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Philosophie de Friedrich Nietzsche

La philosophie de Friedrich Nietzsche est essentiellement une gĂ©nĂ©alogie (en) critique de la culture occidentale moderne et de l'ensemble de ses valeurs morales (issues de l'interprĂ©tation chrĂ©tienne du monde), politiques (la dĂ©mocratie, l'Ă©galitarisme), philosophiques (le platonisme et toutes les formes de dualisme mĂ©taphysique) et religieuses (le christianisme). Cette critique procĂšde d'un projet de dĂ©valuer ces valeurs et d'en instituer de nouvelles dĂ©passant le ressentiment et la volontĂ© de nĂ©ant qui ont dominĂ© l'histoire de l'Europe sous l'influence du christianisme ; ceci notamment par l'affirmation d'un Ă©ternel retour du mĂȘme et par le dĂ©passement de l'humanitĂ© et l'avĂšnement du surhumain. L'exposĂ© de ses idĂ©es prend dans l'ensemble une forme aphoristique ou poĂ©tique.

Peu reconnu de son vivant, son influence a Ă©tĂ© et demeure centrale sur la littĂ©rature et la philosophie contemporaine de tendance continentale, notamment l'existentialisme et la philosophie postmoderne ; mais Nietzsche a Ă©galement suscitĂ© durant les annĂ©es 2010 l'intĂ©rĂȘt de philosophes analytiques, ou de langue anglaise, qui en soutiennent une lecture naturaliste remettant en cause une appropriation par la philosophie continentale jugĂ©e problĂ©matique[1] - [2].

Biographie

L'universitĂ© de BĂąle, oĂč Friedrich Nietzsche devient professeur de philologie grecque en 1869.

NĂ© en 1844, Nietzsche devient professeur de philologie grecque Ă  l'universitĂ© de BĂąle Ă  l'Ăąge de 24 ans. Il obtient un congĂ© en 1876 pour raisons de santĂ© (il dĂ©missionnera trois ans plus tard). Les dix annĂ©es suivantes, il publie Ă  un rythme rapide ses Ɠuvres majeures. En 1889, il sombre progressivement dans la dĂ©mence et passe les dix derniĂšres annĂ©es de sa vie dans un Ă©tat mental quasi vĂ©gĂ©tatif[3].

PrĂ©sentation gĂ©nĂ©rale de son Ɠuvre

Naturalisme et réévaluation

La pensĂ©e de Nietzsche prĂ©sente deux aspects majeurs : c’est une enquĂȘte naturaliste sur l’ensemble des valeurs humaines (morales, intellectuelles, religieuses, esthĂ©tiques, etc.) que Nietzsche explique en termes d'instincts, d'affects et de pulsions (en allemand : Trieb) ; c'est Ă©galement une critique de ces mĂȘmes valeurs, une tentative pour les rĂ©Ă©valuer[4] - [5].

Un naturalisme méthodologique

Dans ses recherches sur la nature des phĂ©nomĂšnes humains, qui occupent ses Ɠuvres de maturitĂ© Ă  partir de Humain, trop humain (1878), Nietzsche adopte une forme de naturalisme qualifiĂ©e de mĂ©thodologique par certains commentateurs[6] : par naturalisme, on entend l’idĂ©e que l’enquĂȘte philosophique doit se dĂ©velopper en continuitĂ© avec les sciences naturelles[7]. Cette interprĂ©tation s’appuie sur l'utilisation que Nietzsche fait d'auteurs tel que Wilhelm Roux, et sur des passages tel que :

« [
] ce que l’on comprend aujourd’hui de l’homme n’excĂšde pas ce que l’on peut comprendre de lui en tant que machine[8]. »

Mais ce qui caractĂ©rise particuliĂšrement ce naturalisme, c'est le rejet de toutes les formes de « surnaturalisme » (moral ou religieux) qui placent l’esprit au-dessus de la nature et qui font de lui un principe explicatif des phĂ©nomĂšnes humains par une causalitĂ© spirituelle (comme l’ñme ou la volontĂ© qui serait au principe de nos actions). Or, pour Nietzsche, l’esprit n’explique rien, et ce n’est qu’à partir des sciences empiriques que la philosophie peut spĂ©culer sur la nature humaine et fournir des explications de tout ce qui est humain :

« Replonger l’homme dans la nature ; faire justice des nombreuses interprĂ©tations vaniteuses aberrantes et sentimentales qu’on a griffonnĂ©es sur cet Ă©ternel texte primitif de l’homme naturel [
][9]. »

Partageant avec le matĂ©rialisme allemand qui lui est contemporain l’idĂ©e que l’homme est un produit de la nature[10], Nietzsche s’efforce de rendre compte du phĂ©nomĂšne humain en termes psycho-physiologiques, ce qui se traduit chez lui par une thĂ©orie des types. Brian Leiter a ainsi formulĂ© et rĂ©sumĂ© cette thĂ©orie :

« Toute personne a une constitution psycho-physiologique fixée qui la définit comme un type particulier de personne[11]. »

Par exemple, l’un des traits typiques les plus cĂ©lĂšbres est la VolontĂ© de puissance qui joue un rĂŽle explicatif fondamental, puisque, selon Nietzsche,

« Toute bĂȘte [
] tend instinctivement vers un optimum de conditions favorables au milieu desquelles elle peut dĂ©ployer sa force et atteindre la plĂ©nitude du sentiment de sa puissance ; [
][12]. »

Selon cette méthodologie, toute personne adopte alors nécessairement les valeurs qui forment la philosophie du type de personne qu'elle est[13]. Les traits psychologiques qui caractérisent ces personnes sont donc comme des faits naturels, et ces faits expliquent les idées et les valeurs qui apparaissent. Les explications des idées et des valeurs humaines se présenteront alors sous la forme suivante :

« Les croyances intellectuelles d’une personne s’expliquent par ses croyances morales ; ses croyances morales sont expliquĂ©es par des traits naturels caractĂ©ristiques du type de personne qu’elle est[14]. »

Ce naturalisme ne doit cependant pas ĂȘtre rĂ©duit Ă  une conception matĂ©rialiste, cette derniĂšre Ă©tant explicitement rejetĂ©e par Nietzsche[15]. Les faits psychologiques, soutient Nietzsche, peuvent ĂȘtre expliquĂ©s en termes physiologiques ; mais cela ne conduit pas nĂ©cessairement Ă  soutenir que les faits psychologiques ne sont rien d’autre que des faits physiologiques[16]. Dans l'expression « naturalisme mĂ©thodologique », l’adjectif « mĂ©thodologique » signifie donc que Nietzsche n’adopte pas la forme substantielle de naturalisme qu'est le matĂ©rialisme, mais qu'il explique nĂ©anmoins les phĂ©nomĂšnes humains d'aprĂšs les sciences de la nature. Ce rejet du substantialisme laisse ouverte la possibilitĂ© de spĂ©culer sur la nature humaine en ne la fixant pas dĂ©finitivement dans les termes des sciences de la nature, ce qui laisse Ă©galement ouverte la possibilitĂ© d'une rĂ©Ă©valuation des valeurs, l’autre aspect majeur de la pensĂ©e nietzschĂ©enne[17] :

« [
] l’homme est un animal dont les qualitĂ©s ne sont pas encore fixĂ©es[18]. »

Ce que des commentateurs rĂ©cents[19] nomment le naturalisme de Nietzsche est donc son rejet de toutes les formes de transcendances qui ne peuvent que falsifier la comprĂ©hension historique et psychologique de l'homme ; Nietzsche les remplace par le projet, qu'il nomme gĂ©nĂ©alogie (en), d'une explication de l'homme comme ĂȘtre entiĂšrement corporel et animal dirigĂ© par des pulsions et des affects qui expliquent ses croyances. Nietzsche est ainsi en ce sens un philosophe de la nature humaine et a pu de ce fait ĂȘtre rapprochĂ© de David Hume et de Freud[20].

RĂ©Ă©valuation des valeurs

Le second aspect principal de la pensĂ©e de Nietzsche est la rĂ©Ă©valuation des valeurs, au premier rang desquelles les valeurs morales et mĂ©taphysiques (le bien et le vrai, par exemple), qu'il soumet Ă  la mĂ©thode gĂ©nĂ©alogique (en). Ce projet se manifeste, depuis La Naissance de la tragĂ©die jusqu'Ă  ses derniĂšres Ɠuvres, par la recherche des conditions et des moyens de l'ennoblissement et de l'Ă©lĂ©vation de l'homme[21]. Aussi nombre de commentateurs ont-ils soulignĂ© que le thĂšme fondamental et constant de la pensĂ©e de Nietzsche, Ă  travers les nombreuses variations de ses Ă©crits, est le problĂšme de la culture — ou « Ă©levage », problĂšme qui comprend la question de la hiĂ©rarchie et de la dĂ©termination des valeurs propres Ă  favoriser cette Ă©lĂ©vation[22].

Nietzsche pense que tous les idĂ©aux, qu'ils soient religieux, philosophiques ou politiques, ont la mĂȘme finalitĂ©, celle d'inventer un au-delĂ  meilleur que l'ici-bas et d'imaginer des valeurs « transcendantes ». Nier le vrai rĂ©el au nom de fausses rĂ©alitĂ©s au lieu de l'assumer et de le vivre tel qu'il est. C'est cela que Nietzsche nomme le « nihilisme »[23].

Son Ă©volution

Au cours de sa vie, Nietzsche a exprimĂ© cette volontĂ© d'une Ă©lĂ©vation de l'homme de diverses maniĂšres. Elle se rencontre soit sous la forme d’une mĂ©taphysique d'artiste, soit d’une Ă©tude historique des sentiments et des reprĂ©sentations morales humaines, soit enfin sous la forme d’une affirmation de l'existence tragique, au travers des notions de « VolontĂ© de puissance », « d'Éternel Retour » et de « surhumain ».

L'Ɠuvre de Nietzsche a parfois Ă©tĂ© divisĂ©e en trois pĂ©riodes, en mettant en avant la prĂ©Ă©minence de l'un ou l'autre de ces thĂšmes[24].

Cette périodisation a été contestée notamment par Mazzino Montinari et Paolo D'Iorio d'aprÚs une analyse basée sur les cahiers manuscrits de Nietzsche et elle est progressivement abandonnée[25]. Cette discussion souligne une difficulté pour l'interprétation des textes de Nietzsche : le devenir de la pensée de Nietzsche demeure un fait difficile à appréhender et à restituer pour tous les commentateurs, difficulté qui fut accrue par les premiÚres éditions des fragments posthumes[26].

ProblĂšme des fragments posthumes

Nietzsche a laissĂ© de nombreux cahiers de notes, reprĂ©sentant quelques milliers de pages qui ont maintenant toutes Ă©tĂ© publiĂ©es et traduites en français. Le problĂšme que posent ces textes est de savoir quelle place leur donner dans l’interprĂ©tation de sa pensĂ©e. Certains commentateurs en ont fait une expression de sa philosophie, au mĂȘme titre que les Ɠuvres publiĂ©es. Dans cette idĂ©e, des notions peu prĂ©sentes dans ces derniĂšres peuvent se retrouver mises en avant, comme ces notions jugĂ©es fondamentales que sont la VolontĂ© de puissance, l’Éternel Retour et le surhumain (le concept allemand « Übermensch » n'est pas genrĂ© mais dĂ©signe une forme supĂ©rieure d'humanitĂ©, il doit par consĂ©quent rigoureusement ĂȘtre traduit par « surhumain » et non « surhomme »). De nombreux commentateurs ont ainsi Ă©crit des Ă©tudes reposant trĂšs largement sur ces textes posthumes (par exemple Heidegger, Pierre Montebello, Barbara Stiegler).

D’autres, en revanche, comme Karl Schlechta (de), tenant compte du fait que les fragments de Nietzsche ne sont souvent que des Ă©bauches de ses Ɠuvres publiĂ©es, et qu’il a en outre manifestĂ© le souhait de voir ses carnets dĂ©truits aprĂšs sa mort[27], estiment que ces textes ne peuvent pas ĂȘtre lĂ©gitimement utilisĂ©s pour dĂ©terminer exactement la pensĂ©e de Nietzsche. Ces textes qu'il a laissĂ©s de cĂŽtĂ© seraient obsolĂštes, et ils ne pourraient tout au plus qu’éclairer la genĂšse des livres de Nietzsche qui, seuls, expriment la pensĂ©e de ce dernier.

Sa forme

Ces difficultĂ©s de lecture des Ɠuvres de Nietzsche sont encore accentuĂ©es par la forme stylistique qu’il a choisie Ă  partir de Humain, trop humain. Il dĂ©cide en effet d'exposer sa pensĂ©e sous la forme d'aphorismes qui se suivent plus ou moins thĂ©matiquement, ou qu'il regroupe par chapitre. Nietzsche a donnĂ© plusieurs explications Ă  ce choix. Ces explications touchent autant le travail de l'exposition de la pensĂ©e que celui de la rĂ©ception de cette pensĂ©e par un lecteur.

Dans le premier cas, il s'agit d'Ă©viter d'Ă©crire des traitĂ©s systĂ©matiques, alors que toute pensĂ©e est, pour Nietzsche, toujours en devenir. La forme rigide du traitĂ© dĂ©truit la vie de la pensĂ©e, tandis que l'aphorisme conserve quelque chose de la spontanĂ©itĂ© philosophique. Dans le second cas, il s'agit d'interdire l'accĂšs aux textes Ă  un lecteur pressĂ© qui ne voudrait pas se donner la peine de repenser ce qu'il lit[28]. Ainsi explique-t-il dans Ainsi parlait Zarathoustra au discours Lire et Ă©crire : « Celui qui Ă©crit en aphorismes et avec du sang, celui-lĂ  ne veut pas ĂȘtre lu, mais appris par cƓur ». Nietzsche dĂ©crit ainsi ses textes comme un labyrinthe dont on doit trouver le fil qui mĂšnera Ă  travers tous les aphorismes. On peut toutefois remarquer que Nietzsche a au contraire Ă©crit ses derniĂšres Ɠuvres avec le souci d'ĂȘtre compris[29].

Problùme pour l’exposition

À la suite de ces difficultĂ©s de lecture des Ɠuvres de Nietzsche, plusieurs mĂ©thodes d'exposition de sa pensĂ©e sont utilisĂ©es. Certains, comme Eugen Fink, retracent le dĂ©veloppement intellectuel de Nietzsche, en soulignant la relative autonomie de chaque pĂ©riode ; d'autres, comme Heidegger, privilĂ©gient l'Ă©tude des notions de la derniĂšre pĂ©riode de Nietzsche, notions considĂ©rĂ©es comme l'expression de la maturitĂ© de son activitĂ© philosophique. L'Ă©tude du devenir de la pensĂ©e de Nietzsche Ă©tant loin d'ĂȘtre achevĂ©e, cet article exposera les thĂšmes qui ont Ă©tĂ© constamment considĂ©rĂ©s comme les plus importants dans l'ensemble de l'histoire de la rĂ©ception de ses Ɠuvres, tout en Ă©voquant la genĂšse de certains d'entre eux[30].

Volonté de puissance, perspectivisme et interprétation

Le concept de VolontĂ© de puissance est, pour de nombreux commentateurs (Heidegger[31], M. Haar[32] par exemple), l'un des concepts centraux de la pensĂ©e de Nietzsche, dans la mesure oĂč il est pour lui un instrument de description du monde, d'interprĂ©tation de phĂ©nomĂšnes humains comme la morale et l'art (interprĂ©tation connue sous le nom de gĂ©nĂ©alogie (en)), et d'une rĂ©Ă©valuation de l'existence visant un Ă©tat futur de l'humanitĂ© (le surhumain). C'est pourquoi il est souvent utilisĂ© pour exposer l'ensemble de sa philosophie.

Volonté vers la puissance

Par la notion de Volonté de puissance, Nietzsche entend proposer une interprétation de la réalité dans son ensemble[33].

Traits généraux

VolontĂ© de puissance est la traduction devenue usuelle de l'expression allemande Wille zur Macht. Cette expression forgĂ©e par Nietzsche signifie littĂ©ralement « volontĂ© vers la puissance », ce que met en Ă©vidence l'utilisation du datif allemand pour exprimer une tension interne dans l'idĂ©e mĂȘme de volontĂ©. En effet, il ne s'agit pas de vouloir la puissance comme si, dans une conception psychologisante, la puissance Ă©tait un objet posĂ© Ă  l'extĂ©rieur de la volontĂ©[34]. Nietzsche Ă©carte ce sens traditionnel de la notion de volontĂ©[35], et lui substitue l'idĂ©e qu'il y a quelque chose dans la volontĂ© qui affirme sa puissance[36]. Dans cette idĂ©e, la volontĂ© de puissance dĂ©signe un impĂ©ratif interne d'accroissement de puissance, une loi intime de la volontĂ© exprimĂ©e par l'expression « ĂȘtre plus »[37] : cet impĂ©ratif pose alors une alternative pour la VolontĂ© de puissance, devenir plus ou dĂ©pĂ©rir[37].

Cette conception de la volontĂ© et de la puissance conduit Ă  exclure le recours Ă  des notions comme l'« unitĂ© » et l'« identitĂ© » pour dĂ©crire ce qui existe et en dĂ©terminer l’essence : si tout ce qui est VolontĂ© de puissance doit devenir plus, il n'est en effet pas possible pour un ĂȘtre de demeurer dans ses propres limites. La notion de VolontĂ© de puissance ne dĂ©signe donc, ni ne constitue l’unitĂ© ou l’identitĂ©, d’une chose. Au contraire, pour toute rĂ©alitĂ©, ĂȘtre « volontĂ© de puissance », c'est ne jamais pouvoir ĂȘtre identique Ă  soi et ĂȘtre toujours portĂ© au-delĂ  de « soi ».

Ce devenir plus, cette maniÚre de devoir toujours aller au-delà de soi, n'est cependant pas arbitraire, mais se produit selon une orientation, que Nietzsche nomme structure, et qui est donc une structure de croissance qui définit et fait comprendre comment une réalité devient ; c'est cette structure qui est sa réalité agissante, individuelle, qui est sa volonté de puissance :

« Le nom précis pour cette réalité serait la volonté de puissance ainsi désigné d'aprÚs sa structure interne et non à partir de sa nature protéiforme, insaisissable, fluide. »

— Par-delà bien et mal, § 36

Ce mouvement se conçoit en outre pour Nietzsche comme une exigence d'assimilation, de victoires contre des résistances : cette idée introduit l'idée de « force ». La volonté de puissance est ainsi constituée de forces dont elle est la structure[38]. La Volonté de puissance s'accroßt ainsi par l'adversité des forces dont elle est constituée, ou décroßt en cherchant cependant toujours d'autres moyens de s'affirmer.

Cette idée de structure d'une Volonté de puissance, qui en fait une ontologie de la relation[39], possÚde également une dimension pathologique associée au sentiment de puissance que Nietzsche avait commencé à thématiser dÚs Aurore.

« La vie [
] tend Ă  la sensation d'un maximum de puissance ; elle est essentiellement l'effort vers plus de puissance ; sa rĂ©alitĂ© la plus profonde, la plus intime, c'est ce vouloir. »

Cette dimension affective est prĂ©sente en tout vivant, mais Nietzsche l’étend Ă©galement Ă  l’inorganique, conçu comme une forme plus rudimentaire de VolontĂ© de puissance. Cette affectivitĂ© introduit dans l’idĂ©e de volontĂ© de puissance (organique ou inorganique) une dimension affective fondamentale (dĂ©signĂ©e par le terme de pathos), qui ne relĂšve pas de l'expression d'un jeu de forces structurĂ©es, mais d’une disposition inhĂ©rente Ă  toute VolontĂ© de puissance Ă  se dĂ©ployer d'une certaine maniĂšre :

« La volonté de puissance ne peut se manifester qu'au contact de résistances ; elle recherche ce qui lui résiste[40]. »

Ainsi se trouvent liĂ©es en une mĂȘme notion les idĂ©es d'ĂȘtre plus (extĂ©riorisation ou manifestation de la volontĂ© de puissance), de structure (relations entre des forces) et d'affectivitĂ©[41].

Pour Luc Ferry, la volonté de puissance de Nietzsche n'est pas le goût du pouvoir ou le désir d'occuper une place importante, mais le désir profond d'une intensité maximum de vie. Pour cela, cette volonté cherche à éviter les déchirements internes qui, tel le sentiment de culpabilité et de ressentiment, diminuent notre puissance psychique et physiologique[42].

Mot de l'ĂȘtre

Devenir plus, structure et pathos sont les principales qualitĂ©s que Nietzsche attribue Ă  une VolontĂ© de puissance. Ces qualitĂ©s permettent de dĂ©crire ce qui est. La VolontĂ© de puissance dĂ©crit donc de cette maniĂšre toute la rĂ©alitĂ©[43]. Elle n'est pourtant pas un principe ; structure et ĂȘtre plus de ce qui devient, elle n'en est pas en effet l'origine radicale. En tant que description du monde, elle reste, selon Heidegger, un concept mĂ©taphysique puisqu'elle qualifie la vie en sa totalitĂ©, ce que Nietzsche formule ainsi :

« L’essence la plus intime de l’ĂȘtre est la volontĂ© de puissance[44]. »

Toute vie est donc pour Nietzsche VolontĂ© de puissance, et il n'y a d'ĂȘtre qu'en tant que VolontĂ© de puissance. Dans cette perspective, le monde est un ensemble de volontĂ©s de puissance, une multitude[45]. Cette description gĂ©nĂ©rale du devenir pose cependant une difficultĂ© jugĂ©e fondamentale pour la comprĂ©hension de la volontĂ© de puissance[46] : la volontĂ© de puissance est-elle le devenir ou son essence ? La difficultĂ© soulevĂ©e par cette question est que, dans la mesure oĂč Nietzsche paraĂźt dĂ©crire une structure interne, la volontĂ© de puissance semble devoir ĂȘtre comprise de maniĂšre essentialiste ; or, un tel essentialisme reconduirait la division entre un monde phĂ©nomĂ©nal et un arriĂšre-monde Ă  laquelle Nietzsche s'oppose explicitement[46].

Mais une telle comprĂ©hension exclut toute recherche d'un inconditionnĂ© derriĂšre le monde, et de cause derriĂšre les ĂȘtres (« fondement », « substance ») : car c'est en tant que nous interprĂ©tons que nous concevons le monde comme VolontĂ© de puissance. L'Ă©noncĂ© sur l'essence doit ĂȘtre rapportĂ© Ă  une forme de perspectivisme pour Ă©viter de faire de la VolontĂ© de puissance une substance ou un ĂȘtre. Ceci suppose que d'autres interprĂ©tations sont possibles. Mais, tout en refusant un dogmatisme de l'ĂȘtre, Nietzsche refuse Ă©galement le relativisme qui pourrait dĂ©couler de sa thĂšse du perspectivisme de la VolontĂ© de puissance : celle-ci est en effet Ă©galement un critĂšre de la valeur, de la hiĂ©rarchie mĂȘme des valeurs[47]

Pathos et structure

Pour Nietzsche, la volonté de puissance possÚde donc un double aspect : elle est un pathos fondamental et une structure.

Aussi une volontĂ© de puissance peut-elle s'analyser comme une relation interne d'un conflit, comme structure intime d'un devenir, et non seulement comme le dĂ©ploiement d'une puissance : Le nom prĂ©cis pour cette rĂ©alitĂ© serait la volontĂ© de puissance ainsi dĂ©signĂ© d'aprĂšs sa structure interne et non Ă  partir de sa nature protĂ©iforme, insaisissable, fluide.[48] La volontĂ© de puissance est ainsi la relation interne qui structure un jeu de forces (une force ne pouvant ĂȘtre conçue en dehors d'une relation)[49]. De ce fait, elle n'est ni un ĂȘtre, ni un devenir, mais ce que Nietzsche nomme un pathos fondamental, pathos qui n'est jamais fixe (ce n'est pas une essence), et qui par ce caractĂšre fluide peut ĂȘtre dĂ©fini par une direction de la puissance, soit dans le sens de la croissance soit dans le sens de la dĂ©croissance. Ce pathos, dans le monde organique, s'exprime par une hiĂ©rarchie d'instincts, de pulsions et d'affects, qui forment une perspective interprĂ©tative d'oĂč se dĂ©ploie la puissance et qui se traduit par exemple par des pensĂ©es et des jugements de valeur correspondants.

Volonté de puissance comme interprétation

Pensée par Nietzsche comme la qualité fondamentale d'un devenir, la Volonté de puissance permet d'en saisir la structure (ou type), et, partant, d'en décrire la perspective. En ce sens, la Volonté de puissance n'est pas un concept métaphysique mais un instrument interprétatif (selon Jean Granier, contre l'interprétation de Heidegger[50]). DÚs lors, pour Nietzsche, il s'agit de déterminer ce qui est interprété, qui interprÚte et comment.

Corps comme fil conducteur

Nietzsche prend pour point de dĂ©part de son interprĂ©tation le monde qu'il considĂšre comme nous Ă©tant donnĂ© et le mieux connu, Ă  savoir le corps[51]. Il prend ainsi, jusqu'Ă  un certain point, le contre-pied de Descartes, pour qui notre esprit (notre rĂ©alitĂ© pensante) nous est le mieux connu. Toutefois, l'idĂ©e de Nietzsche n'est pas totalement opposĂ©e Ă  la pensĂ©e cartĂ©sienne, puisque selon lui nous ne connaissons rien d'autre que le monde de nos sentiments et de nos reprĂ©sentations, ce qui peut se comparer Ă  l'intuition de notre subjectivitĂ© chez Descartes[52]. Ainsi le corps n'est-il pas pour Nietzsche en premier lieu le corps objet de la connaissance scientifique, mais le corps vĂ©cu : notre conception de l'ĂȘtre est une abstraction de notre rythme physiologique.

Toute connaissance, comme Kant l'avait déjà établi avant Nietzsche, doit prendre pour point de départ la sensibilité. Mais, au contraire de Kant, Nietzsche tient, comme Arthur Schopenhauer, que les formes de notre appréhension de l'existence relÚvent en premier lieu de notre organisation physiologique (et de ses fonctions : nutrition, reproduction), tandis que les fonctions jugées traditionnellement plus élevées (la pensée) n'en sont que des formes dérivées[53].

Aussi, pour Nietzsche, nous ne pouvons rien connaĂźtre autrement que par analogie avec ce qui nous est donnĂ©, i.e. que toute connaissance est une reconnaissance, une classification, qui retrouve dans les choses ce que nous y avons mis, et qui reflĂšte notre vie la plus intime (nos pulsions, la maniĂšre dont nous sommes affectĂ©s par les choses et comment, de lĂ , nous les jugeons). Le monde dans son ensemble, lorsque nous tentons une synthĂšse de nos connaissances pour le caractĂ©riser, n'est jamais que le monde de notre perspective, qui est une perspective vivante, affective. C'est pourquoi Nietzsche peut dire du monde qu'il est VolontĂ© de puissance, dĂšs lors qu'il a justifiĂ© que l'homme, en tant qu'organisme, est VolontĂ© de puissance. Pour Nietzsche, nous ne pouvons faire autrement que de projeter cette conception de l'ĂȘtre qui nous appartient du fait que nous vivons, et cela entraĂźne Ă©galement pour consĂ©quence que la connaissance est interprĂ©tation[54], puisqu'une connaissance objective signifierait concevoir une connaissance sans un sujet vivant. En consĂ©quence, l'ĂȘtre n'est pas d'abord l'objet d'une quĂȘte de vĂ©ritĂ©, l'ĂȘtre est, pour l'homme, de la maniĂšre la plus intime et immĂ©diate, vie ou existence.

À partir de ce perspectivisme, Nietzsche estime que toute science (en tant que schĂ©matisation quantitative) est dĂ©rivĂ©e nĂ©cessairement de notre rapport qualitatif au monde, elle en est une simplification, et rĂ©pond Ă  des besoins vitaux :

« [
] nous nous rendons compte de temps en temps, non sans en rire, que c'est prĂ©cisĂ©ment la meilleure des sciences qui prĂ©tend nous retenir le mieux dans ce monde simplifiĂ©, artificiel de part en part, dans ce monde habilement imaginĂ© et falsifiĂ©, que nolens volens cette science aime l'erreur, parce qu'elle aussi, la vivante, aime la vie[55] ! »

Dans un premier temps, Ă  l'Ă©poque des ConsidĂ©rations inactuelles, Nietzsche avait dĂ©duit de ce point de dĂ©part que nous ne pouvons comprendre la matiĂšre autrement que comme douĂ©e de qualitĂ©s spirituelles, essentiellement la mĂ©moire et la sensibilitĂ©, ce qui signifie que nous anthropomorphisons spontanĂ©ment la nature. Il avait ainsi tentĂ© de dĂ©passer d'un seul coup le matĂ©rialisme et le spiritualisme qui opposent tous deux la matiĂšre et la conscience d'une maniĂšre qui demeure inexpliquĂ©e. Or, Nietzsche supprimait ici le problĂšme, en posant « l'esprit » comme matiĂšre. Avec le dĂ©veloppement de la notion de VolontĂ© de puissance, Nietzsche ne rompt pas avec cette premiĂšre thĂšse de sa jeunesse, puisque les qualitĂ©s attribuĂ©es Ă  cette puissance sont gĂ©nĂ©ralisables Ă  l'ensemble de ce qui existe ; de ce fait, Nietzsche suppose que l'inorganique pourrait possĂ©der, comme toute vie, sensibilitĂ© et conscience, du moins dans un Ă©tat plus primitif. Cette thĂšse peut faire penser Ă  la conception antique (aristotĂ©licienne et stoĂŻcienne) de la nature, qui fait naĂźtre un ĂȘtre plus complexe d'un Ă©tat antĂ©rieur (par exemple, l'Ăąme-psychĂš naĂźt de la physis en en conservant les qualitĂ©s)[56].

Interprétation, apparence et réalité

Cette méthode interprétative implique une réflexion de fond à propos des concepts traditionnels de réalité et d'apparence[57]. En effet, puisque Nietzsche s'en tient à un strict sensualisme (qui nécessite toutefois une interprétation), la réalité devient l'apparence, l'apparence est la réalité : « Je ne pose donc pas "l'apparence" en opposition à la "réalité", au contraire, je considÚre que l'apparence, c'est la réalité. »

Mais de ce fait, les concepts métaphysiques de réalité et d'apparence, et leur opposition, se trouvent abolis :

« Nous avons aboli le monde vrai : quel monde restait-il ? Peut-ĂȘtre celui de l'apparence ?
 Mais non ! En mĂȘme temps que le monde vrai, nous avons aussi aboli le monde des apparences[58] ! »

Pour Nietzsche :

« La « réalité » réside dans le retour constant de choses égales, connues, apparentées, dans leur caractÚre logicisable, dans la croyance qu'ici nous calculons et pouvons supputer. »

Autrement dit, la rĂ©alitĂ© qui nous est « donnĂ©e » est dĂ©jĂ  un rĂ©sultat qui n'apparaĂźt que par une perspective, structure de la volontĂ© de puissance que nous sommes. La pensĂ©e de Nietzsche est donc une pensĂ©e de la rĂ©alitĂ© comme interprĂ©tation, reposant sur une thĂšse sensualiste, tout ceci supposant que toute interprĂ©tation n'existe qu'en tant que perspective. À partir de cette thĂšse perspectiviste, la question qui se pose Ă  Nietzsche (comme elle s'Ă©tait posĂ©e Ă  Protagoras, cf. le dialogue de Platon) est de savoir si toutes les perspectives (ou interprĂ©tations) se valent. La gĂ©nĂ©alogie vient rĂ©pondre Ă  cette question.

Une notion polémique et programmatique

La Volonté de puissance est un instrument d'interprétation de ce qui est, mais elle doit permettre également de déterminer une échelle de valeurs. Elle est donc aussi le point de départ du projet de Nietzsche de réévaluer les valeurs traditionnelles de la métaphysique par l'adoption d'une perspective nouvelle sur les valeurs humaines produites jusqu'ici. Ceci doit, d'une part, entraßner l'abolition des valeurs idéalistes platonico-chrétiennes, et, d'autre part, entraßner un mouvement antagoniste au développement de l'histoire sous l'influence de Platon, mouvement qui conduirait alors à une réévaluation de la vie[59].

Conceptions du vivant

Par la volontĂ© de puissance, Nietzsche s'oppose Ă  la tradition philosophique depuis Platon, tradition dans laquelle on trouve deux maniĂšres de saisir l'essence du vivant : le Conatus, chez Spinoza (le fait de « persĂ©vĂ©rer dans l'ĂȘtre ») et le vouloir-vivre chez Schopenhauer (Nietzsche fut conquis par la philosophie de Schopenhauer avant de la critiquer). Mais chez Nietzsche, vivre n'est en aucune façon une conservation (« Les physiologistes devraient rĂ©flĂ©chir avant de poser que, chez tout ĂȘtre organique, l’instinct de conservation constitue l’instinct cardinal. Un ĂȘtre vivant veut avant tout dĂ©ployer sa force. La vie mĂȘme est volontĂ© de puissance, et l’instinct de conservation n’en est qu’une consĂ©quence indirecte et des plus frĂ©quentes » (Nietzsche, Par delĂ  bien et mal, 13)).

En morale

Nietzsche s'oppose Ă©galement, par cette notion de VolontĂ© de puissance, aux philosophies faisant du bonheur le Bien SuprĂȘme, et de sa recherche le but de toute vie, et notamment aux philosophies eudĂ©monistes antiques. Il s'opposait Ă©galement aux philosophies hĂ©donistes qui faisaient du plaisir le Souverain Bien ainsi qu'Ă  l'Ă©picurisme. Cette position se retrouve notamment dans cette dĂ©claration :

« il n'est pas vrai que l'homme recherche le plaisir et fuit la douleur : on comprend Ă  quel prĂ©jugĂ© illustre je romps ici (
). Le plaisir et la douleur sont des consĂ©quences, des phĂ©nomĂšnes concomitants ; ce que veut l'homme, ce que veut la moindre parcelle d'un organisme vivant, c'est un accroissement de puissance. Dans l'effort qu'il fait pour le rĂ©aliser, le plaisir et la douleur se succĂšdent ; Ă  cause de cette volontĂ©, il cherche la rĂ©sistance, il a besoin de quelque chose qui s'oppose Ă  lui
[60] »

Libération à l'égard de la métaphysique

Finalement, Nietzsche se propose de modifier par la Volonté de puissance les fondements de toutes les philosophies passées, dont le caractÚre dogmatique est contraire à son perspectivisme, et de renouveler la question des valeurs que nous attribuons à certaines notions (comme la vérité, le bien) et à notre existence, en posant la question de savoir ce qui fait la valeur propre d'une perspective : quelle est par exemple la valeur de la volonté de vérité[61]?

La question qui dĂ©coule pour Nietzsche de cette mise en question est de savoir si l'on peut Ă©tablir, Ă  la suite de cette critique, une nouvelle hiĂ©rarchie des interprĂ©tations et sur quelles bases. Nietzsche n'est ainsi pas tant un prophĂšte ou un visionnaire, dont une notion comme la VolontĂ© de puissance serait le message, mais il se comprend lui-mĂȘme comme le prĂ©curseur de philosophes plus libres, tant Ă  l'Ă©gard des valeurs morales que des valeurs mĂ©taphysiques.

« Ma volontĂ© survient toujours en libĂ©ratrice et messagĂšre de joie. Vouloir affranchit : telle est la vraie doctrine de la volontĂ© et de la libertĂ© [
]. VolontĂ©, c'est ainsi que s'appellent le libĂ©rateur et le messager de joie [
] que le vouloir devienne non-vouloir, pourtant mes frĂšres vous connaissez cette fable de folie ! Je vous ai conduits loin de ces chansons lorsque je vous ai enseignĂ© : la volontĂ© est crĂ©atrice[62]. »

Au-delà de ses aspects critiques, la Volonté de puissance, en tant qu'interprétation de la réalité, a donc des aspects positifs et créateurs, qui se traduiront dans la pensée de l'éternel retour et dans l'aspiration à un état futur de l'homme, le surhumain[63].

Psychologie et généalogie de la morale

La notion de Volonté de puissance, qui est la qualité générale de tout devenir, doit permettre une interprétation de toutes les réalités en tant que telles. Elle synthétise un ensemble de rÚgles méthodologiques[64] qui sont le résultat de réflexions qui s'étendent des années 1860 à la fin de 1888. Mais cette notion ne prétend pas à la systématisation (Nietzsche a d'ailleurs abandonné pour cette raison l'idée d'un exposé de sa philosophie de la Volonté de puissance ; cf. Volonté de puissance), car elle a beaucoup évolué, mais on peut néanmoins dégager des lignes directrices permettant d'exposer la pensée de Nietzsche dans son ensemble.

Un des aspects les plus connus est son application au problĂšme de l'origine de la morale, sous le nom de gĂ©nĂ©alogie (en). Cette application de la mĂ©thode Ă  la morale permet de comprendre comment Nietzsche analyse les hiĂ©rarchies pulsionnelles en jeu dans toute perspective morale, ce qui est proprement la mĂ©thode gĂ©nĂ©alogique[65]. Les questions qui se posent sont alors du type : quel type d'hommes a besoin de telles Ă©valuations morales ? À quelle morale tel philosophe ou tel mĂ©taphysicien veut-il en venir, et Ă  quel besoin cela rĂ©pond-il ?

« Je me suis rendu compte peu Ă  peu de ce que fut jusqu'Ă  prĂ©sent toute grande philosophie : la confession de son auteur, une sorte de mĂ©moires involontaires et insensibles ; et je me suis aperçu aussi que les intentions morales ou immorales formaient, dans toute philosophie, le vĂ©ritable germe vital d'oĂč chaque fois la plante entiĂšre est Ă©close. On ferait bien en effet (et ce serait mĂȘme raisonnable) de se demander, pour l'Ă©lucidation de ce problĂšme : comment se sont formĂ©es les affirmations mĂ©taphysiques les plus lointaines d'un philosophe ? — on ferait bien, dis-je, de se demander Ă  quelle morale veut-on en venir[66] ? »

Ces analyses des structures pulsionnelles et affectives forment ainsi un projet de reformulation, à la lumiÚre de la Volonté de puissance, de la psychologie traditionnelle[67] qui était fondée sur le statut privilégié accordé à la conscience.

Statut de la psychologie

En rĂ©futant le primat de la conscience[68], Nietzsche est amenĂ© Ă  dĂ©velopper une psychologie des profondeurs (dont tout le premier chapitre de Par-delĂ  bien et mal en est un exemple) qui met au premier plan la lutte ou l'association des instincts, des pulsions et des affects, la conscience n'Ă©tant qu'une perception tardive des effets de ces jeux de forces infra conscients. Ce que Nietzsche nomme gĂ©nĂ©alogie (en) sera alors la recherche rĂ©gressive partant d'une interprĂ©tation (par exemple, l'interprĂ©tation morale du monde) pour remonter Ă  sa source de production, c’est-Ă -dire au pathos fondamental qui la rend nĂ©cessaire.

Les jugements mĂ©taphysiques, moraux, esthĂ©tiques, deviennent ainsi des symptĂŽmes de besoins, d'instincts, d'affects le plus souvent refoulĂ©s par la conscience morale, pour lesquels la morale est un masque, une dĂ©formation de l'apprĂ©ciation de soi et de l'existence. In fine, cela revient Ă  faire reposer l'analyse sur la dĂ©termination de la VolontĂ© de puissance d'un type. À ce titre, l'individu n'est pas examinĂ© par Nietzsche pour lui-mĂȘme, mais en tant qu'expression d'un systĂšme hiĂ©rarchisĂ© de valeurs.

Cette mĂ©thode amĂšne donc Ă  poser des questions du genre : quelle structure pulsionnelle, incarnĂ©e par tel ou tel homme, conduit Ă  tel type de jugements ? À quel besoin cela rĂ©pond-il, Ă  quelle VolontĂ© de puissance ? Veut-on, par la morale, discipliner des instincts, et dans ce cas, dans quel but ? Ou veut-on les anĂ©antir, et dans ce cas, est-ce parce qu'ils sont jugĂ©s nĂ©fastes, dangereux, est-ce parce qu'ils sont, en tant que phĂ©nomĂšnes naturels, l'objet de haine et de ressentiment ? Le premier cas peut ĂȘtre l'expression d'un besoin de croissance, le second d'une logique d'auto-destruction.

Dans Par-delà bien et mal, Nietzsche expose cette généalogie, conception approfondie et renouvelée par la thÚse de la Volonté de puissance (exposé au § 36) de la philosophie historique, et il considÚre la psychologie comme reine des sciences, tout en soulignant ce qui distingue sa conception de la psychologie traditionnelle :

« Toute la psychologie s'est arrĂȘtĂ©e jusqu'Ă  prĂ©sent Ă  des prĂ©jugĂ©s et Ă  des craintes morales : elle n'a pas osĂ© s'aventurer dans les profondeurs. Oser considĂ©rer la psychologie comme morphologie et comme doctrine de l'Ă©volution dans la volontĂ© de puissance, ainsi que je la considĂšre — personne n'y a encore songĂ©, mĂȘme de loin : autant, bien entendu, qu'il est permis de voir dans ce qui a Ă©tĂ© Ă©crit jusqu'Ă  prĂ©sent un symptĂŽme de ce qui a Ă©tĂ© passĂ© sous silence. La puissance des prĂ©jugĂ©s moraux a pĂ©nĂ©trĂ© profondĂ©ment dans le monde le plus intellectuel, le plus froid en apparence, le plus dĂ©pourvu d'hypothĂšses — et, comme il va de soi, cette influence a eu les effets les plus nuisibles, car elle l'a entravĂ© et dĂ©naturĂ©. Une psycho-physiologie rĂ©elle est forcĂ©e de lutter contre les rĂ©sistances inconscientes dans le cƓur du savant, elle a « le cƓur » contre elle. [
] Et le psychologue qui fait de tels « sacrifices » — ce n'est pas le sacrifizio del intelletto, au contraire ! — aura, tout au moins, le droit de demander que la psychologie soit de nouveau proclamĂ©e reine des sciences, les autres sciences n'existant qu'Ă  cause d'elle, pour la servir et la prĂ©parer. Mais, dĂšs lors, la psychologie est redevenue la voie qui mĂšne aux problĂšmes fondamentaux[69]. »

Si cette nouvelle psychologie repose, en 1886, sur l'hypothĂšse de la VolontĂ© de puissance, l'idĂ©e du conflit des instincts n'est pas nĂ©e de celle-ci. DĂšs 1880, des fragments vont dans ce sens, et la VolontĂ© de puissance en tant qu'idĂ©e apparaĂźt bien avant d'ĂȘtre nommĂ©e. L'expression VolontĂ© de puissance permet de synthĂ©tiser cet ensemble.

L'observation psychologique

Comme cela a Ă©tĂ© signalĂ©, la VolontĂ© de puissance est une notion qui n'est pas d'emblĂ©e prĂ©sente dans l'Ɠuvre de Nietzsche. Pour rendre compte de l'Ă©volution de la pensĂ©e de Nietzsche, il faut partir des hypothĂšses qu'il pose et des notions qu'il utilise avant la pĂ©riode dite de maturitĂ©. Il en va de mĂȘme pour la psychologie, puisque le dĂ©veloppement de cette derniĂšre apparaĂźt significatif surtout Ă  partir de Humain, trop humain, c'est-Ă -dire en 1878, quand il rompt de maniĂšre consciente avec son milieu culturel[70]. InfluencĂ© par Paul RĂ©e, Nietzsche lit alors avec intĂ©rĂȘt les moralistes français (La Rochefoucauld, Chamfort, etc.) ; il lit Ă©galement des ouvrages contemporains de psychologie, Ă  quoi il faut ajouter des Ă©tudes de sociologie, d'anthropologie, et des travaux sur la thĂ©orie de la connaissance, tel que celui de Lange (Histoire du matĂ©rialisme), oĂč l'on trouve une discussion du statut scientifique de la psychologie. La pensĂ©e de Nietzsche, en ce qui concerne la psychologie, se dĂ©veloppe donc d'une part d'aprĂšs l'observation des hommes (les maximes de La Rochefoucauld par exemple, ou ses observations personnelles dont il souligne le caractĂšre particulier, relatif, et souvent provisoire), et dialogue d'autre part avec des rĂ©flexions Ă©pistĂ©mologiques contemporaines[71].

Existence humaine

L'observation psychologique est ainsi particuliĂšrement prĂ©sente dans Humain, trop humain et Aurore ; Nietzsche souhaite alors jeter les bases d'une philosophie historique, en procĂ©dant Ă  un genre d'analyse chimique de nos reprĂ©sentations et sentiments moraux, prĂ©figurant ce qui deviendra la gĂ©nĂ©alogie. Il analyse les comportements humains, sous l'influence de La Rochefoucauld ou de Voltaire (Ă  qui Humain, trop humain est dĂ©diĂ©) et peut-ĂȘtre aussi de Hobbes, et ramĂšne souvent les mobiles de l'action et de la pensĂ©e humaine Ă  la vanitĂ© et au sentiment de puissance. Si certaines de ses peintures sont de cette maniĂšre des tableaux de moraliste de l'existence humaine, certains thĂšmes, comme ce sentiment de puissance, mais aussi les diffĂ©rentes sortes de morales, sont des premiĂšres formulations des thĂ©ories majeures qu'il dĂ©veloppera plus tard. Cette Ă©tape de son Ɠuvre peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une sĂ©rie d'essais plus ou moins aboutis pour dĂ©crire l'homme, ses motivations et la nature de ses relations sociales (aphorismes sur l'amitiĂ©, sur l'État, les femmes, etc.).

Généalogie de la morale

C'est Ă  partir de 1886 que Nietzsche exposera de maniĂšre plus ordonnĂ©e le rĂ©sultat de ses recherches, en tant que mĂ©thode gĂ©nĂ©alogique (en), en particulier dans Par-delĂ  bien et mal, et sous forme de dissertations dans la GĂ©nĂ©alogie de la morale. Des Ă©lĂ©ments de cette gĂ©nĂ©alogie sont toutefois dĂ©jĂ  prĂ©sents dans Humain, trop humain (par exemple, les diffĂ©rentes origines de la morale, ou le caractĂšre de palliatif, et non de remĂšde vĂ©ritable, de la religion) et dans Aurore (la moralitĂ© des mƓurs comme source de la civilisation, ou encore le sentiment de puissance qui guide l'homme jusque dans la morale).

Ces rĂ©sultats peuvent ĂȘtre rĂ©sumĂ©s grĂące aux expositions schĂ©matiques que Nietzsche lui-mĂȘme en a faites. Ainsi, Ă  la question sur l'origine de la morale, il rĂ©pond que toutes les valeurs morales se ramĂšnent Ă  deux systĂšmes d'origine diffĂ©rente : la morale des faibles et la morale des forts[72]. Le terme origine ne dĂ©signe pas ici l'apparition historique de ces systĂšmes, mais le type de crĂ©ation dont ils sont le rĂ©sultat, si bien que l'origine, au sens de Nietzsche, est ce Ă  partir de quoi l'histoire se dĂ©termine, et non un Ă©vĂ©nement quelconque de l'histoire universelle.

Pour parvenir à ce résultat, Nietzsche a procédé à une généalogie comportant plusieurs moments, exposés dans la premiÚre dissertation de la Généalogie de la morale : il a recherché dans le langage les premiÚres expressions de ce qui a été jugé bon ; puis, suivant l'évolution du sens des mots bon et mauvais, il a montré le processus d'intériorisation de ces valeurs dont la signification était tout d'abord principalement matérielle ; enfin, remontant d'une évaluation morale donnée à ses conditions d'expression, il a distingué deux maniÚres fondamentales de créer des valeurs morales.

Interprétation généalogique des jugements moraux

Le point de dĂ©part de la mĂ©thode gĂ©nĂ©alogique est linguistique : se posant la question de l'origine de la morale, Nietzsche demande : oĂč trouve-t-on les premiĂšres notions de bon et mauvais, et que signifient-elles ? Écartant l'interprĂ©tation utilitariste, Nietzsche met en avant que ce sont les aristocrates de toutes sociĂ©tĂ©s qui se sont dĂ©signĂ©s en premier lieu eux-mĂȘmes comme bons, et que ce terme, d'une maniĂšre simple et spontanĂ©e, dĂ©signe la richesse, la beautĂ©, les plaisirs de l'activitĂ© physique, la santĂ©, en un mot, l'excellence. Le mot bon dĂ©signe ainsi les hommes de la caste la plus Ă©levĂ©e, celle des guerriers. De ce fait, il ne dĂ©signe pas ce que nous entendons par lĂ  aujourd'hui, en particulier, un bon n'est pas un homme altruiste, charitable, accessible Ă  la pitiĂ©.

L'analyse historique et linguistique débouche ainsi sur une recherche d'ordre sociologique : les premiÚres évaluations morales dépendent et sont l'expression d'un rang. Néanmoins, Nietzsche ne reprend pas à son compte les théories contemporaines, telles que celle de l'influence du milieu de Taine, car s'il faut tenir compte des déterminations sociales, la société ne peut servir de principe explicatif intégral. Il renomme d'ailleurs cette science d'aprÚs son interprétation généalogique (théorie des formes de domination) qu'il juge premiÚre relativement à la sociologie et à la psychologie de son temps.

Hiérarchies sociales

La question est ainsi pour Nietzsche la suivante : dans quelle mesure les castes d'une sociĂ©tĂ© permettent-elles le dĂ©veloppement d'une espĂšce particuliĂšre de jugements moraux ? Nietzsche distingue typologiquement plusieurs types de jugements moraux en fonction des situations sociales possibles (guerriers, prĂȘtres, esclaves, etc.) :

« Si la transformation du concept politique de la prĂ©Ă©minence en un concept psychologique est la rĂšgle, ce n'est point par une exception Ă  cette rĂšgle (quoique toute rĂšgle donne lieu Ă  des exceptions) que la caste la plus haute forme en mĂȘme temps la caste sacerdotale et que par consĂ©quent elle prĂ©fĂšre, pour sa dĂ©signation gĂ©nĂ©rale, un titre qui rappelle ses fonctions spĂ©ciales. C'est lĂ  que par exemple le contraste entre « pur » et « impur » sert pour la premiĂšre fois Ă  la distinction des castes ; et lĂ  encore se dĂ©veloppe plus tard une diffĂ©rence entre « bon » et « mauvais » dans un sens qui n'est plus limitĂ© Ă  la caste[73]. »

La situation sociale permet à un sentiment de puissance de se distinguer par des formes qui lui sont propres, et qui, primitivement, possÚdent des expressions spontanées et entiÚres peu intériorisées. De cet examen des castes, Nietzsche dégage alors une premiÚre grande opposition :

« On devine avec combien de facilitĂ© la façon d'apprĂ©cier propre au prĂȘtre se dĂ©tachera de celle de l'aristocratie guerriĂšre, pour se dĂ©velopper en une apprĂ©ciation tout Ă  fait contraire ; le terrain sera surtout favorable au conflit lorsque la caste des prĂȘtres et celle des guerriers se jalouseront mutuellement et n'arriveront plus Ă  s'entendre sur le rang. Les jugements de valeurs de l'aristocratie guerriĂšre sont fondĂ©s sur une puissante constitution corporelle, une santĂ© florissante, sans oublier ce qui est nĂ©cessaire Ă  l'entretien de cette vigueur dĂ©bordante : la guerre, l'aventure, la chasse, la danse, les jeux et exercices physiques et en gĂ©nĂ©ral tout ce qui implique une activitĂ© robuste, libre et joyeuse. La façon d'apprĂ©cier de la haute classe sacerdotale repose sur d'autres conditions premiĂšres : tant pis pour elle quand il s'agit de guerre[74]. »

Nietzsche ramĂšne par la suite toute morale Ă  deux types fondamentaux qui correspondent originellement Ă  l'opposition dominant/dominĂ©. Il faut Ă©carter l'idĂ©e que les dominants, ceux qui crĂ©ent en premier lieu les valeurs, seraient uniquement des guerriers : la genĂšse des valeurs dĂ©gagĂ©e par Nietzsche Ă©nonce clairement un conflit entre le monde de l'activitĂ© physique et celui de l'activitĂ© intellectuelle (c'est-Ă -dire de la volontĂ© de puissance intĂ©riorisĂ©e). Aussi Nietzsche voit-il d'abord une dispute sur la question du rang des valeurs entre les guerriers et les prĂȘtres.

Du fait que cette comprĂ©hension de la morale permet la constitution de types, elle ne doit pas ĂȘtre rĂ©duite Ă  la rĂ©alitĂ© des hiĂ©rarchies sociales[75] : une hiĂ©rarchie sociale est une condition premiĂšre de la crĂ©ation d'une Ă©valuation, mais, selon Nietzsche, les Ă©valuations peuvent devenir indĂ©pendantes de leur terrain de naissance. L'origine fait comprendre comment une valeur est nĂ©e, elle ne fait pas encore comprendre pourquoi elle s'est perpĂ©tuĂ©e. En consĂ©quence, un esclave, au sens de Nietzsche (un faible), peut trĂšs bien ĂȘtre un maĂźtre, dans un sens plus prosaĂŻque, c'est-Ă -dire possĂ©der du pouvoir et des richesses. Les hiĂ©rarchies sociales permettent seulement de comprendre comment des types moraux ont Ă©tĂ© rendus possibles, et la question reste de savoir quel type d'hommes les ont ensuite transmis (et par quels nouveaux moyens).

Quant aux types, ce sont des interprétations généalogiques que l'on ne rencontre pas telles quelles dans la réalité (des traits typiques opposés peuvent par exemple se trouver liés).

Les deux sources de la morale

Il y a donc, selon Nietzsche, une dualité fondamentale en morale, dualité qu'il avait déjà formulée clairement dans Humain, trop humain et Aurore : la morale des forts et la morale des faibles, cette derniÚre trouvant son origine dans son opposition à la premiÚre.

Morale des faibles et ressentiment

La morale des faibles se caractérise par son ressentiment ; Nietzsche en décrit ainsi le mécanisme psychologique :

« Lorsque les opprimĂ©s, les Ă©crasĂ©s, les asservis, sous l'empire de la ruse vindicative de l'impuissance, se mettent Ă  dire : « Soyons le contraire des mĂ©chants, c'est-Ă -dire bons ! Est bon quiconque ne fait violence Ă  personne, quiconque n'offense, ni n'attaque, n'use pas de reprĂ©sailles et laisse Ă  Dieu le soin de la vengeance, quiconque se tient cachĂ© comme nous, Ă©vite la rencontre du mal et du reste attend peu de chose de la vie, comme nous, les patients, les humbles et les justes. »- Tout cela veut dire en somme, Ă  l'Ă©couter froidement et sans parti pris : « Nous, les faibles, nous sommes dĂ©cidĂ©ment faibles ; nous ferons donc bien de ne rien faire de tout ce pour quoi nous ne sommes pas assez forts. » - Mais cette constatation amĂšre, cette prudence de qualitĂ© trĂšs infĂ©rieure que possĂšde mĂȘme l'insecte (qui, en cas de grand danger, fait le mort, pour ne rien faire de trop), grĂące Ă  ce faux monnayage, Ă  cette impuissante duperie de soi, a pris les dehors pompeux de la vertu qui sait attendre, qui renonce et qui se tait, comme si la faiblesse mĂȘme du faible - c'est-Ă -dire son essence, son activitĂ©, toute sa rĂ©alitĂ© unique, inĂ©vitable et indĂ©lĂ©bile - Ă©tait un accomplissement libre, quelque chose de volontairement choisi, un acte de mĂ©rite. Cette espĂšce d'homme a un besoin de foi au « sujet » neutre, douĂ© du libre arbitre, et cela par un instinct de conservation personnelle, d'affirmation de soi, par quoi tout mensonge cherche d'ordinaire Ă  se justifier. »[76] »

La morale des faibles est donc l'expression de ce ressentiment : le ressentiment est l'affect d'une volontĂ© vaincue qui cherche Ă  se venger[77], c'est-Ă -dire qu'il est le symptĂŽme d'une vie dĂ©croissante, qui ne s'est pas Ă©panouie. Cette vengeance s'exprimera par des valeurs crĂ©Ă©es pour lutter contre les forts, en dĂ©valorisant leur puissance (le fort devient le mĂ©chant par opposition au bon). Ainsi, selon Nietzsche, la pitiĂ©, l'altruisme et toutes les valeurs humanitaires, sont en fait des valeurs par lesquelles on se nie soi-mĂȘme pour se donner l'apparence de la bontĂ© morale et se persuader de sa supĂ©rioritĂ©, mais sous ces valeurs illusoires fermente une haine impuissante qui se cherche un moyen de vengeance et de domination. Le christianisme, l'anarchisme, le socialisme, etc. sont des exemples de morales du ressentiment.

« La rĂ©volte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-mĂȘme devient crĂ©ateur et enfante des valeurs : le ressentiment de ces ĂȘtres, Ă  qui la vraie rĂ©action, celle de l'action, est interdite et qui ne trouvent de compensation que dans une vengeance imaginaire. Tandis que toute morale aristocratique naĂźt d'une triomphale affirmation d'elle-mĂȘme, la morale des esclaves oppose dĂšs l'abord un « non » Ă  ce qui ne fait pas partie d'elle-mĂȘme, Ă  ce qui est « diffĂ©rent » d'elle, Ă  ce qui est son « non-moi » : et ce non est son acte crĂ©ateur. Ce renversement du coup d'Ɠil apprĂ©ciateur - ce point de vue nĂ©cessairement inspirĂ© du monde extĂ©rieur au lieu de reposer sur soi-mĂȘme - appartient en propre au ressentiment : la morale des esclaves a toujours et avant tout besoin, pour prendre naissance, d'un monde opposĂ© et extĂ©rieur : il lui faut, pour parler physiologiquement, des stimulants extĂ©rieurs pour agir ; son action est fonciĂšrement une rĂ©action[78]. »

Morale des forts

En sens contraire, la morale des forts exalte la puissance, c'est-Ă -dire l'Ă©goĂŻsme, ou plaisir d'ĂȘtre soi, la fiertĂ©, l'activitĂ© libre et heureuse. Ces valeurs sont essentiellement le rĂ©sultat d'une spiritualisation de l'animalitĂ© qui peut alors s'Ă©panouir heureusement. Ainsi, en GrĂšce, la sexualitĂ© est-elle exprimĂ©e dans les cultes de Dionysos et dans l'art ; chez Platon, le dĂ©sir de savoir est la consĂ©quence d'une spiritualisation de l'instinct de reproduction. La morale des faibles agit en sens contraire, en cherchant Ă  dĂ©truire Ă  la racine tous les instincts, par haine de la vie, c'est-Ă -dire par suite d'une violence intĂ©riorisĂ©e qui ne peut s'exprimer que sous la forme nĂ©gative de la destruction de soi (c'est le mauvais de la morale aristocratique). Par contraste, ce qui caractĂ©risera le mieux une morale de forts, ce sera sa capacitĂ© d'Ă©lever des hommes cultivĂ©s, inventifs, actifs, douĂ©s d'une volontĂ© forte et constructive.

On ne doit pas cependant ignorer que les forts, dans l'histoire, sont tout d'abord (terme soulignĂ© par Nietzsche dans le premier aphorisme de la neuviĂšme partie de Par-delĂ  bien et mal) des hommes violents, mais cette violence n'est pas d'une mĂȘme sorte que la violence du faible, qui lui aussi veut la puissance, mais par d'autres moyens. La violence du fort est spontanĂ©e et sans arriĂšre-pensĂ©es, elle n'est pas vindicative, tandis que la violence du faible est calculĂ©e, et c'est une violence au service du ressentiment, c'est-Ă -dire de la haine. Bien que la force ne soit pas chez Nietzsche nĂ©cessairement exprimĂ©e par la violence, et, qu'en outre, la spiritualisation des instincts les plus agressifs soit la forme la plus haute de la culture, il reste que la « spontanĂ©itĂ© » du fort est en premier lieu particuliĂšrement cruelle, quelle que soit la civilisation considĂ©rĂ©e :

« Cette « audace » des races nobles, audace folle, absurde, spontanĂ©e ; la nature mĂȘme de leurs entreprises, imprĂ©vues et invraisemblables - PĂ©riclĂšs cĂ©lĂšbre surtout la áż„Î±ÎžÏ…ÎŒÎŻÎ± des AthĂ©niens - ; leur indiffĂ©rence et leur mĂ©pris pour toutes sĂ©curitĂ©s du corps, pour la vie, le bien-ĂȘtre ; la gaietĂ© terrible et la joie profonde qu'ils goĂ»tent Ă  toute destruction, Ă  toutes les voluptĂ©s de la victoire et de la cruautĂ© : - tout cela se rĂ©sumait pour ceux qui en Ă©taient les victimes, dans l'image du « barbare », de « l'ennemi mĂ©chant », de quelque chose comme le « Vandale »[79]. »

Cette violence n'est pas une fin en soi, mais est le socle de l'Ă©lĂ©vation humaine, sans lequel l'homme se renie et se mutile en tant qu'animal. L'ensemble des instincts qui font voir la proximitĂ© de l'homme avec la bĂȘte doit ĂȘtre, pour Nietzsche, spiritualisĂ©, car cette spiritualisation est une augmentation de la volontĂ© de puissance, par exemple dans la crĂ©ation artistique. Ainsi, lorsqu'il examine le processus d'Ă©lĂ©vation du fort, Nietzsche, qui a soulignĂ© la barbarie premiĂšre de ce fort, ne met pas en avant la force physique, mais bien l'Ăąme[80]. Et, dans Ainsi parlait Zarathoustra, il s'adresse ainsi aux hommes violents :

« Le beau est imprenable pour toute volontĂ© violente. [
]

Et je n'exige la beautĂ© de personne comme de toi, homme violent : que ta bontĂ© soit la derniĂšre de tes victoires sur toi-mĂȘme. [
]

Car ceci est le secret de l'Ăąme : c'est seulement quand le hĂ©ros l'a quittĂ©e que s'approche d'elle en silence — le surhĂ©ros. —[81] »

La violence du faible est en revanche pour Nietzsche problĂ©matique, si elle domine : c'est une violence cruelle, une violence pour la vengeance, et elle ne se laisse pas facilement convertir en activitĂ©s crĂ©atrices, mais se transforme plus aisĂ©ment en systĂšmes de cruautĂ©, i.e. en religions ou en morales visant Ă  abattre l'existence mĂȘme de ce qui est diffĂ©rent.

Il faut alors souligner l'importance de cette opposition des deux morales qui structurent l'histoire de l'Occident : tout ce qui est fort a créé ce qui est bon, la philosophie et l'art grecs, ce qui est faible a créé la religion monothéiste et son systÚme de répression de la force qui est encore le nÎtre aujourd'hui. La question qui se pose à Nietzsche est donc de savoir comment un tel systÚme a pu se développer à partir du ressentiment et de l'intériorisation de la volonté de puissance.

Intériorisation

L'impossibilité pour les castes soumises à une discipline sévÚre et pour les peuples soumis d'extérioriser librement leurs forces ne fait pas disparaßtre ces forces. Nous trouvons dans le second cas l'origine du ressentiment des valeurs morales. Nietzsche met ici au jour un phénomÚne « prémoral » qui consiste au retournement des forces vers l'intérieur : intériorisation qui va permettre le développement de l'ùme et l'approfondissement de la psyché humaine en une variété de types inconnus jusqu'alors.

Les pulsions naturelles de conquĂȘte, opprimĂ©es par des facteurs extĂ©rieurs (État, Ă©ducation
) se retournent contre l'individu opprimĂ©, en lui-mĂȘme, crĂ©ant un malaise, dont l'origine lui reste inconnue, qu'il va rationaliser en termes de faute, mauvaise conscience et culpabilitĂ©.

Interprétation religieuse

Ce phénomÚne d'intériorisation est diversement interprété. Il reçoit en particulier une interprétation religieuse, et, dans le cas du ressentiment des faibles, l'intériorisation, qui est une cause de souffrances morales et physiques, va trouver dans le christianisme une interprétation en tant que péché.

Invention de la culpabilité

Selon Nietzsche, en effet, l'inversion morale des valeurs par les faibles, ne suffit pas Ă  expliquer la puissance avec laquelle elle s'est imposĂ©e dans l'histoire. Il y faut encore l'intervention du prĂȘtre, dont nous avons vu qu'il s'oppose, dans une rivalitĂ© de castes, au guerrier (et au politique). L'invention du prĂȘtre chrĂ©tien est la rĂ©interprĂ©tation de la souffrance en tant que culpabilitĂ© de celui qui souffre : alors que la faute Ă©tait rejetĂ©e sur le mĂ©chant, c'est maintenant pour ses propres fautes que le faible souffre.

ProblĂšme de la souffrance

L'interprétation religieuse de l'existence permet à Nietzsche de dégager deux attitudes fondamentales face à la souffrance, qu'il résume par la formule : Dionysos contre le Crucifié.

La premiĂšre attitude consiste Ă  percevoir la souffrance comme un stimulant pour la vie ; la tragĂ©die grecque en est un exemple. La seconde attitude consiste Ă  se replier sur soi, Ă  rĂ©agir, en sorte que l'on ne puisse plus agir. De ce fait, l'interprĂ©tation de la souffrance est ainsi en mĂȘme temps une Ă©valuation de la rĂ©alitĂ©.

Nihilisme et décadence

« L'invité le plus inquiétant se tient à notre porte. »

Selon Nietzsche, le rapport de l'homme au monde, tant en ce qui concerne la volontĂ© (dĂ©sirs, aspirations, espoirs) que l'entendement et la raison (mĂ©taphysique, connaissance) fut jusqu'ici essentiellement le rĂ©sultat de jugements moraux nĂ©s du ressentiment d'impuissants qui disent « non » Ă  la rĂ©alitĂ© et la vie, tout en se parant des plus hautes vertus de la morale. C'est cette idĂ©e qu'il exprime, dans le CrĂ©puscule des idoles : « [
] il y eut des moralistes consĂ©quents avec eux-mĂȘmes: ils voulaient l'homme diffĂ©rent, Ă  savoir vertueux, ils le voulaient Ă  leur image, Ă  savoir cagot; c'est pour cela qu'ils niaient le monde. »[82] Et, plus loin : « La morale, dans la mesure oĂč elle condamne dans l'absolu, et non au regard de la vie, par Ă©gard pour la vie, ou en regard des intentions de la vie, est une erreur intrinsĂšque
 » La thĂ©ologie assura la pĂ©rennitĂ© de cette dĂ©termination morale de l'existence, et la philosophie s'en fit l'auxiliaire. Nul philosophe, en effet, ne s'interrogea sur la valeur de la vĂ©ritĂ© ; cette valeur fut toujours pour ainsi dire donnĂ©e par dĂ©finition, et il en fut de mĂȘme pour le bien.

Que peuvent alors signifier de tels jugements ? Dans la mesure oĂč ils se construisent en opposition Ă  l'apparence, ils ne peuvent signifier que le nĂ©ant : Dieu, l'ĂȘtre, le bien et tout pensĂ©e de l'en soi, de l'absolu, sont les symptĂŽmes d'une mĂȘme volontĂ© de vaincre le devenir, associĂ©s au nĂ©ant, d'une volontĂ© d'en finir qui, paradoxalement en apparence, se mettent Ă  crĂ©er des valeurs. Ces valeurs, cependant, expriment la grande lassitude, l'Ă©puisement de l'homme face au monde. Cela s'exprime de diverses maniĂšres dans le monde moderne : la guerre, l'ennui, le dĂ©sƓuvrement, la recherche d'excitations morbides ou de plus en plus violentes (alcool, Ă©rotisme), la recherche d'activitĂ©s abrutissantes (travail), la vie au jour le jour et inconsistante de la vie publique intellectuelle (journalisme, opportunisme des universitaires rĂ©munĂ©rĂ©s), les conflits psychiques (nĂ©vrose, hystĂ©rie), etc.

C'est pourquoi, le nihilisme est selon Nietzsche l'Ă©vĂ©nement majeur de l'Europe, il en est mĂȘme le destin depuis Platon. Mais ce nihilisme Ă©clate aujourd'hui : il exprimerait alors un tournant historique dans la hiĂ©rarchie des valeurs reçues jusqu'ici. Cet Ă©clatement du nihilisme pourrait ĂȘtre rĂ©sumĂ© par la formule cĂ©lĂšbre : « Dieu est mort. », car si Dieu est mort, la morale n'a plus de fondement, bien que l'ombre du dieu mort (son influence axiologique) agisse encore fortement sur des hommes mĂȘme athĂ©es :

« La question du nihilisme « à quoi bon ? » part de l'usage qui fut courant jusqu'ici, grùce auquel le but semblait fixé, donné, exigé du dehors - c'est-à-dire par une quelconque autorité supra-humaine. Lorsque l'on eut désappris de croire en celle-ci, on chercha, selon un ancien usage, une autre autorité qui sût parler un langage absolu et commander des fins et des tùches. L'autorité de la conscience est maintenant en premiÚre ligne un dédommagement pour l'autorité personnelle (plus la morale est émancipée de la théologie, plus elle devient impérieuse). Ou bien c'est l'autorité de la raison. Ou l'instinct social (le troupeau). Ou encore l'histoire avec son esprit immanent, qui possÚde son but en elle et à qui l'on peut s'abandonner. (La Volonté de puissance, I, 3). »

La critique de la mĂ©taphysique, en rĂ©futant l'idĂ©e de la pensĂ©e d'un en soi, d'un ĂȘtre absolu, contribue Ă  prĂ©cipiter la crise nihiliste, en l'amenant Ă  son point extrĂȘme oĂč l'on ne peut esquiver de penser le problĂšme hiĂ©rarchique des valeurs qui, privĂ©es de leur fondement, entrent en contradiction avec le monde dans lequel nous vivons : nos valeurs sont devenues insoutenables, et sources de contradictions psychiques.

Le nihilisme signifie alors que les anciennes valeurs sont dépréciées. Ainsi, la critique de la métaphysique révÚle-t-elle le nihilisme des valeurs humaines. Mais Nietzsche distingue plusieurs types de nihilisme, selon la force ou la faiblesse qui l'inspire.

Les deux formes du nihilisme

Tout d'abord, Nietzsche distingue deux types de nihilisme :

« Le nihilisme, une condition normale. Nihilisme : le but fait dĂ©faut ; la rĂ©ponse Ă  la question « pourquoi ? » - Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs supĂ©rieures se dĂ©prĂ©cient. Il peut ĂȘtre un signe de force, la vigueur de l'esprit peut s'ĂȘtre accrue au point que les fins que celui-ci voulut atteindre jusqu'Ă  prĂ©sent (« convictions », « articles de foi ») paraissent impropres car une foi exprime gĂ©nĂ©ralement la nĂ©cessitĂ© de conditions d'existence, une soumission Ă  l'autoritĂ© d'un ordre de choses qui fait prospĂ©rer et croĂźtre un ĂȘtre, lui fait acquĂ©rir de la force
 ; d'autre part le signe d'une force insuffisante Ă  s'Ă©riger un but, une raison d'ĂȘtre, une foi. Il atteint le maximum de sa force relative comme force violente de destruction : comme nihilisme actif. Son opposĂ© pourrait ĂȘtre le nihilisme fatiguĂ© qui n'attaque plus : sa forme la plus cĂ©lĂšbre est le bouddhisme, qui est un nihilisme passif, avec des signes de faiblesse ; l'activitĂ© de l'esprit peut ĂȘtre fatiguĂ©e, Ă©puisĂ©e, en sorte que les fins et les valeurs prĂ©conisĂ©es jusqu'Ă  prĂ©sent paraissent impropres et ne trouvent plus crĂ©ance, en sorte que la synthĂšse des valeurs et des fins (sur quoi repose toute culture solide) se dĂ©compose et que les diffĂ©rentes valeurs se font la guerre : une dĂ©sagrĂ©gation
 ; alors tout ce qui soulage, guĂ©rit, tranquillise, engourdit, vient au premier plan, sous des travestissements divers, religieux ou moraux, politiques ou esthĂ©tiques, etc. Le nihilisme reprĂ©sente un Ă©tat pathologique intermĂ©diaire (- pathologique est l'Ă©norme gĂ©nĂ©ralisation, la conclusion qui n'aboutit Ă  aucun sens -) : soit que les forces productrices ne soient pas encore assez solides, - soit que la dĂ©cadence hĂ©site encore et qu'elle n'ait pas encore inventĂ© ses moyens[83]. »

Lorsque le nihilisme consiste Ă  dĂ©valuer le monde naturel au nom d'un monde suprasensible, Nietzsche parle d'un nihilisme des faibles : le monde ne devrait pas exister pour le faible qui n'est pas capable de maĂźtriser les choses, de mettre un sens dans le monde. Le monde est pour lui une souffrance : il se sent supĂ©rieur Ă  lui, et, partant, Ă©tranger au devenir. Ce nihilisme s'exprime par exemple dans le pessimisme, mais, essentiellement, il est d'origine morale, car les valeurs morales entrent en conflit avec le monde que nous vivons. C'est un nihilisme inconsĂ©quent, car il devrait logiquement aboutir Ă  la suppression de soi : si la morale et le monde se contredisent, il faut en effet soit dĂ©truire la morale ancienne (mais pas toute morale : Nietzsche est immoraliste et non a-moraliste), soit se dĂ©truire soi-mĂȘme :

« Voici venir la contradiction entre le monde que nous vĂ©nĂ©rons et le monde que nous vivons, que nous sommes. Il nous reste, soit Ă  supprimer notre vĂ©nĂ©ration, soit Ă  nous supprimer nous-mĂȘmes. Le second cas est le nihilisme[83]. »

En sens contraire, le nihilisme des forts est une sorte de mue : des valeurs sont abandonnées et d'autres sont adoptées. La volonté du fort n'est pas abattue par l'absurde, mais invente de nouvelles valeurs à sa mesure. Ainsi, le dépassement du nihilisme, à travers la pensée de l'éternel retour, est-il nommé transvaluation des valeurs. Ce nihilisme conduit alors au surhumain, qui est celui qui approuve entiÚrement le monde du devenir, son caractÚre changeant et incertain : on peut dire que le surhumain est ce monde, il le vit.

De ce second sens, il est possible d'extraire encore un autre sens, rĂ©servĂ© Ă  l'Ă©lite des esprits libres : le nihilisme de la pensĂ©e, la nĂ©gation absolue de l'ĂȘtre, nĂ©gation qui devient selon Nietzsche la maniĂšre la plus divine de penser. Selon cette pensĂ©e, il n'y a pas du tout de vĂ©ritĂ© ; nos pensĂ©es sont alors nĂ©cessairement fausses.

PhénomÚne de la décadence

La dĂ©finition la plus simple de la dĂ©cadence donnĂ©e par Nietzsche est que l'on peut qualifier de dĂ©cadent un ĂȘtre qui choisit ce qui le dĂ©truit en croyant choisir quelque chose qui accroĂźtrait sa puissance[84]. Mais la dĂ©cadence est loin d'ĂȘtre un Ă©tat dĂ©finitif ; au contraire, selon Nietzsche, tout ĂȘtre, fort ou faible, a des pĂ©riodes de dĂ©cadences. La dĂ©cadence est ainsi un phĂ©nomĂšne naturel et n'est pas utilisĂ© comme condamnation morale.

L'avÚnement du nihilisme, et la possible décadence des sociétés modernes, mettent en jeu l'avenir de l'Europe (et non des nations, encore moins des « races »), et impliquent de ce fait une réflexion approfondie sur la civilisation moderne, en particulier dans le domaine de la politique et de la législation, le but de Nietzsche étant de comprendre les moyens de rendre possible une nouvelle civilisation qui rompe avec les anciennes valeurs de l'Occident, ainsi qu'avec ses valeurs les plus douteuses, telles que les particularismes nationaux de l'époque.

Critique de la connaissance et de la métaphysique

L'examen des évaluations morales va permettre à Nietzsche de soutenir que ces valeurs sont non seulement des évaluations d'ordre éthique, mais qu'elles s'étendent aussi à la métaphysique et en expliquent l'origine. La question fondamentale posée par Nietzsche est ici : que signifie la volonté de vérité ? Ou bien : nous voulons la vérité, mais pourquoi pas l'erreur ?

Puisque toute connaissance est une interprĂ©tation, tous les concepts qui lui sont relatifs doivent ĂȘtre eux aussi rĂ©interprĂ©tĂ©s gĂ©nĂ©alogiquement. La gĂ©nĂ©alogie montre l'origine des valeurs morales du ressentiment qui se sert de certaines catĂ©gories mĂ©taphysiques, telles que la VĂ©ritĂ©, le Bien, etc. Ainsi les facultĂ©s cognitives humaines semblent-elles dĂ©terminĂ©es par une Ă©valuation de l'existence nĂ©e de la haine, c'est-Ă -dire d'affects rĂ©actifs dont la motivation principale est la vengeance. Connaissance et mĂ©taphysique, domaines de la spiritualitĂ© humaine en apparence d'une grande puretĂ©, seraient donc en rĂ©alitĂ© dĂ©pendantes d'une forte affectivitĂ© sans laquelle elles n'existeraient pas :

« Vous appelez « volonté de vérité » ce qui vous pousse et vous rend ardents, vous les plus sages parmi les sages.

VolontĂ© d'imaginer l'ĂȘtre : c'est ainsi que j'appelle votre volontĂ© !

Vous voulez rendre imaginable tout ce qui est : car vous doutez avec une méfiance que ce soit déjà imaginable.

Mais tout ce qui est, vous voulez le soumettre et le plier à votre volonté. Le rendre poli et soumis à l'esprit, comme le miroir et l'image de l'esprit.

C'est là toute votre volonté, Î sages parmi les sages, c'est là votre volonté de puissance ; et aussi quand vous parlez du bien et du mal et des évaluations de valeurs[85]. »

Critique de la possibilité de la métaphysique

La critique nietzschĂ©enne de la mĂ©taphysique, en tant que psychologie des profondeurs ou gĂ©nĂ©alogie (dĂ©voilant l’origine de concepts tels que vĂ©ritĂ©, ĂȘtre), se prĂ©sente comme un aboutissement, exposĂ© en 1886. Nietzsche critique les contradictions internes de la mĂ©taphysique par un examen que l'on pourrait qualifier de positiviste, et qui s'appuie souvent sur des arguments sceptiques.

Dans le premier chapitre du premier tome de Humain, trop humain (en 1878), il rend compte de l'impossibilité de la métaphysique, dont on prend conscience pourvu que l'on veuille bien raisonner de maniÚre rigoureuse, c'est-à-dire de maniÚre sceptique[86].

« Prenons un peu au sĂ©rieux le point de dĂ©part du scepticisme : Ă  supposer qu'il n'existe pas de monde autre, mĂ©taphysique, et que, du seul monde connu de nous, toutes les explications empruntĂ©es Ă  la mĂ©taphysique soient inutilisables pour nous, de quel Ɠil verrions-nous les hommes et les choses[87] ? »

En ce qui concerne les sceptiques, Nietzsche dira, à la fin de sa vie consciente (cf. Antéchrist) :

« Je mets à part quelques sceptiques - le seul type convenable dans toute l'histoire de la philosophie - : mais les autres ignorent les exigences élémentaires de la probité intellectuelle[88]. »

Cette critique montre que nous n'avons aucune connaissance de quoi que ce soit en dehors de ce que nous percevons, que ce que nous percevons n'est rien d'autre que devenir, et que cette perception est une perspective. Il résulte de cette thÚse qu'il ne peut y avoir de vérité absolue pour nous :

« [
] ; il n'y a pas plus de donnĂ©es Ă©ternelles qu'il n'y a de vĂ©ritĂ©s absolues[89]. »

Cependant, dans Humain, trop humain, Nietzsche n'exclut pas qu'un monde mĂ©taphysique puisse exister ; conformĂ©ment Ă  la mĂ©thode sceptique, il admet Ă©galement qu'un tel monde pourrait ĂȘtre prouvĂ© :

« Il est vrai qu'il pourrait y avoir un monde métaphysique ; la possibilité absolue n'en est guÚre contestable[90]. »

Néanmoins, il précisera plus tard cette derniÚre affirmation en la considérant sous l'angle de la preuve, en s'écartant cette fois de la pensée sceptique :

« - il est absolument impossible de prouver aucune autre sorte de réalité[91]. »

Cela signifie notamment qu'il n'y a pas du tout de connaissance, mais seulement tentative d'interprétation du monde dans lequel nous vivons. Ce point est exprimé déjà dans Humain, trop humain et avec plus de force encore et de maniÚre répétée dans Le Crépuscule des idoles :

« Le « monde vrai », une idĂ©e qui ne sert plus Ă  rien, qui n'engage mĂȘme plus Ă  rien - une idĂ©e inutile, superflue, par consĂ©quent une idĂ©e rĂ©futĂ©e : abolissons-la[92]. »

Utilité sociale de la vérité

La connaissance n'existant pas, il faut expliquer pourquoi il y a néanmoins une volonté de vérité. Selon Nietzsche, la vérité a en premier lieu un caractÚre social et pragmatique, qui se comprend à plusieurs niveaux :

  • au niveau individuel, le mensonge est plus difficile que la vĂ©racitĂ© : il est plus utile de dire la vĂ©ritĂ© et de se conformer Ă  l'hypocrisie gĂ©nĂ©rale ;

« Les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice causé par le mensonge[93]. »

Comme ce sont certaines vérités qui sont retenues ; au bénéfice de la communauté.

  • il est donc plus avantageux de suivre les vĂ©ritĂ©s reçues dans certains milieux, par exemple :

« Chez les philosophes aussi, autre espÚce de saints, la logique de leur profession veut qu'ils ne laissent affleurer que certaines vérités : à savoir celles pour lesquelles leur profession a la sanction de la société. En termes kantiens, ce sont des vérités de la raison pratique.[94] »

MĂ©taphysique

Ce conformisme grĂ©gaire n'explique pas dans l'immĂ©diat l'idĂ©alisme mĂ©taphysique (que Nietzsche nomme le « dĂ©sirable », ce que l'homme veut que le monde soit, en contradiction avec ce qui est) et la croyance en une connaissance en soi. Le problĂšme de la mĂ©taphysique demande donc tout d'abord Ă  ĂȘtre analysĂ© en plusieurs Ă©lĂ©ments. Nietzsche propose ici une interprĂ©tation de la mĂ©taphysique comme division de la totalitĂ© de la vie en deux sphĂšres distinctes.

Être et devenir

Les oppositions suscitent de graves difficultés logiques et morales :

« Comment une chose pourrait-elle naĂźtre de son contraire ? Par exemple, la vĂ©ritĂ© de l'erreur ? Ou bien la volontĂ© du vrai de la volontĂ© de l'erreur ? L'acte dĂ©sintĂ©ressĂ© de l'acte Ă©goĂŻste ? Comment la contemplation pure et rayonnante du sage naĂźtrait-elle de la convoitise ? De telles origines sont impossibles ; ce serait folie d'y rĂȘver, pis encore ! Les choses de la plus haute valeur doivent avoir une autre origine, une origine qui leur est particuliĂšre, - elles ne sauraient ĂȘtre issues de ce monde passager, trompeur, illusoire, de ce labyrinthe d'erreurs et de dĂ©sirs ! C'est, tout au contraire, dans le sein de l'ĂȘtre, dans l'immuable, dans la divinitĂ© occulte, dans la « chose en soi », que doit se trouver leur raison d'ĂȘtre, et nulle part ailleurs[95] ! »

Selon Nietzsche, l'opposition mĂ©taphysique fondamentale serait alors que ce qui est ne devient pas, ce qui devient n’est pas[96].

Pourquoi ce qui est de l’ordre du devenir doit-il ĂȘtre rejetĂ© ? Il faut rĂ©pondre que le devenir nous trompe car nous ne pouvons jamais l'apprĂ©hender.

Mais, si nous n'avons rigoureusement aucun accĂšs cognitif Ă  un monde mĂ©taphysique, il nous faut expliquer pourquoi on en vient Ă  penser que le dĂ©sir nous trompe. Sans l'existence de l'ĂȘtre, le monde du devenir ne pourrait avoir toute notre confiance. Les hommes croient toujours Ă  des entitĂ©s dont pratiquement personne n'a jamais eu l'expĂ©rience. Les croyances religieuses et les certitudes mĂ©taphysiques doivent donc faire l'objet d'un examen particulier.

Volonté de dénigrement

Pour Nietzsche, la croyance en un monde métaphysique est le symptÎme d'une volonté de déprécier celui-ci. On retrouve ainsi les évaluations des faibles :

« Dans ce cas, nous nous vengeons de la vie en lui opposant la fantasmagorie d'une vie « autre » et « meilleure »[97]. »

CritÚres idéalistes de la connaissance

De ce fait, l'idĂ©alisme, c'est-Ă -dire le dĂ©ni de la rĂ©alitĂ© que nous avons sous nos yeux au profit d'une rĂ©alitĂ© diffĂ©rente et plus agrĂ©able, cet idĂ©alisme, poussĂ© Ă  ses extrĂȘmes, est comparable aux sentiments morbides que ressent un malade qui ne supporte pas le contact physique[98].

Critique de la raison

DÚs lors que la métaphysique est réfutée, apparaßt l'idée que nous puissions faire une histoire de la connaissance, ce qui conduit Nietzsche à considérer les catégories de nos facultés cognitives comme les résultats d'habitudes grammaticales devenues instinctives. Mais le langage a une origine lointaine et véhicule des préjugés rudimentaires :

« Le langage, de par son origine, remonte au temps de la forme la plus rudimentaire de psychologie : prendre conscience des conditions premiÚres d'une métaphysique du langage, ou, plus clairement, de la raison, c'est pénétrer dans une mentalité grossiÚrement fétichiste[99]. »

Cette métaphysique du langage exprime essentiellement la croyance en la causalité de la volonté, croyance dont découlent des principes de la raison :

Cette mĂ©taphysique du langage entraĂźne Ă  l'erreur de l'Être :

« Je crains que nous ne puissions nous dĂ©barrasser de Dieu, parce que nous croyons encore Ă  la grammaire
[99] »

Théorie du langage

Le langage a donc une place importante dans le dĂ©veloppement des facultĂ©s cognitives humaines. La thĂ©orie du langage dĂ©veloppĂ©e par Nietzsche Ă©voque la philosophie d'Épicure : le langage est une convention naturelle qui dĂ©coule des affects. Le langage est un systĂšme de signes qui transpose dans un autre domaine les impulsions nerveuses. C'est en cet autre sens que le langage est mĂ©taphorique.

Mais l'usage qui est fait du langage occulte ce rapport mĂ©taphorique au monde, et les images qu’il vĂ©hicule s'objectivent en concepts. Nietzsche suggĂšre alors, comme Épicure, que l'on doit pouvoir retrouver l'expĂ©rience originelle du langage. Cependant, contrairement Ă  Épicure, ce qui est retrouvĂ© n'est pas un rapport de connaissance, mais un rapport esthĂ©tique ; c'est pourquoi, le chant est particuliĂšrement propre Ă  nous le faire revivre :

« Dans le chant l’homme naturel rĂ©adapte ses symboles Ă  la plĂ©nitude du son, tout en ne maintenant que le symbole des phĂ©nomĂšnes : la volontĂ© ; l’essence est Ă  nouveau prĂ©sentĂ©e de façon plus pleine et plus sensible[100]. »

L'erreur originelle

Il faut enfin découvrir l'origine de la possibilité de toute métaphysique, au-delà ou en deçà des interprétations que l'on peut en faire : le point de départ de toutes les erreurs de la métaphysique est une croyance :

« À l'origine de tout, l'erreur fatale a Ă©tĂ© de croire que la volontĂ© est quelque chose qui agit - que la volontĂ© est une faculté [101] »

Cette croyance implique deux choses :

  • il y a des actions ; ces actions supposent un acteur ;
  • nous croyons trouver en nous un modĂšle de cette cause (l'agent, le sujet, le moi).

DÚs lors, nous projetons les catégories de l'action dans le monde des phénomÚnes, et croyons que tout événement suppose une substance qui ne se peut réduire aux qualités phénoménales. C'est là l'idée d'une chose en soi.

Cette erreur n'est donc pas seulement induite par le langage, comme les autres erreurs, mais elle a un caractĂšre originellement psychologique dont il faut expliquer pourquoi elle a eu un si grand succĂšs.

Ce succÚs s'explique si l'on considÚre que cette erreur dans la connaissance de soi comme cause a été interprétée comme libre arbitre (ce point est analysé par Nietzsche dans le chapitre du Crépuscule des idoles intitulé Les quatre grandes erreurs). Elle fait référence à la thÚse de Nietzsche selon laquelle la liberté a été inventée pour rendre les hommes responsables de leurs actes.

Si nous suivons le raisonnement de Nietzsche, l'ensemble des erreurs de la mĂ©taphysique a ainsi une origine thĂ©ologique et morale : l'homme est la cause de ses actes ; son moi est sa substance, son ĂȘtre, d'aprĂšs lequel il va interprĂ©ter le monde des phĂ©nomĂšnes en y projetant cette causalitĂ© psychologique qui sĂ©pare ce qui agit (un sujet, un substrat de ce qui devient) de ses effets. Cette croyance entraĂźne l'invention de l'unitĂ©, de l'identitĂ©, de la causalitĂ©, etc. toutes ces catĂ©gories qui prendront une forme systĂ©matique dans la mĂ©taphysique.

Culture et législation

Critique de la culture moderne

« Quelle ne sera pas la rĂ©pugnance des gĂ©nĂ©rations futures quand elles auront Ă  s’occuper de l’hĂ©ritage de cette pĂ©riode oĂč ce n’étaient pas les hommes vivants qui gouvernaient, mais des semblants d’hommes, interprĂštes de l’opinion[102]. »

Un aspect important pour comprendre la pensĂ©e de Nietzsche est son anti-modernisme relatif. Cette opposition se manifeste avec virulence dans sa critique de la dĂ©mocratie, de Rousseau, de l'hĂ©ritage chrĂ©tien et de l'Ă©ducation moderne. Pour autant, Nietzsche n'est pas traditionaliste, dans la mesure oĂč il souhaiterait voir la politique, l'État et toute autoritĂ© subordonnĂ©s Ă  une Ă©ducation Ă©litiste tournĂ©e vers l'art et la pensĂ©e. Bien plus, la culture s'oppose Ă  tout ce qui est politique, et tout ce qui est politique est dangereux pour la culture (Le CrĂ©puscule des idoles, § Ce qui manque aux Allemands). Il n'est donc ni un conservateur, ni un apĂŽtre d'une sociĂ©tĂ© de traditions qui figeraient le devenir culturel de l'humanitĂ©. Nietzsche s'oppose Ă©galement au militarisme, et critique trĂšs sĂ©vĂšrement la bĂȘtise militaire et culturelle et les vaniteuses prĂ©tentions du Reich :

« [
] l'erreur de croire, comme fait l'opinion publique, comme font tous ceux qui pensent publiquement, que c'est aussi la culture allemande qui a Ă©tĂ© victorieuse dans ces luttes et que c'est cette culture qu'il faut maintenant orner de couronnes qui seraient proportionnĂ©es Ă  des Ă©vĂ©nements et Ă  des succĂšs si extraordinaires. Cette illusion est extrĂȘmement nĂ©faste, non point parce que c'est une illusion - car il existe des illusions salutaires et fĂ©condes - mais parce qu'elle pourrait bien transformer notre victoire en une complĂšte dĂ©faite : la dĂ©faite, je dirai mĂȘme l'extirpation de l'esprit allemand, au bĂ©nĂ©fice de « l'empire allemand ».

[
] Les qualitĂ©s morales de la discipline plus sĂ©vĂšre, de l'obĂ©issance plus tranquille n'ont rien Ă  voir, en aucun cas, avec la culture qui distinguait, par exemple, l'armĂ©e macĂ©donienne de l'armĂ©e grecque, laquelle Ă©tait incomparablement plus civilisĂ©e. C'est donc se mĂ©prendre grossiĂšrement que de parler d'une victoire de la civilisation et de la culture allemandes et cette confusion repose sur le fait qu'en Allemagne la conception nette de la culture s'est perdue[103]. »

Critique de la philosophie universitaire

Ce problĂšme est au cƓur des ConsidĂ©rations Inactuelles : dans sa troisiĂšme ConsidĂ©rations inactuelles, il reprend les critiques de Schopenhauer contre la philosophie universitaire. On ne peut Ă  la fois servir l'État et la vĂ©ritĂ©. Quand l'État nomme des « philosophes », il le fait pour sa puissance. Nietzsche soupçonne d'ailleurs que le vĂ©ritable but de l'universitĂ© est de dĂ©goĂ»ter les jeunes gens de la puissance que constitue l'authentique philosophie en les abĂȘtissant :

« D'une promotion de doctorat. -« Quelle est la mission de toute instruction supĂ©rieure ? - Faire de l'homme une machine. - Quel moyen faut-il employer pour cela ? - Il faut apprendre Ă  l'homme Ă  s'ennuyer. - Comment y arrive-t-on ? - Par la notion du devoir. - Qui doit-on lui prĂ©senter comme modĂšle ? - Le philologue : il apprend Ă  bĂ»cher. - Quel est l'homme parfait ? - Le fonctionnaire de l'État. - Quelle est la philosophie qui donne la formule supĂ©rieure pour le fonctionnaire de l'État ? - Celle de Kant : le fonctionnaire en tant que chose en soi, placĂ© sur le fonctionnaire en tant qu'apparence. » -[104] »

Comme ce philosophe, il faut dire, selon Nietzsche, que la philosophie universitaire n'afflige personne, et que cela mĂȘme est affligeant ! La solution pour remĂ©dier Ă  cette situation serait alors d'expulser les « philosophes » de l'universitĂ©, de leur retirer leur traitement pour faire le tri, voire de les persĂ©cuter. On verrait ainsi oĂč sont les vĂ©ritables penseurs, comme l'Ă©tait Schopenhauer[105].

Critique de la démocratie

Nietzsche[106] dĂ©crit le type d'homme qu'il nomme dĂ©mocratique (demokratisch) comme le type reprĂ©sentatif des idĂ©es modernes ; il dĂ©crit Ă©galement la place de la dĂ©mocratie dans l'histoire, son mouvement, et l'importance qu'elle peut avoir pour l'avenir (le mouvement dĂ©mocratique). Outre cette distinction, il faut remarquer que Nietzsche emploie le mot « Democratie » dans les annĂ©es 1876 - 1879 pour dĂ©signer l'État dĂ©mocratique, tandis que la qualitĂ© dĂ©mocratique possĂšde, Ă  partir des annĂ©es 1882 - 84, un sens gĂ©nĂ©ral qui dĂ©signe un type et peut donc s'appliquer Ă  des rĂ©alitĂ©s non politiques (comme l'art et la science)[107].

Le type dĂ©mocratique est analysĂ© par Nietzsche de la mĂȘme maniĂšre qu'il analyse, selon la mĂ©thode gĂ©nĂ©alogique, tous les autres types : en cherchant la structure des instincts de ce type, et les jugements de valeur, ou goĂ»t, qui en dĂ©coulent. Le trait typique du goĂ»t dĂ©mocratique est l'Ă©galitarisme, qui peut ĂȘtre aussi appelĂ© ressentiment contre la grandeur, qui lutte contre tout ce qui veut s'Ă©lever, et considĂšre que personne n'est mieux qu'un autre. L'Ă©galitarisme moderne ne peut ainsi, selon Nietzsche, permettre une haute culture de l'esprit et entretient la solidaritĂ© du ressentiment des incultes. La dĂ©mocratie, telle que Nietzsche la conçoit, est cette idĂ©ologie du troupeau qui cherche la sĂ©curitĂ© et le bien-ĂȘtre, aux dĂ©pens de la supĂ©rioritĂ© intellectuelle, en lui faisant la guerre, en se faisant l'ennemi de tout gĂ©nie : d'oĂč la critique de l'Ă©ducation dĂ©mocratique moderne qui entrave le dĂ©veloppement intellectuel et ne produit que des individus Ă  demi cultivĂ©s, grossiers voire barbares.

L'esprit démocratique, tel que le perçoit Nietzsche, est complaisant, curieux et futile, bariolé et sans goût, sans grande ambition avec ses « petits plaisirs pour le jour et ses petits plaisirs pour la nuit », satisfait de sa médiocrité tranquille et de son bonheur bovin :

« Malheur ! Voici le temps oĂč l'homme ne peut plus donner le jour Ă  une Ă©toile qui danse. Malheur ! Voici le temps du plus mĂ©prisable des hommes, qui ne peut mĂȘme plus se mĂ©priser lui-mĂȘme.

Voyez ! Je vous montre le dernier homme[108]. »

Nietzsche refuse cette conception d'une Ă©galitĂ© entre les hommes (hĂ©ritĂ©e du christianisme selon lui). Cette critique s'accompagne d'une nuance importante, qui soustrait Nietzsche Ă  la qualitĂ© d’un opposant absolu Ă  la dĂ©mocratisation de l'Europe ; il souligne lui-mĂȘme la duplicitĂ© dont on peut faire preuve en simulant une haine fĂ©roce contre la dĂ©mocratie, alors que l'avancĂ©e de celle-ci sert des visĂ©es entiĂšrement opposĂ©es.

En effet, jugeant que le nivellement de l'humanité par l'égalitarisme est inévitable, Nietzsche conçoit l'idée que l'Europe devra nécessairement se fédérer en détruisant les nationalismes et s'unifier économiquement, et que l'humanité sera un jour gérée au niveau mondial (ce qu'il appelle la domination à venir de la Terre) :

« — Le rĂ©sultat pratique de cette dĂ©mocratisation qui va toujours en augmentant, sera en premier lieu la crĂ©ation d’une union des peuples europĂ©ens, oĂč chaque pays dĂ©limitĂ© selon des opportunitĂ©s gĂ©ographiques, occupera la situation d’un canton et possĂ©dera ses droits particuliers : on tiendra alors trĂšs peu compte des souvenirs historiques des peuples, tels qu’ils ont existĂ© jusqu’à prĂ©sent, parce que le sens de piĂ©tĂ© qui entoure ces souvenirs sera peu Ă  peu dĂ©racinĂ© de fond en comble, sous le rĂšgne du principe dĂ©mocratique, avide d’innovations et d’expĂ©riences[109]. »

Tout cela va dans le sens d'une homogĂ©nĂ©isation des sociĂ©tĂ©s humaines, d'une « mĂ©diocrisation » sociale et culturelle gĂ©nĂ©ralisĂ©e. Ceci Ă©quivaut pour lui Ă  la crĂ©ation d'un citoyen moyen, sans qualitĂ©, formant un troupeau suivant des vertus d'obĂ©issance Ă  l'ordre social, quasi-esclaves, satisfaits toutefois de leur condition (qu'ils ont voulue). Cette socialisation de l'homme (le grĂ©garisme planĂ©taire) revient Ă  bĂątir une infrastructure[110] d'oĂč pourront surgir de nouvelles classes dominantes, et ce nivellement recĂšle donc une nouvelle possibilitĂ© de hiĂ©rarchie. Cette pensĂ©e est une partie importante de sa grande politique.

Processus de la civilisation

Ces critiques de la culture moderne s'accompagnent d'une tentative de repenser les conditions prĂ©cises de toute civilisation. Comment Ă©duque-t-on les hommes ? Comment l'homme est-il parvenu au gĂ©nie artistique et philosophique ? Cela ne nous Ă©tonne pas, car nous sommes trop habituĂ©s par les valeurs humanistes de l'Occident Ă  considĂ©rer l'homme comme une nature donnĂ©e une bonne fois pour toutes. La rĂ©flexion sur ce thĂšme de la culture apparaĂźt alors comme un questionnement sur l'animalitĂ© de l'ĂȘtre humain et sur l'Ă©ducation (discipline, contraintes) qui lui est donnĂ©e. Cette animalitĂ© avait Ă©tĂ© refoulĂ©e par la religion, la morale et la philosophie, si bien que la question de l'Ă©levage de l'homme est demeurĂ©e inconsciente, comme dans le cas de la volontĂ© morale d'amĂ©liorer l'humanitĂ© - qui est selon Nietzsche un dressage qui ne se considĂšre pas comme tel, et qui refuse de se considĂ©rer comme tel.

MoralitĂ© des mƓurs

Le processus qui conduit l'homme Ă  la civilisation commence par la moralitĂ© des mƓurs : Nietzsche considĂšre en effet l'homme comme un animal auquel on a dĂ» apprendre Ă  promettre en le soumettant aux mƓurs et Ă  la loi par un dressage violent et arbitraire (d'oĂč la torture, la dette Ă  payer en livre de chair). Le rĂ©sultat est un animal qui peut tenir sa parole, dont la volontĂ© se maintient dans le temps, et qui a conscience que cette facultĂ© est une distinction : la capacitĂ© de promettre est en effet l'expression de la puissance que l'on possĂšde du fait de la maĂźtrise de soi que l'on a acquise. La violence des moyens employĂ©es par l'humanitĂ© est alors abolie par la crĂ©ation de l'individu autonome, d'un « sur-animal » capable de rĂ©pondre de lui-mĂȘme, de se dĂ©terminer et de se crĂ©er ses propres valeurs.

Droit

Dans ce processus, le rĂŽle de la justice est alors de contenir les dĂ©bordements violents du ressentiment et de la vengeance, et d'imprimer en l'homme, si besoin par la force, un point de vue juridique qui le sĂ©pare de ses rĂ©actions immĂ©diates (prĂ©judices contre prĂ©judices, violence contre violence) et l'amĂšne Ă  se concevoir comme un ĂȘtre responsable devant la loi.

Le droit dépend de l'équilibre des forces, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de contrat naturel. Nietzsche reprend sur ce point les thÚses de Spinoza sur l'équivalence du droit et de la puissance.

Spiritualisation des instincts

La gĂ©nĂ©alogie montre que les instincts ne sont jamais Ă©radiquĂ©s. La consĂ©quence que Nietzsche en tire est qu'une action bonne n'est qu'une action mauvaise spiritualisĂ©e, une action mauvaise n'est qu'une action bonne restĂ©e Ă  l'Ă©tat de la grossiĂšretĂ© et de la bĂȘtise de l'instinct. La spiritualisation consiste donc Ă  ne pas lutter contre les passions, comme le fait la morale en Occident, mais Ă  leur fixer un point d'application diffĂ©rent.

Conflit des sexes

Lou Andreas-Salomé, Paul Rée, et Nietzsche dans une mise en scÚne imaginée par le philosophe (1882).

La sexualité est pour Nietzsche un aspect majeur de la culture. Aussi a-t-il considéré la relation entre les sexes comme l'un des fondements de la spiritualisation des instincts et de la force d'une civilisation, ce qui n'est pas sans évoquer les idées misogynes développées par son maßtre de jeunesse, Schopenhauer, dans L'essai sur les femmes. Il pose comme principe que les hommes doivent avoir pour les femmes un sentiment déterminé de possession :

« Un homme profond, [
] profond d'esprit autant que de dĂ©sirs, douĂ© par surcroĂźt de cette bienveillance profonde capable d'une sĂ©vĂ©ritĂ© et d'une duretĂ© qui se confondent facilement avec elle, un tel homme ne peut penser Ă  la femme qu'Ă  la maniĂšre d'un Oriental : il doit voir dans la femme une propriĂ©tĂ©, un bien qu'il convient d'enfermer, un ĂȘtre prĂ©destinĂ© Ă  la sujĂ©tion et qui s'accomplit Ă  travers elle[111]. »

L'Ă©galitĂ© entre hommes et femmes est alors pour Nietzsche une injustice dĂ©mocratique, un prĂ©jugĂ© chrĂ©tien, une idĂ©e qui a des racines thĂ©ologico-morales, et qui n'a de ce fait, aucun rapport avec la rĂ©alitĂ© naturelle. Homme et femme possĂšdent l'un sur l'autre un pouvoir de domination spĂ©cifique qui les oppose et les rĂ©unit tour Ă  tour[112], et que l'on ne peut Ă©galiser sans affaiblir Ă  la fois l'homme et la femme, car on abolirait ainsi la lutte fĂ©conde entre les sexes. Ce pouvoir des deux sexes possĂšde sa racine commune dans l'attirance sexuelle, cette forme la plus primitive de la VolontĂ© de puissance et, partant, l'expression la plus innocente et la plus dionysiaque de l'affirmation de la vie[113]. C'est pourquoi Nietzsche estime que l'Ă©mancipation de la femme s'accompagne de son enlaidissement moral et intellectuel : la femme moderne est sotte et sans intĂ©rĂȘt, parce qu'elle se dĂ©pouille de la force de sa faiblesse, et tente d'acquĂ©rir des vertus masculines, ce qui lui fait perdre toute influence bĂ©nĂ©fique sur l'homme. À l'inverse, bien qu'il critique cette volontĂ© d'Ă©mancipation, il estime que l'homme occidental, en imposant une morale rĂ©pressive en matiĂšre de sexualitĂ©, a produit une situation d'insatisfaction dans les rapports entre sexes, dont la femme, et notamment les femmes d'exceptions, souffre d'autant plus que les conventions ne lui permettent pas d'assouvir ses besoins intellectuels et physiques aussi librement que les hommes[114].

Grande politique et sélection

Sa pensĂ©e politique est centrĂ©e autour des conditions de possibilitĂ© de la culture (Cultur). L'inversion des valeurs en est l'une de ces conditions. Mais Nietzsche veut d'abord faire Ɠuvre de lĂ©gislateur, et c'est pourquoi il examine les conditions matĂ©rielles de l'Ă©ducation, du corps et de l'esprit. Il s'inspire sur tous ces points de la culture grecque (seule vĂ©ritable culture) et de la civilisation de l'Inde (dont le systĂšme de caste peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un type sociologique). Cette partie de sa politique suscite gĂ©nĂ©ralement l'indignation, car elle suppose que l'on procĂšde Ă  un Ă©levage conscient de l'homme. Ainsi certains commentateurs (par exemple Barbara Stiegler) estiment qu'Ă  la fin de sa vie consciente, Nietzsche hĂ©sita entre un eugĂ©nisme actif passant par l'Ă©ducation (une sĂ©lection sociale et religieuse supposĂ©e en toute sociĂ©tĂ©), et l'idĂ©e contraire que toutes les formes de vie sont nĂ©cessaires Ă  l'Ă©volution humaine. B. Stiegler note toutefois que « la sĂ©lection nietzschĂ©enne s'est (
) construite dans la critique systĂ©matique » de la « sĂ©lection naturelle darwinienne »[115]. La conception nietzschĂ©enne de la maladie et de la santĂ© s'oppose en effet au concept darwinien d'une sĂ©lection par l'« adaptation », puisque la maladie elle-mĂȘme peut ĂȘtre bĂ©nĂ©fique. D'autres commentateurs ont un avis diffĂ©rent : Gregory Moore Ă©crit qu'il n'y a aucun texte de Nietzsche oĂč il prĂ©ciserait des mesures de sĂ©lection positive. Nietzsche penserait qu'il suffirait d'imposer une nouvelle moralitĂ© qui entraĂźnerait un changement du corps, de la physiologie, et qui deviendrait ainsi hĂ©rĂ©ditaire[116].

Selon Nietzsche, l'individu lui-mĂȘme est un processus de sĂ©lection : « Un homme rĂ©ussi (
) est un principe de sĂ©lection (
). Bien loin d'aller au-devant d'elle, il examine attentivement l'excitation qui lui vient Ă  lui »[117].

Inégalité et hiérarchie

Nietzsche refuse les institutions du type État[118], mais sa pensĂ©e politique n'en est pas moins, dans certaines limites, hiĂ©rarchique et inĂ©galitaire[119]. Selon lui, la prĂ©servation des inĂ©galitĂ©s sociales engendre une mentalitĂ© de caste d'oĂč seule peut surgir une culture fĂ©conde et Ă©litiste, dĂ©livrĂ©e des besoins et des nĂ©cessitĂ©s de la vie. Il juge en consĂ©quence qu'une classe d'hommes vivants par l'esprit et pour l'esprit devrait ĂȘtre protĂ©gĂ©e de la foule des hommes mĂ©diocres. Dans les annĂ©es 1870, le jugement de Nietzsche, influencĂ© notamment par les idĂ©es d'une renaissance de l'Allemagne, avait un sens matĂ©riel sans Ă©quivoque :

« Pour que l'art puisse se dĂ©velopper sur un terrain fertile, vaste et profond, l'immense majoritĂ© doit ĂȘtre soumise Ă  l'esclavage et Ă  une vie de contrainte au service de la minoritĂ© et bien au-delĂ  des besoins limitĂ©s de sa propre existence. Elle doit Ă  ses dĂ©pens et par son sur-travail dispenser cette classe privilĂ©giĂ©e de la lutte pour l'existence afin que cette derniĂšre puisse alors produire et satisfaire un nouveau monde de besoins[120]. »

L'esclavage fait partie de la civilisation. Toutefois, par la suite, il définira l'esclavage en un sens que l'on trouve chez de nombreux moralistes[121] : l'esclave est celui qui ne dispose pas de temps libre pour cultiver ses facultés[122].

Or, Nietzsche évoque à partir de là une nouvelle possibilité quand il décrit le fonctionnement naturel des sociétés, et qu'il met en avant la brutalité de leur fonctionnement, la lutte pour la domination et l'exploitation cruelle :

« S'abstenir rĂ©ciproquement d'offense, de violence et de rapine, reconnaĂźtre la volontĂ© d'autrui comme Ă©gale Ă  la sienne, cela peut donner, grosso modo, une bonne rĂšgle de conduite entre les individus, pourvu que les conditions nĂ©cessaires soient rĂ©alisĂ©es (je veux dire l'analogie rĂ©elle des forces et des critĂšres chez les individus et leur cohĂ©sion Ă  l'intĂ©rieur d'un mĂȘme corps social). Mais qu'on essaye d'Ă©tendre l'application de ce principe, voire d'en faire le principe fondamental de la sociĂ©tĂ©, et il se rĂ©vĂ©lera pour ce qu'il est, la nĂ©gation de la vie, un principe de dissolution et de dĂ©cadence[123]. »

Il estime en effet possible de spiritualiser ces conflits (en leur donnant une forme plus subtile susceptible d'ĂȘtre largement acceptĂ©e), de la mĂȘme maniĂšre que la moralitĂ© des mƓurs avait produit une nouvelle forme d'humanitĂ© par des moyens violents, pour se trouver ensuite abolie dans son rĂ©sultat intĂ©riorisĂ©. La dĂ©mocratisation de l'Europe assure aux yeux de Nietzsche cette possibilitĂ© :

« Il semble que la dĂ©mocratisation de l’Europe soit un anneau dans la chaĂźne de ces Ă©normes mesures prophylactiques qui sont l’idĂ©e des temps nouveaux et nous sĂ©parent du Moyen Âge. C’est maintenant seulement que nous sommes au temps des constructions cyclopĂ©ennes ! Enfin nous possĂ©dons la sĂ©curitĂ© des fondements qui permettra Ă  l’avenir de construire sans danger[124] ! »

La médiocrité est ainsi inévitable et indispensable aux fondements des nouvelles sociétés. Lutter contre elle (par exemple en voulant écraser les faibles au profit des forts, ou en exacerbant les sentiments nationaux[125]) serait une absurdité qui conduirait à la destruction des sociétés :

« Il serait tout Ă  fait indigne d’un esprit profond de voir une objection dans la mĂ©diocritĂ© mĂȘme. Elle est la premiĂšre nĂ©cessitĂ© pour qu’il puisse y avoir des exceptions : une haute culture dĂ©pend d’elle[126]. »

Sur cette base, la hiĂ©rarchie que Nietzsche va concevoir sera une hiĂ©rarchie spirituelle, et elle vise Ă  Ă©tablir des conditions institutionnelles favorables Ă  un type d'hommes que Nietzsche conçoit comme bons, aimables et suprĂȘmement cultivĂ©s :

« Seuls les hommes les plus intellectuels ont le droit de la beautĂ©, de l’aspiration au beau, eux seuls sont bontĂ© et non point faiblesse. »

« Ils sont la classe d’hommes la plus honorable et cela n’exclut pas qu’ils soient en mĂȘme temps la plus joyeuse et la plus aimable. »

« Les intellectuels qui sont les plus forts
[127] »

Philosophe

Cet Ă©litisme, dont Nietzsche voit la forme la plus haute dans une classe d'hommes vivant pour l'esprit, le conduit Ă  placer le philosophe au rang le plus Ă©levĂ© dans le dĂ©veloppement de la culture. Cette place fait trĂšs tĂŽt l'objet des rĂ©flexions de Nietzsche : il avait ainsi eu le projet d'Ă©crire un livre sur le philosophe, alors qu'il Ă©tait encore professeur, et il nous en reste de nombreux fragments. À cela s'ajoutent des Ɠuvres non publiĂ©es (comme Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen et Das VerhĂ€ltnis der Schopenhauerischen Philosophie zu einer deutschen Cultur), et de nombreux passages des ConsidĂ©rations inactuelles.

Pour comprendre la place accordée au philosophe par Nietzsche, il faut tout d'abord penser les rapports de la philosophie, de l'art et de la science.

Philosophie, science et art

Société philologique. Nietzsche est debout au centre.

Le philosophe est un type d'homme dont l'instinct dominant est, selon Nietzsche, un instinct de connaissance sĂ©lectif. Il s'oppose en cela, dans certaines limites, Ă  l'intempĂ©rance de la science, qui est pour lui une forme de barbarie liĂ©e Ă  la dĂ©mocratie. Sont opposĂ©s ainsi, en tant que types, le savant et le philosophe : le premier ne fait pas de distinction dans ce qu'il a Ă  connaĂźtre, son activitĂ© n'a rien de personnelle ; la caricature extrĂȘme de la science est l'Ă©rudition, forme de « savoir » qui n'instruit pas mais, au contraire, dĂ©forme l'esprit et lui est un fardeau. La masse de ce qui est Ă  connaĂźtre est en effet infinie et conduit au dĂ©sespoir de la connaissance.

Cette opposition se manifeste d'abord dans l'Ɠuvre de Nietzsche par une critique de l'histoire[128] et de la philologie (rappelons qu'il Ă©tait lui-mĂȘme professeur de philologie) :

« « Du reste je dĂ©teste tout ce qui ne fait que m'instruire, sans augmenter mon activitĂ© ou l'animer directement. » Ce sont lĂ  des paroles de Goethe par lesquelles, comme un Ceterum censeo courageusement exprimĂ©, pourra dĂ©buter notre considĂ©ration sur la valeur et la non-valeur des Ă©tudes historiques. On y exposera pourquoi l'enseignement, sans la vivification, pourquoi la science qui paralyse l'activitĂ©, pourquoi l'histoire, prĂ©cieux superflu de la connaissance et article de luxe, doivent ĂȘtre sĂ©rieusement, selon le mot de Goethe, un objet de haine, — parce que nous manquons encore actuellement de ce qu'il y a de plus nĂ©cessaire, car le superflu est l'ennemi du nĂ©cessaire. Certes, nous avons besoin de l'histoire, mais autrement que n'en a besoin l'oisif promeneur dans le jardin de la science, quel que soit le dĂ©dain que celui-ci jette, du haut de sa grandeur, sur nos nĂ©cessitĂ©s et nos besoins rudes et sans grĂące. Cela signifie que nous avons besoin de l'histoire pour vivre et pour agir, et non point pour nous dĂ©tourner nonchalamment de la vie et de l'action, ou encore pour enjoliver la vie Ă©goĂŻste et l'action lĂąche et mauvaise. Nous voulons servir l'histoire seulement en tant qu'elle sert la vie. Mais il y a une façon d'envisager l'histoire et de faire de l'histoire grĂące Ă  laquelle la vie s'Ă©tiole et dĂ©gĂ©nĂšre. C'est lĂ  un phĂ©nomĂšne qu'il est maintenant nĂ©cessaire autant que douloureux de faire connaĂźtre, d'aprĂšs les singuliers symptĂŽmes de notre temps[129]. »

De ce fait, le philosophe est plus proche de l'artiste, dans la mesure oĂč il synthĂ©tise ce qu'il connaĂźt, c'est-Ă -dire produit une simplification de la rĂ©alitĂ© qui a un caractĂšre esthĂ©tique au service de la vie et de la culture.

Nietzsche propose de distinguer deux types de forces, les forces « réactives » et les forces « actives ». Pour lui les forces « réactives » sont la négation du monde sensible et sont représentées par la philosophie classique et la science. Elles opposent le monde intelligible au monde sensible qui en sort dévalorisé. Les forces « actives » ou l'affirmation du sensible s'expriment dans l'art. Les forces « actives » peuvent se déployer dans la vie sans opposer un monde à un autre. L'artiste est celui qui pose des valeurs sans discuter, celui qui invente des mondes nouveaux sans avoir besoin de se justifier[130].

La sélection des valeurs

Dans le cadre de cette grande politique, le lĂ©gislateur est un artiste de l'humanitĂ© qui sĂ©lectionne son matĂ©riau en forgeant des valeurs : Nietzsche pense ainsi l'Éternel retour comme un outil d'Ă©levage et de sĂ©lection. Il y a donc bien, en ce sens, une forme d'eugĂ©nisme[131], qui doit permettre l'avĂšnement du surhumain. Si Nietzsche Ă©voque incontestablement la perspective d'une destruction des ratĂ©s, cette destruction est en rĂ©alitĂ© une autodestruction.

Nietzsche Ă©crit ainsi :

« L’ordre des castes, le rĂšglement des rangs ne formule que les rĂšgles supĂ©rieures de la vie mĂȘme ; la sĂ©paration des trois types est nĂ©cessaire pour conserver la sociĂ©tĂ©, pour rendre possible les types supĂ©rieurs [
]. »

— L'AntĂ©christ

et fait l'éloge d'un suicide activement suggeré :

« Le malade est un parasite de la SociĂ©tĂ©. ArrivĂ© Ă  un certain Ă©tat il est inconvenant de vivre plus longtemps. L’obstination Ă  vĂ©gĂ©ter lĂąchement, esclave des mĂ©decins et des pratiques mĂ©dicales, aprĂšs que l’on a perdu le sens de la vie, le droit Ă  la vie, devrait entraĂźner, de la part de la SociĂ©tĂ©, un mĂ©pris profond. Les mĂ©decins, de leur cĂŽtĂ©, seraient chargĂ©s d’ĂȘtre les intermĂ©diaires de ce mĂ©pris, — ils ne feraient plus d’ordonnances, mais apporteraient chaque jour Ă  leurs malades une nouvelle dose de dĂ©goĂ»t
 CrĂ©er une nouvelle responsabilitĂ©, celle du mĂ©decin, pour tous les cas oĂč le plus haut intĂ©rĂȘt de la vie, de la vie ascendante, exige que l’on Ă©carte et que l’on refoule sans pitiĂ© la vie dĂ©gĂ©nĂ©rescente — par exemple en faveur du droit de vivre
 »

— CrĂ©puscule des idoles

Éternel Retour et surhumain

La philosophie de Nietzsche contient deux notions parmi les plus importantes de sa pensĂ©e : l'Éternel Retour comme moyen de sĂ©lection, et le surhumain comme fin idĂ©ale.

La pensée la plus lourde

Pour Nietzsche la validitĂ© scientifique de l'hypothĂšse cosmologique de l'Ă©ternel retour n'a aucune importance, car toute pensĂ©e - mĂ©taphysique comme scientifique - est interprĂ©tation du monde : il n'existe pas de fait objectif, de vĂ©ritĂ© ou de sens absolus, indĂ©pendamment du sujet. La valeur d'une reprĂ©sentation ne se mesure donc pas Ă  son adĂ©quation au prĂ©tendu rĂ©el mais Ă  sa capacitĂ© Ă  favoriser le dĂ©veloppement de la puissance en tant que vie, Ă  sa sĂ©lectivitĂ©, Ă  son intĂ©rĂȘt en tant que rĂ©alitĂ© Ă©thique, interprĂ©tation normative, supĂ©rieure ou infĂ©rieure. Nietzsche sait que sa cosmologie est probablement erronĂ©e, cela ne va pas en contradiction avec sa pensĂ©e vantant les mĂ©rites de « l'erreur »[132] ; « si la doctrine de l'Ă©ternel retour est valorisĂ©e en tant qu'erreur, cela signifie que sa valeur ne dĂ©pend pas de sa scientificitĂ© »[133].

La valeur de la doctrine de l'Éternel Retour vient non de ses fondements mais de ses implications : « Si le devenir est un vaste cycle, tout est Ă©galement prĂ©cieux, Ă©ternel, nĂ©cessaire. » L'aspect scientifique de cette doctrine est une « plus-value »[134], non une garantie supplĂ©mentaire de sa validitĂ©, mais une raison supplĂ©mentaire pour y croire. Nietzsche la fournit pour favoriser l'adhĂ©sion Ă  cette doctrine dans une Ă©poque qu'il sait positiviste[135].

Le nihilisme, dans cette pensĂ©e, est un Ă©tat normal, et non seulement un symptĂŽme de faiblesse face Ă  l'absurditĂ© de l'existence. Face Ă  L'Éternel Retour, pensĂ©e sĂ©lective par ce nihilisme extrĂȘme, deux attitudes peuvent ĂȘtre adoptĂ©es, comme l'indique le Gai Savoir. Lorsque celui ayant dit non Ă  la vie pense l'Éternel Retour, sa rĂ©signation est renforcĂ©e, il est effarĂ© Ă  la perspective que ce qu'il fuit dans les consolations mĂ©taphysiques et autres arriĂšres mondes l'affligera Ă©ternellement ; lorsque l'Éternel Retour est pensĂ© par celui ayant dit oui Ă  la vie, son acceptation de la vie est renforcĂ©e, sa volontĂ© de puissance est alors maximale. Advient ainsi le surhumain, qui accepte et aime la rĂ©alitĂ© telle qu'elle est, lĂ  oĂč l'idĂ©aliste la fuit en l'aimant telle qu'elle devrait ou aurait pu ĂȘtre.

« Le poids formidable. — Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un dĂ©mon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l'as vĂ©cue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantitĂ© innombrable de fois ; et il n'y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensĂ©e et chaque soupir, tout l'infiniment grand et l'infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la mĂȘme suite et le mĂȘme ordre — et aussi cette araignĂ©e et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-mĂȘme. L'Ă©ternel sablier de l'existence sera retournĂ© toujours Ă  nouveau — et toi avec lui, poussiĂšre des poussiĂšres ! » — Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le dĂ©mon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu dĂ©jĂ  vĂ©cu un instant prodigieux oĂč tu lui rĂ©pondrais : « Tu es un dieu, et jamais je n'ai entendu chose plus divine ! » Si cette pensĂ©e prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-ĂȘtre, mais peut-ĂȘtre t'anĂ©antirait-elle aussi; la question « veux-tu cela encore une fois et une quantitĂ© innombrable de fois », cette question, en tout et pour tout, pĂšserait sur toutes tes actions d'un poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, que tu t'aimes toi-mĂȘme pour ne plus dĂ©sirer autre chose que cette suprĂȘme et Ă©ternelle confirmation ![136] »

Le surhumain

La notion de surhumain (qui apparaĂźt peu dans les textes Ă  part dans Ainsi parlait Zarathoustra) esquisse ce que deviendrait l'homme, en Ă©tant dĂ©livrĂ© du ressentiment de la morale et en incarnant l'affirmation la plus intense de la vie, l'Éternel Retour. Le prĂ©fixe « sur- », abondamment utilisĂ© par Nietzsche pour dĂ©signer un processus de transfiguration, de modification de la structure des instincts (l'homme est ainsi un sur-animal), signifie cette transformation de l'ĂȘtre humain ; il s'agit moins d'un accroissement ontologique que d'une maniĂšre de percevoir et de juger le monde. Il n’est toutefois pas un au-delĂ  de l’homme et reste humain, trop humain, n’étant pas un nouvel « en soi » idĂ©alisĂ© servant de modĂšle.

Contrairement Ă  ce que l'on croit souvent, le surhumain n'est pas un homme surpuissant, physiquement ou intellectuellement :

« Le mot « Surhomme » dont j'usais pour dĂ©signer un type d'une perfection absolue, par opposition aux hommes « modernes », aux « braves » gens, aux chrĂ©tiens et autres nihilistes, et qui, dans la bouche d'un Zarathoustra, devait donner Ă  rĂ©flĂ©chir, ce mot a presque toujours Ă©tĂ© employĂ© avec une candeur parfaite au profit des valeurs dont le personnage de Zarathoustra illustre l'opposĂ©, pour dĂ©signer le type « idĂ©aliste » d'une race supĂ©rieure d'hommes, moitiĂ© « saints », moitiĂ© « gĂ©nies »  Ă  son sujet, d'autres Ăąnes savants m'ont soupçonnĂ© de darwinisme ; on a mĂȘme voulu retrouver Ă  l'origine de ma crĂ©ation le « culte des hĂ©ros » de Carlyle, « ce faux monnayeur inconscient », alors que j'avais pris un malin plaisir Ă  n'en pas tenir compte[137]. »

C'est une Ă©volution possible et souhaitĂ©e de l'homme : « (
) l'Homme est une chose qui doit ĂȘtre dĂ©passĂ©e. C'est-Ă -dire que l'Homme est un pont et non un terme (
) »[138].

L'Inversion de toutes les valeurs

Il faut tout d'abord noter qu'il y a une difficulté dans la traduction de l'expression allemande qui a été rendue de plusieurs maniÚres en français :

On trouve dans l'expression allemande deux fois le radical Wert- ; le prĂ©fixe Um- signifie un retour, un contournement. L'expression pourrait alors ĂȘtre traduite par rĂ©Ă©valuation de toutes les valeurs.

En quoi consiste l'inversion des valeurs ? Nietzsche n'en fait aucun exposé complet, toujours resté à l'état de projet :

« Qu'est-ce qui peut seul ĂȘtre notre doctrine ? - Que personne ne donne Ă  l'homme ses qualitĂ©s, ni Dieu, ni la sociĂ©tĂ©, ni ses parents et ses ancĂȘtres, ni lui-mĂȘme (- le non-sens de l'« idĂ©e », rĂ©futĂ© en dernier lieu, a Ă©tĂ© enseignĂ©, sous le nom de « libertĂ© intelligible », par Kant et peut-ĂȘtre dĂ©jĂ  par Platon). Personne n'est responsable du fait que l'homme existe, qu'il est conformĂ© de telle ou telle façon, qu'il se trouve dans telles conditions, dans tel milieu. La fatalitĂ© de son ĂȘtre n'est pas Ă  sĂ©parer de la fatalitĂ© de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. L'homme n'est pas la consĂ©quence d'une intention propre, d'une volontĂ©, d'un but ; avec lui on ne fait pas d'essai pour atteindre un « idĂ©al d'humanitĂ© », un « idĂ©al de bonheur », ou bien un « idĂ©al de moralitĂ© », - il est absurde de vouloir faire dĂ©vier son ĂȘtre vers un but quelconque. Nous avons inventĂ© l'idĂ©e de « but » : dans la rĂ©alitĂ© le « but » manque
 On est nĂ©cessaire, on est un morceau de destinĂ©e, on fait partie du tout, on est dans le tout, - il n'y a rien qui pourrait juger, mesurer, comparer, condamner notre existence, car ce serait lĂ  juger, mesurer, comparer et condamner le tout
 Mais il n'y a rien en dehors du tout ! - Personne ne peut plus ĂȘtre rendu responsable, les catĂ©gories de l'ĂȘtre ne peuvent plus ĂȘtre ramenĂ©es Ă  une cause premiĂšre, le monde n'est plus une unitĂ©, ni comme monde sensible, ni comme « esprit » : cela seul est la grande dĂ©livrance, - par lĂ  l'innocence du devenir est rĂ©tablie
 L'idĂ©e de « Dieu » fut jusqu'Ă  prĂ©sent la plus grande objection contre l'existence
 Nous nions Dieu, nous nions la responsabilitĂ© en Dieu : par lĂ  seulement nous sauvons le monde[139]. »

L'art

Apollon.
Dionysos.

L'art est Ă  la fois premier (interprĂ©ter, connaĂźtre, c'est faire Ɠuvre d'artiste) et dernier (le surhumain est un embellissement des pulsions humaines). L'art est l'expression d'une pulsion humaine primitive, celle de crĂ©er des formes. Il n'est donc pas surprenant qu'il soit pour Nietzsche le seul facteur justifiant la vie[140].

Apollon et Dionysos

La premiĂšre publication de Nietzsche concernant sa pensĂ©e de l'art est La Naissance de la tragĂ©die. Dans cette Ɠuvre, il oppose et associe les figures opposĂ©es de l'ivresse : dionysiaque et apollinienne. Dionysos est une figure qui sera reprise par Nietzsche tout au long de son Ɠuvre, qu'il n'abandonnera jamais, et mĂȘme plus : peu Ă  peu l'on voit que Dionysos reprĂ©sente l'ensemble des thĂšmes importants chez Nietzsche, comme la fĂȘte, le rire, l'ivresse, la volontĂ© de puissance, et l'acquiescement, l'affirmation de tout ce qu'est la vie.

Dionysos est donc l'ivresse de l’instinct, la jouissance primitive de l’absence de raison contrĂŽlant les actes, l’innocence de la libertĂ© et de l'Ă©motion :

« Dans la science des mystĂšres la douleur est sanctifiĂ©e : le « travail d'enfantement » rendant la douleur sacrĂ©e, - tout ce qui est devenir et croissance, tout ce qui garantit l'avenir nĂ©cessite la douleur
 Pour qu'il y ait la joie Ă©ternelle de la crĂ©ation, pour que la volontĂ© de vie s'affirme Ă©ternellement par elle-mĂȘme il faut aussi qu'il y ait les « douleurs de l'enfantement »  Le mot Dionysos signifie tout cela : je ne connais pas de symbolisme plus Ă©levĂ© que ce symbolisme grec, celui des fĂȘtes dionysiennes. Par lui le plus profond instinct de la vie, celui de la vie Ă  venir, de la vie Ă©ternelle est traduit d'une façon religieuse, - la voie mĂȘme de la vie, la procrĂ©ation, comme la voie sacrĂ©e
 Ce n'est que le christianisme, avec son fond de ressentiment contre la vie, qui a fait de la sexualitĂ© quelque chose d'impur : il jette de la boue sur le commencement, sur la condition premiĂšre de notre vie
[141] »

La seconde figure, Apollon, est l’Ɠuvre de la raison qui tente de masquer la nature par la culture, en inventant des normes, des symĂ©tries, afin de cĂ©lĂ©brer l’idĂ©e du beau par une transformation esthĂ©tique des actes et du monde, plaisante Ă  la vision.

Ces deux premiÚres figures ont des expressions esthétiques qui leur sont propres :

« Que signifie les oppositions d'idĂ©es entre apollinien et dionysien, que j'ai introduites dans l'esthĂ©tique, toutes deux considĂ©rĂ©es comme des catĂ©gories de l'ivresse ? - L'ivresse apollinienne produit avant tout l'irritation de l'Ɠil qui donne Ă  l'Ɠil la facultĂ© de vision. Le peintre, le sculpteur, le poĂšte Ă©pique sont des visionnaires par excellence. Dans l'Ă©tat dionysien, par contre, tout le systĂšme Ă©motif est irritĂ© et amplifiĂ© : en sorte qu'il dĂ©charge d'un seul coup tous ses moyens d'expression, en expulsant sa force d'imitation, de reproduction, de transfiguration, de mĂ©tamorphose, toute espĂšce de mimique et d'art d'imitation[142]. »

L'une des premiÚres formes d'art à laquelle Nietzsche se soit intéressé (dans La Naissance de la tragédie) est la tragédie, qui réunit l'apollinien et le dionysiaque.

La tragédie

La tragĂ©die grecque est pour Nietzsche l'expression d'un aspect essentiel de la culture grecque : le pessimisme de la force. À ce titre, elle tĂ©moigne d'une culture rĂ©ussie jusqu'Ă  un certain point, ce dont tĂ©moignent en particulier les philosophes PrĂ©socratiques.

La tragédie naßt selon Nietzsche de l'orgiasme dionysiaque : extériorisations incompréhensibles des pulsions populaires. Les hommes sont en extase ; ils se sentent ensorcelés par le dieu.

La tragĂ©die antique est l'accouplement de deux impulsions symbolisĂ©es par des dieux (Apollon et Dionysos) qui se combattent sans cesse. Ces deux dieux s'expriment primitivement comme des forces de la nature qui se passent du travail de l'artiste. Elles jaillissent au sein du rĂȘve et du dĂ©lire. L'opposition de ces forces ne doit pas ĂȘtre exagĂ©rĂ©e : elles produisent des effets bien diffĂ©rents, mais possĂšdent quelques points communs. Dans les derniĂšres Ɠuvres de Nietzsche, ces forces semblent mĂȘme ĂȘtre absorbĂ©es dans le seul Ă©lĂ©ment dionysiaque, au point que certains commentateurs ont pu soutenir que le dionysiaque Ă©tait l'Ă©lĂ©ment originel dont l'apollinien est seulement dĂ©rivĂ©.

Apollon est le dieu brillant, prophĂšte, qui reprĂ©sente les arts plastiques, le rĂȘve, la belle apparence, le plaisir des formes. Cette beautĂ© de l'apparence n'exclut pas la reprĂ©sentation de sentiments dĂ©plaisants. Mais le caractĂšre esthĂ©tique qui s'en dĂ©gage embellit la vie, et encourage les hommes Ă  vivre. C'est lĂ  pour Nietzsche son aspect nĂ©cessaire : sans Apollon, la vie ne serait pas digne d'ĂȘtre vĂ©cue.

L'esthĂ©tique d'Apollon est la mesure, le calme de la sagesse, la grĂące. Au milieu des tempĂȘtes de l'existence, l'aspect solaire et paisible d'Apollon est sublime.

Dionysos est l'ivresse, ivresse des narcotiques, du printemps qui abolit la subjectivitĂ© des fous de Dionysos. Dionysos est la voluptĂ© de la nature spontanĂ©ment surabondante. Le principe dionysiaque dissout l'individualitĂ© et permet Ă  l'homme de renouer avec la nature et l'humanitĂ© : c'est le mystĂšre de l'Un originaire qui ensorcelle tous les ĂȘtres et les font danser tous ensemble. L'homme devient l'Ɠuvre d'art d'un dieu.

« La psychologie de l'orgiasme comme d'un sentiment de vie et de force dĂ©bordante, dans les limites duquel la douleur mĂȘme agit comme stimulant, m'a donnĂ© la clef pour l'idĂ©e du sentiment tragique, qui a Ă©tĂ© mĂ©connu tant par Aristote que par nos pessimistes. La tragĂ©die est si Ă©loignĂ©e de dĂ©montrer quelque chose pour le pessimisme des HellĂšnes au sens de Schopenhauer qu'elle pourrait plutĂŽt ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme sa rĂ©futation dĂ©finitive, comme son jugement. L'affirmation de la vie, mĂȘme dans ses problĂšmes les plus Ă©tranges et les plus ardus ; la volontĂ© de vie, se rĂ©jouissant dans le sacrifice de ses types les plus Ă©levĂ©s, Ă  son propre caractĂšre inĂ©puisable - c'est ce que j'ai appelĂ© dionysien, c'est en cela que j'ai cru reconnaĂźtre le fil conducteur vers la psychologie du poĂšte tragique[143]. »

Décadence de la tragédie

La tragédie est morte tragiquement ; son agonie a nom Euripide[144]. Celui-ci a en commun avec les poÚtes de la nouvelle comédie, de faire entrer le spectacle de la vie quotidienne sur la scÚne. Alors que les anciennes tragédies représentaient les héros dont l'idéalisation élÚve l'ùme du spectateur, la tragédie d'Euripide représente le commun, le bas, elle est un miroir rhétorique de la vie des spectateurs qui s'y contemplent. Ainsi Euripide a-t-il popularisé la tragédie, en faisant parler le peuple :

« J'ai introduit sur la scÚne des choses domestiques, qui sont usuelles et familiÚres[145]. »

Il croyait ainsi lutter contre la dĂ©cadence de la tragĂ©die, qui, selon Nietzsche, Ă©tait en rĂ©alitĂ© dĂ©jĂ  morte. Fort de cette croyance, il crĂ»t que l'effet de l'art n'Ă©tait pas adaptĂ© au public athĂ©nien. Il conçut alors une forme d'art, comme la loi d'une esthĂ©tique rationaliste : Tout doit ĂȘtre de l'ordre de l'entendement pour que tout puisse ĂȘtre entendu. Euripide envisage ainsi de maniĂšre critique toutes les parties de l'art : le mythe, la structure dramatique, la musique, la langue, etc.

Par exemple, Euripide dévoile toute l'intrigue dans le prologue de ses piÚces, contrairement à Eschyle et Sophocle, qui, dans les premiÚres scÚnes, font subtilement comprendre aux spectateurs ce qui doit se produire.

Ainsi Euripide est-il le premier dramaturge Ă  concevoir une esthĂ©tique consciente : « Tout doit ĂȘtre conscient pour ĂȘtre beau », principe qui le fait proche de Socrate. La dĂ©cadence de la tragĂ©die s'exprime dans les piĂšces d'Euripide, ami de Socrate, dont on rapporte qu'il aida le dramaturge pour la composition de ses Ɠuvres. Or Socrate fut, dans la tragĂ©die, et dans le drame musical en gĂ©nĂ©ral, l'Ă©lĂ©ment de sa dissolution. Socrate est selon Nietzsche un personnage anti-tragique.

Nietzsche discerne plusieurs traits de l'évolution de la tragédie qui en montrent la décadence :

  • l'Ă©rudition, le savoir conscient : l'art perd son impulsion dionysiaque. L'Ă©quilibre de la lutte tragique est rompu ;
  • le spectacle devient un jeu d'Ă©checs, une intrigue bourgeoise, oĂč le raisonnement et l'examen sont introduits :

« De tels sentiments, c'est pourtant moi qui les inculquai Ă  ceux-ci, en introduisant dans l'art le raisonnement et l'examen ; si bien que dĂ©sormais on sait concevoir toutes choses, distinguer, et notamment tenir sa maison, ses champs et son bĂ©tail mieux qu'auparavant en y regardant bien : « Comment va cette affaire ? Pourquoi ? À quoi bon ? Qui ? OĂč ? Comment ? Quoi ? Qui m'a pris cela ? »[146] »

  • la rhĂ©torique l'emporte sur le dialogue : les personnages deviennent bavards et artificiels ;
  • la dialectique envahit les hĂ©ros de la scĂšne : Euripide se fait le porte parole de Socrate, le fait monter sur scĂšne (Socrate c'est la dialectique) ;
  • l'esprit de la musique est perdu ;
  • Euripide introduit le spectateur dans la tragĂ©die, l'homme du quotidien, bas et vulgaire.

Physiologie de l'art

Les thĂšses de Nietzsche sur l'origine de l'art sont parfois d'ordre physiologique :

« Pour qu'il y ait de l'art, pour qu'il y ait une action ou une contemplation esthĂ©tique quelconque, une condition physiologique prĂ©liminaire est indispensable : l'ivresse. Il faut d'abord que l'ivresse ait haussĂ© l'irritabilitĂ© de toute la machine : autrement l'art est impossible. Toutes les espĂšces d'ivresses, fussent-elles conditionnĂ©es le plus diversement possible, ont puissance d'art : avant tout l'ivresse de l'excitation sexuelle, cette forme de l'ivresse la plus ancienne et la plus primitive. De mĂȘme l'ivresse qui accompagne tous les grands dĂ©sirs, toutes les grandes Ă©motions ; l'ivresse de la fĂȘte, de la lutte, de l'acte de bravoure, de la victoire, de tous les mouvements extrĂȘmes ; l'ivresse de la cruautĂ© ; l'ivresse de la destruction, l'ivresse sous certaines influences mĂ©tĂ©orologiques, par exemple l'ivresse du printemps, ou bien sous l'influence des narcotiques ; enfin l'ivresse de la volontĂ©, l'ivresse d'une volontĂ© accumulĂ©e et dilatĂ©e. - L'essentiel dans l'ivresse c'est le sentiment de la force accrue et de la plĂ©nitude. Sous l'empire de ce sentiment on s'abandonne aux choses, on les force Ă  prendre de nous, on les violente, - on appelle ce processus : idĂ©aliser[147]. »

Physiologie du beau

L'art naĂźt d'un sentiment d'ivresse, d'une excitation communicative. Ces Ă©tats physiologiques et psychiques n'ont pas de liens nĂ©cessaires avec le beau. Cela n'empĂȘche pas de faire une physiologie de la beautĂ© et de la laideur :

« Rien n'est beau, il n'y a que l'homme qui soit beau : sur cette naïveté repose toute esthétique, c'est sa premiÚre vérité. Ajoutons-y dÚs l'abord la deuxiÚme : rien n'est laid si ce n'est l'homme qui dégénÚre, - avec cela l'empire des jugements esthétiques est circonscrit. - Au point de vue physiologique, tout ce qui est laid affaiblit et attriste l'homme. Cela le fait songer à la décomposition, au danger, à l'impuissance. Il y perd décidément de la force. On peut mesurer au dynamomÚtre l'effet de la laideur[148]. »

L'affirmation de la vie par l'art

D'une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, Nietzsche prĂŽne l'affirmation de la vie, une affirmation totale et joyeuse de la vie (c'est-Ă -dire une affirmation du plaisir et de la souffrance), mĂȘme dans tout ce qu'elle a de problĂ©matique et d'inquiĂ©tant, jusque dans ses recoins les plus dangereux.

Par art, il ne faut pas entendre seulement les Ɠuvres d'art, mais, d'une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, ce qui, en l'homme, tend Ă  crĂ©er des formes, et Ă  prĂ©fĂ©rer la jouissance de la superficie et de l'illusion. En ce sens, l'art s'oppose Ă  la science, et, dans une moindre mesure, Ă  la philosophie, bien que ces deux derniĂšres activitĂ©s possĂšdent Ă©galement une dimension esthĂ©tique. Pour comprendre la force affirmative de l'art, il faut comprendre que notre vie, dans les moindres de ses aspects, tient plus de l'illusion, du rĂȘve et du mensonge, que de la « vĂ©ritĂ© » :

« O sancta simplicitas ! Quelle singuliÚre simplification, quel faux point de vue l'homme met dans sa vie ! On ne peut pas assez s'en étonner quand une fois on a ouvert les yeux sur cette merveille ! Comme nous avons tout rendu clair, et libre, et léger autour de nous ! Comme nous avons su donner à nos sens le libre accÚs de tout ce qui est superficiel, à notre esprit un élan divin vers les espiÚgleries et les paralogismes ! Comme, dÚs l'abord, nous avons su conserver notre ignorance pour jouir d'une liberté à peine compréhensible, pour jouir du manque de scrupule, de l'imprévoyance, de la bravoure et de la sérénité de la vie, pour jouir de la vie ! Et c'est seulement sur ces bases, dÚs lors solides et inébranlables de l'ignorance, que la science a pu s'édifier jusqu'à présent, la volonté de savoir sur la base d'une volonté bien plus puissante encore, la volonté de l'ignorance, de l'incertitude, du mensonge[149] ! »

L'Ă©crivain compositeur

Production erratique

Nietzsche Ă©tait un excellent pianiste et improvisateur, auprĂšs de son entourage d'Ă©poque. Il Ă©crivit une quarantaine de piĂšces musicales, pour l'essentiel entre treize et vingt et un ans, de 1857 Ă  1865.

En 1882, Nietzsche fait la connaissance de Lou Salomé, qui est déterminante dans son évolution intellectuelle. Il compose un lied[150] sur un de ses poÚmes, Gebet an das Leben[151] (Hymne à la vie), et écrit à Felix Mottl :

« Je souhaite que cette musique devienne le complément de la parole du philosophe qui, comme tout ce qui est exprimé, doit nécessairement rester ambigu. Ce qui sous-tend ma philosophie, sur le plan émotif, trouve son expression dans cet hymne[152]. »

Nietzsche envoya la transcription pour chant et orchestre, arrangĂ© par son ami Heinrich Köselitz en 1887, Hymnus an das Leben Ă  Hans Guido von BĂŒlow, alors cĂ©lĂšbre chef d'orchestre ; qui lui rĂ©pondit : « Votre mĂ©ditation, du point de vue musical, n'a d'autre valeur que celle d'un crime dans l'ordre moral. » Elle lui Ă©voque « un lendemain de bacchanale, plutĂŽt que la bacchanale elle-mĂȘme »[153].

La voie au philosophe

Écrit-il, tandis qu'il s'affranchit de Richard Wagner qui fut son grand modĂšle avec Arthur Schopenhauer avant de les condamner tous les deux comme forces extinctives de la vie. Nietzsche libĂ©rĂ© de son surmoi de compositeur fit alors l'apologie de Gioachino Rossini, Vincenzo Bellini et, ironiquement, de Georges Bizet, « Carmen me dĂ©livre », pour se moquer de Wagner. DĂ©sormais, « il faut mĂ©diterraniser la musique », entreprise qui prit fin dans une rue de Turin en 1889, qui vit Nietzsche s’effondrer, aphasique devant un cheval sĂ©vĂšrement battu par son cocher[154] - [155].

Réception de la pensée de Nietzsche

Les falsifications

Les textes de Nietzsche ont subi de nombreuses manipulations, et ont Ă©tĂ© utilisĂ©s de maniĂšres fort diverses avant d'ĂȘtre Ă©ditĂ©s de façon plus exacte et complĂšte par Giorgio Colli et Mazzino Montinari.

Sources de la pensée nietzschéenne

Nietzsche cite peu les auteurs qui l'inspirent ou auxquels il s'oppose, et la recherche des lectures qui ont pu avoir une influence sur sa pensée est un domaine à part entiÚre des études nietzschéennes. Pour certains commentateurs (comme Mazzino Montinari[156] ou Barbara Stiegler, dans Nietzsche et la biologie), il est difficile de comprendre toute l'importance des thÚses de Nietzsche, si l'on ignore de quoi s'est nourrie sa philosophie et dans quel contexte intellectuel elle prend place.

Nietzsche avait une intense activitĂ© de lecture et connaissait, directement ou indirectement, les auteurs, penseurs, scientifiques et artistes majeurs de son temps. Ses lectures sont trĂšs Ă©tendues et il faisait lui-mĂȘme remarquer dans une lettre Ă  Jacob Burckhardt, Ă  l'occasion de la parution de Par-delĂ  bien et mal, qu'une vaste culture Ă©tait nĂ©cessaire pour saisir et juger la valeur de cette Ɠuvre.

La bibliothĂšque de Nietzsche, dont un premier catalogue a Ă©tĂ© Ă©tabli dĂšs 1896 par Rudolf Steiner[157], reflĂšte cet appĂ©tit de lectures. On peut citer pour exemples quelques-uns des auteurs qu’il lut dans sa jeunesse : Goethe, Adalbert Stifter, Ludwig Feuerbach, David Strauss, Ralph Waldo Emerson (les Essais, dont La Confiance en soi dont on retrouve des influences dans Schopenhauer Ă©ducateur), Lord Byron (Manfred), Hölderlin, Schopenhauer (Le Monde comme VolontĂ© et comme ReprĂ©sentation).

À titre d'exemple, il est probable que l'aphorisme bien connu de Nietzsche « appris Ă  l'Ă©cole de guerre de la vie : ce qui ne me tue pas me rend plus fort » (Le CrĂ©puscule des idoles, 1888) ait Ă©tĂ© inspirĂ© par cette phrase de Ralph Waldo Emerson que l'on retrouve dans ses Essais de philosophie amĂ©ricaine (1841-1844) au chapitre « Compensation »[158] : « En gĂ©nĂ©ral, tout mal auquel nous ne succombons pas est pour nous un bienfaiteur »[159].

ƒuvres

Liste des Ɠuvres principales

Compilations des cahiers de Nietzsche

  • Fragments posthumes (1854 - 1889). Publication scientifiquement fiable des cahiers par ordre chronologique Ă©ditĂ©e par G. Colli et M. Montinari.
  • La VolontĂ© de puissance (Der Wille zur Macht. Versuch einer Umwertung aller Werte, La VolontĂ© de puissance. Essai d'inversion de toutes les valeurs.) est un projet de livre que Friedrich Nietzsche, a abandonnĂ© Ă  la fin de l'annĂ©e 1888. Les livres publiĂ©s sous le titre de La VolontĂ© de puissance sont des compilations des fragments posthumes de Nietzsche prĂ©sentĂ©es comme son Ɠuvre principale, mais considĂ©rĂ©es aujourd'hui comme des falsifications opĂ©rĂ©es par sa sƓur.

Philosophie

L'édition qui fait actuellement référence (et qui contient les fragments posthumes, notamment ceux destinés à la Volonté de puissance) :

  • Werke. Kritische Gesamtausgabe (abrĂ©viation : KGW), hg. von Giorgio Colli und Mazzino Montinari. Berlin und New York 1967.
  • SĂ€mtliche Werke, Kritische Studienausgabe in 15 BĂ€nden (abrĂ©viation : KSA), hg. von Giorgio Colli und Mazzino Montinari. MĂŒnchen und New York 1980. (ISBN 3-423-59044-0).
  • (fr) Traduction française : Friedrich Nietzsche, ƒuvres philosophiques complĂštes, 14 tomes, en 18 volumes[160] (abrĂ©viation : FP), Gallimard, 1967-1997.
  • La Vision dionysiaque du monde (traduit et prĂ©sentĂ© par Lionel Duvoy), Paris, Allia, , 5e Ă©d., 80 p. (ISBN 979-10-304-0111-0)

Philologie

  • (fr) Écrits philologiques, traduction, introductions et notes d’Anne Merker, en douze volumes, Les Belles Lettres, 2019-2023. Volumes parus : IV HomĂšre et la philologie classique, EncyclopĂ©die de la philologie classique, 2022 ; VIII, Platon, 2019 ; X, RhĂ©torique, 2020 ; Histoire de la littĂ©rature grecque, 2021.

Poésie

  • (de) & (fr) PoĂšmes complets, texte et traduction nouvelle intĂ©grale, introduction et annotation par Guillaume MĂ©tayer, collection BibliothĂšque allemande, Les Belles Lettres, 2019.

Correspondance

Friedrich Nietzsche, Correspondance, textes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduction d'Henri-Alexis Baatsch, Jean Bréjoux et Maurice de Gandillac, placée sous la responsabilité de Maurice de Gandillac, Gallimard, en cinq tomes :

  • Tome I, - , 1986. Contient 633 lettres de Nietzsche. (ISBN 2-07-070594-3) ;
  • Tome II, - , 1986. Contient 411 lettres de Nietzsche. (ISBN 2-07-070595-1) ;
  • Tome III, - , traductions et notes sous la responsabilitĂ© de Jean Lacoste, 2008. Contient 511 lettres de Nietzsche (no 412 Ă  no 922). (ISBN 978-2-07-012040-6)
  • Tome IV, - , traductions et notes sous la responsabilitĂ© de Jean Lacoste, 2015. Contient 579 lettres de Nietzsche. (ISBN 978-2-07-012623-1)
  • Tome V, - , traductions et notes sous la responsabilitĂ© de Jean Lacoste, 2019. (ISBN 9782072772092)

Références

  1. cf. Brian Leiter, « Nietzsche's naturalism reconsidered », dans Oxford Handbook of Nietzsche, : « According to one recent scholar, “Most commentators on Nietzsche would agree that he is in a broad sense a naturalist in his mature philosophy”. This may come as a surprise to those who think of Martin Heidegger, Walter Kaufmann, Paul DeMan, Sarah Kofman, and Alexander Nehamas, among others, as “commentators” on Nietzsche. And yet there are, indeed, clear signs that in the last twenty years, as Nietzsche studies has become more philosophically sophisticated, the naturalist reading of Nietzsche has come to the fore, certainly in Anglophone scholarship ».
  2. Voir aussi Florian Cova, « Nietzsche post-moderniste ? », L'autre cĂŽtĂ©, vol. 1 « La French Theory et ses avatars »,‎ (lire en ligne).
  3. Jacques RogĂ©, Le Syndrome de Nietzsche, 1999 : « AprĂšs le dĂ©cĂšs de Franziska en 1897, Nietzsche fut recueilli chez sa sƓur Ă  Weimar oĂč il vĂ©cut une existence purement vĂ©gĂ©tative jusqu'Ă  sa mort le 25 aoĂ»t 1900. ».
  4. Leiter, 2002, p. 3 : « Nietzsche develops a naturalistic account of morality in the service of a very particular normative goal, namely, to force us to reconsider the value of morality: naturalism is enlisted in the service of what Nietzsche calls his “revaluation of all values.” »
  5. Schacht, 1985, p. 12 : « Morality is dealt with at great length in several of his works (of which his Genealogy of Morals is but one instance), and quite centrally in almost everything else he wrote. And a concern with the nature of value and the status of a wide variety of ‘values’ looms very large indeed in his writings from first to last, finding expression in his notion of the project of a ‘revaluation of all values.’ »
  6. Routledge Philosophy Guidebook to Nietzsche, Leiter, 2002.
  7. Leiter, 2002, p. 3.
  8. Ant., § 14.
  9. PBM, § 230.
  10. Leiter, 2002, p. 7.
  11. Leiter, 2002, p. 8 : « Each person has a fixed psycho-physical constitution, which defines him as a particular type of person. »
  12. GM, § 7.
  13. GS, « Avant-propos », § 2.
  14. Leiter, 2002, p. 9 : « This explanation of a person’s moral beliefs in terms of psycho-physical facts about the person is a recurring theme in Nietzsche. » Voir : A, § 119, A, § 542 ; GS, « Avant-propos », § 2 ; PBM, § 6, 187 ; CId, « FlĂąneries inactuelles », § 37.
  15. Brian Leiter, Routledge Philosophy Guidebook to Nietzsche on Morality, Psychology Press, (lire en ligne), p. 66
  16. Leiter, 2002, p. 24. Voir aussi : GM, III, § 16.
  17. Voir Leiter, 2002, p. 11, pour la distinction entre ces deux aspects.
  18. Par delà le bien et le mal, III, § 62.
  19. Janaway, 2007, p. 34 : « Most commentators on Nietzsche would agree that he is in a broad sense a naturalist in his mature philosophy. »
  20. Leiter, 2002, p. 2-3 : « Nietzsche belongs not in the company of postmodernists like Foucault and Derrida, but rather in the company of naturalists like Hume and Freud – that is, among, broadly speaking, philosophers of human nature.
  21. Dans la préface de 1886 à Humain, trop humain, tome I, il définit son problÚme, problÚme d'esprit libre, comme le problÚme de la hiérarchie, i.e. de la détermination des valeurs, et, en particulier, des valeurs de la noblesse (voir sur ce dernier point Par-delà bien et mal, IX. « Qu'est-ce qui est noble ? »)
  22. Voir les études de Patrick Wotling, Nietzsche et le problÚme de la civilisation, et de Y. ConstantidinÚs, Nietzsche législateur.
  23. Luc Ferry, Apprendre Ă  vivre, Plon, , p. 173,174
  24. Lou Andreas-SalomĂ© est la premiĂšre Ă  avoir Ă©voquĂ© cette division, qu'elle dit tenir de Nietzsche. Voir Friedrich Nietzsche Ă  travers ses Ɠuvres, 1894.
  25. Cf. Mazzino Montinari : « Il y a, dans les Ă©tudes consacrĂ©es Ă  Nietzsche, un insupportable malentendu qui tend Ă  minimiser le tournant reprĂ©sentĂ© par Humain, trop humain dans l’Ɠuvre de Nietzsche, dans le dĂ©veloppement de sa philosophie. On tend Ă  isoler la phase dite de l’esprit libre de celle qui commencerait trois ou quatre ans plus tard avec l’apparition en 1881-1882 de la pensĂ©e de l’éternel retour, puis avec Ainsi parlait Zarathoustra, parce qu’on y voit une sorte de retour de Nietzsche Ă  des positions mĂ©taphysiques, Ă©tablissant par exemple une sorte d’analogie entre volontĂ© de puissance nietzschĂ©enne et volontĂ© de vivre schopenhauerienne. » Selon Montinari, quand Nietzsche parle de sa phase wagnĂ©rienne « ce mot ne signifie pas la premiĂšre phase d’une sĂ©rie mais la phase wagnĂ©rienne, schopenhauerienne, qu’il a ensuite laissĂ©e derriĂšre lui (il n’y a pas d’autres phases) ». Suivant et dĂ©veloppant cette idĂ©e de Montinari, Paolo D'Iorio estime qu'il « faudrait donc plutĂŽt mettre entre parenthĂšses la phase wagnĂ©rienne et instaurer une plus forte continuitĂ© entre les premiĂšres rĂ©flexions des Ă©crits de jeunesse et la philosophie de l’esprit libre contenue dans Choses humaines, trop humaines. On verrait alors que la philosophie de Nietzsche ne commence pas avec la mĂ©taphysique de l’art de La naissance de la tragĂ©die, sous l’égide de Schopenhauer et aux cĂŽtĂ©s de Wagner, mais avec l’éloge de DĂ©mocrite, une Ă©bauche d’essai contre la tĂ©lĂ©ologie et une critique impitoyable de la mĂ©taphysique de Schopenhauer. »
  26. Voir La VolontĂ© de puissance pour l'ensemble des problĂšmes de cette Ă©dition, et en particulier les incohĂ©rences chronologiques empĂȘchant la restitution du devenir de la pensĂ©e de Nietzsche.
  27. Leiter, 2002, p. xvii : « [
] we also now know that Nietzsche wanted his notebooks destroyed after his death [
] ».
  28. Selon Jill Mardsen, l'aphorisme est pour Nietzsche une arme contre les habitudes cognitives de lecteurs qui tendent à ramener le nouveau à du familier . « Nietzsche and the Art of the Aphorismin », A Companion to Nietzsche, Blackwell, 2006, p. 22.
  29. Patrick Wotling, dans sa prĂ©face au CrĂ©puscule des idoles (Ă©ditions Flammarion), dĂ©montre ce point en s'appuyant sur les lettres de Nietzsche dans lesquelles ce dernier expose sa stratĂ©gie Ă©ditoriale dont le but est de favoriser la rĂ©ception de sa pensĂ©e qui commence Ă  ĂȘtre connue en France, au Danemark, en Russie et aux États-Unis.
  30. Un exemple de la direction nouvelle des Ă©tudes nietzschĂ©ennes est le livre Nietzsche. Philosophie de l'esprit libre, sous la direction de Paolo D'Iorio, livre dans lequel plusieurs commentateurs Ă©tudient la pĂ©riode dite positiviste pour montrer l'intĂ©rĂȘt d'un examen autonome des thĂšmes nietzschĂ©ens dans leur devenir, par delĂ  des divisions jugĂ©es cloisonnantes.
  31. Voir Nietzsche I et II oĂč Heidegger fait de la volontĂ© de puissance et l'Éternel Retour les concepts fondamentaux d'une mĂ©taphysique nietzschĂ©enne portant Ă  son terme la mĂ©taphysique occidentale.
  32. Voir son exposé de la pensée de Nietzsche, dans Nietzsche et la métaphysique.
  33. cf. D'aprĂšs Michel Haar, Nietzsche et la mĂ©taphysique, p. 23, « Que tout ce qui existe soit en son fond et dans son ensemble VolontĂ© de Puissance, Nietzsche le souligne expressĂ©ment et l'affirme de diverses maniĂšres [
]. »
  34. cf. Michel Haar, Nietzsche et la mĂ©taphysique, p. 24 : « [
] dans l'interprĂ©tation psychologisante, la puissance serait un but concret, empirique, extĂ©rieur Ă  la volontĂ© (richesse, pouvoir politique, gloire) [
] »
  35. cf. D'aprÚs Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, p. 25, Nietzsche dénonce deux erreurs dans la métaphysique traditionnelle de la volonté : « la volonté comme faculté consciente n'est ni une unité, ni un terme premier. »
  36. cf. MĂŒller-Lauter, Physiologie de la volontĂ© de puissance, p. 31 : « La volontĂ© de puissance n'est pas un cas particulier du vouloir. [
] La volontĂ© de puissance cherche Ă  dominer et Ă  Ă©tendre constamment son domaine de puissance. »
  37. cf. Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, p. 27.
  38. cf. Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, p. 27 : « Dans sa signification la plus large, la Volonté de puissance désigne le déploiement non finalisé, mais toujours orienté, des forces. »
  39. cf. Pierre Montebello, Nietzsche. La VolontĂ© de puissance, p. 22 : « [
] la volontĂ© de puissance est au minimum relation entre deux forces qui s'exercent l'une sur l'autre. »
  40. FP, XIII, 9 [151].
  41. cf. Pierre Montebello, Nietzsche. La Volonté de puissance, p. 23, résume ainsi : « La dimension affective des forces résulte d'un rapport interne entre forces en quoi consiste précisément la volonté de puissance. »
  42. Luc Ferry, Apprendre Ă  vivre, Plon, , p. 205
  43. cf. D'aprĂšs Michel Haar, Nietzsche et la mĂ©taphysique, p. 23 : « Que tout ce qui existe soit en son fond et dans son ensemble VolontĂ© de Puissance, Nietzsche le souligne expressĂ©ment et l'affirme de diverses maniĂšres [
]. »
  44. FP, XIV, 14 (80).
  45. cf. MĂŒller-Lauter, Physiologie de la volontĂ© de puissance, p. 48 : « Le monde dont parle Nietzsche se rĂ©vĂšle ĂȘtre un jeu rĂ©ciproque de forces, c'est-Ă -dire de volontĂ©s de puissance. »
  46. cf. Pierre Montebello, Nietzsche. La Volonté de puissance, p. 9-10.
  47. cf. D'aprÚs Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, p. 30, « Origine des valeurs, origine de toute hiérarchie des valeurs, la Volonté de puissance fixe la valeur des valeurs. »
  48. FP XI, 40 (53).
  49. cf. MĂŒller-Lauter, Physiologie de la VolontĂ© de puissance, p. 47 : « La volontĂ© de puissance est la multiplicitĂ© des forces dont le mode relationnel est la lutte. »
  50. Voir l'annexe au ProblÚme de la vérité dans la philosophie de Nietzsche consacrée à la discussion de l'interprétation heideggérienne.
  51. cf. B. Stiegler, Nietzsche et la biologie, p. 17 : « À partir de 1884, Nietzsche [
] affirme que le phĂ©nomĂšne du corps vivant est « Ă  placer en tĂȘte, du point de vue de la mĂ©thode » ».
  52. cf. B. Stiegler, Nietzsche et la biologie, p. 17 : « La philosophie doit rester le chemin mĂ©thodique par lequel la subjectivitĂ© s'efforce de se saisir elle-mĂȘme le plus exactement possible [
]. »
  53. cf. B. Stiegler, Nietzsche et la biologie, p. 23 : s'inspirant de Virchow et de Wilhelm Roux, Nietzsche considĂšre que « la conscience n'est plus [
] qu'un instrument, qu'un phĂ©nomĂšne terminal, qu'une consĂ©quence tardive. »
  54. cf. MĂŒller-Lauter, La Physiologie de la VolontĂ© de puissance, p. 86-87 : « pour Nietzsche, tout savoir est interprĂ©tation [
]. »
  55. PBM, § 24.
  56. Pour une étude approfondie de la Volonté de puissance, voir P. Montebello, Nietzsche, la Volonté de puissance, PUF, 2001, (ISBN 2-13-051038-8)
  57. Patrick Wotling, au premier chapitre de Nietzsche et le problÚme de la civilisation, propose une étude détaillée de cette question.
  58. Crépuscule des idoles. « Comment le monde vrai devint enfin une fable. »
  59. La nécessité d'un contre-mouvement est évoquée dans la Généalogie de la morale. Voir en particulier la troisiÚme dissertation.
  60. La Volonté de puissance, t. I, liv. II, § 390.
  61. Le premier aphorisme de Par-delà bien et mal pose la question de la valeur de la volonté de vérité.
  62. Ainsi parlait Zarathoustra
  63. L'Éternel Retour est ainsi considĂ©rĂ© par Nietzsche comme l'expression la plus haute de la VolontĂ© de puissance.
  64. cf. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 104, qui souligne l'aspect méthodologique de la Volonté de puissance permettant d'interpréter la genÚse d'une réalité : « Avec la Volonté de puissance et la méthode qui en découle, Nietzsche dispose du principe d'une genÚse interne. »
  65. Ce que Nietzsche avait commencé à développer sous le nom de sens historique du temps de Humain, trop humain.
  66. Par-delà bien et mal, § 6.
  67. Ce point est exposé par Patrick Wotling, dans La Pensée du sous-sol, Allia, 1999, (ISBN 2-84485-000-6).
  68. Pour les questions relatives au statut de la psychologie dans la pensée de Nietzsche, voir Patrick Wotling, La Pensée du sous-sol, Allia, 1999, (ISBN 2-84485-000-6).
  69. Par-delà bien et mal, § 23.
  70. Plusieurs fragments tĂ©moignent du fait que Nietzsche, en rompant avec sa pĂ©riode wagnĂ©rienne, avait conscience d'ĂȘtre dans la nĂ©cessitĂ© de heurter la sensibilitĂ© de ses proches. Mais il estimait que c'Ă©tait lĂ  le prix Ă  payer pour revenir Ă  lui, Ă  sa vocation de philosophe.
  71. Thibault Isabel, « Nietzsche et la psychanalyse », L'inactuelle,‎ (lire en ligne)
  72. Ce rĂ©sultat est commentĂ© par Patrick Wotling, dans sa prĂ©face Ă  la GĂ©nĂ©alogie de la morale, p. 32-33, Livre de Poche, 2000 : « Le rĂ©sultat le plus spectaculaire [
] tient au repĂ©rage de deux types fondamentaux [
]. »
  73. Généalogie de la morale, 6.
  74. Généalogie de la morale, 7.
  75. Selon le commentaire de Patrick Wotling (Généalogie de la morale, Livre de poche, 2000, note 1, p. 76) : « Inflexion capitale de l'analyse, qui bascule définitivement de la caractérisation socio-politique dans la caractérisation pulsionnelle. »
  76. Généalogie de la morale, I, § 13.
  77. cf. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 134 : « Le ressentiment est le triomphe du faible en tant que faible [
]. »
  78. Généalogie de la morale, I, § 10.
  79. Généalogie de la morale, I, § 11.
  80. Par-delà bien et mal, § 257.
  81. Z., II, « Des hommes supérieurs. »
  82. La Morale en tant que manifestation contre nature, Le Crépuscule des idoles, § 6.
  83. La Volonté de puissance, I, 1.
  84. Voir, sur ce point, Johan Grzelczyk, Féré et Nietzsche : au sujet de la décadence.
  85. Ainsi parlait Zarathoustra, II, « De la victoire sur soi-mĂȘme. »
  86. « [
] Nietzsche’s work echoes a lengthy and robust tradition of skepticism in antiquity. » Jessica N. Berry, « Nietzsche and Democritus: The Origins of Ethical Eudaimonism », in Nietzsche and Antiquity. His Reaction and Response to the Classical Tradition, p. 98, Ă©ditĂ© par Paul Bishop, Rochester, NY: Boydell and Brewer [Camden House], 2004 (ISBN 1571132821).
  87. Humain, trop humain, § 21.
  88. Ant. § 12.
  89. HTH, § 2.
  90. Humain, trop humain, § 0.
  91. La « raison » dans la philosophie, Le Crépuscule des idoles, § 6.
  92. Comment, pour finir, le « monde vrai » devint fable, § 5.
  93. Vérité et mensonge au sens extra-moral.
  94. Le Crépuscule des idoles, Divagations d'un « inactuel », § 42.
  95. Par delà le bien et le mal, I, « Les préjugés des philosophes », § 2
  96. Le Crépuscule des idoles. La raison dans la philosophie
  97. CId., La « raison » dans la philosophie.
  98. Voir l'analyse du cas Jésus, in L'Antéchrist.
  99. Le Crépuscule des idoles, La « raison » dans la philosophie, § 5.
  100. FP, I, 1, 3 [16].
  101. CI, Ibid.
  102. Schopenhauer éducateur, § 1.
  103. David Strauss, sectateur et écrivain, § 1.
  104. Le Crépuscule des idoles, « Flùneries inactuelles », § 29.
  105. cf. Schopenhauer Ă©ducateur.
  106. La question de la démocratie dans la pensée de Nietzsche a surtout été étudiée, ces derniÚres années, par des auteurs anglo-saxons, comme Lawrence Hatab (A Nietzschean Defense of Democracy, Chicago, 1995), Alan D. Schrift (« Nietzsche for Democracy », in Nietzsche Studien, 19, 2000, p. 220*233), ou Fredrick Appel (Nietzsche contra Democracy, 1999).
  107. Voir, sur ces distinctions : « Esprit libre et dĂ©mocratie », Paul Van Tongeren, in Nietzsche, philosophe de l'esprit libre, sous la direction de Paolo D'Iorio et Olivier Ponton, Éditions Ens rue d'Ulm, 2004.
  108. Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue
  109. Le Voyageur et son ombre, § 292.
  110. Le Voyageur et son ombre, § 275.
  111. Par-delà bien et mal, § 238. On remarquera que Nietzsche parle ici de la pensée de l'homme pour la femme, de la perspective du désir masculin tendu vers son objet qui, comme cela est développé plus loin, a le pouvoir de posséder à sa maniÚre celui qui le désire. Nietzsche ne parle pas de la « femme en soi », de ce qu'elle serait par essence.
  112. Dans La Naissance de la tragédie, Dionysos et Apollon ont également ce rapport d'excitation mutuelle qui les conduit à l'engendrement de la tragédie grecque.
  113. Le Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux anciens. »
  114. FP XI 38 [6]. Nietzsche souligne en particulier dans ce fragment que la libertĂ© en matiĂšre de comportements sexuels, dont peut avoir besoin une femme qui ne trouve pas toutes les satisfactions morales et physiques chez un seul homme, constitue un problĂšme au regard de la morale et conduit la femme Ă  une fausse conscience d'elle-mĂȘme.
  115. Barbara Stiegler, Nietzsche et la biologie, PUF, 2001, p. 90.
  116. (en) Gregory Moore, Nietzsche, Biology and Metaphor, Cambridge, Cambridge University Press, , 240 p. (ISBN 0-521-81230-5, lire en ligne), p. 163.
  117. Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sage », § 2.
  118. Ainsi parlait Zarathoustra, « De la nouvelle idole ».
  119. Voir L'Antéchrist. Nietzsche y développe l'idée d'une caste d'hommes supérieurs vivant par et pour l'esprit.
  120. L'État chez les Grecs, in Cinq prĂ©faces Ă  cinq livres qui n'ont pas Ă©tĂ© Ă©crits. Cet Ă©crit date d'une pĂ©riode dont Nietzsche a par la suite reniĂ© de nombreux aspects.
  121. Les stoĂŻciens parlent ainsi de l'esclavage de l'homme soumis aux passions.
  122. Ce qui est exactement la définition fournie par SénÚque dans sa premiÚre des Lettres à Lucillius.
  123. Par-delĂ  bien et mal.
  124. Le Voyageur et son ombre, § 275.
  125. « [
] ce nationalisme artificiel est du reste aussi dangereux que l’a Ă©tĂ© le catholicisme artificiel, car il est par essence un Ă©tat violent de siĂšge et d’urgence dĂ©crĂ©tĂ© par une minoritĂ©, subi par la majoritĂ©, et il a besoin de ruse, de violence et de mensonge pour se maintenir en crĂ©dit. [
] Il ne reste plus qu’à se proclamer sans crainte bon EuropĂ©en et Ă  travailler par ses actes Ă  la fusion des nations. » (Humain, trop humain, I, § 475.)
  126. L'Antéchrist.
  127. Toutes ces citations sont issues de L'Antéchrist.
  128. Voir l'Ɠuvre la plus importante sur le sujet : De l'utilitĂ© et de l'inconvĂ©nient des Ă©tudes historiques pour la vie.
  129. De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie, § 1.
  130. Luc Ferry, Apprendre Ă  vivre, Plon, , p. 186,188, 189, 192, 193
  131. cf. B. Stiegler, Nietzsche et la biologie (p. 119), parle d'une « sĂ©lection nietzschĂ©enne, conforme Ă  la saine "morale" de la nature et du corps vivant [qui] devient alors l'appel Ă  la destruction de tout ce qui est malade, souffrant et dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© [
] ».
  132. « « l'erreur » est le moyen propre à l'heureux hasard ! » in Fragments posthumes du Gai Savoir, 11
  133. Jeanne Champeaux, Fatalisme et Volontarisme chez Nietzsche in Lectures de Nietzsche
  134. ibid.
  135. « Nietzsche dĂ©finit la civilisation occidentale post-socratique comme chrĂ©tienne et scientifique [
] la tentative nietzschĂ©enne pour rationaliser et fonder la doctrine de l'Ă©ternel retour ne se comprend que par la nĂ©cessitĂ© de lĂ©gitimer un discours qui doit porter » ibid.
  136. Le Gai Savoir, § 341.
  137. Ecce Homo.
  138. Ainsi parlait Zarathoustra, « Prologue »
  139. Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 8.
  140. Pour certains commentateurs (Mathieu Kessler, par exemple, dans Le Dépassement esthétique de la métaphysique), l'art accomplit le dépassement de la métaphysique que préparait la critique généalogique, et il parachÚve la grande politique en permettant un dépassement esthétique de l'homme vers le surhumain.
  141. Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », 4.
  142. Le Crépuscule des idoles, « Flùneries inactuelles », 10.
  143. Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », 5.
  144. Socrate et la tragédie.
  145. Aristophane, Les Grenouilles, v.959 - 961.
  146. Aristophane, Les Grenouilles, v. 971 - 979.
  147. Le Crépuscule des idoles, « Flùneries inactuelles », § 8.
  148. Le Crépuscule des idoles, « Flùneries inactuelles », § 20.
  149. Par delà le bien et le mal, Chapitre II. « L'esprit libre », § 24.
  150. Lettre de Friedrich Nietzsche à Lou Andréas Salomé : .(consulté le 15 février 2017).
  151. Gebet an das Leben : Ă©couter .
  152. Les tribulations de M. Nietzsche au pays de la musique .
  153. Lettres choisies, Ă©d. Folio classique, 2008, (ISBN 978-2070339174).
  154. Janvier 1889. Turin. Le philosophe allemand Friedrich Nietzsche s'oppose au comportement brutal d'un cocher flagellant son cheval qui refuse d'avancer. Nietzsche sanglote et enlace l'animal.
  155. Les écrivains compositeurs, Classica, février 2017, p. 57.
  156. « On doit aussi (et pas seulement : note pour les spĂ©culatifs!) pouvoir comprendre Nietzsche historiquement. C’est pourquoi une des tĂąches principales des Ă©tudes sur Nietzsche consiste, par exemple, Ă  reconstituer sa bibliothĂšque idĂ©ale, Ă  faire connaissance avec les contemporains avec lesquels il discutait spirituellement et avec les individus et les cercles de son Ă©poque qu’il connut personnellement et qui devaient s’avĂ©rer dĂ©cisifs pour son action dans le temps. » « L’art vĂ©nĂ©rable de lire Nietzsche », § 4, in « La volontĂ© de puissance » n’existe pas.
  157. « Les catalogues de la bibliothÚque de Nietzsche », Paolo D'Iorio .
  158. (en) Ralph Waldo Emerson, Essays (first series), "Compensation", EmersonCentral.com, , 22 p. (lire en ligne [PDF]), p. 17.
  159. Emmanuel Salenskis, « Quatre malentendus nietzschéens (3/4) "Ce qui ne me tue pas me rend plus fort" », Les chemins de la philosophie, France Culture, (consulté le ).
  160. Les tomes I, II, III et VIII sont en deux volumes.

Bibliographie

Références utilisées

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  • Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, (ISBN 213058070X)
  • Olivier Ducharme et Pierre-Alexandre Fradet, Une vie sans bon sens. Regard philosophique sur Pierre Perrault (en lien avec Nietzsche, Bourdieu, Henry, Meillassoux), prĂ©face de Jean-Daniel Lafond, MontrĂ©al, Nota bene, Collection Philosophie continentale, 2016, 210 p.
  • Jean Granier, Le ProblĂšme de la vĂ©ritĂ© dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Le Seuil, 1966.
  • Michel Haar, Nietzsche et la mĂ©taphysique, Paris, Gallimard, 1993, coll. « TEL », (ISBN 2070728382).
  • Paolo D'Iorio, (sous la direction de), Nietzsche. Philosophie de l'esprit libre : Ă©tudes sur la genĂšse de choses humaines, trop humaines, Paris, Rue d'Ulm, 2004, (ISBN 2728803226).
  • (en) Christopher Janaway, Beyond Selflessness. Reading Nietzsche’s Genealogy, Oxford University Press, New York, 2007, (ISBN 019957085X).
  • Mathieu Kessler, Le DĂ©passement esthĂ©tique de la mĂ©taphysique, Paris, PUF, 1999, coll. « ThĂ©mis », (ISBN 2130501338).
  • (hr) Mario Kopic, S Nietzscheom o Europi, Zagreb, Jesenski i Turk, 2001, (ISBN 953222016X) (OCLC 57324778).
  • (en) Brian Leiter, Routledge Philosophy Guidebook to Nietzsche on Morality, 2002, (ISBN 0415152844).
  • (en) Brian Leiter, « Nietzsche's naturalism reconsidered », in Oxford Handbook of Nietzsche, 2009
  • Pierre Montebello, Nietzsche, la volontĂ© de puissance, Paris, PUF, 2001, coll. « Philosophies », (ISBN 2130510388).
  • Mazzino Montinari, La VolontĂ© de puissance n'existe pas, texte Ă©tabli et postfacĂ© par Paolo D’Iorio, Paris, L'Éclat, 1994 (texte en ligne)
  • Wolfgang MĂŒller-Lauter, Physiologie de la volontĂ© de puissance, traduction Wotling, Paris, Allia, 1998. (ISBN 2911188861)
  • (en) Richard Schacht, Nietzsche, Routledge, 1985.
  • Patrick Wotling, Nietzsche et le problĂšme de la civilisation, Paris, PUF, 1995, (ISBN 2130467962).
  • Patrick Wotling, La PensĂ©e du sous-sol. Statut et structure de la psychologie dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Allia, 1999, (ISBN 2844850006).
  • Barbara Stiegler, Nietzsche et la biologie, Paris, PUF, 2001, coll. « Philosophies ».

Articles liés

Personnes

Notions

Bibliographie complémentaire

  • Yannis ConstantinidĂšs, « Nietzsche lĂ©gislateur. Grande politique et rĂ©forme du monde », in Lectures de Nietzsche, Paris, Le Livre de poche, 2000, (ISBN 2253905771).
  • Marc CrĂ©pon, Nietzsche. L'art et la politique de l'avenir, Paris, PUF, 2003.
  • Blaise Benoit, « La rĂ©alitĂ© selon Nietzsche », Revue philosophique de la France et de l'Ă©tranger, 2006/4 (Tome 131), p. 403-420.
  • (en) Keith Ansell Pearson (Ă©d.), A Companion to Nietzsche, Blackwell, 2006.
  • Martine BĂ©land (dir.), Lectures nietzschĂ©ennes : Sources et rĂ©ceptions, Presses de l’UniversitĂ© de MontrĂ©al, (ISBN 978-2-7606-3455-8, lire en ligne)

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