'un poĂȘle central, qui peut tenir 28 soldats et jusqu'Ă 45 prisonniers[61]. La prioritĂ© aux convois militaires circulant vers le front amĂšne des retards considĂ©rables dans les transports civils qui ravitaillent les grandes villes de Russie du nord : il arrive souvent que la nourriture pourrisse en route, faute de locomotives[62].
- Train ramenant des soldats du front Ă Droujkivka (Donetsk) en 1917.
- Le brise-glace canadien Earl Grey devient le russe Fiodor Lutke (en) en 1914.
Le second souffle de lâindustrie russe
MalgrĂ© un lourd retard initial, la Russie parvient Ă lancer une industrie de guerre. Le dĂ©marrage est freinĂ© par des lenteurs bureaucratiques : câest seulement en avril 1915 que Vankov, directeur de lâarsenal de Briansk, obtient lâautorisation de fĂ©dĂ©rer une douzaine dâentreprises pour la production dâobus[58] - [63]. La crise des munitions est en grande partie responsable des dĂ©faites de 1915, Ă quoi s'ajoute une organisation dĂ©ficiente, surtout au dĂ©but : un arsenal produit 900 000 fusĂ©es d'artillerie dĂ©fectueuses avant que quelqu'un ne s'aperçoive du dĂ©faut. Le gĂ©nĂ©ral AlekseĂŻ Manikovski (en), qui sera plus tard ministre du gouvernement provisoire puis directeur de l'artillerie de l'ArmĂ©e rouge, Ă©crit : « Dans ce domaine, toutes les qualitĂ©s nĂ©gatives de l'industrie russe apparaissaient pleinement : bureaucratisme, inertie mentale des cadres, ignorance allant jusqu'Ă l'illettrisme de la main-d'Ćuvre »[58].
La production de fusils quadruple entre 1914 et 1916, celle dâobus de 3 pouces passe de 150 000 par mois en aoĂ»t 1914 Ă 1,9 million en 1916. Au cours de la guerre, la Russie produit 3,5 millions de fusils, 24 500 mitrailleuses, 4 milliards de balles et 5,8 millions dâobus de 4,8 pouces[64]. Les arsenaux d'Ătat, avec leurs 310 000 ouvriers, reprĂ©sentent le gros de la production, suivis par des gros industriels de Petrograd comme Poutilov, mais les industriels de Moscou et des provinces rĂ©clament leur part de la production et des profits : au total, le Conseil de la DĂ©fense d'Ătat supervise 4 900 entreprises. Pour augmenter leur activitĂ©, Poutilov, Kolomna IngĂ©nierie (en), l'Usine de machines de Sormovo, l'arsenal de Briansk et la manufacture dâarmes de Toula font appel Ă des techniciens britanniques de Vickers et français de Schneider-Le Creusot[65]. L'apport de techniciens et Ă©quipements Ă©trangers, notamment des Ătats-Unis, permet de dĂ©velopper la production dans des domaines comme les locomotives, l'industrie automobile, la radio. La Russie doit aussi importer certaines matiĂšres premiĂšres comme le cuivre[58].
Les victoires remportĂ©es sur lâarmĂ©e austro-hongroise permettent de rĂ©colter assez d'armes et de munitions pour Ă©quiper deux corps d'armĂ©e : les Russes crĂ©ent mĂȘme des fabriques de munitions pour alimenter les armes de calibre austro-hongrois ; en 1916, elles produisent 37 millions de munitions[66].
Le blocage des importations oblige Ă chercher des substituts aux produits chimiques, jusque-lĂ principalement importĂ©s dâAllemagne, et Ă dĂ©velopper des gisements nationaux. La pĂ©nurie de charbon entraĂźne des recherches dans le raffinage du pĂ©trole et lâhydro-Ă©lectricitĂ© qui connaĂźtront leur plein dĂ©veloppement avec les plans industriels soviĂ©tiques[67].
La rumeur publique critique la corruption, le marchĂ© noir et les profiteurs de guerre ; en 1917, on estime que 3 000 Ă 5 000 entrepreneurs et grands propriĂ©taires possĂšdent une fortune cumulĂ©e de 500 milliards de roubles. Mais ce mĂ©contentement diffus trouve peu dâexpression politique jusquâĂ la rĂ©volution de fĂ©vrier-mars 1917[68].
Les secours
La Russie impĂ©riale s'Ă©tait dotĂ©e de longue date de structures d'aide aux victimes de guerre. Le comitĂ© Alexandre pour les blessĂ©s de guerre est fondĂ© en 1814, Ă la sortie des guerres napolĂ©oniennes ; le comitĂ© Skobelev pour les invalides de guerre, en 1904, pendant la guerre contre le Japon[69]. La prolongation du conflit crĂ©e de nouveaux besoins que l'Ătat a le plus grand mal Ă satisfaire. Les pensions aux familles de soldats, aux veuves, orphelins et invalides reprĂ©sentent un coĂ»t croissant et, bien que plusieurs fois relevĂ©es, n'arrivent pas Ă suivre le rythme de l'inflation. Le nombre de bĂ©nĂ©ficiaires passe de 7,8 millions en septembre 1914 Ă 10,3 millions en 1915 et 35 millions en 1917[70].
La sociĂ©tĂ© civile s'organise pour soutenir l'armĂ©e et les populations dĂ©munies. L'Union des zemstvos, crĂ©Ă©e le 12 aoĂ»t 1914 et prĂ©sidĂ©e par le prince Gueorgui Lvov, fĂ©dĂšre les assemblĂ©es provinciales et les propriĂ©taires ruraux, organise des collectes de vivres et d'Ă©quipements, des centres de soins pour les blessĂ©s. En coopĂ©ration avec l'Union des villes (en), prĂ©sidĂ©e par le maire de Moscou M.V. Tchesnokov et par NikolaĂŻ Kichkine (en), elle dĂ©veloppe un rĂ©seau de techniciens, d'enquĂȘteurs et de statisticiens et, pendant la dĂ©bĂącle de l'Ă©tĂ© 1915, contribue largement au relogement des populations dĂ©placĂ©es[71]. En juin 1915, l'Union des zemstvos et celle des villes s'unissent dans une structure commune, le zemgor (en). Les deux unions se lancent dans la collecte et la fabrication de matĂ©riel de guerre, dans des petites entreprises locales ou des ateliers crĂ©Ă©s spĂ©cialement : le premier obus des zemstvos est fabriquĂ© en juillet 1915. En novembre 1915, la seule municipalitĂ© de Moscou a livrĂ© Ă l'armĂ©e 800 000 manteaux, 220 000 paires de valenki (bottes de feutre) et 2,1 millions de masques Ă gaz[72]. En 1916, l'Union des zemstvos compte 8 000 sociĂ©tĂ©s affiliĂ©es avec plusieurs centaines de milliers d'employĂ©s. Cependant, les Ă©lĂ©ments les plus rĂ©actionnaires du gouvernement s'inquiĂštent de sa popularitĂ© : en 1916, le ministre de l'IntĂ©rieur NikolaĂŻ Maklakov, ordonne Ă Lvov de dissoudre ses brigades de volontaires civils (80 000 personnes) qui allaient dans la zone de front pour creuser des tranchĂ©es et des tombes[73].
La Croix-Rouge russe (ROKK), grùce à son rayonnement international et à ses soutiens dans la classe dirigeante, est mieux respectée des autorités et contribue à l'aide médicale et à la prévention des épidémies ; le 28 août 1914, elle crée un Bureau central de renseignements sur les prisonniers de guerre, permettant aux familles de rétablir le contact avec leurs disparus[74]. Elle emploie 105 000 personnes sur tout le territoire[75]. à partir de 1915, l'impératrice, les princesses de la famille impériale, des dames de la cour et des actrices se font volontiers photographier en tenue d'infirmiÚre auprÚs des blessés ; seule la grande-duchesse Olga, fille aßnée du tsar, semble avoir été convaincante dans cette fonction et en retire une certaine popularité[76].
Des formes de charitĂ© plus traditionnelles sont patronnĂ©es par l'Ăglise orthodoxe ou les associations de marchands, notamment Ă Moscou[77].
- InfirmiÚre et soldat blessé, affiche de Sergueï Vinogradov, 1916.
- HĂŽpital militaire Ă Petrograd, 1916.
à la recherche de l'ennemi intérieur
L'antisĂ©mitisme, qui paraissait en dĂ©clin Ă la veille du conflit, connaĂźt une remontĂ©e brutale. Alors que prĂšs de 500 000 Juifs servent dans l'armĂ©e, ils sont accusĂ©s d'ĂȘtre favorables Ă l'Allemagne et victimes des brutalitĂ©s de la troupe, surtout des cosaques. Ă la fin de 1914, le gĂ©nĂ©ral NikolaĂŻ Rouzski, commandant du front du Nord, les fait expulser de la province de PĆock tandis que le gouverneur Bobrinski les chasse de la Galicie occupĂ©e. Pendant la dĂ©bĂącle de l'Ă©tĂ© 1915, ils font partie des populations transfĂ©rĂ©es en masse vers les rĂ©gions centrales de l'Empire. Paradoxalement, cette dĂ©portation permet aux Juifs d'Ă©chapper au confinement dans la Zone de RĂ©sidence oĂč ils Ă©taient astreints depuis les partages de la Pologne. Des violences similaires touchent les Tsiganes[78] - [79].
L'antigermanisme trouve aussi un terrain favorable. Le 6 septembre 1914, le journal NovoĂŻĂ© VrĂ©mia rapporte que des grands propriĂ©taires germano-baltes amĂ©nagent des terrains dâatterrissage pour les avions allemands et des ports de dĂ©barquement pour leur flotte. Une enquĂȘte dissipe rapidement ces rumeurs de bourrage de crĂąne mais les Allemands de Russie restent suspects[80]. Le gouvernement entreprend la confiscation des propriĂ©tĂ©s allemandes, dans le double but de satisfaire le courant nationaliste anti-allemand et de donner une satisfaction partielle aux paysans, Ă dĂ©faut dâune rĂ©forme agraire plus gĂ©nĂ©rale. Une loi du 15 fĂ©vrier 1915 exproprie non seulement les Allemands mais les ressortissants austro-hongrois, ottomans, plus tard bulgares. Cette mesure sâapplique Ă tous les Ă©trangers naturalisĂ©s aprĂšs le et Ă leurs hĂ©ritiers ; elle ne touche pas, en principe, les Allemands de la Volga, Ă©tablis depuis le XVIIIe siĂšcle, ni les Germano-Baltes, souvent des riches propriĂ©taires, dont lâimplantation remonte au Moyen Ăge. En fait, 2 805 propriĂ©taires Ă©trangers et 41 480 dâorigine Ă©trangĂšre sont dĂ©possĂ©dĂ©s, parfois pour le seul fait dâavoir un nom Ă consonance allemande. 34 firmes Ă capitaux entiĂšrement allemands et 600 partiellement allemandes sont expropriĂ©es. Cette mesure dĂ©sorganise la production dans plusieurs secteurs tandis que des centaines dâentreprises parviennent Ă se faire exempter[81]. En juin 1915, une Ă©meute anti-allemande Ă©clate Ă Moscou : la foule saccage des entreprises allemandes et mĂȘme des fabricants de pianos[82]. L'usine de machines Ă coudre Singer de Podolsk, qui est amĂ©ricaine malgrĂ© son nom germanique, doit licencier 125 employĂ©s allemands[83].
Une abondante littĂ©rature de propagande est distribuĂ©e aux soldats et aux officiers pour leur expliquer le sens de la guerre, sous des titres comme Notre alliĂ©e fidĂšle la France, La Courageuse Belgique, Sur la signification de la guerre en cours et le devoir de la mener jusqu'Ă son issue victorieuse, dĂ©nonçant les atrocitĂ©s allemandes et les ambitions du pangermanisme qui vise Ă dĂ©pecer la Russie et asservir les peuples slaves[84]. Mais, Ă mesure que les dĂ©faites s'accumulent, les rumeurs se propagent sur l'existence d'un « Bloc noir » comprenant l'impĂ©ratrice, Raspoutine et des ministres d'origine allemande comme Boris StĂŒrmer, chef du gouvernement en 1916, agissant pour vendre la Russie et conclure une paix sĂ©parĂ©e avec l'Allemagne[85].
Heurs et malheurs de la paysannerie
Dans une société trÚs majoritairement rurale et agricole, les effets de la guerre se font largement sentir dans les campagnes. En 1913, année record, l'Empire russe avait exporté 13 millions de tonnes de céréales. En 1914, la récolte est compromise par la mobilisation de 800 000 cultivateurs mais reste cependant dans la bonne moyenne. Elle remonte en 1915, chute en 1916 (79,6% de la moyenne de 1909-1913), remonte de nouveau en 1917 (94,7% de la moyenne). Ces chiffres cachent d'importantes disparités régionales : l'Ukraine, la Russie du sud et la Sibérie, excédentaires, doivent nourrir la Russie du nord, moins fertile, et l'armée, massivement déployée dans les régions de l'ouest. En plus de la mobilisation des hommes, l'armée réquisitionne les chevaux (2,1 millions de 1914 à 1917) tandis que les usines, mobilisées pour les besoins de l'armée, cessent de produire des machines agricoles[86].
Les pénuries alimentaires ne sont pas dues aux mauvaises récoltes mais au désordre des échanges : la Grande Retraite de 1915 fait perdre des provinces fertiles et déplace plusieurs millions d'habitants (5,5 millions selon Nicolas Werth[87]) vers les provinces du centre et du nord tandis que les achats de l'armée entraßnent une inflation rapide. Le gouvernement instaure un régime d'achats de l'armée en 1915, un bureau central des farines en juin 1916, mais ne songe pas à mettre en place un rationnement avant septembre 1917[86].
L'arrĂȘt des exportations et la pĂ©nurie de biens manufacturĂ©s, l'industrie s'Ă©tant reconvertie dans le matĂ©riel militaire, laissent aux paysans de gros excĂ©dents cĂ©rĂ©aliers qu'ils ne peuvent vendre ni Ă©changer. Ils reviennent Ă une Ă©conomie autarcique, rĂ©duisent la part des cultures commerciales (blĂ©, orge, betterave Ă sucre) au profit des cultures vivriĂšres (seigle, avoine, pommes de terre) pour leur consommation et celle de leur bĂ©tail, dĂ©veloppent un artisanat local de la laine, du cuir et du coton. Alors que les grands domaines dĂ©clinent faute de machines et de main-d'Ćuvre salariĂ©e, beaucoup d'exploitants moyens s'enrichissent par la vente de viande et de vodka : leur situation est souvent meilleure qu'avant la guerre[88].
Pour remĂ©dier Ă la pĂ©nurie de main-d'Ćuvre, les prisonniers de guerre, en majoritĂ© austro-hongrois, sont mis Ă contribution : en 1916, ils sont 460 000 dans l'agriculture et 140 000 dans la voirie[86]. Les dĂ©placĂ©s des provinces occidentales constituent aussi un important rĂ©servoir de main-d'Ćuvre : aprĂšs des rĂ©ticences initiales, en octobre 1916, 354 000 sont employĂ©s aux champs oĂč leur savoir-faire est apprĂ©ciĂ©[89].
La guerre modifie aussi le rĂŽle des femmes qui doivent remplacer les hommes mobilisĂ©s. 91,6% des femmes de soldats vivent dans les villages[70]. Les femmes reprĂ©sentent 60% de la main-d'Ćuvre agricole en 1916 et doivent assurer les tĂąches de travailleur de force et de chef d'exploitation[90]. Elles s'efforcent d'entretenir une correspondance avec leur mari mobilisĂ© et de placer leurs enfants dans les Ă©coles des zemstvos. Elles expriment plus ouvertement leurs revendications : en rĂ©ponse Ă la pĂ©nurie et Ă l'inflation, des « rĂ©voltes de bonnes femmes » (« babyi bounty ») Ă©clatent sur les marchĂ©s. Sans qu'elles arrivent Ă former un mouvement politique, les lettres et pĂ©titions des femmes de soldats traduisent un mĂ©contentement croissant contre les riches, les profiteurs et la famille impĂ©riale[91].
Le mécontentement ouvrier
Le dĂ©veloppement de l'industrie de guerre se traduit par la croissance rapide du nombre d'ouvriers : 20% de plus entre 1913 et 1916, grĂące Ă l'apport des femmes, qui passent de 30 Ă 40% de la population ouvriĂšre[92], et des dĂ©placĂ©s des provinces occidentales, au moins quand ils trouvent un travail Ă leur convenance : Ă Ekaterinoslav (aujourd'hui Dnipro), seuls un millier acceptent de travailler dans les mines de charbon alors qu'il y a 22 000 postes Ă pourvoir [93]. On fait aussi venir en Russie d'Europe des Chinois et des CorĂ©ens[94]. Mais c'est la paysannerie russe qui est le grand rĂ©servoir de main-d'Ćuvre avec un million d'emplois crĂ©Ă©s dans les industries et le bĂątiment[95].
Les conditions de vie des travailleurs se dégradent avec l'inflation et les pénuries alimentaires. Les ouvriers qualifiés de la métallurgie, indispensables à l'effort d'armement, bénéficient d'augmentations de salaire mais ce n'est pas le cas des ouvriers non qualifiés et des employés. à partir de l'automne 1915, dans les grandes villes de Russie du nord, les files d'attente s'allongent devant les boutiques, et au début de 1917, une ouvriÚre de Petrograd passe en moyenne 40 heures par semaine à faire la queue. La ration alimentaire des ouvriers non qualifiés diminue d'un quart, la mortalité infantile double, le nombre de prostituées est multiplié par 4 ou 5[96]. Les ouvriÚres des provinces, principalement dans l'industrie textile, sont nombreuses mais peu qualifiées, donc vulnérables aux licenciements, peu organisées, et n'arrivent pas à développer un mouvement social jusqu'en 1917[97].
Les grĂšves ouvriĂšres, importantes de 1912 Ă juillet 1914, s'Ă©taient rarĂ©fiĂ©es dans les premiers mois de la guerre : elles reprennent avec vigueur en aoĂ»t-septembre 1915[97]. De 10 000 entre aoĂ»t et dĂ©cembre 1914, le nombre de grĂ©vistes passe Ă 540 000 en 1915 et 880 000 en 1916[98]. Les ouvriers de Petrograd, particuliĂšrement ceux du district de Vyborg[99] oĂč se concentrent plusieurs grandes usines mĂ©tallurgiques et Ă©lectriques, sont les plus politisĂ©s. Leurs revendications ne portent pas seulement sur les salaires, horaires et conditions de travail : ils protestent contre la rĂ©pression brutale de grĂšves professionnelles Ă Ivanovo et Kostroma, la dissolution de la Douma, l'organisation du ComitĂ© des industries de guerre, oĂč les patrons sont reprĂ©sentĂ©s mais pas les ouvriers, et les dĂ©faites en Galicie, preuve de l'incurie du pouvoir. En fĂ©vrier-mars 1916, les ouvriers du district de Vyborg sont encore Ă l'avant-garde contre les mesures de rĂ©quisition de la main-d'Ćuvre et, en novembre 1916, contre la condamnation de matelots de la flotte de la Baltique et de soldats du 18e rĂ©giment d'infanterie de rĂ©serve[97]. Des grĂšves marquent aussi les anniversaires du Manifeste d'octobre et du Dimanche sanglant de 1905[98]. Aux chantiers navals militaires de NikolaĂŻev, en janvier-fĂ©vrier 1916, les grĂ©vistes produisent des chiffres montrant que l'entreprise fait de gros bĂ©nĂ©fices aux dĂ©pens des travailleurs : le gouvernement refuse le dialogue, envoie les cosaques et menace les grĂ©vistes de dĂ©portation en SibĂ©rie[100].
Les partis politiques ne jouent guĂšre de rĂŽle dans ces mouvements sociaux. La plupart des chefs mencheviks et socialistes-rĂ©volutionnaires se sont ralliĂ©s Ă l'Union sacrĂ©e et les quelques idĂ©ologues internationalistes sont en exil, comme les mencheviks de gauche Trotski et Alexandra KollontaĂŻ et les bolcheviks LĂ©nine, Boukharine, Zinoviev. Certains de ces exilĂ©s participent Ă la confĂ©rence de Zimmerwald, village suisse devenu le rendez-vous des opposants Ă la guerre en Europe, mais leur audience en Russie est faible : les bolcheviks, dĂ©cimĂ©s par les arrestations et l'Ă©migration, n'ont plus que 500 militants Ă Petrograd Ă la fin de 1914 et moins encore dans les autres villes[101]. Au dĂ©but de 1917, leur parti, toujours illĂ©gal, compte peut-ĂȘtre 10 000 membres dans toute la Russie dont 3 000 Ă Petrograd[102]. Les meneurs des grĂšves sont plutĂŽt des jeunes ouvriers alphabĂ©tisĂ©s, la plupart n'appartenant Ă aucun parti. Un des mouvements les plus durs Ă©clate le 17 octobre 1916 dans le quartier de Vyborg Ă Petrograd, dans les usines Lessner (en) (sous-marins) et Renault, avant de s'Ă©tendre Ă d'autres entreprises de la capitale. Les soldats de la garnison, pour la plupart des rĂ©servistes ĂągĂ©s ou des blessĂ©s en convalescence, ont tendance Ă sympathiser avec les grĂ©vistes et Ă s'opposer Ă la police[103].
De la guerre à la révolution
Février-mars 1917 : Petrograd en révolution
Le mois de février 1917 à Petrograd est particuliÚrement froid (-15°C) et le gel paralyse le transport ferroviaire et fluvial, interrompant les approvisionnements. Les queues s'allongent devant les boulangeries, accroissant le mécontentement populaire.
Le 23 février/8 mars, pour la Journée internationale des femmes, une grande foule de manifestantes se rassemble dans le centre-ville pour réclamer l'égalité des droits ; dans le district de Vyborg, les ouvriÚres donnent le signal de la grÚve aux cris de « Du pain ! » et « à bas le tsar ! ».
Dans les jours suivants, la grĂšve s'Ă©tend, les ouvriers contournent les barrages de police en traversant les canaux gelĂ©s, cherchent Ă atteindre la perspective Nevski : des affrontements Ă©clatent oĂč le chef de la police de la ville est tuĂ©. Les cosaques, hĂ©sitants, finissent par sympathiser avec les manifestants[104]. Le 25 fĂ©vrier/10 mars, Nicolas II, qui est Ă son quartier gĂ©nĂ©ral de Moguilev, tĂ©lĂ©graphie au gĂ©nĂ©ral SergueĂŻ Khabalov (en), gouverneur de la rĂ©gion militaire de Petrograd, pour lui donner l'ordre de « mater la rĂ©volte demain ».
Le matin du 26 février/11 mars, suivant l'ordre du tsar, les régiments Semionovski, Pavlovski et Volynski tirent sur la foule. Les manifestants envahissent la caserne Volynski. Des sous-officiers comme les sergents Sergueï Kirpitchnikov et Fedor Linde persuadent les soldats de leurs régiments de fraterniser avec les ouvriers et de se mutiner contre leurs officiers[105].
Le 27 fĂ©vrier/12 mars, la garnison militaire s'est ralliĂ©e Ă l'insurrection mais les affrontements continuent avec la police. La foule incendie les postes de police et le palais de justice et libĂšre 8 000 prisonniers, pour la plupart de droit commun, ce qui se traduit aussitĂŽt par des pillages. Les statues, blasons et autres symboles impĂ©riaux sont vandalisĂ©s[106]. Les insurgĂ©s se dotent d'une Ă©bauche d'organisation, un conseil d'ouvriers et de soldats qui deviendra le soviet de Petrograd : les soldats, souvent des recrues paysannes, forment la nette majoritĂ©. Pendant ce temps, un groupe de dĂ©putĂ©s de la Douma revient siĂ©ger au palais de Tauride et tente de former un gouvernement provisoire dĂ©mocratique[107]. Les forces militaires de la capitale sont complĂštement dĂ©sorganisĂ©es et le gĂ©nĂ©ral NikolaĂŻ Ivanov, chargĂ© de rĂ©primer lâinsurrection avec des troupes venues du front, s'aperçoit que la rĂ©volte s'Ă©tend Ă ses propres hommes. Le tsar, trĂšs indĂ©cis sur la conduite Ă tenir, tente de retourner Ă TsarkoĂŻe Tselo oĂč rĂ©side sa famille, mais il trouve la voie ferrĂ©e barrĂ©e par les cheminots en grĂšve. Finalement, le gĂ©nĂ©ral Mikhail AlekseĂŻev, chef d'Ă©tat-major gĂ©nĂ©ral, et les autres gĂ©nĂ©raux concluent qu'il n'y a pas d'autre moyen pour rĂ©tablir le calme que de dĂ©poser le tsar et remettre le pouvoir Ă la Douma. Nicolas II abdique le 2/15 mars 1917[108].
« Le pays le plus libre du monde »
Tandis que les derniers combats opposent les soldats insurgĂ©s aux officiers retranchĂ©s Ă l'Ătat-major, Ă l'AmirautĂ© et au Palais d'Hiver, un comitĂ© temporaire de la Douma s'efforce de rĂ©tablir un semblant d'ordre. Il ordonne l'arrestation des ministres et hauts fonctionnaires, en partie pour les soustraire aux violences populaires[109]. Le 15 mars, jour de l'abdication du tsar, un gouvernement provisoire est constituĂ© : le prince Lvov est Ă la fois chef du gouvernement et ministre de l'IntĂ©rieur, Alexandre Goutchkov de la Guerre et de la Marine, Pavel Milioukov des Affaires Ă©trangĂšres. La plupart des ministres viennent du Zemgor, du ComitĂ© des industries de guerre et des partis libĂ©raux de la Douma. Alexandre Kerenski, reprĂ©sentant du soviet de Petrograd, est nommĂ© ministre de la Justice et devient vite la figure la plus populaire du gouvernement[110].
Le soviet de Petrograd, installĂ© dans l'autre aile du palais de Tauride et seul Ă avoir un certain ascendant sur les foules, forme un second pouvoir en face de la Douma. Le 14 mars, au milieu d'une foule houleuse de soldats il rĂ©dige son Ordre n°1 qui demande Ă toutes les unitĂ©s d'Ă©lire des comitĂ©s et d'envoyer leurs reprĂ©sentants au soviet ; en mĂȘme temps, il abolit les signes extĂ©rieurs de respect considĂ©rĂ©s comme une survivance du servage. L'officier n'est plus « Votre haute noblesse » mais « Monsieur le gĂ©nĂ©ral », il ne doit plus tutoyer ses hommes qui ne sont plus tenus de le saluer en-dehors du service[111]. Le soviet demande au gouvernement provisoire d'accepter une sĂ©rie de conditions : amnistie de tous les prisonniers politiques, libertĂ© d'expression, de rĂ©union et de presse, fin de toutes les discriminations de classe, de religion ou de nationalitĂ©, dissolution immĂ©diate de la police qui sera remplacĂ©e par une milice populaire avec des officiers Ă©lus, Ă©lections gĂ©nĂ©rales au suffrage universel, garantie que les militaires qui avaient pris part Ă la rĂ©volution ne seraient ni dĂ©sarmĂ©s, ni envoyĂ©s au front, droits civils complets pour les soldats hors de leurs heures de service[112].
La nouvelle de la révolution se propage rapidement dans le pays et sur le front. Les soldats arborent des rubans rouges, forment des comités, malmÚnent et parfois tuent les commandants qui refusent d'admettre les nouvelles rÚgles. Les membres des comités, soldats ou sous-officiers politisés, sont en général pour la continuation de la guerre et acceptent le rétablissement de la discipline tant que les officiers se montrent respectueux de leurs hommes. Des congrÚs de délégués des soldats se réunissent dans les fronts et les armées, souvent avec la participation de délégués des soviets civils : celui du Front de l'Ouest (en), tenu à Minsk en avril, rassemble 850 délégués dont 15% de civils[113].
L'opinion des Russes au lendemain de la rĂ©volution est connue par les milliers de lettres adressĂ©es Ă la Douma, au soviet de Petrograd ou Ă Kerenski. Les ouvriers sont les plus politisĂ©s et rĂ©clament une assemblĂ©e constituante ; ils se montrent gĂ©nĂ©ralement confiants dans le nouveau rĂ©gime et Ă©mettent des revendications le plus souvent modĂ©rĂ©es : meilleur salaire, 40 heures de travail par semaine, sĂ©curitĂ© de l'emploi, contrĂŽle ouvrier sur la gestion de l'entreprise, mais pas d'expropriation. Les paysans sont nombreux Ă rĂ©clamer la paix immĂ©diate et le partage des grands domaines : leur horizon est celui de la petite propriĂ©tĂ© familiale, suffisante pour assurer une subsistance Ă©gale Ă chacun. Les soldats et marins souhaitent aussi la paix, mais de façon plus mesurĂ©e, par une nĂ©gociation en accord avec les AlliĂ©s ; ils rĂ©clament avant tout la rĂ©forme de la discipline militaire et Ă ĂȘtre traitĂ©s en Ă©gaux par les officiers. Les minoritĂ©s nationales revendiquent soit l'indĂ©pendance (Finnois, Polonais, Lituaniens, Lettons), soit l'autonomie et la reconnaissance de leurs droits dans le cadre russe (Ukrainiens, Juifs). Les Tatars et autres musulmans demandent, en outre, la paix avec l'Empire ottoman[114].
Le gouvernement provisoire se prononce pour la continuation de la guerre aux cĂŽtĂ©s de l'Entente, non sans contradictions : le soviet de Petrograd fixe comme objectif une paix sans annexions ni indemnitĂ©s tandis que Milioukov, aux Affaires Ă©trangĂšres, veut faire valoir auprĂšs des AlliĂ©s les vieilles revendications de l'Empire russe sur Constantinople et les DĂ©troits. Le 27 mars, le gouvernement provisoire publie une dĂ©claration des buts de guerre alignĂ©e sur le programme du soviet. Des milliers d'ouvriers manifestent pour rĂ©clamer la dĂ©mission de Milioukov et autres ministres « bourgeois » et l'arrĂȘt de la « guerre impĂ©rialiste »[115]. Aux cĂŽtĂ©s de la France et du Royaume-Uni, la Russie peut compter sur un nouvel alliĂ©, les Ătats-Unis, qui deviennent ses principaux fournisseurs d'argent et de matĂ©riel[114].
LâĂ©clatement des nations
Le gouvernement provisoire se trouve vite confronté aux revendications des nationalités. Dans son manifeste du 7/20 mars, il se réclame pleinement successeur de la souveraineté impériale russe. Le Grand-Duché de Finlande occupait une position à part dans l'Empire : ses institutions démocratiques avaient été suspendues aprÚs la révolution de 1905. Pendant la guerre, les Finlandais ne sont pas mobilisés mais l'administration russe leur demande une lourde contribution financiÚre tout en entravant leur commerce avec la SuÚde et, indirectement, avec l'Allemagne. L'état-major allemand encourage la création d'une petite armée indépendantiste anti-russe, les JÀgers finlandais[116]. Les nationalistes finlandais soutiennent que l'abdication du tsar met fin à l'union personnelle avec la Russie et que le pouvoir revient à la DiÚte de Finlande : devant l'intransigeance du gouvernement provisoire, les Finlandais, soutenus par les bolcheviks et une partie de l'opposition russe, proclament leur indépendance le 23 juin 1917. Kerenski riposte, le 21 juillet 1917, en faisant occuper Helsingfors par l'armée russe [117].
Les Ukrainiens, comme les Polonais, sont partagĂ©s entre les empires : 3 millions servent dans les armĂ©es russes et 250 000 dans celles des Habsbourg. La Russie fait appel au panslavisme tandis que lâAutriche-Hongrie songe Ă encourager le nationalisme ukrainien contre les Russes : ce projet tourne court car il entre en contradiction avec les tentatives austro-hongroises et allemandes pour rallier les Polonais[118]. Au lendemain de la rĂ©volution de fĂ©vrier-mars 1917, les revendications ukrainiennes se rĂ©veillent et une assemblĂ©e, la Rada centrale, se constitue Ă Kiev, regroupant des partis politiques et des associations culturelles et professionnelles. Elle tient sa premiĂšre sĂ©ance le 17 mars et convoque un CongrĂšs national panukrainien, du 17 au 21 avril. Les Ukrainiens rĂ©clament un rĂ©gime dĂ©mocratique et fĂ©dĂ©ral, une large autonomie pour lâUkraine et une reprĂ©sentation Ă la future confĂ©rence de la paix. Les militaires aussi se politisent et tiennent le premier CongrĂšs militaire panukrainien, Ă Kiev, du 18 au 25 mai 1917, prĂ©sidĂ© par Simon Petlioura[119]. Cependant, lâautoritĂ© de la Rada entre en compĂ©tition avec celles du Gouvernement provisoire qui dĂ©signe de nouveaux gouverneurs, Russes pour la plupart, avec celle des Soviets de soldats et dâouvriers, qui sâappuient surtout sur les minoritĂ©s non ukrainiennes, Russes, Juifs et Polonais. Fin mai 1917, le Gouvernement provisoire rejette les revendications des Ukrainiens qui entrent alors dans une logique de sĂ©paration, forment un SecrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral faisant office de gouvernement rĂ©gional et convoquent une AssemblĂ©e constituante ukrainienne[120].
Les musulmans des provinces europĂ©ennes, Tatars de la Volga, Bachkirs, Tatars de CrimĂ©e, sujets russes de longue date, s'Ă©taient montrĂ©s loyaux Ă l'Empire et avaient acceptĂ© la mobilisation, y voyant l'occasion de rĂ©clamer l'Ă©galitĂ© des droits ; il n'en va pas de mĂȘme au Turkestan russe oĂč l'introduction de la conscription, en 1916, dĂ©clenche la rĂ©volte des musulmans contre les colons russes. Les musulmans du Turkestan sont finalement dĂ©sarmĂ©s et 100 000 d'entre eux versĂ©s dans des bataillons de travail jusqu'Ă ce que le gouvernement de Kerenski, en 1917, leur accorde une amnistie[121].
- Soldats tatars avec leur aumÎnier célébrant le Kurban Bayram prÚs de Brest-Litovsk en 1914.
- Manifestation des Estoniens de Petrograd en mars 1917.
- Meeting de soldats en Ukraine en 1917.
- Manifestation à Tbilissi, capitale de la vice-royauté du Caucase, en février 1917.
La révolution des campagnes
La chute du pouvoir impérial entraßne une vague de soulÚvements dans les campagnes. Cependant, leur forme et leur ampleur varient beaucoup d'une localité à l'autre, allant de la réclamation pacifique au pillage meurtrier[122]. En général, lors de la premiÚre phase, au printemps, les manifestations sont relativement pacifiques. Les villageois, armés de fusils et d'outils, se rassemblent au son de la cloche et marchent sur le manoir. Le seigneur ou son intendant, s'ils n'ont pas déjà fui, sont obligés de signer un acte cédant aux réclamations : baisse du loyer, vente obligatoire de grains, d'outils et de bétail au prix fixé par le paysans[123]. La communauté rurale retrouve le statut qu'elle avait perdu avec les réformes de Stolypine et s'approprie le pouvoir des anciens seigneurs ; selon un adage paysan, « NÎtre était le seigneur, nÎtre est la terre ». Les paysans « séparateurs » qui avaient clÎturé leurs terres doivent, de gré ou de force, réintégrer le terroir collectif[124].
à l'approche de l'été, les paysans prennent possession de la terre pour pouvoir la moissonner et l'ensemencer. Le retour des soldats mobilisés, en permission de Pùques ou déserteurs, contribue à radicaliser le mouvement. Des manoirs sont incendiés ou saccagés[123]. En mai 1917, la nomination d'un socialiste-révolutionnaire, Viktor Tchernov, au ministÚre de l'Agriculture, paraßt donner raison aux revendications paysannes[123]. Cependant, le gouvernement n'a pas les moyens légaux pour rétablir le calme ni pour officialiser la redistribution des terres. Les paysans, ne voyant pas arriver les réformes attendues, procÚdent au « partage noir » (illégal) souvent accompagné de violences contre les seigneurs, les « séparateurs » et le clergé, ainsi qu'à la destruction de machines agricoles qui réduisent l'emploi. Le mouvement connaßt une accalmie pendant l'été, avec les gros travaux agricoles et la relative reprise en main de l'armée et des tribunaux par le gouvernement de Kerenski, mais l'automne voit une nouvelle flambée de violences que les bolcheviks interpréteront plus tard comme un signe avant-coureur de la révolution prolétarienne[125] - [126]. Des centaines de manoirs sont incendiés ou détruits par les paysans dans les provinces de Tambov, Penza, Voronej, Saratov, Kazan, Orel, Toula et Riazan[127].
L'élection des zemstvos de canton, en août, puis celle de l'Assemblée constituante en novembre voient des résultats contrastés dans les zones rurales : participation faible dans la région de Novgorod, forte dans les Terres noires, bagarres et brûlement d'urnes dans le gouvernement de Kiev. En général, ce sont les socialistes-révolutionnaires et, régionalement, les socialistes ukrainiens qui font les meilleurs scores et emportent l'adhésion des communautés rurales. Toutefois, les bolcheviks arrivent à percer dans des cantons ruraux proches des villes, du chemin de fer ou des garnisons[128].
Les soldats d'origine paysanne suivent avec attention les Ă©volutions de leur village d'origine et souvent y introduisent leurs propres revendications. En septembre 1917, des soldats de la 10e armĂ©e Ă©crivent au ministre de l'Agriculture, Semion Maslov (ru) : « On nous a promis des terres, mais Ă prĂ©sent il est Ă©vident qu'on ne veut pas nous les donner (âŠ) Si vous voulez la victoire de l'armĂ©e, il faut donner plus d'avantages aux soldats qui sont sur le front depuis les premiers jours de la mobilisation (âŠ) le pauvre paysan sans propriĂ©tĂ©, qui ne possĂšde pas un lopin de terre, est assis dans une tranchĂ©e froide et humide, et en retour il n'a que des paroles »[129].
L'impasse militaire
Les Alliés attendent que la Russie poursuive son effort de guerre. En mars 1917, les Français réclament une grande offensive à l'Est pour appuyer leur propre offensive du Chemin des Dames mais le général Alekseïev répond que c'est impossible : le dégel rend les routes impraticables, les chevaux et le fourrage manquent, les troupes ont perdu toute discipline. Broussilov, commandant du Front du Sud-Ouest, affirme au contraire qu'une offensive de printemps est possible et que ses soldats « brûlaient de se battre ». Alekseïev finit par se convaincre que seule une offensive peut redresser la situation. Le 30 mars, il écrit au ministre Goutchkov[130] :
« Si nous ne passons pas Ă l'attaque, nous n'Ă©chapperons pas Ă l'obligation de combattre, mais nous nous condamnerons simplement Ă combattre au moment et Ă l'endroit qui conviendront Ă l'ennemi. Et si nous ne coopĂ©rons pas avec nos alliĂ©s, nous ne pouvons attendre d'eux qu'ils viennent Ă notre aide quand nous en aurons besoin. Les dĂ©sordres de l'armĂ©e ne nuiront pas moins Ă la dĂ©fense qu'Ă une offensive. MĂȘme si nous ne sommes pas pleinement assurĂ©s du succĂšs, nous devons passer Ă l'offensive[131]. »
Le moral des soldats est l'Ă©lĂ©ment le plus imprĂ©visible. La dĂ©sertion est un problĂšme rĂ©current dans l'armĂ©e depuis le dĂ©but de la guerre, avec l'automutilation et les troubles mentaux comme l'obusite, mais, jusqu'au dĂ©but de 1917, elle reste Ă une Ă©chelle contrĂŽlable : les statistiques officielles, bien qu'incomplĂštes, n'indiquent pas plus de 100 000 Ă 150 000 absences illicites en mĂȘme temps et beaucoup de manquants, aprĂšs une visite Ă leur famille ou un temps d'errance dans les villes et les gares, finissent par revenir au front. Les peines pour la dĂ©sertion sont graduĂ©es : flagellation Ă la premiĂšre tentative, travaux forcĂ©s Ă la deuxiĂšme ; la peine de mort n'est appliquĂ©e qu'Ă la troisiĂšme rĂ©cidive, en fait assez rarement car il faut de longs dĂ©lais pour retrouver l'unitĂ© d'origine du dĂ©serteur et organiser un tribunal militaire[132]. Le tableau change avec la rĂ©volution de fĂ©vrier-mars 1917 : la discipline est massivement remise en question, les soldats critiquent leurs officiers, contestent la qualitĂ© du campement ou la pertinence des ordres, refusent parfois de marcher[133]. Au printemps, le front est remarquablement calme. Un militaire austro-hongrois Ă©crit dans une lettre : « Les Russes restent assis en plein jour sur le parapet, ils retirent leur chemise et cherchent leurs poux. Personne ne tire de notre cĂŽtĂ© [âŠ] Seule l'artillerie russe tire de temps en temps. Le commandant de [leur] artillerie est un Français. Les Russes nous ont fait passer le mot qu'ils voulaient le tuer »[134]. Pendant la trĂȘve de PĂąques, sur le front de la 7e armĂ©e russe, les Allemands encouragent la fraternisation avec les soldats russes qui leur font face en leur affirmant qu'ils n'ont pas Ă faire la guerre pour les seuls intĂ©rĂȘts de la France et du Royaume-Uni[135].
Alexandre Kerenski, nommĂ© ministre de la Guerre et de la Marine le 18 mai 1917, visite Broussilov sur le front prĂšs de Ternopil et se rallie Ă l'idĂ©e d'une grande offensive au printemps : le 22 mai, il fait nommer Broussilov commandant en chef de l'armĂ©e malgrĂ© les rĂ©ticences de la Stavka. Broussilov croit que la dĂ©mocratisation de l'armĂ©e renforcera son patriotisme[136] tout en obtenant, le 24 mai, le rĂ©tablissement de la hiĂ©rarchie et des punitions[137]. Kerenski est entretenu dans son optimisme par l'entrĂ©e des Ătats-Unis dans la PremiĂšre Guerre mondiale, par le ralliement du Soviet de Petrograd Ă la cause de la dĂ©fense nationale, par les campagnes patriotiques des constitutionnels-dĂ©mocrates (droite libĂ©rale) et par les nombreux admirateurs qui voient en lui le sauveur de la Russie, appelĂ©e Ă jouer un rĂŽle dĂ©cisif dans la victoire des dĂ©mocraties[138]. Cependant, Broussilov, dans ses tournĂ©es au front, se rend compte que les idĂ©es dĂ©faitistes gagnent du terrain : de plus en plus de soldats veulent la paix immĂ©diate, rentrer dans leur village et bĂ©nĂ©ficier du partage des terres[139]. La propagande anti-guerre des bolcheviks, Ă travers des journaux clandestins comme La VĂ©ritĂ© des soldats et La VĂ©ritĂ© des tranchĂ©es, n'a encore qu'une diffusion rĂ©duite, mais des mutineries Ă©clatent en mai et juin 1917, dans des unitĂ©s du Front du Sud-Ouest, en l'absence de toute organisation bolchĂ©vique[140].
Depuis le printemps, un effort considĂ©rable est fourni pour rĂ©armer et Ă©quiper les troupes. Certaines unitĂ©s au moins ont un moral Ă©levĂ© et croient se battre pour leur libertĂ© : la 8e armĂ©e (gĂ©nĂ©ral Lavr Kornilov) relativement prĂ©servĂ©e de l'agitation rĂ©volutionnaire, la LĂ©gion tchĂ©coslovaque, formĂ©e de dĂ©serteurs tchĂšques et slovaques de l'armĂ©e austro-hongroise, et les « Bataillons de la mort » composĂ©s de femmes russes volontaires. L'offensive, lancĂ©e le 30 juin 1917 par les 11e, 7e et 8e armĂ©es en Galicie et Bucovine, remporte des succĂšs partiels contre les Austro-Hongrois : la 8e armĂ©e enfonce la 2e armĂ©e austro-hongroise oĂč une partie de la 19e division, composĂ©e de TchĂšques, passe du cĂŽtĂ© russe[141].
Cependant, le premier élan de l'offensive s'épuise vite. Le commandant d'un corps d'armée raconte que le premier jour, ses hommes s'emparent de trois lignes de tranchées, capturent 1 400 Allemands et un grand nombre de mitrailleuses tandis que son artillerie élimine la plupart des batteries adverses mais que, dÚs la nuit tombée, ses soldats abandonnent le terrain conquis, ne laissant sur place que leurs chefs avec une poignée d'hommes[142]. Au bout de quelques jours, l'offensive russe s'épuise, les soldats refusent de plus en plus de monter au front tandis que les renforts allemands affluent pour consolider les lignes austro-hongroises ; une contre-offensive germano-austro-hongroise, du 19 juillet au 2 août, repousse les Russes vers la Volhynie[143] - [144]. En beaucoup d'endroits, les Allemands et Austro-Hongrois trouvent les lignes russes déjà abandonnées[145]. Une offensive simultanée du Front du Nord, en vue d'éloigner les Allemands de Riga, est pareillement un échec complet[146]. Le moral de l'armée russe s'effondre et au moins 170 000 hommes désertent, réquisitionnant les trains, sous prétexte d'aller faire les moissons[147]. La peine de mort en Russie (en), qui avait été abolie le 12 mars 1917 par une des premiÚres décisions du Gouvernement provisoire, est rétablie le 12 juillet : des cours martiales composées de 3 officiers et 3 soldats jugent immédiatement sur le lieu du crime les soldats coupables de meurtre, viol, pillage, appel à la désobéissance, sans possibilité d'appel ou de peine intermédiaire[133].
- Le ministre français Albert Thomas et le général russe Lavr Kornilov visitant le front dans les Carpates boisées, Le Miroir, 8 juillet 1917.
- Le général Alexeï Broussilov, commandant en chef, et le ministre de la Guerre Alexandre Kerenski sur le front du Sud-Ouest, Le Miroir, 8 juillet 1917.
- Alexandre Kerenski haranguant les soldats à Odessa, Le Miroir, 19 août 1917.
Derniers jours du Gouvernement provisoire
Les dissensions au sein du Gouvernement provisoire s'aggravent. Le ministre de l'Agriculture, Viktor Tchernov, accepte provisoirement l'occupation des terres par les paysans, provoquant l'indignation des membres « bourgeois » du gouvernement, tandis que l'ouverture de nĂ©gociations avec la Rada de Kiev mĂ©contente les nationalistes russes qui craignent une sĂ©cession de l'Ukraine. Gueorgui Lvov dĂ©missionne le 15 juillet, remplacĂ© Ă la tĂȘte du Gouvernement par Kerenski. Le 17 juillet, la garnison de Petrograd et les marins de la flotte de Kronstadt, craignant d'ĂȘtre envoyĂ©s sur le front, se joignent aux ouvriers grĂ©vistes des usines Poutilov et se soulĂšvent contre le Gouvernement provisoire : ils encerclent la Douma mais, faute d'instructions de LĂ©nine, Ă©chouent Ă prendre le pouvoir. Pavel Pereverzev (ru), successeur de Kerenski au ministĂšre de la Justice, parvient Ă retourner l'opinion contre les bolcheviks en les prĂ©sentant comme des agents de l'Allemagne[148].
Le 18 juillet, Ă la suite d'une entrevue orageuse Ă Moguilev, Kerenski exige la dĂ©mission du gĂ©nĂ©ral Broussilov et confie le commandement en chef Ă Lavr Kornilov. Celui-ci demande Ă Kerenski d'Ă©tablir un rĂ©gime de dictature, proclamer la loi martiale, rĂ©tablir la peine de mort Ă l'arriĂšre, interdire les grĂšves et dissoudre le Soviet de Petrograd. Dans les milieux contre-rĂ©volutionnaires, l'idĂ©e se rĂ©pand d'une dictature militaire pour mettre fin Ă l'agitation des bolcheviks, mais Kerenski n'est pas prĂȘt Ă rompre avec les soviets[149].
Le 11 aoĂ»t, Kornilov ordonne au 3e corps de cavalerie (en) du gĂ©nĂ©ral Alexandre Krymov, comprenant la Division tribale caucasienne, de se tenir prĂȘt Ă occuper Petrograd pour y rĂ©tablir l'ordre en cas de coup de force bolchevik[150]. Le 27 aoĂ»t, Ă la suite d'une sĂ©rie de malentendus, Kornilov se persuade que le gouvernement de Kerenski est tombĂ© aux mains des bolcheviks et ordonne au 3e corps de marcher sur Petrograd. Kerenski se proclame commandant en chef tandis que le Soviet de Petrograd, avec la participation des bolcheviks, organise la dĂ©fense de la ville et le blocage des voies ferrĂ©es. Des Ă©missaires des soviets ouvriers, de la garnison de Petrograd et de l'Union des soviets musulmans, qui se rĂ©unissait Ă ce moment dans la ville, vont parler aux soldats et les convainquent de rester fidĂšles au Gouvernement provisoire. L'affaire Kornilov se termine par l'arrestation de celui-ci et le suicide de Krymov[151].
L'affaire Kornilov laisse des fractures profondes dans l'armĂ©e et la sociĂ©tĂ©. Des soldats mutinĂ©s arrĂȘtent et parfois abattent plusieurs centaines d'officiers, soupçonnĂ©s d'ĂȘtre « kornilovistes ». Kerenski est abandonnĂ© Ă la fois par la droite, solidaire des gĂ©nĂ©raux condamnĂ©s, et par la gauche, qui a perdu toute confiance en lui. Il exerce une « dictature » pratiquement sans aucune autoritĂ©. 40 000 marins de Kronstadt et ouvriers, armĂ©s pour faire face au putsch, conservent probablement leurs armes et forment la base des gardes rouges bolcheviks[152].
La prise de Riga par les Allemands (1er-5 septembre 1917), derniÚre grande opération sur le front, vient ajouter au discrédit du gouvernement provisoire. La 8e armée allemande attaque avec des moyens techniques supérieurs, gaz de combat, lance-flammes, bombardements aériens. AprÚs plusieurs jours de combat, la 12e armée russe se replie en désordre au nord de la Daugava, abandonnant son artillerie faute de fourrage pour les chevaux de trait, tandis que le XLIIIe corps, en particulier les tirailleurs lettons, se sacrifie pour couvrir la retraite de l'armée[153].
Le dĂ©litement de l'Empire se poursuit. Du 21 au 28 septembre, un CongrĂšs des peuples de l'Empire, tenu Ă Kiev Ă lâinitiative de la Rada centrale, rassemble les reprĂ©sentants de 10 nationalitĂ©s qui rĂ©clament la transformation de l'Empire en une fĂ©dĂ©ration de peuples libres. Les dĂ©lĂ©guĂ©s Ă©lisent un Conseil des peuples auprĂšs du Gouvernement provisoire[154].
Kerenski a perdu toute crĂ©dibilitĂ© mĂȘme auprĂšs des AlliĂ©s qui le croient sur le point de signer une paix sĂ©parĂ©e[155]. Le 2 novembre, cinq jours avant la chute du gouvernement provisoire, le gĂ©nĂ©ral Alexandre Verkhovski, ministre de la Guerre, dĂ©clare que l'armĂ©e n'est plus en Ă©tat de se battre. Kerenski lui-mĂȘme reconnaĂźtra plus tard que la seule solution pour Ă©viter la prise de pouvoir par les bolcheviks aurait Ă©tĂ© de signer immĂ©diatement la paix avec l'Allemagne : « Nous Ă©tions trop naĂŻfs »[156].
Les bolcheviks au pouvoir et la sortie de guerre
LĂ©nine, qui vit dans la clandestinitĂ© Ă Petrograd aprĂšs un bref exil en Finlande, est dĂ©cidĂ© Ă profiter de la faiblesse du Gouvernement provisoire : il persuade ses camarades, Zinoviev, Kamenev, Trotski, qu'il faut prendre le pouvoir par un coup de force avant la rĂ©union du deuxiĂšme congrĂšs pan-russe des Soviets d'ouvriers et de soldats (en), prĂ©vu pour le dĂ©but de novembre, puis l'Ă©lection de l'AssemblĂ©e constituante, le mĂȘme mois, qui crĂ©eraient une nouvelle lĂ©galitĂ©[157]. Trotski est nommĂ© Ă la tĂȘte du ComitĂ© militaire rĂ©volutionnaire de Petrograd, comprenant environ 40 rĂ©giments, 200 usines et 15 comitĂ©s de quartier, en tout 20 000 ou 30 000 hommes[124]. Une fois de plus, c'est la menace d'un envoi au front qui dĂ©clenche la rĂ©volte des soldats. Le ComitĂ© militaire rĂ©volutionnaire, se faisant passer pour une Ă©manation du Soviet de Petrograd, prend la tĂȘte du mouvement. Entre le 21 octobre/3 novembre et le 26 octobre/8 novembre, les bolcheviks prennent le contrĂŽle des garnisons et du Soviet de Petrograd. Le palais d'Hiver, dernier refuge du Gouvernement provisoire, dĂ©fendu par quelques Ă©lĂšves-officiers et femmes-soldats, se rend au bout de quelques heures : les combats ne semblent avoir engagĂ© qu'un petit nombre de personnes tandis que les restaurants, thĂ©Ăątres et tramways fonctionnent comme d'habitude[158]. Le CongrĂšs pan-russe des Soviets, qui tient sa premiĂšre sĂ©ance le 8 novembre, a juste le temps d'avaliser les deux premiers dĂ©crets dictĂ©s par LĂ©nine : le dĂ©cret sur la terre qui reconnaĂźt aux paysans la propriĂ©tĂ© des terres, et le dĂ©cret sur la paix qui « appelle tous les peuples et les gouvernements Ă ouvrir sans tarder les nĂ©gociations d'une juste paix dĂ©mocratique »[159].
Le nouveau pouvoir est loin d'avoir la majorité dans le pays. Kerenski, enfui de Petrograd, trouve trÚs peu de soutien dans l'armée : le général Vladimir Tcheremissov (ru), commandant du Front du Nord, refuse d'engager ses troupes dans une lutte politique. Seul le général Piotr Krasnov accepte de marcher sur Petrograd avec quelques milliers de cosaques de la Garde impériale ; ils sont repoussés dans les collines de Poulkovo par les marins et tirailleurs lettons rangés dans le camp bolchevik[160]. à Moscou, plusieurs jours de combats de rue opposent partisans et adversaires des bolcheviks[161]. à Kiev, une courte bataille triangulaire oppose les partisans du Gouvernement provisoire, groupés autour de l'état-major de la région militaire, ceux des bolcheviks et ceux de la Rada centrale : ces derniers restent finalement maßtres du terrain, ce qui permet à la Rada, le 20 novembre 1917, de proclamer la République populaire ukrainienne « sans rompre les liens fédéraux avec la Russie »[154]. Le gouvernement de Saratov, qui était, depuis quelques semaines, en révolte contre Kerenski, est renversé par les bolcheviks le 10 novembre[162]. Ailleurs, les bolcheviks obtiennent le ralliement des grandes garnisons de Reval, Pskov, Minsk, Gomel, mais, en novembre, ils ne sont majoritaires que dans le comité de la 5e armée[160]. Les autres partis de gauche, socialistes-révolutionnaires et mencheviks, tardent à réagir car ils comptent sur les élections à l'Assemblée constituante pour rétablir la démocratie sans effusion de sang. Le vote donne une majorité relative aux SR avec 40,4% des voix civiles et 40,7% des voix militaires alors que les Mencheviks n'obtiennent que 2,9% des voix civiles et 3,2% des voix militaires[163].
Les bolcheviks se savent incapables soutenir une guerre contre les grandes puissances : ils cherchent à gagner du temps car ils comptent sur l'imminence d'une révolution générale en Europe. Le 26 novembre, Trotski, nommé commissaire aux Affaires étrangÚres, demande à ouvrir des pourparlers de paix avec le commandement allemand. Le lieutenant Nikolaï Krylenko, nommé commissaire à la Guerre, est envoyé diriger la Stavka à Moguilev : à son arrivée, les soldats viennent de lyncher son prédécesseur, le général Nikolaï Doukhonine, accusé d'avoir favorisé l'évasion de Kornilov. Krylenko est surtout chargé de distribuer de la propagande en allemand, hongrois, tchÚque et roumain aux troupes des Empires centraux. Les Allemands, impatients de conclure car ils veulent pouvoir transférer leurs troupes sur le Front de l'Ouest, finissent par imposer la signature de l'armistice du 15 décembre 1917[148].
Dans le mĂȘme temps, le gouvernement bolchevik tente d'Ă©tendre son pouvoir Ă l'Ukraine. Les Ă©lections de l'AssemblĂ©e constituante, les 10-12 dĂ©cembre 1917, donnent la majoritĂ© aux indĂ©pendantistes ; le 12 dĂ©cembre, une tentative d'insurrection bolchevique est Ă©touffĂ©e et ses partisans expulsĂ©s de Kiev. Le 17 dĂ©cembre, Trotski adresse un ultimatum Ă la RĂ©publique ukrainienne de Kiev lui ordonnant de laisser le libre passage aux Gardes rouges sur son territoire et de l'interdire aux cosaques du Don qui quittent le front pour revenir dans leur territoire d'origine. Le 25 dĂ©cembre 1917, avec le soutien des minoritĂ©s non ukrainiennes, les bolcheviks fondent une RĂ©publique soviĂ©tique d'Ukraine Ă Kharkiv. En janvier, ils envoient une armĂ©e commandĂ©e par Vladimir Antonov-OvseĂŻenko qui Ă©crase les volontaires ukrainiens Ă la bataille de Krouty et s'empare de Kiev. La Rada centrale se rĂ©fugie Ă Jytomyr et fait appel Ă l'aide des Allemands avec qui elle signe le premier traitĂ© de Brest-Litovsk le 9 fĂ©vrier 1918[164] - [165].
La situation de l'armĂ©e est extrĂȘmement confuse. Sur le front roumain, au dĂ©but de janvier 1918, un rapport du gĂ©nĂ©ral français Henri Berthelot indique que certaines unitĂ©s russes se rallient aux bolcheviks, d'autres au gouvernement indĂ©pendantiste de la Rada centrale, mais la plupart cherchent surtout Ă se nourrir et Ă rentrer au pays. 4 divisions d'infanterie, composĂ©es essentiellement d'Ukrainiens, sont en train de quitter le front pour rentrer en Ukraine. Plusieurs divisions sont rĂ©duites Ă un ou deux rĂ©giments avec une « combativitĂ© Ă peu prĂšs nulle »[166].
L'Assemblée constituante russe, à peine réunie, est dispersée à sa premiÚre séance les 18-19 janvier 1918[167].
Le 10 fĂ©vrier, le gouvernement bolchevik dĂ©crĂšte la dĂ©mobilisation de l'armĂ©e[168]. Le mĂȘme jour, Trotski, envoyĂ© des Soviets Ă Brest-Litovsk, annonce que la Russie se retire du conflit sans pour autant signer la paix. Les Allemands, qui viennent de conclure un traitĂ© d'entente avec l'Ukraine, ripostent en dĂ©nonçant l'armistice avec les Russes et, le 18 fĂ©vrier 1918, lancent l'opĂ©ration Faustschlag : 50 divisions allemandes entrent en territoire russe et avancent de 240 km pratiquement sans rencontrer de rĂ©sistance. Craignant de les voir avancer jusqu'Ă Petrograd et renverser le rĂ©gime bolchevik, LĂ©nine se rĂ©sout Ă accepter les exigences allemandes et, le 3 mars, signe le second traitĂ© de Brest-Litovsk[169].
Conséquences
Dans les ruines de l'Empire
Par le traité de Brest-Litovsk, la Russie abandonne l'Ukraine, la Finlande, les pays baltes, devenus formellement indépendants sous tutelle allemande ; elle perd 26% de sa population, 40% de sa main-d'oeuvre industrielle, 32% de ses terres agricoles, 23% de sa production industrielle, 75% de ses mines de charbon ; elle doit verser à l'Allemagne 6 milliards de marks pour liquidation des dettes d'avant-guerre, livrer ses bases navales de Finlande et des pays baltes ainsi que sa flotte de la mer Noire, restituer à l'Empire ottoman les provinces de Kars et Batoumi prises en 1878. La République démocratique de Géorgie proclame son indépendance le 26 mai tandis que les Britanniques occupent Bakou[170].
Les Allemands et Austro-Hongrois occupent l'Ukraine jusqu'à l'automne 1918. Ils établissent un régime vassal, l'hetmanat, dirigé par le général Pavlo Skoropadsky et s'appuyant sur les grands propriétaires. Les occupants confisquent les récoltes de céréales au profit des populations urbaines d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie mais se heurtent vite à une guérilla paysanne. à l'automne 1918, voyant la défaite allemande s'approcher, Skoropadsky tente de se rapprocher de l'Entente et des Russes blancs en promettant de rétablir l'union fédérale entre Russie et Ukraine mais il est renversé par les nationalistes ukrainiens de gauche qui reprennent Kiev. Les troupes d'occupation allemandes abandonnent l'hetmanat : en échange, le nouveau pouvoir ukrainien les laisse regagner leur pays sans obstacle[171]. Des soldats allemands non démobilisés restent dans les pays baltes et forment les corps francs de la Baltique qui combattent les bolcheviks jusqu'en 1919[172].
Les AlliĂ©s ne se rĂ©signent pas au retrait russe de la guerre. Une ConfĂ©rence des ambassadeurs, formĂ©e Ă Paris par d'anciens ministres du tsar, tente de former un semblant de gouvernement en exil[173]. 2 000 soldats britanniques dĂ©barquent Ă Arkhangelsk et, sans combattre les bolcheviks, encouragent les menĂ©es contre-rĂ©volutionnaires[174]. La LĂ©gion polonaise du gĂ©nĂ©ral JĂłzef Haller, Ă©vacuĂ©e par Mourmansk, va combattre sur le front français[175]. Les AlliĂ©s cherchent aussi Ă obtenir l'Ă©vacuation de la LĂ©gion tchĂ©coslovaque par le TranssibĂ©rien mais, en mai 1918 Ă Tcheliabinsk, les bolcheviks tentent maladroitement d'arrĂȘter et dĂ©sarmer les lĂ©gionnaires, poussant ceux-ci Ă rejoindre le camp des ArmĂ©es blanches dans la guerre civile russe[176] - [177]. L'intervention alliĂ©e pendant la guerre civile russe, marquĂ©e par le dĂ©barquement de contingents Ă Odessa et Vladivostok, a pour but initial de renverser le rĂ©gime bolchevik considĂ©rĂ© comme pro-allemand mais elle se poursuivra bien aprĂšs l'armistice de 1918[174].
Les « Rouges » (bolcheviks) parviennent Ă survivre et Ă triompher de leurs adversaires en instaurant un rĂ©gime centralisĂ© et autoritaire, le communisme de guerre, qui nationalise les entreprises, contrĂŽle strictement le commerce et mĂšne des expĂ©ditions dans les campagnes pour confisquer les rĂ©coltes. Le rĂ©gime crĂ©e une « ArmĂ©e rouge des ouvriers et paysans », rĂ©tablit la conscription et, malgrĂ© les tiraillements idĂ©ologiques, reprend Ă son service des officiers de l'armĂ©e impĂ©riale mus par le patriotisme russe. La police politique (TchĂ©ka) Ă©tablit une terreur de masse. Les villes se dĂ©peuplent, vidĂ©es de leurs anciennes Ă©lites persĂ©cutĂ©es mais aussi d'une grande partie de leurs ouvriers qui retournent chercher leur subsistance dans les villages. Une des forces des Rouges est de dĂ©tenir les principales usines d'armement, notamment celles de Toula, et les rĂ©gions les plus peuplĂ©es de la Russie centrale oĂč ils peuvent mobiliser des effectifs trĂšs supĂ©rieurs Ă ceux de leurs adversaires[178] - [179].
La derniÚre révolte paysanne contre les bolcheviks, dans le gouvernement de Tambov, est écrasée en juin 1921[180]. La Russie sort exsangue de 7 ans de guerre internationale et civile. La monnaie est dévalorisée, les villes réduites à la disette, 7 000 km de voies ferrées sont détruits, le marché noir à base de troc remplace les échanges légaux[181]. Un ancien soldat devenu cadre bolchevik, Dimitri Oskine, décrit l'aspect habituel des villes russes :
« Les gares étaient mortes, les trains passaient rarement, la nuit il n'y avait pas d'éclairage, juste une bougie au bureau du télégraphe. Les bùtiments étaient à moitié détruits, les vitres brisées, tout était crasseux ; partout des détritus s'amassaient[182]. »
Une mémoire longtemps occultée
Contrairement Ă d'autres belligĂ©rants, la Russie a longtemps fait l'impasse sur le souvenir de la Grande Guerre. La plupart des cimetiĂšres du front se trouvent, aprĂšs 1918, hors du territoire soviĂ©tique, donc inaccessibles pour les familles des tuĂ©s : ainsi, c'est l'association allemande des sĂ©pultures militaires qui se charge, Ă partir de 1919, d'entretenir les sĂ©pultures allemandes et russes de la rĂ©gion de Baranavitchy[183]. Sous le rĂ©gime soviĂ©tique, l'historiographie officielle ne cherche pas Ă glorifier ce conflit, au contraire. Pour le PrĂ©cis d'histoire du Parti communiste de l'Union soviĂ©tique, publiĂ© en 1938, « la guerre impĂ©rialiste a Ă©tĂ© provoquĂ©e par le dĂ©veloppement inĂ©gal des pays capitalistes, la rupture de l'Ă©quilibre entre les principales puissances, la nĂ©cessitĂ© de procĂ©der Ă un nouveau partage du monde au moyen de la guerre » : ceux qui, comme les menchĂ©viks et les socialistes-rĂ©volutionnaires, ont acceptĂ© de participer Ă l'effort de guerre, n'ont fait que trahir les intĂ©rĂȘts du prolĂ©tariat russe au profit des capitalistes de l'Entente. Le rĂ©gime tsariste est dĂ©noncĂ© comme fauteur de guerre ; les publications de correspondances de soldats, qui se multiplient Ă partir de 1927, servent surtout Ă montrer les souffrances du peuple en guerre et son mĂ©contentement croissant contre l'ancien rĂ©gime[184]. Cette thĂ©matique est reprise dans de nombreux films des dĂ©buts du cinĂ©ma soviĂ©tique : les souffrances et injustices de la guerre, montrĂ©es, par exemple, dans les dix premiĂšres minutes d'Octobre de SergueĂŻ Eisenstein (1927), apparaissent comme le prĂ©lude nĂ©cessaire Ă la rĂ©volution russe[185].
à l'inverse, les historiens de l'émigration russe blanche, comme l'ancien chef d'état-major Iouri Danilov, s'attachent à montrer la Russie comme la « victime héroïque » qui s'est sacrifiée pour la cause des Alliés : ils rencontrent peu d'écho hors de leur communauté[186].
Les peuples dĂ©tachĂ©s de l'Empire russe ont aussi tendance Ă Ă©carter de leur mĂ©moire leur contribution Ă sa dĂ©fense. La mĂ©moire nationale polonaise glorifie les lĂ©gions indĂ©pendantistes de JĂłzef PiĆsudski et JĂłzef Haller en passant sous silence les soldats, beaucoup plus nombreux, qui ont fait la guerre au sein des armĂ©es russe, austro-hongroise et allemande[187]. De mĂȘme, la Lettonie cĂ©lĂšbre les tirailleurs lettons en omettant les nombreux Lettons qui ont servi dans le reste de l'armĂ©e russe[146].
La perception de la PremiĂšre Guerre mondiale reste nĂ©gative tout au long de la pĂ©riode soviĂ©tique, contrastant avec le culte civique et monumental qui entoure la Grande Guerre patriotique de 1941-1945[188] - [189]. Alexandre Soljenitsyne parle d'« une guerre sans intĂ©rĂȘt pour nous, mais aux consĂ©quences funestes »[190].
Ce n'est qu'aprĂšs la chute du rĂ©gime soviĂ©tique qu'apparaĂźt, avec le rejet massif du passĂ© soviĂ©tique, une revalorisation de la guerre de 1914-1917, accompagnĂ©e d'une rĂ©habilitation de Nicolas II. Entre 2004 et 2014, le parc impĂ©rial de Tsarkoie Selo est transformĂ© en complexe mĂ©moriel de cette guerre[191]. Le centenaire de 2014 est marquĂ© par une multiplication des expositions, avec une forte implication des associations mĂ©morielles et de l'Ăglise orthodoxe. Les deux expositions principales, Ă Moscou, sont intitulĂ©es « La PremiĂšre Guerre mondiale : la derniĂšre bataille de lâEmpire russe », au musĂ©e historique de Moscou, et « LâEntente », au palais de Tsaritsyno[188]. Contrastant avec le discours libĂ©ral qui dominait dans les annĂ©es 1990, le centenaire de 2014, sous le gouvernement de Vladimir Poutine, tend Ă glorification d'un Ătat fort Ă connotation autoritaire et nationaliste russe[189]. Les discours du centenaire insistent sur la grandeur de l'Empire russe et la continuitĂ© de la Russie qui repousse NapolĂ©on en 1812, sauve l'Entente du dĂ©sastre en 1914-1917 avant de triompher du nazisme en 1945 : l'affirmation nationale est d'autant plus forte qu'elle coĂŻncide avec la rĂ©volution en Ukraine, vue comme une menace pour la Russie et le monde slave, et le rattachement de la CrimĂ©e[188] - [189].
Notes et références
- Sauf précision contraire, les dates sont données en calendrier grégorien en usage dans les pays occidentaux ; le calendrier julien, en usage en Russie jusqu'en 1918, retarde de 13 jours par rapport à celui-ci.
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