NĂ©ant (philosophies occidentales)
Le nĂ©ant est, en philosophie mĂ©taphysique et selon la philosophie occidentale un concept d'absence absolue, ou de nullitĂ© absolue, directement et indissociablement liĂ© Ă la notion d'ĂȘtre.
Concept
Le nĂ©ant et le vide, l'ĂȘtre et l'espace
Le nĂ©ant se distingue du concept du vide. Le vide est relatif Ă la notion d'espace, car le vide s'inscrit dans un espace ; or, l'espace est incompatible avec la notion de nĂ©ant, en ce qu'il est un rien absolu[1]. Le vide est l'absence de matiĂšre dans un espace dĂ©fini. Le nĂ©ant Ă©tant l'absence d'existence, la conception mĂȘme d'espace devient obsolĂšte (ex. avec une pompe Ă vide, vous pouvez retirer la matiĂšre â y compris l'air â d'un bocal). Le vide dĂ©crira alors cette absence. Le nĂ©ant Ă©tant Ă l'existence ce qu'est le vide Ă la matiĂšre, il faudrait que l'espace mĂȘme que « contient » le bocal n'existe pas, il serait donc impossible au bocal d'exister. Le nĂ©ant n'est par consĂ©quent pas le vide, et rĂ©ciproquement.
Le néant et le rien : absolu / relatif
« NĂ©ant » est absolu, « rien » est relatif. Un rien, c'est « pas grand-chose », alors que le nĂ©ant, « enchĂ©rit sur rien, nie tellement bien toute existence par lui-mĂȘme que l'emploi de la nĂ©gation 'ne' est inutile ; c'est rien du tout »[2].
Paul Valéry écrit ainsi : « EX NIHILO. - Dieu a tout fait de rien. Mais le rien perce »[3].
Le nĂ©ant trouve, selon Sartre, une utilisation linguistique grĂące Ă quelques mots. Il Ă©crit ainsi qu'« Il est frappant que la langue nous fournisse un nĂ©ant de choses (« Rien ») et un nĂ©ant d'ĂȘtres humains (« Personne ») »[4].
Le nihilisme
Le nihilisme apparaĂźt comme une volontĂ© supĂ©rieure de nĂ©ant pour lâhomme qui sâaffirme comme anĂ©antissement devant la profusion et la richesse des choses. Des figures emblĂ©matiques de ce nihilisme furent Ă©voquĂ©es au cours des temps notamment par CĂ©line, Bakounine, Bataille, Gorgias et NetchaĂŻev. Il est rassurant de savoir que mĂȘme si, tel les Huns, lâherbe ne repousse jamais lĂ oĂč il passe, le nihilisme nâexiste que par ce quâil dĂ©structure et anĂ©antit rĂ©vĂ©lant ainsi lâimpossibilitĂ© dâexistence dâun monde parfait.
De ce nihilisme dĂ©cidĂ© il est important de diffĂ©rencier le nihilisme du dĂ©sespoir que Nietzsche a Ă©tudiĂ© et dont il a rĂ©vĂ©lĂ© le caractĂšre perfide et dĂ©cadent au cĆur de la civilisation occidentale dĂ©pourvue de ses fondements thĂ©ologiques. Tel est pour Nietzsche le nihilisme de la dĂ©cadence et de la ruine des valeurs qui asphyxient lâĂ©nergie crĂ©atrice de lâhumanitĂ©, tel est pour lui le pire des nihilismes, suicidaire qui laisse entrâapercevoir dans lâhumanitĂ© le cĂŽtĂ© obscur du nĂ©ant. Ce nĂ©ant issu du dĂ©sespoir collectif agit comme un vecteur eschatologique, communiquant aux choses un mouvement qui les amĂšne Ă leur fin sans volontĂ© de devenir.
Historique
- Chez Parménide
ParmĂ©nide dĂ©veloppe une ontologie (qui deviendra celle de l'Ă©cole Ă©lĂ©atique) qui soutient qu'il est impossible de penser que le nĂ©ant puisse gĂ©nĂ©rer de l'ĂȘtre. Dans son PoĂšme, il Ă©crit ainsi : « Non, jamais tu ne plieras de force les non-ĂȘtres Ă ĂȘtre »[5].
- Chez Platon
Platon traite du non-Ă©tant et du nĂ©ant dĂšs le Hippias mineur. Il soutient que s'il y a, c'est qu'il peut ne pas y avoir[6]. Platon soutient que l'ĂȘtre est pĂ©nĂ©trĂ© par le non-ĂȘtre. Cela lui permet de fonder une pensĂ©e de l'altĂ©ritĂ©[7]. La pensĂ©e platonicienne du nĂ©ant est perpĂ©tuĂ©e et augmentĂ©e par le nĂ©oplatonisme[8].
- Chez Aristote
Aristote dĂ©veloppe une mĂ©taphysique qui reconnaĂźt comme vrai que rien ne peut naĂźtre du non-ĂȘtre, que le non-ĂȘtre ne peut ĂȘtre un principe gĂ©nĂ©rateur d'un ĂȘtre[9]. Il Ă©crit ainsi dans la Physique que « l'opinion commune des physiologues [prĂ©socratiques], que rien ne naĂźt avec du non-Ă©tant [...] absolument tous ceux qui ont traitĂ© de la nature sont d'accord avec cette opinion ». Si « rien ne naĂźt avec du non-Ă©tant » (ÏÏ oÏ ÎłÎčÎœÎżÎŒÎÎœÎżÏ ÎżÏ ÎŽÎ”ÎœÏÏ Î”Îș ÏÎżÏ ÎŒÎ· ÏÎœÏÎżÏ, ĂŽs ou ginomĂ©nou oudenos ek tou mĂȘ ontos), alors la gĂ©nĂ©ration ne peut venir que de ce qui est dĂ©jĂ [10].
- Chez Bergson
Henri Bergson soutient que le problĂšme du non-Ă©tant est une illusion du langage. Le langage nous conduit Ă l'erreur en nous faisant penser que le nĂ©ant puisse ĂȘtre[6]. Il y a plus dans l'idĂ©e du nĂ©ant que dans celle de l'ĂȘtre, car le nĂ©ant n'est toujours considĂ©rĂ© qu'en superposition de l'ĂȘtre : il viendrait s'y substituer. Or, la substitution est une opĂ©ration Ă deux faces, qui prend appui sur l'ĂȘtre. Autrement dit, le nĂ©ant comporte Ă la fois l'idĂ©e du nĂ©ant et celle de l'ĂȘtre, ce qui le rend plus que l'ĂȘtre[11].
Solutions
Selon Jean Wahl : « Il semble que trois solutions soient possibles au sujet du problÚme du néant : 1) le néant n'existe pas ; 2) le néant est quelque chose d'autre que le néant ; 3) le néant est. »[12]
Solution 1 : le nĂ©ant est non-ĂȘtre
La premiĂšre solution soutient que le nĂ©ant n'est absolument pas. Seul l'ĂȘtre est. Telle est la position de ParmĂ©nide vers 450 av. J.-C. Le poĂšme de ParmĂ©nide, texte prĂ©curseur dâune approche occidentale de la mĂ©taphysique, laisse entrevoir le « nĂ©ant dâimpossibilité», qui est une sorte de contre possibilitĂ© de lâĂȘtre sâapparentant au rien dans son absolue nĂ©gation de toute existence, sans niveau de non-ĂȘtre, sans apprĂ©hensions physiques rĂ©elles.
« Viens, je vais t'indiquer... quelles sont donc les seules et concevables voies s'offrant Ă la recherche. La premiĂšre, Ă savoir qu'il [l'ĂȘtre] est et qu'il ne peut non ĂȘtre, c'est la voie de la persuasion, chemin digne de foi, qui suit la vĂ©ritĂ© ; la seconde, Ă savoir qu'il n'est pas et qu'il est nĂ©cessaire au surplus qu'existe le non-ĂȘtre, c'est lĂ , je te l'assure, un sentier incertain et mĂȘme inexplorable : en effet le non-ĂȘtre (lui qui ne mĂšne Ă rien) demeure inconnaissable et reste inexprimable[13]. »
« La seule maniĂšre de penser le nĂ©ant est de penser qu'il n' est pas , et la seule maniĂšre de prĂ©server sa puretĂ© native est, au lieu de le juxtaposer Ă l'ĂȘtre, comme une substance distincte, ce qui aussitĂŽt le contamine de positivitĂ©, de le voir du coin de l'Ćil comme le seul bord de l'ĂȘtre, impliquĂ© en lui comme ce qui lui manquerait si quelque chose pouvait manquer au plein absolu .Maurice Merleau-Ponty[14]. »
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Selon Bergson, le nĂ©ant ne serait qu'un pseudo-concept sans essence ou une simple contre-possibilitĂ© de l'ĂȘtre affirmĂ©. Cette prise de position conteste radicalement l'identitĂ© affirmĂ©e, par l'ĂȘtre humain, de toutes choses y compris lui-mĂȘme et engendre ainsi un mouvement d'Ă©volution amenant Ă un devenir. Par cette nĂ©gation qui est opĂ©rĂ©e sur les champs d'applications dans le rĂ©el de toutes choses, Bergson met en Ă©vidence au sein de l'ĂȘtre la prĂ©sence polymorphe de la mort ; au sein d'un discours l'hypothĂšse contraire ; au sein de l'action l'exigence de limitation. Ceci relativise toute chose directement dâaprĂšs son fondement dâĂȘtre et semble amener Ă la modĂ©lisation dâun double Ă©tat des choses, Ă la fois existantes telles quelles et nĂ©gations dâelles-mĂȘmes, inexistantes ou Ă©tant en devenir dâexistence...
« Les philosophes ne se sont guĂšre occupĂ©s de l'idĂ©e de nĂ©ant. Et pourtant elle est souvent le ressort cachĂ©, l'invisible moteur de la pensĂ©e philosophique... Se reprĂ©senter le nĂ©ant consiste Ă l'imaginer ou Ă le concevoir... Commençons par l'image. Je vais fermer les yeux, boucher mes oreilles, Ă©teindre une Ă une les sensations qui m'arrivent du monde extĂ©rieur : voilĂ qui est fait, toutes mes perceptions s'Ă©vanouissent, l'univers matĂ©riel s'abĂźme pour moi dans le silence et dans la nuit. Je subsiste cependant, et ne puis m'empĂȘcher de subsister... En un mot, qu'il s'agisse d'un vide de matiĂšre ou d'un vide de conscience, la reprĂ©sentation du vide est toujours une reprĂ©sentation pleine, qui se rĂ©sout Ă l'analyse en deux Ă©lĂ©ments positifs : l'idĂ©e, distincte ou confuse, d'une substitution, et le sentiment, Ă©prouvĂ© ou imaginĂ©, d'un dĂ©sir ou d'un regret. Il suit de cette double analyse que l'idĂ©e du nĂ©ant absolu, entendu au sens d'une abolition de tout, est une idĂ©e destructive d'elle-mĂȘme, une pseudo-idĂ©e, un simple mot. Si supprimer une chose consiste Ă la remplacer par une autre, si penser l'absence d'une chose n'est possible que par la reprĂ©sentation plus ou moins explicite de la prĂ©sence de quelque autre chose, enfin si abolition signifie d'abord substitution, l'idĂ©e d'une « abolition de tout » est aussi absurde que celle d'un cercle carrĂ©[15]. »
Le mot « néant » n'est utilisé dans les langues naturelles que pour formuler des propositions existentielles négatives (« Il n'y a rien dehors » signifie « il n'y a pas quelque chose qui soit à l'extérieur ») ; et pourtant il est utilisé par des métaphysiciens comme s'il était vraiment quelque chose. Or, le néant n'est pas « quelque chose » précisément. Selon Bergson, le concept du néant est le résultat d'un malentendu intellectuel, mais il n'a pas de substance, justement parce qu'il « est » néant et n'existe que dans nos pensées éphémÚres, et non dans la Réalité.
Solution 2 : le néant est autre chose
Cette fois, le nĂ©ant est quelque chose, distinct du non-ĂȘtre absolu, de l'absence totale. DĂ©mocrite utilise la voie physique, le vide ; Platon utilise la voie logique : l'Autre[16]
Démocrite et les atomistes identifient le néant et le vide.
« .Leucippe et son associĂ© DĂ©mocrite prennent pour Ă©lĂ©ments le Plein et le Vide, qu'ils appellent respectivement l'Ătre et le Non-Ătre. De ces principes, le Plein et le Solide, c'est l'Ătre ; le Vide et le Rare, le Non-Ătre (c'est pourquoi, Ă leur sens, le Non-Ătre n'a pas moins d'existence que l'Ătre, le Vide n'existant pas moins que le Corps). ce sont lĂ les causes des ĂȘtres, au sens de cause matĂ©rielle[17]. »
Platon, lui, identifie le nĂ©ant et l'altĂ©ritĂ©. Il place le nĂ©ant au plan des pensĂ©es. Dans son dialogue ParmĂ©nide, il envisage plusieurs hypothĂšses sur l'Ătre : « s'il est », « s'il n'est pas » (136a). ThĂšse I, positive : l'Un est ; hypothĂšses : 1. l'Un est, c'est l'Un absolu, sans ĂȘtre ni connaissance, 2. l'Un est, il est un tout, multiple, 3. l'Un est et n'est pas, il est changement et instant, un et multiple, tout et rien (155e-157b), 4. l'Un est, les autres sont parties du tout, 5. l'Un est et les autres n'ont pas de parties : nĂ©ant des autres (159b-160b) ; ThĂšse II, nĂ©gative : l'Un n'est pas ; hypothĂšses : 6. l'Un n'est pas, mais il est pensable, 7. l'Un n'est pas, il n'a ni dĂ©termination ni connaissance possible : nĂ©ant de l'Un (136b-164b), 8. l'Un n'est pas et les autres sont dĂ©terminables : tous les autres sont fantasmes (164b-165e), 9. enfin, l'Un n'est pas et les autres n'ont aucune dĂ©termination : nĂ©ant des autres (165e-166c).
Aristote relativise comme Platon, mais avec la notion de puissance. Entre ce qui est et ce qui n'est pas il y a ce qui peut ĂȘtre changĂ© ou mis en mouvement. La puissance (dynamis) dĂ©signe l'Ă©tat potentiel, toute forme de capacitĂ©, et s'oppose Ă l'acte (energeia, entelecheia), Ă©tat rĂ©alisĂ©. Un lit en bois n'est qu'en puissance dans l'arbre que regarde le menuisier.
« D'une chose artificielle nous ne dirons pas qu'elle n'a rien de conforme Ă l'art, si elle est seulement lit en puissance et ne possĂšde pas encore la forme du lit ni qu'il y a en elle de l'art... Car chaque chose est dite ĂȘtre ce qu'elle est plutĂŽt quand elle est en acte que quand elle est en puissance[18]. »
Hegel remplace le nĂ©ant par le devenir. Il suggĂšre que la « nĂ©gativitĂ© du nĂ©ant » se manifeste de façons multiples relativement aux plans de la rĂ©alitĂ© oĂč elle s'inscrit comme un mouvement d'Ă©volution. L'union de l'ĂȘtre et du nĂ©ant, c'est le devenir, soit surgissement dans le passage du nĂ©ant Ă l'ĂȘtre, soit disparition dans le passage de l'ĂȘtre au nĂ©ant[19].
« ĂTRE. A. Ătre, ĂȘtre pur, - sans aucune autre dĂ©termination. Dans son immĂ©diatetĂ© indĂ©terminĂ©e il n'est Ă©gal qu'Ă lui-mĂȘme, et aussi il n'est inĂ©gal au regard d'autre chose... L'ĂȘtre, l'immĂ©diat indĂ©terminĂ©, est en fait nĂ©ant, et ni plus ni moins que nĂ©ant. B. NĂANT. NĂ©ant, le nĂ©ant pur ; il est Ă©galitĂ© simple avec lui-mĂȘme, vacuitĂ© parfaite, absence de dĂ©termination et de contenu ; Ă©tat-de-non-diffĂ©renciation en lui-mĂȘme... Le nĂ©ant est donc la mĂȘme dĂ©termination, ou plutĂŽt la mĂȘme absence-de-dĂ©termination, et, partant, absolument la mĂȘme chose que ce qu'est l' ĂȘtre pur. C. DEVENIR. UnitĂ© de l'ĂȘtre et du nĂ©ant. L'ĂȘtre pur et le nĂ©ant pur sont la mĂȘme chose.... Leur vĂ©ritĂ© est donc ce mouvement du disparaĂźtre immĂ©diat de l'un dans l'autre ; le devenir ; un mouvement oĂč les deux sont diffĂ©rents, mais par le truchement d'une diffĂ©rence qui s'est dissoute tout aussi immĂ©diatement[20]. »
Solution 3 : le néant est
Les nĂ©oplatoniciens grecs tels que Plotin, Proclos ou Damascius, dĂ©veloppant la thĂ©ologie nĂ©gative, imaginĂšrent un « nĂ©ant par excĂšs » auquel ils attribuĂšrent la fonction de Principe absolu de l'ĂȘtre sur le modĂšle de la thĂ©orie de l'Un. L'Un est au-delĂ de l'ĂȘtre, de l'Intellect et des formes, il est au-delĂ de la science et de la connaissance intellectuelle
« L'Un n'est pas un ĂȘtre... Aucun nom ne lui convient... Il est difficile de le connaĂźtre[21]. »
La thĂ©orie de l'Un (ou L'Un-principe) est dĂ©finie comme le sans nom, l'inexprimable et l'indicible. L'Un-principe infirme tout Ă©noncĂ© qui prĂ©tend viser quelque objet de sa nature, il est cependant Ă©galement l'impensĂ©e origine de tout. Ce principe fondamental qu'est le nĂ©ant de transcendance est cause de soi et principe de tout, il s'agit d'une Ă©nergie de crĂ©ation, il est l'origine de tout ce qui se retourne vers lui pour exister, il est le nĂ©ant des philosophies de L'Un. Ce nĂ©ant de transcendance ne peut pas s'apprĂ©hender par le langage et est irrĂ©ductible Ă l'existant, il est une image divine ineffable. Stanislas Breton perçoit ce nĂ©ant comme : « Le nĂ©ant divin incrĂ©Ă© crĂ©ateur, le nĂ©ant virginal de l'Ăąme intellectuelle... » Il s'agit, contrairement au nĂ©ant d'impossibilitĂ©, horizon au-delĂ duquel rien n'existe, d'une origine temporelle, d'un mouvement d'Ă©nergie crĂ©atrice procĂ©dant au sein mĂȘme des origines de l'ĂȘtre.
D'autre part, pour Plotin, la nĂ©gation de l'ĂȘtre, c'est la matiĂšre. Comme Platon, il admet un non-ĂȘtre relatif. La matiĂšre est l'illimitĂ©, elle s'identifie au mal, complĂšte absence de bien, de raison, de beautĂ©. Pour Plotin, "alors que l'Un ou le Bien se trouve au-delĂ de l'ĂȘtre, la matiĂšre se trouve en deçà de l'ĂȘtre... Le traitĂ© 51 (I, 8), intitulĂ© "Quels sont les maux ?", dĂ©veloppera avec soin cette doctrine."[22]
« Reste donc, s'il est vrai que le mal existe, qu'il existe parmi les non-ĂȘtres, comme s'il Ă©tait une sorte de forme du non-ĂȘtre, et qu'il se rapporte Ă ce qui est mĂȘlĂ© de non-ĂȘtre, ou qui y participe de quelque façon que ce soit. le non-ĂȘtre n'est cependant pas ici le non-ĂȘtre total, mais seulement ce qui est autre que l'ĂȘtre... On peut dĂ©jĂ arriver Ă se reprĂ©senter le mal comme l'absence de mesure par rapport Ă la mesure, comme ce qui est illimitĂ© par rapport Ă la limite, comme ce qui est dĂ©pourvu de forme par rapport Ă ce qui produit la forme, comme ce qui est toujours en manque par rapport Ă ce qui se suffit Ă soi-mĂȘme, toujours indĂ©fini, jamais stable, soumis Ă toutes sortes d'affections, insatiable, totale indigence... La matiĂšre n'a absolument aucune part au bien, elle en est la privation[23]. »
Avec Heidegger, la philosophie du nĂ©ant se dĂ©veloppe de façon considĂ©rable, et la terminologie (« nĂ©antiser », « nĂ©antisation »). « La science ne veut Rien savoir du nĂ©ant » et l'histoire de la philosophie montre « le NĂ©ant comme notion antithĂ©tique de l'Ă©tant vĂ©ritable, c'est-Ă -dire comme sa nĂ©gation ». Or, pour Heidegger, le nĂ©ant se tient au cĆur de l'ĂȘtre. « Le NĂ©ant ne reste pas l'opposĂ© indĂ©terminĂ© Ă l'Ă©gard de lâĂ©tant, mais il se dĂ©voile comme composant l'ĂȘtre de cet Ă©tant »[24].
Pour Sartre, « la condition nĂ©cessaire pour qu'il soit possible de dire non, c'est que le non-ĂȘtre soit une prĂ©sence perpĂ©tuelle, en nous et hors de nous, c'est que le nĂ©ant hante l'ĂȘtre ». « L'ĂȘtre est antĂ©rieur au nĂ©ant et le fonde. Par quoi il faut entendre non seulement que l'ĂȘtre a sur le nĂ©ant une prĂ©sĂ©ance logique, mais encore que c'est de l'ĂȘtre que le nĂ©ant tire concrĂštement son efficace. C'est ce que nous exprimions en disant que le nĂ©ant hante l'ĂȘtre »[25].
Philologie francophone
Ătymologie
L'origine du mot nĂ©ant n'est pas certifiĂ©e mais ce mot est attestĂ© dĂšs 1050. Il pourrait provenir du latin tardif ne gentem (ne, particule nĂ©gative, et gens = ensemble d'ĂȘtres vivants)[26], pour signifier « pas un ĂȘtre vivant ».
Quelques expressions françaises comportant le mot néant
Attention, les significations fournies ici correspondent au sens commun, usuel par le nĂ©ophyte, du mot nĂ©ant. En aucun cas, ce paragraphe n'est une dĂ©finition du mot nĂ©ant ni mĂȘme une dĂ©finition du sens rĂ©el philosophique que comportent ces expressions.
- « Réduire quelque chose à néant » : couramment utilisée pour signifier détruire totalement.
- « Signes particuliers : néant ». Couramment utilisée pour les cartes d'identité françaises afin de signifier que le titulaire n'a aucun signe particulier ; signes particuliers inexistants.
- « Tenir quelque chose (ou quelqu'un) pour néant » : considérer quelque chose (ou quelqu'un) comme rien.
- « Tirer quelque chose du néant » : couramment utilisée pour signifier créer.
Citations contenant le mot néant
- « Le nĂ©ant n'est pas, donc il n'est rien. » â ParmĂ©nide.
- « Pas d'existence pour le nĂ©ant (le non-ĂȘtre ne peut pas ĂȘtre), l'ĂȘtre ne cesse jamais d'ĂȘtre (l'Ă©ternel est immuable). » â Krishna, Bhagavad-Gita, II, 16.
- « Que signifie la libertĂ©, sinon le nĂ©ant, quand elle n'est plus relative Ă autrui ? » â Fatou Diome, extrait de Le ventre de l'Atlantique.
- « Il ne faut pas moins de capacitĂ© pour aller jusqu'au nĂ©ant que jusqu'au tout. » â Blaise Pascal, extrait des : PensĂ©es sur la religion.
- « Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un nĂ©ant Ă l'Ă©gard de l'infini, un tout Ă l'Ă©gard du nĂ©ant, un milieu entre rien et tout. » â Blaise Pascal, extrait des : PensĂ©es, Section II, paragraphe 72.
- « L'ĂȘtre ou le nĂ©ant, voilĂ le problĂšme. » â Raymond Queneau, extrait de : Zazie dans le mĂ©tro.
- « Il faut regarder le nĂ©ant en face pour savoir en triompher. » â Louis Aragon, extrait de : Les poĂštes.
- « Une religion parle d'immortalitĂ©, mais entend par lĂ quelque chose qui n'exclut pas le nĂ©ant. » â Marcel Proust, extrait de Sodome et Gomorrhe.
- « Le nĂ©ant aprĂšs la mort ? N'est-ce pas l'Ă©tat auquel nous Ă©tions habituĂ©s avant la vie ? » â Arthur Schopenhauer.
- « Le drame de l'homme se joue moins dans la certitude de son nĂ©ant que dans son entĂȘtement Ă ne point s'y rĂ©signer. » â Roland Jaccard, extrait de : La tentation nihiliste.
- « Le nĂ©ant n'a point de centre et ses limites sont le nĂ©ant. » â LĂ©onard de Vinci, extrait des : Carnets.
- « Je suis comme un milieu entre Dieu et le nĂ©ant. » â RenĂ© Descartes, extrait de : MĂ©ditation quatriĂšme.
- « L'assiette pleine cache une assiette vide, comme l'ĂȘtre cache le nĂ©ant. » â Raymond Queneau, extrait de : Le chiendent.
- « On a toujours quelqu'un au-dessus de soi : par-delĂ Dieu mĂȘme s'Ă©lĂšve le NĂ©ant. » â Ămil Michel Cioran.
- « Le NĂ©ant c'est un trou avec rien autour. » â Raymond Devos.
Mots de la langue française tirés du mot néant
- Le verbe anéantir qui signifie réduire à néant.
- Le substantif fainéant qui vient de fait et de néant signifie paresseux, qui fait peu.
- En traduisant Heidegger : néantir (Nichten), néantissement (Nichtung), comme le fait Roger Munier. « Néantir », c'est dévoiler l'étant dans sa radicale étrangeté. "Le néantir n'est pas un événement quelconque, mais, en tant que renvoi répulsif à l'étant dérivant dans son ensemble, il manifeste cet étant dans sa pleine étrangeté jusqu'alors cachée, comme l'absolument autre - vis-à -vis du rien."[27]
- Le néologisme néantiser créé par Sartre pour représenter l'action de repousser dans le néant tout ce qui n'appartient pas à la conscience de son point de vue. "Lorsque j'entre dans ce café, pour y chercher Pierre, il se fait une organisation synthétique de tous les objets du café en fond sur quoi Pierre est donné comme devant paraßtre. Et cette organisation du café en fond est une premiÚre néantisation."[28]
Notes et références
Références
- Georges Niobey (dir.), Nouveau dictionnaire analogique, Larousse, 1980, p. 756 : "Vide : espace qui n'est pas occupé... Sentiment de privation, d'absence, de manque... Le vide de l'existence. Néant."
- René Bailly, Dictionnaire des synonymes de la langue française, Larousse, 1971, p. 522.
- Paul ValĂ©ry, Mauvaises pensĂ©es et autres (1941-1942), in Ćuvres, vol. 2, Gallimard, coll. « La PlĂ©iade », 1988, p. 907.
- Jean-Paul Sartre, L'ĂȘtre et le nĂ©ant, coll. « Tel », p. 50.
- Monique Impr. de la Manutention), Platon et la question de la pensée, vol. I, J. Vrin, (ISBN 2-7116-1466-2 et 978-2-7116-1466-0, OCLC 466756056, lire en ligne)
- JérÎme Laurent, « Platon », dans Le Néant, Presses Universitaires de France, (DOI 10.3917/puf.laure.2011.01.0065, lire en ligne), p. 65
- EncyclopĂŠdia Universalis, « NON-ĂTRE », sur EncyclopĂŠdia Universalis (consultĂ© le )
- Christian GuĂ©rard, « Le danger du nĂ©ant et la nĂ©gation selon Proclus », Revue Philosophique de Louvain, vol. 83, no 59,â , p. 331â354 (lire en ligne, consultĂ© le )
- Revue de métaphysique et de morale, A. Colin, (lire en ligne)
- Henk Kubbinga, L'histoire du concept de "molécule", Springer-Verlag France, (ISBN 2-287-59703-4 et 978-2-287-59703-9, OCLC 422021815, lire en ligne)
- Camille Riquier, Archéologie de Bergson: Temps et métaphysique, Presses Universitaires de France, (ISBN 978-2-13-083420-5, lire en ligne)
- Jean Wahl, Traité de métaphysique, Payot, 1968, p. 146-147.
- Parménide, fragment B2, trad. Jean-Paul Dumont, Les présocratiques, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1988, p. 257-258.
- Maurice Merleau-Ponty 1988, p. 79
- Bergson, L'Ă©volution crĂ©atrice (1907), chap. 4, in Ćuvres, PUF, 1963, p. 728-734.
- Francis Wolff, Penser avec les Anciens, Fayard, coll. « Pluriel », 2016, p. 24.
- Aristote, MĂ©taphysique, A, 4, 985b, trad. Jean Tricot, Vrin.
- Aristote, Physique, II, 1, 193b, trad. H. Carteron (1926), Les Belles Lettres, t. I, p. 61.
- Hegel, Propédeutique philosophique, Gonthier, p. 87.
- Science de la logique (exposé de 1812), Premier tome -Premier livre, trad. P.-J. LabarriÚre et Gwendoline Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1972, p. 58-60.
- Plotin, Ennéades, traité 9 (VI, 9) : "Sur le Bien ou l'Un" : Traités 7-21, trad. Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Garnier-Flammarion, p. 84, 85.
- L. Brisson et J.-Fr. Pradeau, Plotin. Traités 7-21, 2003, p. 236-237.
- Plotin, EnnĂ©ades, traitĂ© 51 (I, 8) : "Que sont les maux et d'oĂč viennent-ils ?" : TraitĂ©s 51-54, trad. Laurent Lavaud, Garnier-Flammarion, 2010, p. 41-44.
- Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ? (1929), trad. Henry Corbin, Nathan, p. 65.
- Sartre, L'ĂȘtre et le nĂ©ant (1943), Ire partie : « Le problĂšme du nĂ©ant », chap. 1 : « L'origine de la nĂ©gation », Gallimard, coll. « Tel », p. 51.
- Albert Dauzat, Jean Dubois, Henri Mitterand, Nouveau dictionnaire étymologique et historique, Larousse, 2° éd., 1971, p. 489.
- Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ?, trad. Roger Munier, p. 12.
- Sartre, L'ĂȘtre et le nĂ©ant, coll. "Tel", p. 44.
Bibliographie
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