AccueilđŸ‡«đŸ‡·Chercher

Ulysse (roman)

Ulysse (titre original Ulysses en anglais) est un roman de James Joyce, sorti dans un premier temps sous forme de feuilleton dans le magazine amĂ©ricain The Little Review entre mars 1918 et dĂ©cembre 1920, avant d'ĂȘtre publiĂ© dans son intĂ©gralitĂ© le Ă  Paris par la librairie Shakespeare and Company fondĂ©e par Sylvia Beach (cela restera l'unique parution de la librairie).

Ulysse
Image illustrative de l’article Ulysse (roman)

Auteur James Joyce
Pays Drapeau de l'Irlande Irlande
Genre Roman
Version originale
Langue Anglais
Titre Ulysses
Éditeur Shakespeare and Company
Lieu de parution Paris
Date de parution 1922
Version française
Traducteur Auguste Morel assisté de Stuart Gilbert ; revue et corrigée par Valery Larbaud et l'auteur

Nouvelle traduction : Jacques Aubert, Pascal Bataillard, Michel Cusin, Sylvie Doizelet, Patrick Drevet, Bernard HƓpffner, Tiphaine Samoyault, Marie-Daniùle Vors

Éditeur Gallimard
Lieu de parution Paris
Date de parution 1929

Nouvelle traduction : 2004

Nombre de pages 1664
Chronologie

DĂšs sa parution aux États-Unis, Ulysse a suscitĂ© la controverse notamment avec la plainte posĂ©e par la New York Society for the Suppression of Vice jugeant le livre obscĂšne[1]. Le livre fut interdit aux États-Unis jusqu'en 1934. Il ne cessera par la suite d'ĂȘtre commentĂ© et sera l'objet de trĂšs nombreuses Ă©tudes.

QualifiĂ© de « cathĂ©drale de prose »[2], il est considĂ©rĂ© comme l'un des romans les plus importants de la littĂ©rature moderne, figurant mĂȘme Ă  la 1re place dans la liste des cent meilleurs romans de langue anglaise du XXe siĂšcle Ă©tablie par la Modern Library en 1998[3].

Résumé

Le roman relate les pĂ©rĂ©grinations de Leopold Bloom (Ulysse) et Stephen Dedalus (TĂ©lĂ©maque) Ă  travers la ville de Dublin lors d'une journĂ©e ordinaire. L'action commence le Ă  8 heures pour se terminer dans la nuit aux alentours de 3 heures.

Dans la banalitĂ© du quotidien de ces deux hommes, Joyce explore le monologue intĂ©rieur oĂč les sujets vont de la mort Ă  la vie, en passant par le sexe, l'art, la religion ou encore la situation de l'Irlande. S'affranchissant des normes littĂ©raires, le roman se distingue entre autres par l'utilisation de la technique du courant de conscience, qui consiste Ă  dĂ©crire le point de vue des personnages en donnant le strict Ă©quivalent de leur processus de pensĂ©e.

GenĂšse du texte

Les Ă©ditions publiĂ©es du vivant de Joyce ne comportaient aucune sorte de division[PlĂ©iade 1] bien que dans sa correspondance il eĂ»t donnĂ© dix-huit titres Ă  ses divers Ă©pisodes. Cependant, pour promouvoir son Ɠuvre et la rendre plus accessible, l'auteur confia Ă  diverses personnes liĂ©es au monde littĂ©raire des schĂ©mas explicatifs notamment John Quinn[4], avocat et collectionneur de manuscrits originaux, Carlo Linati l’écrivain italien, Stuart Gilbert, Ă©rudit littĂ©raire anglais, et Herbert Gorman, Ă©crivain et critique littĂ©raire amĂ©ricain.

Structure

La narration du roman est fondĂ©e sur dix-huit chapitres, que Joyce lui-mĂȘme prĂ©fĂ©ra nommer Ă©pisodes[PlĂ©iade 2], contenus dans trois grandes parties. Ces derniĂšres ont Ă©tĂ© nommĂ©es postĂ©rieurement soit, selon le schĂ©ma Gorman, en reprenant des noms empruntĂ©s Ă  l'OdyssĂ©e, Ă  savoir la TĂ©lĂ©machie, l'OdyssĂ©e et le Nostos[PlĂ©iade 3], soit, selon le schĂ©ma Linati, en une mĂ©taphore de la journĂ©e, respectivement Aurore, MatinĂ©e et Minuit [PlĂ©iade 4] :

  • La premiĂšre partie contient les trois premiers Ă©pisodes. L'action est focalisĂ©e autour de Stephen Dedalus, personnage du roman qui reprĂ©sente les domaines spirituels et intellectuels ainsi que l'immatĂ©riel. Il est en ce sens l'opposĂ© de LĂ©opold Bloom. Il s'agit, comme TĂ©lĂ©maque quittant Ithaque au dĂ©but de l'OdyssĂ©e, du dĂ©part de Stephen de chez lui.
  • Les douze Ă©pisodes qui suivent reprĂ©sentent la part la plus importante de l'Ɠuvre. On y dĂ©couvre le personnage de LĂ©opold Bloom qui reprĂ©sente le domaine du matĂ©riel et du sensoriel. Puis va venir le moment oĂč les deux « opposĂ©s » vont se rencontrer.
  • La derniĂšre partie, constituĂ©e des trois derniers Ă©pisodes, concerne, tel Ulysse revenant Ă  Ithaque, le retour « Ă  la maison » de LĂ©opold Bloom accompagnĂ© de Stephen Dedalus ; d'oĂč la notion d'unitĂ© et de non-sĂ©paration qui s'en dĂ©gage.

Tout au long du roman, les voyages d'Ulysse sont figurés et parodiés par les déplacements de Léopold dans la ville. Chacun des épisodes, nommés eux-aussi postérieurement dans les schémas proposés par Joyce, fait référence de façon plus ou moins explicite aux aventures d'Ulysse, mais aussi à un organe du corps humain, à une couleur, à un art et à un symbole[Pléiade 5].

Les trois Ă©pisodes de la TĂ©lĂ©machie ne font pas rĂ©fĂ©rence Ă  un organe, Stephen Dedalus reprĂ©sentant le spirituel, figure Ă©galement James Joyce lui-mĂȘme, ainsi qu'une prolongation de l'auto-biographe de Portrait de l'artiste en jeune homme (1916)[PlĂ©iade 6] - [5].

La construction et les diffĂ©rentes techniques d'Ă©criture utilisĂ©es, qui changent Ă  chaque Ă©pisode, obtinrent un large Ă©cho lors de sa parution. Joyce rĂ©invente le roman plusieurs fois, par les changements de style, en s'affranchissant des barriĂšres du langage, et en dĂ©plaçant l'objet du roman : de la narration des Ă©vĂ©nements Ă  la narration elle-mĂȘme et aux pensĂ©es intĂ©rieures des personnages. On y suit les pensĂ©es telles qu'elles apparaissent, se transforment. Le roman s'achĂšve par le monologue intĂ©rieur de la femme de LĂ©opold, long de 69 pages[6] et dĂ©coupĂ© en seulement huit paragraphes.

Analyse détaillée

Épisode I : TĂ©lĂ©maque

Résumé

Il est huit heures le lorsque Buck Mulligan (en), un Ă©tudiant en mĂ©decine grossier et blasphĂ©mateur, commence Ă  se raser en haut de la Tour Martello Ă  Sandycove. Alors qu'il Ă©tale la mousse, il commence Ă  discuter avec Stephen Dedalus, un jeune Ă©crivain qui occupe le poste d'enseignant afin de se faire de l'argent. Tous deux contemplent la baie de Dublin devant eux. MalgrĂ© les remarques agressives de Mulligan, Stephen lui demande quand Haines, un Anglais venant d'Oxford (il ne fait l'objet d'aucune description), va quitter la tour. Ce dernier avait vocifĂ©rĂ© toute la nuit dans son sommeil, ce qui avait terrifiĂ© Stephen. Mulligan rĂ©pond vaguement. Il lui reproche alors de ne pas s'ĂȘtre agenouillĂ© devant sa propre mĂšre le jour de sa mort, alors que c'Ă©tait sa derniĂšre volontĂ©. Stephen tente de se justifier et s'en sort en disant qu'il lui en veut d'avoir parlĂ© de lui comme celui « dont la mĂšre est crevĂ©e comme une bĂȘte. »

La conversation se rompt rapidement et ils descendent rejoindre Haines pour le petit déjeuner. Alors qu'ils sont à table, la laitiÚre frappe à la porte. Il s'ensuit un débat sur l'Irlande. Haines, qui parle l'irlandais, estime que chaque Irlandais devrait le parler aussi. Ils reviennent à table. Stephen explique qu'il doit passer à l'école pour se faire payer, Haines dit qu'il doit passer à la bibliothÚque nationale et Mulligan veut aller prendre son bain de mer mensuel.

Plus tard, ils sortent de la tour et descendent le chemin vers la mer. Mulligan explique Ă  Haines que Stephen a dĂ©montrĂ© « par l'algĂšbre que le petit-fils d'Hamlet est le grand-pĂšre de Shakespeare et qu'il est lui-mĂȘme le fantĂŽme de son propre pĂšre. » Ce dernier ne souhaite pas rĂ©pondre. Alors Mulligan s'Ă©loigne en chantant. Il s'ensuit une discussion sur la religion entre Haines et Stephen.

Mulligan arrive Ă  l'eau et rencontre des connaissances. Il parle d'un certain Bannon et d'une fille qui se rĂ©vĂšlera ĂȘtre Milly Bloom, la fille de Leopold Bloom. Stephen se dĂ©cide Ă  partir pour l'Ă©cole. Mulligan lui demande les clefs de la tour et de l'argent. Stephen s'exĂ©cute, se retourne et s'en va, faisant fi des appels de l'Ă©tudiant en mĂ©decine. En lui-mĂȘme, il le traite d'« usurpateur. »

Style

Le style est conventionnel, dans la continuité de son roman précédent. Pour cet épisode, Joyce parlait d'un « style initial[7] ». Il reflÚte la personnalité de Stephen selon Stuart Gilbert : « un jeune esthÚte sérieux et narcissique ». Cependant, on découvre trÚs rapidement les prémices du monologue intérieur de Dedalus.

Analyse

Le premier Ă©pisode s'ouvre sur un lever du jour ou plutĂŽt une naissance. C'est la naissance d'un jour nouveau, d'une OdyssĂ©e nouvelle. Les couleurs du lever sont le blanc du ciel et l'or du Soleil. Stephen Dedalus, le hĂ©ros du premier roman de Joyce : Portrait de l'artiste en jeune homme, nous est prĂ©sentĂ©. Il est ĂągĂ© de 22 ans et rentre de ses Ă©tudes Ă  Paris. Il a vĂ©cu la vie d'un Ă©tudiant sans le sou et est aujourd'hui professeur dans une Ă©cole de garçons. Cet Ă©pisode ainsi que les deux suivants sont un pont entre le premier roman de Joyce et Ulysse. Les allusions Ă  l'OdyssĂ©e sont immĂ©diates. Stephen est symboliquement TĂ©lĂ©maque. Il habite une tour Martello qui est son Ithaque. Chez lui logent Mulligan, correspondant Ă  Antinoos, l'un des prĂ©tendants de PĂ©nĂ©lope, et Haines, un autre prĂ©tendant. Tout comme Antinoos parlait Ă  TĂ©lĂ©maque des dĂ©cisions de sa mĂšre (notamment sur un second mariage), Mulligan parle Ă  Stephen des derniĂšres volontĂ©s de la sienne, lui expliquant qu'il aurait dĂ» l'Ă©couter. Les deux « prĂ©tendants » ne semblent pas les bienvenus, surtout Haines. Ils taxent les ressources de Stephen : Mulligan attend son salaire pour aller au pub. On sent qu'ils poussent Stephen dehors et qu'ils s'approprient le lieu (Mulligan demande les clefs). Stephen, tel TĂ©lĂ©maque, dĂ©cide alors de partir de la tour. C'est le dĂ©part d'Ithaque, le dĂ©part de sa quĂȘte.

Il est à la recherche de son « pÚre » (métaphorique) tel Télémaque ou Hamlet, ce qui fait de lui l'héritier : un lien entre le passé et le futur. Il cherche une complétude. C'est en ce sens que Joyce ne donne pas de référence à un organe puisque Stephen n'a pas de corps, il n'est pas « entier. »

De plus, Stephen fait partie avec Mulligan et Haines d'une « trinité. » Haines est le pÚre (l'Anglais, colonisateur de l'Irlande, donc le maßtre), Mulligan le fils (l'Irlandais, le colonisé, donc le servant) et Stephen est le « Saint-Esprit » (il est extérieur à cette dualité) donc « non incarné. » Mulligan est d'ailleurs traité d'usurpateur par Stephen. Il est le traßtre qui fait affaire avec les Anglais.
Les allusions au catholicisme sont nombreuses. On peut citer la parodie de messe que donne Mulligan dÚs les premiÚres lignes de l'épisode. La rivalité entre les Saxons et les Irlandais est assimilable à la rivalité entre Troie et AthÚnes dont la guerre est la cause du voyage d'Ulysse.

Le passage avec la laitiĂšre peut ĂȘtre interprĂ©tĂ© de deux maniĂšres. Sur le plan mythologique, elle est l'incarnation de Mentor, le prĂ©cepteur de TĂ©lĂ©maque. Elle peut ĂȘtre aussi AthĂ©na (AthĂ©na aux yeux de chouette) qui est venue voir le fils d'Ulysse pour l'encourager Ă  aller chercher son pĂšre. Joyce insiste sur la perception qu'a Stephen du regard de la laitiĂšre. Dans la mythologie, les dieux avaient pour habitude de prendre l'apparence de vieillards. Leur regard Ă©tait le seul moyen de percevoir leur caractĂšre divin. Sur le plan politique, la laitiĂšre est l'Irlande exploitĂ©e par Haines/Empire britannique et Mulligan/traĂźtre. Stephen est dĂ©goĂ»tĂ© par cette soumission.

L'Ă©pisode est consacrĂ© Ă  l'espace et Ă  la forme : Mulligan « en majestĂ©, dodu », la tour, le soleil, le petit-dĂ©jeuner, le « corniaud » (en anglais dogsbody proche de god's body), les clefs


Épisode II : Nestor

Résumé

Stephen est en train de donner un cours d’histoire sur une des victoires de Pyrrhus Ier. Il fait face Ă  une classe qui semble dissipĂ©e et inattentive. Alors qu’il demande Ă  Talbot de lire un extrait du poĂšme Lycidas de Milton, Stephen commence Ă  s’interroger sur la rigiditĂ© de l’Histoire. Avant la fin du cours, les Ă©lĂšves demandent une histoire. Stephen leur Ă©nonce alors une devinette : « Le coq chantait / le ciel Ă©tait bleu / Les cloches dans les cieux / Les onze coups sonnaient. / L’heure pour cette pauvre Ăąme / D’aller dans les cieux ». Devant l’étrangetĂ© de la rĂ©ponse (« Le renard qui enterre sa grand-mĂšre sous un buisson de houx »), les Ă©lĂšves restent perplexes. Le cours terminĂ©, ils prennent leurs affaires pour aller jouer au hockey dans la cour. Seul l’élĂšve Sargent reste dans la classe pour montrer Ă  son professeur un problĂšme d’arithmĂ©tique qu’il doit rĂ©soudre. Une fois que Stephen termine la correction, Sargent file rejoindre ses camarades dans la cour.

LĂ -bas, Stephen rencontre le directeur de l’école M. Deasy, un vieil homme pro-britannique et antisĂ©mite. Celui-ci l’emmĂšne dans son bureau afin de le payer. D’abord seul, Stephen observe le lieu oĂč Deasy a disposĂ© ses piĂšces de monnaie de collection, des coquillages, des cuillĂšres Ă  l’effigie des apĂŽtres et des portraits de chevaux. Le directeur entre, paie Stephen et lui conseille d’économiser et de faire comme les Anglais : payer son dĂ» et ne jamais emprunter. Cela le laisse sceptique. Puis Deasy demande Ă  Stephen, qui a des relations dans l’édition, s’il peut l’aider Ă  faire paraĂźtre dans le journal un article qu’il a rĂ©digĂ© sur la fiĂšvre aphteuse.

Parlant de ses problĂšmes, Deasy en vient Ă  accuser les Juifs disant qu’ils « sucent la vitalitĂ© » de l’Angleterre et « qu’ils ont pĂ©chĂ© contre la LumiĂšre ». Stephen, lui demandant qui n’a jamais pĂ©chĂ©, quitte le directeur. Ce dernier le rappelle au milieu de la cour pour ajouter que si l’Irlande n’avait jamais persĂ©cutĂ© les Juifs, c’est parce qu’elle ne les avait jamais laissĂ©s entrer, puis il fait demi-tour, hilare.

Style

Le style reste là encore conventionnel. Cependant, le monologue intérieur de Stephen se fait de plus en plus présent. Ce monologue se limite toujours au personnage de Dedalus.

Analyse

Dans l’OdyssĂ©e, TĂ©lĂ©maque part rendre visite Ă  Nestor afin de lui demander conseil. Il rencontre dans le mĂȘme temps Pisistrate, le fils de Nestor. Nestor est un vieil homme, chef des conducteurs de char et il donne de sages conseils Ă  TĂ©lĂ©maque. Le parallĂšle est ainsi fait entre M. Deasy et Nestor. L'Ă©lĂšve Sargent est Pisistrate, c'est lui que TĂ©lĂ©maque rencontre avant d'aller voir Nestor. Stephen a entamĂ© sa recherche et vient voir le directeur. On peut remarquer la rĂ©fĂ©rence des portraits de chevaux dans le bureau. C’est en ce sens que le cheval est un symbole de l’épisode. Étant conducteur de char, Nestor est caractĂ©risĂ© dans l'OdyssĂ©e comme un « dompteur de chevaux. » Cet animal est noble mais il est dressĂ© dans le but de servir l’homme. Ici c’est Stephen qui est « bridĂ© et agitĂ©[8] » et qui cherche Ă  se libĂ©rer.

Dans cet Ă©pisode, l'art mis en avant est l'Histoire. L’accent est mis sur le temps, en opposition avec l’espace. L’Histoire est Ă  tous les niveaux : dans le cours de Stephen, dans les propos de Deasy, les rĂ©fĂ©rences Ă  la vie du Christ. Dans ses rĂ©flexions, Stephen dĂ©finit l’Histoire comme un outil qui cristallise et organise tous les Ă©vĂ©nements ainsi que les ĂȘtres (JĂ©sus marchant sur les eaux n’est limitĂ© ni dans le temps ni dans l’espace), cherchant ainsi Ă  limiter ce qui ne peut pas l’ĂȘtre. Pour lui, l’Histoire est « un cauchemar dont [il] essaye de [se] rĂ©veiller ». La relativitĂ© du temps est marquĂ©e par les diffĂ©rences d'Ăąge entre les personnages : Deasy est vieux par rapport Ă  Stephen, lui-mĂȘme vieux par rapport aux Ă©lĂšves.

Stephen/TĂ©lĂ©maque et Deasy/Nestor ont deux conceptions de l'Histoire diffĂ©rentes. Deasy la voit avec une portĂ©e tĂ©lĂ©ologique. L'Histoire mĂšne vers une fin : la manifestation de Dieu. Elle est donc dĂ©jĂ  totalement fixĂ©e aussi bien dans le passĂ© que dans le futur. On le voit par ses croyances qui restent fixes. De mĂȘme son bureau est rempli de collections d'objets, symboles fixes d'un passĂ© qui ne bouge pas. Au contraire Stephen voit l'Histoire comme un ensemble infini de possibilitĂ©s dont une seule est gardĂ©e pour obtenir une cohĂ©rence dans le dĂ©roulement des Ă©vĂ©nements. En parlant de la possible dĂ©faite de Pyrrhus ou de la possibilitĂ© qu'aurait pu avoir CĂ©sar de n'ĂȘtre pas poignardĂ©, Stephen conclut que ces possibilitĂ©s ont Ă©tĂ© exclues pour obtenir une cohĂ©rence. L'Histoire est donc Ă  actualiser, elle n'est pas fixĂ©e mais impermanente et en mouvement. De mĂȘme Dieu ne se limite pas Ă  la fin de l'Histoire, il est « un cri dans la rue », il est immanent.

Face Ă  l'Ă©lĂšve Sargent, la culpabilitĂ© de Stephen envers sa mĂšre lui revient. Voyant l'Ă©lĂšve, il imagine l'amour maternel qui lui a Ă©tĂ© donnĂ© et, faisant le parallĂšle avec sa propre mĂšre, il se dit chanceux d'avoir Ă©tĂ© aimĂ©. Cependant, il reste hantĂ© par sa dĂ©cision de n'avoir pas respectĂ© ses derniers vƓux. Cette culpabilitĂ© le poursuivra durant tout le roman.

Dans cet Ă©pisode, on touche Ă  deux thĂšmes centraux chez Joyce qui sont l'exil et le martyre. Un parallĂšle est fait entre le peuple juif et le peuple irlandais. Stephen est l'opposĂ© de Bloom, qui sera introduit dans le troisiĂšme Ă©pisode. Bloom est un juif irlandais qui n'est pas rĂ©ellement Ă  sa place dans un pays qui n'est pas vraiment le sien tandis que Stephen est un Irlandais qui n'est pas rĂ©ellement Ă  sa place dans une Irlande colonisĂ©e qui est vraiment son pays. Pour Joyce, tout homme est un ĂȘtre qui n'est pas tout Ă  fait Ă  sa place. L'Irlande est opprimĂ©e par l'Empire tout comme le peuple juif est opprimĂ© par les antisĂ©mites. Cela se voit dans la morale donnĂ©e Ă  Deasy concernant les finances. De mĂȘme les Ă©lĂšves vont jouer au hockey, jeu imposĂ© par les Britanniques.

Le thÚme de la femme comme source du péché dans le monde est introduit par Deasy. AprÚs avoir fait allusion au péché de la pomme commis par Ève, il fait un parallÚle entre la cause de la guerre de Troie qui est l'enlÚvement d'HélÚne par Pùris et Kitty O'Shea qui selon lui a fait tomber l'Irlande aux mains des Britanniques. Kitty O'Shea fait donc référence à HélÚne dans cet épisode.

Épisode III : ProtĂ©e

Résumé

Stephen Dedalus a quitté l'école et se promÚne sur la plage de Sandymount Strand (en). Il fait une pause avant d'aller déposer le papier que lui a confié M. Deasy et d'aller rejoindre Mulligan et Haines dans un pub, Le Ship, à midi et demi.

Nous suivons les réflexions de Dedalus sur des sujets trÚs divers. Ses pensées vont et viennent au rythme des vagues. Il voit deux frauenzimmer (femmes de chambre). Il observe les coquetiers. Il se demande s'il doit aller rendre visite à sa tante puis s'imagine la scÚne comme s'il le faisait. Puis il voit un couple accompagné d'un chien. Celui-ci trouvera sur le sable la charogne d'un autre chien avant de se faire rappeler à l'ordre par son maßtre. Dedalus sort ensuite le papier que lui a donné Deasy, il en déchire un bout pour écrire les premiÚres lignes d'un poÚme. Il repense à sa vie d'étudiant lorsqu'il était à Paris.

Il finit par s'allonger sur les rochers avant d'aller uriner derriĂšre eux. AprĂšs cela, il pose une crotte de nez contre un rocher et, en quittant la plage, il voit derriĂšre lui un trois-mĂąts rentrer au port, remontant le courant.

Style

Stephen Dedalus est pour la premiĂšre fois seul tout au long de l'Ă©pisode. Son monologue intĂ©rieur est omniprĂ©sent et les passages narratifs sont trĂšs brefs. Sur cet Ă©pisode, William Tindall (en) a dit : « Nous nous trouvons en train de regarder l’esprit d’un poĂšte-philosophe, un esprit riche, savant et allusif, qui nous dĂ©passe toujours un peu. » La technique du courant de conscience est ici largement employĂ©e par Joyce.

Selon l'angliciste André Topia (1943-2014)[9], la méditation de Stephen s'apparente aux aspects mythique et ésotérique de la légende de Protée. L'écrivain Michael Seidel y a vu l'influence du livre de l'helléniste Victor Bérard Les Phéniciens et l'Odyssée (1902-1903) qui tend à démontrer les origines phéniciennes (sémitiques) de l'Odyssée. Joyce ayant découvert Bérard alors que sa rédaction était trÚs avancée, aurait rajouté certains détails attestant cette influence (expression « rouge fellahs », allusion à Haroun al-Rachid)[Pléiade 7].

Analyse

Le titre de l'Ă©pisode est ProtĂ©e. Dans l’OdyssĂ©e, TĂ©lĂ©maque, aprĂšs avoir demandĂ© conseil Ă  Nestor, va voir MĂ©nĂ©las, le mari d'HĂ©lĂšne. Celui-ci a aussi perdu la trace d'Ulysse aprĂšs la fin de la guerre de Troie. MĂ©nĂ©las raconte alors Ă  TĂ©lĂ©maque comment il a poursuivi ProtĂ©e, le Dieu de la Mer, qui change sans arrĂȘt de forme. Si MĂ©nĂ©las l'a suivi, c'est parce que seul le dieu pourra lui dire quel chemin prendre pour retourner chez lui. MĂ©nĂ©las a rĂ©ussi Ă  le trouver, il s'est fait expliquer comment rentrer et il a appris qu'Ulysse Ă©tait retenu sur l'Ăźle de Calypso. Il y a aussi une rĂ©fĂ©rence Ă  la mythologie irlandaise puisque les vagues reprĂ©sentent aussi Mananaan McLir, le dieu irlandais de la Mer, qui possĂšde le mĂȘme don de mĂ©tamorphose que ProtĂ©e.

Dans l'Ă©pisode, la question de Stephen n'est pas tant de savoir oĂč est son pĂšre, mais qui est son pĂšre. Il est toujours Ă  la recherche de son pĂšre spirituel. Il se demande ce qu'il penserait s'il allait rendre visite Ă  sa tante. Il tente de comprendre la nature de la rĂ©alitĂ©, il veut trouver l'essence des choses, l'au-delĂ  de la « substance ». Cette quĂȘte est un voyage et il a besoin d'ĂȘtre guidĂ©, c'est ProtĂ©e qui va jouer ce rĂŽle.

Les mĂ©tamorphoses de ProtĂ©e qui sont importantes dans l'Ă©pisode. Le symbole en est la marĂ©e. Elle reprĂ©sente le flux, le changement, l'instabilité  Tout comme l'apparence de ProtĂ©e, l'ensemble de l'Ă©pisode est instable : les pensĂ©es de Stephen, les dĂ©placements du chien, la mer, le sable, les sages-femmes, les cardiidae
 Stephen va aller uriner, puis dĂ©poser une crotte de nez : le corps est lui aussi en perpĂ©tuel mouvement, en pleine instabilitĂ©.

Cependant, la marĂ©e introduit aussi l'idĂ©e du mouvement perpĂ©tuel, illustrant les transformations infinies de la vie mais aussi la cyclicitĂ© des Ă©vĂšnements comme le fait que tout le monde est reliĂ© Ă  ces ancĂȘtres par un cordon ombilical. Tel le reflux, les idĂ©es de Stephen fusent, sans cohĂ©rence entre elles. Elles sont insaisissables telles les vagues.

La couleur de l'épisode est le vert qui se retrouve dans tous les éléments. C'est d'abord la couleur de la mer qui est « vert morve ». C'est aussi celle des algues, des plantes et des arbres. Elle est aussi la couleur des feuilles sur lesquelles Stephen écrit, la couleur de l'urine ou celle de sa crotte de nez.

L'art de l'Ă©pisode est la philologie, science du langage. Celle-ci change en permanence dans le roman. Les mots sont malmenĂ©s par l'esprit de Stephen. Il utilise aussi de nombreuses langues diffĂ©rentes : le français, l'allemand, l'italien, le latin. Le langage n'appartient pas qu'aux Hommes, la nature le possĂšde aussi. La mer possĂšde le sien, tout comme l'urine : « Mieux vaut en terminer rapidement avec cette besogne. Écoute : discours de l’onde en quatre mots : siissouhh, hrss, rssiiess, ouhhhs. Souffle vĂ©hĂ©ment des eaux au milieu des serpents de mer, des chevaux cabrĂ©s, des rocs. Dans les cuvettes des rochers ça ressort : coule, sort, saoule
 Puis, tari, son discours s’épuise » (p. 76). Stephen ajoute : « Ce sable pesant est un langage que vents et marĂ©es ont dĂ©posĂ© ici. » Tout a donc un langage pour lui, il suffit d'Ă©couter la nature.

AprĂšs un premier Ă©pisode associĂ© Ă  l'espace et un second associĂ© au temps, ce dernier Ă©pisode de la premiĂšre partie est une synthĂšse associĂ©e Ă  l'espace temps ou au temps espace. Stephen a de longues rĂ©flexions sur l'espace et le temps et deux mots lui viennent Ă  l'esprit : Nacheinander qui signifie une chose aprĂšs l'autre (temporalitĂ©) et Nebeneinander qui signifie une chose Ă  cĂŽtĂ© de l'autre (spatial). La sĂ©paration, la diffĂ©rence dĂ©coulent du temps et de l'espace. Nous sommes sĂ©parĂ©s de nos ancĂȘtres par le temps et de ceux de notre gĂ©nĂ©ration par l'espace : nous sommes uniques dans le prĂ©sent.

En plus d'ĂȘtre sĂ©parĂ©, chaque ĂȘtre est limitĂ©. Stephen tourne ses pensĂ©es sur ce que les yeux peuvent voir et ne pas voir. Il remarque que ce qui est vu est limitĂ©. Il prend pour exemple Aristote qui expliquait que les couleurs rendaient les choses visibles. Seulement il a Ă©tĂ© montrĂ© que ce sont des ondes lumineuses qui sont perçues par nos yeux et donc la perception d'un objet n'est qu'une reprĂ©sentation de l'esprit. Il faut donc passer par la forme, pour tester la rĂ©alitĂ© solide d'un objet. La perception du « moi » est donc une limite pour trouver l'essence des choses qui est la quĂȘte de Stephen. Il ferme les yeux et tente de voir par ce moyen. Il se fait aveugle, condition qui est la sienne Ă  ce moment de son voyage.

Si les ĂȘtres sont limitĂ©s et sĂ©parĂ©s, ils sont tout de mĂȘme interconnectĂ©s dans un systĂšme infini. Alors que Stephen voit une sage-femme et se dit qu'elle a dans son sac un « rĂ©sidu de fausse couche traĂźnant son cordon ombilical » (page 58), il s'imagine que les cordons ombilicaux forment une chaĂźne qui nous relie tous au passĂ©. Ainsi pour ĂȘtre comme des dieux, il suffit de regarder son nombril, trace de l'Ă©ternitĂ© chez chacun. Puis, divaguant, il compare le tĂ©lĂ©phone au cordon ombilical. Il pense alors : « AllĂŽ! Kinch Ă  l’appareil. Passez-moi Édenville. Aleph, alpha : zĂ©ro, zĂ©ro, un. » Le cordon du tĂ©lĂ©phone nous relie Ă  Adam et Ève. Il cherche Ă  joindre Edenville, mot proche de l'Éden. À noter que l'Aleph est la premiĂšre lettre de l'alphabet hĂ©braĂŻque (Bloom est juif) et l'Alpha est la premiĂšre lettre de l'alphabet grec (Dedalus se rĂ©fĂšre Ă  DĂ©dale, l'architecte du Labyrinthe).

L’épisode finit sur une prĂ©monition : Stephen se rappelle qu'il a rĂȘvĂ© d'un homme oriental rencontrĂ© dans la « rue des catins » qui l'invite Ă  entrer. Cet homme est Bloom que Stephen rencontrera plus tard.

Épisode IV : Calypso

Résumé

Il est Ă  nouveau huit heures du matin et nous sommes Ă  prĂ©sent au 7 Eccles Street, au Nord-Est de Dublin oĂč LĂ©opold Bloom s'apprĂȘte Ă  prĂ©parer son petit dĂ©jeuner ainsi que celui de sa femme, demeurĂ©e au lit. Tandis qu'il se demande ce qu'il va pouvoir manger, son chat entre dans la piĂšce, miaule, et Bloom finit par lui donner du lait. Il se dĂ©cide ensuite Ă  sortir (aprĂšs ĂȘtre allĂ© demander, sans recevoir de rĂ©ponse, si sa femme dĂ©sirait quelque chose) pour acheter des rognons de porcs. LĂ©opold Bloom est un vendeur d'annonces publicitaires pour la presse, nĂ© Ă  Dublin, d'origine juive. Au cours de sa marche, aller et retour vers la boucherie, son esprit est accaparĂ© par des rĂ©flexions commerciales, sur le prix et la rentabilitĂ© de telle ou telle chose, sur le bien-fondĂ© d'un investissement dans les oranges, sur les premiĂšres colonies de planteurs sionistes en MĂ©diterranĂ©e
 Ces pensĂ©es sont le point de dĂ©part de rĂȘveries et d'Ă©vocations, en particulier de sa terre natale, du destin du peuple juif (dont il est issu) et de sa femme Marion (Molly). À son retour, il aperçoit le courrier Ă  l'entrĂ©e de la maison : une carte de sa fille Millicent (Milly) ainsi qu'une lettre de Blaze Boylan, organisateur d'une tournĂ©e de concert de chansons populaires dans laquelle figure Molly (Boylan est Ă©galement l'amant de celle-ci). Bloom prĂ©pare le thĂ©, met les rognons Ă  frire, monte le petit-dĂ©jeuner au lit de sa femme, et tous deux s'entretiennent de l'enterrement de Paddy Dignam auquel doit se rendre Bloom le matin mĂȘme ainsi que de la signification du mot « mĂ©tempsychose » que Molly ignore. Pour appuyer son explication (il fait rĂ©fĂ©rence aux Grecs), Bloom utilise le tableau, situĂ© au-dessus de leur lit, La Nymphe au bain[PlĂ©iade 8]. Puis, il descend manger ses rognons et lit la lettre de sa fille, ce qui le plonge dans la nostalgie de la naissance de celle-ci et lui rappelle la mort prĂ©maturĂ©e de leur second enfant, Rudy (la prĂ©sence de l'enfant dĂ©funt accompagnera Bloom tout au long de sa journĂ©e). Il pense Ă  sa fille, figurante de cabaret, s'inquiĂšte pour elle qui va bientĂŽt devenir femme, et pense Ă  aller la voir. Puis, sentant ses intestins travailler, il va soulager ses entrailles dans le cabinet au fond du jardin.

Style

Joyce reprend ici une alternance entre style indirect libre et flux de conscience. Or cette fois, nous ne sommes plus dans la tĂȘte d'un jeune artiste tourmentĂ© par des raisonnements mĂ©taphysiques et poĂ©tiques, mais dans celle d'un homme d'une quarantaine d'annĂ©es dĂ©bonnaire et terre Ă  terre. Contrairement Ă  l'approche philosophique du monde opĂ©rĂ©e par Stephen DĂ©dalus, LĂ©opold Bloom a une perception du monde plus concrĂšte, plus sensitive et plus pratique. Il calcule prix et valeurs de ce qui lui passe devant les yeux, estime les bĂ©nĂ©fices des commerçants qu'il croise, se demande s'il sera possible de leur faire passer une annonce dans son journal, et fantasme sur les femmes, le tout avec dans un esprit pragmatique et avec une Ă©conomie de mots tout Ă  fait en adĂ©quation avec son caractĂšre.

Analyse

Dans l'Ă©pisode homĂ©rique, Ulysse est emprisonnĂ© sur l'Ăźle de Calypso, une nymphe de la mer qui est tombĂ©e Ă©perdument amoureuse de lui et le retient grĂące Ă  des charmes. AprĂšs 7 annĂ©es auprĂšs de la nymphe, Ulysse reçoit l'aide d'AthĂ©na qui intervient auprĂšs de Zeus pour demander sa libĂ©ration. Ce dernier accepte et ordonne Ă  HermĂšs d'aller convaincre Calypso de relĂącher Ulysse. Celle-ci accepte Ă  contrecƓur et Ulysse part sur un radeau. Ainsi est initiĂ©e la derniĂšre partie de son retour vers Ithaque.

LĂ©opold Bloom reprĂ©sente Ă  la fois l'homme universel, dans le sens d'un monsieur tout le monde, en mĂȘme temps qu'un voyageur effectuant les premiers pas de son OdyssĂ©e. Nous le trouvons donc chez lui, prĂȘt Ă  quitter le foyer pour entamer son long pĂ©riple, Ă  ceci prĂšs que l'OdyssĂ©e et les aventures seront remplacĂ©es par les dĂ©ambulations de Bloom Ă  travers Dublin. Le lien avec la mythologie (l'art dont il est question dans cet Ă©pisode) est pour le moins irrĂ©vĂ©rencieux. L'ironie de James Joyce, ainsi que le cĂŽtĂ© parodique d'Ulysse, apparaissent ici clairement : un aventurier qui se rend chez le boucher, un hĂ©ros pour le moins banal, le tableau d'une muse au-dessus du lit censĂ© rappeler l'endroit dont il est prisonnier (mais dans lequel sa femme ne l'invite mĂȘme pas Ă  la rejoindre, c'est plutĂŽt Bloom qui est aux petits soins avec elle), une allusion Ă  la mĂ©tempsycose, mot lu par Molly dans un roman populaire semi-pornographique, au « transfert des Ăąmes » « selon les Grecs » et donc au fait qu'effectivement l'Ăąme du grand Ulysse aurait bien pu ĂȘtre transfĂ©rĂ©e dans le corps de Bloom (le mot mĂ©tempsycose refera d'ailleurs rĂ©guliĂšrement son apparition au cours de la journĂ©e), une OdyssĂ©e qui s'annonce autant comme un pĂ©riple dĂ©nuĂ© d’extraordinaire Ă  travers Dublin qu'un voyage intĂ©rieur (non seulement nous connaissons les pensĂ©es de Bloom, mais aussi son activitĂ© organique, Joyce allant jusqu'Ă  nous emmener aux toilettes avec lui et nous dĂ©crire par le dĂ©tail le travail de ses intestins). L’odyssĂ©e est lancĂ©e et le ton est donnĂ©.

Épisode V : Les Lotophages

Résumé

Parti de chez lui, LĂ©opold Bloom se dirige vers la maison du dĂ©funt Pady Dignam, Ă  Sandymount, au sud de Dublin, lieu de rendez-vous pour les funĂ©railles. Il marche d'un pas tranquille, car il a encore du temps devant lui (l'enterrement est Ă  11 heures). Son esprit vagabonde au grĂ© de ce qui se prĂ©sente Ă  ses yeux. Il fait chaud, et ses pensĂ©es sont peuplĂ©es de rĂȘveries exotiques et nonchalantes oĂč les Ă©vocations d'oisivetĂ© et de paresse se mĂȘlent Ă  celles des parfums enivrants et soporifiques. Il fait un dĂ©tour par un bureau de poste et, prĂ©sentant une carte au nom de Monsieur Henry Fleury (un pseudonyme), il retire un message dĂ©posĂ© poste restante. Il a en effet une correspondance Ă©rotique et extraconjugale avec une femme, prĂ©nommĂ©e Martha, qu'il n'a encore jamais rencontrĂ©e.

Ayant repris sa marche, excitĂ© Ă  l'idĂ©e de lire le contenu de la lettre qu'il a cachĂ©e dans sa poche, il rencontre un certain Mc Coy qui lui parle du pauvre Dignam, tandis que Bloom regarde une femme distinguĂ©e s'apprĂȘtant Ă  monter dans une voiture et attend avec impatience de pouvoir jouer les voyeurs lorsqu'elle grimpera dans la voiture (malheureusement pour lui, un tram s'interpose entre lui et les bas de la dame). DĂ©barrassĂ© de Mc Coy, il trouve un coin tranquille et lit la lettre de Martha. Celle-ci, rĂ©pondant Ă  une correspondance antĂ©rieure, contient des propos engageants et sado-masochistes. En fin de lettre, Martha demande Ă  Bloom de lui dire le parfum utilisĂ© par sa femme. Une fleur est Ă©pinglĂ©e Ă  la lettre. Bloom mĂȘle alors en rĂȘverie les propos de Martha, des fleurs et des images Ă©rotiques, avant de dĂ©chirer la lettre.

Il rentre ensuite dans une Ă©glise oĂč une messe est donnĂ©e. Son esprit, encore accaparĂ© par des pensĂ©es de femmes, rapproche le missionarisme chrĂ©tien avec les drogues et l'opium. La dĂ©ambulation du prĂȘtre et le don de l’hostie sont ensuite comparĂ©es Ă  une prise de narcotique. Sommeil et oubli sont reliĂ©s par Bloom au christianisme. Le prĂȘtre fait ensuite la priĂšre en anglais (langue des envahisseurs) et Bloom associe religion et instrument de pouvoir, de domination (comme moyen de tenir le peuple endormi).

En sortant de l'Ă©glise, considĂ©rant le temps qu'il lui reste, il dĂ©cide d'aller Ă  la pharmacie commander une lotion. LĂ -bas, accaparĂ© par les effluves pharmaceutiques, des Ă©vocations de parfums et d'odeurs lui viennent. Il pense Ă  prendre un bain, et achĂšte un savon odorant. Il rencontre ensuite Bantam Lyons et s'ensuit une discussion de sourds. Bantam Lyons veut emprunter le journal de Bloom pour lire la page des paris hippiques ; ce dernier veut lui donner car il voulait de toute façon le jeter. Mais Lyons ne l'Ă©coute pas et continue de demander le journal, jusqu'Ă  croire que Bloom lui donne un conseil pour son pari. Il part en dĂ©clarant qu'il va jouer le cheval proposĂ© par Bloom (cheval qui s'avĂšrera gagnant). L’épisode se termine sur les rĂȘveries de Bloom s'imaginant nu dans un bain, son sexe flottant.

Style

Le style diffĂšre peu de celui de l’épisode prĂ©cĂ©dent. Joyce utilise toujours la technique du flux de conscience Ă  partir d'une trame en style indirect libre. Cependant, les pensĂ©es de Bloom prennent ici une place bien plus importante, Ă  tel point que le style indirect libre n'est plus prĂ©sent que par touche - on pourrait presque dire afin que le lecteur ne perde pas le fil de la narration. Les pensĂ©es de Bloom sont essentiellement centrĂ©es sur lui et, pour la plupart, hĂ©donistes. Ainsi, Joyce parvient Ă  crĂ©er des variations Ă  l'intĂ©rieur mĂȘme du style en flux de pensĂ©e. Dans cet Ă©pisode, le flux est (selon Joyce) narcissique : les mots isolĂ©s y sont plus frĂ©quents et les Ă©vocations, les rĂȘveries et les associations d'idĂ©es s'y multiplient ; les thĂšmes sexuels et les sous-entendus Ă©quivoques sont trĂšs prĂ©sents, notamment Ă  travers le voyeurisme et le sadomasochisme, deux tendances propres Ă  LĂ©opold Bloom. GrĂące Ă  ce procĂ©dĂ©, le lecteur se trouve profondĂ©ment enfoui dans la pensĂ©e (et presque le psychisme) de Bloom.

Analyse

Dans l'Ă©popĂ©e homĂ©rique, une fois quittĂ©e l'Ăźle de Calypso, Ulysse est recueilli sur l'Ăźle du roi Alcinoos. Au cours d'un banquet, il commence Ă  retracer ses aventures entre la fin de la guerre de Troie et son arrivĂ©e chez Calypso. Il raconte ainsi qu'aprĂšs avoir quittĂ© Troie, des vents violents poussĂšrent son bateau jusqu'Ă  une Ăźle inconnue oĂč des habitants trĂšs accueillants, les lotophages, l'invitĂšrent lui et ses compagnons Ă  partager leur nourriture, les fleurs de lotos ; or quiconque mange celles-ci sombre dans l'indolence et perd toute envie de repartir. Ulysse dut alors user de la force pour obliger les compagnons ayant goĂ»tĂ© les lotos Ă  rejoindre le navire et quitter l'Ăźle.

Les fleurs, les parfums, les drogues et les narcotiques sont omniprĂ©sents dans cet Ă©pisode dont la chimie et la botanique sont les sciences de rĂ©fĂ©rence. Souvent associĂ©s Ă  des Ă©vocations sexuelles et langoureuses (les organes gĂ©nitaux sont organes de rĂ©fĂ©rence), ces thĂšmes sont Ă©galement liĂ©s aux christianisme, dans le sens d'une mise en Ă©tat de somnolence du peuple. LĂ©opold Bloom, Ă  la fois irlandais et juif, voit d'un mauvais Ɠil le christianisme, associĂ© Ă  la rĂ©pression (rĂ©pression religieuse mais aussi politique car le christianisme - protestant - est la religion de l'occupant anglais). Le thĂšme de la religion est aussi un moyen de mettre en lumiĂšre le sentiment d'isolement de Bloom, ainsi que de le rapprocher du modĂšle d'Ulysse : Ă©tant juif dans un pays oĂč le religieux est accaparĂ© par la lutte entre catholiques et protestants (et oĂč, par consĂ©quent, le fait d'ĂȘtre irlandais est liĂ© au fait d'ĂȘtre catholique), il en devient Ă©tranger (ce thĂšme reviendra dans plusieurs Ă©pisodes, notamment le suivant). LĂ©opold Bloom, tout comme Ulysse, erre Ă  travers un monde oĂč il est partout Ă©tranger, et nous dĂ©crit ce monde avec le recul de celui qui effectue un voyage. La distance de Bloom (accentuĂ©e par le style narcissique) permet Ă  Joyce de se livrer Ă  un examen critique de la religion en gĂ©nĂ©ral. Que voit Bloom Ă  la faveur de son recul ? Des hommes endormis, vouĂ©s Ă  l'oubli et au sommeil, pris par l'opium. Le texte ne sombre pas dans la critique idĂ©ologique ; il n'Ă©pingle pas seulement les catholiques (Bloom se dit mĂȘme « c'est la mĂȘme chose avec les protestants ») mais bien la religion.

Mais l'ironie joycienne va plus loin : si la religiositĂ© est un Ă©tat de somnolence comparable Ă  celui des lotophages, que devient le hĂ©ros, Ulysse moderne, qui s'en est libĂ©rĂ© ? L’épisode des lotophages nous prĂ©sente LĂ©opold Bloom dans un entre-temps. Il vient de partir de chez lui, il n'est pas encore Ă  l'enterrement. Autrement dit, il n'y a rien qui vient accaparer son esprit. Que reste-t-il alors ? Aucune transcendance, aucune direction, aucun horizon (rien de supĂ©rieur, aucun dĂ©passement) ; seulement l'immĂ©diat, le moi, son corps : des dĂ©sirs et des plaisirs Ă©gocentriques. L'homme moderne, l'homme affranchi de la religion, tout entier tournĂ© vers le commerce, l'industrie, la modernitĂ©, n'est plus qu'un ĂȘtre de plaisirs assez vils : un hĂ©donisme bon marchĂ©, souvent Ă  la limite du vulgaire et de l'obsession sexuelle.

Selon AndrĂ© Topia, dans cet Ă©pisode Joyce nous montre des ĂȘtres cherchant des substituts Ă  la vie, en se rĂ©fugiant dans le « fleuve de l'oubli » selon diverses mĂ©thodes : bain indolent (mer Morte), cigarette, thĂ©, biĂšre, sport (criquet, cyclisme), opium et toutes formes de religions qui sont les drogues, des refuges ou des piĂšges qui conduisant Ă  la torpeur, Ă  l'inertie et une rĂ©gression vers une vie intra-utĂ©rine. Par un jeu de mots anglais intraduisible, corpus (corps) et corpse (cadavre), pendant le rituel de l'Eucharistie, le corps du Christ est assimilĂ© Ă  un cadavre que mangent les croyants en une sorte de cannibalisme symbolique[PlĂ©iade 9].

Épisode VI : Hadùs

Résumé

Il est onze heures du matin, LĂ©opold Bloom embarque avec trois autres personnes dans un fiacre en direction du cimetiĂšre oĂč sera enterrĂ© Paddy Dignam. Il se retrouve ainsi avec Martin Cunningham, M. Power et Simon DĂ©dalus (le pĂšre de Stephen). Partie du quartier de Sandymount (sud de Dublin), la voiture les emmĂšne au cimetiĂšre de Glasnevin (au nord de Dublin), et nous offre Ă  cette occasion une traversĂ©e (commentĂ©e par les passagers) de la ville. À peine partis dans leur embarcation tremblante et bruyante, ils croisent Stephen (en effet, il est onze heures du matin et celui-ci se dirige vers la plage de Sandymount, comme nous le rapporte l’épisode trois), et Simon DĂ©dalus ne peut s'empĂȘcher de critiquer son fils et ses frĂ©quentations (en particulier Buck Mulligan). Bloom, lui, pense au bain qu'il vient de prendre, se demande s'il a bien dĂ©chirĂ© la lettre de Martha et attend le bon moment pour retirer le savon restĂ© dans sa poche de derriĂšre et qui le gĂȘne. La conversation oscille entre les banalitĂ©s d'usage (la tournĂ©e de Molly, Parnell le libĂ©rateur de l'Irlande, des histoires Ă  sensation, etc.) et le sort du dĂ©funt. Le thĂšme de la mort (celle inattendue de Dignam, mais aussi les crises cardiaques, la mort des enfants, le suicide
) s'installe rapidement dans la conversion. Plusieurs remarques antisĂ©mites ponctuant les phrases mettent Bloom mal Ă  l'aise. Croisant une voiture transportant le cercueil d'un enfant, il repense Ă  la mort de son propre fils, Rudy, et ses pensĂ©es se font plus sombres.

Le passage des trois canaux (Grand Canal, canal royal, canal Doddler) et de la Liffey, rythme leur progression vers le cimetiĂšre (chacun d'eux est assimilĂ© Ă  un des quatre fleuves des Enfers). À mesure qu'ils approchent du cimetiĂšre, la description du paysage traversĂ© devient terne et cauchemardesque (maison de santĂ© devenue un mouroir, troupeau allant Ă  l'abattoir, monde alentour devenant muet, grave, silhouette blanche rappelant des revenants, moignons de monuments
), le blanc et le noir prenant le pas sur le reste des couleurs.

Une fois au cimetiĂšre, la cohorte (peu nombreuse) se rend Ă  la chapelle mortuaire oĂč le prĂȘtre (comparĂ© Ă  un corbeau, puis un crapaud) donne les derniers sacrements, tandis que Bloom pense Ă  la rĂ©pĂ©titivitĂ© de la besogne du prĂȘtre ainsi qu'au nombre de dĂ©funts arrivant quotidiennement (pensĂ©e rĂ©currente dans cet Ă©pisode). Hors de la chapelle, plusieurs conversations s'instaurent au cours desquelles des renseignements nous sont donnĂ©s sur les personnages (on apprend, par exemple, que M. DĂ©dalus est encore meurtri par la mort de sa femme, que le pĂšre de Bloom s'est suicidĂ© par poison, que Molly Bloom ne laisse pas indiffĂ©rent
). Bloom lui, parle peu, tout accaparĂ© par ses pensĂ©es (sur les morts, leur dĂ©composition, les cimetiĂšres vus comme des jardins, l'engrais produit par les corps putrĂ©fiĂ©s
). Il se fait la rĂ©flexion que lire son nom par erreur dans une rubrique nĂ©crologique allonge la vie, « on reprend haleine. Un nouveau bail » (c'est prĂ©cisĂ©ment ce qui lui arrivera dans l’épisode 16, "EumĂ©e"). À l'arrivĂ©e prĂšs de la fosse oĂč sera dĂ©posĂ© le cercueil, Bloom est intriguĂ© par la prĂ©sence d'un homme en mackintosh (impermĂ©able) dont il ne connait pas l'identitĂ©. La vision de cet homme (qui pourrait bien ĂȘtre la reprĂ©sentation de la mort elle-mĂȘme ou ĂȘtre assimilĂ©e Ă  la mort par Bloom, qui le compte comme le 13e homme prĂ©sent
 mais les thĂ©ories sur l'identitĂ© de l'homme au mackintosh sont nombreuses : Dieu, le diable, Joyce lui-mĂȘme [10]
 ) hantera Bloom pour le reste de sa journĂ©e.

L'homme au mackintosh refera son apparition, toujours aussi mystérieuse, notamment dans le cauchemardesque et délirant épisode Circé.

Style

Le principe narratif Ă©volue Ă  prĂ©sent vers un style moins atypique. Le style indirect libre et les dialogues prennent une part essentielle dans la narration. Nous avons toujours accĂšs aux pensĂ©es de M. Bloom, mais mĂȘme celle-ci semble se mouvoir dans ce style plus conventionnel. Le flux de pensĂ©es de Bloom forme des phrases plus descriptives, proche d'une narration classique. C'est comme si elles accompagnaient et enrichissaient le principe narratif dominant (cette impression est renforcĂ©e par le fait qu'aucun retour Ă  la ligne n'intervient entre le flux de pensĂ©e et le retour au style indirect libre).
Dans l'espace confinĂ© du fiacre, Bloom ne laisse pas aller son esprit Ă  la rĂȘverie comme lorsqu'il dĂ©ambulait dans les rues de Dublin : il est pris par la discussion et envahi par le trajet vers le royaume des morts. De plus, de par les sujets graves (la mort entre autres) et par l'ambiance (tristesse, deuil), la pensĂ©e semble s’appesantir, s'alourdir, Ă  mesure que l'on se rapproche du cimetiĂšre et la tombe du dĂ©funt. Les phrases, mĂȘme peu construites, de la pensĂ©e de Bloom, suivent la ligne narrative principale : une lente et sombre descente vers l'endroit oĂč rĂšgne la mort.
Dans cet Ă©pisode, James Joyce se permet de dĂ©velopper une partie du dialogue sans la prĂ©sence de Bloom. Ici commence Ă  s'instaurer l'une des particularitĂ©s essentielle d'Ulysse : l'absence (voulue et affirmĂ©e par l'auteur) de personnage principal. Qui est le personnage central de l’Ɠuvre ? Stephen Dedalus ou LĂ©opold Bloom ? Impossible de le dire. MĂȘme Molly Bloom pourrait prĂ©tendre Ă  ce titre (elle est partout prĂ©sente dans les pensĂ©es de Bloom, c'est vers elle qu'il chemine, c'est Ă  elle qu'il appartient de conclure. Enfin, son prĂ©nom lui-mĂȘme, liĂ© Ă  la moly, une fleur rendant inoffensif les sortilĂšges de CircĂ© et Ă©tant prĂ©sentĂ© comme l'opposĂ© du loto, ne donne-t-il pas Ă  lui seul tout le sens de l’Ɠuvre ?). MĂȘme au cours de la deuxiĂšme partie du livre, consacrĂ©e Ă  l'odyssĂ©e proprement dite et centrĂ©e sur Ulysse-Bloom, le dĂ©laissement du prĂ©tendu personnage principal est marquant. La prise de distance de la narration elle-mĂȘme par rapport Ă  Bloom commence dans l’épisode HadĂšs. Elle ne fera que s'accentuer au cours des Ă©pisodes suivants. Si Bloom demeure le fil rouge de l'OdyssĂ©e, il ne semble ĂȘtre parfois qu'un prĂ©texte pour atteindre quelque chose de plus grand. La vie (avec tous ses aspects) ainsi que l'Ă©criture deviennent alors le sujet mĂȘme du livre et peuvent lĂ©gitimement, elles aussi, rĂ©clamer la place centrale de l’Ɠuvre.
James Joyce, qui jusqu'ici nous avait habituĂ© Ă  des variations Ă  partir de son style « classique » (celui apparu et dĂ©veloppĂ© dans son Ɠuvre prĂ©cĂ©dente, Portrait de l'artiste en jeune homme) commence Ă  dĂ©voiler sa propre odyssĂ©e stylistique, avec l'apparition d'un style inattendu, atypique et iconoclaste s'il en est, l'« incubisme » (les incubes sont des dĂ©mons mĂąles produisant les cauchemars). Les fantaisies de cet ordre et les expĂ©riences narratives ne font que commencer.

Analyse

Dans l’OdyssĂ©e, le chant XI est consacrĂ© Ă  la Nekuia, l’invocation des morts. ArrivĂ© au pays des CimmĂ©riens, plongĂ© dans une nuit perpĂ©tuelle, Ulysse suit les conseils de CircĂ© et procĂšde Ă  un sacrifice chthonien. Il demande au dĂ©funt devin TirĂ©sias de le questionner sur la fin de son errance[PlĂ©iade 10] qui avertit Ulysse et ses compagnons : s'ils touchent au troupeau des vaches du Soleil, Ulysse pourra rentrer chez lui mais seul car tous ses compagnons mourront ; de plus, son voyage de retour sera long et difficile, et il devra faire des sacrifices pour allĂ©ger le courroux des dieux. EntourĂ© par les ombres des morts, Ulysse s'entretient ensuite avec de nombreux spectres, notamment celui de sa mĂšre, de soldats morts durant la guerre de Troie, et celui d'ElpĂ©nor, un jeune compagnon mort quelques jours auparavant (ce dernier demande Ă  Ulysse de lui offrir des funĂ©railles). Enfin, Ulysse voit les grandes figures des Enfers : Minos, Orion, les damnĂ©s des Tartares (Tantale, Sisyphe, Tityos). Le rituel prend fin lorsqu’Ulysse aperçoit l'ombre de Gorgo et craint d'ĂȘtre changĂ© en pierre.

Selon Michel Cusin les analogies entre les deux OdyssĂ©es sont nombreuses. Topographiquement les quatre grands fleuves des enfers sont reprĂ©sentĂ©s par la Dodder, le Grand Canal, la Lifey et le Canal-Royal. De mĂȘme les personnages grecs sont mis en scĂšne : un marinier en pĂ©niche Ă©voque Charon passant le Styx, le pĂšre Cerqueux CerbĂšre, Martin Cunningham Sisyphe, John Henri Menton Ajax, les deux hĂ©ros de l'Irlande Daniel O'Connell et Charles Stewart Parnell respectivement Hercule et Agamemnon, Paddy Dignam ElpĂ©nor, John O'Connell HadĂšs. Cependant l'Ă©pisode ne dit pas qui ou quoi pour Bloom joue le rĂŽle de TirĂ©sias, ce qui tend Ă  montrer les limites de la comparaison avec le rĂ©cit d'HomĂšre[PlĂ©iade 11]. Par contre, en faisant correspondre Paddy Dignam Ă  ElpĂ©nor, il relie son rĂ©cit avec celui d'HomĂšre, Leopold Bloom "son Ulysse" retrouvant, comme celui de l'OdyssĂ©e, un compagnon dĂ©cĂ©dĂ© quelques jours auparavant ; l'image de Paddy Dignam en ressort Ă©cornĂ©e, ElpĂ©nor Ă©tant dĂ©crit comme un jeune homme sans intĂ©rĂȘt (piĂštre combattant, piĂštre conseiller, perdant la vie de maniĂšre stupide : en tombant, ivre, d'un toit).

James Joyce ne respecte pas l'ordre homérique qui, aprÚs l'épisode des lotophages conte celui des cyclopes. Il modifie le cheminement d'Ulysse : il ne se rend pas, comme dans le récit d'HomÚre, au royaume des morts, ce sont eux à l'inverse qui viennent à lui.

Le sens de cet Ă©pisode est donnĂ© par Joyce de façon trĂšs explicite dans ses schĂ©mas : une descente vers le nĂ©ant. En effet, la mort est partout prĂ©sente dans l’épisode, plus pressante au fur et Ă  mesure que l'on approche du cimetiĂšre, puis de la tombe de Paddy Dignam. À travers cet aller et retour dans son royaume, James Joyce entoure son rĂ©cit d'un dĂ©senchantement total, Ă  la fois cruel, cynique et Ă©mouvant. Mourir ? La fin d'un mĂ©canisme (au centre duquel le cƓur, organe de rĂ©fĂ©rence, a une place centrale). La mort ? Le nĂ©ant, et rien d'autre. L'esprit pragmatique de LĂ©opold Bloom se demande si on ne devrait pas plutĂŽt enterrer les morts tĂȘte en l'air afin de gagner de la place ; placer un tĂ©lĂ©phone dans les cercueils, juste au cas oĂč ; ou encore s'il ne serait pas plus judicieux de dĂ©crire ce que faisait un dĂ©funt au cours de sa vie et non au moment de sa mort (« une femme avec sa casserole. Je faisais du bon haricot de mouton. »). L'humour, dĂ©calĂ© et sans concession, atomisateur de romantisme, est loin d'exclure la poĂ©sie : c'est justement par sa fragilitĂ© et sa fugacitĂ© que la vie est si prĂ©cieuse.

Le projet de l'Ulysse de Joyce apparaĂźt ici avec plus de clartĂ© : approcher au plus prĂšs la rĂ©alitĂ©, vue, vĂ©cue, Ă©prouvĂ©e par l'homme. L'Ă©crivain cherche Ă  atteindre l'universel par le particulier. Qu'est-ce que la mort, rĂ©ellement, la seule Ă  laquelle nous ayons accĂšs, c'est-Ă -dire celle vue par les vivants ? Et qu'est-ce qu'un enterrement, sinon, presque avant toute chose, un jour oĂč les gens se retrouvent et discutent de la vie ? C'est, Ă©trangement, lorsqu'on vide le monde de toute mystique et toute sensiblerie que les mystĂšres et la poĂ©sie apparaissent. La description de l'enterrement n'est pas rĂ©aliste (l'imagination de Bloom le fait plus ressembler Ă  un cauchemar) mais Joyce ne cherche pas une description du rĂ©el : il semble rechercher le rĂ©el lui-mĂȘme.

Épisode VII : Éole

Résumé

Nous retrouvons LĂ©opold Bloom dans les bureaux du journal L'Homme libre oĂč il est employĂ© Ă  la rubrique des annonces publicitaires. Il y tentera (sans succĂšs) de faire passer un contrat d'annonce. Tandis qu'il s'affaire et dĂ©ploie tous ses efforts (Bloom passera en effet tout le temps de l’épisode Ă  tĂ©lĂ©phoner, prendre rendez-vous, rencontrer le client, nĂ©gocier avec son patron), divers journalistes se retrouvent dans le bureau de Myles Crawford, le directeur du journal. S'ensuit une sĂ©rie de dĂ©clamations vides de la part des protagonistes, chacun tentant de se mettre Ă  son avantage par son art de la belle parole (la rhĂ©torique est l'art rĂ©fĂ©rence de cet Ă©pisode). Les bruits de machines, les cris des jeunes vendeurs de journaux, la voix criarde du patron remplissent le rĂ©cit, ainsi que les courants d'air incessants, faisant voler les feuilles Ă  la ronde. Stephen DĂ©dalus survient au cours de cet Ă©pisode (on se rappellera la demande de son directeur, M. Deasy dans l’épisode 2) pour faire publier un article (ce qui lui sera accordĂ©). Stephen, quelque peu impressionnĂ© par la poudre aux yeux jetĂ©e sans cesse par le groupe de beaux parleurs, s'essaiera (par dĂ©fi) Ă  leur jeu. En fin orateur, il racontera une histoire (la parabole des prunes) significative plus par sa forme (alambiquĂ©e et truffĂ©e d'images symboliques et de rĂ©fĂ©rences) que par son sens (difficilement comprĂ©hensible, en particulier son intĂ©rĂȘt). Au milieu de ce pathĂ©tique concours oratoire, les thĂšmes de l'Ă©chec, de l'isolement et de la dĂ©faite Ă©mergent Ă  travers des motifs historiques et politiques. L'Irlande, en particulier, est comparĂ©e Ă  IsraĂ«l (terre envahie, stĂ©rile, amenant Ă  l'exil[11]), tandis que l'Angleterre est associĂ©e Ă  Rome. Le dĂ©faitisme est Ă©galement rĂ©current (« Nous autres Irlandais sommes la graisse dans le feu. Et nous sommes aussi foutus qu'une boule de neige en enfer »). AprĂšs un dernier refus (grossier) du patron d'accepter l'annonce soumise par Bloom, tout le groupe se rend au pub.

À noter que l'histoire d'Ignatius Gallagher (un personnage de Dubliners) est racontĂ©e au cours de cet Ă©pisode.

Style

Brusques changements dans la narration : exit la forme plus ou moins conventionnelle des premiers Ă©pisodes, nous voilĂ  confrontĂ©s Ă  une fantaisie stylistique (autant qu'Ă  un exercice de style) de premier ordre. Les paragraphes de cet Ă©pisode sont en effet dĂ©coupĂ©s en une soixantaine de petits textes, chacun surmontĂ©s d'un titre. C'est comme si tout Ă  coup, ayant pĂ©nĂ©trĂ© avec Bloom dans les locaux de son journal, le style du livre avait dĂ©cidĂ© (tout seul) de prendre la forme d'un encadrĂ© journalistique. Mais la bizarrerie ne s'arrĂȘte pas lĂ . Le style choisi par Joyce pour conduire la narration est l'enthymĂšme : une sorte de syllogisme oĂč l'enchaĂźnement rhĂ©torique est prĂ©fĂ©rĂ© Ă  l'enchaĂźnement logique.

Quel intĂ©rĂȘt pour la narration en tant que telle ? Aucun : les procĂ©dĂ©s stylistiques, la discontinuitĂ© narrative entraĂźnĂ©e par le dĂ©coupage et la surenchĂšre verbale des protagonistes n'apportant rien au rĂ©cit et rendant la comprĂ©hension gĂ©nĂ©rale parfois difficile. Mais en cela rĂ©side le pari et le tour de force de Joyce. Dans tout autre roman qu'Ulysse, un Ă©pisode comme celui-ci (mĂȘme en conservant un style « normal ») n'aurait pas sa place. Il ne s'y passe presque rien, et ce qui s'y passe n'est mĂȘme pas intĂ©ressant (et n'apporte rien au reste de l'histoire). Mais le thĂšme de cet Ă©pisode est prĂ©cisĂ©ment le « rien », le « vent », la rhĂ©torique ou l'art de bien parler quel que soit le contenu. Les personnages Ă©talent leurs connaissances et leur maĂźtrise de l'art oratoire, Joyce Ă©tale son art littĂ©raire, tout ça juste pour Ă©pater la galerie. Tout cela ne nous apprend rien et ne nous emmĂšne nulle part (Ă  part, peut-ĂȘtre, au pub) ; mais malgrĂ© cette omniprĂ©sence du vent, quelque chose se dessine. Tout se confond : le fil narratif du roman, l'Ă©criture, les personnages, la forme
 pour parvenir au sens de l’épisode : l'Irlande et en particulier Dublin est une terre vidĂ©e de toute force vive (l'art et le langage entre autres, y sont devenus des formes mortes) et en cela elle est le royaume de ceux qui parlent pour ne rien dire[12]. Ce thĂšme, si prĂ©sent dans l'Ɠuvre de Joyce, Ă©tait dĂ©jĂ  l'un des piliers de Dubliners.
Joyce en profite au passage pour Ă©gratigner le journalisme, censĂ© nous renseigner sur les faits, donc la rĂ©alitĂ©, et qui n'est qu'une immense machine Ă  crĂ©er du vent. Les titres des textes rappellent d'ailleurs des titres d'articles ; or ils reprennent de maniĂšre tronquĂ©e et parfois dĂ©formĂ©e le contenu mĂȘme du texte, comme si, cherchant Ă  ramener la diversitĂ© infinie du rĂ©el en une formule facile, ils le compressaient et le travestissaient. Cet Ă©pisode est un de ceux oĂč la forme littĂ©raire prend le dessus sur le contenu et, Ă©trangement, donne du sens, non seulement au texte qu'elle dĂ©roule, mais Ă  l’Ɠuvre tout entiĂšre.

Analyse

Dans l'OdyssĂ©e d'HomĂšre, Ulysse, aprĂšs avoir Ă©chappĂ© au Cyclope, Ă©choue sur l'Ăźle d'Éole. Ce dernier l'accueille avec bienveillance lui et ses compagnons et leur offre son aide : il enferme dans une outre tous les vents contraires et violents empĂȘchant Ulysse de rejoindre Ithaque. Il confie l'outre Ă  Ulysse et celui-ci reprend la mer. AprĂšs seulement quelques jours de navigation, les terres d'Ithaque sont visibles et Ulysse, rassurĂ© et Ă©puisĂ© par ses Ă©preuves, sombre dans le sommeil. Malheureusement, ses hommes croient qu'Éole a offert Ă  Ulysse un trĂ©sor et que celui-ci veut le garder pour lui, et ils dĂ©cident d'ouvrir l'outre. Tous les vents emprisonnĂ©s s'en Ă©chappent et immĂ©diatement une tempĂȘte Ă©loigne les bateaux des rives d'Ithaque. Revenus Ă  l'Ăźle d’Éole, ce dernier, mĂ©content de n'avoir pas Ă©tĂ© Ă©coutĂ©, refuse d'accorder une nouvelle fois son aide et les chasse de son Ăźle, estimant qu'Ulysse a sans doute trop gravement offensĂ© les dieux.

Dans cet Ă©pisode, en ce qui concerne l'histoire racontĂ©e par le roman, il ne se passe donc rien ou presque. Toutefois, certains des thĂšmes principaux du roman sont prĂ©sentĂ©s et approfondis. Joyce nous donne dans ses schĂ©mas comme sens de cet Ă©pisode : la dĂ©rision de la victoire. Cela peut sembler Ă©tonnant puisqu'il n'y est question que de dĂ©faites (on y Ă©voque mĂȘme ironiquement Pyrrhus, dont on connait la valeur de sa victoire
). Mais, si l'on considĂšre les protagonistes de cet Ă©pisode comme des archĂ©types, plusieurs points intĂ©ressants apparaissent. LĂ©opold Bloom (l'homme moyen, pratique) se montre volontaire, affairĂ© et consciencieux : il ne cesse de faire des efforts et de jouer de diplomatie pour faire passer son annonce. D'abord accueilli bienveillamment par le directeur (comme Ulysse par Éole), il n'est jamais vraiment pris en considĂ©ration. Puis, il est traitĂ© avec dĂ©dain et vulgaritĂ© et il n'est mĂȘme pas conviĂ© Ă  se rendre au pub avec les autres. Les autres, justement, amateurs de rhĂ©torique (les journalistes, reprĂ©sentant les hommes de l'esprit), sont montrĂ©s dans cet Ă©pisode comme dominants et sĂ»rs d'eux-mĂȘmes. Dans ce royaume oĂč le vent est roi, survient Stephen DĂ©dalus (l'artiste). Il est tout suite accueilli par le cercle d'orateurs, car il est connu pour son esprit et son adresse Ă  manier la langue (le directeur finira mĂȘme par lui demander d'Ă©crire quelque chose pour son journal, sans mĂȘme s'intĂ©resser du contenu : quelque chose « qui a du mordant, qui ravigote »).
D'abord intimidĂ© et distant (comme il pouvait l'ĂȘtre face Ă  M. Daisy), Stephen, aprĂšs avoir entendu quelques tirades et en particulier les prĂ©misses du discours du professeur MacHugh, se donne comme dĂ©fi d'Ă©galer les maĂźtres rhĂ©toriciens qu'il a en face de lui (« Nobles phrases en perspective. Voyons. Serais-tu capable d'en faire autant ? »). DĂ©fi relevĂ© quelques pages plus tard lorsque Stephen dĂ©clame sa parabole des prunes. En fait, il se contente de reprendre les rĂ©flexions dĂ©jĂ  Ă©mises sur IsraĂ«l et MoĂŻse (toujours en lien avec l'Irlande) et de les habiller avec une parabole oĂč deux vieilles femmes grimpent sur la colonne Nelson, mangent des prunes et crachent les noyaux en contrebas : Le phallus de l'envahisseur anglais reprĂ©sentĂ© par la colonne du « manchot adultĂšre » Nelson, incapable de fĂ©conder la terre stĂ©rile de l'Irlande-Palestine avec les semences crachĂ©es par les vieilles placĂ©es en son sommet (si vide soit-elle par rapport au reste du texte, cette parabole s'avĂšre trĂšs instructive quant au sens Ă  donner Ă  l’épisode). Stephen, dĂ©jĂ  invitĂ© Ă  produire un article et conviĂ© Ă  suivre le groupe au pub, soulĂšve l'enthousiasme (surtout du professeur, celui qu'il devait Ă©galer). À coup sĂ»r, il pourrait se faire une place Ă  la rĂ©daction de L'Homme libre. Dans tout ce paragraphe oĂč il n'est question que de dĂ©faite, de stĂ©rilitĂ© et de soumission, c'est le seul coup d'Ă©clat oratoire qui ponctue une victoire : celle de Stephen sur lui-mĂȘme. Oui, il est parfaitement capable d'en faire autant que le professeur MacHugh ou le directeur Myles Crawford. Or cette victoire est dĂ©risoire, car pour qui, comme Stephen, a vouĂ© sa vie Ă  l'art et Ă  la littĂ©rature, le journalisme mĂȘme le plus vantĂ© ne vaut rien. L'art du Verbe doit, contrairement Ă  l'art rhĂ©torique des journalistes, amener la crĂ©ation, le renouvellement, la fĂ©condation. Le monde de l’épisode d’Éole, celui de l'esprit, crĂ©e un vent de vide soufflant sur une terre stĂ©rile. Toute victoire sur ces terres est vaine[13]. Stephen cherche exactement le contraire : une terre fertile capable de recevoir un Verbe crĂ©ateur. C'Ă©tait pour cette raison qu'il avait quittĂ© l'Irlande pour rallier le continent Ă  la fin du Portrait de l'artiste en jeune homme. On voit ici sa quĂȘte refaire surface dĂšs son retour sur sa terre natale. Le fil rouge de Stephen dans Ulysse est prĂ©cisĂ©ment la perte de l'idĂ©alisme juvĂ©nile (hĂ©ritage d'augustinisme reniĂ©), la recherche (vaine) du PĂšre (un nouvel idĂ©al pour remplacer celui de la religion), et la dĂ©cision de vouer la puretĂ© du verbe au monde de la chair (l'artiste, affranchi, libĂ©rĂ© des chaĂźnes du passĂ©, devenu homme). Cela correspond en outre Ă  la trajectoire de Joyce lui-mĂȘme (dont Stephen est Ă©galement le reprĂ©sentant) : enfance et adolescence en lutte contre l'Ă©ducation jĂ©suite (Portrait de l'artiste en jeune homme) ; recherche vaine et ironique de s'inscrire dans la tradition littĂ©raire idĂ©aliste et paternaliste, dĂ©bouchant sur une ouverture sur le monde fĂ©minin du corps, du vĂ©nal, du pĂ©rissable et de l'immanence (Ulysse) ; inscription dans le monde de la nuit, du mouvant, du fleuve parole et du verbe-femme liquide (Finnegans Wake).
VoilĂ  comment, en ne nous disant rien, James Joyce nous dit tout.

Épisode VIII : Les Lestrygons

Résumé

LĂ©opold Bloom a quittĂ© les locaux de l'Homme Libre et cherche un endroit oĂč se restaurer. Il a faim, et ses pensĂ©es sont accaparĂ©es par les Ă©vocations culinaires. Au cours de sa marche, son esprit vagabonde entre sa femme, sa fille, des pensĂ©es Ă©rotiques lorsqu'il passe devant une vitrine de lingerie (Bloom en est friand), des idĂ©es publicitaires
 Il arrive jusqu'au pont O'Connell, jette un prospectus dans la Liffey afin d'attirer les mouettes puis, voyant qu'elles ne rĂ©agissent pas, leur achĂšte un gĂąteau et leur Ă©miette dans la riviĂšre. Il va croiser plusieurs personnes au cours de son cheminement : il aperçoit la sƓur de Stephen Dilly, Mme Breen (une connaissance se plaignant de son mari « fĂȘlĂ© » et lui apprenant que Mme Purefoy est Ă  l'hĂŽpital et connait un accouchement long et difficile – Bloom ira la voir Ă  la maternitĂ© dans l’épisode les BƓufs du Soleil), ainsi que l'Ă©trange Cashel Boyle O'Connor Fitzmaurice Tisdall Farrell.

Il entre ensuite dans le restaurant Burton mais les odeurs et la vision des hommes ingĂ©rant la nourriture et mastiquant le dĂ©goĂ»te et il prĂ©fĂšre quitter les lieux. Il finira par manger un repas lĂ©ger chez Davy Byrne (un sandwich au fromage et un verre de Bourgogne). Il s'entretiendra cordialement avec les clients et le patron et recroisera la route de Bantam Lyon mqui annoncera qu'il a jouĂ© aux courses le tuyau que lui a donnĂ© Bloom. La vision des courbures du bar va se mĂȘler dans son esprit avec les rondeurs des dĂ©esses grecques, ce qui va le dĂ©cider Ă  se rendre au musĂ©e de la BibliothĂšque afin de vĂ©rifier une hypothĂšse Ă©rotico-esthĂ©tique : les statues des dĂ©esses ont-elles des orifices ?

Une fois sorti, sur le chemin de la bibliothĂšque, il aide un aveugle Ă  traverser la rue et se prend de compassion pour la cĂ©citĂ©, puis Ă©vite Blaze Boylan, l'amant de sa femme, en feignant de chercher quelque chose dans sa poche (il a toujours son savon parfumĂ© au citron ainsi qu'une pomme de terre « talisman »). L’épisode se clĂŽt lorsque, soulagĂ© d'avoir esquivĂ© Boylan, il pĂ©nĂštre dans l'enceinte de la bibliothĂšque.

Style

Nous voilà de retour dans les pensées de M. Bloom et, à nouveau, celles-ci nous rapportent essentiellement le langage de son corps. Assurément, Léopold Bloom ne représente pas que l'homme moyen ; il est aussi le porte-parole du physiologique (tandis que Stephen Dédalus est celui de l'esprit). Pas étonnant dÚs lors de retrouver le style des précédents épisodes « bloomiens » avec le flux de pensée comme dominante. Cette fois, le style est dit « prose péristaltique » (le péristaltisme étant le systÚme de contraction des intestins). Tiraillé par la faim, Bloom pense à travers ses intestins.

Analyse

AprĂšs avoir Ă©tĂ© chassĂ© par Éole, la flotte d'Ulysse rejoint l'Ăźle des Lestrygons, gouvernĂ©e par le roi AnthipatĂšs. Les Lestrygons sont un peuple de gĂ©ants cannibales et brutaux. Ils dĂ©vorent les Ă©claireurs envoyĂ©s par Ulysse et dĂ©truisent ses navires avec des rochers. Ulysse et ses compagnons s'enfuient mais rĂ©ussissent Ă  sauver seulement un navire.

Une autre facette de la personnalitĂ© de LĂ©opold Bloom est montrĂ©e dans cet Ă©pisode avec un peu plus d'insistance : Bloom est un homme sympathique, bienveillant et compatissant. Il ne se rĂ©sume pas uniquement Ă  une caricature parodique du grand Ulysse ; il n'est pas non plus seulement le symbole de l'homme moderne petitement Ă©gocentrique : avant toute chose, il est prĂ©sentĂ© comme un personnage positif. C'est toute la finesse et la justesse de Joyce d'avoir rĂ©ussi Ă  rĂ©unir tant de variantes dans son personnage et, par lĂ  mĂȘme, de l'avoir rendu aussi vivant, aussi crĂ©dible, et aussi proche de nous.

Il semble que Joyce ait voulu dĂ©marquer Bloom du reste des autres habitants de la ville. MalgrĂ© le fait qu'il soit un monsieur tout le monde, il prĂ©sente quelques traits significatifs : il a la politesse de parler avec les femmes (mĂȘme si c'est pour faire la conversation) ; il est ouvert et compatissant, prompt Ă  apporter son aide (il fait traverser l'aveugle, il rendra visite Ă  Mme Purefoy
) ; malgrĂ© sa faim, il ne se jette pas sur la nourriture (comme les clients de chez Burton) et montre une certaine finesse (dans son choix et sa dĂ©gustation du repas). Sans ĂȘtre un homme exceptionnel, LĂ©opold Bloom ne vient pas non plus grossir la masse de ceux dont la vie ne se rĂ©sume qu'Ă  une existence presque animale (manger, boire, agresser les intrus
 des gens dont la vie est proche de celle des Lestrygons). En somme, il ne fait pas partie de ces gens de Dublin dont Joyce moqua la vulgaritĂ© et l'incapacitĂ© Ă  sortir de leur mĂ©diocritĂ©.

DĂšs le dĂ©but de l’épisode, un jeune homme tend Ă  Bloom un prospectus religieux. « Êtes-vous sauvĂ©s ? Élie arrive ». Si Bloom ne fait pas grand cas de ce prospectus (il va le jeter dans la Liffey pour attirer les mouettes quelques pages plus loin), le lecteur attentif, lui, pourra imaginer le bout de papier chiffonnĂ© voguer, et rĂ©apparaĂźtre deux Ă©pisodes plus loin dans les Rochers Errants. MĂȘme l'OdyssĂ©e des prospectus abandonnĂ©s et chiffonnĂ©s a de l'importance. Mais ça n'est bien sĂ»r pas tout. L'occasion Ă©tant trop belle de glisser un nouveau symbole (mais quelle phrase d'Ulysse n'en cache pas). « Élie arrive » nous dit le prospectus, et c'est de cette façon que « l'embarcation » chiffonnĂ©e sera systĂ©matiquement prĂ©sentĂ©e dans les Rochers Errants[14]. Or Élie est celui qui annonce la venue du messie Ă  la fin des temps. Élie arrive, la fin des temps est proche, et Élie est aussi une feuille de texte chiffonnĂ©e : un verbe nouveau est annoncĂ©. Il vogue sur la Liffey. Comment ne pas faire le rapprochement avec la prose de Finnegans Wake ? Ce prospectus chiffonnĂ© jetĂ© sur la Liffey ne serait-ce pas tout simplement le roman Ulysse lui-mĂȘme ? À noter que le prospectus apparaĂźt dans les deux Ă©pisodes les plus consacrĂ©s Ă  la population de Dublin : les Lestrygons et les Rochers errants. Sans bruit et dans l'indiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale, le roman de Joyce traverse Dublin et s'annonce au monde.

Dans cet Ă©pisode, Bloom apparaĂźt Ă©galement comme un amateur d'astronomie. Il fait rĂ©fĂ©rence Ă  un livre de sa bibliothĂšque intitulĂ© Parallaxes, concept qu'il a du mal Ă  comprendre. ImmĂ©diatement, la rĂ©fĂ©rence au grec et Ă  l'explication qu'il a faite le matin Ă  sa femme sur la mĂ©tempsychose reparaĂźt. La parallaxe, effet dĂ» au changement de position de l'observateur par rapport Ă  l'objet observĂ©, est rapprochĂ©e de la mĂ©tempsychose, changement de position de l'Ăąme ou du sujet dans le temps. Le thĂšme du dĂ©calage, qui Ă©merge Ă  l'occasion de ce rapprochement, est cher Ă  Joyce, en particulier dans Ulysse. L'Ă©criture est elle-mĂȘme le principe de ce dĂ©calage, Ă  la fois pour le lecteur (observateur transportĂ© dans l'espace et le temps Ă  Dublin en 1904) et l'Ă©crivain (Joyce s'incarnant et utilisant la position dĂ©calĂ©e de ses personnages). En faisant rĂ©fĂ©rence Ă  ces deux notions, Joyce indique vouloir utiliser le dĂ©calage propre Ă  la littĂ©rature sur la totalitĂ© de l'espace (si on considĂšre Dublin comme un microcosme symbolisant le monde) et du temps (de HomĂšre jusqu'Ă  lui-mĂȘme).

L'ambition d'englober la totalité du réel fait partie du projet d'Ulysse : non seulement en utilisant la perception de tous les sens et de tous les types de pensées (pratique comme celle de Bloom ou théorique comme celle de Dédalus) ; mais aussi en épuisant tous les styles disponibles (les 17 premiers épisodes d'Ulysse reprenant en les parodiant les styles à la disposition de l'auteur, le 18e présentant une ouverture sur un style nouveau) et en convoquant la totalité du savoir.

Épisode IX : Charybde et Scylla

Résumé

Nous avons pĂ©nĂ©trĂ© l'enceinte de la bibliothĂšque en compagnie de LĂ©opold Bloom, et pourtant nous allons immĂ©diatement le quitter pour nous retrouver, guidĂ©s par un bibliothĂ©caire zĂ©lĂ© et un brin pĂ©dant, au milieu d'une discussion littĂ©raire entre Stephen DĂ©dalus et certains de ses amis Ă©tudiants : A.E., John Eglinton et Lyster (le bibliothĂ©caire), auxquels viendra s'ajouter Buck Mulligan. Dans un bureau de la BibliothĂšque nationale, nous assistons en fait Ă  un vĂ©ritable dĂ©bat au cƓur duquel se trouve la thĂ©orie de Stephen sur Hamlet (thĂ©orie dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©e dans le premier Ă©pisode par Buck Mulligan Ă  Haines). Stephen dĂ©fend le fait que la vie rĂ©elle d'un auteur (et donc ici de Shakespeare) peut ĂȘtre retrouvĂ©e dans ses Ɠuvres. Stephen pioche ses arguments Ă  la fois dans la biographie, les Ɠuvres mais aussi la philosophie et la thĂ©ologie, mettant en place une thĂ©orie dense et remplie d'allusions et de liens aussi tĂ©mĂ©raires que fragiles. Sa thĂšse consiste Ă  dire que Shakespeare aurait voulu compenser dans ses piĂšces les malheurs de son existence. Deux cas sont examinĂ©s avec minutie : la mort de son jeune fils Hamnet et les humiliations sexuelles ainsi que l'infidĂ©litĂ© de son Ă©pouse Anne Hathaway. De nombreuses Ɠuvres sont utilisĂ©es comme piĂšces Ă  conviction, mais c'est surtout autour d'Hamlet que tourne tout le dĂ©bat. Selon Stephen, Shakespeare y apparaĂźt sous la forme du fantĂŽme du pĂšre d'Hamlet (l'ancien roi du Danemark, qui dĂ©clare Ă  son fils avoir Ă©tĂ© assassinĂ© par son propre frĂšre et lui demande vengeance), tandis qu'Hamlet ne serait autre que le propre fils dĂ©funt de Shakespeare, Hamnet (il s'appuie notamment sur la ressemblance des prĂ©noms). Selon DĂ©dalus, le jeune fils de Shakespeare aurait pu naĂźtre d'un amour adultĂšre entre Anne Hathaway et l'un de ses frĂšres, Richard ou Edmund (toujours des personnages nĂ©gatifs dans ses piĂšces. On notera Ă©galement que dans Hamlet, Gertrude la mĂšre d'Hamlet, se remarie presque aussitĂŽt aprĂšs la mort de son mari avec le frĂšre de ce dernier). Autre argument, Shakespeare joua lui-mĂȘme dans sa piĂšce : il prenait systĂ©matiquement le rĂŽle du fantĂŽme du pĂšre.

Au cours de toute la joute verbale, Stephen doit sans cesse composer entre deux difficultĂ©s : l'idĂ©alisme de A.E, qui se moque d'un lien entre faits historiques et art, et le matĂ©rialisme de Buck Mulligan qui raille toute portĂ©e symbolique. Il s'agit alors pour Stephen de rĂ©ussir Ă  dĂ©finir comment la vie et l'art interagissent en Ă©vitant chacun de ses deux extrĂȘmes. En d'autres termes, il navigue entre deux grands dangers : Charybde et Scylla.

L’épisode se termine lorsque Mulligan (qui a fait des plaisanteries antisĂ©mites et homophobes sur Bloom) et Stephen se rendent vers la sortie de la bibliothĂšque et croisent Bloom qui, aprĂšs avoir consultĂ© les documents pour son annonce, s'en va lui aussi.

Style

Nous retrouvons une trame en style indirect libre oĂč le dialogue prend une place prĂ©pondĂ©rante. Bien que faisant partie de l'odyssĂ©e proprement dite, l’épisode est consacrĂ© Ă  Stephen DĂ©dalus (Bloom n'Ă©tant prĂ©sent que comme une ombre) et le flux de pensĂ©e auquel nous avons accĂšs est celui du jeune poĂšte. Ce flux est essentiellement composĂ© de rĂ©flexions internes, de reparties muettes et d'encouragements, insistant sur le fait que Stephen lutte et tente de se sortir de piĂšges thĂ©oriques. Le style permet de noter le contraste entre la rhĂ©torique assurĂ©e et fiĂšre de Stephen et la fragilitĂ© de sa position, ses doutes et ses interrogations.

Des citations d'Hamlet ponctuent rĂ©guliĂšrement les arguments et rĂ©flexions, laissant pĂ©nĂ©trer la piĂšce Ă  l'intĂ©rieur mĂȘme du rĂ©cit. Les vers de Shakespeare ne sont pas simplement dĂ©coratifs ou argumentatifs, mais constituent le corps du texte, le nourrissant et le complĂ©tant (voir par exemple les derniĂšres lignes de l’épisode [15]).

À travers les pensĂ©es de Stephen et sa repartie silencieuse, les prĂ©misses de Finnegans Wake apparaissent : mots fusionnĂ©s, empilage d'ĂȘtre sur un seul nom ou un seul mot, mots-valises... Tout comme dans l'argumentaire de Stephen, les ĂȘtres et les concepts s'entassent les uns sur les autres (Stephen-Hamlet-Joyce ; Bloom-Ulysse-Shakespeare-Christ ; Anne Hatheway-Vierge Marie-Madone-Gertrude
). Naviguant entre idĂ©alisme et empirisme, Stephen semble entrapercevoir ce que sera sa voie, et Joyce laisse entendre dĂšs cet Ă©pisode ce que sera la conclusion stylistique de la quĂȘte de son alter ego romanesque.

Analyse

Normalement aprÚs les Lestrygons vient l'épisode de Circé dans l'Odyssée. Cette derniÚre mettra en garde Ulysse des dangers l'attendant sur le chemin du retour. Elle lui explique comment échapper au piÚge des sirÚnes, puis lui indique qu'il devra par la suite naviguer entre deux écueils, les Plankte (ou Symplégades), abritant deux monstres gigantesques, Charybde et Scylla. Elle lui affirme qu'il ne pourra se tenir à distance des deux monstres et devra choisir de s'approcher dangereusement de l'un d'eux. Et, en effet, une fois passées sans encombre les sirÚnes, Ulysse évite Charybde, mais ne peut s'éloigner de Scylla qui attaque son navire et emporte six de ses hommes.

Cet Ă©pisode propose une argumentation Ă  la fois philosophique, littĂ©raire et mystique qui se dĂ©roule sur plusieurs plans. Tout d'abord, la discussion autour de la thĂ©orie de Stephen DĂ©dalus permet Ă  Joyce de se positionner par rapport aux mouvances littĂ©raires de son Ă©poque. Le premier groupe d'opposants, menĂ© par A.E. (les idĂ©alistes) reprĂ©sentent Ă©galement le renouveau celtique, prĂŽnant un retour aux sources de la langue vers ses racines celtes (gaĂ©liques) ; tandis que le matĂ©rialisme de Mulligan est reprĂ©sentĂ© par une sorte de nĂ©o-paganisme d'inspiration nietzschĂ©enne (une rĂ©duction de la pensĂ©e nietzschĂ©enne en un anticlĂ©ricalisme, un antisĂ©mitisme, et une sorte d'Ă©gocentrisme hĂ©doniste) : il s'agit de deux modes de pensĂ©es, courants Ă  l'Ă©poque de Joyce, en rĂ©action avec l'ordre Ă©tabli et chancelant. La dialectique de Stephen consiste Ă  dĂ©passer ces deux façons de penser pour trouver une voie lui permettant d'atteindre une mystique oĂč la vie et l'art ne seraient plus sĂ©parĂ©s. C'est cette partie de son exposĂ© qui est particuliĂšrement sur la sellette lors de la discussion. A.E se moque immĂ©diatement de ces gens qui essaient de voir une quelconque rĂ©alitĂ© historique Ă  travers une Ɠuvre d'art[16]. Mulligan, de son cĂŽtĂ©, apparente les rĂ©flexions de DĂ©dalus Ă  de la masturbation et tourne chacune de ses dĂ©monstrations au ridicule en faisant des allusions grivoises. Stephen complexifie selon lui beaucoup trop une rĂ©alitĂ© qui n'est intĂ©ressante que d'un point de vue terre Ă  terre.

Pour naviguer entre Charybde et Scylla, Stephen s'appuie sur Aristote (Ă©lĂšve de Platon, et pour ainsi dire fils spirituel de celui-ci, qui refusa la thĂšse socratique du monde des idĂ©es- Socrate Ă©tant le pĂšre spirituel de Platon). Il dĂ©veloppe une argumentation axĂ©e sur les faits (d'oĂč ses frĂ©quents emprunts Ă  la biographie, parfois putative, de Shakespeare ainsi qu'Ă  ses Ɠuvres). Mais ce faisant, il dĂ©passe le cadre de la discussion philosophique ou philologique. Car Stephen s'identifie lui-mĂȘme Ă  Hamlet (et Ă  travers lui Joyce Ă  Shakespeare, et Ă  travers Joyce, n'importe quel Ă©crivain Ă  n'importe quel crĂ©ateur). On retrouve alors la quĂȘte de Stephen DĂ©dalus Ă  la recherche d'un pĂšre spirituel (et de Joyce quant Ă  la crĂ©ativitĂ© littĂ©raire). En effet, tout comme Hamlet, Stephen a rejetĂ© le monde de sa mĂšre (monde coupable et vicieux dont Anne Hathaway serait l'inspiratrice) pour ne s'en remettre qu'Ă  celui du pĂšre, mĂȘme si celui-ci n'est qu'un spectre. Il devient alors « l'ombre d'une ombre », et Ă©tend « cette voix entendue seulement au cƓur de celui qui est la substance de son ombre, le fils consubstantiel au pĂšre ». DĂ©dalus dĂ©veloppe ainsi le thĂšme de la paternitĂ© mystique, refusant l'image maternelle de la Madone : l'artiste est alors perçu comme un ĂȘtre androgyne se concevant lui-mĂȘme dans ses Ɠuvres. Stephen cherche Ă  engendrer, autrement dit Ă  crĂ©er une Ɠuvre, mais il ne peut le faire tant qu'il n'aura pas trouvĂ© le lien qui l'unit Ă  ce qui l'a lui-mĂȘme engendrĂ© (le PĂšre mystique). Sa thĂ©orie, aussi hardie soit-elle, repose sur des critĂšres trop fragiles pour ĂȘtre recevable (d'ailleurs Stephen, quand ses amis lui demandent s'il y croit, leur rĂ©pond nĂ©gativement). Cependant, elle illustre bien le questionnement intĂ©rieur et le cheminement mystique de Stephen DĂ©dalus (qui n'est autre que celui de Joyce lui-mĂȘme, qui en engendrant Stephen, cherche Ă  travers son personnage Ă  crĂ©er une Ɠuvre nouvelle).

Or, tout comme l'ombre du roi défunt plane sur toute la piÚce d'Hamlet, une présence fantomatique hante cet épisode : celle de Léopold Bloom. Joyce insinue alors que le pÚre mystique de Stephen n'est autre que Bloom. On se rappellera que Bloom, tout comme le Shakespeare de Stephen, a perdu un jeune fils et est victime des infidélités de sa femme. Contre toute attente, Stephen le métaphysicien, Stephen le rhétoricien et le dialecticien, cherchant un nec plus ultra rationnel, trouve ce dernier dans l'inattendu Léopold Bloom, qui quelques minutes auparavant examinait discrÚtement les statues des déesses grecques pour vérifier leur anatomie sacrée.

Joyce avance ici l'idĂ©e que la paternitĂ© biologique ou sociale n'est pas importante. C'est la paternitĂ© spirituelle qui compte, et celle-ci ne se trouve jamais oĂč on l'attend. À proprement parler, personne ne sait jamais vraiment qui est rĂ©ellement son pĂšre. La seule chose dont on est sĂ»re, c'est d'ĂȘtre l'enfant de sa mĂšre. Stephen nous dit que le pĂšre est « une fiction lĂ©gale »[17]. DĂšs lors, le vĂ©ritable pĂšre n'est pas celui de l'Ă©tat civil, mais bien l'ĂȘtre avec lequel on pourra ĂȘtre consubstantiel. On l'a vu cette relation de paternitĂ© colle parfaitement avec la relation auteur-Ɠuvre ; mais dans la vie rĂ©elle, une pareille fusion est possible. Et, contre toute attente, le poĂšte mĂ©taphysicien DĂ©dalus va rencontrer son pĂšre spirituel en la personne du dĂ©bonnaire et pragmatique LĂ©opold Bloom. La pensĂ©e rencontrant l'existence charnelle : voilĂ  le retournement opĂ©rĂ© par Joyce dans Ulysse pour dĂ©passer Portrait de l'artiste en jeune homme. AprĂšs avoir rejetĂ© le monde et s'ĂȘtre affirmĂ© en tant qu'artiste, celui-ci doit ĂȘtre Ă  mĂȘme de crĂ©er une Ɠuvre (et un monde) nouveau. C'est dans le corporel, l'usuel, l'humain, le quotidien et le vĂ©nal que Joyce se tourne : son Ulysse (Bloom) est l'homme quotidien et physiologique.

Stephen-Hamlet, orphelin de pÚre (ou ayant rompu avec lui) et rejetant le monde maternel, lié à Bloom-Ulysse, pÚre à la recherche d'un fils (d'un fils défunt, Rudy ; ou d'un fils perdu, Télémaque). Vu sous cet angle, leur complémentarité semble évidente.

Au niveau du langage (puisque Ulysse est aussi et peut-ĂȘtre avant tout une odyssĂ©e du langage), la rencontre de la pensĂ©e et du monde physiologique et charnel, cheval de bataille de Joyce dans Ulysse, est parfaitement symbolisĂ©e par le couple Bloom-DĂ©dalus : une abstraction poĂ©tique et mĂ©taphysique frisant le mystique pĂ©nĂ©trant la sphĂšre de la chair et du quotidien.

Or, cette interprĂ©tation nous oblige Ă  rompre avec une habitude prise lors de la lecture du Portrait de l'artiste en jeune homme. Du fait de ce prĂ©cĂ©dent roman (mais aussi du fait que la pensĂ©e de Joyce a sans doute servi de modĂšle Ă  celle de Stephen), on identifie trĂšs souvent dans Ulysse Joyce Ă  Stephen. Or, et cet Ă©pisode semble nous l'indiquer, Bloom est Ă©galement un avatar de Joyce dans ce roman. Tout d'abord, si l'on suit le raisonnement de l’épisode, les deux sont un : consubstantiels. VoilĂ  pourquoi la transgression du modĂšle homĂ©rique (Stephen-TĂ©lĂ©maque ne devrait pas se retrouver lĂ , qui plus est au centre de la narration) n'est que superficielle : Ă  travers son fils spirituel Stephen, c'est bien l'ombre LĂ©opold Bloom qui est le centre de cet Ă©pisode (Ulysse passant entre Charybde et Scylla). Ensuite, Stephen ne reflĂšte pas entiĂšrement la pensĂ©e de Joyce : il n'en est que la facette poĂ©tico-mĂ©taphysique. En fait, il la partage avec Bloom, qui reflĂšte les pensĂ©es physiologiques de l'auteur. Certes, la pensĂ©e de Bloom est diffĂ©rente de celle de Joyce (on sait qu'il s'appuya sur des modĂšles diffĂ©rents de lui-mĂȘme pour la retranscrire), mais Bloom et Joyce ne sont pas si Ă©loignĂ©s qu'on pourrait le croire. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'Ă  penser que la femme de Bloom, Molly, qui prend la parole au dernier Ă©pisode, n'est autre que la reprĂ©sentante de la pensĂ©e de Nora, la femme de Joyce. Dans Ulysse, c'est encore sa propre vie qu'explore Joyce. Non pas Ă  travers le rĂ©cit autobiographique et les souvenirs d'enfance du Portrait de l'artiste en jeune homme ; non pas dans le kitsch pseudo-romantique d'un Ă©talement Ă©gotique si courant dans le roman moderne, mais Ă  travers la quĂȘte de l'universel et de la crĂ©ation[18]. Dans Ulysse, le fils consubstantiel au pĂšre n'est pas Stephen, mais Stephen et Bloom. On peut ainsi s'amuser Ă  reconstituer une trinitĂ© typiquement joycienne en ce qui concerne Ulysse : le fils-Bloom (la chair), le saint-Esprit-DĂ©dalus et le PĂšre-Joyce.

Stephen n'en perd pas pour autant la place qu'il avait dans l’Ɠuvre antĂ©rieure. Celle-ci ne fait au contraire que se confirmer. Stephen DĂ©dalus, en tant qu'incarnation (fils consubstantiel au pĂšre) de Joyce reprĂ©sente la quĂȘte de ce dernier de sortir du labyrinthe de la stĂ©rilitĂ© crĂ©atrice de son Ă©poque (on se souviendra de l’épisode Éole, mais aussi de Dubliners et de Portrait de l'artiste en jeune homme, ayant tous pour thĂšme central le rejet d'un monde oĂč la crĂ©ation est devenue impossible). L'Ă©trange nom de Stephen prend alors tout son sens : DĂ©dalus est le labyrinthe de Joyce, l'Ă©nigme sur la crĂ©ation que son travail d'Ă©crivain doit traverser. On se souviendra que chaque Ă©pisode de Portrait de l'artiste en jeune homme reprĂ©sentait dĂ©jĂ  un labyrinthe biographique dont l'auteur devait sortir afin d'atteindre la sortie et ĂȘtre, enfin, un artiste. L'artiste doit Ă  prĂ©sent crĂ©er une Ɠuvre qui ne soit plus une rĂ©action au monde, mais bien la crĂ©ation, positive, d'un monde nouveau. Il l'engendrera Ă  partir de la chair.

Entre le formalisme le plus abstrait et le matérialisme brut, deux écueils de la pensée, deux monstres engloutissant la créativité, la voie empruntée par la pensée libre et créatrice de Joyce, voie nouvelle, est celle du corps, dans ce qu'il a de plus familier et de plus humain.

Épisode X : Les Rochers Errants

Résumé

Il est quinze heures à Dublin et nous suivons l'itinéraire de 18 personnages différents à travers 18 sections narratives, le tout relié ou regroupé par le trajet du cortÚge du comte Dudley (qui croise tout le monde). On peut résumer chaque mini épisode comme ceci[19] :

N° de la section Résumé
1 Le pĂšre Conmee sort de son presbytĂšre, en ville, en direction d'Artane jusqu'Ă  un champ hors de Dublin oĂč il a rendez-vous.
2 Corny Kelleher, dans l'entreprise de pompes funĂšbres remplit un registre en mordillant un brin de paille et fait la causette avec un agent.
3 Un marin unijambiste remonte Eccles Street et fait la manche.
4 Les sƓurs Katey et Boody DĂ©dalus, affamĂ©es, se contentent d'une maigre soupe de pois cassĂ©s.
5 Dache Boylan fait composer un panier garni de fruits et aguiche la vendeuse.
6 Stephen et Artifoni se quittent aimablement.
7 Miss Dune s'ennuie, griffonne la date du jour sur un papier, regarde une publicité, avant de recevoir un coup de téléphone de Boylan lui donnant des directives pour la fin de son service.
8 Ned Lambert fait visiter la Chambre du Conseil de l'abbaye de Sainte-Marie à un ecclésiaste.
9 Tom Rochford, Blair Flynn, Lenehan et Mc Coy discutent de tout et de rien, de paris hippiques, et finissent par parler de Molly et LĂ©opold Bloom.
10 LĂ©opold Bloom feuillette des livres Ă©rotiques dans une boutique de seconde main et achĂšte un roman Ă©rotique pour sa femme.
11 Dilly Dédalus réclame à son pÚre Simon de quoi se restaurer. Ce dernier tente de s'esquiver puis lui donne deux pence.
12 M. Kernan repense, satisfait, à la commande qu'il vient de décrocher tout en s'admirant dans le miroir d'un coiffeur.
13 Stephen DĂ©dalus, pris dans ses pensĂ©es, s'arrĂȘte devant la voiture d'un bouquiniste de rue, puis rencontre sa sƓur Dilly (qui a achetĂ© un livre pour apprendre le français avec ses 2 pence), dont la misĂšre l'effraie.
14 Simon Dédalus et le pÚre Cowley discutent et retrouvent Ben Dollard, à qui il est demandé de s'occuper de la dette du pÚre Cowley.
15 Martin Cunningham vient de placer le fils de Paddy Dignam et s'entretient avec ses collĂšgues.
16 Mulligan et Haines dégustent un café viennois et des gùteaux dans un salon de thé et parlent de leur ami et colocataire Dédalus et se désolent de son attitude de poÚte.
17 Cashel Boyle O'Connor Fitzmaurice Tisdall Farrell marche de façon anarchique dans Dublin et bouscule un jeune aveugle.
18 Patrick Dignam, fils du défunt Paddy Dignam, rentre chez lui avec la livre et demi de cÎtelettes de porc qu'on lui a demandé d'aller chercher. Il pense à son pÚre et à son avenir d'orphelin.
19 Le cortĂšge du comte Dudley du palais d'Ă©tĂ© jusqu'Ă  un faubourg de Dublin oĂč il doit inaugurer une kermesse.
Style

Le style « classique » d'Ulysse est ici prĂ©sent : narration avec insertion de divers flux de pensĂ©e. L'originalitĂ© narrative (outre les croisements incessants des personnages et des situations) tient Ă  l'insertion au cƓur du rĂ©cit de brefs passages dĂ©crivant l'action d'une autre section, sans lien avec le texte en cours[20]. Ces incursions donnent une impression de simultanĂ©itĂ© au rĂ©cit, comme si nous avions les indications en temps rĂ©el de tout ce qu'il est en train de se passer, mĂȘme en dehors du rĂ©cit qu'on est en train de lire. De plus, les nombreux retours en arriĂšre (notamment chronologiques), les croisements et recroisements de personnages, et la multitude des intersections et noms de rues donnent au lecteur la sensation d'Ă©voluer dans un vĂ©ritable labyrinthe (le labyrinthe est d'ailleurs le style de l’épisode).

Analyse

Aucun Ă©pisode n'est consacrĂ© aux rochers errants dans l'OdyssĂ©e. Le chemin est simplement Ă©voquĂ© par CircĂ© et, sur ses conseils, Ulysse ne l'emprunte pas. Les rochers errants sont dĂ©crits par la magicienne comme infranchissables (pas mĂȘme par les oiseaux), les deux falaises du dĂ©troit du Bosphore se rejoignant l'une l'autre et Ă©crasant les navires qui s'y aventurent.

Nous voilĂ  donc sur le chemin que n'emprunta pas Ulysse, nouveau pied de nez de l'auteur Ă  son modĂšle homĂ©rique. Or, prĂ©cisĂ©ment, dans cet Ă©pisode, nous suivons les pĂ©rĂ©grinations, tout Ă  fait secondaires, de certains habitants de Dublin. Comme indiquĂ© plus haut, les croisements entre ces personnages ainsi que les indications hors contexte de la situation des autres protagonistes donnent une impression de simultanĂ©itĂ© et d'une vision « globale » d'une portion de Dublin. En quelque sorte, Joyce semble nous dire : « voilĂ  ce qu'il se passe dans Dublin pendant que vous lisez l'histoire principale. » De mĂȘme, la couleur de l’épisode, arc-en-ciel, ainsi que l'organe, le sang, confirment qu'il s'agit bien de considĂ©rer chaque section de texte comme la partie d'un mĂȘme grand systĂšme - un grand tout qui est l'objet de cet Ă©pisode. Ulysse, roman dont Dublin est aussi le personnage, la chose a Ă©tĂ© suffisamment dite pour ne pas y penser Ă  la lecture de cet Ă©pisode. Mais, revenant Ă  la rĂ©fĂ©rence homĂ©rique, on pourra aussi noter que cet Ă©pisode qui n'est pas censĂ© ĂȘtre Ă©crit permet une parenthĂšse sur une voie que nous savons sans issue. Personne, pas mĂȘme les oiseaux, ne passe les rochers errants, nous dit CircĂ©. VoilĂ  comment, en tant qu'individu considĂ©rĂ© seulement comme partie de la masse, chacun des personnages de cet Ă©pisode est vouĂ© au cul-de-sac. Le morceau de papier flottant sur la Liffey (Elie arrive !) apparaĂźt ainsi Ă  deux reprises dans les rochers errants, dans l'indiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale, les gens de Dublin vaquant Ă  leurs occupations, vouĂ©s au nĂ©ant, tandis que l'annonce de la fin des temps (et d'un renouveau qu'ils ne connaĂźtront pas) leur passe sous le nez. Il faut Ă©galement noter qu'Ă  la fois Bloom et Stephen DĂ©dalus sont prĂ©sents dans cet Ă©pisode, ce qui semble indiquer que leur statut de personnages principaux ne les tire pas pour autant d'affaire. Eux aussi, s'ils ne dĂ©passent pas les limites de leur vie dublinoise, ne sortiront pas de son labyrinthe.

Épisode XI : Les Sirùnes

Résumé

Il est quatre heures de l'aprĂšs-midi lorsque les deux barmaids de l'hĂŽtel Ormond voient passer le cortĂšge du vice-roi devant la vitrine de leur bar. Les deux aguichantes tenanciĂšres, Miss Douce et Miss Kennedy, accueillent ensuite Simon DĂ©dalus qui est immĂ©diatement attirĂ© par le piano venant juste d'ĂȘtre accordĂ© par un jeune aveugle (celui-lĂ  mĂȘme que nous avons dĂ©jĂ  croisĂ© Ă  plusieurs reprises). Pendant ce temps, Bloom achĂšte du papier. Boylan entre Ă  son tour, bientĂŽt suivi de Bloom accompagnĂ© d'un ami, Richie Goulding. Tous deux s'assoient prĂšs de la porte, tandis que Boylan et Lenehan flirtent avec les serveuses. Boylan se retire, et, il est fortement sous-entendu qu'il a rendez-vous avec Molly Bloom (par petits Ă©pisodes, nous suivons sa progression en cab du bar jusqu'Ă  la porte Ă  laquelle il toque). Ben Dollard et le pĂšre Cowley arrivent. Simon DĂ©dalus chante une chanson triste tandis que Bloom pense Ă  Molly et rĂ©dige une lettre Ă  Martha. À son tour, Ben Dollard, avec sa voix de basse « bariltonnante », entonne une chanson sur la rĂ©sistance irlandaise, « The Croppy Boy ». Le nationalisme irlandais et la nostalgie, dĂ©jĂ  trĂšs prĂ©sents dans le texte, parviennent Ă  leur paroxysme. MalgrĂ© cela, Bloom se dĂ©cide Ă  partir ; il quitte le bar, soulagĂ© d'ĂȘtre parti avant le final de Dollard et l'inĂ©vitable tournĂ©e s'ensuivant. TravaillĂ© par ses entrailles (Bloom se demande si cela est dĂ» au cidre qu'il vient d'ingurgiter ou au bourgogne de son dĂ©jeuner), il croise presque aussitĂŽt une prostituĂ©e qu'il reconnaĂźt. Il l'Ă©vite discrĂštement puis, toujours tiraillĂ© par ses intestins, attendant le moment propice, il conclut l’épisode en pĂ©tant.

Style

Le style de cet Ă©pisode est la fugue per canonem. Et nous avons droit Ă  une fugue dans les rĂšgles de l'art puisque l’épisode propose une vĂ©ritable ouverture oĂč 60 fragments de textes, chacun servant de thĂšme musical, sont prĂ©sentĂ©s. Ces fragments rĂ©apparaĂźtront donc tout au long du texte, Ă  la faveur de jeux de sonoritĂ©s, de chaĂźnes d'association et de sonoritĂ©s. Tout est liĂ© par la musicalitĂ©, le contrepoint et l'imitation [21]. On notera que l'emploi de la fugue pour cet Ă©pisode consacrĂ© aux sirĂšnes (et dont l'art est la musique) et d'autant plus judicieux que le mot fugue vient du latin fuga, la fuite. C'est exactement ce que doit faire Bloom le voyageur (ou le lecteur ?) s'il veut mener Ă  bien son OdyssĂ©e.

Sens

Dans l'Odyssée homérique, Ulysse et ses compagnons croisent dans leur voyage les ramenant vers Ithaque les sirÚnes dont les chants mélodieux ensorcÚlent les marins et les attirent jusqu'à elles afin qu'elles les dévorent. Averti par Circé, Ulysse avait préalablement fait boucher les oreilles de ses hommes avec de la cire, tandis que, désireux d'entendre leur chant, il s'était fait attacher au mùt de son bateau. Grùce à ces précautions, ils franchissent sans encombre ce piÚge et se dirigent vers Charybde et Scylla.

Dans cet Ă©pisode la correspondance entre le rĂ©cit homĂ©rique et le roman est sans doute la plus visible : les deux barmaids, charmeuses, reprĂ©sentent les sirĂšnes, tandis que le bar est leur Ăźle. Leurs clients, marins imprudents, viennent s'Ă©chouer devant le comptoir et, amusĂ©s et grisĂ©s par les belles, consomment de l'alcool. Outre le thĂšme, dĂ©jĂ  bien exploitĂ©, des dangers de Dublin pour qui veut sortir de la condition des Dubliners, l’épisode des SirĂšnes met en avant celui de la nostalgie de l'amour et le retour au foyer. C'est non seulement la puretĂ© perdue de l'Irlande qui est chantĂ©e mais aussi celle des premiĂšres amours. Bloom pense avec nostalgie Ă  sa femme, Ă  leurs premiers Ă©bats
 Mais leur relation a changĂ© depuis la mort de leur fils (entre autres choses, ils n'ont plus de relations sexuelles). Aussi tandis qu'il pense Ă  son amour pour sa femme, Bloom est en train d'Ă©crire Ă  Martha ; tandis que Boylan, quittant le bar, s'apprĂȘte (c'est en tout cas ce que suggĂšre assez cruellement le texte) Ă  rejoindre Molly. De mĂȘme, Bloom, une fois Ă©chappĂ© du bar des sirĂšnes, croisera le chemin d'une prostituĂ©e Ă  laquelle on se doute qu'il a dĂ©jĂ  rendu visite. L'amour unissant un homme et une femme est en constant danger face aux sĂ©ductions extĂ©rieures au foyer.

Contrairement aux autres clients de l'Osmond, Bloom ne s'attardera pas dans le bar tenu par Miss Douce et Miss Kennedy. Il ne chantera pas, ne se laissera pas aller Ă  Ă©couter les chansons, ne s'approchera pas du comptoir pour reluquer les serveuses ou pour faire tourner la pompe Ă  biĂšre. Pour parvenir Ă  rentrer chez lui, Bloom doit rĂ©ussir Ă  Ă©viter l'attraction dangereuse des sirĂšnes, aidĂ©es dans leur patient travail d'avilissement par les chansons qui rĂ©sonnent dans le bar. Pour cela, il lutte contre les sonoritĂ©s en lisant et Ă©crivant (concentration intĂ©rieure opposĂ©e aux stimuli extĂ©rieures) mais aussi en concentrant son attention sur Molly (ce qui l'attend Ă  l'extĂ©rieur, opposĂ© aux plaisirs Ă  l'intĂ©rieur du bar). Ainsi, il finira par quitter les lieux. Mais sitĂŽt esquivĂ© ce danger, il croise une prostituĂ©e (qu'il a dĂ©jĂ  frĂ©quentĂ©e), ce qui semble annoncer son passage le soir-mĂȘme dans une maison close et le cauchemar de l’épisode CircĂ©. Enfin, Bloom l'homme physiologique effectue un pied de nez aux mĂ©lopĂ©es, complaintes, ballades Ă©grenĂ©es tout au long de l’épisode, ainsi qu'Ă  tous les procĂ©dĂ©s musicaux employĂ©es, en se chargeant lui-mĂȘme des derniers accords de la partition, Ă  l'aide de son propre instrument Ă  vent : « Pprrpffrrppff »[22].

Épisode XII : Les Cyclopes

Résumé

Il est 17h et Bloom a rendez-vous avec Martin Cunningham Ă  la taverne de Barney Kiernan oĂč ils doivent discuter des affaires de la famille Dignam. Le narrateur de cet Ă©pisode, dont on ignore le nom (on apprend qu’il est collecteur de dettes), rencontre son copain Joe et les deux dĂ©cident de se rendre au bar de Kiernan pour voir un ami appelĂ© le Citoyen, un habituĂ© du bar. C'est un nationaliste fier et bourru, accompagnĂ© de son chien, grognard et non moins bourru, rĂ©pondant au doux nom de Garryowen. Entrent plusieurs personnes, dont Bloom. Ne trouvant pas Martin Cunningham, il se dĂ©cide Ă  l’attendre. Dans son dos, le Citoyen ne manque pas de cracher son fiel sur les Ă©trangers souillant et parasitant l’Irlande (la couleur de l’épisode Ă©tant bien entendu le vert). Toutes ses remarques visent clairement Bloom qui, bien que dans une situation inconfortable, ne s’en offusque pas. Il est mĂȘme invitĂ© dans la discussion (ou plutĂŽt pris Ă  partie) au sujet de la peine capitale (autre sujet martelĂ© par le Citoyen). Sans se laisser intimider, il aborde la question de maniĂšre rationnelle, avec le flegme et la diplomatie que nous lui connaissons, ce qui a le don de chauffer le sang du Citoyen et de ses comparses. Mais ces derniers, manquant d’une ouverture rĂ©elle pour attaquer, se contentent de grincer des dents. La discussion en vient au dĂ©funt Paddy Dignam et sa famille pour laquelle Bloom va tenter de sauver ce qu’il peut, mais, malgrĂ© une relative entente sur le sujet, la conversation ne s’apaise pas et le Citoyen en remet une couche sur l’histoire irlandaise, la nation irlandaise, conspue les envahisseurs anglais et les Ă©trangers. John Wyse (encore un autre client) demande alors Ă  Bloom, qui dĂ©plorait qu’on entretienne une haine entre les nations, ce qu’il entend par nation. La rĂ©ponse, maladroite et un brin naĂŻve, de Bloom soulĂšve les sarcasmes et pousse le Citoyen Ă  lui demander sa nationalitĂ©, ce Ă  quoi Bloom rĂ©pond fiĂšrement qu’il est Irlandais[23]. La tension monte alors encore d’un cran. Puis Bloom, piquĂ© au vif, affirme son appartenance au peuple juif (peuple opprimĂ©) et dĂ©fend l’idĂ©e d’une sociĂ©tĂ© fondĂ©e sur la lutte contre l’injustice et l’amour plutĂŽt que sur la haine. Sentant les esprits s’échauffer, il se retire pour tenter de trouver Martin Cunningham qui n’arrive toujours pas. Une fois sorti, tout le fiel du Citoyen se dĂ©verse sur Bloom, les juifs et les Ă©trangers. ChauffĂ©s par le nationalisme et l’antisĂ©mitisme ambiant, la nouvelle que Bloom a refilĂ© un tuyau aux courses Ă  Bantam Lyons (voir l’épisode 5, les Lotophages) circule et immĂ©diatement on affirme que Bloom a dĂ» lui aussi parier et qu’il est allĂ© chercher en secret sa mise afin de ne pas avoir Ă  offrir une tournĂ©e pour fĂȘter son gain.

Lorsque Bloom revient (alors que Martin Cunningham est arrivĂ© entre-temps), l’animositĂ© envers lui est Ă  son comble mais Bloom, lui-mĂȘme Ă©chauffĂ© par toutes les allusions qu’il a eues Ă  subir, ne se laisse pas faire et tandis que Martin Cunningham tente de calmer les esprits, Bloom et le Citoyen montent sur leurs grands chevaux. Bloom, hors de lui, finit par assĂ©ner au Citoyen que le Christ lui-mĂȘme Ă©tait juif. EntraĂźnĂ© par Martin Cunningham, Bloom monte dans un fiacre et s’enfuit tandis que le Citoyen, ulcĂ©rĂ©, les poursuit, leur jette une boĂźte de biscuit en fer et lance son chien surexcitĂ© sur eux.

Style

Nouveau morceau de bravoure et modĂšle d’ironie que cet Ă©pisode dans lequel Joyce a l’idĂ©e folle de consacrer narrateur un pilier de bistrot, parlant un jargon oĂč interjections et argot irlandais s’entremĂȘlent. Nous voilĂ  instantanĂ©ment plongĂ©s dans l’esprit nationaliste irlandais, entrevu non pas Ă  travers concepts et idĂ©ologie mais pour ce qu’il est : un monceau d’idĂ©es reçues, de conformisme et de points de vue totalement irrationnels. Mais Joyce ne s’arrĂȘte pas lĂ . Le style de l’épisode est en effet le « gigantisme », nouvelle invention joycienne. Or, si le terme convient partiellement au ton et au langage du narrateur (oĂč tout n’est que caricature et torse bombĂ©), il renvoie bien plutĂŽt aux nombreux paragraphes qui accompagnent le rĂ©cit du narrateur : Ă  travers diffĂ©rents styles emphatiques (discours lĂ©gal, poĂ©sie irlandaise, description Ă©pique, lĂ©gendes irlandaises, mythes grecs, romance mĂ©diĂ©vale, spiritualisme, journalismes de sociĂ©tĂ©, articles thĂ©Ăątraux, sportifs, romantisme mĂ©diĂ©val et du XIXe siĂšcle, prose sentimentale et puĂ©rile, visions bibliques
) des textes reprennent un dĂ©tail et l’enflent, le dĂ©veloppent, l’hypertrophient jusqu’à l’absurde. Aussi, si Joyce se moque ouvertement du nationalisme, il s’en prend Ă©galement et avant tout Ă  tout langage qui, comme celui du nationalisme, a pour principe l’exaltation, l’euphorie et la grandiloquence. Le nationalisme des piliers de bistrot dublinois apparaĂźt comme la version populaire et minimaliste d’un mĂȘme mouvement (ce dernier pouvant apparaĂźtre avec tous les atours du beau parler et de la biensĂ©ance), mais qui possĂšde le mĂȘme dĂ©faut que le Citoyen : prĂŽner une vision unidimensionnelle du monde, en utilisant l'exacerbation pour masquer carences et incohĂ©rences. Bloom et son judaĂŻsme n’échappent pas Ă  la moquerie, se laissant emporter par la fiĂšvre de l’affrontement des visions du monde. Il apparaĂźt en fin d’épisode dans une vision prophĂ©tique grotesque : Élie en gloire au milieu d’un tourbillon d’anges.

Sens

Chez HomĂšre, l'Ă©pisode du Cyclope vient entre les Lotophages et Éole, c'est-Ă -dire bien avant les SirĂšnes. Ulysse et ses compagnons, dĂ©barquent sur l'Ăźle des Cyclopes oĂč ils sont faits prisonniers par PolyphĂšme. Ce gĂ©ant dotĂ© d'un Ɠil unique les enferme avec ses moutons et dĂ©vore plusieurs hommes. Ulysse, grĂące Ă  sa ruse, parvient Ă  enivrer PolyphĂšme puis, Ă  l'aide d'un Ă©norme Ă©pieu brĂ»lant, lui crĂšve l’Ɠil. CachĂ©s sous les moutons gigantesques, lui et les survivants s'Ă©chappent de la caverne du Cyclope et parviennent Ă  s'enfuir sur leur bateau. Avant cela, Ulysse avait dĂ©jĂ  trompĂ© PolyphĂšme en lui affirmant s'appeler « personne », si bien que lorsque le Cyclope veut appeler ses congĂ©nĂšres Ă  l'aide, il leur dit qu'il a Ă©tĂ© attaquĂ© par personne, ce qui les plonge dans l'incomprĂ©hension. Fou de douleur et de rage, PolyphĂšme se rend sur la plage et jette des rochers sur le bateau des fuyards mais, aveuglĂ©, il ne parvient pas Ă  les atteindre. Ulysse, imprudent, ne pourra s'empĂȘcher de narguer le Cyclope en lui rĂ©vĂ©lant son vĂ©ritable nom, ce qui permettra Ă  PolyphĂšme, demeurĂ© seul, de maudire Ulysse et de demander rĂ©paration Ă  son pĂšre, qui n'est autre que PosĂ©idon. Il demande au dieu des ocĂ©ans de faire en sorte qu'Ulysse ne rentre jamais chez lui ou bien qu'il le fasse seul, sur un bateau qui ne sera pas le sien et qu'il ne retrouve lĂ -bas que malheurs.

Comme dans l’épisode des SirĂšnes, le parallĂšle avec le rĂ©cit homĂ©rique est ici relativement facile Ă  faire. Le Citoyen, brute Ă©paisse, colĂ©rique, avec sa vision rĂ©duite et unique du monde, trĂŽnant dans la taverne au milieu des moutons irlandais, n’est rien d’autre que PolyphĂšme, le Cyclope du mythe. Bloom, ne rĂ©vĂ©lant qu’il est juif (sa vĂ©ritable identitĂ©) qu’au moment de s’enfuir et fumant un cigare menaçant en face du Citoyen, est bien sĂ»r Ulysse. La taverne est l’antre du Cyclope, et la fuite d’Ulysse, provocateur, tandis que PolyphĂšme lui jette des rochers, est tout Ă  fait reconnaissable. On l’a vu, la moquerie et l’ironie sont au centre de l’épisode. Mais plus fondamentalement, le parti pris de Joyce est de traiter chaque sujet (ici le nationalisme, la xĂ©nophobie, l’antisĂ©mitisme) non pas avec distance et argumentation mais en plongeant au cƓur mĂȘme du langage lui correspondant. D’une part, on peut remarquer qu’il s’agit lĂ  d’une des « rĂšgles » d’Ulysse : la chair, le concret, le quotidien, plutĂŽt que les idĂ©es. Mais en allant plus loin, cela permet Ă  Joyce d’effectuer un retournement du langage dont il se moque. En effet, que serait devenu cet Ă©pisode si Joyce avait optĂ© pour une narration Ă  distance, on pourrait dire classique ? Exactement un texte du type de celui qui est montrĂ© du doigt : une vision qui se veut universelle (donc unique), une vision fermĂ©e et moralisante. Un texte qui aurait montrĂ© du doigt, mis en contraste bien et mal et, aussi subtil soit-il, aurait peu ou prou tournĂ© Ă  la caricature. Mais, au contraire, en ouvrant son roman au pire spĂ©cimen de fond de bistrot de Dublin, Joyce, sans juger, nous fait baigner dans un univers comique et grotesque oĂč tout n’est qu’exagĂ©ration et idĂ©es reçues. GrĂące Ă  cela, il ne s’en prend pas Ă  des individus, ni mĂȘme Ă  des idĂ©ologies, mais Ă  une attitude (un mĂ©lange de vision unilatĂ©rale du monde, de fermeture d’esprit, de xĂ©nophobie, et de conformisme liĂ© Ă  la tendance Ă  la surenchĂšre), attitude qu’il retrouve dans une multitude de types de langages. Sans l’ouverture opĂ©rĂ©e par Joyce et le retournement qu’elle implique, cette attitude serait restĂ©e inatteignable par le romancier.

Du cĂŽtĂ© de Bloom, outre la dĂ©couverte de son attachement au judaĂŻsme (non comme religion, mais plutĂŽt comme racines et communautĂ©), nous apprenons Ă  connaĂźtre un Bloom pas toujours si dĂ©bonnaire, qui ne se laisse pas marcher sur les pieds, sait dĂ©fendre ses idĂ©es, mĂȘme envers et contre tous (portĂ© il est vrai par un communautarisme qui est moquĂ© par Joyce). On peut aussi se demander si la vision biblique totalement absurde de la fin de l’épisode n’est pas un clin d’Ɠil au fameux « Élie arrive ! » des Ă©pisodes Lestrygons et Rochers errants. Mais est-ce seulement un clin d’Ɠil ? Comme le laissent entendre nombre de passages antĂ©rieurs (notamment la relation Bloom-DĂ©dalus), l’un des fils rouges d’Ulysse est la crĂ©ation littĂ©raire elle-mĂȘme et le problĂšme de sortir de la stĂ©rilitĂ© du langage. Le verbe fait chair est la rĂ©ponse de Joyce : le langage, libĂ©rĂ© des contraintes morales et idĂ©alistes, prenant sa forme dans le vĂ©cu. Or, dans l’épisode des Cyclopes, c’est, et pour la premiĂšre fois, exactement ce qui est mis en application. En prenant le langage Ă  sa source (sans passer par une objectivation), Joyce explore des domaines jusque-lĂ  inaccessibles. En particulier : l’inaccessible irrationnel qui dicte nos valeurs et nos rĂ©actions. Pour la premiĂšre fois, la prophĂ©tie d’Ulysse se rĂ©alise : le verbe devient immĂ©diat, il prend chair, et ce une nouvelle fois de la façon la plus inattendue, Ă  travers la verve et la bĂȘtise d’un soĂ»lard. Le texte de Joyce prend alors une double dimension. Élie arrive !, et Élie est incarnĂ© par un Bloom grotesque et extatique ; mais Élie est aussi la prose d’Ulysse elle-mĂȘme qui, parvenue Ă  mettre en mot sa quĂȘte essentielle, rĂ©alise sa propre prophĂ©tie. Notons que l’incarnation d’Ulysse est elle-mĂȘme double puisque si, comme nous l’avons vu, Bloom continue d’ĂȘtre le reprĂ©sentant moderne du roi d’Ithaque, n’oublions pas que le narrateur argotique n’a pas de nom, qu’il n’est personne, tout comme Ulysse. Un Ulysse sortant de la grotte du conformisme littĂ©raire aprĂšs avoir crevĂ© l’Ɠil du gigantisme objectivant de la vision unique et ne livrant son identitĂ© (Élie le prophĂšte annonçant le Verbe nouveau) que sur la fin du rĂ©cit. On peut aussi voir Ulysse comme le roman d'une progression vers la rĂ©alisation de la fusion verbe-chair. Souvenons-nous comment la TĂ©lĂ©machie Ă©tait dĂ©jĂ  un glissement du style du Portrait de l'artiste en jeune homme (on pourrait dire un style indirect libre non plus naturaliste mais tournĂ© vers le vĂ©cu et la poĂ©sie du moment prĂ©sent) vers le flux de pensĂ©e. Ce flux de pensĂ©e sera la base de la narration de la seconde partie, l'OdyssĂ©e, se transformant peu Ă  peu dans les trois derniers Ă©pisodes en une fusion entre ĂȘtre et langage. Cette fusion n'est pas le but Ă  atteindre, mais simplement la prise de conscience (pour Joyce comme pour Stephen DĂ©dalus) que l'Ă©tape supĂ©rieure de la langue ne sera pas rationnelle, mais vĂ©nale. En opĂ©rant ce glissement, la prose d'Ulysse se dĂ©fait lentement mais sĂ»rement des contraintes de la narration (et de la pensĂ©e) rĂ©aliste et objective. Que l'auteur ait placĂ© cette prise de position dans un Ă©pisode oĂč sont justement moquĂ©s le manque d'ouverture et les visions bornĂ©es n'est pas un hasard.

Joyce veut emmener son rĂ©cit jusqu'aux frontiĂšres du langage, afin d'ĂȘtre Ă  mĂȘme de les dĂ©passer dans sa prochaine Ɠuvre. À la suite des Cyclopes, sur les Ă©pisodes restants, la moitiĂ© seront formĂ©s sur le mĂȘme principe, la forme du texte se confondant avec la forme de pensĂ©e du personnage principal : Nausicaa, CircĂ© et bien sĂ»r PĂ©nĂ©lope. Les trois autres Ă©tant des parodies de style : Les bƓufs du soleil (histoire de la littĂ©rature anglo-saxonne), EumĂ©e (littĂ©rature de clichĂ©s) et Ithaque (catĂ©chisme moderne, pointillisme narratif). Montrer les limites de la langue et les dĂ©passer : Joyce est en train de rĂ©ussir son monstrueux pari.

Épisode XIII : Nausicaa

Résumé

Deux jeunes filles, Cissy Caffrey et Edy Boardman, gardent sur la plage de Sandymount un bĂ©bĂ© ainsi que les jumeaux Tommy et Jacky Caffrey, deux garnements de quatre ans. Un peu plus loin se trouve Gerty MacDowell qui rĂȘvasse face Ă  la mer, Ă©coutant les rumeurs de la messe donnĂ©e dans une Ă©glise non loin de lĂ . Gerty (qui n’est autre que la petite niĂšce du citoyen !) pense aux petits riens du tout de sa vie, Ă  son amoureux, sa toilette, sa rivalitĂ© avec Edy ; elle fantasme surtout sur la vie qu’elle pourrait avoir, ressemblant aux contes de fĂ©es relayĂ©s par les magazines : une grande histoire d’amour, un mari aimant, une belle et chaleureuse maison, etc.

Jusqu’à ce qu’un des jumeaux n’envoie son ballon rouler jusqu’aux rochers et qu’un homme vĂȘtu de noir (il s’agit de Bloom), assis lĂ  en silence, ne se lĂšve et, voulant lancer le ballon dans leur direction, le projette jusqu’à Gerty. Celle-ci, ne voulant pas paraĂźtre empotĂ©e face Ă  Edy Boardman, dĂ©cide de retrousser lĂ©gĂšrement ses jupes (« juste assez ») afin de donner un grand coup de pied dans le ballon et le rendre aux jumeaux. À partir de cet instant, l’esprit de la jeune Gerty sera accaparĂ© par la prĂ©sence de cet homme mĂ»r, aux habits noirs et au regard triste, qui ne la quitte pas des yeux.

Au moment oĂč jeunes filles et enfants s’apprĂȘtent Ă  quitter la plage pour rentrer chez eux Ă©clate un feu d’artifice (celui de la kermesse inaugurĂ©e par le Vice-Roi). Gerty profite alors du fait que toute la troupe se prĂ©cipite pour admirer le feu d’artifice pour laisser se dĂ©chaĂźner les pulsions Ă©rotiques bouillonnant en elle. Elle se penche en arriĂšre en retroussant sa jupe et offre aux yeux indĂ©cents de l’inconnu le spectacle de ses cuisses et de ses dessous, jusqu’à l’extase.

Le feu d’artifice terminĂ©, la petite troupe part pour de bon, suivie de Gerty, et c’est alors que Bloom s’aperçoit que celle-ci Ă©tait boiteuse. Sur cette rĂ©vĂ©lation, nous nous retrouvons Ă  nouveau projetĂ© dans l’esprit de Bloom qui, venant de se masturber, s’interroge sur le dĂ©sir fĂ©minin et les menstruations, puis dĂ©cide de se rendre Ă  la maternitĂ© pour visiter la pauvre Mme Purefoy, en travail depuis le petit matin.

Style

Joyce nous raconte la fin de journĂ©e de trois jeunes filles Ă  l’ñme romantique et utilise pour ce faire un style n’ayant rien Ă  envier aux plus sirupeux des romans Ă  l’eau de rose. Rien ne nous est Ă©pargnĂ© entre les petites jalousies fĂ©minines, les parenthĂšses narcissiques, les envolĂ©es lyriques, les hyperboles stupides, les proportions accordĂ©es Ă  des dĂ©tails insignifiants de la vie quotidienne, l’attachement plus que soulignĂ© Ă  la religion et Ă  la puretĂ© de la sainte vierge Marie, les expressions cul-cul la praline


Les prĂ©occupations adolescentes ainsi que le romantisme et le lyrisme sont malmenĂ©s et Joyce s’amuse, Ă  travers la langue qui leur est propre, Ă  nous amener Ă  leur limite, Ă  leurs contradictions, Ă  l’endroit oĂč l’exaltation devient grotesque. Ainsi Gerty est amoureuse, Ă©perdument attachĂ©e Ă  un garçon qui occupe l’essentiel de ses pensĂ©es, mais elle dĂ©laisse l’amour de sa vie pour un simple regard appuyĂ© de la part d’un inconnu. Mais comme seule compte l’exaltation (peu importent la cohĂ©rence, la mesure, les faits : la rĂ©alitĂ©), aussitĂŽt la machine Ă  belle histoire se remet en route et le fantasme d’une vie avec cet homme dont elle ne sait rien prend la forme d’une Ă©popĂ©e amoureuse et tragique.

L’ironie suinte de chaque ligne, jusqu’au dĂ©nouement de l’épisode et la fameuse scĂšne du feu d’artifice oĂč exhibitionnisme, masturbation et orgasmes se mĂȘlent.

Sens

Mieux que n’importe quel plaidoyer contre le romantisme et la littĂ©rature pour salon de thĂ©, l’épisode de Nausicaa montre avec un humour et une ironie fĂ©roces ce qui se cache juste derriĂšre le visage angĂ©lique des jeunes filles en fleur. On retrouve un Bloom errant, voyeur et masturbateur. Que fait-il sur la plage de Sandymount Ă  cette heure ? TraĂźne-t-il sur la plage parce qu’il ne veut pas rentrer chez lui, car Ă  la recherche d’une satisfaction Ă©rotique qu’il sait qu’il n’obtiendra pas lĂ -bas ?

Nous entrons avec malice dans l’esprit de la jeune Gerty et, par instants, entrevoyons les prĂ©misses de la pensĂ©e fĂ©minine dĂ©veloppĂ©e au dernier Ă©pisode. Des phrases surviennent, comme un flot de parole[24]. Gerty, presque femme, est face Ă  la mer (presque l’infini), dans la lumiĂšre du crĂ©puscule (presque la nuit) : nous sommes presque en prĂ©sence des conditions requises pour entendre la prose fĂ©minine qui sera dĂ©livrĂ©e par Molly (une femme, la nuit, l’infini).

Épisode XIV : Les BƓufs du Soleil

Résumé

LĂ©opold Bloom visite la maternitĂ© oĂč Mina Purefoy est en train de donner douloureusement naissance Ă  un enfant. LĂ , il retrouve Stephen Dedalus qui en train de boire avec ses amis Ă©tudiants en mĂ©decin. Ils attendent l'arrivĂ©e de Buck Mulligan. L'accouchement s'Ă©tant bien terminĂ©, tous partent boire dans un pub.

Style

Joyce retrace l'histoire de la littérature anglaise en un seul épisode. Celui-ci commence par de la prose latine, continue sous la forme d'ancien anglais (traduit en français par de l'ancien français) avant de partir en pastiches de Malory, de la Bible du roi Jacques, de Bunyan, Defoe, Sterne, Walpole, Gibbon, Dickens, et Carlyle avant de finir par des phrases issues de l'argots.

Épisode XV : CircĂ©

Résumé

Difficile de rĂ©sumer les faits dans cet Ă©pisode tant on y oscille entre cauchemar et rĂ©alitĂ©. Il est minuit, LĂ©opold Bloom se retrouve dans le quartier des bordels, entrant par Mabbot Street. LĂ , poussĂ© par l'association qu'il a faite lors de sa visite Ă  Mme Purefoy entre Stephen DĂ©dalus et le souvenir de son fils Rudy, il recherche Stephen DĂ©dalus car il craint que ce dernier, totalement ivre, ne se fasse dĂ©plumer (par des hommes sans scrupule ou bien par ses propres compagnons de boisson). Mais n’est-il pas lĂ  aussi poussĂ© par ses propres fantasmes et dĂ©sirs ? En tout cas, culpabilitĂ©, honte et tentation l’accompagnent tout au long de sa traversĂ©e. Il erre un moment dans les ruelles sales, rencontrant gueules saoules, prostituĂ©es, chiens errants et clochards, passant sans transition dans cette atmosphĂšre onirique d'un statut Ă  un autre (objet de l'opprobre gĂ©nĂ©rale, en particulier des femmes qui lui reprochent un comportement vicieux, de l'idolĂątrie de ses concitoyens, homme objet d'une relation sadomasochiste). Reconnaissant des notes jouĂ©es au piano qui pourraient ĂȘtre l’Ɠuvre de Stephen (« Toucher masculin. Musique triste. Musique d’église. Ici peut-ĂȘtre »), Bloom s’approche d’une maison close et il est accueilli par la rabatteuse, ZoĂ© Higgins, une jeune prostituĂ©e d’origine anglaise, qui lui confirme que DĂ©dalus est bien lĂ , accompagnĂ© d’un ami (Lynch) ; et, effectivement, il les retrouve une fois entrĂ© dans le bouge. Stephen pianote quelques notes, fanfaronne avec Lynch auprĂšs des filles, puis finit par payer des filles pour tout le monde, Bloom compris – qui prendra soin d’éviter Ă  DĂ©dalus de trop payer, puis gardera l’argent de ce dernier par prĂ©caution. Stephen amuse la galerie, digresse et divague sur les filles de joie, entraĂźnant tout le monde dans une danse chaotique, jusqu’à ce qu'il se fige, horrifiĂ© par la vision de sa mĂšre dĂ©funte le fixant dans son agonie. Sa culpabilitĂ©, mais aussi sa colĂšre, remontent en lui en mĂȘme temps que la discussion qu’il a eue avec Buck Mulligan le matin mĂȘme (Ă©pisode 1). Pris de dĂ©lires, sous le regard Ă©bahi des autres, il rejette ses visions de maniĂšre blasphĂ©matoire en lançant « Non Serviam ! » et, brandissant sa canne de frĂȘne Ă  deux mains (qu’il dĂ©clare ĂȘtre Nothung, l’épĂ©e mythique de Siegfried), il frappe le bec de gaz, dĂ©truisant la lumiĂšre de la piĂšce.

DĂšs ce moment, le cauchemar prend fin (momentanĂ©ment et partiellement) et le reste des faits nous est prĂ©sentĂ© sans trop de fioritures (ce qui signifie que Bloom semble sorti de ses visions fantasmatiques et qu’il a dessaoulĂ©). Stephen sort prĂ©cipitamment du bordel, poursuivi par les filles, tandis que Bloom et Bella Cohen, la tenanciĂšre, tentent de se mettre d’accord sur les dommages et intĂ©rĂȘts Ă  verser pour la rĂ©paration du bec de gaz. Bloom prend la dĂ©fense de Stephen et montre que les dĂ©gĂąts sont minimes, refuse de payer la somme exigĂ©e par Bella et finit par la dĂ©dommager seulement pour l’ampoule brisĂ©e. Il sort ensuite prĂ©cipitamment, accourant aux cris des filles, et retrouve DĂ©dalus, toujours dĂ©lirant, aux prises avec deux soldats, entourĂ© d’un attroupement de badauds et de filles de rue. Bloom tente de calmer les esprits (tandis que Lynch abandonne son ami et prĂ©fĂšre partir avec Kitty, la fille pour laquelle Stephen a payĂ© pour lui). DĂ©dalus continue de dĂ©lirer, prenant rĂ©guliĂšrement l’une des filles d’un soldat (qui n’est autre que Cissy Caffrey de l’épisode Nausicaa) Ă  partie et, malgrĂ© ses efforts, Bloom ne peut empĂȘcher l’un des soldats de frapper Stephen au visage. Sur ce, deux policiers arrivent et menacent d’emmener le jeune homme ivre au poste, mais Bloom s’interpose, plaide en faveur de Stephen et profite de la prĂ©sence de Corny Kelleher et de son fiacre pour charger DĂ©dalus et dĂ©camper. Une fois dĂ©posĂ©s en lieu sĂ»r, Bloom tente de rĂ©veiller Stephen qui, reprenant difficilement ses esprits, identifie son sauveur comme « une panthĂšre noire vampire », trouvant lĂ  la rĂ©ponse Ă  son rĂȘve prĂ©monitoire[25]. L’épisode se termine lorsque Bloom, sans doute Ă©mu en prenant soin du jeune homme, a une pensĂ©e pour son propre fils, mort en bas Ăąge, et pense voir sa silhouette se dĂ©tacher des ombres de la nuit.

Style

Le style de cet Ă©pisode (cauchemardesque selon les schĂ©mas) a pour base le procĂ©dĂ© thĂ©Ăątral. Il est en effet uniquement composĂ© de rĂ©pliques et de didascalies. À partir de cette trame, Joyce nous emmĂšne Ă  travers le quartier des bordels de Dublin mais aussi dans les strates les plus enfouies de la psychĂ© de ses deux personnages principaux. AprĂšs le Cyclope et Nausicaa, nous voilĂ  Ă  nouveau en prĂ©sence d'un texte oĂč l'esprit du personnage et le texte fusionnent. Cette fois, il s'agit de ceux, passablement avinĂ©s, de Bloom et DĂ©dalus.

Comme c’est le cas dans un rĂȘve, les Ă©vĂ©nements et les personnages de la journĂ©e passĂ©e reviennent (presque tous les personnages, sinon tous, rencontrĂ©s depuis le dĂ©but du roman font une apparition). Leur prĂ©sence est dĂ©formĂ©e, amplifiĂ©e et resituĂ©e Ă  partir du sens profond qui se dĂ©gage du cauchemar. Pour Bloom, le masochisme prĂ©domine, et la honte et la soumission s’entremĂȘlent avec le plaisir. Pour Stephen, le dilemme entre sa culpabilitĂ© vis-Ă -vis de sa mĂšre et son rejet des valeurs rejaillit.

Joyce parvient Ă  nous balancer constamment entre rĂ©alitĂ© et dĂ©lire, brodant avec prĂ©cision sur chaque Ă©vĂ©nement une surabondance chaotique d’apparitions et de fantasmes. Le langage, comme l’imagination, semblent ici totalement libĂ©rĂ©s des contraintes, mais aussi, revers de la mĂ©daille, propice Ă  nous confronter aux pensĂ©es les plus basses et les plus dangereuses.

Le contraste entre les profondeurs et la surface est montrĂ© par Joyce en particulier Ă  travers le personnage de Bella Cohen. Dans le dĂ©lire masochiste de Bloom, Bella est dominatrice (elle devient mĂȘme un homme, Bello, tandis que Bloom est une femme) tandis que Bloom est servile, humiliĂ© et martyrisĂ© ; mais revenu Ă  la rĂ©alitĂ©, Bloom tient crĂąnement tĂȘte Ă  la tenanciĂšre, dirige les dĂ©bats et dicte sa volontĂ©. C’est Ă  travers ce genre de subtilitĂ© que Joyce montre les limites du rĂ©alisme et les dĂ©passe. Car comment dĂ©peindre un masochiste de maniĂšre rĂ©aliste sans tomber dans la caricature ? C’est seulement Ă  travers l’intimitĂ© (on se souvient de la lettre de Martha qui dĂ©jĂ  laissait sous-entendre les tendances masochistes de Bloom) et une plongĂ©e dans l’irrationnel (les dĂ©lires, les fantasmes, les pulsions) que le portrait de Bloom (le portrait rĂ©el) peut ĂȘtre complet. Et, dĂ©passant le cadre formel, Joyce transgresse Ă©galement le point de vue moralisant de l’écriture. Car Ă  la question qu’est-ce qu’un masochiste ?, Joyce nous rĂ©pond simplement : c’est un type comme vous et moi.

Sens

Dans l'OdyssĂ©e antique, l'Ă©pisode de CircĂ© survient aprĂšs celui des Lestrygons. Ulysse arrive sur l’üle d'EĂ©a, y tue un cerf gĂ©ant et prend quelques jours de repos, puis il envoie quelques hommes explorer l'Ăźle. Ceux-ci dĂ©couvrent le palais de CircĂ© aux alentours duquel vivent des animaux sauvages se comportant comme des animaux domestiques. Les hommes sont reçus par CircĂ©, mais l'un d'eux, Euryloque, se mĂ©fie et reste Ă  l'Ă©cart. Lors du repas, la magicienne verse un poison dans le verre des marins qui, en buvant, sont transformĂ©s en porcs. Seul Ă  avoir Ă©chappĂ© au piĂšge de CircĂ©, Euryloque court avertir Ulysse. Celui-ci dĂ©cide de se rendre au palais de CircĂ© et, en chemin, rencontre HermĂšs qui lui offre une plante permettant de rĂ©sister aux poisons de la magicienne : la moly. Et lorsque CircĂ© tente d'empoisonner Ulysse Ă  son tour, le sortilĂšge ne fonctionne pas. Il la menace alors de son Ă©pĂ©e et lui ordonne de rendre leur apparence humaine Ă  ses hommes. CircĂ© tente de le sĂ©duire et lui offre de la rejoindre dans sa couche, mais Ulysse lui fait d'abord prononcer le grand serment des dieux qui lui interdit de lui faire du mal. Il s'unit alors Ă  elle puis CircĂ© fait servir pour lui un repas qu'il refuse de partager avec elle tant que ses compagnons ne seront pas libĂ©rĂ©s. CircĂ© rend alors leur apparence aux hommes d'Ulysse et cesse toute tromperie. Ulysse et ses hommes resteront ainsi une annĂ©e sur l'Ăźle de CircĂ© Ă  se reposer et festoyer. Au moment de leur dĂ©part, la magicienne conseillera Ă  Ulysse de visiter les Enfers pour demander l'aide du devin TirĂ©sias afin de trouver le chemin du retour. AprĂšs leur voyage en CimmĂ©rie, Ulysse et ses compagnons reviendront sur l’üle de CircĂ©e qui leur indiquera cette fois les dangers qui les attendent sur la route indiquĂ©e par TirĂ©sias : les sirĂšnes, les Planktes, les rochers errants.

Dans notre culture, l'Ă©pisode de CircĂ© est immanquablement liĂ© Ă  la luxure, la dĂ©bauche et les bordels. Joyce ne perdant pas une occasion d'aborder les aspects sexuels, intimes et indĂ©cents de la vie, il n'allait pas manquer l'occasion. Comme toutes les villes, Dublin a ses quartiers honteux ; et, comme tout homme, LĂ©opold Bloom a lui-mĂȘme ses coins sombres et immoraux. Sommes-nous encore dans Dublin, sommes-nous en Bloom ? Nous oscillons constamment entre monde et psychĂ©, mais ce qui est en tous cas certain, c'est que Joyce ne nous dĂ©peint pas la venue d’un monsieur Bloom gentleman, parti chercher un jeune garçon saoul et devant malgrĂ© lui faire face Ă  la faune des bas quartiers. Ni Bloom ni DĂ©dalus ne dĂ©pareillent dans le tableau de la dĂ©pravation ; au contraire, ils donnent l’impression d’ĂȘtre lĂ  chez eux, d’en ĂȘtre des habituĂ©s.

Qu'apprenons-nous de cette visite dans les coulisses de leur conscience ? LĂ©opold Bloom rĂȘve de façon mĂ©galomane que ses innombrables idĂ©es pour l’amĂ©lioration de la sociĂ©tĂ© lui valent de devenir un hĂ©ros du peuple ; il s’adonne Ă©galement en pensĂ©e au plaisir d’ĂȘtre humiliĂ© et maltraitĂ© par des femmes. Stephen DĂ©dalus de son cĂŽtĂ© est harcelĂ© pour ses dilemmes et montre les profondeurs sataniques et immorales qui l’habitent. Le temps semble sans limite et le moindre dĂ©tail vu ou entendu par les deux personnages peut s'Ă©taler en des proportions fantastiques : des ĂȘtres, des dĂ©cors, des souvenirs apparaissent, se transforment, prennent corps et s'entretiennent avec les personnages. Pendant ce temps, nous ne sommes pas coupĂ©s de la rĂ©alitĂ© pour autant, Bloom et DĂ©dalus continuent Ă  agir et parler, mais le rĂ©el semble se plier aux caprices de leurs dĂ©lires, comme si le monde dans son ensemble devait se transformer Ă  la simple Ă©vocation d'un mot, d'un nom ou d'un dĂ©tail en leur esprit. Joyce avait pour dessein de nous dĂ©crire la totalitĂ© d’une journĂ©e, la totalitĂ© d’une ville, et la totalitĂ© d’un homme ordinaire. Dans cet Ă©pisode, il tient sa promesse de ne rien tenir secret (ni par pudeur, ni par morale) et nous invite dans les coins sombres.

InvitĂ©s aux premiĂšres loges des travers de Bloom, le portrait de celui-ci n'est pas Ă©pargnĂ© (mais qui sortirait indemne d'une pareille mise en lumiĂšre ?). Et pourtant, malgrĂ© la virĂ©e au bordel, malgrĂ© les vices et les honteuses sĂ©ances sado-masochistes, il nous reste de LĂ©opold Bloom une image attendrie. D'abord, celle d'un pĂšre aimant. C'Ă©tait dĂ©jĂ  Rudy qui l'avait envoyĂ© Ă  la rescousse de DĂ©dalus, et c'est encore lui qui clĂŽt le cauchemar. Ensuite, malgrĂ© le grand dĂ©ballage de CircĂ©, LĂ©opold et Molly Bloom continuent Ă  nous apparaĂźtre comme irrĂ©mĂ©diablement liĂ©s. Comment cette impression a-t-elle pu rĂ©sister Ă  la bacchanale humiliante de CircĂ©e ? Et comment a-t-elle survĂ©cu Ă  l'OdyssĂ©e dans son ensemble, cette seconde partie du roman, oĂč tout semble Ă©loigner Bloom de sa femme ? En cela rĂ©side sans doute le plus grand mystĂšre d'Ulysse, la plus belle rĂ©ussite de Joyce. MalgrĂ© les nombreux Ă©pisodes scabreux de sa traversĂ©e de Dublin, entre les tentations, le voyeurisme, les prostituĂ©es rencontrĂ©es, la correspondance adultĂšre, la masturbation, les mille pensĂ©es pornographiques, la visite des bordels, le fait d'ĂȘtre cocu et de croiser rĂ©guliĂšrement l'amant de sa femme, etc., LĂ©opold Bloom reste liĂ©, amoureusement, Ă  sa Molly. Ce qui sauve Bloom du cauchemar permanent, de vivre comme un porc (ce qui lui permet d'Ă©viter les dangers des Lotophages, des Lestrygons, des sirĂšnes et de CircĂ©), ce sont ses pensĂ©es et son histoire avec Marion Bloom. Marion, que nous connaissons essentiellement sous son surnom, Molly, n'est rien d'autre que l'incarnation de la plante mythique offerte par HermĂšs Ă  Ulysse (la moly) : elle sauve l'homme des mauvais sortilĂšges. Par quel prodige Marion Bloom sauve-t-elle son Poldy ? Est-ce par sa vertu ? Incarne-t-elle un idĂ©al fĂ©minin ? PossĂšde-t-elle un don ? Non, elle n'est rien d'autre que le pendant de son monsieur tout le monde de mari : une femme comme une autre. Elle flemmarde au lit, trompe son mari, attire tous les hommes de la ville, rĂȘve et dĂ©veloppe mille petites pensĂ©es Ă©rotiques
 et rien de plus. Mais pourtant LĂ©opold Bloom reviendra Ă  bon port et viendra se ressourcer, en position fƓtale, dans le lit et le giron (ou plutĂŽt les fesses melonantes) de Molly lorsque sa banale mais aussi extraordinaire journĂ©e prendra fin. Ce qui donne le sens de la vie de Bloom, ainsi qu'un sens et un but Ă  son OdyssĂ©e, c'est le lien qu'il a tissĂ© avec Molly : leur amour, les souvenirs, Milly et Rudy, c'est tout cela qui accompagne et guide Bloom Ă  travers Dublin. Nous n'entendons presque pas parler de l'enfance de LĂ©opold, ni de son travail, ni de sa famille, ni mĂȘme de ses propres aspirations - seulement et essentiellement sa vie avec Molly et ses consĂ©quences. Si Bloom est parti Ă  la recherche de DĂ©dalus, c'est parce qu'il est en quĂȘte d'un fils, de son fils perdu Rudy, dont la mort a entraĂźnĂ© une cassure dans son histoire avec Molly. Bloom vit pour son histoire avec Molly (ses mille projets de vacances, de voyage avec elle) et pour rĂ©parer cette cassure ; il n'y parviendra jamais, mais c'est cela qui, continuellement, le mĂšnera. Le sens de l'OdyssĂ©e de l'homme commun, de l'homme physiologique et quotidien, c'est tout simplement l'amour, comme le dit naĂŻvement Bloom dans l’épisode des Cyclopes. L'amour sans idĂ©al, sans romantisme, sans lyrisme, au-delĂ  du sexe, du mariage et du narcissisme : le simple lien, incomprĂ©hensible, indivisible, supra-rationnel (mythique ?) unissant un homme et une femme. Joyce refuse le rĂ©alisme car il considĂšre que le rĂ©alisme ne donne accĂšs qu'Ă  des illusions (et qu'il est la porte ouverte au sentimentalisme et au dogmatisme) ; mais il refuse Ă©galement l'alternative du surrĂ©alisme, en montrant que la vie la plus simple, mĂȘme banale, mĂȘme pathĂ©tique voire sordide, est faite d'un amour admirable. Bloom peut Ă  prĂ©sent rentrer chez lui, tout le chaos de son existence s'est dĂ©roulĂ©. Il n'a pas rĂ©ussi Ă  le reformer ; il rentrera se ressourcer au foyer, avant de recommencer son OdyssĂ©e demain.

Du cĂŽtĂ© de DĂ©dalus, l'OdyssĂ©e (dans laquelle il s'est passablement incrustĂ©) prend fin Ă©galement. Encore une fois, en regard de l'OdyssĂ©e classique, Stephen DĂ©dalus n'a rien Ă  faire chez CircĂ©. Et pourtant, il est bien lĂ  et mĂȘme mieux, il est la raison (autant que le prĂ©texte ?) de la venue de Bloom et va accaparer la derniĂšre partie (nous y sommes alors dans ses pensĂ©es et ses dĂ©lires) de la scĂšne du lupanar. Bloom retrouve DĂ©dalus au bordel ; symboliquement : le corps et l'esprit se retrouvent dans le monde vĂ©nal. Donc, cette fois-ci, nous y sommes pour de bon, dans les profondeurs physiologiques et l'univers de la chair vers lequel la prose d'Ulysse semble tellement attirĂ©e. Et que se passe-t-il pour Stephen DĂ©dalus-l'esprit (autrement dit, que se passe-t-il pour la quĂȘte littĂ©raire de Joyce dans Ulysse) ? La tension qui habitait Stephen depuis le matin, c'est-Ă -dire le dilemme entre son attachement pour sa mĂšre et ce qu'elle reprĂ©sente (la religion, l'esprit, le monde de l'art classique) et son attachement pour sa condition d'artiste (le poussant Ă  rejeter le monde qui l'a vu grandir pour en crĂ©er un nouveau) atteint son paroxysme. Stephen, du plus profond de son Ăąme (de son dĂ©lire ?) rejette dĂ©finitivement sa mĂšre, le monde et la morale avec son trĂšs lucifĂ©rien « non serviam ! » et, de sa canne ironiquement assimilĂ©e Ă  Nothung, l'Ă©pĂ©e de la renaissance, il brise la lumiĂšre (du monde). Il devient alors Lucifer Ă  part entiĂšre, le porteur de lumiĂšre (de lux : lumiĂšre et ferre : porter) qui, ayant repoussĂ© la lumiĂšre du monde, fait briller sa propre lumiĂšre. On peut aussi voir dans l'Ă©clair naissant du geste de Stephen, Ă©clair « livide », le symbole d'une Ă©jaculation [26] dernier blasphĂšme en mĂȘme temps que fĂ©condation, enfin, de la nuit par l'artiste.

Dans son rĂȘve prĂ©monitoire (voir Ă©pisodes 1 et 3), Stephen a vu qu'un homme oriental allait venir le chercher dans le quartier des bordels. Celui-ci allait lui tendre un melon. Or, dans l'imaginaire collectif occidental, le melon est liĂ© Ă  la fĂ©conditĂ©, avec ceci de particulier qu'il est tantĂŽt associĂ© au principe maternel (sa rondeur, sa chair, son jus dĂ©saltĂ©rant et nourrissant et comparĂ© au lait maternel), tantĂŽt associĂ© au principe masculin (ses pĂ©pins, sa facultĂ© Ă  essaimer). Cette symbolique du rĂȘve nous montre Bloom offrant Ă  Stephen un principe crĂ©atif oĂč ont fusionnĂ© la MĂšre et le PĂšre. Elle rĂ©sout la grande question thĂ©orique de Stephen (on se souvient que dans Charybde et Scylla, sa thĂ©orie de l'artiste associĂ© au PĂšre consubstantiel ne le satisfaisait pas). Elle indique Ă©galement que tout Ă©tait dĂ©jĂ  prĂ©sent en l'artiste, qu'il avait dĂ©jĂ  la prĂ©monition de son Ɠuvre (selon le vocabulaire scolastique propre Ă  Stephen, on pourrait dire qu'elle Ă©tait « en puissance » en lui), mais que c'est seulement par l'Ă©criture concrĂšte du roman qu'il en prend rĂ©ellement conscience.

Que reste-t-il Ă  faire alors pour Joyce et ses personnages ? Rentrer Ă  la maison, et commencer demain une journĂ©e sous une lumiĂšre nouvelle. Ainsi le chemin du retour sera parodique, stigmatisant au maximum les modĂšles anciens (littĂ©rature populaire et rationalisme de catĂ©chisme), avant la derniĂšre vision, annonçant l’Ɠuvre Ă  venir [27] ", et de laisser place Ă  la venue de la nuit.

Épisode XVI : EumĂ©e

  • ScĂšne : Le Refuge
  • Heure : Une Heure
  • Organe : Les Nerfs
  • Couleur : Aucune (Blanc laiteux)
  • Science, Art : Navigation
  • Personnages : EumĂ©e - TĂ©lĂ©maque - Ulysse - Le mauvais berger - Odysseus Pseudangelos (Ulysse, le faux messager)
  • Correspondance :
  • Technique : Prose dĂ©tendue - Narratif (vieux)
  • Symbole : Marins
  • Sens : L'embuscade Ă  la maison
Résumé

LĂ©opold Bloom et Stephen DĂ©dalus marchent Ă  travers Dublin endormie. Cheminant, ils croisent un certain Corley, une connaissance de DĂ©dalus traversant une pĂ©riode creuse (semblant devoir s'Ă©tablir durablement). Stephen lui suggĂšre de tenter sa chance auprĂšs de M. Daisy en se recommandant de lui, et lui propose son propre poste d'enseignant qu'il va quitter. Mais son invitation Ă  redresser la barre est rapidement repoussĂ©e, Corley prĂ©fĂ©rant lui soutirer un peu d'argent, ce Ă  quoi Stephen consent avant de reprendre son chemin. ÉpuisĂ©s, Bloom et Stephen dĂ©cident de prendre un peu de repos dans une gargote, l'estaminet de Peau-de-Bouc. Bloom s'inquiĂ©tant de l'Ă©tat de Stephen lui commande un cafĂ© et un bun et l'encourage Ă  se sustenter, sans grand succĂšs. De la population nocturne de l'Ă©tablissement, un personnage se dĂ©tache : un marin, sans doute descendu du trois mats aperçus par Stephen le matin-mĂȘme (le Rosevean), raconte ses aventures, rĂ©elles ou imaginaires, sur les sept mers et Ă  travers toutes les contrĂ©es qu'il a pu traverser. Une prostituĂ©e pointera son nez Ă  la porte (celle que Bloom croisa Ă  la sortie de la bibliothĂšque nationale) et sera chassĂ©e par Peau-de-Bouc, ce qui incitera Bloom Ă  s'offusquer contre la prostitution et les maladies vĂ©nĂ©riennes qu'elle propage. Puis il tentera de confier Ă  un Stephen somnolent et reprenant difficilement ses esprits son aventure avec le Citoyen, engageant la conversation sur le terrain politique et prĂŽnant des vues proches d'un socialisme dont la tolĂ©rance et le pragmatisme seraient les maĂźtres mots. Ce Ă  quoi mettra fin sĂšchement Stephen, visiblement en dĂ©saccord et agacĂ© par le sujet [28]. Bloom, sans vraiment comprendre l'irritation de son compagnon, change de sujet (il lit l'article sur l'enterrement de Paddy Dignam). La discussion et les anecdotes du marin continuent ainsi jusqu'Ă  ce que Stephen se sente suffisamment requinquĂ© pour repartir. Bloom dĂ©cide alors de lui proposer de passer chez lui et pense le garder Ă  dormir. Ils se remettent en route, discutant musique, Stephen se mettant Ă  chanter tandis que Bloom imagine toutes les possibilitĂ©s s'offrant Ă  son mĂ©nage si le jeune poĂšte intĂ©grait durablement sa maison.

Style

Finies les plongĂ©es subjectives et les acrobaties stylistiques, EumĂ©e semble reprendre une narration simple, « classique », « facile Ă  lire », en style indirect libre. Or en y regardant de plus prĂšs, l'on constate qu'elle est constituĂ©e de formules toutes faites, de clichĂ©s et de tournures stylistiques bas de gamme. Les phrases oscillent entre le langage parlĂ© et la littĂ©rature de seconde zone. Tout est facile d'accĂšs, mais chaque tentative d'effet tombe Ă  plat, les tentatives d'Ă©vocations n'Ă©voquent rien, les images suggĂ©rĂ©es par le texte sont sans intĂ©rĂȘt. Tout comme Stephen face Ă  Bloom, nous nous trouvons face Ă  un style qui n'Ă©veille rien en nous. DiffĂ©rentes techniques et diffĂ©rents styles se suivent (tous aussi inefficaces les uns que les autres), comme si Joyce nous avait soudainement laissĂ©s tomber. Il semblerait que ce type de narration pourrait se dĂ©rouler sans fin, tout comme les histoires du marin pourraient ĂȘtre dĂ©bitĂ©es jusqu'au bout de la nuit. Mais n'est-ce pas ce qui s'est effectivement produit ? Du temps de l'Ă©criture d'Ulysse, puis dans les dĂ©cennies suivantes, s'est dĂ©veloppĂ©e la mĂȘme tendance Ă  Ă©crire avec des formules et des mots sans liens les uns avec les autres, sans liens avec le passĂ©, les racines ; un style flou, Ă©gotiste, plat et se rapprochant du langage parlĂ©, s'enfermant dans ses propres critĂšres et codes. C'est cette littĂ©rature qu'on pourra appeler « populaire » ou facile d'accĂšs, une littĂ©rature ne demandant presque aucun effort au lecteur mais ne lui procurant rien en retour, qui est dans le collimateur de Joyce. Il semble nous dire : « voilĂ  ce que serait la littĂ©rature si on la livrait Ă  n'importe qui ; voilĂ  la littĂ©rature d'un monde sans artiste. » Le fait que Stephen soit amorphe et agacĂ© n'est pas anodin ; de mĂȘme que de retrouver un Bloom trĂšs en verve, dĂ©bitant ses analyses de comptoir et ayant des difficultĂ©s Ă  comprendre les cynismes et le mutisme de son compagnon.

L'odyssĂ©e est terminĂ©e. Nous voilĂ  revenus au pays. Mais le nostos n'est pas le lieu idĂ©alisĂ© auquel on pouvait s'attendre. Il est exactement comme lorsque nous l'avons quittĂ© : sans intĂ©rĂȘt.

Sens

La tradition homĂ©rique nous raconte qu'une fois terminĂ© le rĂ©cit de son OdyssĂ©e au roi Alcinoos, celui-ci promet Ă  Ulysse de le ramener Ă  Ithaque. Il lui offre un navire et un Ă©quipage qui, dĂšs le lendemain, fait voile vers le royaume d'Ulysse. GrĂące Ă  l'aide des dieux, le trajet ne dure qu'une nuit. Ulysse, endormi, est dĂ©posĂ© dans une grotte par l'Ă©quipage qui fait aussitĂŽt route vers la PhĂ©acie (et qui sera coulĂ© par PosĂ©idon en reprĂ©sailles). À son rĂ©veil, Ulysse ne sait pas qu'il est chez lui, et son ignorance va ĂȘtre entretenue par AthĂ©na qui, sous la forme d'un jeune berger, l'accueille et l'envoĂ»te afin qu'il ne reconnaisse pas les lieux. Ulysse, toujours aussi rusĂ©, cache lui-mĂȘme son identitĂ© et se prĂ©sente comme un CrĂ©tois. AthĂ©na finit par se dĂ©voiler, dissiper le sort, et prĂ©venir Ulysse des dangers qui l'attendent avec les prĂ©tendants. Elle le dĂ©guise en mendiant et l'envoie chez EumĂ©e, un porcher demeurĂ© loyal. EumĂ©e accueille Ulysse et lui offre son hospitalitĂ© et, parlant de la situation de l'Ăźle, affirme sa croyance qu'Ulysse est mort malgrĂ© les tentatives du mendiant de lui redonner espoir. Ulysse s'invente un passĂ© de marin crĂ©tois, disant mĂȘme avoir entendu parler d'Ulysse, tandis qu'EumĂ©e raconte sa vie et ses visites au palais de la reine. Le soir, Ulysse se met en scĂšne lui-mĂȘme, racontant comment le grand Ulysse a rĂ©ussi pendant la guerre de Troie Ă  se procurer un manteau par la ruse. Cela a pour but d'inciter EumĂ©e Ă  offrir son manteau pour la nuit au mendiant (et Ă  tester sa fidĂ©litĂ©), ce que fait EumĂ©e.

La parodie n'est jamais aussi cruelle que lorsqu'elle se fait discrĂšte. Ici, pas le capharnaĂŒm de CircĂ© ou bien l’irrĂ©vĂ©rence outrageuse de Nausicaa, mais l'Ă©tat des lieux, sans tambour ni trompette, du chez-soi enfin retrouvĂ©. Nous voilĂ , dans les faits et dans le texte, dans le bon vieux sens commun, la chĂšre et si familiĂšre discussion (et pensĂ©e) unanimement partagĂ©e. Et lĂ , c'est le pathĂ©tique et l'ennui qui prĂ©dominent. PremiĂšrement, elle est constituĂ©e de choses que l'on sait dĂ©jĂ . DeuxiĂšmement, malgrĂ© les efforts d'emphase et les procĂ©dĂ©s stylistiques employĂ©s et une recherche permanente de l'effet, elle est soporifique. TroisiĂšmement, elle est intarissable ! Tout comme le cafĂ© offert Ă  Stephen, elle est insipide, indĂ©finissable, et imbuvable.

ConformĂ©ment Ă  la tradition homĂ©rique, rien n'est sĂ»r dans ce qui nous est racontĂ©, jusqu'Ă  l'identitĂ© des personnages. Est-ce que le tenancier de l'estaminet est bien Peau-de-Bouc, celui ayant participĂ© aux Ă©vĂ©nements insurrectionnels, est-ce que le marin raconte la vĂ©ritĂ©, est-ce que les Italiens ont un don innĂ© pour le maniement des couteaux, est-ce que les caractĂ©ristiques nationales se trouvent dans le sang, est-ce que l'article lu par Bloom donne des renseignements exacts et enfin qui est Mc'Intosh[29] ? Tout ce qui nous est racontĂ© est mouvant, incertain, digne de suspicion. Car sitĂŽt qu'on retrouve la conversation populaire (celle qui devrait ĂȘtre Ă©trangĂšre au roman), tout devient flou. On relate des on-dit, on brode Ă  partir de bribes d'informations, on imagine Ă  voix haute, on insinue, on ergote, on rend incroyable, on parle de tout, de rien, pour finalement n'ĂȘtre pas plus avancĂ© Ă  la fin qu'au dĂ©but.

Épisode XVII : Ithaque

Résumé

Bloom et DĂ©dalus arrivent au 7 Eccles Street de Dublin, point de dĂ©part et d'arrivĂ©e de l'OdyssĂ©e. Ayant oubliĂ© sa clef (car ayant changĂ© de pantalon pour l'enterrement), Bloom escalade la grille de son jardin et passe par la porte de derriĂšre, puis ouvre Ă  son compagnon. Une fois Ă  l'intĂ©rieur, installĂ©s dans la cuisine, Bloom et DĂ©dalus boivent un chocolat chaud et poursuivent leur discussion (la comparaison des cultures juives et irlandaises), jusqu'Ă  ce que Bloom propose Ă  Stephen de dormir lĂ , sur des couvertures, ce qui est dĂ©clinĂ© poliment par le jeune DĂ©dalus. Celui-ci est donc raccompagnĂ© jusqu'Ă  la rue et, une fois dehors, les deux hommes urinent en regardant le ciel Ă©toilĂ©, avant que Stephen DĂ©dalus ne parte. DemeurĂ© seul, LĂ©opold Bloom revient dans la cuisine, se cogne Ă  un meuble (l'agencement de la cuisine a Ă©tĂ© modifiĂ© durant son absence), puis s'assoit, dĂ©fait son faux col, ses chaussures et ses chaussettes, rĂȘve de la maison qu'il pourrait avoir, fait les comptes de sa journĂ©e, range dans un tiroir la lettre de Martha, avant de se dĂ©cider Ă  aller se coucher. Dans la chambre, il finit de se dĂ©shabiller, se faufile le plus discrĂštement possible dans le lit, pense Ă  la prĂ©sence prĂ©cĂ©dente de Boylan, se couche la tĂȘte aux pieds de Molly (pour ne pas la gĂȘner) et embrasse ses proĂ©minentes fesses. L'ayant quand mĂȘme partiellement rĂ©veillĂ©e, une discussion laconique s'ensuit avec Molly Ă  travers laquelle il raconte sa journĂ©e, insistant sur les Ă©vĂ©nements le mettant en valeur et cachant les autres. Enfin, en position fƓtale, las, il s'endort.

Style

L’épisode Ithaque est restĂ© cĂ©lĂšbre pour son style, constituĂ© d'un questions-rĂ©ponses calquĂ© (parodiant) les examens de catĂ©chisme. Comme un professeur ou un examinateur, une voix impose des questions demandant Ă  une autre voix (celle de l'auteur sans doute) de dĂ©crire ce qui se passe, ce qui se dit, ce qui se pense. Or, la voix questionneuse semble prise d'un pointillisme maniaque, ou d'un dĂ©sir de prĂ©cision sadique, demandant sans cesse plus de dĂ©tails, amenant la voix rĂ©pondeuse Ă  approfondir ses descriptions et explications. Comme si, arrivant Ă  la fin du roman, la narration toujours pas rassasiĂ©e exigeait un rapport dĂ©taillĂ© Ă  l'extrĂȘme, voulait assouvir son dĂ©sir d'emprisonner enfin le rĂ©el, l’inatteignable et perpĂ©tuel prĂ©sent.

Ce procĂ©dĂ© moque bien sĂ»r Ă  la fois la prĂ©tention de tout rĂ©alisme (enfermer avec des mots une situation), le projet mĂȘme d'Ulysse (saisir le moment prĂ©sent) et toute la culture qui les inclut (parvenir Ă  l'universalitĂ©, Ă  englober tout). Bien sĂ»r, malgrĂ© la bonne volontĂ© du rĂ©pondant et l'abondance des dĂ©tails offerts aux questions posĂ©es, jamais le but n'est atteint. La seule chose dĂ©voilĂ©e, c'est l'absurditĂ© mĂȘme du procĂ©dĂ© qui Ă  force de pĂ©nĂ©trer au cƓur de l’infiniment petit ou dans l'immensitĂ© de l'infiniment grand, finit par dire n'importe quoi[30] : ainsi lorsque Bloom ouvre le robinet pour avoir de l'eau, Ă  la question « l'eau vint-elle ? » nous avons droit, dans un dĂ©tail hallucinant – s'Ă©talant sur 1 page entiĂšre ! – au trajet de l'eau du « rĂ©servoir de Roundwood, comtĂ© de Wicklow, d'une capacitĂ© cubique de 2 400 millions de gallons » jusqu'au verre de Bloom sans qu'aucun dĂ©tail ne nous soit Ă©pargnĂ©.

L'humour de Joyce, la souplesse de son langage ainsi que sa prodigalité, font ici merveille. Le récit se déroule, somme de petits riens, de digressions et d'indications maniaques et malgré tout nous voyons parfaitement le déroulement de chaque scÚne. Le jeu de question-réponse, en plus de l'effet parodique, lui permet de nous apporter de nombreux détails sur les personnages (leur passé entre autres) mais aussi et surtout d'accomplir une sorte de synthÚse généralisée de la journée. Le tout se terminant sur cette étrange plongée dans le sommeil et les premiÚres incursions de la nuit dans le langage[31].

Sens

À la fin de l'OdyssĂ©e homĂ©rique, TĂ©lĂ©maque rejoint son pĂšre chez EumĂ©e et tous deux prĂ©parent leur retour au palais d'Ithaque et leur vengeance. TĂ©lĂ©maque et EumĂ©e rĂ©pondent aux questions d'Ulysse quant aux prĂ©tendants qui occupent son palais puis, toujours dĂ©guisĂ© en mendiant, il part pour la ville en compagnie d'EumĂ©e et se rend jusqu'au palais oĂč il doit supporter moqueries et brimades des prĂ©tendants. Sous l'insistance des prĂ©tendants, PĂ©nĂ©lope propose un dĂ©fi, qu'elle pense irrĂ©alisable par quelqu'un d'autre qu'Ulysse, et promet d'Ă©pouser quiconque le rĂ©ussira : parvenir Ă  bander l'arc de son mari et envoyer une flĂšche Ă  travers douze haches alignĂ©es, comme le faisait Ulysse. Personne n'y parvient et le mendiant se propose Ă  essayer, sous les moqueries de tous. Et, bien sĂ»r, il rĂ©ussit un tir parfait. Pendant que tout le monde assistait Ă©bahi Ă  ce coup de thĂ©Ăątre, les complices d'Ulysse ont fait fermer les portes et ont pris les armes des prĂ©tendants et, aussitĂŽt son exploit accompli, Ulysse et ses fidĂšles massacrent les prĂ©tendants et tous ceux qui leur avaient fait allĂ©geance. Enfin il va retrouver PĂ©nĂ©lope dans son lit.

Ulysse a donc terminĂ© son pĂ©riple. Et qu'a-t-il accompli ? Rien. LĂ©opold Bloom a vaquĂ© Ă  ses occupations, suivi un artiste en devenir et a failli le convaincre de rester avec lui. Mais ses efforts et ses espoirs sont demeurĂ©s vains. Il est rentrĂ© chez lui, dans le lit oĂč repose encore et toujours Molly, symbole fĂ©minin absolument passif (en tout cas dans le vĂ©cu de Bloom), et il s'est endormi.

Épisode de l'hyper rationalitĂ©, Ithaque est Ă  la fois la frontiĂšre de Bloom et de Stephen (la frontiĂšre de tout le roman ainsi que de toute la tradition littĂ©raire). La rationalitĂ© est ici reprĂ©sentĂ©e par ses deux hĂ©misphĂšres : la science et la mĂ©taphysique. Bloom, dĂ©crit comme le scientifique des deux, esprit pratique et fĂ©ru de sciences, ne rĂ©ussira pas Ă  trouver cette idĂ©e qui lui fera faire fortune ou qui permettra Ă  une de ses publicitĂ©s de le rendre cĂ©lĂšbre. De mĂȘme, la pensĂ©e rationnelle, mĂȘme animĂ©e de la volontĂ© la plus obstinĂ©e, ne parviendra jamais Ă  maĂźtriser et dominer, grĂące Ă  son langage, sa technologie, son savoir, ce rĂ©el foisonnant et fantasque. Stephen, pĂ©tri d'Ă©ducation jĂ©suite et d'un esprit de logicien, ne trouvera pas le PĂšre tant attendu, et malgrĂ© ses connaissances et son Ă©rudition, ne parviendra jamais, Ă  travers sa pensĂ©e catĂ©chistique, Ă  crĂ©er une Ɠuvre rĂ©elle. Ils devront tous deux (comme nous tous semble nous dire Joyce) dĂ©passer cette approche ultra spĂ©cialisĂ©e et dominatrice du monde pour apprendre Ă  entendre tout ce qui lui Ă©chappe (Ă  commencer par la voix de Molly).

Si on considĂšre Ulysse comme le roman de la rencontre (manquĂ©e ou pas) entre LĂ©opold Bloom et Stephen DĂ©dalus (le pĂšre et le fils), on peut dire que la rencontre n'est fructueuse que d'un seul cĂŽtĂ©. Bloom aurait aimĂ© garder Stephen chez lui, d'abord pour remplacer le fils qu'il n'a plus, mais aussi afin de tirer profit des capacitĂ©s du jeune poĂšte (pour lui, pour Molly et pour Stephen lui-mĂȘme qui, selon Bloom, gĂąche son talent). Mais Stephen, sans donner de raison, refuse. Doit-on en ĂȘtre surpris ? Sans doute pas, l’épisode prĂ©cĂ©dent nous avertissant de l'incompatibilitĂ© entre les mondes de Bloom et DĂ©dalus. L'esprit de LĂ©opold Bloom ne parvenant pas Ă  saisir les subtilitĂ©s et les nuances avancĂ©es par Stephen, l'Ulysse moderne ne comprendra jamais pourquoi l'artiste n'a pas su saisir la main qui lui Ă©tait tendue.

Il n'a donc pas compris que Stephen a dĂ©jĂ  choisi une voie diffĂ©rente. Cette journĂ©e dans la peau d'un TĂ©lĂ©maque lui a permis de sortir de son mutisme artistique. À la fin d' Ulysse, Stephen n'est plus Ă  la recherche d'un pĂšre ; non pas qu'il en ait trouvĂ© un en la personne de LĂ©opold Bloom, mais parce qu'il a compris que le PĂšre mystique n'existait plus et que la quĂȘte artistique l'entraĂźnait ailleurs, dans une forme nouvelle du langage oĂč la pensĂ©e vĂ©nale accompagnait la pensĂ©e rationnelle. Stephen est donc sorti de sa condition de TĂ©lĂ©maque, sorti du nostos irlandais, sorti de la maison de Bloom et sorti du champ (historique autant que littĂ©raire) de l'OdyssĂ©e homĂ©rique. OĂč va-t-il, nous le savons dĂ©jĂ  : se perdre dans la nuit (et Joyce Ă©crira Finnegans Wake Ă  la suite d'Ulysse).

Pendant ce temps, le troisiĂšme grand personnage du roman dort. Les deux positions Ă©voquĂ©es plus haut (qui sont celles qui ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©es Ă  travers tout le roman) apparaissent un rien dĂ©risoire en la prĂ©sence discrĂšte (un peu de lumiĂšre sous la porte de la chambre, l'Ă©clat d'une lampe diffusĂ©e Ă  travers la fenĂȘtre) de celle dont on entend parler depuis le dĂ©but mais qu'on ne voit jamais : Molly Bloom. Comme si toute la puissance et le langage classique, diurnes et masculins (science, politique, Ă©conomie, commerce, bon sens, journalisme, art, mĂ©taphysique : tous les arts Ă©grenĂ©s par chaque Ă©pisode dans les schĂ©mas), accaparant toute la place durant la journĂ©e (accaparant l'essentiel du roman) devenaient tout petits une fois placĂ©e aux cĂŽtĂ©s de la tranquille suretĂ© fĂ©minine de la nuit. Ulysse est un roman d'homme, un roman du jour, oĂč les femmes apparaissent Ă  travers toute la panoplie des clichĂ©s masculins : serveuses, prostituĂ©es, dĂ©esses grecques, femmes se plaignant de leur mari, femme en couche, jeunes filles en fleurs (gardant les enfants) etc. ; elles n'ont bien sĂ»r jamais la parole et sont soit des personnages contrariants, soit des objets Ă©rotiques. Or, le roman ne se termine pas sur le triomphe du hĂ©ros. À l'autre bout de l'histoire littĂ©raire, la mĂ©tempsychose joycienne a fait de PĂ©nĂ©lope une femme qui n'attend plus, une femme se suffisant Ă  elle-mĂȘme, faisant de l'arrivĂ©e de son mari aprĂšs une longue absence un non-Ă©vĂ©nement. Bloom ne rentre pas au 7 Eccles Street en seigneur et maĂźtre. Il craint sa femme (il craint une scĂšne pour avoir ramenĂ© DĂ©dalus). Il ne se prĂ©sente pas triomphalement Ă  celle qu'il attend depuis le dĂ©but de l'OdyssĂ©e. D'abord elle ne l'attend pas, ensuite il rentre sur la pointe des pieds dans le lit. Car tout ce qui a prĂ©cĂ©dĂ©, toute cette journĂ©e portĂ©e, vĂ©cue, transportĂ©e par LĂ©opold Bloom et Stephen DĂ©dalus Ă  travers les 17 Ă©pisodes du roman n'a absolument aucun intĂ©rĂȘt pour la somnolente Molly. L’épisode suivant nous apprendra comment elle considĂšre les quelques paroles Ă©changĂ©es succinctement avec son Poldy avant que celui-ci ne s'endorme : elle sait trĂšs bien que son mari lui ment, lui soupçonne une aventure, mais n'en fait pas grand cas.

Ulysse nous montre une double incompatibilitĂ© : d'abord entre le monde commun et le monde artistique ; puis entre le monde masculin et fĂ©minin. Ce sont tous ces clivages qui rendent Dublin, l'Irlande, l'Europe, l'art, etc. des terres stĂ©riles. Le monde dĂ©crit par Ulysse est un monde unilatĂ©ralement masculin et diurne, poussant Ă  l'extrĂȘme ses capacitĂ©s pour accaparer et dominer le rĂ©el, mais donnant lieu Ă  des existences vaines. La frontiĂšre de ce monde est exactement celle sur laquelle s'arrĂȘte Bloom, celle oĂč sombre la prose du roman : celle de la nuit.

Alors seulement, le monde fĂ©minin s'ouvre Ă  nous et Molly a enfin la parole. Cette parole, tout aussi vaine, va se dĂ©ployer dans le dernier Ă©pisode – considĂ©rĂ© par Joyce comme une sorte de post-scriptum ou d'appendice. Bloom s'endort, la multitude de questions s'arrĂȘte, faute de rĂ©ponse. À ces questions sans fin rĂ©pondent, on pourrait dire symĂ©triquement, le flot sans fin de la voix de Molly.

C'est seulement celui qui n'est dĂ©jĂ  plus lĂ , le seul qui est restĂ© Ă©veillĂ© dans la nuit, Stephen diurnambule et noctambule, qui sera Ă  mĂȘme de rĂ©soudre le problĂšme artistico-mystique qui est au cƓur de l’Ɠuvre Ulysse.

Épisode XVIII : PĂ©nĂ©lope

Résumé

On ne sait plus exactement quelle heure il est, entre deux et trois heures du matin ; Léopold Bloom s'est endormi mais, en rentrant dans le lit conjugal il a réveillé sa femme Molly. Celle-ci, ne parvenant pas à retrouver le sommeil, laisse aller ses pensées qui semblent devoir s'étirer, en un flot incessant, jusqu'au bout de la nuit. Quelques minuscules événements viennent perturber autant qu'entretenir le fil du monologue nocturne : au loin, le sifflet d'un train, un passage sur le pot de chambre, etc.

Molly pense tout Ă  la fois Ă  sa journĂ©e (en particulier la venue de son amant), Ă  ce qu'elle imagine ĂȘtre celle de son mari (elle soupçonne une relation avec une autre femme et ironise sur ses idĂ©es farfelues, comme celle de faire venir un Ă©tudiant chez eux en pleine nuit), Ă  son enfance Ă  Gibraltar, Ă  ses amants passĂ©s et Ă  venir, et notamment Ă  la relation charnelle qu'elle pourrait avoir avec Stephen Dedalus. Elle Ă©voque non seulement le plaisir sensuel qu'elle en retirerait et qu'elle se fait fort de procurer, mais aussi l'agrĂ©ment plus intellectuel, qui lui manque et qu'elle prendrait aux conversations avec le jeune universitaire. Elle pense Ă  son corps, au dĂ©sir qu'il suscite et qu'elle entretient, dans un langage cru voire obscĂšne, qui a beaucoup choquĂ© Ă  l'Ă©poque[32]. Elle pense Ă  sa fille, avec laquelle est dans une relation un peu conflictuelle, mais en qui elle se reconnaĂźt Ă©galement au mĂȘme Ăąge. Elle Ă©voque aussi, au fil de ses rĂ©flexions sur les grandes phases et les acteurs de sa vie, mille petits tracas du quotidien.

Nous la quittons au moment oĂč elle repense Ă  la demande en mariage faite par Bloom, Ă  tout le charme et la ruse fĂ©minine qu'elle dĂ©ploya ce jour-lĂ , et Ă  sa rĂ©ponse : « 
 et je l'ai attirĂ© sur moi pour qu'il sente mes seins tout parfumĂ©s oui et son cƓur battait comme un fou et oui j'ai dit oui je veux bien Oui. »

Style

Le monologue de Molly est restĂ© cĂ©lĂšbre pour de nombreuses raisons mais sans doute avant tout en raison de sa syntaxe. Le texte est en effet composĂ© de huit immenses phrases, courant sur des pages entiĂšres, entiĂšrement dĂ©nuĂ©es de ponctuation. La parole s'y Ă©coule comme un flot ininterrompu et incontrĂŽlĂ© oĂč les mots servent uniquement une pensĂ©e libre, fĂ©minine, et oĂč les associations d'idĂ©es, les souvenirs et les mouvements irrationnels conduisent le texte.

Nous voilĂ  dĂ©barrassĂ© des hommes, de leur journĂ©e, de leurs lois. MĂȘme le texte s'est affranchi des rĂšgles et des convenances stylistiques. La parole de Molly est franche, sans pudeur et sans ornements. Le texte n'est mĂȘme pas sous la forme d'un langage parlĂ©, mais bien d'un flot de pensĂ©es. Ces pensĂ©es ne sont jamais prononcĂ©es (les femmes n'ont jamais la parole) et jamais entendues, mais semblent s'Ă©tendre depuis la nuit des temps et pour l'Ă©ternitĂ©. Joyce nous ouvre, comme une parenthĂšse, une Ă©phĂ©mĂšre fenĂȘtre sur cette parole infinie.

Sens

Dans l’OdyssĂ©e d'HomĂšre, lorsque Ulysse s'est vengĂ© des prĂ©tendants, il rejoint sa femme dans la chambre et tous deux se racontent leurs annĂ©es de solitude et de souffrance avant de s'unir.

Dans la version joycienne, dernier pied-de-nez à la tradition antique (et à la tradition tout court) : nulle place d'Ulysse. Pénélope demeure seule et, laissant filer ses pensées, retrace sa vie autant que sa journée.

À la fin de l’épisode prĂ©cĂ©dent, tandis que Bloom est dĂ©crit en position fƓtale, Molly est dĂ©crite comme la dĂ©esse Gea-Tellus, « comblĂ©e, couchante, grosse dje sais e semence. » Dans l'ultime Ă©pisode du roman, Molly apparaĂźt effectivement comme la dĂ©esse MĂšre antique. Elle ne semble prĂ©occupĂ©e que de sa capacitĂ© Ă  perpĂ©tuer les gĂ©nĂ©rations, se suffisant Ă  elle-mĂȘme, se moquant des hommes et de leurs mille petits dĂ©sirs insignifiants. Comme une unitĂ© pleine, elle tourne autour d'elle-mĂȘme, paisible, comme l'Ă©norme globe terrestre.

Joyce disait de cet Ă©pisode : « Il commence et finit par le mot femelle : Oui. Il tourne comme l'Ă©norme boule terrestre lentement sĂ»rement et uniment, il se dĂ©vide et redĂ©vide, ses 4 points cardinaux Ă©tant les seins, le cul, la matrice et le con, exprimĂ©s par les mots because, bottom, woman, yes. Bien que probablement plus obscĂšne que tous les prĂ©cĂ©dents, PĂ©nĂ©lope semble ĂȘtre la parfaitement saine pleine amorale fertilisable fausse subtile limitĂ©e prudente indiffĂ©rente Weib. Ich bin des Fleish der Stets bejaht » (Joyce Ă  F. Budgen)

L’épisode compte 8 phrases, 8 Ă©tant le chiffre de l'infini. Il dĂ©bute et se conclut par le mot « oui », qui est « le mot femelle » mais aussi le mot positif et associĂ© Ă  la vie par excellence. On peut aussi se demander si la prĂ©sence rĂ©guliĂšre du mot oui ainsi que sa rĂ©currence rĂ©pĂ©tĂ©e et s'accĂ©lĂ©rant sur les derniĂšres pages (huit fois oui sur le dernier morceau de phrase) n'indique pas que Molly se masturbe et que l’épisode se conclut sur son orgasme (Molly affirme en plusieurs endroits de son monologue son excitation, ce qui pourrait confirmer cette hypothĂšse
).

Joyce considĂ©rait qu’Ulysse se terminait avec Ithaque, PĂ©nĂ©lope n'Ă©tant qu'une sorte d'appendice. Si on considĂšre (comme Joyce) qu’Ulysse est le roman du jour, tandis que Finnegans Wake celui de la nuit, PĂ©nĂ©lope apparaĂźt en effet comme un lien entre les deux : elle n'appartient plus Ă  Ulysse et pas encore Ă  Finnegans Wake. Les femmes n'ont pas la parole dans Ulysse, et ici encore les pensĂ©es de Molly sont hors expression orale (le style est dit « rĂ©signĂ© » dans les schĂ©mas). Molly est comme seule au monde, tandis que Dublin (et le monde entier) dort. Mais son monologue n'a rien Ă  voir avec la prose de Finnegans Wake. Dans ce dernier roman, Joyce cĂ©lĂšbre la parole nocturne et fĂ©minine qui s'affirme et s'approprie (rĂ©interprĂšte) toute la littĂ©rature du monde ; tandis que le monologue de Molly n'est qu'une parenthĂšse, en dehors des rĂšgles et des styles masculins qui ont rĂ©gnĂ© (et ont Ă©tĂ© parodiĂ©s) dans Ulysse.

Analyse de l'Ɠuvre

Ulysse est une Ɠuvre somme, trĂšs savante, qui parodie certains Ă©pisodes de l'OdyssĂ©e par des descriptions trĂšs terre Ă  terre et prĂ©cises de moments de la vie quotidienne, en y incorporant le flux des pensĂ©es qui en dĂ©coulent chez les diffĂ©rents personnages. Ces descriptions tentent de capturer « ce qu'est la vie », dans le contexte de la modernitĂ© du dĂ©but du XXe siĂšcle.

James Joyce a choisi de narrer un jeudi car c'est le jour de Jupiter dont un symbole est le tonnerre, que Joyce assimile Ă  un appel divin et qui va effectivement se faire entendre aux premiĂšres heures de la nuit. La raison pour laquelle Joyce a choisi cette date du , alors qu'il n'a sĂ©journĂ© dans la tour Martello qu'en , est liĂ©e Ă  la personne qui a eu le plus d'influence sur sa vie et son Ɠuvre : sa future compagne Nora Barnacle, qu'il avait abordĂ©e six jours plus tĂŽt, le .

Joyce a donnĂ© quelques clĂ©s de lecture de son Ɠuvre dans le SchĂ©ma Linati, le schĂ©ma Gorman, ou encore le SchĂ©ma Gilbert (en), qui sont des tableaux Ă  plusieurs entrĂ©es donnant les diffĂ©rentes rĂ©fĂ©rences auxquelles font allusion les Ă©pisodes du roman.

Vladimir Nabokov Ă©crivait dans son cours sur Ulysse en 1980[33] : « Ulysse est une superbe et permanente Ɠuvre d'art, mais qui a Ă©tĂ© lĂ©gĂšrement surestimĂ©e par cette race de critiques qui s'intĂ©ressent davantage aux idĂ©es, aux considĂ©rations gĂ©nĂ©rales et aux aspects humains, qu'Ă  l'Ɠuvre d'art en elle-mĂȘme. Je me dois en particulier de vous mettre en garde contre le fait de voir, dans les banales dĂ©ambulations et les aventures mineures de LĂ©opold Bloom un jour d'Ă©tĂ© Ă  Dublin, une Ă©troite parodie de l'OdyssĂ©e, oĂč l'agent de publicitĂ© jouerait le rĂŽle d'Odysseus, autrement dit de l'artificieux Ulysse, oĂč la femme adultĂšre de Bloom serait la chaste PĂ©nĂ©lope, tandis que Stephen Dedalus se verrait attribuer le rĂŽle de TĂ©lĂ©maque. Qu'il y ait un trĂšs vague et trĂšs gĂ©nĂ©ral Ă©cho homĂ©rique du thĂšme des pĂ©rĂ©grinations dans le cas de Bloom est Ă©vident, comme le suggĂšre le titre du roman, et l'on trouve un certain nombre d'allusions classiques parmi nombre d'autres allusions dans le courant du livre ; mais ce serait une complĂšte perte de temps que de chercher d'Ă©troits parallĂšles dans chaque personnage et chaque scĂšne du livre. Il n'y a rien de plus ennuyeux qu'une allĂ©gorie Ă©tirĂ©e sans faiblir Ă  partir d'un vieux mythe, et dĂšs aprĂšs la publication partielle de son Ɠuvre, Joyce s'empressa de supprimer les titres pseudo homĂ©riques de ses chapitres, lorsqu'il mesura ce qu'allaient en tirer les raseurs de tout poil, Ă©rudits et pseudo Ă©rudits. »

Traductions françaises

PremiĂšre traduction

PremiÚres éditions d'Ulysse en anglais en 1922 (gauche) et en français en 1929 (droite). Exposition au Centre culturel irlandais, à Paris en 2022 à l'occasion du centenaire.

La premiĂšre traduction française a Ă©tĂ© commencĂ©e dĂšs 1924 et fut faite par Auguste Morel, assistĂ© par Stuart Gilbert et entiĂšrement revue par Valery Larbaud et James Joyce[34]. La traduction a Ă©tĂ© publiĂ©e par La maison des Amis des Livres d'Adrienne Monnier en 1929[35] et c'est ce mĂȘme texte qui a Ă©tĂ© repris en 1995 pour le second volume des ƒuvres de Joyce dans la BibliothĂšque de la PlĂ©iade[36].

Traduction de 2004

La nouvelle traduction, qui est seulement la seconde du roman, date de 2004. Elle a été proposée par les éditions Gallimard à l'initiative de Stephen James, Solange Joyce et Antoine Gallimard.

Les auteurs de la nouvelle traduction offrent plusieurs raisons pour ce travail. Tout d'abord, la traduction d'Auguste Morel Ă©tait trĂšs proche dans le temps de la parution d'Ulysse. Une telle proximitĂ© peut ĂȘtre une source de dĂ©fauts ou empĂȘcher de saisir toute la complexitĂ© de l'Ɠuvre. De fait, prĂšs d'un siĂšcle d'Ă©tudes sur le roman, le texte et son histoire, a permis de faire surgir de nombreux Ă©chos, rĂ©fĂ©rences et rĂ©sonances qui, selon les auteurs de la nouvelle traduction, avaient Ă©chappĂ© Ă  la premiĂšre traduction.

De plus, tout travail littéraire portant la marque d'une langue, d'une esthétique ainsi que d'une idéologie à une époque donnée, une nouvelle traduction permettait une meilleure perception des innovations présentes dans la narration de Joyce.

Enfin, les auteurs de la nouvelle traduction estimaient qu'une nouvelle traduction Ă©tait nĂ©cessaire pour respecter autant que possible l'ordre des mots dans la phrase de Joyce pour faire ressortir plus en profondeur la musicalitĂ© de son texte[37]. En effet, l'Ă©crivain donne prioritĂ© aux sensations des personnages afin d'approcher au maximum « l'effet de rĂ©alitĂ©. » Les mots sont alors malmenĂ©s pour correspondre totalement aux pensĂ©es des personnages, ce qui donne une quantitĂ© de mots-valises. La musicalitĂ© possĂšde une place Ă©galement trĂšs importante. Les onomatopĂ©es sont utilisĂ©es frĂ©quemment, un rythme est donnĂ© aux phrases, la ponctuation est elle aussi malmenĂ©e afin de coller au rythme. De nombreuses rĂ©fĂ©rences Ă  la musique, au music-hall ou encore Ă  l'opĂ©ra parsĂšment l'Ɠuvre.

Traducteurs

Parlant de son roman, Joyce déclarait qu'il l'avait écrit de dix-huit points de vue différents qui sont autant de styles différents. Cela a donc favorisé un travail de traduction collectif. Ce travail à plusieurs possÚde l'avantage de donner au livre une résonance multiple et donc d'éviter une traduction trop personnelle.

Une équipe de huit traducteurs s'est donc composée de la sorte :

  • Trois Ă©crivains :
    • Tiphaine Samoyault,
    • Patrick Drevet,
    • Sylvie Doizelet ;
  • Un traducteur littĂ©raire :
  • Quatre universitaires familiers de l'Ɠuvre de Joyce :
    • Marie-DaniĂšle Vors,
    • Pascal Bataillard,
    • Michel Cusin,
    • Jacques Aubert.

Jacques Aubert était aussi chargé de la coordination ainsi que de l'harmonisation des travaux individuels.

La traduction d'Auguste Morel, Stuart Gilbert et Valery Larbaud n'a Ă©tĂ© gardĂ©e que pour l'Ă©pisode des "BƓufs du Soleil". En 2022, paraĂźt dans la Collection S!NG du Corridor bleu une nouvelle traduction par AuxemĂ©ry de cet Ă©pisode, sous le titre Les BƓufs du soleil.

Notes et références

Source Pléiade
  1. James Joyce. ƒuvres. NRF-Gallimard, 1995. Tome II, 2 000 pages (avec introduction, chronologie et notes page I-LXXXIV). Page LXXIV.
  2. pages LXXIV
  3. pages LXXXI-LXXXIV
  4. pages LXXVI-LXXX
  5. pages LXXIV-LXXXIV
  6. pages 1049 et 1053
  7. Protée, Notice page 1118
  8. Calypso, page 71
  9. pages 1193-1195
  10. HadĂšs Notice page 1224
  11. HadĂšs Notice p. 1224-1225
Autres notes et références
  1. in Les textes maudits, hors-série Le Point no 21, janvier-février 2009
  2. Vincent Brocvielle, François Reynaert, Le Petit Larousse de la culture générale, Larousse, 2018, p. 193
  3. (en) The Modern Library : 100 Best Novels
  4. Le manuscrit acheté par John Quinn en 1920 est connu sous le nom de « manuscrit Rosenbach ».
  5. Jacques Lacan. Séminaire « Le Sinthome, 13/01/1976. Ornicar, n°7, p. 14. Stephen Dedalus est « Joyce en tant qu'il déchiffre sa propre énigme »
  6. Dans l'Ă©dition folio no 4457, Ă©pisode p. 1089-1157
  7. Lettre Ă  Harriet Shaw Weaver
  8. dixit Stuart Gilbert
  9. Jean-Jacques Lecercle, « In memoriam AndrĂ© Topia (1943-2014) », Études anglaises, vol. 67, nos 2014/1,‎ , p. 125-126 (lire en ligne, consultĂ© le ).
  10. Vladimir Nabokov voyait dans l'homme au mackintosh la présence de Joyce, Dieu créateur du roman. cf Vladimir Nabokov, Littératures. Traduit par HélÚne Pasquier et Marie-Odile Fortier-Masek, éditions Bouquins.
  11. À noter que lorsque Joyce Ă©crit Ulysse, au dĂ©but du siĂšcle, l'État d'IsraĂ«l n'existe pas. C'est de la Palestine, terre reprĂ©sentant l'IsraĂ«l biblique, qu'il est question pour lui. À travers son personnage LĂ©opold Bloom, il considĂšre cette derniĂšre comme un dĂ©sert, une terre stĂ©rile.
  12. « Les gens de Dublin sont mes compatriotes, Ă  strictement parler, mais je ne peux parler comme ils le font de notre Dear Dirty Dublin. Ils forment la race de charlatans la plus impossible, inutile et inconsistante, que j'ai jamais rencontrĂ©e dans l'Ăźle ou sur le continent [
] Le Dublinois passe son temps Ă  jacasser et Ă  faire la tournĂ©e des bars, tavernes et bordels sans jamais en avoir « jusque-lĂ  » de double doses de Whiskey et de Home Rule ». Lettre de Joyce citĂ©e dans le livre de Richard Ellmann, Joyce
  13. Joyce disait Ă  propos de l'Irlande : « L'Irlande est un grand pays. On l'appelle l'Ăźle d’Émeraude. Le gouvernement mĂ©tropolitain, aprĂšs l'avoir Ă©tranglĂ© pendant des siĂšcles, l'a laissĂ©e dĂ©serte. C'est un champ en friche. Il y a semĂ© faim, syphilis, superstition et alcoolisme : puritains, jĂ©suites et bigots y ont poussĂ©. » CitĂ© dans le livre de Richard Ellmann, Joyce
  14. "Un léger esquif, prospectus, froissé, Elie arrive, descendait la Liffey, passait sous le pont de l'embranchement
" (Rochers Errants, p. 348, éditions Gallimard Folio) ; "un prospectus froissé, roulé dans le sillage du ferry-boat, Elie arrive" (Rochers Errants, p. 368, éditions Gallimard Folio) ; "Elie, esquif léger, prospectus froissé, voguait plein est
" (Rochers Errants, p. 383, éditions Gallimard Folio)
  15. "Du sommet des toits s'élevaient deux plumes de fumée duveteuse qui dans une molle bouffée de brise mollement s'évanouirent.
    Cessons de combattre. Paix des druides de Cymbeline, hiérophantique ; de la vaste terre un autel.
    Louons les dieux,
    Qu'en spires notre encens monte vers leurs narines
    De nos autels sacrés"
  16. « Toutes ces questions sont purement académiques, vaticina Russel dans son coin sombre. Par exemple de savoir si Hamlet est Shakespeare ou Jacques I ou Essex. Discussions de clergymen sur Jésus personnage historique. L'art ne doit nous révéler que des idées, des essences spirituelles dégagées de toute forme. » Ulysse, folio, p. 286
  17. La paternitĂ©, en tant qu'engendrement conscient, n'existe pas pour l'homme. C'est un Ă©tat mystique, une transmission apostolique, du seul gĂ©nĂ©rateur au seul engendrĂ©. Sur ce mystĂšre, et non sur la madone que l'astuce italienne jeta en pĂąture aux foules d'Occident, l'Église est fondĂ©e et fondĂ©e inĂ©branlablement parce que fondĂ©e, comme le monde, macro et microcosme, sur le vide. Sur l'incertitude, sur l'improbabilitĂ©. Amor matris, gĂ©nitif objectif et subjectif, peut-ĂȘtre la seule chose vraie de cette vie. On peut envisager la paternitĂ© comme une fiction lĂ©gale. Est-il pĂšre aimĂ© comme tel par son fils, fils comme tel par son pĂšre ?
  18. « Il y a aussi la conception intellectuelle qui conduit à disséquer la vie, et c'est ce qui m'intéresse le plus maintenant. Chercher ce qui reste de vérité dans la vie, au lieu de la boursoufler de romantisme, ce qui est une attitude fondamentalement fausse. Dans Ulysse, j'ai essayé de forger la littérature à partir de mon expérience personnelle, et non à partir d'une idée préconçue ou d'une émotion fugitive. » Rapporté par Arthur Power, in Entretiens avec James Joyce.
  19. Pour certains, chacune des 18 sections représente un épisode du roman. Si les chiffres correspondent, j'avoue ne pas avoir réussi ni à faire le lien entre les sections et les épisodes, ni à voir le sens de ce rapprochement.
  20. Par exemple, dans la section 5 oĂč Dache Boylan veut faire livrer un panier de fruits : « Il se dĂ©tourna brusquement d'un petit panier de fraises des bois, tira une montre d'or de son gousset et la tĂźnt au bout de sa chaĂźne.
    - Pouvez-vous envoyer ça par le tram, tout de suite ?
    Un dos noir, sous la porte des marchands, bouquinait Ă  l'Ă©talage du revendeur.
    - Certainement, monsieur. Est-ce dans le centre ? »
    On apprendra 5 sections plus loin que le « dos noir » est Bloom en train de feuilleter des livres érotiques.
    De mĂȘme, Joyce introduit de cette maniĂšre les deux serveuses de l’épisode des sirĂšnes : « -Bonne chance, dit gaiement Martin Cunningham. Il fit un signe au cocher qui attendait et qui tira sur les guides en prenant la direction de Lord Edward Street.
    Bronze prĂšs d'or, la tĂȘte de Miss Kennedy prĂšs de la tĂȘte de Miss Douce apparut au-dessus du brise-bise de l'Ormond Hotel.
    - Oui, dit Martin Cunningham qui taquinait sa barbe. J'ai écrit au pÚre Conmee et lui ai expliqué toute la chose. »
  21. par exemple : « Triste, Miss Kennedy s'éloigne du grand jour, flùneuse, tortillant un cheveu fou derriÚre l'oreille. Flùneuse, triste, or éteint, elle tord, tortille, tirebouchonne un cheveu. Triste elle tire-bouchonne en flanant un cheveu d'or derriÚre une ronde oreille. » p. 395, éditions Folio
  22. « Un tram. Kran, kran, kran. Bonne occas. Attention. Krandlkrankran. Je suis sĂ»r que c'est le bourgogne. Oui. Un, deux. Que mon Ă©pitaphe soit. Kraaaaaaa. Écrite. J'ai.
    Pprrpffrrppff
    Fini."
  23. - Mais savez-vous ce que c’est qu’une nation ? que dit John Wyse.
    - Oui, qu’il dit, Bloom.
    - Qu’est-ce que c’est ? que dit John Wyse.
    - Une nation ? que dit Bloom. Une nation c’est tous les gens qui vivent dans le mĂȘme endroit.
    - Fichtre, que dit Ned en riant, alors je suis une nation puisque je vis depuis cinq ans au mĂȘme endroit.
    Du coup tout le monde se fiche de Bloom et lui qu’essaye de se dĂ©pĂȘtrer :
    - Ou qui vivent aussi en des lieux différents.
    - Ca, c’est mon rayon, que dit Joe.
    - Quelle est votre nation si ça n’est pas trop indiscret ? qu’il dit le Citoyen.
    - L’Irlande, que dit Bloom. Je suis nĂ© ici. C’est l’Irlande.
    Le Citoyen il dit rien, seulement il se met à racler ce qu’il avait dans le gosier, et gachte, il t’envoie une huütre Cîtes-Rouges droit dans le coin.
    - Par ici le sirop de grenouilles, Joe, qu’il dit, et il tire son mouchoir pour se torcher la gueule.
  24. Par exemple : « Il Ă©tait si bon et si saint et souvent elle pensait et repensait qu’elle pourrait lui faire un couvre-thĂ©iĂšre avec des ruches et une guirlande de fleurs brodĂ©es pour lui faire un cadeau ou bien une pendule mais ils avaient une pendule qu’elle avait remarquĂ©e sur la cheminĂ©e blanc et or avec un canari qui sortait de la petite maison pour dire l’heure le jour qu’elle y Ă©tait allĂ©e pour les fleurs de l’Adoration perpĂ©tuelle c’était difficile de savoir quel genre de cadeau faire ou peut-ĂȘtre un album de vues de Dublin en couleurs ou d’un endroit »
  25. Dans l’épisode 1, Haines, l’anglais qui parasite avec Mulligan la Tour Martello oĂč loge Stephen, a, la nuit prĂ©cĂ©dente, rĂȘvĂ© d’une panthĂšre noire et rĂ©veillĂ© ce dernier en hurlant. Plus tard, Ă  midi (Ă©pisode 3), lorsque Stephen marche sur la plage de Sandymount, il repense Ă  cet Ă©pisode et se remĂ©more son propre rĂȘve, celui ayant suivi les hurlements de Haynes : « Un porche ouvert. Rue des filles. Me rappeler. Haroun-al-Rachid. J’y presque suis. Cet homme me conduisait, parlait. Je n’avais pas peur. Le melon qu’il tenait, il l’approchait de ma figure. Il souriait : fragrance crĂ©meuse de fruit. C’était la rĂšgle, disait. Entrez. Suivez-moi. Tapis rouge par terre. Vous verrez qui. » Éditions Gallimard, traduction 1957, p. 74-75
  26. « Il brandit sa canne à deux mains et fracasse la suspension. Le dernier éclair livide du temps jaillit, dans les ténÚbres qui suivent l'espace s'effondre, verre brisé, maçonnerie qui croule. » (éditions Gallimard, trad. 1957, p. 831-832)
  27. Lorsqu'ils font leurs premiers pas hors du jardin de Bloom (et donc hors du nostos et du champ délimité par l'Ulysse homérique) : « Quel spectacle leur apparut quand ils, l'hÎte le premier, ensuite l'invité, surgirent en silence et pareillement sombres de l'obscurité par un passage de derriÚre dans la pénombre du jardin?
    L'arbreciel d'étoiles lourd d'humides fruits bleunuit. » (éditions Gallimard, trad. 1957, p. 996)
  28. « Stephen manifestement mal luné, répéta et écartant sa tasse de moka, ou de tout ce que vous voudrez, ajouta sans beaucoup de politesse :
    - Nous ne pouvons pas changer le pays. Changeons de sujet. » (éditions Gallimard, trad. 1957, p. 913)
  29. Dans l’épisode HadĂšs, Bloom aperçoit un homme en mackintosh devant la tombe de Dignam et se demande qui peut bien ĂȘtre cet inconnu. Un peu plus tard, lorsque Hynes prend les noms des prĂ©sents pour rĂ©diger ses articles nĂ©crologiques, il note par erreur un certain « Mackintosh » (dans l'Ă©dition Gallimard, trad. 1957, cf p. 174) À noter que dans cette mĂȘme scĂšne, lorsque Hynes lui demande son nom de baptĂȘme, Bloom prend soin de lui rĂ©pondre « L, LĂ©opold » afin d'Ă©viter toute erreur d’orthographe de son prĂ©nom. Or cette prĂ©caution entraĂźnera, avec l'empressement de Hynes, exactement le contraire puisque l'article de ce dernier mentionnera « L. Bloom » ce qui vexera l'intĂ©ressĂ©.
  30. Un autre exemple parmi tant d'autres : « Quels rapports existaient entre leurs Ăąges ? Seize ans avant, en l'an 1888, quand Bloom avait l'Ăąge actuel de Stephen, celui-ci avait 6 ans. Seize ans aprĂšs, en 1920, quand Stephen aurait l'Ăąge de Bloom, celui-ci aurait 54 ans. En 1936, quand Bloom aurait 70 ans et Stephen 54, leur Ăąge, initialement dans un rapport de 16 Ă  0 serait comme de 17 1/2 Ă  13 1/2, la proportion augmentant et la diffĂ©rence diminuant selon que de futures annĂ©es arbitraires seraient ajoutĂ©es, car si la proportion qui existait en 1883 avait continuait immuablement, en concevant que ce fut possible, jusqu'Ă  l'actuel 1904 quand Stephen avait 22 ans, Bloom aurait 374 ans, et en 1920, quand Stephen aurait 38 ans, comme avait Bloom actuellement, Bloom aurait 646 ans ; d'autre part en 1952, quand Stephen aurait atteint l'Ăąge maximal postdiluvien de 70 ans, Bloom ayant vĂ©cu 1 190 ans Ă©tant nĂ© en l'annĂ©e 714, aurait dĂ©passĂ© de 221 ans l'Ăąge maximum antĂ©diluvien, celui de Mathusalem, 969 ans, tandis que, si Stephen continuait Ă  vivre jusqu'Ă  ce qu'il ait atteint cet Ăąge en l'annĂ©e 3072 aprĂšs J.-C., Bloom aurait Ă©tĂ© obligĂ© d'avoir vĂ©cu 83 300 ans, ayant Ă©tĂ© obligĂ© d'ĂȘtre nĂ© en l'annĂ©e 81396 avant J.-C. » (Ă©ditions Gallimard, trad. 1957, p. 967-968)
  31. « Allant vers le sombre lit il y avait un carrĂ© rond Simbad Ɠuf de roque d'alque dans la nuit du lit de tous les alques des roques de Sombrenbad le Jourclairdairain. » (Ă©ditions Gallimard, trad. 1957, p. 1056)
  32. On lit notamment les mots "quéquette", "bander", l'allusion aux taches de sperme, les positions sexuelles relatives à la fellation, au coït a tergo, ou encore des commentaires détaillés sur les menstruations.
  33. Vladimir Nabokov, « Ulysse », Littératures I, traduction de HélÚne Pasquier, p. 409
  34. http://library.buffalo.edu/pl/exhibits/joycebloomsday/caseXII/index.html
  35. Gallimard - Ulysse de James Joyce
  36. Ulysse, folio no 4457, p. 1161
  37. Ulysse, folio no 4457, postface p. 1162-1165

Articles connexes

Bibliographie

  • Philippe Zard, « Ulysse ou l'anatomie du marrane », in De Shylock Ă  Cinoc. Essai sur les judaĂŻsmes apocryphes, Classiques Garnier, 2018, p. 129-261.
  • Vladimir Nabokov, LittĂ©ratures, trad. HĂ©lĂšne Pasquieret, Marie-Odile Fortier-Masek, Robert Laffont, 2010, 1214 p.

Liens externes

Bases de données et dictionnaires

Cet article est issu de wikipedia. Text licence: CC BY-SA 4.0, Des conditions supplĂ©mentaires peuvent s’appliquer aux fichiers multimĂ©dias.