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Temps

Le temps est une notion qui rend compte du changement dans le monde. Le questionnement s'est portĂ© sur sa « nature intime » : propriĂ©tĂ© fondamentale de l'Univers, ou produit de l'observation intellectuelle et de la perception humaine. La somme des rĂ©ponses ne suffit pas Ă  dĂ©gager un concept satisfaisant du temps. Toutes ne sont pas thĂ©oriques : le « vĂ©cu » perceptible du temps par les hommes est d’une importance capitale Ă  une tentative de dĂ©finition.

Montre Ă  gousset ancienne

La mesure du temps ne saurait se concevoir, comme par exemple, une mesure de la charge électrique. Dans ce qui suit il faudra comprendre « mesure de la durée » en lieu et place de mesure du temps. La mesure de la durée, c'est-à-dire du temps écoulé entre deux événements, se base sur des phénomÚnes périodiques (jours, oscillation d'un pendule...) ou quantiques (temps de transition électronique dans l'atome par exemple). La généralisation de la mesure du temps a changé la vie quotidienne, la pensée religieuse, philosophique, et scientifique. Pour la science, le temps est une mesure de l'évolution des phénomÚnes. Selon la théorie de la relativité, le temps est relatif (il dépend de l'observateur, avec quelques contraintes), et l'espace et le temps sont intimement liés, au point de se permuter partiellement l'un et l'autre dans plusieurs cas.

Étymologie

Le mot temps provient du latin tempus, de la mĂȘme racine que le grec ancien Ï„Î”ÎŒÎœÎ”áż–Îœ (temnein), couper, qui fait rĂ©fĂ©rence Ă  une division du flot du temps en Ă©lĂ©ments finis. temples (templum) dĂ©rive Ă©galement de cette racine et en est la correspondance spatiale (le templum initial est la division de l’espace du ciel ou du sol en secteurs par les augures). Le mot « atome » (« insĂ©cable »), du grec áŒ„Ï„ÎżÎŒÎżÏ‚ (atomos) (non coupĂ©, indivisible) dĂ©rive Ă©galement de la mĂȘme racine.

DĂ©finition

Selon les Définitions de Platon, le temps est le « mouvement du soleil, mesure de sa course »[1].

Temps historique

Le temps historique est découpé en trois périodes :

  • Le passĂ© dĂ©signe l’information accessible a l’observateur prĂ©sent.
  • Le futur dĂ©signe l’information que l’observateur, prĂ©sent, associe a l’anticipation.
  • Le prĂ©sent qui dĂ©signe l’immĂ©diat et la relation entre information et matiĂšre.

La chronologie est la mise en ordre du temps selon la succession des faits, chaque fait étant situé par rapport aux autres en fonction d'un systÚme de repérage, d'une échelle de temps. Il s'agit de pouvoir bien distinguer un fait d'un autre selon qu'il se situe « avant » ou « aprÚs ».

Dans certaines religions ou croyances, le futur, projet ou dessein d'une force surnaturelle, peut déterminer le présent ; cependant, le principe de causalité affirme que l'effet ne peut précéder la cause. Ce principe donne une définition implicite du temps : le temps est l'ordre de l'enchaßnement des causes et des effets. Plus pragmatiquement le temps historique se mesure par ses conséquences concrÚtes, notamment celles qui le rendent visible par la superposition de strates géologiques (voir stratigraphie) ou de cercles de croissance des arbres (voir dendrochronologie).

L'interprétation d'Everett conduit plusieurs physiciens à considérer que le passé d'un observateur est unique, mais pas son futur. Plusieurs experiences de mécanique quantique, comme l'expérience de Marlan Scully peuvent amener à s'interroger sur la nature du temps.

ÉlĂ©ments gĂ©nĂ©raux

Image représentant la vision du temps du Chronos

Le Chronos (Î§ÏÏŒÎœÎżÏ‚ : « temps, durĂ©e de temps ») est un concept qui, adjoint Ă  l’AiĂŽn (ΑጰώΜ : « temps, durĂ©e de la vie d'oĂč destinĂ©e, sort ») et au Kairos (ΚαÎčρός : « moment opportun, occasion »), permet de dĂ©finir le temps. Ces concepts sont apparus chez les Grecs. Le Chronos est le tout du temps, relatif au prĂ©sent : « Hier Ă©tait le jour prĂ©cĂ©dent et demain sera le jour suivant parce que je suis aujourd’hui. ». C'est un point mouvant sur la flĂšche du temps qui dĂ©finit les infinis Ă  ses deux bornes.

La notion de temps est un corollaire de la notion de mouvement : le mouvement est la variation des choses la plus accessible Ă  la perception. La variation n'existe que dans la durĂ©e. Ainsi, selon Aristote, le temps est le nombre du mouvement selon l’antĂ©rieur et le postĂ©rieur.

« Dans un mĂȘme temps, dans un temps unique, dans un temps enfin, toutes choses deviennent » Ă©crivait Alain[2]. L’ĂȘtre humain constate en effet trivialement que des « objets » de toutes sortes sont altĂ©rĂ©s par des « Ă©vĂ©nements » et que ce processus prend place dans un temps partagĂ© par tous ceux qui ont conscience de son cours. Ces objets, ou du moins leur substance, sont cependant censĂ©s demeurer les mĂȘmes, numĂ©riquement, malgrĂ© les changements qu’ils subissent. Le temps semble donc supposer Ă  la fois changement et permanence (tout comme une riviĂšre qui semble demeurer identique Ă  elle-mĂȘme alors que l'eau s'Ă©coulant n'est jamais la mĂȘme). Le temps aurait comme corrĂ©lat la notion de substance, que Descartes avait assimilĂ©e, en ce qui concerne les choses matĂ©rielles, Ă  l’espace. Ces constatations amĂšnent encore Ă  un autre couple de notions essentielles quant Ă  l’étude du temps : la simultanĂ©itĂ© (ou synchronie), qui permet d’exprimer l’idĂ©e qu’à un mĂȘme moment, des Ă©vĂ©nements en nombre peut-ĂȘtre infini se dĂ©roulent conjointement, a priori sans aucun rapport les uns avec les autres. En corrĂ©lation se trouve la notion de succession, ou diachronie, (et par-lĂ , l’antĂ©rioritĂ© et la postĂ©rioritĂ©) : si deux Ă©vĂ©nements ne sont pas simultanĂ©s, c’est que l’un a lieu aprĂšs l’autre – de sorte que d’innombrables Ă©vĂ©nements successifs semblent se suivre Ă  la chaĂźne sur le chemin du temps. Deux moments ressentis comme diffĂ©rents sont ainsi nĂ©cessairement successifs. De ces deux considĂ©rations, il est appris que le temps, si difficile Ă  imaginer et Ă  conceptualiser de prime abord, ne peut ĂȘtre examinĂ© que sous l’angle de l'expĂ©rience individuelle universelle : l’avant, l’aprĂšs et l’en-mĂȘme temps. L'expĂ©rience subjective vĂ©cue nous rĂ©vĂšle Ă©galement les caractĂšres extĂ©rieur (temps « contenant » ou temps subi, temps calendaire ou social) ou intĂ©rieur (temps « agit » - individuel - ou vĂ©cu, psychologique ou intrapsychique) du temps. NĂ©anmoins, de la simple succession, ou de la simultanĂ©itĂ©, la durĂ©e ne peut ĂȘtre dĂ©duite. En effet, quand un mĂȘme film est projetĂ© Ă  une vitesse plus ou moins grande, l’ordre des Ă©vĂ©nements y est conservĂ©, mais pas la durĂ©e. Remarquons aussi que la projection Ă  l’envers ne correspond Ă  rien dans l’expĂ©rience du temps, qui est, lui, irrĂ©versible.

Ces notions font notamment appel Ă  la mĂ©moire, individuelle ou collective (sociale : familiale, clanique, tribale, ethnique, d'un peuple ou d'un collectif situĂ© gĂ©ographiquement) : le classement des Ă©vĂ©nements dans un ordre quelconque ne peut se faire que si l’observateur (les observateurs/trices) se souvient (se souviennent), de maniĂšre spontanĂ©e (remĂ©moration spontanĂ©e) ou construite (effort de mĂ©moire), individuelle ou collective (mĂ©moire collective ou sociale (Henri Hubert, Maurice Halbwachs), locale, populaire, professionnelle, etc.). De façon opposĂ©e, la mĂ©moire se construit grĂące au fait que certains Ă©vĂ©nements se rĂ©pĂštent (saisons, Ă©vĂšnements), autorisant ainsi l’apprentissage (individuel ou collectif). De façon plus gĂ©nĂ©rale, il semble que le temps puisse ĂȘtre considĂ©rĂ© (et considĂ©rer n’est pas connaĂźtre) sous au moins deux aspects :

  • l’aspect cyclique : cycle des jours, des saisons, de la vie

  • l’aspect linĂ©aire : Ă©volution, transformation irrĂ©versible, passage de la naissance Ă  la mort


Tandis que l'aspect linĂ©aire et irrĂ©versible a d'abord servi Ă  mesurer le temps, par exemple par la combustion complĂšte d'une bougie, la rĂ©gularitĂ© du retour de certains Ă©vĂ©nements donne une mesure plus prĂ©cise. Les phĂ©nomĂšnes pĂ©riodiques naturels ont permis d’établir trĂšs tĂŽt une rĂ©fĂ©rence de durĂ©e, le calendrier, et donc de quantifier le temps, c'est-Ă -dire lui associer un nombre et une unitĂ©, en effectuer une mesure. Aux temps modernes, des phĂ©nomĂšnes pĂ©riodiques artificiels ont permis de mesurer des durĂ©es plus courtes avec des horloges. Toutefois, cette connaissance est au mieux celle d’une substance du temps : elle n’apprend rien sur sa nature intime, car la mesure n’est pas le temps – il faut du temps pour Ă©tablir une mesure. Et bien que l’intuition du cours du temps soit universelle[3], dĂ©finir le temps en lui-mĂȘme semble au-delĂ  de nos capacitĂ©s, probablement du fait que nous sommes tout Ă  la fois dans le temps, et nous-mĂȘmes du temps (physiquement et psychiquement). Saint Augustin Ă©crit Ă  propos de la dĂ©finition du temps : « Ce mot, quand nous le prononçons, nous en avons, Ă  coup sĂ»r, l’intelligence et de mĂȘme quand nous l’entendons prononcer par d’autres. Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne m'interroge, je le sais ; si je veux rĂ©pondre Ă  cette demande, je l'ignore[4] ». Il est vrai que dĂ©crire le temps ne semble possible que par une analogie, notamment au mouvement, qui suppose de l’espace. Imaginer le temps c’est dĂ©jĂ  se le figurer et, en quelque sorte, le manquer.

Il faut donc distinguer la problĂ©matique de la reprĂ©sentation du temps de sa conceptualisation, tout comme il faut Ă©tablir ce qu'on sait du temps par l’expĂ©rience pour mieux s’en dĂ©tacher. Au fil des siĂšcles, ces penseurs ont essayĂ© d’évaluer le temps au travers de la mĂ©ditation, du mysticisme, de la philosophie ou encore de la science. Il en ressort en fait que bien qu'il puisse ĂȘtre supposĂ© avec raison que tous les hommes ont la mĂȘme expĂ©rience intime du temps – une expĂ©rience universelle – le chemin vers le concept de temps n’est pas universel. Ce n’est donc qu’en dĂ©taillant ces modĂšles intellectuels et leurs Ă©volutions historiques que l’on peut espĂ©rer saisir les premiers Ă©lĂ©ments de la nature du temps.

Perceptions culturelles

Toutes les cultures ont apportĂ© des rĂ©ponses nombreuses au questionnement sur le temps, et la plupart d’entre elles tournent autour des mĂȘmes thĂšmes, dictĂ©s par la condition humaine : l’immortalitĂ© des dieux ou l’éternitĂ© de Dieu, la permanence du cosmos et la vie fugace de l’homme, sont autant de dimensions temporelles partagĂ©es par la plupart des peuples de la Terre. Elles s’expriment dans le langage, dans les arts
 Pourtant, toutes ne portent pas la mĂȘme vision intime du temps.

Le partage le plus Ă©vident pour l’observateur des civilisations — avant d’envisager l’étude anthropomorphique du temps — est sans doute la sĂ©paration entre une vision linĂ©aire du temps, prĂ©valant en Occident, et une vision cyclique de l’ordre temporel, prĂ©valant par exemple en Inde (cf. l’Ɠuvre de MircĂ©a Eliade).

Représentation spatiale

Le temps est souvent reprĂ©sentĂ© de façon linĂ©aire (frises chronologiques). Cependant, des reprĂ©sentations en spirales, voire en cercles (le temps est un Ă©ternel recommencement) peuvent ĂȘtre trouvĂ©es marquant ici l'aspect cyclique et rĂ©pĂ©titif de l'histoire des hommes.

Dans presque toutes les cultures humaines le locuteur se représente avec le futur devant et le passé derriÚre lui. Ainsi en français on dit « se retourner sur son passé », « avoir l'avenir devant soi ». Cependant, le peuple aymara inverse cette direction du temps : le passé, connu et visible, se trouve devant le locuteur alors que le futur, inconnu et invisible, se trouve derriÚre lui[5] - [6].

Deux conceptions du temps qui passe peuvent ĂȘtre perçues : soit l'individu est en mouvement par rapport Ă  l'axe du temps (« se diriger vers la rĂ©solution d'un conflit... »), soit ce sont les Ă©vĂšnements qui se dirigent vers un individu statique (« les vacances approchent... »). La premiĂšre est plus frĂ©quente en français[5].

ÉternitĂ© et Ă©chĂ©ance

HĂ©ritĂ©e du vĂ©disme, la croyance en une succession d’un mĂȘme temps, ou plutĂŽt d’une mĂȘme durĂ©e cosmique, se retrouve dans le brahmanisme et l’hindouisme. Le cosmos et tout le monde sensible y est assujetti Ă  un renouvellement cyclique et infini, oĂč pĂ©riodes de destruction et de reconstruction se succĂšdent pour redonner naissance au mĂȘme Univers. C’est une renaissance et un retour Ă©ternel. Chaque cycle est une kalpa, schĂ©matiquement scindĂ©e en quatre Ăąges au sein desquels l’Univers pĂ©riclite graduellement. Cette vision cyclique sera reportĂ©e Ă  l’Homme dans le bouddhisme, Ă  travers la croyance en la rĂ©incarnation. La vie de l’Homme, aux yeux du bouddhiste, est telle une kalpa, lui confĂ©rant l’immortalitĂ© des premiers dieux occidentaux.

En Occident, prĂ©cisĂ©ment, le temps suit un ordre tout autre et tĂ©moigne d’une vision du monde bien diffĂ©rente. La tradition judĂ©o-chrĂ©tienne hĂ©rite elle-mĂȘme de vues mystiques plus anciennes, oĂč le temps pur est celui des dieux et divinitĂ©s. Les hommes connaissent une vie Ă©phĂ©mĂšre, limitĂ©e; un vĂ©ritable « nĂ©ant » au regard de l’immortalitĂ©. La Bible prĂ©sente ainsi le temps comme une rĂ©vĂ©lation, car c’est Dieu qui le crĂ©e et en offre l’« usage » aux hommes. Bien qu’en dehors du temps, Dieu se joue des temps historiques pour intervenir dans la destinĂ©e des hommes, au moins par ses actions de grĂąces. La volontĂ© de Dieu s’exprime ainsi dans une dualitĂ© toute diffĂ©rente des croyances indiennes : le temps est complĂštement bornĂ© par la CrĂ©ation et l’Apocalypse, et il est en mĂȘme temps considĂ©rĂ© comme universel, car d’origine divine. Aussi, il est compris que le temps chrĂ©tien, du point de vue de l’homme, est un temps d’espĂ©rance, de promesse, de dĂ©livrance attendue : sa fin mĂȘme est un retour vers le divin[7]. À l’inverse, le temps intime de la culture hindouiste est un temps de la permanence et de l’introspection, oĂč l’homme a un autre rĂŽle Ă  jouer dans sa destinĂ©e : il y subit en quelque sorte moins les affres du temps.

À une moindre Ă©chelle, chaque individu s’appuie sur sa culture historique du temps pour se dĂ©finir son propre temps psychologique. Nul doute que le pĂȘcheur, l’artisan et le cadre supĂ©rieur ne partagent pas exactement la mĂȘme notion de temps quotidien, car chaque perception est le fruit de ses exigences propres. Toutefois, les bases culturelles jouent un rĂŽle trĂšs important dans la perception globale du temps, en tant que rythme de vie.

Multitude de rapports

Écrire un rĂ©cit, prĂ©dire le retour d’une comĂšte, lister une sĂ©rie de dates : chacune de ces actions est directement liĂ©e au temps. Pourtant, il y joue des rĂŽles divers. Il peut ĂȘtre essentiellement un repĂšre plus ou moins explicite, comme dans le rĂ©cit ou la liste de dates. Mais il peut Ă©galement ĂȘtre l’objet d’étude de la connaissance. Dans tous les cas, il est essentiel de le quantifier pour l’aborder dans le dĂ©tail, que cette quantification soit figurĂ©e ou bien prĂ©cise et effective (rĂ©alisĂ©e avec un instrument de mesure). Il semble que le temps s’offre Ă  l’ĂȘtre humain d’abord comme un objet ambigu, dont la mesure permet de crĂ©er des repĂšres, mais pas de le dĂ©finir complĂštement. Les cultures asiatiques ont cultivĂ© le goĂ»t d’un temps mystique, Ă  la fois fugace et perpĂ©tuel, illustrĂ© par exemple par le haĂŻku japonais : la notion de flux y est prĂ©pondĂ©rante. ParallĂšlement, des peuples d’AmĂ©rique du Sud tels les Incas, ont privilĂ©giĂ© une dimension rituelle du temps, oĂč la discontinuitĂ© prĂ©vaut ; c’est Ă©galement le cas dans la tradition musulmane. Pour autant, toutes ces approches reposent sur une mĂȘme sensation intime : il est donc plus Ă©vident encore que ce que l’homme a connu du temps au fil de l’histoire n’a pas Ă©tĂ© le temps pour lui-mĂȘme, mais quelque manifestation culturelle rendue possible par une singularitĂ© particuliĂšre du temps, donnĂ© par certains aspects seulement.

Toutes ces traditions « inconscientes » auront une influence non nĂ©gligeable sur les dĂ©veloppements du concept du temps, que ce soit en sciences ou en philosophie. Elles manifestent les croyances d’un peuple Ă  une Ă©poque donnĂ©e, et la façon dont ces croyances traduisent le ressenti, l’expĂ©rience par l’imaginaire. Plus la confrontation au temps sera fine et consciente, plus la conceptualisation du temps sera complexe : en effet, une caractĂ©ristique forte du temps dans les premiers Ăąges de rĂ©flexion Ă©tait son lien direct et exclusif avec le divin. Au fil des siĂšcles, ce lien deviendra plus distant et sera mĂȘme rejetĂ© par certains.

Les sociĂ©tĂ©s modernes et industrialisĂ©es modifient sensiblement le rapport culturel et traditionnel au temps. MĂȘme lĂ  oĂč les mythes et la religion perdurent, le temps du quotidien subit les assauts de l’instantanĂ© : mĂ©dias, nourriture, dĂ©placement
 l’ensemble des actes quotidiens s’accĂ©lĂšre, de sorte que les contraintes du temps se font moins sentir – ou deviennent au contraire plus criantes quand les facilitĂ©s s’estompent. Quels que soient les avantages ou les pertes occasionnĂ©s par cette mutation parfois brutale, le temps culturel n’a jamais Ă©tĂ© et n’est pas le temps de l’économie. La lenteur est une caractĂ©ristique fondamentale du rythme des sociĂ©tĂ©s humaines : il s’agit peut-ĂȘtre de la force d’inertie qui assure leur cohĂ©sion. Temps de la rĂ©flexion et temps de l’action entrent en concurrence et se distordent, jusqu’à parfois faire Ă©clater les repĂšres psychologiques. Ainsi, il est constatĂ© que les zones urbanisĂ©es, oĂč le temps personnel est trĂšs souvent sacrifiĂ© sur l’autel des contraintes (aller plus vite, Ă  un autre rythme, et tout ce que cela prĂ©suppose et entraĂźne) sont les noyaux durs de la consommation de mĂ©dicaments du type psychotropes. Dans son dĂ©veloppement accĂ©lĂ©rĂ©, l’humanitĂ© prend le risque d’altĂ©rer durablement son rapport au temps.

Richesses descriptives

Le temps est orientĂ© : il coule du passĂ© au futur. GrĂące au profond sentiment de durĂ©e, l’ĂȘtre humain peut agir, se souvenir, imaginer, mettre en perspective
 si bien que le temps lui est essentiel, et par-lĂ , banal. Le niveau de complexitĂ© du rapport au temps est assez bien traduit par le langage, bien qu'imparfaitement : certaines cultures primitives ont peu de mots porteurs d’un sens temporel, et se situent essentiellement dans le prĂ©sent et le passĂ©. Pour les peuples anciens de MĂ©sopotamie, par exemple, le futur est « derriĂšre » et le passĂ©, connu, est placĂ© « devant ». DĂšs lors qu’un peuple s’intĂ©resse Ă  l’avenir, toutefois, cet ordre intuitif s’inverse : on attend du temps qu’il nous apporte le moment suivant. Ce qui constitue une premiĂšre confusion entre temps et mouvement. La simplicitĂ© de ce rapport s’estompe rapidement : bientĂŽt, l’homme essaye de se jouer du temps. « Perdre son temps » ou « prendre son temps », ou toutes autres expressions de quelque langue que ce soit, traduisent la volontĂ© sĂ©culaire de gagner un contrĂŽle sur ce temps subi. Somme toute, c’est encore d’une conception faussement spatiale qu’il s’agit : pouvoir agir sur notre flĂšche du temps intime, la tendre, la distordre, l’inflĂ©chir. Mais le temps reste fidĂšle Ă  lui-mĂȘme, et sa dimension rigide est Ă©galement exploitĂ©e avec tĂ©nacitĂ©, par la quĂȘte de la juste et prĂ©cise mesure. Quantifier, voilĂ  une autre façon de dĂ©crire le temps qui fut engagĂ©e trĂšs tĂŽt. Bien que privilĂ©giĂ©e des sciences, elle n’en est pas moins source d’amalgames et de tromperie toujours renouvelĂ©es. Ainsi, compter le temps n’est pas le saisir en soi, car l’action de compter le temps, prĂ©suppose du temps. Quel est donc ce « vrai » temps qui mesure le temps, celui invoquĂ© par la boutade « laisser le temps au temps » ? Cette question a laissĂ© muettes des gĂ©nĂ©rations entiĂšres de penseurs ; les disciplines modernes tentent d’y rĂ©pondre en exhibant un temps pluriel, physique, biologique, psychologique, mais le temps de la vĂ©ritĂ© Ă©vidente ne semble pas encore venu.

Pour rĂ©flĂ©chir au concept du temps, l’ĂȘtre humain s’appuie sur son langage ; mais les mots sont trompeurs et ne nous disent pas ce qu’est le temps – pire, ils viennent souvent nous dicter notre pensĂ©e et l’encombrer de prĂ©jugĂ©s sĂ©mantiques. La dimension paradoxale du langage temporel n’est pas trĂšs complexe : il suffit de s’attarder sur une simple expression courante comme « le temps qui passe trop vite » pour s’en rendre compte. Cette expression dĂ©signe un temps qui s’accĂ©lĂ©rerait. Mais l’accĂ©lĂ©ration, c’est bien encore une position (spatiale) dĂ©rivĂ©e (deux fois) par rapport au temps : voilĂ  que ressurgit le « temps-cadre » immuable ! Le temps n’est ni la durĂ©e, ni le mouvement : en clair, il n’est pas le phĂ©nomĂšne temporel. Ce n’est pas parce que des Ă©vĂšnements se rĂ©pĂštent que le temps est nĂ©cessairement cyclique. Cette prise de recul, distinction entre temps et phĂ©nomĂšne, sera relativement effective au cours de l’histoire en sciences et peut-ĂȘtre moins en philosophie, parfois victime des apparences sĂ©mantiques.

Toutefois, en distinguant ainsi le temps et les Ă©vĂšnements portĂ©s par lui surgit une dualitĂ© embarrassante : dans quelle rĂ©alitĂ© placer ces phĂ©nomĂšnes qui surviennent, si ce n’est dans le temps lui-mĂȘme ? Le sage dira, dans le « cours du temps ». Cette scĂšne animĂ©e des phĂ©nomĂšnes est sĂ©duisante et juste, mais il faut prendre garde au piĂšge sĂ©mantique. Le cours du temps, c’est ce que beaucoup ont figurĂ© dans leurs cahiers d’écolier par la droite flĂ©chĂ©e : au-delĂ  de l’amalgame trompeur avec le mouvement, il y a l’idĂ©e de la causalitĂ©, et aussi de la contrainte. Le cours du temps illustre la sensation de chronologie imposĂ©e, qui est une propriĂ©tĂ© du temps pour lui-mĂȘme. Rien ici n’indique encore l’idĂ©e de changement ou de variation. Il s’agit vĂ©ritablement d’un cadre, du Chronos – du devenir rendu possible par Kronos. L’homme, pour sa part, devient, et les phĂ©nomĂšnes, eux, surviennent. C’est lĂ  l’affaire de la flĂšche du temps, qui modĂ©lise les transformations au cours du temps, ou plutĂŽt, « au cours du cours du temps ». Elle est une propriĂ©tĂ© des phĂ©nomĂšnes.

Ces deux notions sont importantes et non intuitives – elles sont mĂ©langĂ©es et brouillĂ©es par le langage en un seul et mĂȘme tout, une fausse idĂ©e premiĂšre du temps. La science, notamment, s’est appuyĂ©e sur elles pour Ă©difier plusieurs visions successives du temps au fil de ses progrĂšs.

Philosophie

L’instant est le produit de la projection du prĂ©sent dans la sĂ©rie successive des temps, c’est-Ă -dire que chaque instant correspond Ă  un prĂ©sent rĂ©volu. Le prĂ©sent lui-mĂȘme est cependant Ă  son tour une abstraction, puisque personne ne vit un prĂ©sent pur, rĂ©duit Ă  une durĂ©e nulle. Le passĂ© est l’accumulation, ou plutĂŽt l’organisation des temps antĂ©rieurs, selon des rapports chronologiques (succession) et chronomĂ©triques (les durĂ©es relatives). Le futur est l’ensemble des prĂ©sents Ă  venir. Seuls les contenus Ă  venir, les Ă©vĂšnements futurs, sont susceptibles d’ĂȘtre encore modifiĂ©s. C’est ce qui fait que l’avenir n’est pas encore.

Conceptualisations notables héritées des Anciens

Le temps suppose le changement, mais ces changements ne peuvent ĂȘtre intĂ©grĂ©s dans la pensĂ©e d’un objet que si l'on pose sous ces changements une substance. Les Grecs, contrairement aux HĂ©breux, Ă©taient Ă©trangers Ă  l’idĂ©e de crĂ©ation. Le cosmos avait toujours existĂ©, le temps Ă©tait insĂ©parable des cycles astronomiques, la matiĂšre, sous-jacente aux formes, Ă©tait Ă©ternelle et incrĂ©Ă©e. Si les formes Ă©taient elles aussi Ă©ternelles, l’information Ă©tait fugitive, du moins en ce qui concerne le monde physique dans lequel vivent les hommes, par opposition au ciel. « ÉphĂ©mĂšre » est le mot qu’utilisaient les Grecs pour parler de la condition des hommes. Les hommes apparaissent pour disparaĂźtre, « comme des ombres ou des fumĂ©es » Ă©crit Jean-Pierre Vernant. Ils manquent de consistance, d’ĂȘtre. Étymologiquement, en effet, est Ă©phĂ©mĂšre ce qui ne dure qu’un jour et se fane aussitĂŽt dans la mort et l’oubli. À dĂ©faut de gagner l’éternitĂ©, rĂ©servĂ©e aux dieux, les anciens souhaitaient sans doute gagner de la permanence. Contrairement Ă  l’ÉternitĂ©, la permanence n’est pas hors du temps. Est permanent au sens le plus fort du terme ce qui durera toujours, voire ce qui a Ă©galement toujours existĂ©. À premiĂšre vue, la permanence se confond donc avec le temps lui-mĂȘme. « La permanence exprime en gĂ©nĂ©ral le temps, comme le corrĂ©latif constant de toute existence des phĂ©nomĂšnes, de tout changement et de toute simultanĂ©itĂ©. En effet, le changement concerne non pas le temps lui-mĂȘme, mais seulement les phĂ©nomĂšnes dans le temps », Ă©crit Kant. En un sens plus faible du mot, est permanent ce que nous avons « toujours » vu et que nous verrons peut-ĂȘtre « toujours ». « OĂč Ă©tais-tu quand je fondais la terre ? », rĂ©pond JĂ©hovah Ă  Job. La permanence est ainsi l’attribut premier de ce que nous pouvons habiter, de tout ce qui permet d’organiser l'existence et de lui donner sens. C’est ce qui est appelĂ© le monde, ce qui constitue l'univers. Il s’agit non seulement d’un cadre physique ou institutionnel, mais aussi de la continuitĂ© d’une civilisation ou encore de valeurs et de reprĂ©sentations qui nous semblent aller de soi. Tous ces Ă©lĂ©ments forment la permanence en tant que soi.

Comme le remarque Hannah Arendt, la distinction que fait Aristote entre la fabrication et l’action doit ĂȘtre rattachĂ©e Ă  la fugacitĂ© de l’existence humaine. La chose fabriquĂ©e est bien le produit d’une activitĂ© humaine, mais elle lui survit, elle s’intĂšgre dĂšs qu’elle est fabriquĂ©e Ă  ce monde que nous habitons. En revanche, l’action, aussi admirable soit-elle, est Ă©minemment passagĂšre. Seulement, il en va au fond de mĂȘme pour la vie tout entiĂšre. Le temps semble nous Ă©craser complĂštement, se jouer de notre destinĂ©e. À lire Épicure, il n’y a cependant pas d’incompatibilitĂ© entre le caractĂšre fugace de notre existence et le bonheur. Lorsque notre vie s’achĂšve, nous avons le privilĂšge de la reprendre comme un tout. Peu importe s’il ne restera rien de nous aprĂšs la mort : nous n’en souffrirons pas plus que de ne pas avoir Ă©tĂ© avant de naĂźtre. Le vieillard doit savoir jouir du rĂ©cit de sa propre vie, lorsqu’elle a Ă©tĂ© rĂ©ussie. « Ce n’est pas le jeune homme qui doit ĂȘtre considĂ©rĂ© comme parfaitement heureux, mais le vieillard qui a vĂ©cu une belle vie. Car le premier est encore souvent exposĂ© aux vicissitudes de la fortune, tandis que le dernier se trouve dans la vieillesse comme dans un port oĂč il a pu mettre Ă  l’abri ses biens. »

Rattacher Ă©troitement l’existence humaine au rĂ©cit nous aide Ă  ne pas confondre la durĂ©e avec le nĂ©ant, ni avec l’instant. La durĂ©e est la condition du dĂ©ploiement d’une histoire. Elle suppose l’écoulement du temps, et cet Ă©coulement lui-mĂȘme demeure, tandis que l’on ne peut pas se reprĂ©senter l’instant pur, infiniment bref, sinon en en faisant une sorte de clichĂ© photographique immobile, hors du temps.

Pourtant, note Henri Dilberman, la mort est davantage qu’une simple limitation. Par exemple, la limite spatiale n’abolit pas l’espace qu’elle enferme. En revanche, ma vie passĂ©e n’existe encore que si je me la rappelle. La mort est prĂ©cisĂ©ment l’oubli, et donc l’anĂ©antissement de ce que je fus.Vladimir JankĂ©lĂ©vitch rappelle cependant que nous avons tous ce viatique mĂ©lancolique pour l’éternitĂ© : Ă  dĂ©faut d’ĂȘtre toujours, rien ne fera que nous n’ayons pas Ă©tĂ©.

Ainsi, selon Vladimir JankĂ©lĂ©vitch, « L’avoir Ă©tĂ© » est une forme spectrale de l’ĂȘtre que nous avons Ă©tĂ©, le devenir fantomatique de notre passĂ©. En faire un ĂȘtre, lui donner une rĂ©alitĂ©, cĂ©der Ă  son attrait, c’est confondre l’espace et le temps. Apaisante et voluptueuse, la musique tĂ©moigne elle aussi de ce « presque-rien » - prĂ©sence Ă©loquente, innocence purificante – qui est pourtant quelque chose d'essentiel. Expression de la « plĂ©nitude exaltante de l'ĂȘtre » en mĂȘme temps qu'Ă©vocation de l'« irrĂ©vocable », la musique constitue l'image exemplaire de la temporalitĂ©, c'est-Ă -dire de l'humaine condition. Car la vie, « parenthĂšse de rĂȘverie dans la rhapsodie universelle », n'est peut-ĂȘtre qu'une « mĂ©lodie Ă©phĂ©mĂšre » dĂ©coupĂ©e dans l'infini de la mort. Ce qui ne renvoie pourtant pas Ă  son insignifiance ou Ă  sa vanitĂ© : car le fait d'avoir vĂ©cu cette vie Ă©phĂ©mĂšre reste un fait Ă©ternel que ni la mort ni le dĂ©sespoir ne peuvent annihiler.

Si Épicure ne se souciait guĂšre de ne bientĂŽt plus ĂȘtre, son cas est exceptionnel, Ă©crit Arendt. Les Grecs ont cherchĂ© Ă  immortaliser leurs actions par la gloire, dont la condition Ă©tait une vie brĂšve, mais hĂ©roĂŻque. Ils Ă©taient hantĂ©s, rappelle-t-elle, par le dicton qui voulait que nul ne passe pour heureux avant d’ĂȘtre mort : en effet rien ne nous garantit que nous ne finirons pas notre vie de façon ignominieuse. Seuls les Hommes qui nous survivront pourront dire si notre vie a Ă©tĂ© ou non rĂ©ussie, car eux seuls pourront la considĂ©rer comme un tout, la raconter et en tirer la leçon.

Le rĂ©cit permettrait de conjurer l’impermanence que le temps confĂšre Ă  l’existence. À lire les paradoxes de Sextus Empiricus, la dimension temporelle des Ă©tants permet de tous les nier, ainsi que les savoirs qui prĂ©tendent porter sur eux. Augustin reprendra les thĂšmes sceptiques, mais pour en faire l’instrument de la foi ! Ce qui a Ă©tĂ© n’est plus, ce qui sera n’est pas encore, le prĂ©sent n’est que la limite de ces deux nĂ©ants. Le temps est moins une dimension, ou un cadre, de l’ĂȘtre que sa nĂ©gation. Saint Augustin, se posait avant tout la question de l’utilitĂ© du temps pour les hommes. Il constate que la connaissance du temps nous Ă©chappe, mais c’est lĂ  l’Ɠuvre de Dieu : seul l’ĂȘtre humain bon saura transcender le temps subi, au cĂŽtĂ© de Dieu, aprĂšs sa mort. Aussi Saint Augustin insiste sur des notions plus anthropocentriques portĂ©es par le temps religieux. Le temps n’est que dans la mesure oĂč il est prĂ©sent. Le prĂ©sent du passĂ©, c’est la mĂ©moire, le prĂ©sent de l’avenir, c’est l’attente, le prĂ©sent du prĂ©sent, c’est la perception. Le temps n’est plus dĂ©fini comme mesure du mouvement cosmique, mais comme entitĂ© psychologique. C’est une distension, vraisemblablement une distension de l’ñme (distentio animi). C’est lĂ  Ă  la fois subjectiviser le temps et le renvoyer Ă  Dieu, sa rĂ©vĂ©lation, son mystĂšre. Le chrĂ©tien doit user avec justesse et piĂ©tĂ© du temps qu’il lui est accordĂ© pour enrichir sa finitude, et se porter vers le Christ dans un mouvement d’espoir.

Philosophie moderne

Le temps est, par exemple pour Newton, un flux continu. Comme bien souvent, l’analogie avec le mouvement – largement exploitĂ©e par les philosophes de toutes Ă©poques, Ă  divers degrĂ©s d’abstractions – permet de donner un premier Ă©clairage au concept du temps.

La continuitĂ© d’un mouvement n’est pas une chose facile Ă  imaginer. ZĂ©non, dans ses paradoxes, avait mis au jour la dualitĂ© entre le mouvement fini et le temps infini du parcours. En effet, la premiĂšre intuition du mouvement est celle d’une transition spatiale, continuelle, entre deux points de l’espace sĂ©parĂ©s par d’infinies positions intermĂ©diaires. De maniĂšre analogue Ă  la suite infinie des divisions entiĂšres[8], l’espace semble selon cette description ĂȘtre un continuum infini. Pourtant, les mouvements perçus par nos sens s’effectuent bel et bien en un temps fini ! ZĂ©non explique que chacun aura du mal Ă  imaginer comment une infinitĂ© de positions peut ĂȘtre parcourue en une durĂ©e finie. Imaginer des bonds dans un espace de points sĂ©parĂ©s par du vide pour dĂ©finir le mouvement, comme l’ont fait les pythagoriciens, n’est pas satisfaisant, car cela conduirait par exemple Ă  admettre une vitesse uniforme pour tous les mouvements. Un mouvement plus lent serait un mouvement plus long, et un mouvement plus rapide, un mouvement plus court. On peut, pour dresser un premier Ă©tat des lieux, conclure avec Russell que « la continuitĂ© du mouvement ne peut consister dans l’occupation par un corps de positions consĂ©cutives Ă  des dates consĂ©cutives »[9].

ZĂ©non ne fait pas ici que dĂ©tecter un paradoxe. Il sait comme nous qu'Achille rattrapera la tortue et un temps donnĂ©, et montre que c'est le fait de dĂ©crire le problĂšme de cette façon qui empĂȘche de le rĂ©soudre. En langage contemporain, nous dirions qu'il dĂ©finit une valeur finie par un algorithme infini.

Tout le problĂšme du temps, et de l’espace, repose ici sur la difficultĂ© Ă  imaginer des grandeurs infinitĂ©simales. Il ne s’agit pas d’une lacune : c’est que prĂ©cisĂ©ment, il n’y a pas de distances infinitĂ©simales, mais une infinitĂ© de distances finies. Pour rĂ©soudre le paradoxe du mouvement dans l’espace, il faut imaginer que le temps est Ă©galement conceptualisable de façon analogue : il existe une infinitĂ© de durĂ©es finies dans le parcours d’un mouvement, mais aucune « durĂ©e infinie ». Si on imagine couper une distance finie en deux, puis l’une de ses moitiĂ©s en deux, et cela indĂ©finiment, il en ressort que plus la distance est petite (et finie), plus la durĂ©e nĂ©cessaire Ă  son parcours sera courte (et toujours finie). La progression des sĂ©ries de termes infinis, les sĂ©ries mathĂ©matiques compactes, illustre ce mĂ©canisme de pensĂ©e. Il n’est pas important ici de savoir si cette modĂ©lisation correspond exactement Ă  la rĂ©alitĂ© physique du monde : il suffit pour avancer qu’elle l’illustre fidĂšlement, qu’elle la traduise correctement.

Le raisonnement de la sĂ©rie compacte est le plus simple qui peut ĂȘtre imaginĂ© et qui corresponde de prĂšs Ă  l’expĂ©rience. Il conduit directement Ă  penser qu’il faut considĂ©rer en dernier ressort, au moins thĂ©oriquement, des instants sans durĂ©e, supports des moments et des durĂ©es, et par-lĂ  du temps tout entier. Cette philosophie, rattachĂ©e Ă  la pensĂ©e scientifique moderne mais qui ne lui est pas exclusive, n’a pas fait l’unanimitĂ©. Ainsi Bergson dĂ©fendait-il l’idĂ©e d’un mouvement et d’un temps indivisibles, irrĂ©ductibles Ă  une sĂ©rie d’états. En effet, la perception est impensable si on n’admet pas que je perçois le passĂ© dans le prĂ©sent, ce qui vient d’arriver dans ce qui persiste. L’instant pur est donc une abstraction, une vue de l’esprit. PoussĂ©e Ă  bout, cette doctrine s’oppose pourtant Ă  l’expĂ©rience quotidienne, dans la droite ligne de la vision pythagoricienne du monde. Nous pouvons considĂ©rer une ligne, une aire ou un volume comme un groupe infini de points, l’essentiel est que nous ne pouvons pas en atteindre tous les points, les Ă©numĂ©rer, les compter, en un temps fini – par exemple, la division successive en moitiĂ©s Ă©gales d’une distance peut bien ĂȘtre rĂ©pĂ©tĂ©e Ă  l’infini : il est dĂšs lors impossible d’arriver Ă  une quelconque fin dans cette Ă©numĂ©ration de divisions. On peut citer Bergson : « Comment ne pas voir que l'essence de la durĂ©e est de couler et que du stable accolĂ© Ă  du stable ne fera jamais rien qui dure ? » (La pensĂ©e et le mouvant, p. 7).

La connaissance du temps gagne en prĂ©cision par ces remarques tirĂ©es de la thĂ©orie mathĂ©matique de l’espace, car pour l’homme, il est facile de mĂ©langer temps, infini et Ă©ternitĂ© en une seule et mĂȘme idĂ©e floue. Kant, pour qui le temps Ă©tait une forme a priori de l’intuition (interne), et non pas un concept, distinguait illimitation du temps et infinitĂ© : « Il faut que la reprĂ©sentation originaire de temps soit donnĂ©e comme illimitĂ©e. »[10]. Le temps n’est pas en soi infini, mais c’est qu’il n’existe pas en soi. Il n’a pas non plus de commencement. Nous percevons toujours un instant antĂ©rieur, mais c’est nous qui introduisons dans l’expĂ©rience cette rĂ©gression. Le temps n’est donc ni infini ni fini, parce qu’il n’est pas un ĂȘtre mais une forme de notre propre intuition. Les choses en soi ne sont ni dans le temps ni dans l’espace. Si on jauge l’idĂ©e du temps par nos impressions, il nous semble qu’il est parfois fugace, mais tout aussi bien interminable ; il est Ă©vident et en mĂȘme temps insaisissable, comme le notait Saint Augustin : chacun a fait l’expĂ©rience de ces contradictions d’apparence. Elles sont amplifiĂ©es par le langage, qui par le mot « temps » dĂ©signe tout et son contraire. Mais connaĂźtre le caractĂšre d’infini du temps, c’est bien dĂ©jĂ  connaĂźtre le temps tel qu’il nous vient – et chercher une vĂ©ritĂ© transcendantale au-delĂ  de cette notion d’infini est peut-ĂȘtre bien tout Ă  fait vain. Il ne suffirait pas de conclure que l’infini caractĂ©rise le temps de façon essentielle, car on n’a pas une meilleure connaissance de l’infini et le concept d’infini n’est pas celui de temps ! En revenant au problĂšme de l’infini dans l’espace, on peut constater que « de ZĂ©non Ă  Bergson, [une longue lignĂ©e de philosophes] ont basĂ© une grande part de leur mĂ©taphysique sur la prĂ©tendue impossibilitĂ© de collections infinies. »[9]. Pourtant, on sait depuis Euclide et sa gĂ©omĂ©trie que des nombres expriment des grandeurs dites « incommensurables » (les nombres irrationnels, formalisant une idĂ©e qui permit aux pythagoriciens de crĂ©er la philosophie en prenant acte du caractĂšre intrinsĂšquement irrationnel de certains nombres, mais surtout de l'univers soi-mĂȘme. Certains Ă©lĂ©ments rĂ©sistent, en effet, Ă  la simple mesure, et se placent sur un autre plan. Qu’en est-il du temps et de l’idĂ©e de l’incommensurable ? La mesure du temps peut-elle nous donner les clĂ©s de la comprĂ©hension du temps, comme nous l’espĂ©rons depuis les temps les plus anciens ?

Un retour Ă  ZĂ©non peut donner quelque indice de rĂ©flexion. Ses paradoxes, qui touchent aussi au temps, reposent sur plusieurs axiomes – principalement la croyance en un nombre fini d’états finis pour caractĂ©riser les phĂ©nomĂšnes, que ce soit en termes d’espace ou de temps : nombre finis de points dans l’espace, etc. Ces paradoxes mĂšnent Ă  plusieurs « solutions » mĂ©taphysiques : on peut rejeter la rĂ©alitĂ© de l’espace ou du temps (ZĂ©non semble l’avoir fait, au moins pour le temps et en thĂ©orie, de sorte qu’il Ă©tait en quelque sorte pris Ă  son propre piĂšge) ; on peut aussi dĂ©cider de s’en tenir aux prĂ©misses de ZĂ©non et considĂ©rer que le temps est absolu et indivisible, comme chez Bergson, avec les difficultĂ©s de retour Ă  l’expĂ©rience qu’on sait et qui ont entraĂźnĂ© la chute de la mĂ©canique classique. On peut enfin considĂ©rer que les bases mĂȘmes des paradoxes sont fausses, et Ă©tudier la possibilitĂ© de collections infinies, comme on l’a Ă©galement vu avec les sĂ©ries compactes. Russell expose l’erreur de raisonnement qui caractĂ©rise selon lui la doctrine kantienne, mais qui ne lui est pas exclusive. Kant ne voulait pas admettre la possibilitĂ© d’un infini en acte, il assimilait l’infinitĂ© Ă  une rĂ©gression illimitĂ©e. L’infini n’était qu’en puissance, et supposait un sujet. Ainsi, les nombres naturels sont infinis, mais seulement en ce sens que le sujet ne parvient jamais au plus grand des entiers. Selon une des branches de l’antinomie kantienne, qui ne saurait ĂȘtre confondue avec la solution kantienne elle-mĂȘme, le passĂ© doit avoir un commencement dans le temps, car, selon l’autre branche de la mĂȘme antinomie, en supposant le temps infini, comment serions-nous arrivĂ©s jusqu’à aujourd’hui ? Un temps infini n’aurait pu en effet s’écouler tout entier. Certes, de façon analogue, le futur est bornĂ© par l’instant prĂ©sent, et s’étend sur le cours du temps, mais cela ne pose aucun problĂšme Ă  Kant, car la question de l’avenir n’est pas symĂ©trique de celle du passĂ©. L’avenir n’est pas encore. Son infinitĂ© est « en puissance », et non pas en acte. L’avenir est illimitĂ©, mais pas infini en acte. Le tour de force de Kant sera d’appliquer ce raisonnement au passĂ© lui-mĂȘme. C’est le sujet qui rĂ©gresse toujours vers un passĂ© antĂ©rieur, afin d’expliquer le prĂ©sent. La sĂ©rie n’existe pas en soi, elle exprime la nature de notre perception. C’est nous qui portons avec nous la forme du temps, elle n’est pas une dimension de l’Être en soi, par ailleurs inconnaissable.

On peut du moins rĂ©pondre Ă  un aspect du problĂšme de l’infinitĂ© du temps, en laissant de cĂŽtĂ© la question de l’écoulement du temps, et en l’assimilant Ă  l’espace. Est-il impossible qu’une collection d’états en nombre infini soit complĂšte, comme le suggĂšre la tradition philosophique Ă  la suite de ZĂ©non ? On peut rĂ©pondre par la nĂ©gative par un argument simple qui dĂ©coule des suites mathĂ©matiques compactes, mais qui se retrouve tout aussi bien en philosophie. Le point dĂ©cisif est qu’une suite infinie peut ĂȘtre bornĂ©e, comme l’examen attentif du passĂ©, du prĂ©sent et du futur nous en donne l’indice. Elle connaĂźt un dĂ©but, et aucune fin, mais il existe des valeurs supĂ©rieures Ă  elle. Ainsi, l’unitĂ© est supĂ©rieure Ă  une infinitĂ© de fractions entiĂšres qui lui sont toutes infĂ©rieures[11]. Cette somme a un nombre infini de termes, et pourtant la voilĂ  bien ancrĂ©e dans un cadre discret.

C’est que compter les durĂ©es ne permettra jamais de saisir le temps comme un ensemble, tout comme compter les Ă©lĂ©ments un Ă  un d’une sĂ©rie de termes en nombre infini ne permettra jamais d’en saisir l’idĂ©e essentielle. Ainsi, le temps est dĂ©pendant d’autres aspects dont nous avons Ă©galement conscience, et c’est sa relation avec l’espace et la matiĂšre qui constitue l’enveloppe « ontologique » de notre Univers macroscopique. Cette doctrine mĂ©taphysique s’accorde bien avec la thĂ©orie de la relativitĂ©, qui a modifiĂ© l’idĂ©e mĂ©taphysique d'un temps unique, car elle suggĂšre que le temps est une propriĂ©tĂ© d'un repĂšre, et non ce dans quoi il se trouverait. L’espace-temps n’est pas une notion seulement scientifique, loin de lĂ . Cette vision du monde n’est en fait pas fondamentalement opposĂ©e Ă  celles qui prĂ©valaient chez Kant ou chez Newton : il s’agit au juste de replacer le temps Ă  son niveau, de lui redonner une consistance propre. Dans la mĂȘme veine, Francis Kaplan reprend cette dĂ©finition du temps comme la multiplicitĂ© d'une unitĂ© et l'espace comme l'unitĂ© d'une multiplicitĂ©. Il considĂšre comme Kant que ces deux notions sont subjectives. Le temps n'ayant aucune existence matĂ©rielle, il privilĂ©gie la notion de temporalitĂ© Ă  celle du temps[12]. Si le temps est mieux dĂ©crit et compris au terme de ces progressions, il n’est toutefois toujours pas connu essentiellement.

Conceptualisation scientifique

Le temps de la science renvoie largement Ă  sa conceptualisation philosophique, Ă  la fois du fait des questionnements que l’étude rationnelle suscite, mais aussi par les progrĂšs qu’elle apporte : progrĂšs dans la mesure, progrĂšs dans la perception. S’il est vrai que l’essentiel du rapport scientifique au temps rĂ©side dans sa reprĂ©sentation — que les scientifiques souhaitent toujours mieux adaptĂ©e et plus prĂ©cise — l’histoire de la « dimension temps » apprend beaucoup sur l’essence du temps. Le souci de lui confĂ©rer une objectivitĂ© propre a amenĂ© les scientifiques de toutes Ă©poques Ă  considĂ©rer son Ă©tude avec beaucoup de pragmatisme.

Cependant, du temps « instantanĂ© » de la mĂ©canique newtonienne au temps dĂ©pendant et paramĂ©trĂ© de la thĂ©orie de la relativitĂ©, Ă©troitement liĂ© Ă  l'espace, c’est une vĂ©ritable rĂ©volution par distanciation qui s’est produite dans le champ scientifique. Albert Einstein a introduit en 1905 la notion nouvelle d'espace-temps dans un cadre qui deviendra la relativitĂ© restreinte. Cette notion a Ă©tĂ© reprise par Hermann Minkowski dans ce que l'on appelle aujourd'hui l'espace de Minkowski.

La thermodynamique, par ailleurs, met en exergue la notion essentielle de « flĂšche du temps » telle qu’elle transparaĂźt en physique comme en biologie. Selon Ilya Prigogine, il doit y avoir deux sortes de temps : le temps rĂ©versible des physiciens et le temps irrĂ©versible (flĂšche du temps) de la thermodynamique (et de la biologie).

Mais on ne peut Ă©carter la conception mathĂ©matique qui introduit cet « ĂȘtre mathĂ©matique » : le temps (t), indispensable pour exprimer des notions fondamentales comme la vitesse et l'accĂ©lĂ©ration telles que nous les percevons par les sens, et qui est donc Ă©trangĂšre, voire opposĂ©e parfois, Ă  toute conception philosophique. Le temps mathĂ©matique et le temps de la physique sont liĂ©s par le renoncement Ă  la notion de pĂ©riode en faveur de cycle dans l'espace des phases[13].

Moteur

La vision moderne du temps est donc paradoxalement Ă  la fois plus anthropocentrique et plus distante de l’ĂȘtre humain que celle qui prĂ©valait jusqu’à Newton. Il fallait, des Anciens grecs jusqu’à Kant, dĂ©cider si le temps Ă©tait dans ou hors de nous, mais toujours de notre point de vue : voilĂ  que la science propose un temps existant pour lui-mĂȘme ! Mais ce temps-lĂ  est dĂ©pendant d’autres rĂ©alitĂ©s, au premier rang desquelles l’espace et la matiĂšre – et nous vivons prĂ©cisĂ©ment dans l’espace, par la matiĂšre. Le temps nous est donc viscĂ©ralement acquis mais en partie masquĂ©. Par les exemples de flĂšches du temps, on rĂ©alise Ă©galement plus aisĂ©ment pourquoi notre comprĂ©hension intuitive du temps est orientĂ©e, du passĂ© au futur. Toutefois, lĂ  oĂč la science a fait du temps un Ă©lĂ©ment crĂ©ateur, l’homme continue de subir le temps et son ambiguĂŻtĂ©, en victime malheureuse du solipsisme.

De fait, d’anthropocentrique le temps dĂ©rive dans la pensĂ©e de certains modernes sur le terrain de l’anthropomorphisme. L’ĂȘtre humain a une vision schĂ©matique du temps, entre passĂ©, prĂ©sent et avenir : les raisons en sont maintenant connues. Mais si on comprend pourquoi notre conscience nous dicte une telle reprĂ©sentation face Ă  l’expĂ©rience, il est plus crucial de se demander pourquoi le temps se prĂ©sente Ă  nous sous le jour de la « flĂšche du temps ». Lorsque nous donnons au temps l’image d’une droite flĂ©chĂ©e, c’est son cours que nous reprĂ©sentons. En barrant cette droite d’une perpendiculaire pour marquer l’instant prĂ©sent, cloisonnant passĂ© et futur dans deux compartiments psychologiquement hermĂ©tiques, nous reprĂ©sentons le devenir. Pourtant, le prĂ©sent est fixe, par dĂ©finition. L’instant prĂ©sent n’appelle rien d’autre que lui-mĂȘme, mais le voilĂ  dĂ©jĂ  chassĂ© par un autre moment, qui le remplace aussitĂŽt. Sur la droite flĂ©chĂ©e du temps, la barre du prĂ©sent se dĂ©place malgrĂ© elle : quel est ce moteur du temps ? Une approche parmi d’autres, qui vient en contradiction des plus rĂ©centes conclusions d’origines scientifiques (du champ de la science Physique, au moins), place l’Homme comme machiniste involontaire de la chronologie, thĂšse dĂ©jĂ  dĂ©fendue par Hermann Weyl au dĂ©but du XXe siĂšcle. Si on considĂšre que le temps est le cadre ultime de la rĂ©alitĂ©, prĂ©existant Ă  toutes choses, alors nous nous faisons en effet une fausse idĂ©e de lui, en lui attribuant notre propre mouvement historique. Immuable, « rampant en lui » pour rattraper un avenir dĂ©jĂ  Ă©crit, nous sommes les consciences malmenĂ©es d’un dĂ©terminisme complet. Étrangement, cette vision se rapproche de celle d’Arthur Eddington, qui introduisit en 1928 le terme de « flĂšche du temps » – il prĂ©senta l’idĂ©e sous un jour bien diffĂ©rent de son acception actuelle, et peut-ĂȘtre, dans une certaine confusion conceptuelle entre cours et flĂšche du temps.

On peut tout aussi bien prendre le contre-pied de cette doctrine, en prĂ©textant que rien n’indique que le temps « pur » doive se penser en termes de prĂ©sent, que le passĂ© et l’avenir ne sont tels que du point de vue de l'homme, non de celui de l'absolu. Selon Henri Bergson, si le temps en soi est une sorte d’éventail dĂ©ployĂ©, de film dont les images successives sont en rĂ©alitĂ© juxtaposĂ©es sur la bobine, ce n’est plus le temps, c’est l’espace. Et si je rampe vers l’avenir, je suis quant Ă  moi dans le temps. Le temps existe bien, au moins en moi, il n’est pas qu’une illusion. Ou bien faut-il supposer que je passe d’un Ă©tat Ă©ternel de moi-mĂȘme Ă  un autre, tout en ayant l’illusion que sous le pont Mirabeau tout s’écoule et je demeure ? Mais quel est ce Je mystĂ©rieux qui transite ainsi d’un Ă©tat de moi-mĂȘme Ă  un autre ? Ou encore, pourquoi celui que j’étais hier, s’il existe toujours dans le passĂ© spatialisĂ©, n’est-il pas encore moi ? Comment le relais s’est-il fait de l’un Ă  l’autre, sinon dans la durĂ©e, ce temps vĂ©cu rebelle selon Bergson Ă  la spatialisation ? Pourquoi ne pas admettre alors que le cosmos soit portĂ© par le mĂȘme mouvement ? Il est vrai qu’en procĂ©dant ainsi, on attribue au temps une marche en avant qui n’est peut-ĂȘtre qu’un dĂ©veloppement cognitif propre Ă  l’humain et Ă  sa finitude. Il serait donc prĂ©somptueux de vouloir trancher ici la question de la nature du temps. Sur la base de l’« Histoire » informelle du temps, chaque conscience peut dĂ©cider de se ranger Ă  l’une ou l’autre des reprĂ©sentations du monde, ou prolonger la rĂ©flexion sur l’ambiguĂŻtĂ© toujours renouvelĂ©e du concept du temps.

Mesure

Comme prĂ©cĂ©demment expliquĂ©, un problĂšme essentiel a consistĂ© (et consiste encore, par exemple en physique quantique) Ă  choisir le rĂŽle que le temps va jouer dans un systĂšme de lois. La façon dont le concept de temps est pensĂ© a une implication trĂšs forte sur le rĂ©sultat d’ensemble : le temps peut-ĂȘtre un paramĂštre immuable (mĂ©canique classique), ou une grandeur mallĂ©able au grĂ© des phĂ©nomĂšnes (relativitĂ© gĂ©nĂ©rale). Il peut ĂȘtre donnĂ© a priori ou construit, pour apporter une rĂ©ponse sur-mesure Ă  un problĂšme. Mais quelle que soit la conceptualisation du temps, le problĂšme de sa mesure demeure. Trivialement, l’homme a une expĂ©rience faible du temps comparĂ©e aux concepts qu’il peut imaginer pour le dĂ©finir : il a simplement l’intuition d’un temps qui s’écoule, et il n’est pas surprenant qu’il ait cherchĂ© Ă  utiliser cette propriĂ©tĂ© de son univers comme repĂšre. Cela suppose de pouvoir mesurer le temps, donc de la quantifier.

Paradoxalement, le temps est un objet de mesure trĂšs simple. Il est de dimension un : pour exprimer une date, un seul nombre suffit. Ce n’est Ă©videmment pas le cas de l’espace tridimensionnel. Cette propriĂ©tĂ© singuliĂšre du temps implique cependant une premiĂšre complexitĂ© : le temps doit-il ĂȘtre schĂ©matiquement reprĂ©sentĂ© par une droite (temps linĂ©aire) ou un cercle (temps cyclique) ? La physique, et la cosmologie en premier lieu, a apportĂ© la notion de flĂšche du temps, donc d’un temps linĂ©aire, mais il n’en fut pas toujours ainsi. L’Éternel Retour, l’Âge d’Or sont des illustrations de la croyance en un temps cyclique.

PremiĂšres mesures

Image d'une clepsydre (ou horloge à eau) athénienne
Une clepsydre. L'écoulement de l'eau d'un vase vers l'autre permet de mesurer une durée.

Deux approches différentes ont coexisté :

  • on peut crĂ©er des points de repĂšres, marquer des moments ; Une façon triviale de mesurer de cette maniĂšre le temps consiste Ă  simplement compter. La capacitĂ© Ă  sĂ©quencer le cours du temps par des intervalles rĂ©guliers est certainement la marque d’une propriĂ©tĂ© plus profonde, mais ce sont surtout ses applications qui sont ici intĂ©ressantes.
  • On peut aussi dĂ©cider de crĂ©er des durĂ©es limitĂ©es, en utilisant par exemple une quantitĂ© finie. Ainsi, dans la GrĂšce Antique, le temps de parole Ă  l’Agora Ă©tait mesurĂ© Ă©quitablement par l’écoulement d’une quantitĂ© bien connue d’eau dans une clepsydre.

En fait, les deux façons de faire se rejoignent, car marquer deux moments distincts revient Ă  mettre Ă  jour la durĂ©e intermĂ©diaire, si bien que le cƓur du problĂšme n’est autre que celui-ci : une durĂ©e « de base » pourrait possiblement ĂȘtre dĂ©finie par une unitĂ© de mesure.

Depuis les standards fixĂ©s par les Égyptiens et les ChaldĂ©ens de l'AntiquitĂ©, le systĂšme de mesure calendaire et horaire est le suivant :

  • chaque rĂ©volution complĂšte de la Terre autour du soleil compte pour une annĂ©e (calendrier solaire) ou chaque lunaison compte pour un mois (calendrier lunaire). Dans le calendrier civil actuel, la division de l'annĂ©e en douze mois se recoupe partiellement avec les lunaisons, quoiqu'avec un dĂ©calage de quelques jours malgrĂ© tout.
  • la durĂ©e de la rotation terrestre autour de son axe compte pour un jour. Il y a actuellement une trentaine de jours par mois, et 365 jours par an (un jour intercalaire Ă©tant toutefois pĂ©riodiquement ajoutĂ© lors des annĂ©es bissextiles pour tenir compte du dĂ©calage astronomique)
  • la durĂ©e d'un jour est divisĂ©e en 24 heures.
  • la durĂ©e d'une heure est divisĂ©e en 60 minutes.
  • la durĂ©e d'une minute est divisĂ©e en 60 secondes.

Le choix originel de la durĂ©e de la seconde est vraisemblablement fondĂ© sur le temps entre chaque pulsation cardiaque au repos, mesurĂ© au jugĂ© Ă  l'Ă©poque (en rĂ©alitĂ©, elle varie selon l'Ăąge, et se monte plutĂŽt Ă  70 battements par minute en moyenne). Le choix des bases 60 et 24 s'expliquent par le fait qu'ils sont tous deux multiples de douze, soit la division traditionnelle de la journĂ©e adoptĂ©e par les anciens Égyptiens.

Mesure moderne

Depuis 1967, la seconde est dĂ©finie Ă  partir d’un phĂ©nomĂšne physique qui est Ă  la base du concept d'horloge atomique : le temps nĂ©cessaire Ă  un rayon lumineux bien accordĂ© pour effectuer 9 192 631 770 oscillations. Ce rayon lumineux bien accordĂ© servant Ă  dĂ©finir la seconde est celui dont la frĂ©quence provoque une excitation bien dĂ©terminĂ©e d’un atome de cĂ©sium-133 (transition entre les deux niveaux hyperfins de l’état de base de cet atome). Ceci signifie qu’en une seconde, il y a 9 192 631 770 pĂ©riodes de ce « pendule » atomique ou horloge atomique dont la frĂ©quence d’horloge est proche des 10 gigahertz.

Ainsi pour mesurer 1 seconde il suffit de savoir produire cette Ă©mission et d’en mesurer la frĂ©quence. Cette Ă©mission pourrait, par sa longueur d’onde (3,261 226 cm), donner une unitĂ© de longueur puisqu’il faut 30,6633 = (9 192 631 770⁄299 792 458) pĂ©riodes spatiales pour faire un mĂštre. Ceci souligne le fait qu’en l’état actuel des connaissances, la vitesse de la lumiĂšre dans le vide est constante et indĂ©pendante du rĂ©fĂ©rentiel, et constitue de fait l’étalon « naturel » dont sont dĂ©rivĂ©s l’étalon-temps et l’étalon-longueur.

En fait, selon les connaissances actuelles de la mĂ©canique quantique, les rayons lumineux absorbables par un type d’atome ont toujours la mĂȘme frĂ©quence, pour une excitation (transition) donnĂ©e. Et selon les connaissances actuelles de la relativitĂ© gĂ©nĂ©rale, cette mesure sera toujours la mĂȘme pour un observateur immobile par rapport aux atomes en question.

Avant la dĂ©cision de la ConfĂ©rence gĂ©nĂ©rale des poids et mesures de 1967 de dĂ©finir l’unitĂ© de temps en fonction d’un phĂ©nomĂšne atomique, le temps a longtemps Ă©tĂ© dĂ©fini en fonction de phĂ©nomĂšnes d’origine astronomique. La seconde est issue historiquement du jour (qui est liĂ© Ă  la pĂ©riode de rĂ©volution de la Terre sur elle-mĂȘme[14]), qui est subdivisĂ© en heures, minutes et secondes. Le coefficient 9 192 631 770 de la dĂ©finition ci-dessus vise Ă  donner Ă  la seconde sa valeur historique.

Mais en fait, la science moderne a montrĂ© que les phĂ©nomĂšnes astronomiques tels que la durĂ©e de rotation de la Terre sur elle-mĂȘme, ou la rĂ©volution de la Terre autour du Soleil, n’ont pas une durĂ©e constante, et ne sont donc pas un bon support pour dĂ©finir une unitĂ© de temps. Par exemple, la rotation de la Terre sur elle-mĂȘme ralentit (trĂšs lentement), en particulier Ă  cause des effets de marĂ©e de la Lune. De mĂȘme, l’orbite de la Terre autour du Soleil se modifie avec le temps, car le Soleil a tendance Ă  perdre de la masse de par son rayonnement de surface (Ă©galisĂ© par les rĂ©actions nuclĂ©aires qui ont lieu en son centre) Ă  la raison de 4,3 millions de tonnes/s ; auquel se rajoute son « vent solaire » d’environ 1 million de tonnes/s.

La rĂ©alisation de la premiĂšre horloge atomique en 1947 a permis d’adopter par la suite la dĂ©finition de la seconde connue, et qui est plus rigoureuse, d’un point de vue scientifique, que la dĂ©finition historique basĂ©e sur des phĂ©nomĂšnes astronomiques.

La plupart des horloges modernes, (montres, ordinateurs, etc.), utilisent des cristaux de quartz ayant une frĂ©quence d’oscillation stable pour dĂ©finir leur base de temps. La frĂ©quence employĂ©e est quasi exclusivement 32 768 Hz (215), ce qui permet d’obtenir trĂšs simplement la seconde. Ces petits quartz en coupe XY sont appelĂ©s « quartz horlogers ».

Les temps dĂ©finissant les durĂ©es nĂ©cessaires Ă  rĂ©aliser une tĂąche dans une usine sont gĂ©nĂ©ralement mesurĂ©s en centiĂšme d’heure (ch) ou dĂ©cimilliheure (dmh). Ces besoins divers expliquent les options des chronomĂštres modernes.

Informatique

Le temps est un paramĂštre essentiel en informatique. En effet, les traitements informatiques nĂ©cessitent du temps, Ă  la fois pour les traitements d’accĂšs aux donnĂ©es (entrĂ©es/sorties, input/output ou I/O), et pour le traitement des calculs et mises en forme des donnĂ©es (temps CPU, Central Processing Unit). Les ressources informatiques nĂ©cessaires sont une combinaison de ces deux types de traitement. En informatique scientifique, les traitements prĂ©pondĂ©rants sont les temps de calcul. Les accĂšs sont limitĂ©s Ă  la recherche des paramĂštres des calculs. En informatique de gestion, les traitements prĂ©pondĂ©rants sont les traitements d’accĂšs, autrement dit les entrĂ©es/sorties. Les temps de calcul (CPU) sont le plus souvent limitĂ©s, sauf pour les traitements de fin de mois qui portent souvent sur des volumes importants (comptabilitĂ©), ainsi que les sauvegardes.

En informatique industrielle et en informatique dite embarquée, les traitements sont essentiellement exécutés en systÚme temps réel. En informatique de gestion, on avait coutume de distinguer les traitements par lots ((en)batch, ou réponse différée, Rd en initiales) et les traitements transactionnels (ou transactional processing, ou TP en initiales, ou réponse instantanée, ou Ri en initiales), selon que le traitement était réalisé un certain temps aprÚs la saisie des données, ou immédiatement aprÚs la saisie.

Avant l’apparition de l’informatique moderne, Ă  l’époque de la mĂ©canographie en particulier, les techniques disponibles ne permettaient d’exĂ©cuter les traitements qu’en batch, en utilisant les cartes perforĂ©es. L’apparition des ordinateurs modernes multi-tĂąches a d’abord autorisĂ© le traitement simultanĂ© de plusieurs tĂąches diffĂ©rentes sur le mĂȘme ordinateur, puis le traitement en temps rĂ©el avec saisie sur un clavier couplĂ© Ă  un moniteur permettant d’afficher les donnĂ©es saisies, puis le rĂ©sultat du traitement. Les terminaux dits passifs, exclusivement employĂ©s jusque dans les annĂ©es 1990, avant l’apparition des micro-ordinateurs, nĂ©cessitaient d’effectuer les traitements en temps rĂ©el sur un ordinateur distant (ordinateur central, ordinateur sous Unix). L’apparition des micro-ordinateurs a permis d’exĂ©cuter certains traitements sur le poste de travail de l’utilisateur, donc en thĂ©orie de limiter la part du temps d’accĂšs dĂ» aux communications Ă  distance.

Les traitements par lots les plus courants sont les traitements longs et difficilement divisibles comme les tĂąches comptables, le calcul de la paye, les traitements d’interfaçage, les contrĂŽles complexes, les sauvegardes. Ils sont gĂ©nĂ©ralement effectuĂ©s pĂ©riodiquement. Les pĂ©riodes de traitement peuvent ĂȘtre journaliĂšres, mensuelles, annuelles, ou quelquefois hebdomadaires.

Dans le client/serveur, le temps de traitement temps rĂ©el dĂ©pend du temps de traitement sur le micro-ordinateur, du temps de cheminement des informations sur le rĂ©seau (local/LAN ou grande distance/WAN), et du temps de traitement sur l’ordinateur central. Les temps de traitement sont largement dĂ©pendants de la puissance de calcul et surtout de la mĂ©moire disponible dans l’ordinateur. Les temps de cheminement sur le rĂ©seau sont dĂ©pendants de la capacitĂ© de la ligne.

Aujourd’hui, la distinction traditionnelle entre le temps rĂ©el et le batch tend Ă  Ă©voluer : les possibilitĂ©s techniques (mĂ©moire, capacitĂ©s de stockage, capacitĂ© des lignes tĂ©lĂ©coms) ont radicalement changĂ© la donne. La notation Ri/Rd (rĂ©ponse instantanĂ©e/diffĂ©rĂ©e) issue des mĂ©thodologies de conception (MERISE) n’a plus autant d’intĂ©rĂȘt. Le choix entre temps rĂ©el et batch est le plus souvent imposĂ© par le concepteur du progiciel de gestion intĂ©grĂ©. Le caractĂšre discriminant du choix entre le temps rĂ©el et le batch n’est plus le mĂȘme. Pendant longtemps, les capacitĂ©s techniques dictaient le choix du mode de traitement. Le traitement batch reste nĂ©cessaire pour les traitements volumineux ou nĂ©cessitant des contrĂŽles impossibles Ă  effectuer en temps rĂ©el. Il est souvent question aussi de traitements synchrones ou asynchrones.

Les traitements effectuĂ©s sur le web sont le plus souvent exĂ©cutĂ©s en systĂšme temps rĂ©el et Ă  distance. Les contraintes de mise en cohĂ©rence des informations saisies subsistent, afin que ces informations soient conformes aux rĂ©fĂ©rentiels mĂ©tiers, aux rĂ©fĂ©rentiels comptables et aux lĂ©gislations de plus en plus nombreuses. Ces contraintes s’expriment d’une façon plus complexe encore, et peuvent ĂȘtre gĂ©rĂ©es non plus par des contrĂŽles effectuĂ©s a posteriori dans chaque application, mais par la constitution de rĂ©fĂ©rentiels ou de normes, et par la gestion de donnĂ©es et de documents en communautĂ©s (forums, groupwares, espaces de travail partagĂ©s
).

Avec l'internet, la logique de traitement en temps rĂ©el avec des partenaires nĂ©cessite de plus en plus d’assurer l’interopĂ©rabilitĂ© entre des logiciels de domaines variĂ©s. Cette interopĂ©rabilitĂ© est assurĂ©e, dans les langages de balisage, par l’intermĂ©diaire de donnĂ©es spĂ©ciales (mĂ©tadonnĂ©es par exemple cf Resource Description Framework), parmi lesquelles on trouve la date.

MĂ©dias

Création artistique

La crĂ©ation artistique peut ĂȘtre assimilĂ©e Ă  la synthĂšse de la fabrication et de l’action au sens d’Aristote, c’est-Ă -dire, dans le vocabulaire de Wilhelm von Humboldt, de l’énergie crĂ©atrice (energeia en grec) et du produit (ergon). ApprĂ©cier une Ɠuvre d’art, c’est Ă  la fois la considĂ©rer comme une rĂ©alitĂ© distincte de l’artiste, possĂ©dant l’ambiguĂŻtĂ© des choses, et y retrouver la puissance vivante de l’imagination, des sentiments, d’une vision du monde. L’Ɠuvre confĂšre la permanence de la chose Ă  la fugacitĂ© de l’inspiration et du geste de l’artiste. Cette tension entre Apollon et Dionysos se retrouve dans la rivalitĂ© du classicisme et du romantisme, ou encore du formalisme et de l’expressionnisme. Dans un clin d’Ɠil Ă  Bichat, AndrĂ© Malraux dĂ©finissait la culture tout entiĂšre comme l’ensemble des formes qui rĂ©sistent Ă  la mort. À vrai dire, remarque Jean-Paul Sartre, si l’Ɠuvre d’art survit en effet Ă  l’artiste, on ne saurait la confondre avec une chose, c’est-Ă -dire une rĂ©alitĂ© qui demeure indĂ©pendamment de l’imagination humaine. C’est parce que nous contemplons un tableau qu’il est davantage que des pigments Ă©talĂ©s sur une toile.

Certaines cultures ne voient dans la crĂ©ation que l’aspect dynamique, l’acte pur ou l’inspiration, et ne se soucient absolument pas de pĂ©renniser le dessin ou la peinture. En Inde, par exemple, toute vie est transition : tout est pris dans un cycle perpĂ©tuel de crĂ©ation et de destruction. L’art ne saurait faire exception. Il est vrai qu’il s’agit surtout de communier, par l’intermĂ©diaire d’un objet, avec l’esprit de quelque divinitĂ©. En dehors de cet instant sacrĂ©, l’Ɠuvre n’est plus qu’un rĂ©ceptacle dĂ©sertĂ©. Elle aura surtout servi Ă  relier l’ñme de l’artiste Ă  la divinitĂ©, Ă  la maniĂšre d’une priĂšre.

Benedetto Croce soulignait cependant qu’il n’y a art Ă  proprement parler que si la crĂ©ation se continue dans la contemplation. Contempler, ce n’est pas coĂŻncider avec les affects de l’artiste. L’art n’est pas de l’ordre du sentiment immĂ©diat, ce qui ne signifie pas qu’il soit un jeu frivole et froid. L’art objective les sentiments ainsi que les idĂ©es. La colĂšre s’évanouit en se rĂ©pandant. Mais l’artiste la donne Ă  voir, donne Ă  voir les passions, les Ă©lans du cƓur, des concepts mĂ©tamorphosĂ©s dans la forme ou le rythme. Il les met au passĂ© en quelque sorte. Alain Ă©crit Ă  propos de la musique qu’elle n’est ni gaie ni triste. « On appelle quelquefois mĂ©lancolie, faute d’un meilleur mot, cet Ă©tat oĂč l’on contemple ses propres malheurs, et tous les malheurs, comme des objets qui passent et dĂ©jĂ  lointains ; la musique figure merveilleusement ce souvenir et cet oubli ensemble. »

Ainsi, la contemplation esthĂ©tique ne consiste pas seulement Ă  apprĂ©cier une forme soustraite au temps. Elle nous libĂšre de l’urgence de l’instant, elle nous permet de contempler la condition humaine de loin, ou de plus loin. C’était aussi la raison d’ĂȘtre de la tragĂ©die : contempler les malheurs de l’homme du point de vue du destin, dans un mouvement de recul par rapport au temps.

Musique

Le temps est le paramĂštre principal de la musique, un des rares arts Ă  s’inscrire dans une Ă©volution temporelle et Ă  crĂ©er un temps. La diffĂ©renciation entre temps subjectif et temps objectif y joue un rĂŽle primordial, puisque l’émotion procurĂ©e se mesure Ă  l’aune de ce temps subjectif de l’écoute active, temps non quantifiable, et qui fait l’objet de plusieurs recherches en psychologie. Plusieurs compositeurs contemporains, comme Arvo PĂ€rt, Pierre Boulez, JosĂ© Manuel Lopez Lopez et bien d’autres, ont recherchĂ© des formes d’écriture, des procĂ©dĂ©s musicaux pour suspendre ce temps subjectif, pour inscrire le temps vĂ©cu dans une dimension contrĂŽlĂ©e.

Dans le solfĂšge, le temps est une subdivision de la mesure et suggĂšre la dynamique Ă  apporter Ă  l’interprĂ©tation (temps fort - temps faible).

L’observation des conduites musicales enfantines permet une approche un peu diffĂ©rente. La musique, dans sa pratique « de concert » implique en effet un temps commun. Il s’agit d’un temps Ă  la fois pratique et formel. Un des penseurs de l’Ars Nova, au XIIIe siĂšcle, Francon de Cologne exprime brillamment cette idĂ©e : le Tempus est la mesure de la musique Ă©mise et de la musique omise. L’observation met en Ă©vidence la construction de ce temps formalisĂ© par les enfants, qui passent de l’activitĂ© Ă©gocentrique (dans le sens piagĂ©tien) Ă  un temps pratique, basĂ© sur le concret, perceptif et actif qui le produit, puis Ă  ce temps formalisĂ© qui permet les activitĂ©s interactives, complĂ©mentaires. Ce niveau n’est guĂšre atteint avant la sixiĂšme annĂ©e.

Notes et références

  1. Brisson 2008, p. 292
  2. Alain in ÉlĂ©ments de philosophie.
  3. À propos du sentiment intime et universel du temps : « (
) si mes impressions changent, aussitĂŽt l’impression premiĂšre, tout entiĂšre, prend le caractĂšre du passĂ©, et est en quelque sorte repoussĂ©e dans le passĂ© par celle qui survient. » Alain, in ÉlĂ©ments de philosophie.
  4. Augustin d'Hippone, Confessions XI, 14, 17
  5. Rafael E. NĂșñez, « Le passĂ© devant soi », La recherche, no 422,‎ (lire en ligne, consultĂ© le )
  6. (en) Rafael E. NĂșñez et Eve Sweetser, « With the Future Behind Them: Convergent Evidence From Aymara Language and Gesture in the Crosslinguistic Comparison of Spatial Construals of Time », Cognitive Science, vol. 30, no 3,‎ , p. 401-450 (lire en ligne, consultĂ© le )
  7. À ce sujet, consulter une analyse du temps chez Saint Augustin.
  8. Deux rapports de deux nombres entiers chacun ont toujours un troisiĂšme rapport intermĂ©diaire, de sorte qu’il n’y a jamais deux divisions entiĂšres successives comme peuvent l’ĂȘtre deux nombres entiers.
  9. Bertrand Russell in La méthode scientifique en philosophie.
  10. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (Théorie transcendantale des éléments, partie I, esthétique transcendantale, §4).
  11. Par exemple, l’unitĂ©, 1, est supĂ©rieure Ă  1⁄2, 3⁄4, 7⁄8, 15⁄16 
 dont l’ensemble est une suite au nombre de termes infini, ie. une suite compacte.
  12. Francis Kaplan, L'irréalité du temps et de l'espace : Réflexions philosophiques sur ce que nous disent la science et la psychologie sur le temps et l'espace, Cerf,
  13. (en) « Generalized clocks in timeless canonical formalism » (consulté le )
  14. Dictionnaire de physique. Richard Taillet, LoĂŻc Villain, Pascal Febvre. 2e Ă©dition. De Boeck, 2009, page 301.

Annexes

Bibliographie

Vision interdisciplinaire du temps

Collectif, Le temps et sa flÚche, Paris, Flammarion, coll. « Champs Sciences », , 281 p. (ISBN 978-2-08-130327-0)

Sous la direction d’Étienne Klein et Michel Spiro

Dans l'ordre de la Classification décimale de Dewey

1. Philosophie
2. Religion
  • Saint Augustin, Confessions, Français (traduit du latin), Éd. Seuil, collection Points Sagesses pour la traduction de Mondalon, Paris, , Édition Pierre Horay pour la traduction originale, Poche, 405 pages, (ISBN 2-02-006318-2).
4. Langues
  • Élisabeth Vauthier, Variations sur le Temps : penser le Temps dans le monde arabe, CRINI, Nantes, 2007, 113 pages, (ISBN 2-916424-08-3).
5. Sciences pures
7. Arts
  • Helmut Breidenstein, Mozart’s tempo indications. What do they refer to? (aussi en allemand et italien, http://mozart-tempi.net
  • Elena BelaĂŻa, Variations sur le Temps : d’une langue Ă  l’autre, quelle temporalitĂ© ?, CRINI, Nantes, 2005, 132 pages, (ISBN 2-86939-190-0).

Articles connexes

Dans l'ordre de la Classification décimale de Dewey

1. Philosophie de l'espace et du temps
2. Religion
3. Sciences sociales
4. Langues
5. Le temps en physique
6. Techniques
7. Arts
8. Littérature
9. Histoire

Liens externes

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