Stéphane Sangral
StĂ©phane Sangral est poĂšte, philosophe et psychiatre. Son esthĂ©tique tourne autour de la figure de la boucle. Il est lâinventeur du concept dâ« individuitĂ© ».
Biographie
Stéphane Sangral est né en 1973[1]. Il vit et travaille à Paris.
Ćuvre
Toute lâĆuvre de StĂ©phane Sangral peut se rĂ©sumer Ă une interrogation sur « lâĂ©trangetĂ© dâĂȘtre, et plus prĂ©cisĂ©ment dâĂȘtre conscient, et plus prĂ©cisĂ©ment dâĂȘtre conscient dâĂȘtre conscient[2] », voire, comme l'Ă©crit VĂ©ronique Bergen, Ă la description et la conjuration dâune « impossible inscription dans lâĂȘtre[3] ».
C'est ainsi qu'il Ă©crit par exemple dans son second recueil, Ombre Ă n dimensions (soixante-dix variations autour du Je) (Ăditions GalilĂ©e, 2014) : « Je ne suis que la question âsuis-je ?â errant / en ses rĂ©ponses qui l'ont consumĂ©e... / Ă feu de l'angoisse en l'angoisse errant... / S'Ă©tonner d'ĂȘtre et vain s'y consumer... » ; ou encore « Il fait nuit dans Je suis... »[4] StĂ©phane Sangral fait tourbillonner le langage et les mots, pour dire la non-appartenance Ă soi-mĂȘme, l'Ă©trangetĂ© d'ĂȘtre, selon un tournoiement infini s'apparentant Ă la figure de la boucle : « Je ne suis qu'une boucle qui roule en sa boucle... »[5]
Dans la prĂ©face de ce recueil, qui se prĂ©sente comme un poĂšme fractal, le neurophysiologiste Alain Berthoz prĂ©cise que l'intuition du poĂšte correspond au fonctionnement de notre cerveau, « essentiellement constituĂ© de boucles neuronales, de rĂ©seaux dans lesquels l'activitĂ© est "rĂ©entrante" », et il Ă©voque Ă propos de cette poĂ©sie le mystĂšre abyssal de la conscience d'ĂȘtre et une « effrayante descente aux trĂ©fonds de l'aporie d'ĂȘtre »[6]. Au terme de cette errance existentielle et ontologique autour de l'Ă©nigme du Je, le poĂšte semble aboutir Ă un « trou noir conceptuel » : « Je n'existe pas ! »[7]
Ă propos d'un autre livre de Sangral (LĂ oĂč la nuit / tombe, prĂ©facĂ© par Salah StĂ©tiĂ©, Ăditions GalilĂ©e, 2018), Christophe Esnault Ă©voque aussi la figure de la boucle et parle d'« un texte qui ressasse (lâĂ©crivain fait-il jamais autre chose) » : « Dans Circonvolutions, autre recueil de poĂšmes, dĂ©jĂ StĂ©phane Sangral - comme il le fait dans ses essais â utilisait la / les boucle(s). Est-ce Ă croire que poĂ©sie et pensĂ©e (chez Sangral, elles sont lâune et lâautre indissociables) existent en marge du vers et du fragment, mais doivent souvent sâinscrire (et rouler) sur une sorte (ou ersatz) de rouleau de Möbius textuel, insĂ©cables ? [...] Un poĂšme qui parvient alors Ă ĂȘtre lâextension Ă la pensĂ©e du poĂšme Ă naĂźtre. »[8]
Acrobate de la pensĂ©e, de la rumination et du ressassement, « StĂ©phane Sangral ouvre un espace qui nâappartient quâĂ lui, [son Ă©criture] le porte Ă la dĂ©chirure alors quâil ne vise que la plĂ©nitude dâune totalitĂ© mystĂ©rieuse, elle lâentraĂźne sur les chemins arides du vocabulaire philosophique alors quâil ne trouve la vĂ©ritĂ© de sa propre Ă©nigme que lorsquâil ose frĂŽler ce qui, de maniĂšre ultime, le fascine, lâutilisation poĂ©tique du langage. »[9]. Ă la fois philosophique dans ses ouvrages de poĂ©sie et poĂ©tique dans ses ouvrages de philosophie, son Ă©criture interroge Ă l'infini, dans un tournoiement abyssal, un « Je » mal assurĂ©. Le livre Des dalles posĂ©es sur rien (Ăditions GalilĂ©e, 2017) s'ouvre ainsi par les questions liminaires « Qui suis-je ? Qui est Je ? Qu'est-ce que le Je ? », car c'est bien la hantise du secret de sa vie, le tourment d'ĂȘtre l'Ă©nigme incarnĂ©e de son propre fantĂŽme qui agite le poĂšte-philosophe, et rend « le poĂšme Ă©puisĂ© », selon le titre d'un article de Didier Ayres consacrĂ© Ă LĂ oĂč la nuit / tombe[10]. Bien que la pensĂ©e sangralienne soit strictement matĂ©rialiste et rationaliste, cette dĂ©clinaison Ă l'infini, aussi lancinante que labyrinthique, autour de l'Ă©nigme d'ĂȘtre, a des rĂ©sonances Ă©videntes avec la mystique, si bien que le poĂšte et essayiste Didier Cahen s'interroge de la sorte : « On hĂ©site, on ne sait pas ce quâon lit : le traitĂ© dâun mystique ? Lâinconscient mis Ă nu ? Ou le silence Ă lâĆuvre ? [...] Au-delĂ des mots, sa quĂȘte finit par sâajuster au vide. »[11] Touchant Ă la fois les abysses et l'absurde, au bord du gouffre, « le poĂšme serait [ainsi] une longue pensĂ©e de la parole, seule capable de restituer le Je en son doute, sa vacuitĂ© ou son incertitude »[12]. Comme ce « Je » (« qui tente d'incarner le "Je" universel » comme l'Ă©crit Alain Berthoz) Ă©chappe largement Ă la connaissance et ne se laisse pas saisir (ou uniquement par Ă©clairs) dans l'Ă©preuve de sa « nuit intĂ©rieure », Anne Mounic Ă©crit que « StĂ©phane Sangral est conscient du paradoxe de la connaissance, qui ne peut connaĂźtre ce par quoi elle est possible, le sujet. Les diffĂ©rents langages, scientifique, philosophique, poĂ©tique, quâil mĂȘle, et qui se heurtent, rĂ©vĂšlent ce tiraillement de la conscience moderne, parfois (souvent) tentĂ©e dâabdiquer le caractĂšre inouĂŻ de la subjectivitĂ© singuliĂšre. »[13]
On reconnaĂźt aussi dans l'Ă©criture de StĂ©phane Sangral l'influence sous-jacente de la musique contemporaine, comme le souligne Didier Ayres dans un article consacrĂ© au recueil Circonvolutions (soixante-dix variations autour dâelles-mĂȘmes) (Ăditions GalilĂ©e, 2016), parlant d'« une expĂ©rience de langage » qui dĂ©construit « physiquement et mĂ©taphysiquement le poĂšme », et dont la musicalitĂ© constitue une « mĂ©canique langagiĂšre qui sâaffirme dans le ressassement, dans la rĂ©pĂ©tition et qui Ă©puise le sens des mots »[14], dans le but d'accĂ©der Ă un sens plus profond. Le compositeur Pierre Henry lui dira, au sujet de "MĂ©andres et NĂ©ant" : "nous avons les mĂȘmes univers...".[15]
LâĆuvre sangralienne, dans sa totalitĂ©, sâengendre Ă partir dâun distique, prĂ©sent Ă lâouverture de tous ses livres, qui en sont ainsi lâexpansion poĂ©tique et/ou philosophique : « Sous la forme lâabsence sâenfle et vient le soir / et lâazur Ă©puisĂ© jusquâau bout du miroir⊠». Lâauteur, dans une interview[16], prendra lâimage dâune pyramide renversĂ©e, instable fatalement, reposant sur sa pointe, câest-Ă -dire reposant sur ce distique, et projetant vers le haut ses quatre faces qui seraient les quatre cycles de lâĆuvre : le cycle de philosophie sociale, celui de poĂ©sie, celui de littĂ©rature, et celui enfin de philosophie ontologique.
Dans cette Ćuvre, « le commencement est un nombre »[17] dira Jean-Luc Bayard. Il y a, dissĂ©minĂ©s dans ses diffĂ©rents livres, de nombreux codages numĂ©riques, mais le principal rĂ©sulte du nombre de lettre de ce distique : soixante-dix. Le soixante-dix est la multiplication du sept (nombre magique dans de multiples traditions, et par extension symbole de l'art) et du dix (nombre mathĂ©matique par excellence, et par extension symbole de la science), câest-Ă -dire la potentialisation mutuelle de la sensibilitĂ© et de la rationalitĂ©, dans le but dâouvrir le champ aussi bien Ă la subjectivitĂ© quâĂ lâobjectivitĂ©, et surtout Ă la sublimation de lâune par lâautre[18]. On peut Ă©galement noter que ce nombre « fait Ă©cho Ă lâannĂ©e de naissance du frĂšre dĂ©funt (1970), dĂ©dicataire de lâĆuvre »[19] (le 70 Ă©tant, en chacun des livres, Ă©crit en italique).
Le concept d'individuité
Le concept majeur de la pensĂ©e sangralienne est le concept dâ« individuitĂ© ».
Sa définition simplifiée est : désacralisation totale de tout groupe, sacralisation à égalité de tout individu[20].
La base ontologique de ce concept est constituĂ©e dâune dialectique entre, dâune part, lâinexistence dâun soi suprĂȘme au sommet de son esprit, la virtualitĂ© du Je (« Ne pas ĂȘtre dupe de son Je » rĂ©sumera Jean-Claude Leroy[21]), Ă©tayĂ©e par les neurosciences et les sciences cognitives, et dâautre part le fait que cette inexistence et cette virtualitĂ© nâont de sens que dans la stricte dimension objective, autrement dit le fait que dans la dimension subjective (et donc intersubjective) le Je existe, et existe mĂȘme comme un absolu : « câest justement sa virtualitĂ© qui peut nous permettre de profiter pleinement de ce qualificatif dâabsolu. Le rien et le tout du Je ne sâopposent pas, bien au contraire, car câest seulement en assumant rĂ©ellement son rien, en intĂ©grant rĂ©ellement la libertĂ© que ce rien implique, lâabsence de limite que magnifiquement il suppose, que lâon peut accĂ©der au fait dâĂ©prouver rĂ©ellement son tout. » [22]
Bibliographie
1. Cycle de philosophie sociale :
(Sous la forme)
- Fatras du Soi, fracas de lâAutre (Ăditions GalilĂ©e, 2015)
- L'individuitĂ© ou la guerre (Ăditions GalilĂ©e, 2023)
2. Cycle de poésie :
(lâabsence sâenfle)
- MĂ©andres et NĂ©ant, prĂ©face dâĂric Hoppenot (Ăditions GalilĂ©e, 2013)
- Ombre Ă n dimensions (soixante-dix variations autour du Je), prĂ©face dâAlain Berthoz (Ăditions GalilĂ©e, 2014)
- Circonvolutions (soixante-dix variations autour dâelles-mĂȘmes), prĂ©face de Thierry Roger (Ăditions GalilĂ©e, 2016)
- LĂ oĂč la nuit / tombe, prĂ©face de Salah StĂ©tiĂ© (Ăditions GalilĂ©e, 2018)
- Infiniment au bord (soixante-dix variations autour du Je), prĂ©face de Denis Ferdinande (Ăditions GalilĂ©e, 2020)
3. Cycle ne comportant pour le moment aucune publication :
(et vient le soir)
4. Cycle de philosophie ontologique :
(et l'azur épuisé jusqu'au bout du miroir...)
- Des dalles posĂ©es sur rien (Ăditions GalilĂ©e, 2017)
- PrĂ©face Ă ce livre (Ăditions GalilĂ©e, 2019)
Notes et références
- Site des éditions Galilée
- Site Conversationalist : interview de Stéphane Sangral, part 1 https://conversationalist.co/2017/01/08/stephane-sangral-part-one/
- « Lâimpossible inscription dans lâĂȘtre », VĂ©ronique Bergen, in La Nouvelle Quinzaine LittĂ©raire, n°1154 du 1er juillet 2016 https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/mode-lecture/l-impossible-inscription-dans-l-etre-1170
- Ombre à n dimensions (soixante-dix variations autour du Je), Galilée, 2014, p. 55 et p. 60.
- Ombre Ă n dimensions (soixante-dix variations autour du Je), p. 79.
- Alain Berthoz, préface à Ombre à n dimensions (soixante-dix variations autour du Je), p. 11.
- Ombre Ă n dimensions (soixante-dix variations autour du Je), p. 105.
- (BrÚves de lecture) Stéphane Sangral, par Christophe Esnault, Poezibao, 22 mai 2018.
- « StĂ©phane Sangral, une prĂ©sence creusĂ©e dâinfini », PoĂ©sie et peinture, l'impensĂ© imaginable, par Pierre Vandrepote, Ă propos Des dalles posĂ©es sur rien, 20 novembre 2017
- Reflets du temps, « Le poÚme épuisé », par Didier Ayres, 19 mai 2018.
- Le Monde, « Fugues » par Didier Cahen, Le Monde des livres, chronique « TransPoĂ©sie », 4 juillet 2014. Le philosophe Vincent Citot a d'ailleurs Ă©crit un article Ă propos de l'ouvrage Des dalles posĂ©es sur rien dans un numĂ©ro spĂ©cial de la revue Le Philosophoire, consacrĂ© à « La Mystique », n°49, printemps 2018, Ă©voquant « une philosophie qui, cherchant ses propres limites, sâabĂźme dans le âNĂ©antâ et le âRienâ. »
- « La poésie de Stéphane Sangral », par Régis Lefort, dans la revue Recours au PoÚme (Poésies & Mondes poétiques), Rubrique « Essais », 29 mars 2016.
- article de Anne Mounic, à propos de Ombre à n dimensions (soixante-dix variations autour du Je), revue en ligne Temporel. Revue littéraire & artistique, 25 avril 2015.
- « à propos de Circonvolutions de Stéphane Sangral », par Didier Ayres, La Cause littéraire, 18 mai 2016.
- « Ăditions GalilĂ©e - MĂ©andres et NĂ©ant »
- « Frottons-nous les yeux, sortons de nos cauchemars » Zone Critique, 13/12/2018
- « Stéphane Sangral : Ombre à n dimensions », Jean-Luc Bayard, CCP (Cahier critique de poésie), 15/02/2015
- « Ressassement dans le labyrinthe », Ăric Hoppenot, MĂ©andres et NĂ©ant, Editions GalilĂ©e, 2013, p.14
- « Circonvolutions ou le poĂšme-vertige de la dĂ©constellation », Muriel Stuckel, Terres de femmes, La revue de poĂ©sie et de critiques dâAngĂšle Paoli
- Fatras du Soi, fracas de lâAutre, StĂ©phane Sangral, Ăditions GalilĂ©e, 2015, p.15
- Stéphane Sangral, quand un poÚte sagace, Jean-Claude Leroy, Médiapart https://blogs.mediapart.fr/jean-claude-leroy/blog/190715/stephane-sangral-quand-un-poete-sagace
- Des dalles posées sur rien (Editions Galilée, 2017), dernier chapitre http://www.editions-galilee.fr/images/3/9782718609584.pdf
Liens externes
- Stéphane Sangral sur le site des éditions Galilée