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Charles Rogier

Charles Rogier, né à Saint-Quentin le et mort à Saint-Josse-ten-Noode le , est un homme d'État belge de tendance libérale, membre du Congrès national, franc-maçon[1] et révolutionnaire belge.

Charles Rogier
Illustration.
Charles Rogier (ca. 1855)
Fonctions
Chef de cabinet belge
�
Monarque LĂ©opold Ier
Gouvernement Rogier I
Coalition Libéral
Prédécesseur Barthélémy de Theux
Successeur Henri de Brouckère
�
Monarque LĂ©opold Ier
LĂ©opold II
Gouvernement Rogier II
Coalition Libéral
Prédécesseur Pierre De Decker
Successeur Walthère Frère-Orban
Biographie
Date de naissance
Lieu de naissance Saint-Quentin (France)
Date de décès
Lieu de décès Saint-Josse-ten-Noode (Belgique)
Nationalité Belge
Parti politique Parti libéral
RĂ©sidence 16, rue de la Loi

Charles Rogier
Chefs de cabinet belges

Famille et enfance

Plaque commémorative à Saint-Quentin.

Charles Rogier est né le (29 thermidor an VIII) à Saint-Quentin (France) dans une famille d'origine belge. Son grand-père (Firmin Nicolas Joseph Rogier), né à Renlies (Hainaut) en 1699, alla s’établir marchand de draps à Cambrai au milieu du XVIIIe siècle. Son père (Firmin Noël Albert Rogier), qui épousa le Henriette Louise Joséphine Estienne, était également marchand de draps. En 1791 naquit le frère aîné de Charles, Firmin Rogier. Investi par élection en 1791, à l’âge de vingt-sept ans, des fonctions d’officier municipal de Cambrai, Firmin Noël Albert Rogier les exerçait encore au mois d’octobre 1792, lors de la formation des premiers bataillons de volontaires. Élu second lieutenant-colonel du 6e bataillon du Nord, il commanda successivement la place de Doullens et celle de Ham, puis il prit part aux opérations de l�a href="Arm%C3%A9e_des_Ardennes.html" title="Armée des Ardennes">armée des Ardennes. « Un crachement de sang considérable » (certificat de l’officier de santé du 6e bataillon du Nord, en date du ) lui ayant interdit, tout au moins provisoirement, le métier des armes, il revint à Cambrai. La réaction thermidorienne y sévissait. On reprocha au lieutenant-colonel d’avoir secondé avec une énergie trop républicaine les efforts faits de 1792 à 1793 par le conventionnel Le Bon, le farouche « proconsul d’Arras », pour défendre le Cambrésis contre les Autrichiens. C’est même là l’origine d’une calomnie qui, après avoir pesé sur sa mémoire pendant plusieurs années, fut reprise et exploitée contre son fils Charles par des pamphlétaires orangistes de 1830 à 1839, et dont les tribunaux firent justice en 1861-1862 par une condamnation sévère infligée au Journal de Bruxelles, qui s’en était fait l’écho. Le colonel, rentré dans la vie civile, avait transporté le siège de ses affaires commerciales d’abord à Saint-Quentin, où naquit Charles en 1800, et ensuite à Avesnes. Lorsque, vers la fin de 1811, un décret de Napoléon permit aux militaires congédiés pour motif de santé de rentrer sous les drapeaux s’ils avaient recouvré leurs forces, il reprit du service et partit pour la Russie en mai 1812, en qualité de directeur ou inspecteur dans l’administration des vivres. Il mourut on ne sait dans quelles circonstances : toute trace de lui est perdue depuis les derniers jours de novembre 1812. Quelques mois avant la chute de Napoléon, sa femme suivit à Liège son fils aîné Firmin, qui venait d’être nommé maître élémentaire au lycée impérial de cette ville. Elle avait deux autres fils : Tell, médecin et juge de paix à Trélon (canton d’Avesnes), mort en 1859, et Charles ; deux filles : Henriette Eugénie, morte en 1875, et Pauline, morte en 1902. Pour créer des ressources, madame Rogier fonda un pensionnat rue Sœurs-de-Hasque et elle fut aidée dans sa tâche tout d’abord par l’aînée de ses filles. Les Rogier rencontraient dès lors les conditions pour acquérir la nationalité belge après la révolution de 1830 : l’article 133 de la Constitution du stipule en effet que les étrangers établis en Belgique avant le 1er janvier 1814 et qui ont continué d’y être domiciliés sont considérés comme Belges de naissance[2] - [3].

Jeunesse

Monument à Charles Rogier, commémorant le 75e anniversaire de l'indépendance de la Belgique (1905), sculpteur Camille-Marc Sturbelle, dans le parc d'Avroy, Liège

Charles, qui avait fait ses premières études au collège d�a href="Avesnes-sur-Helpe.html" title="Avesnes-sur-Helpe">Avesnes, entra au lycée impérial de Liège au mois d’octobre 1813 dans la classe de grammaire : le grand-maître de l’université venait de lui accorder, par son arrêté du 28 août, une bourse de demi-pensionnaire. Il se montra digne des encouragements officiels. Le proviseur du lycée certifie, le , que « Charles Rogier a fait les cours de première et de seconde grammaire avec beaucoup d’assiduité et le plus grand succès, surtout le dernier, dans lequel il a obtenu le second prix de mérite, le premier en thème latin, le second en version et de même en vers, ainsi qu’un accessit en grec ; qu’il a toujours joint à l’abondance de ses moyens une application très bien soutenue, beaucoup de docilité et une fort bonne conduite ». Son aîné, Firmin, le dirigea dans ses débuts. Une vive affection, qui dura toute leur vie, unissait les deux frères. Firmin ayant été nommé à Falaise, puis à Rouen, M. Charmant, un professeur du lycée de Liège, lui écrivait : « Vous étiez bien nécessaire à Charles : ce pauvre petit homme pense à vous toutes les fois qu’il a quelque chagrin ». Charles, à dix-sept ans, avait terminé sa rhétorique avec un réel succès : c’est ce qu’atteste le programme de la distribution des prix du gymnase royal et premier collège inférieur de la ville de Liège en 1817. Il en a dit un mot dans un cahier de notes et souvenirs : « J’obtiens quatre premiers prix comme mon frère aîné à Douay en 1809 ». Il aurait désiré commencer immédiatement l’étude du droit. Mais sa mère ne pouvant pas faire pour lui les sacrifices qu’exigeait la fréquentation des cours, il demande des ressources à l’enseignement privé, et reçoit des leçons particulières et des répétitions à des fils de famille de son âge Charles Rogier de 1817 à 1821. Ses loisirs, il les consacrait soit à compléter par ses lectures les connaissances acquises au collège, soit à faire des vers. Grand lecteur, il consignait dans des cahiers les passages, les expressions, les mots même qui l’avaient le plus frappé, avec les réflexions qu’ils lui avaient suggérées. Il avait un goût marqué pour les ouvrages historiques, politiques, pour les livres de philosophie et de pédagogie �soit latins, soit français �qui offrent un côté utilitaire, un côté pratique. L�i>Émile, par exemple, le retint plusieurs mois. Les cahiers de Rogier montrent qu'il admirait certaines idées de Jean-Jacques Rousseau, mais restait néanmoins critique vis-à-vis de ce philosophe. Les ouvrages de Montesquieu, Les Causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, De l'esprit des lois, l�i>Essai sur les mœurs de Voltaire, les Considérations sur la Révolution française de Madame de Staël attirent également toute son attention[2].

Il cultivait surtout la poésie pour se consoler des ennuis et de la tristesse de son métier de répétiteur. Son petit poème Les Vœux ou les Prières obtint une mention honorable au concours de la société libre d’émulation de Liège en 1819 ; il en fut de même de son Élégie sur le dernier chant du poète un an après. À un poème plus important, La mort de Madame Roland, auquel collabora son ami Néoclès Hennequin, l’émulation décerna une médaille (le Mathieu Laensbergh le publia in extenso en février 1825)[2].

Rogier aidait en mĂŞme temps sa mère et sa sĹ“ur aĂ®nĂ©e dans la gestion du pensionnat familial. Dès sa sortie de rhĂ©torique, il aurait rĂ©digĂ© les discours que la « chère maman » prononçait dans les distributions des prix. Sa famille a conservĂ© avec soin les manuscrits de ces discours. Pour se procurer les 2 000 francs que coĂ»taient les Ă©tudes juridiques qu’il comptait toujours faire, Rogier finit par accepter un emploi de prĂ©cepteur chez le baron de Senzeilles, qui demeurait Ă  quelques lieues de Liège[2].

Activités dans la presse (1824-1830)

Joseph Lebeau, l'un des fondateurs du Mathieu Laensbergh.

Deux de ces amis, Paul Devaux et Joseph Lebeau, sollicitent son activité pour une tâche tout autre que celle de précepteur : il s’agit de la fondation d’un journal libéral. Devaux et Lebeau étaient avocats : le premier avait vingt et un ans, le second trente ans. Rogier s’associe avec eux et son frère Firmin (revenu depuis 1815 à Liège), le , pour faire paraître à Liège, tous les jours, à six heures du soir, les dimanches et fêtes exceptés, le Mathieu Laensbergh, journal politique, littéraire, de l’industrie et du commerce. L’imprimeur éditeur du journal est un cinquième associé, Jean-Paul Latour, auquel chacun des quatre autres verse 300 francs pour faire face aux premiers frais. L’avocat Félix van Hulst entra dans la société quinze jours plus tard. Le 15 mai Latour la quitta et c’est à Henri Lignac, écrivain, que passèrent l’administration et l’impression du Mathieu Laensbergh[2].

La nécessité d’une « collaboration active » �c’était un des engagements pris par les associés �forçait Rogier à renoncer à la vie du préceptorat. Il n’en resta pas moins dans l’enseignement libre : il donna des répétitions tout en étudiant le droit et en collaborant au Mathieu Laensbergh. Sa part dans la publication de ce journal �appelé Le Politique dès 1825 �dont l’influence sur le mouvement de 1830 et les destinées de la Belgique a été considérable est importante. La politique intérieure, les analyses des productions nouvelles et spécialement, sous la signature du « bourgeois de Saint-Martin », les embellissements de la ville, les améliorations que nécessitent la voirie et l’hygiène : tel est le domaine où il se cantonnait généralement. Il aimait à secouer l’apathie des Belges en matière électorale. Il leur reprochait de rester trop indifférents au choix de leurs mandataires[2].

C’est la question de l’élection des conseillers communaux et provinciaux aux Pays-Bas que Rogier traite à son examen de docteur en droit le . Dans les cinq thèses annexées à la dissertation, il défend notamment que la publicité la plus large est à souhaiter dans la poursuite et dans la répression des crimes et que la publicité en matière d’administration communale et provinciale est conforme au droit public. Rogier fait un tableau succinct du système électoral de son temps, il discute les conditions requises pour être électeur et pour être éligible, les causes d’incapacité, les inconvénients de la loi, les modifications qu’on y pouvait apporter. Il préconise, entre autres réformes, l’élection directe qui lui paraît constituer seule le vrai système représentatif[2].

Il venait donc de réaliser le projet qu’il avait conçu d’entrer au barreau de Liège. Ayant d'autres projets en tête, il souhaita réorganiser le comité de littérature de la société d’émulation, dont il avait été nommé secrétaire adjoint ; donner une impulsion nouvelle aux travaux du comité grec qui s’était formé à Liège, en 1825, sous la présidence de de Selys, et dont le zèle paraissait s’attiédir ; pousser à la translation du Mathieu Laensbergh à Bruxelles ou à la création dans cette ville d’un journal fondé sur le plan et d’après les principes du Mathieu ; réunir des documents pour un Manuel électoral ; commencer la publication des Mémoires de don Juan Van Haelen ; créer un journal hebdomadaire, La Récompense, destiné à la jeunesse. La plupart de ces projets seront exécutés[2].

Les Mémoires de Van Haelen datent de 1827. Voici dans quelles circonstances Rogier était entré en relations avec le chef d’état-major de Mina. Van Haelen, sorti non sans peine des griffes des inquisiteurs en 1826, était venu remercier les rédacteurs du Mathieu Laensbergh d’un article des plus sympathique paru en 1824. Il avait noué à cette occasion des relations assez intimes avec la famille Rogier. Il offrit à Charles de lui fournir les notes, les documents, les souvenirs nécessaires à la rédaction de ses mémoires. Les événements auxquels Van Haelen avait été mêlé ayant provoqué une vive curiosité dans les Pays-Bas et en France, on pouvait espérer que les partisans du libéralisme y feraient bon accueil à une publication où étaient peints les excès du despotisme et de la réaction. Rogier n’eut guère à se louer du succès du livre, d’après les lettres de Renouard, qui publia une édition pour la France, et de Tarlier, qui en publia une pour les Pays-Bas[2].

Mais le succès alla à la Récompense, qui voulait « contribuer à faire naître ou à développer chez les enfants des connaissances utiles, à leur faire comprendre et aimer des devoirs rigoureux ». Tel était le but que s’assignaient les fondateurs de ce journal, Paul Devaux, Charles et Firmin Rogier, Lignac (). Charles Rogier fut constitué le fondé de pouvoirs de la société ; l’administration du journal était aux mains de mademoiselle Henriette Eugénie Rogier. Les rédacteurs du Mathieu Laensbergh se délassaient en quelque sorte de leurs graves études de philosophie et de droit administratif dans la rédaction d’articles destinés à l’instruction et à l’éducation du jeune âge, articles de peu d’étendue, écrits dans un style simple et clair et qui, donnant à la lecture des enfants plus d’attrait, devaient les encourager à des études de plus longue haleine. Ils virent leurs efforts aussi bien accueillis en Hollande qu’en Belgique. Des éloges flatteurs leur arrivèrent de toutes parts, même des sphères officielles[2].

Il devait venir un moment où la politique ferait du tort à la Récompense. Les événements allaient prendre bientôt un caractère de gravité tel que Charles Rogier se désintéresserait du journal pédagogique pour se mieux consacrer à la rédaction du Mathieu et, plus particulièrement, à la publication de son Manuel électoral[2].

Le Mathieu Laensbergh avait continué à faire beaucoup parler de lui pendant les années 1827 et 1828. Ses articles sur l’organisation judiciaire, sur la liberté de la presse et le timbre des journaux étaient fort lus, fort commentés et provoquaient des discussions de plus en plus animées avec les organes ministériels. Au moment où s’ouvrit la session législative de 1828, Rogier (Mathieu Laensbergh du 25 octobre) émit le vœu que, dans l’adresse en réponse au discours du trône, on ne se bornât pas à retourner puérilement les phrases ministérielles. « Il serait beau », disait-il, « il serait d’un heureux augure que déjà l’esprit national commençât à s’y manifester ». Le gouvernement tenait à avoir le budget décennal. À la veille de voter plus d’un milliard d’impôts (le total des dix années du budget décennal dépassait 500 millions de florins), la seconde Chambre était tenue à énumérer ses griefs et ses vœux : elle avait le droit d’exiger de sages réformes et de bonnes lois en retour de si énormes sacrifices. Rogier aurait voulu voir demandé au gouvernement par la Seconde Chambrel’abolition de la mouture, la diminution des impôts, le retrait des arrêtés de 1819 et de 1822 qui avaient de fait supprimé officiellement le français dans toutes les parties de la Belgique où le flamand était généralement en usage, le rétablissement du jury, le désaveu de la servile doctrine qui refusait aux États provinciaux jusqu’au droit d’émettre des vœux et qui leur contestait cette indépendance de conscience que partout on réclamait des magistratures locales[2].

Comme les journaux catholiques se plaignaient, autant que le Mathieu Laensbergh, de la conduite du ministère, comme ils réclamaient non moins vivement que lui les garanties constitutionnelles, la liberté de la presse, le jury, les députés indépendantes, il se forma entre libéraux et catholiques une union qui devait assurer la victoire aux adversaires du gouvernement. Le Mathieu, devenu, le 1er janvier 1829, Le Politique, préconisa cette union avec une ténacité que rien ne rebuta[2].

Sous l’influence des articles parus dans le Courrier des Pays-Bas, dans le Catholique et dans le Politique, sous l’influence également de l’irritation provoquée par les procès Claes, Ducpétiaux, De Potter, l’union prit un corps. Elle se manifesta tout d’abord par l’organisation d’un pétitionnement universel pour le redressement des griefs[2].

Plusieurs de ces griefs sont indiqués par Rogier dans le Mathieu. Les pétitionnaires se plaignaient aussi de l’accaparement par les Hollandais de presque tous les emplois dans le gouvernement, la diplomatie, l’armée, les finances ; de la non-responsabilité ministérielle ; du monopole de l’enseignement surtout. Ils comprenaient l’élite de la nation, la noblesse, les membres les plus distingués du barreau, du commerce, de l’industrie[2].

L’élection pour les États provinciaux, de qui dépendait la nomination des membres de la seconde Chambre des États généraux, était fixée au mois de juillet. Rogier, par son Manuel électoral, qui parut en février et fut traduit en flamand au mois d’avril, contribua grandement au succès remporté par l’opposition à Liège[2].

Le Courrier de la Meuse proposa de former par souscription une société d’assurance contre les destitutions arbitraires, les vexations fiscales et les actes illégaux des ministres. Rogier engagea les lecteurs du Politique à souscrire. Face à la répression gouvernementale, Rogier et ses collaborateurs du Politique ne se découragèrent pas : « les persécutions, loin de retarder le triomphe de la liberté », disaient-ils, le , « en accéléreront la marche ». Une élection devait avoir lieu au commencement de juillet pour la désignation des délégués des États provinciaux à la Seconde Chambre. La campagne fut menée avec une rare vigueur par Rogier, dans son journal. Le succès des deux candidats de l’opposition fut un peu son œuvre. Le parquet de Liège voulut sans doute se venger sur lui et sur les autres rédacteurs du Politique de l’échec essuyé par le gouverneur de la province, de Liedekerke, qui était tout dévoué au ministère. Le procureur du roi prétendit découvrir le « délit d’injure ou d’outrage au roi » dans ces lignes de Rogier : « Cet échec est un dernier avertissement au pouvoir, que désormais toute lutte essayée par lui au sein de nos États provinciaux ne lui réserve que la défaite ». Le procès intenté à Rogier et à ses collaborateurs était fixé au . Les troubles qui éclatèrent à Bruxelles six jours auparavant détournèrent l’attention du parquet liégeois : le procureur du roi fit dire aux rédacteurs du Politique que leur affaire était remise indéfiniment[2].

Rôle dans la révolution belge (1830)

Charles Soubre, Rogier à la tête des volontaires de Liège (1878).
Charles Soubre, Arrivée de Charles Rogier et des volontaires liégeois à Bruxelles (1880).

Rogier n’avait pas dissimulé les « joies vives » (Politique du ) que lui causait la chute de la monarchie autoritaire de Charles X. Comme s’il tenait tout spécialement à marquer que l’hommage enthousiaste aux combattants des Trois Glorieuses (27, 28 et 29 juillet 1830) est bien de lui, il a écrit, dans le volume de sa collection du journal, au bas de l’article, en plus gros caractères que d’ordinaire : Ch. R…R. Depuis 1829, d’ailleurs, il avait pris l’habitude de se rappeler ainsi ses articles[2].

De graves troubles éclatèrent à Bruxelles le 25 août. Ils furent connus à Liège dans la soirée du 26. La garde communale prit les armes. « Un grand nombre de jeunes gens, armés de fusils de chasse se réunissent dans la cour du Palais », dit Rogier dans son cahier de notes et souvenirs, « je prends le commandement de ce corps improvisé ». La commission de sûreté publique constituée, de commun accord, par le gouverneur et le bourgmestre, envoie des délégués demander au roi le redressement des griefs de la nation. Mais Rogier n’a pas grande confiance dans le succès de cette démarche, puisque le 28 il arbore les couleurs liégeoises, rouge et jaune, à l’hôtel de ville. Le 1er septembre, à 5 heures du matin, au moment où l’on annonçait des mouvements de troupes de Maastricht et Bois-le-Duc sur Liège, il « prend possession de la caserne de St.-Laurent près de la citadelle » (notes et souvenirs)[2].

Alors que Paul Devaux et Joseph Lebeau espĂ©raient encore dans la sagesse du roi, Rogier, comme son frère Firmin, songe Ă  aller Ă  Bruxelles. Le peuple qui voulait des armes pour se dĂ©fendre contre les Hollandais, dont on annonçait l’arrivĂ©e, en prend chez le fabricant Devillers, auquel Rogier dĂ©livre un « reçu au nom du peuple » (notes et souvenirs). « Dans la soirĂ©e du 2 septembre, je me mets, ajoute Rogier, Ă  la tĂŞte des ouvriers et les promène dans la ville après les avoir haranguĂ©s en leur recommandant de respecter les propriĂ©tĂ©s et de se dĂ©fendre avec Ă©nergie. » D’aucuns assuraient que le roi avait promis la sĂ©paration administrative de la Belgique et de la Hollande. Devaux y croyait. Rogier n’y croit pas. Aussi, le 4 septembre, Ă  l'annonce qu'un soulèvement a Ă©clatĂ© Ă  Bruxelles et sans attendre de connaĂ®tre la rĂ©ponse royale, il va partir pour la capitale Ă  la tĂŞte d'un bataillon de trois cents LiĂ©geois. Écoutons-le « Samedi 4 septembre au soirâ€?Mon allocution dans la cour du Palaisâ€?Je leur promets de la libertĂ©, de la gloire, mais pas de richesseâ€?span> Â». Le 7 septembre, après avoir traversĂ© Hannut, Jodoigne, Wavre, Auderghem, oĂą le rejoignent cent trente hommes et deux pièces d’artillerie du capitaine De Bosse et oĂą le sort le dĂ©signe pour commander les deux troupes, il entre Ă  Bruxelles, alors que les insurgĂ©s viennent de tenir l'armĂ©e hollandaise en Ă©chec pendant quatre jours[2].

Une proclamation du roi venait de faire tomber l’espoir d’une sĂ©paration administrative des deux pays et laissait envisager par consĂ©quent la perspective d’une lutte Ă  main armĂ©e. Rogier y rĂ©pond par cet ordre du jour : « Mes braves camarades, ordre, union, discipline, loyautĂ©, courage : voilĂ  la devise des vrais LiĂ©geois. Elle sera toujours la nĂ´tre. » En regard de cet ordre du jour, Rogier a reproduit, dans ses notes et souvenirs, cette affiche de la commission de sĂ»retĂ© publique de Bruxelles : « La Commission engage les Ă©trangers Ă  rentrer dans leur domicile. Elle prendra toutes les mesures nĂ©cessaires pour le maintien de la dynastie et de la tranquillitĂ© publique. (SignĂ©) FĂ©l. de Merode, Gendebien, Rouppe, F. Meeus, S. Van de Weyer. » Pour imprimer plus d’énergie Ă  cette Commission, et la faire sortir des voies diplomatiques, Rogier, avec une quarantaine d’hommes dĂ©vouĂ©s tels que Van Meenen, DucpĂ©tiaux, Jottrand, fonde la RĂ©union centrale, pendant que l’on signale (15 septembre) dans les environs de Vilvorde et de Tervuren, les vedettes que l’armĂ©e de Guillaume envoie, sous les ordres du prince FrĂ©dĂ©ric, pour mettre les Bruxellois Ă  la raison. Un premier choc eut lieu le 18 entre des patrouilles de volontaires et de gendarmes. Le lendemain, une proclamation de la Commission, dĂ©savouant la conduite des volontaires, est lacĂ©rĂ©e. Le 20, la Commission est dissoute par le peuple qui a enfoncĂ© les portes de lâ€?a href="H%C3%B4tel_de_ville_de_Bruxelles.html" title="HĂ´tel de ville de Bruxelles">hĂ´tel de ville. Elle est remplacĂ©e par un gouvernement provisoire de trois membres, De Potter, d’Oultremont et Gendebien, qui n’entre pas en fonctions. Le 21, pas d’ombre du gouvernement Ă  l’hĂ´tel de ville. Le prince FrĂ©dĂ©ric, avec 13 000 hommes et 52 canons, n’est plus qu’Ă?une lieue de Bruxelles. Rogier, avec les volontaires liĂ©geois et 200 ou 300 Bruxellois, soutient Ă  Diegem, toute la journĂ©e, le feu de l’avant-garde hollandaise. Le 22 se passe en escarmouches au nord et au nord-est des Bruxelles, Ă  Evere et en avant des portes de Schaerbeek, de Louvain et de Namur. Ă€ l'ouest de la ville, une troupe hollandaise qui tente d'entrer par la porte de Flandre se heurte Ă  une rĂ©action populaire. Dans les rues Ă©troites, une pluie d'objets, mĂŞme des fourneaux, tombent sur les soldats. Mais la consigne est de ne pas tirer sur des civils. Pourtant, dans la population, beaucoup croient que tout est perdu et une grande confusion règne dans la ville â€?c’est un correspondant du Politique qui l’écrit - Chacun croyait que tout Ă©tait perdu. Il faudrait que Bruxelles se soulevât pour arrĂŞter la marche du prince FrĂ©dĂ©ric. Aucun des hommes politiques, aucun des chefs du mouvement rĂ©volutionnaire n'y compte. « La veille du jour oĂą Bruxelles fut attaquĂ© », Ă©crivait FĂ©lix de Merode, le 15 octobre 1830, au Courrier des Pays-Bas, « je n’attendais aucune rĂ©sistance ; persuadĂ© qu’il n’existait plus de moyen actuel d’agir pour l’indĂ©pendance belge, je m’étais dĂ©cidĂ© Ă  chercher un refuge sur le sol français ». Les dĂ©sespĂ©rances de FĂ©lix de Merode s’expliquent. Un tĂ©moin oculaire â€?c’est un des volontaires tournaisiens â€?le futur gĂ©nĂ©ral Renard, a Ă©tabli que les Hollandais auraient pu sans coup fĂ©rir prendre possession de Bruxelles après la journĂ©e du 22 septembreâ€?« Dans la nuit du 22 au 23 », dit-il, « il n’y avait pas quarante hommes armĂ©s qui veillassent. Nous n’étions peut-ĂŞtre pas trois cents disposĂ©s Ă  la rĂ©sistance et dissĂ©minĂ©s sur une longue Ă©tendue. Il n’y avait ni chefs, ni pouvoir, ni plan arrĂŞtĂ©, ni direction ». Le matin du 23, pendant que l’armĂ©e hollandaise, vainement harcelĂ©e par la fusillade des volontaires, pĂ©nĂ©trait le long des boulevards dans le Parc, Rogier et plusieurs de ses amis, que visait tout particulièrement une proclamation du prince FrĂ©dĂ©ric (20 septembre), rĂ©servant toutes ses rigueurs pour « les combattants Ă©trangers Ă  la ville », alors qu'elle accordait le pardon aux combattants bruxellois, vont, comme FĂ©lix de Merode et Jottrand, chercher un refuge en France. Ce n’est que dans l’après-midi que Bruxelles acheva de se soulever et que le peuple tint tĂŞte vaillamment aux Hollandais Ă  la porte de Flandre et Ă  la porte de Laeken. Rogier Ă©tait dans la forĂŞt de Soignes, près de Braine-l'Alleud, Ă  trois heures, quand il entendit le canon dans la direction de Bruxelles[2] - [3]. Sa rĂ©action fut immĂ©diate : Si on se bat Ă  Bruxelles, j'y vais.

Il était environ sept heures du soir quand Rogier rentra à Bruxelles. Ses amis de l’ancienne commission de sûreté, renversée le 20 septembre, parlaient d’entamer des négociations avec le prince Frédéric. « Puisque Bruxelles est décidé à lutter, pas de soumission ! » dit Rogier. Le 24, au point du jour, sur la proposition de quelques hommes non moins résolus que lui, réunis à l’hôtel de ville, il entre dans une commission administrative dont les Bruxellois apprennent la constitution, une heure après, par cette proclamation qui est de sa main : « Depuis deux jours Bruxelles est dépourvu de toute espèce d’autorité constituée ; l’énergie et la loyauté populaires en ont tenu lieu ; mais tous les bons citoyens comprennent qu’un tel état de choses ne peut durer sans compromettre la ville et le triomphe d’une cause dont le succès dès hier est assuré. Des citoyens, guidés par le seul amour du pays, ont accepté provisoirement un pouvoir qu’ils sont prêts à remettre en des mains plus dignes aussitôt que les éléments d’une autorité nouvelle seront réunis. Ces citoyens sont le baron Emmanuel Vanderlinden d’Hoogvorst, de Bruxelles ; Charles Rogier, avocat à Liège ; André Jolly, ancien officier du génie. Ils ont pour secrétaires F. de Coppin et J. Vanderlinden, de Bruxelles. �Bruxelles, le 24 septembre 1830 ». Vanderlinden fut, le 25, nommé trésorier et remplacé comme secrétaire par l’avocat Nicolay[2].

Les souvenirs de Rogier sont ici surtout prĂ©cieux pour l’histoire : « 24 septembre : Nos rapports avec la Banque il s'agit de la SociĂ©tĂ© GĂ©nĂ©rale): Nous demandons pour le service public 5 000 florins, elle en apporte 10 000, fort Ă©tonnĂ©e de notre modĂ©rationâ€?Le soir je fais venir Van Haelen et obtiens qu’il prenne le commandementâ€?Il accepte Ă  la condition que, s’il vient Ă  pĂ©rir, on prendra soin de sa femme et de son enfant. » Le jour mĂŞme oĂą il rĂ©digeait l’arrĂŞtĂ© dĂ©crĂ©tant l’inhumation sur la place Saint-Michel, devenu la place des Martyrs, des braves qui avaient succombĂ© ou qui succomberaient dans le combat, il annonçait la victoire : « Le sang belge va cesser de coulerâ€?l’ennemi est dans le plus grand dĂ©sordre » (ordre du jour du 25 septembre). Dans la matinĂ©e du 26, la commission administrative, dans laquelle entrèrent Gendebien, Van de Weyer et FĂ©lix de Merode, qui Ă©taient revenus Ă  Bruxelles le soir du 25, prit le nom de Gouvernement provisoire. L’hĂ©roĂŻsme des volontaires belges sous la direction de Van Haelen finit par avoir raison de la tĂ©nacitĂ© des Hollandais. Des volontaires Ă©trangers affluaient, des exilĂ©s s'engageaient dans les combats tels des militaires français comme celui qui deviendra le gĂ©nĂ©ral Chazal ou le gĂ©nĂ©ral Mellinet. Pendant trois jours, les rĂ©giments ennemis rĂ©fugiĂ©s dans le Parc environnĂ© par les palais (palais du parlement, palais royal, palais du prince d'Orange) seront pilonnĂ©s par une petite artillerie installĂ©e dans la barricade principale de la place Royale, mais aussi criblĂ©s par les tirs des volontaires occupant les maisons des rues qui entourent la position. Dès le 25 septembre, ils ont dĂ©chaĂ®nĂ© une mousqueterie dĂ©moralisante pour les soldats abritĂ©s dans le bas-fond du parc et derrière les arbres. Mais des sorties de volontaires lancĂ©es dans le but de prendre le parc seront repoussĂ©es par les feux organisĂ©s d'une troupe restĂ©e disciplinĂ©e. Pourtant, dans la nuit du 26 aux 27, l'armĂ©e hollandaise se retirera en catimini et Rogier d'Ă©crire Ă  sa famille, dans la soirĂ©e du 27, qu’il n’y avait plus un soldat hollandais dans Bruxelles[2].

Il s’agissait de consolider la victoire. Il importait de procéder non seulement à l’organisation de l’armée pour « combattre au dehors », mais à celle de l’administration civile, de l’ordre judiciaire et de l’administration des finances. Rogier, avec de Merode, Van de Weyer et De Potter (appelé au Gouvernement provisoire le 27), faisait partie du comité central chargé de cette besogne aussi rude que délicate. Les différents décrets que rendit le gouvernement, en attendant la réunion du Congrès national fixée au 10 novembre, donnèrent satisfaction aux vœux que Rogier, ses amis et ses alliées avaient exprimés dans la presse : tels ceux qui établissaient la liberté de l’enseignement, la liberté d’association, la liberté des cultes, la liberté de la presse, l’abolition de la censure, la publicité des budgets des communes, l’adjonction des capacités au corps électoral censitaire[2].

Au milieu d’octobre des désordres graves ayant éclaté dans le Borinage, le Gouvernement provisoire confia à Rogier le soin d’aller les réprimer. Il s’en acquitta vite et bien : « Quelques bonnes paroles à tous ces braves gens », écrivait-il à ses collègues le 22 octobre, « valent mieux que cent mille coups de fusil ». À peine rentré à Bruxelles, il reçoit une autre mission : celle d’aller maintenir l’ordre parmi les troupes nationales composées de ralliés belges de l'armée royale. À la suite des combats glorieux de Walem et de Berchem, ils ont refoulé les Hollandais jusque dans la citadelle d�a href="Anvers.html" title="Anvers">Anvers. Forts de leurs succès et débarrassés des officiers qui avaient choisi de rester fidèles au roi de Hollande, ils manifestent une indiscipline fort dangereuse pour leur cohésion. D’ailleurs, la cause de la révolution était loin d’être gagnée à Anvers. Une notable partie de la population était sympathique au gouvernement de Guillaume. La plupart des fonctionnaires de l’ordre administratif lui étaient encore acquis. Rogier ne montra pas moins de décision, de sang-froid et de tact à Anvers que dans la Borinage. La situation y devint terrible, le 27 octobre, quand le général Chassé, commandant de la citadelle, invoquant que certains volontaires n’avaient pas respecté un armistice, fit bombarder la ville. Rogier courut les plus grands dangers pendant les cinq jours qu’il passa dans Anvers où, exerçant une espèce de dictature au nom du Gouvernement provisoire, il réussit à faire cesser les hostilités et à rallier à la cause belge bien des adversaires de celle-ci que le bombardement avait dressés contre la présence hollandaise[2].

Carrière politique

Au Congrès national (1830-1831)

Le duc de Nemours, candidat au trĂ´ne de Belgique ?

Au Congrès national, où le district de Liège l’envoya (le sixième sur neuf députés), il joua un rôle secondaire[4]. Il donna, le 12 novembre, au nom du Gouvernement provisoire, lecture de la déclaration suivante : « Le Gouvernement provisoire, ayant reçu notification de la constitution du Congrès national, vient remettre à cet organe légal et régulier du peuple belge le pouvoir provisoire qu’il a exerce, depuis le 24 octobre 1830, dans l’intérêt et avec l’assentiment du pays. Il déposa sur le bureau du président la collection des actes et des arrêtés que la nécessité des circonstances l’a déterminé à prendre ». À la déclaration de Rogier, voici la réponse que fit le bureau de l’assemblée : « Le Congrès national, appréciant les grands services que le Gouvernement provisoire a rendus au peuple belge, nous a chargés de vous en témoigner sa vive reconnaissance et celle de la Nation dont il est l’organe. Il nous a chargés également de vous manifester son désir, sa volonté même, de vous voir conserver le pouvoir exécutif jusqu'à ce qu’il y ait été autrement pourvu par le Congrès ». Tous les membres du Gouvernement provisoire, sauf De Potter, se soumirent au désir, à la volonté du Congrès[2].

Dans la séance du 17, voulant déjouer les espérances du parti orangiste qui se vantait de reconstituer le gouvernement de Guillaume avec l’aide de la Russie et de la Prusse, Rogier insista pour que l’on proclamât « sans désemparer » l’indépendance de la Belgique : elle fut proclamée le lendemain à l’unanimité[2].

Sur la forme du gouvernement, Rogier eut des hésitations. Au commencement d’octobre, par nécessité politique plus que par conviction monarchique, il avait combattu, dans les réunions du Gouvernement provisoire, la proposition de De Potter qui voulait qu’on proclamât le plus tôt possible la république. « Attendons le Congrès », avait-il dit. Dans ses notes et souvenirs, on lit : « Au Congrès, je prépare un discours inclinant à la République. » Ce discours ne fut pas prononcé. Les arguments de ses amis royalistes, Lebeau, Devaux, etc., le rallièrent à la cause de la monarchie constitutionnelle qui fut votée par 174 voix contre 13. C’était surtout les raisons d’économie et les dangers de l’hérédité au point de vue de l’incapacité et des vices, qu’il invoquait dans le discours préparé[2].

Rogier n’assistait pas à la séance du Congrès où fut votée, par 161 voix contre 28, l’exclusion des membres de la famille d’Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique (23 novembre). Il était alors en mission. Son collègue Jolly et lui avaient été chargés d’aller inspecter les différents corps de troupes établis dans le sud et l’ouest du pays. Comme conclusion à l’enquête à laquelle Jolly et lui se livrèrent, il rédigea une proclamation du Gouvernement provisoire à l’armée, où nous lisons : « Rappelez-vous que l�a href="Arm%C3%A9e_belge.html" title="Armée belge">armée belge ne doit être désormais qu’une armée libre et citoyenne toujours prête à repousser la tyrannie de l’étranger et à protéger la liberté et l’indépendance de la patrie » (). Il va de soi que l’un des corps qu’il avait inspectés avec le plus de soin pendant sa mission, était le corps des volontaires liégeois dont un arrêté du Gouvernement venait de faire le noyau d’un bataillon de tirailleurs (il en était le colonel)[2].

Restait à trancher la question fort grave du choix d’un souverain. Rogier savait ce qui se passait à Paris par son frère Firmin que, le 18 novembre, le Gouvernement provisoire avait chargé à titre officieux d’une mission diplomatique et qui fut nommé officiellement, le 20 décembre, premier secrétaire de légation belge quand le Gouvernement envoya Gendebien et Van de Weyer auprès du roi Louis-Philippe. Guizot affirme, dans ses Mémoires, que Louis-Philippe et ses conseillers étaient résolus à soutenir la Belgique indépendante et neutre et à ne prétendre rien de plus : c’était du reste l’opinion des hommes politiques les plus importants, tels que La Fayette, avec lesquels le frère de Rogier entretenait des relations suivies depuis son arrivée à Paris. Le cabinet français ne fit point preuve d’une grande franchise vis-à-vis des délégués du Gouvernement provisoire quant au choix de notre souverain, auquel allait procéder le Congrès national dans les premiers jours de 1831. Il ne voulait sans doute à aucun prix du duc de Leuchtenberg à cause de son origine impériale. Pour le faire échouer, il donna à entendre aux délégués belges qu’il désirerait voir le Congrès porter son choix sur le duc de Nemours. Rogier, dont le nom avait été mis en avant pour la royauté par quelques hommes politiques qui tenaient à rendre hommage à ses éminents services et à son noble caractère, Rogier se prononça le 2 février en faveur du prince français, parce que ce choix offrait, surtout au point de vue des intérêts du commerce et de l’industrie, des avantages plus positifs, plus nombreux, plus assurés que le choix de Leuchtenberg. Le duc de Nemours, fils d’un roi élu et populaire, élevé dans les principes plébéiens, apporterait, d’après lui, à la Belgique l’alliance, l’amitié et le marché de la France et l’associerait, sans l’y enchaîner, au sort de ce glorieux pays. Un pareil choix serait une garantie pour l’indépendance belge. Il avouait qu’il avait hésité quelque temps avant de prendre la parole. « Des souvenirs d’enfance me rattachent à la France et j’avais des scrupules à parler ici d’un prince français. Mais j’ai vu de vieux et purs Belges défendre le même prince et alors mes scrupules ont été levés ». Au second tour de scrutin, le Congrès donna 97 suffrages à Nemours, 74 à Leuchtenberg (4 février). Sept jours après la constitution fut promulguée[5]. Louis-Philippe ayant, par crainte des puissances, refusé la couronne pour son fils, le Congrès appela à la régence le baron Surlet de Chokier, son président. La tâche du Gouvernement provisoire était accomplie (24 février 1831)[2].

Au service de la sûreté de l'État (mars 1831)

Aussitôt après sa sortie du pouvoir, Rogier était allé reprendre le commandement du bataillon liégeois. Mais Surlet de Chokier l’attacha à sa personne comme aide de camp. Il sera pour ainsi dire le bras droit, le conseiller du régent qui, entre autres missions, le charge () d’aller au quartier général de l’armée de la Meuse veiller à l’exécution stricte des décrets du gouvernement. Des ferments d’indiscipline nombreux travaillaient cette armée : six semaines auparavant Rogier avait eu quelque peine à les calmer. Cette fois c’était presque de la rébellion qu’il s’agissait de réprimer chez le général Mellinet qui, à défaut de la royauté du duc de Nemours, aurait voulu voir proclamer la république. Toutes les mesures que Rogier prit obtinrent l’approbation du gouvernement et la discipline fut définitivement rétablie à l’armée de la Meuse[2].

Sous le nom d’administration de la sûreté publique, il existait pendant la Régence une espèce de sixième ministère, comme qui dirait le ministère de la police. Le chef de ce ministère n’avait pas précisément une sinécure au milieu des circonstances difficiles où l’on se trouvait, alors que les orangistes, qui étaient forts des sympathies du ministre plénipotentiaire du Royaume-Uni lui-même (Lord Ponsonby), poursuivant leurs menées. La situation s’aggravait. La conférence de Londres, par son protocole du , manifestait des dispositions qui déplaisaient fort aux patriotes et éveillaient chez les partisans de Guillaume des espérances de restauration. Les têtes ardentes qui voyaient avec peine le gouvernement français refuser d’entrer en conflit avec les puissances pour donner à la Belgique les parties du Limbourg et du Luxembourg laissées par la Conférence aux Pays-Bas, préconisaient la guerre immédiate avec « nos seules forces » : c’était, disait l’Association nationale belge, que présidaient Tielemans et Gendebien, le seul moyen de salut pour la Belgique. Quoiqu’elle eût recommandé, tout en stigmatisant les traîtres, de respecter l’ordre public et les propriétés, le peuple, trompé sur le caractère des actes de cette association qu’il prenait pour des encouragements, et excité d’ailleurs par les provocations incessantes des feuilles orangistes, se laissa entraîner à des désordres déplorables. Pendant plusieurs jours il y eut des pillages à Bruxelles, à Liège, à Anvers, à Gand (27, 28 et 31 mars, 4 avril)[2].

Rogier accepta les fonctions d’administrateur de la SĂ»retĂ© sur les instances du cabinet que le RĂ©gent avait nommĂ© le 24 mars. Son Ă©nergie et ses excellentes dispositions (Lebeau, Souvenirs personnels) ne contribuèrent pas peu au rĂ©tablissement de l’ordre. Il Ă©crit Ă  Firmin le 30 mars : « Oui, mon cher ami, haut policier, chef de la police, Stephany de la Belgique, tout ce qu’on voudra enfin, si ça peut ĂŞtre utile Ă  la RĂ©volution et dur aux mĂ©chants qui veulent la perdreâ€?span> Â» Il cite ensuite un certain nombre de ces « mĂ©chants », dont Chazal, son alter ego dans cette circonstance, confirme la trahison ou soupçonne les intentions de trahison dans une lettre Ă  Firmin, Ă©crite le mĂŞme jour[2].

« Du reste, » ajoute-t-il, « tu sens bien, mon camarade, que ceci ne rentre pas dans l’éducation de ton frère. C’est bon pour huit, quinze ou trente jours, et puis après je remettrai l’administration à quelqu’un de confiance. » En effet, une fois l’ordre rétabli, et ce fut l’affaire d’une semaine ou deux, il résigna ces fonctions. Chazal ne tarissait pas d’éloges sur ses services dans la lettre que nous venons de citer, et qui figure dans les papiers de Firmin Rogier[2].

Gouverneur de la province d'Anvers et député de Turnhout (avril 1831-octobre 1832)

Rogier joua un rôle secondaire au cours de la première année du règne de Léopold Ier[4].

Dans la seconde quinzaine d’avril, Rogier put se convaincre lui-même que le ministère français n’épousait pas avec une bien vive ardeur la cause de la Belgique dans son différend avec la Conférence de Londres. Au cours des visites qu’il fit pendant un séjour peu prolongé à Paris, il acquit la conviction que le gouvernement de Louis-Philippe ne ferait pas la guerre pour nous, que les députés même les plus sympathiques aux Belges hésitaient à le pousser dans cette voie et qu’enfin, dans certaines sphères diplomatiques, on agitait sourdement la question d’un partage éventuel de notre pays[2].

Joseph Lebeau devenu ministre, il nomma Rogier gouverneur de la province d'Anvers le 14 juin. Il y tissa un réseau de relations qui lui permit d'être par la suite régulièrement élu député d'Anvers[6].

Au moment de la ratification du traité des XVIII articles par le Congrès (du 1er au 15 juillet), une effervescence inouïe régna dans tout le pays. Dans quelques villes comme Gand, Louvain, Liège, Grammont, il y eut des tentatives de révolte contre le gouvernement. « Mort aux ministres ! » criait-on dans les rues de Bruxelles. Rogier, en tant que gouverneur de la province d’Anvers, eut fort à faire pour y contenir d’une part la réaction toujours menaçante et d’autre part les volontaires, leurs officiers surtout, plus disposés à courir à l’ennemi qu’�se pénétrer des nécessités de la politique ! Il rallia au ministère les hommes de bonne foi. Il fut des 126 membres du Congrès (contre 70) qui votèrent le traité des XVIII articles. Il fit même un discours un faveur du vote. « Faites taire comme moi vos répugnances pour sauver le patrie », disait-il à ses collègues, le 7 juillet, « n’aventurez pas le sort de la révolution en des entreprises téméraires, sans issue, sans résultat ». La veille de la séparation définitive du Congrès, le 19 juillet, il proposa, en ces termes, de célébrer le souvenir des journées de septembre par des fêtes annuelles : « Il faut que toute la nation célèbre chaque année l’époque de sa régénération, afin qu’elle n’oublie jamais de quel prix elle a été payée ». La proposition fut accueillie avec enthousiasme[2].

Les premières élections législatives suivirent de près la campagne des Dix-Jours. Rogier fut élu représentant par l�a href="Arrondissement_de_Turnhout.html" title="Arrondissement de Turnhout">arrondissement de Turnhout. Il avait hésité entre les candidatures qui lui étaient offertes à Liège et à Anvers. Les Anversois et les Liégeois donnèrent leur préférence à d'autres candidats. Quoique le comte de Merode eût présenté lui-même son collègue du gouvernement provisoire au corps électoral, Rogier faillit échouer devant l’opposition du « jeune clergé » de la Campine (Lettre de Ooms, procureur du roi à Turnhout). Les questions relatives à la garde civique, à l’armée, à la marine marchande et au commerce l’occupèrent tout particulièrement pendant la session 1831-1832. Il refusa son approbation (15 novembre) au traité des XXIV articles, aggravation de celui des XVIII articles[2].

Ministre de l'Intérieur (octobre 1832-août 1834)

Inauguration du premier chemin de fer en Belgique (tableau réalisé en 1885).

Il y avait plus d’un an que, dans ses fonctions de gouverneur, il tentait de développer le commerce anversois tout en essayant de rallier au régime nouveau la grande bourgeoisie et l’aristocratie lorsque, le 20 octobre 1832, le roi, sur la proposition de Goblet et Lebeau, le chargea du portefeuille de l’Intérieur. Le gouvernement néerlandais n’avait pas encore consenti à l’évacuation de tout le territoire belge, malgré le traité des XXIV articles dont les grandes puissances garantissaient l’exécution. Celles-ci avaient acquis la certitude qu’en s’abstenant plus longtemps de recourir à des moyens coercitifs vis-à-vis des Pays-Bas, elles plaçaient la Belgique dans l’imminente nécessité de se faire justice à elle-même : elles n’avaient pas voulu courir cette chance de guerre générale. Deux d’entre elles, la France et le Royaume-Uni, s’étaient engagées à commercer l’exécution du traité par l’évacuation immédiate de notre territoire. Les flottes française et britannique enchaîneraient le commerce des Pays-Bas et, si ces moyens de coercition ne suffisaient pas, une armée française �le discours du trône de novembre 1832 le disait bien nettement �viendrait, sans troubler la paix de l’Europe, prouver que « les garanties données n’étaient pas de vaines paroles ». Si le roi avait appelé Rogier dans le cabinet nouveau, c’est que le combattant des journées de septembre était assez populaire pour faire accepter l’intervention étrangère qui, on le pense bien, provoquait des colères dans maints journaux et chez certains députés taxant Goblet et Lebeau de lâcheté. L’acte de suprême résolution auquel Rogier apportait son appui lui pesait fort : il eût certes mieux aimé que les Belges fussent seuls chargés du soin d’affranchir leur territoire, mais les Puissances ne le toléraient pas. Devant l’opposition de la Chambre, le ministre offrit, le 26 novembre, sa démission que le roi n’accepta pas. L’armée du maréchal Gérard avait investi, huit jours auparavant, la citadelle d’Anvers, qui se rendit le 23, après une vaillante résistance. Mais Guillaume refusait d’évacuer les forts de Lillo et de Liefkenshoek. Il comptait toujours sur les puissances du Nord et sur le succès des menées de ses partisans. Rogier, en sa qualité de ministre de l’Intérieur, combattit ces menées avec énergie partout où elles se manifestèrent, à Liège et à Bruxelles, comme à Gand, à Namur, à Anvers. De ce ministère de Rogier datent la première exposition des beaux-arts (), la révision de la loi sur la garde civique, la réorganisation du conservatoire de Bruxelles, la création des archives publiques, et surtout le chemin de fer[2].

Ces mots devaient finir par remplacer officiellement ceux de « route en fer, chemin Ă  ornières, chemin en fer » qui avaient Ă©tĂ© employĂ©s auparavant[7], et qui le furent longtemps encore dans les discussions et les rapports parlementaires. Le 19 juin 1833 Rogier donna lecture Ă  la Chambre de l’exposĂ© des motifs d’un projet de loi autorisant un emprunt de 18 millions affectĂ© Ă  l’établissement de la première partie de la route de fer de la mer Ă  lâ€?a href="Escaut.html" title="Escaut">Escaut, Ă  la Meuse et au Rhin. En mĂŞme temps Ă©taient dĂ©posĂ©s les tableaux, plans et calculs Ă  l’appui du projet. Les sections de la Chambre discutèrent longtemps. Le rapport de la section centrale qui l’adopta ne fut dĂ©posĂ© que le 23 novembre. Le mauvais vouloir de quelques dĂ©putĂ©s en fit retarder la discussion jusqu’au . Rogier commença par rappeler que, dĂ©jĂ  au commencement d’octobre 1830, il avait lancĂ© l’idĂ©e de cette entreprise qui devait doter le pays d’immenses bienfaits et Ă  laquelle ses collègues du Gouvernement provisoire s’étaient ralliĂ©s Ă  la nouvelle du bombardement d’Anvers. « â€?Vous voulez, sans doute, interrompit Dumortier, qu’on dise la voie RogiĂ©rienne comme on disait la voie Appienneâ€?span> Â» « Que la voie soit DumortĂ©rienne ou anti-DumortĂ©rienne, riposta Rogier, elle est nationale ! Il ne suffit pas Ă  la rĂ©volution belge d’avoir donnĂ© au pays la Constitution la plus libĂ©rale ; elle doit complĂ©ter son Ĺ“uvre par un fait matĂ©riel de la plus haute portĂ©e. Cette entreprise sera aux intĂ©rĂŞts matĂ©riels du pays ce qu’est notre Constitution Ă  ses intĂ©rĂŞts moraux ». Il avait, sur la proposition de la section centrale, Ă©largi son projet initial : le rail passerait par Malines, Louvain, Tirlemont, Liège, avec deux embranchements : de Malines sur Bruxelles et la France par Namur, Mons ou Charleroi et de Malines sur lâ€?a href="Angleterre.html" title="Angleterre">Angleterre par Termonde, Gand, Bruges et Ostende. Pendant la discussion, oĂą il montra une habiletĂ© rare, il s’empressa de faire droit aux rĂ©clamations et de calmer des plaintes qui lui paraissaient lĂ©gitimes, quoique certaines d’entre elles fussent exprimĂ©es dans un langage presque rĂ©volutionnaire. Mais si des rĂ©clamations et des plaintes Ă©taient marquĂ©es au coin de la fantaisie ou rĂ©vĂ©laient l’ignorance des principes les plus Ă©lĂ©mentaires de l’économie politique â€?et il y en eut plus d’une â€?il employait, pour les Ă©carter, le langage de la plaisanterie courtoise. SecondĂ© efficacement par le rapporteur de la section centrale, Smits, et par Nothomb et Devaux, il finit par avoir raison d’une hostilitĂ© qui faisait arme de tout. C’est Ă  son argumentation qu’il dut de faire rĂ©soudre affirmativement, par 55 voix contre 35, cette question de principe si importante : les routes en fer portĂ©es au projet seront-elles faites par le gouvernement ? Il soutenait que la Belgique pourrait conquĂ©rir l’indĂ©pendance commerciale non point par la guerre, dont les chances seraient incertaines, mais par le grand travail d’art qu’il prĂ©conisait, et qu’elle commettrait un vĂ©ritable suicide si elle abandonnait le marchĂ© de lâ€?a href="Allemagne.html" title="Allemagne">Allemagne aux Pays-Bas, aux villes hansĂ©atiques et Ă  la France. « Gloire », disait-il, « Ă  la nation qui, Ă  trois annĂ©es de sa naissance, après avoir traversĂ© des jours mauvais, se montrerait l’égale des plus fortes et des plus anciennes ; qui, enchaĂ®nĂ©e et mutilĂ©e, hĂ©las ! en deux de ses parties, saurait se redresser sur elle-mĂŞme et puiser dans ses propres forces des germes de vie et de gloire ! C’est Ă  de tels signes que se reconnaĂ®t la vĂ©ritable grandeur d’un peuple ; c’est par de telles victoires qu’on Ă©gale et qu’on justifie d’anciens triomphes, que l’on conquiert ce qui peut rester de Belges hostiles ou indiffĂ©rents Ă  la Belgique, que l’on fortifie le sentiment national, que l’on obtient l’estime, la considĂ©ration, les sympathies de l’étrangerâ€?span> Â» L’ensemble du projet, votĂ© le 28 mars par cinquante-six reprĂ©sentants contre vingt-huit et une abstention, le fut au SĂ©nat par trente-deux voix contre huit et trois abstentions. Le roi sanctionna la loi le 1er mai 1834[2]. Cette initiative se concrĂ©tisera finalement sous la forme d'une sociĂ©tĂ© d'État (les chemins de fer de l’État belge), qui ouvrit, en 1835, la première ligne du continent europĂ©en, entre Malines et Bruxelles. Dans un but social, Rogier avait veillĂ© Ă  ce que des voitures dĂ©couvertes nommĂ©es chars Ă  bancs soient accrochĂ©es aux convois Ă  la disposition des classes populaires.

C’est dans l’intervalle des débats de la Chambre et de ceux du Sénat, qu’une souscription pour le rachat des chevaux du prince d’Orange, organisée par les partisans de la monarchie belgo-hollandaise, aristocrates et fournisseurs mêlés, occasionna à Bruxelles (4 et 5 avril) des désordres des pillages que Rogier ne put arrêter qu’au péril de sa vie[2].

Rogier tenta de convaincre le Parlement de la nécessité de créer un Conseil d'État, mais il échoua. Deux autres lois non moins importantes, à un autre point de vue, que la loi du chemin de fer, la loi provinciale et la loi communale, furent discutées sous ce premier ministère de Rogier. Les projets de loi préparés par Rogier prévoyaient une certaine décentralisation, mais réservaient au pouvoir central la faculté de choisir les bourgmestres et échevin. Léopold Ier craignit que ses ministres ne parviennent pas à faire approuver ces lois par le Parlement et il se mit à chercher une occasion de renvoyer le cabinet. C'est une dissension entre Rogier et le ministre de la Guerre, Louis Évain, qui conduisit le gouvernement à remettre sa démission au souverain en juillet 1834[2] - [8].

Vers la fin de ce premier ministère, il reçut une blessure qui aurait pu ĂŞtre mortelle dans un duel avec Gendebien. Lorsqu’il quitta le pouvoir Ă  la fin de juillet 1834, il venait de prĂ©senter un projet de loi sur lâ€?a href="Instruction_publique.html" title="Instruction publique">instruction publique, dont la Chambre dĂ©tacha la partie qui concernait l’enseignement supĂ©rieur ; il venait aussi d’inscrire Ă  son projet de budget pour 1835 une somme de 500 000 francs destinĂ©e au service de l’hygiène publique[2].

Retour à Anvers (août 1834-avril 1840)

Il reprit son poste de gouverneur de la province d’Anvers après avoir repoussĂ© les avances qui lui furent faites pour entrer dans le nouveau cabinet de Theux-Ernst-de Muelenaere. Dans ses notes et souvenirs, Rogier constate que l’accueil que lui firent les Anversois, après deux ans d’absence, fut froid, et il donne comme raison de cette froideur qu’il Ă©tait « rĂ©volutionnaire, wallon, libĂ©ral non pratiquant, roturier sans fortune ». Il parvint nĂ©anmoins Ă  nouer des relations dans le monde commercial et dans le monde artistique. La popularitĂ© qu’il avait rĂ©ussi Ă  reconquĂ©rir dans la province est attestĂ©e par son succès Ă©lectoral de juin 1837. Il fut honorĂ© d’un double mandat de dĂ©putĂ©, par lâ€?a href="Arrondissement_administratif_d'Anvers.html" title="Arrondissement administratif d'Anvers">arrondissement d'Anvers oĂą il recueillit 1 151 suffrages contre 31, et par lâ€?a href="Arrondissement_de_Turnhout.html" title="Arrondissement de Turnhout">arrondissement de Turnhout oĂą il ne trouva pas non plus d’adversaires. Il opta pour Anvers. Il n’en continua pas moins (la loi sur les incompatibilitĂ©s parlementaires ne date que de 1848) Ă  ĂŞtre tout Ă  la fois gouverneur et dĂ©putĂ©. Le roi lui avait offert, en 1836, de rentrer au ministère : de Theux lui aurait cĂ©dĂ© l’IntĂ©rieur et aurait pris pour lui le ministère des Affaires Ă©trangères dĂ©laissĂ© par de Muelenaere. Rogier n’accepta pas. En 1837 il repoussa de nouvelles instances. C’est que s’il s’entendait avec de Theux sur la politique extĂ©rieure et sur les grandes lignes de la politique intĂ©rieure, il Ă©tait certaines questions, par exemple celles de l’instruction moyenne, de l’instruction primaire, de la bienfaisance, que leurs dissentiments ne leur permettraient jamais de rĂ©soudre en commun. La politique unioniste en Ă©tait Ă  ses derniers jours[2].

Le , la Chambre venait d’être saisie du projet de loi sur les mines, voté en juin 1836 par le Sénat, lorsque Rogier développa une proposition tendant à ce que l’assemblée examinât tout d’abord la question de savoir « jusqu’�quel point il serait convenable, dans l’intérêt général, que le gouvernement se réservât de disposer, pour le compte du domaine, des mines de houille non encore concédées ». Il s’était souvent demandé s’il n’y aurait pas possibilité de faire décréter pour les mines, comme pour le chemin de fer, l’exploitation par l’État. Depuis plusieurs mois il s’était livré à des études extrêmement compliquées sur cette question. Il échangea à ce sujet une correspondance intéressante avec des ingénieurs et des économistes de premier ordre, tels que Bidaut et Michel Chevalier. Devant l’attitude hostile de la majorité de la Chambre et du cabinet, il renonça à sa proposition. On voit qu’il continuait à prendre, comme pour le chemin de fer, l’initiative de réformes sociales, en même temps qu’il aimait à s’éclairer des conseils des spécialistes. C’est ainsi encore que, pour la question militaire, il s’adressa aux généraux les plus expérimentés, à Magnan, à Hurel, par exemple. Il y avait urgence à s’occuper de cette question. On pressentait que bientôt les Pays-Bas se lasseraient d’un état de choses extrêmement onéreux pour ses finances et son commerce et finirait par entamer des négociations pour la réconciliation sur la base du traité du 15 novembre 1831. Rogier savait bien que lorsqu’elle en viendrait là, il y aurait des protestations ardentes dans la Belgique, qui s’était habituée à l’idée de conserver les territoires du Limbourg et du Luxembourg attribués au roi Guillaume. Il entendait déjà les cris belliqueux et il avait voulu savoir du général Magnan ce que nous pouvions espérer dans le cas où l’on déciderait de lutter avec les Pays-Bas soutenue par les troupes de la Confédération germanique : la réponse était loin d’être rassurante[2].

Quand, le , la Chambre aborda la discussion publique de deux projets de loi, l’un autorisant la conclusion du traitĂ© prĂ©sentĂ© en 1831 par la ConfĂ©rence de Londres et enfin adoptĂ© par Guillaume, l’autre dĂ©terminant les conditions auxquelles les habitants des parties cĂ©dĂ©es pourraient conserver la qualitĂ© de Belges, nul n’en pouvait prĂ©voir l’issue : dans les sections, quarante-deux reprĂ©sentants avaient donnĂ© un vote approbatif, trente-neuf avaient dit non, dix-sept s’étaient abstenus. L’opposition avait escomptĂ© le vote nĂ©gatif de Rogier, parce qu’il avait refusĂ© son approbation au traitĂ© de novembre 1831. Mais il fut d’avis que les engagements pris alors devaient ĂŞtre respectĂ©s. S’il soutenait le système pacifique, ce n’était pas qu’il voulĂ»t la paix pour la paix : « Ce système n’est pas, d’ailleurs », disait-il en terminant son discours du 12 mars, « l’immobilitĂ©, l’inertie, le sommeil : c’est la source fĂ©conde de toute activitĂ© matĂ©rielle, le perfectionnement successif de nos institutions, le dĂ©veloppement de notre force industrielle. Faire la guerre, c’est enlever au peuple jusqu’au dernier homme, jusqu’au dernier Ă©cu. Faire la paix, c’est descendre Ă  lui pour lui apporter du bien-ĂŞtre, de l’instruction, de la moralitĂ©, du travailâ€?span> Â» Cinquante-huit membres de la Chambre votèrent le traitĂ©. Il y eut quarante-deux opposants[2].

Ministre des Travaux publics (avril 1840-avril 1841)

Le cabinet de Theux ayant Ă©tĂ© renversĂ©s par un vote de la Chambre, il se constitua, le 1er avril 1840, sous la prĂ©sidence de Lebeau, un cabinet centre-gauche oĂą Rogier, qui ne quitta Anvers qu’Ă?regret (Souvenirs de Lebeau), eut le portefeuille des Travaux publics, auxquels Ă©taient annexĂ©s les beaux-arts, les lettres et lâ€?a href="Instruction_publique.html" title="Instruction publique">instruction publique dĂ©tachĂ©s de l’IntĂ©rieur. L’institution des concours gĂ©nĂ©raux de l’enseignement est le premier fruit des Ă©tudes de Rogier pendant ce second ministère. Suivirent ses Ă©tudes pour un projet de loi sur l’enseignement moyen officiel oĂą les branches commerciales et industrielles n’étaient point oubliĂ©es, et qui furent interrompues par la chute prĂ©maturĂ©e du cabinet. La Chambre l’accusa de « prodigalitĂ©s inouĂŻes » lorsqu’il proposait d’élever de 400 Ă  550 000 francs le budget des beaux-arts et de la littĂ©rature. Elle lui refusait 5 000 francs pour la carte gĂ©ologique du pays, 4 000 francs pour l’impression des chartes et diplĂ´mes. Ă€ cause des exigences hollandaises en matière de langue, le flamand avait souffert, dans les premières annĂ©es de l'indĂ©pendance, d’injustices et d’abus que Rogier chercha Ă  corriger. Rogier conçut le projet de crĂ©er une acadĂ©mie flamande en 1841[2].

Dans le domaine des chemins de fer, il complétait par des réformes démocratiques son œuvre de 1834. Secondé très activement par le directeur de l’exploitation, Masui, il travaille à recueillir, suivant l’expression de son collaborateur, « le fruit de l’arbre de vie » planté six ans auparavant ; il introduisait des améliorations de toute espèce dans les règlements, dans l’organisation des bureaux, dans le service spécial du transport des bagages et des marchandises[2].

Si le cabinet disposait à la Chambre d’une majorité de dix voix, il n’en était pas de même au Sénat. Les catholiques étaient les plus nombreux dans cette assemblée ; ils auraient voulu que les ministres désavouassent les doctrines du radical Paul Devaux, qui revendiquait pour le libéralisme le droit de diriger désormais les destinées du pays, dénonçait l�a href="Unionisme_(Belgique).html" title="Unionisme (Belgique)">union devenue inutile depuis la paix avec les Pays-Bas et condamnait ainsi à tout jamais la politique des ministères mixtes. Lebeau et Rogier, que d’ailleurs irritait la « guerre à coups d’épingles » - le mot est de Thonissen �de l’opposition, fort dépitée de la constitution du ministère du , Lebeau et Rogier se refusèrent à blâmer leur ancien collaborateur du Mathieu Laensbergh. « Nous ne reculerons pas », s’écria Lebeau, vers « une sphère d’idées qui nous ramèneraient à 1790 ». Et Rogier, après avoir dit : « Je n’ai jamais désavoué mes amis », déclara qu’il se faisait gloire de continuer à marcher sous le drapeau de la monarchie constitutionnelle libérale qu’il défendait déjà dix-huit ans plus tôt. Là-dessus vingt-trois sénateurs (contre dix-neuf) envoyèrent au roi une adresse (dont on a contesté la constitutionnalité) où ils protestaient contre la politique des ministres et ses tendances. Une demande de dissolution de la haute assemblée n’ayant pas été agréée par le roi, le cabinet tout entier estima qu’il était de sa dignité de démissionner. Il persista dans sa résolution malgré le désir du souverain et, le , se forma un cabinet à peu près mixte (de Muelenaere, Nothomb, de Briey, Van Volxem, Desmaisières et Buzen)[2].

Simple député (1841-1847)

On avait disposĂ© du poste de gouverneur de la province d’Anvers auquel Rogier avait renoncĂ© en entrant au ministère. Il ne conservait donc plus que son mandat de reprĂ©sentant. Or, il s’en fallut de peu qu’aux Ă©lections de juin 1841 les violentes attaques de ses adversaires n’enlevassent ce mandat Ă  l’homme « dĂ©vorĂ© d’ambition, insatiable du pouvoir, Ă  cet ultra libĂ©ralâ€?span> Â», etc. (voir journaux et pamphlets de l’époque). Au renouvellement lĂ©gislatif de 1845, quoique la lutte n’eĂ»t pas Ă©tĂ© moins âpre, Rogier obtint Ă  Anvers une majoritĂ© plus forte, en mĂŞme temps que les Ă©lecteurs de Bruxelles lui confièrent le soin de leurs intĂ©rĂŞts. Il opta pour Anvers. Le rĂ´le qu’il avait jouĂ© au Parlement pendant les quatre dernières annĂ©es et la dignitĂ© de sa conduite en 1841 l’avaient grandi et fortifiĂ© dans l’opinion publique. Le roi lui demanda de constituer un cabinet mixte. Il refusa et passa la main Ă  Van de Weyer, qui fit la dernière expĂ©rience de ce genre de ministère. Van de Weyer disparut au bout de neuf mois. Rogier, appelĂ© de nouveau par le roi, lui proposa une combinaison oĂą toutes les fractions du libĂ©ralisme Ă©taient reprĂ©sentĂ©s. Le roi accepta, mais n’agrĂ©a pas le programme Ă  cause de la dissolution Ă©ventuelle du Parlement. Les nĂ©gociations ayant Ă©tĂ© rompues, un ministère catholique homogène (de Theux, Malou, Deschamps, d’Anethan) fut formĂ© le . L’union de toutes les forces du libĂ©ralisme se fit cette mĂŞme annĂ©e au Congrès libĂ©ral. Le rĂ©sultat de cette union fut la victoire Ă©clatante des libĂ©raux aux Ă©lections du 8 juin 1847 : ils gagnèrent quinze voix Ă  la Chambre et onze au SĂ©nat. De Theux et ses collègues dĂ©posèrent leurs portefeuilles le 12 juin. Rogier fut appelĂ© Ă  constituer un cabinet. Ce cabinet ne pouvait Ă©videmment ĂŞtre que libĂ©ral. Mais LĂ©opold laissa s’écouler deux mois entre la dĂ©mission du cabinet de Theux et la nomination du cabinet du 12 aoĂ»t[2].

Chef de cabinet (1847-1852)

En 1848, les autorités craignaient que la révolution qui avait éclaté en France ne s'étendît à la Belgique.

La composition du ministère constitué par Rogier était la suivante : Rogier à l’Intérieur, d’Hoffschmidt aux Affaires étrangères, de Haussy à la justice, Frère-Orban aux Travaux publics, Veydt aux Finances, Chazal à la Guerre. (En juillet 1848, Frère, qui depuis le mois de mai remplaçait intérimairement Veydt, prit définitivement le portefeuille des Finances et laissa les Travaux publics à Rolin, député de Gand. En 1849, Victor Tesch remplaça de Haussy)[2].

La misère des Flandres, tel fut l’objet des premières préoccupations de Rogier revenu au pouvoir. À peine installé, il créa un Bureau spécial pour les affaires des Flandres, et il lui confia l’étude d’un certain nombre de remèdes auxquels il songeait depuis l’excursion qu’il avait faite, avec son ami Veydt, dans les différents centres industriels et agricoles du pays flamand pendant les vacances parlementaires de 1846. La cause première de l’appauvrissement des Flandres, c’était la substitution de la machine au travail manuel et la crise industrielle s’était dans les derniers temps compliquée d’une crise alimentaire. Au point de vue de l’industrie, les Flandres n’avaient point marché avec le temps. Rogier recommanda d’introduire dans la fabrication des toiles une plus grande variété. Il conseilla également de ne pas se renfermer exclusivement dans l’industrie linière et d’aborder résolument la fabrication des tissus de laine, de coton et même des tissus mélangés. Pour le perfectionnement des tissus, pour la fabrication des étoffes il créa ou des ateliers modèles ou des ateliers d’apprentissage à Courtrai, Tielt, Roulers, Rumbeke, Waregem, Lendelede, Eeklo, Renaix, Deinze, Lede, Kaprijke, etc. Il agit également en matière agricole. Il était déplorable que les cultivateurs fussent privés des ressources du crédit. L’institution de ce crédit, dont il avait souvent entretenu son ami Michel Chevalier, devint un de ses objectifs. Il s’efforça d’en assurer le bienfait à la population des campagnes, se rappelant que si l�a href="%C3%89cosse.html" title="Écosse">Écosse avait pu échapper aux sinistres qui avaient éclaté sur les autres points de la Grande-Bretagne, elle le devait à ses petites banques, à ses banques agricoles. En même temps que dans des circulaires et dans des instructions envoyées à ses agents en province, il préconisait des réformes, des innovations, il instituait la première exposition d’agriculture, comme il avait institué la première exposition des œuvres de l’art et de l’industrie. Le cabinet, sur la proposition de ceux de ses membres qui avaient pris part aux combats de septembre 1830, décida de donner désormais plus d’éclat aux journées anniversaires de l’indépendance. Chazal organisa une fête militaire. Rogier, lui, prépara, outre l’exposition agricole, une solennité professorale, une espèce de revue du corps enseignant, à l’issue de la distribution des prix du concours général. Il honora de sa présence, le 25 septembre, le congrès des professeurs de l’enseignement moyen et leur banquet. Quelques semaines après (2 novembre), il créait, sur le modèle des écoles des mines et du génie civil annexées aux universités de l’État, des cours spéciaux où se formeraient les futurs professeurs de l’enseignement moyen et qui devinrent, en 1851, les écoles normales supérieurs de Liège et de Gand que la loi de 1891 a fait disparaître. La création de cet enseignement pédagogique n’était que le prélude d’études plus importantes qui allaient aboutir au dépôt du projet de loi de 1850 sur l’enseignement moyen officiel[2].

La situation financière exigeant emprunt et impôts, le cabinet se mit à élaborer, non sans difficultés, des combinaisons et des plans dont les Chambres n’eurent connaissance qu’au milieu de la session 1847-1848. D’autre part, les électeurs s’étant catégoriquement prononcés, le 8 juin, contre les lois politiques votées par la majorité catholique du Parlement depuis 1845 et ayant manifesté le désir d’une extension du droit électoral, Rogier déposa, le , trois projets de loi qui devaient lui donner satisfaction. Le premier rapportait la loi dite du fractionnement, dont le principal résultat avait été « d’entretenir un esprit d’hostilité entre les quartiers d’une même ville » ; le deuxième exigeait l’avis conforme du pouvoir exécutif provincial belge pour que le bourgmestre pût être choisi en dehors du conseil ; la troisième introduisait dans les listes électorales les capacités officiellement constatées et reconnues aptes à faire partie du jury[2].

Ă€ l’heure oĂą la Chambre des reprĂ©sentants discutait ces projets, la monarchie de Juillet s’effondrait et les Français, pour la seconde fois, se mettaient en rĂ©publique. La contagion ne gagna pas la Belgique, quoiqu’il existât un foyer discret de rĂ©publicains Ă  Bruxelles et qu’Ă?Gand, comme Ă  Verviers, il eĂ»t Ă©tĂ© poussĂ© quelques cris hostiles Ă  la royautĂ© de LĂ©opold. Le ministère libĂ©ral, après avoir pris sans retard toutes les prĂ©cautions pour empĂŞcher la propagande annexionniste, toujours possible de la part des rĂ©volutionnaires français (cf. circulaire de Rogier aux gouverneurs en date du 26 fĂ©vrier et son discours Ă  la Chambre du 1er mars), et après avoir fait voter la perception anticipĂ©e des cinq douzièmes de la contribution foncière, commencement d’emprunt forcĂ©, rĂ©solut d’agrandir considĂ©rablement son projet de rĂ©forme Ă©lectorale. Rogier Ă©mit l’avis qu’en a baissant le cens au minimum constitutionnel de 20 florins et en le rendant uniforme, on consoliderait la monarchie et on aurait raison de toutes les oppositions lĂ©gales. Il rĂ©ussit Ă  faire partager son avis par ses collègues et par le roi. Les Chambres furent unanimes Ă  l’adopter le 28 mars. « Le gouvernement », disait Dechamps, « a voulu, par cette rĂ©forme hardie, dĂ©sarmer toutes les opinions sincères et constitutionnelles, et ne pas permettre Ă  d’autres nations d’offrir Ă  l’envi Ă  la Belgique des institutions plus libĂ©rales que les siennes ». La mĂŞme unanimitĂ© se retrouva dans le vote des deux lois corollaires de cette rĂ©forme capitale : l’abaissement uniforme du cens Ă©lectoral communal au mĂŞme taux que les cens Ă©lectoral lĂ©gislatif, et la rĂ©duction Ă  six ans, comme il l’était en 1836, du mandat des conseillers communaux. Bien que le cabinet, pĂ©nĂ©trĂ© de la nĂ©cessitĂ© de procureur du travail Ă  la classe ouvrière (cf. circulaire du 2 mars aux gouverneurs), eĂ»t adressĂ© un appel chaleureux dans ce sens aux administrations communales et, par elles, aux propriĂ©taires, aux manufacturiers, aux personnes aisĂ©es de toute condition ; bien qu’il eĂ»t recommandĂ© surtout de mettre la main sans retard aux travaux d’utilitĂ© commune pour l’exĂ©cution desquels des fonds Ă©taient portĂ©s au budget des villes. Il n'y eut donc pas d'agitation sociale en Belgique. Karl Marx dut Ă  cette Ă©poque quitter le pays, car le gouvernement menaçait de l'arrĂŞter. Vainement Lamartine, le ministre des Affaires Ă©trangères de la jeune rĂ©publique, s’était empressĂ© d’assurer au prince de Ligne, ambassadeur de Belgique Ă  Paris, que le gouvernement français entendait respecter l’indĂ©pendance et la nationalitĂ© belges, et ne pas violer une neutralitĂ© que les traitĂ©s nous avaient solennellement garantie. Il se rencontrait dans les clubs de Paris et dans la rĂ©daction de quelques journaux des voix qui dĂ©siraient que l’armĂ©e française fut chargĂ©e d'instaurer la rĂ©publique en Belgique. Leur exaltation provoqua dans la colonie belge de Paris, et spĂ©cialement parmi les ouvriers sans travail, un mouvement de propagande rĂ©volutionnaire. Ce mouvement aboutit, Ă  la fin de mars, Ă  une tentative d’invasion par QuiĂ©vrain, non suivie d’exĂ©cution, et Ă  l’échauffourĂ©e de Risquons-Tout oĂą l’avant-garde d’une brigade de l'infanterie belge tua ou blessa, le 29 mars, une cinquantaine d’hommes parmi les bandes d’envahisseurs auxquelles la complaisance de certaines autoritĂ©s administratives de Lille avait donnĂ© des armes. Comme les dĂ©clarations pacifiques du gouvernement français, qui dĂ©savoua d’ailleurs les bandes de QuiĂ©vrain et de Risquons-Tout, ne dissipaient point les craintes de guerre et comme des complications politiques menaçantes pour notre indĂ©pendance pouvaient sortir de la trombe rĂ©volutionnaire qui parcourait l’Europe, il importait que nous fussions prĂŞts Ă  toutes les Ă©ventualitĂ©s. Un projet d’emprunt forcĂ© de 40 millions, dont neuf pour le dĂ©partement de la Guerre Ă  titre de crĂ©dit extraordinaire, fut soumis au Parlement. Il devait ĂŞtre prĂ©levĂ© 1° sur les contributions foncières et personnelles ; 2° sur les rentes hypothĂ©caires ; 3° sur les traitements et pensions payĂ©s par l’État. La troisième partie se composait : a. d’une retenue de 4 pour cent des traitements et pensions de 2 000 Ă  3 000 francs ; b. d’une retenue de 6 pour cent s’ils atteignaient ou dĂ©passaient le chiffre de 3 000 francs ; c. d’une retenue de 5 pour cent des traitements de tout officier ou fonctionnaire militaire du grade de capitaine ou d’un grade supĂ©rieur. L’emprunt porterait intĂ©rĂŞt Ă  5 pour cent Ă  partir du 1er juillet 1848. Les rares adversaires du crĂ©dit extraordinaire de 9 millions pour le ministère de la Guerre invoquaient les dĂ©clarations formelles, des puissances qui garantissaient notre indĂ©pendance. « Mais », disait Rogier le 4 avril, « Ă  quelle condition la Belgique peut-elle espĂ©rer d’être respectĂ©e comme neutre par les nations Ă©trangères ? Ă€ la condition de pouvoir dĂ©fendre elle-mĂŞme sa neutralitĂ©. Sans armĂ©e, elle n’est plus qu’un territoire ouvert Ă  toutes les invasions. Nous ne resterons neutres que si nous pouvons dĂ©fendre nous-mĂŞmes fortement, efficacement notre neutralitĂ©. Sans doute, il en coĂ»te de mettre sur pied un plus grand nombre d’hommes. Mais veut-on bien calculer ce qu’il en coĂ»terait d’une invasion qui ne durerait que huit jours ?... Les dĂ©penses que nous faisons aujourd’hui, ce sont de sages, de prĂ©voyantes Ă©conomies. Les hommes que nous arrachons momentanĂ©ment Ă  leurs travaux contribuent au maintien de l’ordre dans le pays. Chaque jour d’ordre que nous assurons au pays lui produit des sommes immensesâ€?span> Â» L’emprunt forcĂ©, qui devait contribuer Ă©galement Ă  l’exĂ©cution des travaux publics, fut critiquĂ© assez vivement quant Ă  la rĂ©partition. L’opposition qui, au moment du danger de fĂ©vrier-mars, semblait avoir disparu, renaissait Ă  la Chambre avec violence. Le cabinet, tout en acceptant Ă  son projet financier les modifications prĂ©sentĂ©es par la section centrale, tint bon sur le fond, et, Ă  la sĂ©ance du 22 avril, soixante-douze dĂ©putĂ©s lui donnèrent raison ; dix votèrent contre, neuf s’abstinrent, quinze n’assistaient pas Ă  la sĂ©ance. Le SĂ©nat qui, contrairement Ă  toutes les prĂ©visions, se montra assez hostile Ă  la loi, ne se dĂ©cida Ă  la voter que quand la question de cabinet eut Ă©tĂ© posĂ©e. Dans le mĂŞme mois, Rogier fit voter un projet relatif au papier de circulation de la SociĂ©tĂ© gĂ©nĂ©rale. Il avait dĂ©cidĂ© aussi ses collègues, sauf Veydt, qui se retira, Ă  soumettre aux Chambres une rĂ©forme postale : la taxation des lettres Ă  vingt centimes. Une autre rĂ©forme d’ordre essentiellement dĂ©mocratique, qu’il demandait dĂ©jĂ  lors de son dĂ©but dans le journalisme, la suppression du timbre des journaux et Ă©crits pĂ©riodiques, fut dĂ©fendue en mai par lui et par son collègue Frère-Orban avec une tĂ©nacitĂ© qui finit par triompher de la rĂ©sistance du SĂ©nat. Ă€ la fin de cette session si mouvementĂ©e et si laborieuse de 1847-1848, Rogier combattit la volontĂ© de la Chambre d'Ă©tendre Ă  tous les fonctionnaires, moins les ministres, le principe des incompatibilitĂ©s parlementaires inscrit dans un projet dĂ©posĂ© par le cabinet le 27 avril : « Je n’attend pas », disait-il le 20 mai, « de bons rĂ©sultats de l’expĂ©rience Ă  laquelle la Chambre a voulu se livrer. Je dĂ©sire en bon citoyen me tromper. Le SĂ©nat du reste apprĂ©ciera ». ConsĂ©quence de la rĂ©forme Ă©lectorale, les chambres furent dissoutes. Les Ă©lections lĂ©gislatives du 13 juin 1848 furent un vĂ©ritable triomphe pour le libĂ©ralisme constitutionnel, qui pouvait revendiquer quatre-vingt-cinq dĂ©putĂ©s sur cent quatre et une trentaine de sĂ©nateurs. Les radicaux ou les pseudo-rĂ©publicains avaient Ă©chouĂ© partout. Le parti catholique Ă©tait dĂ©cimĂ© : plusieurs de ses chefs, Malou, Brabant, d’Huart n’avaient pu se faire rĂ©Ă©lire. Un tĂ©moignage de haute satisfaction et de reconnaissance venait d’être donnĂ© au cabinet du 12 aoĂ»t qui, tout en maintenant son programme de 1847 (circulaire de Rogier aux gouverneurs du 8 juin 1848), Ă©tait restĂ© neutre dans la lutte, comme le tĂ©moigne cette phrase des instructions aux commissaires d’arrondissement : « Nous n’hĂ©sitons pas, dans les circonstances actuelles, Ă  abandonner l’opinion publique Ă  ses propres inspirations, convaincus que nous sommes que plus l’opinion publique aura Ă©tĂ© libre dans ses manifestations, plus le prochain Parlement sera fort devant la nation et devant l’étranger, et plus le gouvernement, Ă  son tour, aura d’appui dans le Parlement ». Le Journal de Bruxelles, adversaire acharnĂ© du cabinet, n’a pas contestĂ© cette neutralitĂ© au lendemain de l’élection[2].

Le temps était aux réformes et aux économies. Rogier qui marchait dans cette voie et qui entendait ne pas s’en écarter, refusa encore cependant, en dépit des critiques de certains, de réduire le poids de l’armée. « Que ceux qui veulent », disait-il le 7 juillet, « faire descendre le budget de la guerre à 20 millions, viennent prendre nos places�Nous voulons, nous, maintenir notre armée sur le pied respectable qui a fait et qui continue à faire la sécurité du pays ». Le vote du Parlement manifesta une volonté semblable. Rogier ne consentit pas davantage à établir des réductions dans le budget de l�a href="Instruction_publique.html" title="Instruction publique">instruction publique. À de La Haye qui en demandait, et de grandes même, il répondit qu’il fallait, au contraire, accroître la dotation de l’enseignement ; que l’enseignement agricole et l’enseignement industriel étaient nuls en Belgique, qu’il fallait les créer. Rogier reçut à nouveau certaines critiques à la rentrée des Chambres (session ordinaire de 1848-1849). Vous n’avez pas fait assez pour les Flandres, dit-on à Rogier dans la discussion de l’Adresse. Il répondit d’abord par l’énumération des travaux de voirie vicinale, des travaux hydrauliques et des travaux d’assainissement et de défrichement exécutés ou en voie d’exécution. Il indiqua les moyens directs employés pour perfectionner l’agriculture et ajouta qu’il travaillait à la perfectionner encore par des moyens indirectes, par le secours de l’instruction, en faisant publier et distribuer à bon marché, parmi les classes ouvrières, des livres, journaux, voire des ouvrages. Il venait d’adjoindre des cours d’enseignement agricole et horticole à deux écoles normales et d’ouvrir des négociations pour l’établissement dans les campagnes d’écoles pratiques d’agriculture ; il allait ouvrir une école d’horticulture à Gand. Quant à l’industrie, il rappelait les encouragements nombreux accordés aux fabricants liniers. La population si éprouvé depuis deux ans et à laquelle il était venu en aide, dès sa rentrée au ministère, par des projets de loi qu’on semblait oublier, avait eu du travail. Des ateliers dirigés par l’État ou des ateliers privés qu’il subsidiait conditionnellement avaient été ouverts, des avances faites à l’industrie dentellière, à des fabricants de tissus pour l�a href="Exportation.html" title="Exportation">exportation ; des bourses de voyage fondées pour de jeunes commerçants. Les déclarations de Rogier furent confirmées par les témoignages irrécusables, tel que celui d’un député catholique de Tielt, Le Bailly de Tilleghem, qui paya un hommage ému de reconnaissance () à ce gouvernement « protecteur efficace » des districts liniers des Flandres[2].

Pendant les années 1849 et 1850, Rogier s’occupa à compléter son œuvre dans les Flandres, à élaborer son projet de loi sur l’enseignement moyen et à résoudre le problème très compliqué de l’organisation des services de la voirie vicinale, de l’hygiène, des beaux-arts. Il se rendit fréquemment sur le terrain pour juger par lui-même de ce que produisaient les ateliers ou les écoles, voir à l’œuvre les fonctionnaires ou les industriels qui secondaient ses vues d’amélioration, rencontrer ici les laboureurs, là les négociants, les artistes dans les diverses expositions dont il avait pris ou favorisé l’initiative. Il fut l'objet de sarcasmes et des critiques : on le traitait par dérision de « sauveur » des Flandres ou encore de « communiste ». C’est que ses adversaires politiques étaient loin d’approuver les mesures qu’il prenait pour venir en aide aux populations industrielles et agricoles de la Flandre. Son socialisme �le mot courait les rues en 1850 �lui était fréquemment reproché. « Si c’est être socialiste », répondait-il (discussion du budget de l’intérieur de 1849-1850), « que de prendre des mesures propres à assurer du travail aux classes laborieuses, à augmenter leur bien-être, à leur créer des ressources nouvelles, tout homme sensé doit se déclarer socialiste�Un projet est-il bon ou mauvais ? Là est toute la question. S’il est bon, qu’on l’appelle socialiste ou autrement, il faut le réaliser. Les mots ne doivent pas faire peur. En fait d’administration il n’y a pas de système absolu : le véritable homme d’État est celui qui puise ce qu’il y a de bon dans tous les systèmes, quitte à répondre à ceux qui seraient tentés de lui en faire un reproche : je prends mon bien où je le trouve »[2].

Ce reproche de socialisme devait ĂŞtre l’argument principal des adversaires du projet de loi sur l’enseignement moyen, dont les reprĂ©sentants commencèrent l’examen le , après une campagne de presse d’une rare violence et pendant qu’affluaient sur le bureau de la Chambre des milliers de pĂ©titions hostiles. Les prĂ©ventions qui s’étaient amassĂ©es contre le projet se dissipèrent pendant la discussion, grâce tout Ă  la fois Ă  la fermetĂ© de Rogier, Ă  la modĂ©ration et Ă  l’habiletĂ© de ses concessions. La Chambre le vota par soixante-douze voix contre vingt-cinq. MalgrĂ© cette Ă©norme majoritĂ©, l’épiscopat intervint dans le dĂ©bat et en appela de la Chambre au SĂ©nat parce que â€?c’étaient les griefs principaux â€?le projet ne reconnaissait pas aux Ă©vĂŞques le droit d’entrer dans les Ă©tablissements Ă  titre d’autoritĂ©, parce qu’il accordait au gouvernement le droit de nommer des ministres du culte chargĂ©s de l’enseignement religieux, qu’il permettait de crĂ©er un nombre indĂ©fini d’établissements aux frais de l’État, lĂ©sant ainsi les droits acquis des catholiques, et qu’il se bornait Ă  inviter le clergĂ© Ă  donner l’instruction religieuse. Le SĂ©nat approuva nĂ©anmoins la loi par trente-deux voix contre dix-neuf. Des Ă©lections lĂ©gislatives devant avoir lieu trois semaines après l’adoption du projet, la presse catholique se mit Ă  exploiter avec une grande vivacitĂ© contre le cabinet des paroles prononcĂ©es dans le consistoire du par Pie IX, qui avait tĂ©moignĂ© « sa douleur Ă  la vue des pĂ©rils qui menaçaient chez l’illustre nation des Belges la religion catholique ». Dans le Moniteur du 8 juin, Rogier, au nom du cabinet, rĂ©pondit que le Saint-Siège avait Ă©tĂ© trompĂ©, qu’il n’existait pas dans le monde chrĂ©tien un seul pays oĂą le clergĂ© jouĂ®t d’une libertĂ© et d’une indĂ©pendance plus grandes, et oĂą sa position, sous le rapport matĂ©riel et moral, fĂ»t plus forte et mieux garantie ; que si la religion avait des dangers Ă  courir, ce serait de la part de ceux qui abusaient de son nom pour satisfaire leurs rancunes politiques ; que si le clergĂ© avait besoin d’être dĂ©fendu et protĂ©gĂ©, ce serait contre l’imprudence de ceux qui se couvraient de son autoritĂ© pour faire servir la religion Ă  des calculs de parti. Mais la protestation de Rogier arrivait trop tard : le coup Ă©tait portĂ©. Le parti libĂ©ral sortit de l’élection numĂ©riquement diminuĂ© ; il perdit trois voix Ă  Louvain, une Ă  Turnhout, une Ă  Tielt. Aucun de ses chefs, toutefois, n’avait succombĂ© et les grands arrondissements de Bruxelles, d’Anvers, de Bruges, de Namur et de Malines lui restaient fidèles comme Liège, Gand, Mons, Tournai. Rogier Ă©tait Ă©lu Ă  Anvers Ă  une Ă©clatante majoritĂ© (2 108 voix contre 1 960 donnĂ©es Ă  Malou)[2].

Mais l’ère des difficultés n’était pas close pour le cabinet. Afin de satisfaire les désirs d’un grand nombre de libéraux convaincus que la France ne sortirait pas d’une politique pacifique, Rogier déclara que le cabinet travaillait à ramener le budget normal de l’armée sur pied de paix au chiffre de 25 millions de francs. Dans ce but, il proposa de faire examiner par une commission spéciale toutes les questions relatives à la question militaire. Il espérait que cette commission indiquerait des économies possibles tout en donnant à l’organisation de l’armée « une base respectable et fixe » : c’est ainsi qu’il s’exprimait, le , dans une circulaire qu’il envoyait aux chefs de l’armée pendant l’intérim du ministère de la Guerre dont il fut chargé par suite de la retraite successive des généraux Chazal et Brialmont. Sous le bénéfice de cette déclaration, le cabinet avait réussi à faire adopter le budget de la guerre pour 1851. La question militaire résolue tout au moins provisoirement, le cabinet eut à résoudre la question financière et économique. Un projet de loi en faveur des sociétés de secours mutuelles ne passa point sans difficulté. Certains députés voyaient un commencement de socialisme dans l’intervention du gouvernement qui, sur une base prudente et généreuse, établissait les rapports de ces sociétés avec l’État (discours de Rogier du ). L’institution d’une caisse de crédit foncier provoqua, chez les mêmes députés, des terreurs et des plaintes plus vives encore. Frère-Orban, qui, en absence de Rogier, retenu au lit de mort de sa mère (4 avril), supporta tout le poids de la discussion et finit par triompher[2].

Le projet de loi sur les successions, présenté dix-huit mois auparavant, avait été ajourné à cause de l’hostilité d’un grand nombre de libéraux unis à la droite. Les concessions faites par le cabinet sur la question du serment ne désarmèrent pas les opposants de 1849 : il fut battu par cinquante-deux voix (douze libéraux et quarante catholiques) contre trente-cinq, le . Le jour même il offrit sa démission au roi, parce que, disait Rogier à la Chambre le lendemain, il ne lui était permis, à en juger par les votes émis dans la discussion, « de compter sur le concours de la majorité pour le succès des mesures financières dont l’adoption lui paraissait importer essentiellement à la bonne marche des affaires et aux intérêts du pays ». Aucun des hommes politiques importants de la gauche n’accepta l’héritage du cabinet qui était fermement résolu à se retirer, moins parce qu’il n’avait pu faire admettre le serment que parce qu’il croyait voir de profondes divergences de principes entre la majorité et lui sur la loi en général. La crise ministérielle ne se dénoua qu’au bout de six semaines par le maintien du cabinet. « Je suis plein de confiance dans les ministres actuels », écrit le roi à Rogier le 4 juin, « et je regarde leur maintien aux affaires comme la meilleure solution de la difficulté où nous sommes ». Il convient d’ajouter que, dans une réunion à laquelle assistaient une cinquantaine de représentants de la gauche, à la fin de mai, il était résulté des explications échangées et communiquées à la presse, « que la majorité, qui ne s’était trouvée fractionnée que sur une seule question, avait l’intention bien arrêtée de rester unie et compacte et d’empêcher que le pouvoir ne passât à une autre opinion, soit catholique, soit mixte ». Le ministère ayant apporté au projet des modifications qui attestaient son désir de conciliation, le principe de l’impôt et ligne directe, soutenu par Frère-Orban, fut voté par soixante et un représentants contre trente et un et quatre abstentions (libérales) ; trois membres de la droite, dont De Decker, faisaient partie des soixante et un. L’opposition du Sénat amena sa dissolution. Les élections du y ayant déplacé la majorité et le gouvernement ayant déclaré, par l’organe de Rogier, qu'il acceptait un amendement, l’amendement Spitaels, on allait ainsi mettre fin, d’une manière honorable pour tous et efficace pour le trésor, à ce conflit, alors que se profilait une crise européenne, que rendait imminente la situation de la France, ballottée entre la terreur du socialisme et l’ambition du césarisme. Grâce à l’amendement Spitaels, la loi passa au Sénat (novembre 1851). Les représentants l’acceptèrent telle qu’elle lui avait été renvoyée par la Chambre haute. Vingt-quatre seulement persistèrent dans leur hostilité[2].

Le coup d'État du 2 décembre 1851 devait être bien plus funeste au libéralisme et au cabinet du 12 août 1847 que les mécontentements provoqués par les dépenses militaires et par l’impôt sur les successions. Dans les sphères gouvernementales de la France on avait fini par ajouter foi aux déclamations des journaux catholiques, qui criaient sur tous les tons depuis trois ans que chacune des lois de Rogier et Frère-Orban s’inspirait directement des théories socialistes. La presse bonapartiste, de son côté, faisait rage par ordre contre le libéralisme. Elle donnait parfaitement à entendre que le maintien du ministère Rogier ne pouvait être agréable au gouvernement du Prince-Président. Les divergences entre le cabinet et Paris et celui de Bruxelles s’accusaient surtout dans les négociations nécessitées par le renouvellement du traité de commerce de 1845. L’opposition prit une attitude d’autant plus agressive, au Parlement et dans la presse, que l’on affirmait dans les cercles politiques que le roi désirait « voir un changement d’allure dans la marche de son gouvernement ». Il appert bien d’une lettre écrite par Rogier, quarante-huit heures avant l’élection législative de juin 1852, que le roi boudait son ministère, qu’il lui battait froid. Comme Rogier le faisait pressentir dans sa lettre, la journée du 8 juin diminua la majorité libérale qui fut réduite à soixante-quatre voix. Cette majorité paraissait encore suffisante (vingt voix) pour permettre au cabinet de gouverner : Rogier ne se doutait pas de la défection qui allait se produire chez certains de ses amis. Ses collègues, Frère-Orban surtout, n’avaient qu’une médiocre confiance dans la cohésion de la majorité. Le cabinet offrit de se retirer. Le roi, après avoir vainement demandé à Lebeau et Leclercq, les anciens ministres de 1840, de former un ministère, invita le 16 août Rogier à reconstituer le cabinet de 1847. Frère-Orban, qui sur les négociations commerciales avec la France différait d’opinion avec ses collègues, ne voulut pas rester aux affaires. Liedts fut chargé provisoirement des Finances. Ceci se passait le 20 septembre. Huit jours après, lors de la nomination du président de la Chambre, la défection soupçonnée par Frère-Orban �huit ou neuf voix �décida Rogier et ses collègues à envoyer leurs démissions au roi. Le 31 octobre, celles de Rogier, d’Hoffschmidt et Victor Tesch furent acceptées. Celles d�a href="Pierre_Anoul.html" title="Pierre Anoul">Anoul (Guerre), Van Hoorebeke (Travaux publics) et Liedts (Finances) ne le furent pas. Henri de Brouckère, Piercot et Faider prirent respectivement les portefeuilles des Affaires étrangères, de l’Intérieur et de la Justice[2].

Le ton de la lettre par laquelle Rogier annonce à son frère « les décès du ministère du 12 août, trépassé à la suite d’une assez longue agonie soufferte avec une résignation toute chrétienne » (papiers de la famille Van der Stichelen-Rogier), montre qu’il était heureux de sortir du pouvoir[2].

Retour au Parlement (1852-1857)

Au cours des sessions 1852-1853, 1853-1854, il fut un des députés les plus assidus, et quand s’engageaient des débats sur les chemins de fer, sur l�a href="Enseignement.html" title="Enseignement">enseignement, sur la garde civique, sur les arts et les lettres, il faisait entendre son opinion. Aux élections de juin 1854 il ne put, faute de quelques voix, conserver son mandat de représentant[2].

Il fut nommé au comité et bientôt à la présidence du cercle artistique et littéraire de Bruxelles. Il prit fort à cœur sa présidence. Son influence (nous ne pouvons dire sa fortune : Rogier, qui ne fit jamais argent de son nom, resta pauvre) aida le cercle à sortir d’embarras financiers assez graves[2].

On dirait qu’�certains jours, pour utiliser ses loisirs politiques, il a eu des désirs sérieux de publier des études historiques dans le genre de celles où ses amis Devaux et Van Praet se sont illustrés. Çà et là dans ses papiers on a trouvé les premiers linéaments d’une esquisse qui aurait pu, le temps et les circonstances s’y prêtant, se transformer en un grand tableau d’histoire générale. Des sujets d’intérêt plus particulier l’attirèrent aussi : à preuve les notes recueillies sur Les Femmes au XVIe siècle et en particulier les femmes belges, ou sur Vingt-cinq ans de l’histoire belge. Sa famille avait autrefois prié de recueillir ses souvenirs. Il invoquait alors l’excuse du manque de temps. L’excuse lui faisant maintenant défaut, il écrivit sous la rubrique Notes et Souvenirs une trentaine de pages, résumé bien succinct qu’il ne continua même pas. La politique le reprit tout entier à partir du mois de février 1856. Les libéraux bruxellois le firent rentrer à la Chambre où il remplaça Charles de Brouckère, démissionnaire[2].

Dans les deux sessions de 1855-1856 et de 1856-1857 Rogier soutint de sa parole et de ses votes ceux qui revendiquèrent les droits de la pensée libre en faveur du professeur de l�a href="Universit%C3%A9_de_Gand.html" title="Université de Gand">université de Gand, le juriste Laurent, dont les études sur le christianisme (Histoire du droit des gens) avaient été l’objet d’un blâme officiel. Il critiqua vivement les actes du gouvernement en matière de bienfaisance et d’enseignement et prophétisa, pour ainsi parler, l’agitation que causerait le projet de loi sur la charité déposé par Nothomb. Il ne voulut admettre, à aucun titre et à aucun prix, l’innovation des cours à certificats, mais insista à deux reprises (24 janvier et ) sur la nécessité de rétablir l’examen d’entrée à l�a href="Universit%C3%A9.html" title="Université">université, supprimé en mars 1855. Il prit plusieurs fois la parole dans la discussion du projet de loi Nothomb. Son discours fut applaudi, le 16 mai, quand il combattit l’autorisation de créer par arrêté royal des fondations pourvues d’administrateurs spéciaux, même à titre héréditaire, et qui, ainsi constituées, acquéraient la personnalité civile. « Qu’on le voulût ou non », disait-il, « on arriverait à donner une extension énorme au développement, déjà si considérable, des ordres monastiques ; on favorisait la concurrence des écoles cléricales au détriment des établissements publics ; on encourageait les captations sous le couvert des fondations charitables ». Comme la fièvre parlementaire s’exacerbait et avec elle la colère populaire contre « la loi des couvents » - le nom est resté �Rogier conjura le ministère de faire œuvre de sagesse en retirant le projet (27 mai). Le ministère crut qu’il était de sa dignité de ne pas même accepter un projet d’enquête, d’où eût pu venir une détente, et qui fut repoussé par soixante voix contre quarante-quatre. Alors non seulement à Bruxelles, mais à Liège, à Gand, à Namur, à Verviers, à Mons, à Louvain et ailleurs les adversaires des couvents manifestèrent. Leurs manifestations furent ardentes, brutales parfois. L’orage s’apaisa quand la session eut été close sur les conseils du roi, qui n’aurait pas d’ailleurs sanctionné « une mesure pouvant être interprétée comme tendant à fixer la suprématie d’une opinion sur l’autre » (lettre de Léopold Ier à De Decker le 14 juin)[2].

Ă€ nouveau chef de cabinet (1857-1867)

Frère-Orban, le ministre des Finances qui fit finalement tomber le second cabinet Rogier.

D’un commun accord, les catholiques et les libéraux placèrent les élections communales du 27 octobre sur le terrain de la politique générale. La journée fut un triomphe pour les libéraux. Le cabinet De Decker donna sa démission le 31. Henri de Brouckere n’ayant pas accepté de former un cabinet, Rogier, sur l’offre que lui en fit Léopold Ier, constitua le 8 novembre un cabinet libéral. Il rentrait à l’Intérieur, Frère-Orban aux Finances et Tesch à la Justice ; les Affaires étrangères étaient attribuées à de Vrière, gouverneur de la Flandre-Occidentale, et la Guerre au général Berten. Le secrétaire général des Travaux publics, Partoes, était chargé provisoirement de la gestion des affaires de ce département, qu’il accepta définitivement au bout de quelques mois. Rogier, qui aurait préféré �il ne le cacha pas au roi �que la couronne attendît les élections législatives de juin 1858 pour changer de ministres, devait évidemment dissoudre la Chambre. Le la libéralisme remporta une victoire qui rappelait presque celle du 8 juin 1848 : un gain de vingt-six voix lui assura à la Chambre une majorité considérable (soixante-dix voix contre trente-huit). Rogier eut les honneurs d’une double élection au premier tour. À Bruxelles, sur huit mille cent quarante-deux votants, il obtint cinq mille sept cent trente-sept voix. À Anvers, sur cinq mille six cent quarante-deux suffrages exprimés, il en eut deux mille neuf cent quatre-vingt-huit. Il opta pour Anvers, cédant aux sollicitations pressantes des chefs du libéralisme anversois. Aucune opposition n’était alors à craindre de la part du Sénat. Le roi avait d’ailleurs donné à entendre à Rogier, au cours des négociations du commencement de novembre, que si la haute assemblée faisait de l’opposition au cabinet, sa dissolution suivrait. Il était à craindre que les articles violents de la presse catholique contre le « gouvernement de l’émeute » fissent une vive impression sur les cabinets étrangers. La circulaire de Rogier aux gouverneurs (du 23 novembre) et le manifeste de la gauche en eurent raison et c’est avec les sympathies des gouvernements voisins que Rogier entra dans la quatrième et dernière période de sa carrière ministérielle[2].

La majoritĂ© de la Chambre comptait, comme en 1848, un certain nombre d’impatients et de radicaux qui ne devaient pas rendre la vie toujours facile au nouveau cabinet. L’attentat Orsini et les menaces adressĂ©es par les journaux officieux de lâ€?a href="Second_Empire.html" title="Second Empire">Empire au Royaume-Uni et Ă  la Belgique, d’oĂą partaient des attaques frĂ©quentes contre NapolĂ©on III, avaient dĂ©cidĂ© le cabinet Ă  prendre des mesures et Ă  faire voter des lois qui mĂ©contentaient l’aile gauche de sa majoritĂ© : telles la police sur les Ă©trangers et la poursuite d’office en cas d’outrages aux souverains Ă©trangers. En outre, les impatients trouvaient qu’on s’attardait dans l’exĂ©cution des rĂ©formes attendues. « Mais veuillez bien », disait Rogier dans un banquet de la gauche tout entière (), « veuillez bien ne pas perdre de vue, jeunes et vieux grognards, que la première nĂ©cessitĂ© du libĂ©ralisme, après la victoire du , est d’affermir et d’étendre son influence lĂ©gitime en donnant un dĂ©menti aux prĂ©dictions sinistres du parti clĂ©rical. C’est la tâche Ă  laquelle s’est consacrĂ© jusqu’ici le ministèreâ€?span> Â» Et il annonçait le dĂ©pĂ´t d’un projet affectant un million Ă  la construction d’écoles dans les campagnes et d’un projet de grands travaux publics, parmi lesquels l’agrandissement et l’achèvement des fortifications d’Anvers. Si l’annonce du premier projet fut accueillie par une joie unanime, il n’en fut pas de mĂŞme du second. Dès que les sections de la Chambre eurent Ă©tĂ© appelĂ©es Ă  examiner la question des fortifications d’Anvers (enceinte du Nord), le cabinet put pressentir qu’il courait Ă  un Ă©chec. Plusieurs dĂ©putĂ©s libĂ©raux, et parmi eux les dĂ©putĂ©s d’Anvers, trouvaient le projet insuffisant, dangereux mĂŞme au point de vue de la dĂ©fense nationale et absolument dĂ©sastreux pour les intĂ©rĂŞts de notre mĂ©tropole commerciale. D’autres membres de la gauche, et parmi eux Paul Devaux, estimaient qu’il eĂ»t mieux valu fortifier Bruxelles. Quant Ă  la droite, elle Ă©tait presque tout entière hostile Ă  ce qu’elle appelait « les exagĂ©rations militaires ». La grande enceinte que l’administration communale d’Anvers rĂ©clamait ne dĂ©plaisait pas Ă  Rogier, mais il aurait fallu quarante-cinq millions pour l’exĂ©cuter. Le crĂ©dit proposĂ© pour l’enceinte du nord fut rejetĂ©, le 5 aoĂ»t, par cinquante-trois voix contre trente-neuf et neuf abstentions : toute la droite, sauf De Decker et Vilain XIIII, Ă©tait comprise dans les cinquante-trois opposants. La majoritĂ© sur laquelle le cabinet croyait pouvoir compter dans les questions politiques proprement dites, venant Ă  lui manquer pour le vote d’un projet qui se prĂ©sentait comme exclusivement d’intĂ©rĂŞt national et gouvernemental (lettre de Rogier au roi du 5 aoĂ»t), le cabinet s’était demandĂ© « s’il conservait dĂ©sormais une autoritĂ© suffisante vis-Ă -vis de la Chambre et du pays pour conduire les affaires avec efficacitĂ© et dignitĂ© ». Le roi estima que le cabinet avait « patriotiquement rempli sa tâche » (lettre du roi Ă  Rogier du 6 aoĂ»t) « et qu’il pourrait continuer Ă  rendre de bons et utiles services au pays ». C’est sur ces incidents que se termina la session de 1857-1858. Pendant les vacances parlementaires, Rogier organisa une de ces fĂŞtes de la jeunesse et de la science oĂą il aimait Ă  se retremper en revivant ses souvenirs d’école. Étendant le programme de la fĂŞte de 1848, il fit dĂ©filer devant le roi les Ă©lèves des Ă©tablissements d’instruction moyenne et ceux de la plupart des Ă©coles qui, se rattachant aux Ă©tudes moyennes ou pratiques, reprĂ©sentaient en quelque sorte dans un ensemble imposant la jeunesse studieuse du pays[2].

Pendant la session ordinaire de 1858-1859 les vieux et les jeunes libéraux échangèrent, avec une certaine vivacité, des vues différentes sur la liberté de la chaire, sur la réforme électorale et sur l’instruction obligatoire. Rogier qui, dans un congrès tenu un peu auparavant à Francfort, s’était prononcé en faveur du principe de l’obligation en matière d’instruction, déclara que ses sympathies restaient acquises à ce principe. Seulement il y avait une question préalable à résoudre : possédait-on des locaux suffisants, des locaux convenables pour recevoir les enfants ? À cette question on était obligé de répondre : non. Le personnel enseignant était incomplet, d’autre part. Force était d’ajouter l’instruction obligatoire tant que le personnel et les locaux manqueraient : mais on allait sans retard pourvoir à cette double lacune. Rogier pensait enfin que l’exclusion du clergé des écoles était inconciliable avec l’obligation de l’instruction et qu’il n’y avait pas de majorité pour la révision de la loi de 1842. Malgré les tiraillements qui s’étaient produits entre les deux groupes de la gauche pendant les dernières discussions parlementaires et qui eurent pour conséquence à Bruxelles une scission du libéralisme, l’élection législative du 14 juin 1859 fut bonne pour le ministère. Il avait sans doute perdu trois voix à la Chambre, mais le vote du corps électoral bruxellois, qui avait désavoué les impatients, lui permettait de compter dans cette assemblée sur une majorité « plus homogène et mieux disciplinée » et il avait réussi à déplacer la majorité dans le Sénat où les libéraux seraient désormais trente et un contre vingt-sept. Rogier fut réélu sans trop de difficulté à Anvers. On y avait sans doute exploité vivement contre lui non seulement l’affaire de l’embastillement et des nouvelles servitudes militaires, mais encore et surtout la question flamande. Seulement Van Ryswyck, un excellent répondant, avait rendu hommage au bon vouloir de ce « ministre qui avait fait pour le flamand plus que tous les ministres flamands » (réunion électorale du 9 juin)[2].

C’était moins, après tout, la politique que les affaires d’administration et de rĂ©glementation qui avaient caractĂ©risĂ© la session ordinaire de 1858-1859 : Ă  preuve cet aperçu des travaux de la session prĂ©sentĂ© par Rogier : « la loi sur la contrainte par corps votĂ©e, une dotation d’un million pour les Ă©coles primaires, le traitement des professeurs de l’enseignement moyen augmentĂ©, des crĂ©dits extraordinaires allouĂ©s Ă  la voirie vicinale et Ă  l’hygiène, l’achèvement de la loi sur les prud’hommes, l’établissement d’une ligne de bateaux Ă  vapeur entre Anvers et le Levant, etc. » Une session extraordinaire, qui suivit la prĂ©cĂ©dente de six semaines, fut consacrĂ©e Ă  des questions de travaux publics et spĂ©cialement au nouveau projet de fortifications d’Anvers, auquel le gĂ©nĂ©ral Chazal, successeur du gĂ©nĂ©ral Berten, venait de mettre la dernière main. Dans l’exposĂ© des motifs du projet de loi dĂ©posĂ© le 20 juillet, il Ă©tait affectĂ© vingt millions aux travaux d’agrandissement et Ă  la continuation des travaux de dĂ©fense de notre mĂ©tropole commerciale. Vingt-cinq autres millions Ă©taient demandĂ©s pour des canaux, des routes, des chemins de fer, pour la construction ou l’amĂ©lioration de bâtiments civils, etc. Le cabinet Ă©valuait Ă  près de cinquante millions la totalitĂ© des dĂ©penses qu’il faudrait faire « pour que les nouvelles fortifications d’Anvers fussent Ă  la hauteur des progrès que l’art de l’ingĂ©nieur et celui de l’artilleur avaient rĂ©alisĂ©s en Belgique et dans d’autres pays ». Il allait rencontrer sur ce terrain des adversaires divers : plusieurs dĂ©putĂ©s libĂ©raux, effrayĂ©s de ce chiffre de cinquante millions qu’ils craignaient de voir encore dĂ©passer et qui prĂ©fĂ©raient voir fortifier Bruxelles ; la plupart des dĂ©putĂ©s catholiques qui espĂ©raient bien, Ă  la faveur d’une scission dans le camp libĂ©ral, faire Ă©chec au gouvernement ; enfin les journaux ultra-napolĂ©oniens qui nous dĂ©niaient le droit d’élever ces fortifications. Après de longs dĂ©bats, dont Rogier et Chazal supportèrent le poids principal, la Chambre vota le principe des travaux d’Anvers par cinquante-sept voix (dont sept catholiques) contre quarante-deux (dont douze libĂ©raux) et sept abstentions. La rĂ©sistance fut moins vive au SĂ©nat, qui adopta l’ensemble du projet par trente-quatre voix contre quinze et deux abstentions. Le duc de Brabant ne fut pas des derniers Ă  fĂ©liciter Rogier d’avoir accompli la grande tâche oĂą avait failli succomber le cabinet. « Il me semble », Ă©crivait-il en dĂ©cembre 1859, « que si après avoir pourvu, par la crĂ©ation du système d’Anvers, Ă  la dĂ©fense nationale, il Ă©tait possible maintenant d’assurer par l’établissement de quelques comptoirs transatlantiques la prospĂ©ritĂ© publique, on ferait une chose Ă©norme. L’œuvre de 1830 ne doit rien avoir, mais absolument rien Ă  envier Ă  l’ancien rĂ©gime. Je compte, pour mille raisons, que vous m’aiderez Ă  atteindre ce rĂ©sultatâ€?span> Â» Lorsque Rogier, vingt mois plus tard, prendra le portefeuille des Affaires Ă©trangères, il rĂ©pondra Ă  l’attente du futur LĂ©opold II. Dans les derniers mois qu’il passa Ă  l’IntĂ©rieur (1860-1861), Rogier donna tous ses soins Ă  l’organisation de l’enseignement agricole (crĂ©ation de lâ€?a href="Facult%C3%A9_universitaire_des_sciences_agronomiques_de_Gembloux.html" title="FacultĂ© universitaire des sciences agronomiques de Gembloux">Institut de Gembloux), supprima la formule du serment des conseillers provinciaux, oĂą se perpĂ©tuait le souvenir d’anciennes inimitiĂ©s qui n’avaient plus de raison d’être, cĂ©lĂ©bra, Ă  ce propos, la rĂ©conciliation des Belges et des NĂ©erlandais dans le chant national (1830-1860) et rĂ©tablit, sous le titre de graduat en lettres et en sciences, l’examen d’entrĂ©e Ă  l’universitĂ©. S’il n’intervint qu’une fois dans la grande discussion que provoqua la suppression de lâ€?a href="Octroi.html" title="Octroi">octroi c’est que, comme il le disait Ă  Dechamps, qui semblait vouloir lui faire un grief de sa rĂ©serve, « le projet de loi possĂ©dait dans M. Frère un dĂ©fenseur tellement complet, qu’il se serait fait scrupule de joindre sa faible voix Ă  la sienne » (sĂ©ance du 2 juin 1860)[2].

Rogier remplaça de Vrière aux Affaires étrangères en octobre 1861. Peu de temps avant sa sortie du ministère de l’Intérieur, où il laissait des souvenirs qui ne s’effaceront pas, ses amis d’Anvers avaient eu l’idée de faire offrir au créateur des chemins de fer la maison de la rue Galilée n° 12, à Saint-Josse-ten-Noode, dont il était le locataire depuis le commencement de 1831 et où il disait souvent qu’il voudrait mourir. Une souscription à laquelle participèrent les différentes régions du pays permit d’acheter et de restaurer cette maison. Le 1er mai 1861, le comité des souscripteurs remit à Rogier les titres de propriété de cette maison, qu’une « glorieuse pauvreté » ne lui avait jamais permis d’acquérir. Rogier remercia ceux qui lui procuraient la joie de dire : « Je suis chez moi, j’ai mon foyer », et il ajouta : « Cette maison, je ne la considère pas entièrement comme mienne : elle est vôtre, elle est nôtre : chacun de vous y aura sa place, comme il l’a déjà dans mon cœur affectueux et reconnaissant ». Au-dessus de la porte d’entrée de la maison devenu historique sont gravés ces mots : « Maison offerte à M. Charles Rogier �ministre de l’intérieur �promoteur du chemin de fer 1834 �témoignage de la reconnaissance nationale �1861 »[2].

La reconnaissance du roi d'Italie par la Belgique avait causĂ© la crise ministĂ©rielle qui s’était terminĂ©e par la retraite de de Vrière et l’entrĂ©e d’Alphonse Van den Peereboom Ă  l’IntĂ©rieur. Il y eut un Ă©change de lettres assez piquant sur cette reconnaissance, en novembre 1861, entre LĂ©opold Ier et Rogier. La droite de la Chambre eut connaissance des rĂ©pugnances ou du moins des hĂ©sitations que manifesta le roi Ă  l’endroit de la conduite de Victor-Emmanuel qui, Ă©crivait LĂ©opold Ă  Rogier le , « bien qu’il eĂ»t pris le titre de roi d’Italie, n’avait pourtant pas l’Italie, malgrĂ© les iniquitĂ©s inouĂŻes de son gouvernement ». C’est ce qui explique la vivacitĂ© des attaques dirigĂ©es par Nothomb, De Decker, Vilain XIIII et Kervyn contre le cabinet « approbateur d’usurpations odieuses ». « Si », rĂ©pondit Rogier, « nous avons reconnu le roi d’Italie, c’est que, d’après le droit des gens, en cas de changement d’État, lorsqu’un gouvernement règne en fait et est obĂ©i, alors mĂŞme que des mĂ©contents font rĂ©sistances, les puissances Ă©trangères doivent reconnaĂ®tre cet État ». Soixante-deux reprĂ©sentants contre quarante-sept et (le ) vingt-huit sĂ©nateurs contre vingt et un approuvèrent sa conduite. L’opposition comptait sur cette affaire pour Ă©branler le ministère, peut-ĂŞtre mĂŞme pour le culbuter, car on disait que plusieurs libĂ©raux, regrettant la prĂ©cipitation que le cabinet avait mise Ă  reconnaĂ®tre le roi d’Italie, auraient fait cause commune avec les catholiques. La dĂ©ception Ă©prouvĂ©e par son principal organe, le Journal de Bruxelles, le surexcita au point d’outrager Rogier dans ses sentiments les plus intimes, en l’appelant « fils de bourreau ». Les 10 000 francs de dommages-intĂ©rĂŞts auxquels le journal fut condamnĂ© furent partagĂ©s par Rogier entre des associations typographiques ou distribuĂ©s Ă  des veuves d’ouvriers imprimeurs. « La presse me les a donnĂ©s », dit-il, « je les rends Ă  la presse »[2].

Les deux premières années que Rogier passa aux Affaires étrangères ont été consacrées à des négociations qui modifièrent notre législation internationale dans le sens de la liberté commerciale avec la plus large : traités avec le Royaume-Uni (), la Suisse (11 décembre 1862), l�a href="Espagne.html" title="Espagne">Espagne (), le Zollverein (28 mars 1863), l�a href="Italie.html" title="Italie">Italie (9 avril 1863), les Pays-Bas (12 mai 1863), les États-Unis (20 mai 1863). Ces traités, qui s’inspiraient des mêmes principes que ceux qui avaient dicté le traité conclu avec la France le 1er mai 1861, devaient avoir pour couronnement le traité européen du 16 juillet 1863, consacrant l’affranchissement de l�a href="Escaut.html" title="Escaut">Escaut (voir plus bas)[2].

Toutes ces nĂ©gociations avec l’étranger s’étaient poursuivies au milieu de difficultĂ©s intĂ©rieures d’une rĂ©elle gravitĂ©. La population anversoise, qui avait accueilli avec des transports de joie la solution donnĂ©e en 1859 Ă  la question des fortifications, Ă©tait extrĂŞmement mĂ©contente des dĂ©cisions prises par le gouvernement quant aux servitudes commandĂ©es par la citadelle du Nord. Dans Cinquante Ans de libertĂ©, le comte Goblet d’Alviella explique l’origine de ces mĂ©contentements. On n’admettait pas Ă  Anvers que le rayon de ces servitudes s’étendit jusqu’aux nombreux Ă©tablissements maritimes et on protestait contre l’intention manifestĂ©e par le ministère de ne donner aucune indemnitĂ© aux propriĂ©taires lĂ©sĂ©s de ce chef. Une commission des servitudes militaires organisait, dès le mois de fĂ©vrier 1862, un meeting oĂą furent prononcĂ©s des discours violents contre le cabinet et spĂ©cialement contre le ministre de la Guerre. Un mois plus tard (10 mars), les cris de « Ă€ bas Chazal ! Ă€ bas le ministère ! » avaient Ă©clatĂ© plus bruyants encore. Sur la question des servitudes s’était greffĂ© un incident particulier, celui du lieutenant-colonel Hayez auquel le dĂ©partement de la Guerre, conformĂ©ment Ă  des prĂ©cĂ©dents administratifs que l’on ne pouvait pas d’ailleurs nier, avait appliquĂ© une mesure dont la Cour de cassation proclama l’illĂ©galitĂ© (25 mars) et dont les Anversois se firent une arme nouvelle contre le gouvernement. IrritĂ©s de l’attitude de la Chambre qui, par soixante-cinq voix contre vingt-sept, s’était montrĂ©e dĂ©favorable Ă  leurs rĂ©clamations (9 avril 1862), les chefs du parti antimilitariste donnèrent Ă  l’agitation des proportions de plus en plus inquiĂ©tantes. Dans des pĂ©titions extrĂŞmement agressive adressĂ©es au Parlement, on remettait tout en question. Le roi s’étant refusĂ© Ă  abandonner ses ministres, qui n’avaient pas cessĂ© de marcher d’accord avec lui dans cette affaire, les meneurs et les journaux meetinguistes ne gardèrent plus aucun mĂ©nagement pour lui. Durant les mois de fĂ©vrier, mars et avril 1863, alors que le meeting sĂ©vissait Ă  Anvers et qu’on discutait au Parlement la loi sur les bourses d’études, Rogier qui avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© passĂ© quelques semaines Ă  Londres pour trancher certaines difficultĂ©s, mais qui en rencontrait de nouvelles avec les NĂ©erlandais, menait de front avec les Pays-Bas la dernière nĂ©gociation relative Ă  la capitalisation du pĂ©age, et avec chacune des autres nations maritimes le règlement de quantum de leur intervention. Le Parlement donna, le 22 mai, son approbation unanime au traitĂ© spĂ©cial avec les Pays-Bas pour la capitalisation sur la base d’une somme de 36 278 566 francs[2].

Rogier, à qui le roi avait offert le grand cordon de l�a href="Ordre_de_L%C3%A9opold.html" title="Ordre de Léopold">ordre de Léopold, déclina cet honneur, mais demanda et obtint pour son collaborateur Lambermont le titre de baron. En même temps il fit ses adieux à l�a href="Arrondissement_administratif_d'Anvers.html" title="Arrondissement administratif d'Anvers">arrondissement, sous la forme d’une lettre ouverte à un de ses amis politiques (). Il protestait de son dévouement à la « noble cité si tristement troublée et égarée », mais il en sortait « la tête et la conscience tranquille ». Son seul crime était de n’avoir pas oublié qu’aux termes de la Constitution les membres du Parlement représentent tout le pays et non seulement l’arrondissement qui les a élus. La circulaire envoyée aux gouverneurs à l’occasion de l’élection législative du 9 juin, tout en expliquant et défendant les actes du ministère nommé en novembre 1857, faisait nettement entendre que les clameurs dont on le poursuivait seraient vaines et ne le détourneraient pas du « but qu’il avait poursuivi dans l’intérêt de ceux-là mêmes qui dénaturaient sa pensée ». La fin de cette circulaire, la dernière qu’ait rédigée Rogier comme chef d’un cabinet libéral, est à retenir : « La politique du ministère sera toujours progressive, mais conciliante. Il gouverna, comme il l’a fait jusqu’ici, par la légalité et la tolérance ; il ne méconnaître aucun des principes politiques, moraux, religieux, sur lesquels reposent l’ordre social et la civilisation moderne, mais s’efforça de les développer tous en harmonie et chacun dans sa sphère ; il appliquera ses efforts à guider un peuple libre dans les voies du progrès calme et continu, à accroître sa prospérité, à raffermir ses constitutions, à consolider son indépendance ». Étant donné la situation spéciale de l’arrondissement d’Anvers, qui était tout à la haine du cabinet et où la coalition entre catholiques et meetinguistes amènerait un déplacement certain de dix voix, la journée du 9 juin ne pouvait pas être une victoire pour le ministère. Si la majorité libérale se renforça de quatre voix au Sénat, elle fut diminuée considérablement à la Chambre où elle n’était plus que de six voix. Ce fut surtout une défaite morale pour les libéraux. Deux de leurs ministres d’État, Devaux et d’Hoffschmidt, échouèrent à Bruges et à Bastogne. Rogier, qui s’était laissé présenter à Dinant y essuya un échec que l�a href="Arrondissement_de_Tournai.html" title="Arrondissement de Tournai">arrondissement de Tournai répara, du reste, d’une manière brillante trois mois après. Élu cette fois à cinq cents voix de majorité sur trois mille volants, il fut dès lors constamment député de Tournai. Les élections de Bruges ayant été annulées et un scrutin nouveau ayant amené l’élection de trois catholiques, le ministère ne disposait plus que d’une majorité minime à la Chambre. Il offrit sa démission le . Après avoir proposé en vain à de nombreuses personnalités de former un cabinet, le roi pria Rogier et ses collègues de reprendre la gestion des affaires. Ils se déclarent « imperturbablement démissionnaires ». Après un nouveau refus d'Adolphe Dechamps, il fit donc encore une fois appel (le 15 mai) au dévouement de Rogier, lui promettant d’autoriser au besoin la dissolution de la Chambre. Il fallait certainement du dévouement pour rester aux affaires avec une majorité insignifiante et en présence d’une minorité de plus en plus agressive. Le ministère se trouverait apparemment bientôt « dans cette situation de ne pouvoir vivre sans dissolution et de ne pas pouvoir survivre à une dissolution ». Telle était l’opinion de Tesch, qui reconnaissait pourtant que la reculade de la droite obligeait le cabinet de 1857 à conserver le pouvoir. Après de nouveaux pourparlers avec le roi sur le maintien de leur programme, Rogier et ses collègues rentrèrent aux affaires. Un débat politique très long (31 mai-18 juin) fut clôturé par un vote de confiance obtenu péniblement. Le cabinet devait « vivre au jour le jour », comme disait Tesch, « et attendre de l’imprévu une solution que la sagesse humaine ne donnerait probablement pas ». L’imprévu vint d’une grève parlementaire causée par la proposition Orts qui augmentait de six le nombre, des membres de la Chambre. La droite ne voulut pas même que l’on discutât sa proposition qui avait le caractère d’un expédient politique, le libéralisme pouvant espérer quatre des six sièges nouveaux. Profitant de l’absence forcée de deux ou trois députés libéraux, elle s’abstint en masse de venir aux séances, et le mort de Cumont (10 juillet), réduisant à une voix la majorité libérale, le roi accorda à Rogier la dissolution de la Chambre. Le ministère sortit raffermi de l’élection du 11 août, grâce surtout à un revirement inattendu des électeurs brugeois. Douze voix de majorité lui étaient acquises à la Chambre. Rogier, attaqué à outrance à Tournai, distança son adversaire de plus de huit cents voix sur trois mille votants, et le principal auteur de la crise enfin dénouée, Dechamps, perdit à Charleroi le siège dont Rogier lui avait vainement contesté la possession en juin 1859[2].

Un dissentiment se produisit après le entre la couronne et le cabinet sur la loi des bourses d’études, qui faillit Ă©chouer au SĂ©nat Ă  l’ouverture de la session 1864-1865, et Ă  laquelle la sanction royale ne fut donnĂ©e que tardivement. Le dissentiment fut assez vif pour que Rogier offrĂ®t de modifier la composition du cabinet. Sans doute, le roi n’accepta pas l’offre, mais il avait Ă©tĂ© pĂ©niblement impressionnĂ© par les violences de journaux catholiques contre les coupeurs de bourses dont il Ă©tait le complice (sic). « Le roi n’avait plus », disait un de ces journaux, « droit au respect de ses sujets quand il sanctionnait une loi de volâ€?span> Â» Le cabinet tentait, dans la mesure du possible, d'Ă©carter les occasions de dĂ©bats très irritants : c’est ce qui lui fit ajourner l’examen du projet Guillery sur la rĂ©forme Ă©lectorale. Il ne put cependant empĂŞcher l’opposition de soulever, en 1864 et 1865, une discussion d’une rare vivacitĂ© sur la participation prise par le gouvernement Ă  l’organisation de la lĂ©gion belge qui alla, au Mexique, soutenir la cause de la fille de LĂ©opold[2].

Le s’achevait le règne de LĂ©opold Ier. Aux termes de lâ€?a href="Article_90_de_la_Constitution_belge.html" title="Article 90 de la Constitution belge">article 79 de la Constitution, les ministres, rĂ©unis en conseil, devaient, sous leur responsabilitĂ©, exercer les pouvoirs du roi jusqu’Ă?la prestation du serment de son successeur. Rogier et ses collègues purent accomplir leur mission sans difficultĂ©. LĂ©opold II les pria, le 17, de conserver les portefeuilles qu’ils avaient mis Ă  sa disposition immĂ©diatement après sa prestation de serment. Sous ce titre : Note après mĂ»res rĂ©flexions le 17 dĂ©cembre 1865, Rogier avait Ă©crit les lignes suivantes qui paraissent ĂŞtre comme un programme soumis par lui Ă  ses collègues : « Un règne nouveau n’exige pas nĂ©cessairement une politique nouvelle ; mais sans rien abandonner des traditions dont le pays s’est montrĂ© satisfait dans ses manifestations lĂ©gales, on doit rechercher des actes nouveauxâ€?span> Â». Au nombre des rĂ©formes auxquelles il a pensĂ© figurent l’abolition de la peine de mort, l’abolition de la contrainte par corps, la libertĂ© de la parole dans la chaire comme ailleurs, l’abaissement du cens Ă©lectoral avec la rĂ©serve : lire et Ă©crire. Il y eut au dĂ©but du nouveau règne un visible dĂ©sir d’apaisement chez les chefs des deux grands partis. C’est apparemment pour respecter ce qu’on appelait « la trĂŞve patriotique des partis », que le cabinet refusa de se rallier au projet de rĂ©forme Ă©lectorale de Guillery, dont la droite s’effrayait. Les jeunes libĂ©raux furent très mĂ©contents de voir trouver trop radicale une rĂ©forme qui abaissait uniformĂ©ment Ă  15 francs le cens communal et provincial avec la garantie du savoir lire et Ă©crire. Le cabinet dĂ©posa un autre projet Ă  cĂ´tĂ© : l’âge du vote abaissĂ© Ă  vingt et un ans, le cens rĂ©duit de moitiĂ© pour ceux qui avaient fait trois annĂ©es d’études moyennes. L’imminence de la guerre austro-prussienne fit ajourner la discussion des deux projets Ă  la session de 1866-1867. Le ministère fut renforcĂ© par le rĂ©sultat de la première Ă©lection lĂ©gislative qui eut lieu sous le règne de LĂ©opold II. La journĂ©e du 11 juin 1866 renforça sa majoritĂ© dans le Parlement. Il disposait dĂ©sormais de soixante-douze voix (contre cinquante-quatre) Ă  la Chambre des reprĂ©sentants et de trente-trois (contre vingt-cinq) au SĂ©nat[2].

La question militaire, comme le dit Banning, avait pris des proportions plus vastes depuis la guerre austro-prussienne de 1866 : elle fit naître des idées nouvelles tant en matière d’organisation qu’en matière d’armement. Rogier fit décider qu’une commission parlementaire et militaire aurait à examiner si, sous ce double point de vue, la situation était satisfaisante en Belgique. Il n’intervint pas dans les débats sur la réforme électorale en mars 1867, époque où, pour la première fois le suffrage universel fut préconisé[2].

L’année 1867 devait être la dernière année ministérielle (la vingt-deuxième) de Rogier. Comme ministre de l’Intérieur il avait, de 1847 à 1852 et de 1857 à 1861, donné à la loi de 1842 la même interprétation que venait de lui donner Van den Peereboom, dont le règlement sur les écoles d’adultes n’était pas du goût d’une partie du cabinet. Le 28 novembre, Frère-Orban envoya sa démission au roi. Dans les premiers jours de décembre, Léopold II appela successivement Rogier et Frère-Orban. Il constata que l’accord entre eux était impossible. Dans un dernier entretien avec Rogier (17 décembre), il lui proposa de reconstituer le cabinet. Rogier préféra se retirer. Invité à ne point prendre une résolution immédiate, Rogier, par déférence pour le roi, consentit à ajourner sa réponse. Le surlendemain 19, il confirma sa volonté de retraite. Frère-Orban fut alors chargé de la présidence d’un cabinet nouveau. Rogier, créé ministre d’État, rentrait rue Galilée. Il avait, pendant l’ultime période de sa carrière ministérielle �avril et mai 1867 �éprouvé une déception qui explique son désir de repos, mieux peut-être que son désaccord avec ses collègues sur les écoles d’adultes, ou (comme on l’a prétendu plus tard) sur la participation de la Belgique à la conférence qui devait débattre les affaires romaines, ou sur le système de réorganisation militaire[2].

La déception dont il a souffert profondément est la solution donnée à l’affaire du grand-duché de Luxembourg. Napoléon III rêvait un agrandissement qui lui fit pardonner par la France Sadowa et le Mexique. Une entente avec la Prusse ne lui aurait pas déplu dans ce but. Les Pays-Bas à la Prusse, la Belgique et le Luxembourg à la France, tel eût été le prix de l’alliance. Si l’on ne s’entendit pas à Berlin, apparemment parce que les compensations demandées par le gouvernement français étaient trop considérables, Napoléon III espéra être plus heureux en négociant avec le roi des Pays-Bas la cession du grand-duché. Aussitôt que la Prusse eut connaissance de cette négociation particulière, elle manifesta la plus vive opposition à toute cession, quelle qu’elle fût : elle était décidée à en faire un cas de guerre. Comme, après tout, elle n’avait pas un grand intérêt stratégique à conserver le droit de tenir garnison dans Luxembourg, elle se disait toute disposée à renoncer à ce droit si la France désavouait ses projets d’annexion. Le désaveu ayant été obtenu (parce que la France n’était pas prête pour la guerre), les Prussiens quittèrent Luxembourg. Le traité de Londres du stipula le démantèlement de la ville, ainsi que l’autonomie et la neutralité du grand-duché. Or, au cours des négociations qui eurent lieu à ce sujet entre les puissances et alors que des bruits de guerre circulaient partout, von Beust, Premier ministre en Autriche, qui cherchait sans doute à être agréable à la France comme à la Belgique, suggéra l’idée de donner la grand-duché à la Belgique qui, de son côté, aurait cédé à Napoléon III les huit cantons des provinces de Hainaut et de Namur que la France possédait à la chute du Premier Empire. On conçoit bien que notre gouvernement ne se prêta pas au système de von Beust. Toute cession de territoire belge, rappelait Rogier le 17 avril aux légations belges de Vienne, Londres et Saint-Pétersbourg, était impossible. Le 20, Napoléon déclarait à notre ministre plénipotentiaire en France qu’il ne voulait rien de la Belgique et qu’il n’entendait pas préjuger la destinée du Luxembourg ; qu’il s’en tenait à la renonciation réciproque de la France et de la Prusse. Rogier imagina alors de modifier la combinaison de von Beust. Si la Belgique pouvait acquérir le Luxembourg aux prix d’une seule indemnité pécuniaire au roi grand-duc, quelle joie pour tous ceux qui avaient voté le traité de 1839 le douleur dans l’âme ! Il donna l’ordre à notre ministre à Vienne, de Jonghe, d’entretenir von Beust de ce système nouveau, et à Van de Weyer, notre ministre à Londres, de l’appuyer auprès de la conférence. Pendant les pourparlers préliminaires de la conférence, les Luxembourgeois envoyaient des pétitions demandant leur réunion à la Belgique, au vif déplaisir, il faut le dire, du gouvernement grand-ducal, que ne tentaient pas les douze millions qui, d’après un correspondant autorisé de la Gazette de Cologne du 10 mai, lui auraient été payés sur l’heure. Van Damme, gouverneur du Luxembourg belge, écrivait à Rogier que les pétitions exprimaient le vœu réel de la population. De son côté, le gouvernement français, par l’organe de Rouher, le vice-empereur, allait jusqu’�déclarer que, quant à lui, il était disposé à appuyer le retour du Luxembourg néerlandais à la Belgique (7 mai). Devant l’attitude du gouvernement grand-ducal, Rogier engageait Van Damme et ses subordonnés à une grande réserve, tout en persistant dans sa combinaison financière. Van de Weyer lui écrivait que la solution belge avait d’autant moins de chances d’être adoptée par la conférence de Londres que tout le monde à Bruxelles n’en voulait pas. Il faisait évidemment allusion à Frère-Orban qui, paraît-il, était d’accord sur ce point avec le roi. On estimait à Londres que le démantèlement de la ville de Luxembourg, d’où les Prussiens se retireraient, et la neutralité du grand-duché satisferaient la France. Non, faisait répondre Rogier par notre ministre plénipotentiaire ; le Luxembourg restant dans le Zollverein, la France se demandera quel profit elle aura retiré de l’abandon de la forteresse par une garnison que remplacera toute une population prussienne groupée autour d’un point stratégique important, même après le démantèlement des fortifications. La France non satisfaite, c’est une menace de guerre toujours pendante. Si les cinq puissances ne croyaient pas devoir conseiller la « solution belge », il n’y avait plus rien à espérer. De la Belgique aux Pays-Bas, une négociation pour un tel article est impossible, écrivait Rogier à Van de Weyer la veille du jour où fut signé le traité du 11 mai�« Mécompte pénible », ajoutait-il, « pour moi comme pour tous les hommes, je le suppose, de notre révolution d’avoir vu, irrévocablement peut-être, s’échapper une occasion de reconquérir des citoyens que nous avons été forcés d’abandonner en 1839�On aura beau m’objecter les inconvénients, ou même, va-t-on jusqu’�dire, les dangers que pourrait faire naître cette rentrée du Luxembourg dans la famille belge, l’objection disparaît à mes yeux devant la grandeur du but à atteindre »[2].

Retour Ă  la Chambre

« Pour n’être plus ministre », disait Rogier à la Chambre, le lors des explications données sur la crise ministérielle, « je n’entends pas abdiquer mon rôle politique. On peut aussi en dehors du gouvernement rendre des services ». Et répondant à une lettre de Jean-Baptiste Nothomb, dont il avait été le collègue et l’ami, le collaborateur et l’adversaire politique, qui était alors ministre de Belgique à Berlin, il écrivait : « Je ne vous parlerai pas de la grande satisfaction intime que je ressens de ma délivrance : je craindrais de vous tenter. Après cela, je ne dis pas avec le rat retiré dans son fromage : les choses d’ici-bas ne me regardent plus. Je ne renonce pas à être utile autant que possible dans ma liberté et mon indépendance »[2].

En mars 1868, lors de l’examen du projet de rĂ©organisation militaire, il dĂ©fendit l'importance de l’armĂ©e. Il affirma qu’elle Ă©tait une des bases essentielles de notre organisation constitutionnelle et conjura la droite, fort hostile au contingent de 12 000 hommes, demandĂ© par le ministre de la Guerre, de ne pas se sĂ©parer du gouvernement. Il ne niait pas que le sort du soldat rĂ©clamât quelques amĂ©liorations. Il exprimait le dĂ©sir qu’on assurât une pension Ă  chaque milicien Ă  l’expiration de son temps de service, ou du moins qu’on lui remĂ®t un petit pĂ©cule qui lui facilitât la transition entre la vie militaire et la vie civile. Au point de vue de la formation des soldats, il proposait Ă©galement plusieurs mesures. Il protestait contre « certaines doctrines malsaines » qui tendaient Ă  faire du rĂ©gime militaire un Ă©pouvantail pour les familles et qui prĂ©tendaient que « la caserne est dĂ©moralisante ». Aux contempteurs de l’armĂ©e, il opposait « les avantages matĂ©riels et moraux que retire le milicien de sa prĂ©sence dans l’armĂ©e ». Il insistait surtout sur les avantages moraux : « l’armĂ©e », disait-il, « est une Ă©cole pratique oĂą l’on forme des hommes, oĂą l’on apprend Ă  comprendre ce qui est souvent ignorĂ© ailleurs : la dignitĂ© personnelle, les sentiments d’honneur, l’amour du paysâ€?span> Â»[2].

Les 11 et , pendant la discussion du budget de l’instruction publique, il prononça deux discours en faveur des études classiques dont la nécessité s’imposait, à son avis, autant au point de vue de l’utilité scientifique et littéraire qu’au point de vue de l’éducation générale. « Faisons une large part aux études commerciales, industrielles et scientifiques, disait-il, mais grâce pour les études classiques[2] ! »

Le cabinet catholique du 2 juillet venait de dissoudre la Chambre quand éclata la guerre franco-allemande. Aussitôt Rogier exprima le désir de voir proclamer la trêve des partis et écarter toute cause d’agitation intérieure. On aurait, a-t-on dit, songé un moment à rapporter l’arrêté de dissolution et à constituer un cabinet d’affaires. Le bruit en ayant couru, la presse catholique fit entendre des crises de colère. Comme les nations belligérantes et le gouvernement britannique nous garantirent formellement que notre territoire serait respecté si nous étions bien décidés à en défendre l’entrée, le cabinet maintint l’arrêté de dissolution[2].

Pendant huit ans les libéraux furent rejetés dans l'opposition. Pendant cette période, Rogier présida à leurs réunions et parla plus d’une fois en leur nom ; c’était à lui qu’�chaque session ils donnaient leurs voix pour la présidence de la Chambre. Il continuait à se mêler aux discussions. Il combattit le projet de réforme électorale �que le ministère du 2 juillet avait déposé au début de la session de 1870-1871 �parce qu’il n’accordait rien aux capacitaires et qu’il se contentait d’abaisser le cens électoral provincial à vingt francs d’impôts directs et le cens communal à dix (loi du 5 juin 1871)[2].

D’autre part Rogier s’était refusé, en novembre 1870, à la prise en considération de la proposition Demeur, Balisaux, Bergé et consorts, relative à la révision des articles 47, 53 et 56 de la Constitution (minimum du cens électoral pour les Chambres, minimum du cens d’éligibilité pour le Sénat)[2].

Dans les premiers temps de l'existence du cabinet Malou, le calme fut de nouveau troublĂ© par la prĂ©sence Ă  Anvers du « comte de Chambord Â», dĂ©libĂ©rant avec ses amis sur un programme qui devait sceller la rĂ©conciliation des Bourbons et des OrlĂ©ans et sur l’époque du couronnement d’Â?nbsp;Henri V Â». Une vive discussion s’engagea entre les journaux catholiques et les journaux libĂ©raux. L’agitation descendit dans la rue. Les libĂ©raux d’Anvers commirent des excès regrettables que Rogier fut des premiers Ă  blâmer, tout en exprimant l’opinion que le ministère aurait dĂ» appliquer la loi de 1835 sur les Ă©trangers au « comte de Chambord Â» et Ă  ses fĂ©aux conspirant contre le gouvernement français. « Ne le feriez-vous pas », disait-il, « si demain les prĂ©tendants d’une rĂ©publique rouge ou d’un gouvernement rĂ©volutionnaire venaient s’installer Ă  Bruxelles (fĂ©vrier 1872) ? » Il attira ainsi les attaques de la presse catholique. Huit jours plus tard, il vota le maintien du ministre belge au Vatican : il n’admettait pas que la communautĂ© d’intĂ©rĂŞts moraux qui existait entre le royaume d'Italie et la Belgique nous dĂ©fendit d’avoir un reprĂ©sentant auprès du pape comme nous en avions un auprès du roi Victor-Emmanuel (). Il se dĂ©clara Ă©galement prĂŞt Ă  rĂ©viser la loi de 1842 dans le sens des desiderata de la jeune gauche, Ă  la condition toutefois que l’enseignement religieux pĂ»t se donner dans l’école de quelque manière qu’on voulĂ»t. Lord de la session de 1875-1876, Frère-Orban, en dĂ©saccord avec la majoritĂ© des libĂ©raux, voulait que tous les Ă©tablissements universitaires dĂ©livrassent leurs diplĂ´mes en toute libertĂ© sous leur responsabilitĂ©. Le ministre de l’IntĂ©rieur, Delcour abandonna son projet (le maintien des jurys combinĂ©s) pour se rallier au système de Frère-Orban. Aux dĂ©putĂ©s de la gauche qui combattaient sa rĂ©forme Frère-Orban reprochait d’avoir « peur de la libertĂ© ». Rogier s’en dĂ©fendit vivement. Au moment mĂŞme, il demandait la libertĂ© de la profession mĂ©dicale pour les femmes. Une fois lancĂ© dans « la voie Ă©mancipatrice », comme il disait, il demandera pour elles une autre libertĂ©, la libertĂ© Ă©lectorale, ou tout au moins l’autorisation de dĂ©lĂ©guer leur droit Ă©lectoral Ă  un mandataire quelconque, si elles n’ont pas de fils[2].

Les libéraux réclamèrent, dès la rentrée parlementaire de 1876, une loi qui assurât la liberté de l’électeur et garantît la sincérité de son vote. Le projet que le chef du cabinet, Malou, déposa au commencement de janvier 1877 répondait si peu à leur attente, il était de nature si peu conciliatrice que Rogier ouvrit par ces mots une des réunions particulières que la gauche tint à cette époque sous sa présidence : « Ce projet est injuste�Le peuple belge est de sa nature calme et modéré, mais l’injustice l’exaspère et il est dangereux de le pousser à bout. Par le plus singulier des renversements de tous les faits, c’est le gouvernement qui se fait révolutionnaire. Dans l’intérêt de la paix publique, il faut qu’il rentre dans les voies légales : nous l’y ferons rentrer par une attitude tout à la fois calme et énergique ». Rogier visait spécialement les dispositions rétroactives du projet qui étaient essentiellement préjudiciables à l’opinion libérale. Malou fit finalement le sacrifice des dispositions rétroactives[2].

Rogier critiquait la presse catholique : « Vos feuilles traitent nos libertĂ©s avec le plus grand mĂ©prisâ€?Je parle en patriote, en vrai unioniste de 1830. Ă€ cette Ă©poque-lĂ  on se donnait la main franchement ; on savait se respecter, s’estimer et s’aimer mĂŞme, sans tenir compte des opinions religieuses. Cet esprit de tolĂ©rance rĂ©ciproque a disparu. C’est un grand malâ€?span> Â» ()[2].

La candidature du libĂ©ral radical Paul Janson Ă  Bruxelles (30 avril) provoqua de violents dĂ©bats au sein de l’association des libĂ©raux bruxellois. Les modĂ©rĂ©s firent des efforts auprès de Rogier pour qu’il usât de son influence contre cette candidature qui leur paraissait mettre en danger « la royautĂ©, la propriĂ©tĂ©, l’existence mĂŞme de la Belgique ». Rogier s’y refusa obstinĂ©ment. Il ne voyait dans les relations de Janson avec les socialistes de l’Internationale que « le besoin qui s’impose Ă  toutes les intelligences Ă©levĂ©es, Ă  tous les cĹ“urs gĂ©nĂ©reux, de sonder les navrants et redoutables problèmes de la misère ». Il ne s’agissait pas d’aller discuter Ă  la Chambre la forme du gouvernement : Janson Ă©tait prĂ©sentĂ© non parce que rĂ©publicain, mais quoique rĂ©publicain. Après tout, est-ce que lui, Rogier, n’avait pas Ă©tĂ©, au dĂ©but de sa carrière, partisan en principe du gouvernement rĂ©publicain ? L’entrĂ©e de Janson au Parlement ne lui paraissait pas devoir ouvrir l’ère des rĂ©volutions. Ce fut l’avis des Bruxellois qui donnèrent 5 394 voix Ă  Janson contre 2 845 au candidat d’une sociĂ©tĂ© libĂ©rale nouvelle[2].

Aux élections législatives du 11 juin 1878, les libéraux obtinrent la majorité tant au Sénat qu'à la Chambre. Un cabinet libéral fut donc constitué. La gauche appela Rogier à la présidence de la Chambre ; mais il fut entendu que ce serait uniquement pour la durée de la session extraordinaire d’août, où devaient être votés les crédits nécessités par la création du ministère de l’Instruction publique[2].

Les dernières années

Rogier avait perdu son frère Firmin en 1875. Pendant les dernières années de sa vie, il vécut entouré des soins de Pauline Degrelle-Rogier qui, après la mort de son mari, était venue remplacer près du frère chéri la sœur aînée Eugénie, morte peu de temps avant Firmin. Rogier entremêlait ses travaux parlementaires de visites fréquentes à la crèche de Saint-Josse-ten-Noode dont il était le président. Il ne joua plus dans la politique un rôle prépondérant �il n’est plus guère intervenu dans les discussions que pour appuyer les propositions les plus modérées comme la transaction de l’article 4 dans la loi sur l’instruction primaire. Plusieurs administrations communales donnèrent son nom à des places publiques, à des rues, à des avenues ; des sociétés qui lui offrirent des présidences d’honneur ; des congrès qui lui demandèrent de les autoriser à placer son nom en tête des membres de leurs comités. La chambre de rhétorique anversoise De Olyftak lui écrivait le qu’elle lui serait éternellement reconnaissante de tout ce qu’il avait fait pour la langue flamande, pour la littérature flamande et particulièrement pour le théâtre flamand. Un autre témoignage est celui de la commission permanente de tir national qui, à l’occasion du 25e anniversaire de l’institution fondée par ce grand citoyen, vint le remercier d’avoir « excité le patriotisme en exerçant les citoyens à remplir utilement leur devoir sacré »[2].

Rogier prit part aux fêtes du cinquantenaire de 1880. L’ouverture des cérémonies officielles du cinquantenaire était fixée au 16 août. Quelques heures avant, Léopold II se rendit chez Rogier pour le féliciter de ce que, plus heureux que son frère Firmin, leurs amis communs Devaux et Lebeau, et tant d’autres membres du Congrès national �/span> il n’en restait plus que 18 �/span> il allait pouvoir assister au cinquantième anniversaire de cette indépendance conquise par leur énergie et consolidée par leur sagesse. Toutes les sociétés de travailleurs décorés remirent à Rogier le 15 une couronne civique. Rogier reçut deux ovations le 16, l’une au sein du Parlement, l’autre à la fête patriotique. Quand, à 11 h du matin, présidant, en sa qualité d’ancien membre du Gouvernement provisoire, les derniers survivants du Congrès national, il entra dans la salle où les deux Chambres s’étaient réunies pour faire honneur aux pères de la patrie, d’immenses acclamations retentirent. Il fut acclamé par la foule à la fête du champ des manœuvres deux heures après[2].

Le 13 octobre 1882, le rédacteur en chef de l�i>Étoile Belge, Maurage, écrivait : « Rogier compte aujourd’hui un demi-siècle de vie parlementaire�Dans quelques semaines la Chambre se réunira de plein droit en session ordinaire�Rogier, affaibli par le poids des ans, mais l’âme toujours courageuse, se rendra modestement à pied, selon son habitude, par les rues constitutionnelles de l’ancien quartier Notre-Dame-aux-Neiges, au palais de la Nation, pour y retrouver sa place. Il nous semble que ses collègues s’honoreraient en le recevant au bas de l’escalier�et que deux mots de bienvenue adressés en cette circonstance par le président à ce vénérable vieillard, dont le cœur a battu à tous les actes de notre histoire depuis 1830, soulèveraient les applaudissements de toute la salle, catholiques et libéraux, Wallons et Flamands ». La manifestation parlementaire ne se fit pas, mais une manifestation populaire en tint lieu. Cent mille personnes défilèrent le 30 octobre au cri de « Vive Rogier ! » devant la maison de la rue Galilée. Le roi alla lui porter chez lui ses félicitations[2].

Le mausolée de Charles Rogier, œuvre de Paul Hankar (cimetière de Saint-Josse-ten-Noode).

Les derniers jours de Rogier furent attristés par le renversement du ministère de 1878. La réforme électorale avait fait renaître des divisions entre les radicaux, qui, depuis 1881, recommencèrent à faire campagne pour la révision de la Constitution et les libéraux modérés qui ne croyaient pas que l’heure fût venue de réviser notre pacte fondamental. Rogier qui estimait que la révision n’eût pas déplu à la nation au lendemain du cinquantenaire, essaya inutilement en 1883 d’apaiser les querelles parlementaires des jeunes et des vieux. La division s’accentua singulièrement dans les meetings de Bruxelles. Les catholiques remportèrent une victoire électorale le 10 juin 1884[2].

Rogier mourut le . Lorsque le président de la Chambre, de Lantsheere, eut annoncé sa mort et après que Beernaert, au nom du cabinet, De Haerne, au nom de la droite, et Frère-Orban, au nom de la gauche, eurent rendu hommage à la mémoire du ministre, la Chambre se sépara en signe de deuil. Le corps de Rogier resta exposé pendant plusieurs heures à l�a href="H%C3%B4tel_de_ville_de_Bruxelles.html" title="Hôtel de ville de Bruxelles">hôtel de ville de Bruxelles, à l'initiative de sa famille et du collège échevinal de la capitale. Les funérailles eurent lieu aux frais du Trésor. Rogier repose dans le cimetière communal de Saint-Josse-ten-Noode, où une souscription publique a permis de lui ériger un mausolée[2].

Polémique

Il est souvent critiqué par les nationalistes flamands, qui voient avant tout en lui un défenseur de la francisation de la Belgique et en particulier de Bruxelles et du reste de la Flandre. Certains extraits supposés de la correspondance de Rogier (lettres à Jean-Joseph Raikem et à Henry John Temple), particulièrement violents envers la langue néerlandaise, sont ainsi mis en exergue (exemple tiré d'une hypothétique lettre à Raikem : « Les premiers principes d’une bonne administration sont basés sur l’emploi exclusif d’une langue et il est évident que la seule langue des Belges doit être le français. Pour arriver à ce résultat, il est nécessaire que toutes les fonctions, civiles et militaires, soient confiées pour quelque temps à des Wallons ; de cette manière les Flamands, privés temporairement des avantages attachés à ces emplois, seront contraints d’apprendre le Français et l’on détruira, peu à peu l’élément germanique en Belgique. »). Cependant, l'existence même de ces lettres est incertaine[9]. D'après Jean Stengers, « le caractère apocryphe [de la lettre de Rogier à Palmerston] saute aux yeux. » Cette lettre a néanmoins été utilisée par de nombreux auteurs flamingants et allemands (par exemple Hans Felix Zeck), ainsi que par l'historien Franz Petri (de)[10].

D'ailleurs, comme le souligne son biographe, Ernest Discailles, la misère des Flandres fut l'objet des premières préoccupations de Rogier lors de son arrivée au pouvoir en 1847[11]. Dans un discours à la Chambre cette année-là, ne disait-il pas : « il faut que les Flamands aillent dans les contrées wallonnes où ils peuvent trouver du soulagement. Si les femmes et les filles flamandes connaissaient la langue qui se parle dans les autres parties du pays, elles seraient beaucoup plus recherchées pour le service domestique, à cause de leur renommée d'ordre et de propreté. Elles fourniraient aussi aux familles wallonnes l'occasion de faire apprendre à leurs enfants une langue que parle la moitié de la population, et ce n'est pas un petit avantage pour les Wallons que de faire enseigner le flamand à leurs enfants (...) ». Rogier ajoute : « Plein de respect pour la langue maternelle des populations, j'espère bien que ces observations ne vont pas être relevées dans cette enceinte comme une espèce de tendance chez le gouvernement à vouloir wallonniser les Flandres... »[12]. Aussi, il avait proposé la création d'une académie flamande en 1841[2].

Sources

Les papiers personnels de Charles Rogier sont conservés aux Archives générales du Royaume, à Bruxelles. L'inventaire de ces archives est disponible sur le site internet des archives de l'État belge[13].

Outre des renseignements biographiques, les papiers de Charles Rogier fournissent des informations des plus intéressants sur la révolution de 1830 et la naissance de l'état indépendant, sur les rapports de Rogier avec la Cour, sur la constitution, le programme et les difficultés internes des différents ministères qu'il a formés ou dont il fit partie, sur la gestion des départements ministériels qu'il à dirigés, sur les campagnes électorales et les élections législatives, sur la création de l'enseignement officiel, sur l'organisation de la défense nationale, sur la crise économique et sociale de 1848, et enfin sur la création du réseau ferroviaire. Ils éclairent également les relations de la Belgique avec la France et le statut de l'Escaut.

  • Boumans R., Inventaire des papiers de Charles Rogier, sĂ©rie Inventaires Archives gĂ©nĂ©rales du Royaume no 124, publication no 180, Archives gĂ©nĂ©rales du Royaume, Bruxelles, 1958.

Hommages

Notes

  1. Loge L'Union des Peuples Bruxelles de la GOB
  2. Ernest Discailles, « Rogier, Charles-Latour », dans Biographie nationale, tome XIX, 1907, p. 693-781.
  3. Jean Bartelous, Nos Premiers Ministres, de LĂ©opold Ier Ă  Albert Ier, 1983, Bruxelles, Ă©d. J.M. Collet, p. 64.
  4. Jean Bartelous, op. cit., p. 63.
  5. L'article 133 de cette constitution accorda à Rogier la nationalité belge. Voir plus haut.
  6. Jean Bartelous, op. cit., p. 65
  7. En 1824, Rogier, dans le Mathieu Laensbergh, parlait déjà du « chemin à ornières ».
  8. Jean Bartelous, op. cit., p. 66-67.
  9. (nl) Le style de la langue employée dénote une rédaction postérieure à l'époque de Rogier.La Flandre, qu'elle crève ! est-il censé avoir écrit. Cette apostrophe est la traduction littérale de "Belgie Barst !", qui veut dire "Que la Belgique crève !" qui est encore, au début du XXIe siècle, un des slogans des séparatistes flamingants. On peut ne voir rien d'autre, dans cette apostrophe attribuée à Rogier, qu'une manœuvre sous la forme d'une traduction littérale par des extrémistes de ce qui a toujours été leur propre invective à l'égard de la Belgique (www.liberaalarchief.be)
  10. Jean Stengers, Histoire du sentiment national en Belgique des origines Ă  1918, tome 1, Les Racines de la Belgique, Ă©ditions Racine, Bruxelles, 2000 (ISBN 2-87386-218-1), p. 206, note 35.
  11. Ernest Discailles, Charles Rogier, d'après des documents inédits, Lebègue & Cie (Bruxelles), 1893-1895, Tome III, p.190 et suivantes
  12. Ernest Discailles, o.c., 1893-1895, Tome III, p 219
  13. Moteur de recherche des Archives de l'État.

Voir aussi

Bibliographie

  • Ernest Discailles, Charles Rogier, d'après des documents inĂ©dits, Lebègue & Cie (Bruxelles), 1893-1895 (4 vol.).
  • Ernest Discailles, Un diplomate belge Ă  Paris de 1830 Ă  1864, Librairie nationale d'art et d'histoire, G. Van Oest & Cie, 1909.
  • ThĂ©odore Juste, Charles Rogier, ancien membre du gouvernement provisoire et du congrès national, ministre d'État, C. Muquardt (Bruxelles), 1880.

Articles connexes

Liens externes

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