RĂ©volution de 1943
Lâhistoriographie argentine nomme RĂ©volution de 1943 (en esp. RevoluciĂłn del 43) le coup dâĂtat militaire du 4 juin 1943 qui, en renversant le gouvernement de RamĂłn Castillo, mit fin Ă la dĂ©nommĂ©e DĂ©cennie infĂąme, mais dĂ©signe aussi sous ce mĂȘme nom la pĂ©riode de dictature militaire qui suivit ce coup dâĂtat et qui se prolongera jusquâĂ lâinvestiture, trois ans plus tard, du gouvernement constitutionnel Ă©lu de Juan Domingo PerĂłn.
RevoluciĂłn del 43
Date |
(coup dâĂtat) â (Ă©lections prĂ©sidentielles) |
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Lieu | Argentine |
RĂ©sultat |
Dictature militaire, montée en puissance du syndicalisme, ascension de Juan Perón. |
Coup dâĂtat et accession au pouvoir de Rawson | |
Prise de pouvoir par RamĂrez | |
DĂ©mission de RamĂrez et gouvernement du duo Farrell/PerĂłn | |
Manifestation de masse anti-Farrell/PerĂłn Ă Buenos Aires | |
Coup de force des conservateurs, arrestation de PerĂłn | |
Mobilisation ouvriÚre massive pour exiger la libération de Perón (jour de la Loyauté) | |
Ălections prĂ©sidentielles, victoire de PerĂłn |
Le moteur derriĂšre ce putsch, qui avait Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© la veille et Ă©tait largement improvisĂ©, fut le GOU, Groupe dâofficiers unis, organisation militaire secrĂšte (« loge ») rĂ©unissant une vingtaine dâofficiers supĂ©rieurs, qui, sans idĂ©ologie bien dĂ©finie, ne sâaccordaient guĂšre que sur une vision nationaliste et anticommuniste, sur la nĂ©cessitĂ© de prĂ©server la neutralitĂ© de lâArgentine dans la Seconde Guerre mondiale, et aussi sans doute sur la mise en cause du pouvoir alors en place, Ă©manation de la vieille aristocratie latifundiste et de la bourgeoisie commerciale et financiĂšre, alliĂ©es Ă lâimpĂ©rialisme britannique, qui tendait Ă exclure de la reprĂ©sentation politique les forces sociales nouvelles â petit et moyen patronat industriel et vaste prolĂ©tariat urbain â nĂ©es depuis une dizaine dâannĂ©es dâune intense industrialisation du pays. Le coup dâĂtat devait donc faire valoir les intĂ©rĂȘts dâun nationalisme bourgeois Ă©mergent face Ă lâancienne rĂ©publique oligarchique de la DĂ©cennie infĂąme et Ă sa classe dirigeante faible, contradictoire, axĂ©e sur lâexportation de productions agricoles, dĂ©nuĂ©e dâune conscience qui dĂ©passĂąt lâhorizon de ses intĂ©rĂȘts purement corporatistes, et devait mettre un coup dâarrĂȘt aux pratiques patentes de corruption politique des gouvernements conservateurs de la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente.
Toutefois, les contradictions politiques ne tardĂšrent pas Ă se faire jour au sein du nouveau pouvoir militaire, oĂč allaient sâaffronter, schĂ©matiquement, deux factions : lâune, emmenĂ©e par le prĂ©sident RamĂrez, sâadossait au nationalisme catholico-hispaniste de droite, mais rĂ©ussit Ă attirer dâautres secteurs, aux appartenances disparates, qui sâinquiĂ©taient des avancĂ©es syndicales permises par le gouvernement ; lâautre, dirigĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Farrell et le colonel PerĂłn, qui appliquait une stratĂ©gie visant Ă doter la RĂ©volution de 1943 dâune base populaire, dâune part par une alliance avec les syndicats, en vue de forger un nationalisme travailliste, et dâautre part en cherchant des appuis dans les partis politiques existants, principalement certaines fractions de lâUCR, afin de consolider le nationalisme Ă©conomique. Cette antagonisme interne aura pour effet de faire alterner, au grĂ© des rĂ©volutions de palais, tantĂŽt la tendance rĂ©actionnaire des nationalistes oligarchiques (en particulier aprĂšs la nomination de RamĂrez comme prĂ©sident en juin 1943), tantĂŽt la tendance progressiste (aprĂšs la dĂ©mission forcĂ©e de RamĂrez et la prise de pouvoir du duo Farrell / PerĂłn fin fĂ©vrier 1944). Cependant, dĂšs novembre 1943, et pour la premiĂšre fois dans lâhistoire du pays, le mouvement syndical argentin eut part Ă la prise de dĂ©cision politique grĂące Ă une alliance composĂ©e principalement des courants socialiste et syndicaliste rĂ©volutionnaire, alliance quâanimeront PerĂłn et Mercante et qui sera Ă la base du Parti travailliste et donnera naissance au pĂ©ronisme.
Des mois dâune polarisation exacerbĂ©e entre pĂ©ronistes et anti-pĂ©ronistes, marquĂ©e notamment par une manifestation de masse contre le pouvoir dictatorial de Farrell le 19 septembre 1945, aboutiront au putsch militaire dâoctobre 1945 et Ă lâemprisonnement de PerĂłn ; ce coup de force des conservateurs donnera lieu Ă son tour Ă une ample mobilisation ouvriĂšre en faveur du dĂ©tenu sur la place de Mai le 17 octobre 1945, jour fatidique de lâhistoire argentine, qui se solda par la libĂ©ration de PerĂłn et la promesse dâĂ©lections pour le mois de fĂ©vrier de lâannĂ©e suivante. Ce scrutin donna, contre toute attente, une nette victoire au camp pĂ©roniste, et permit lâaccession de PerĂłn Ă la prĂ©sidence le 4 juin 1946, soit trois ans jour pour jour aprĂšs le putsch initial de 1943.
Antécédents
Deux grandes circonstances aident Ă expliquer le coup dâĂtat du 4 juin 1943 : la DĂ©cennie infĂąme, qui le prĂ©cĂ©da, et la Seconde Guerre mondiale.
La DĂ©cennie infĂąme (1930-1943)
La dĂ©nommĂ©e DĂ©cennie infĂąme commença avec le coup dâĂtat du 6 septembre 1930 dirigĂ© par le gĂ©nĂ©ral corporatiste, nationaliste et catholique JosĂ© FĂ©lix Uriburu, qui renversa le prĂ©sident HipĂłlito Yrigoyen, de lâUnion civique radicale (UCR), Ă©lu dĂ©mocratiquement en 1928 pour un second mandat. Le 10 septembre, Uriburu fut reconnu prĂ©sident de facto par la Cour suprĂȘme de la nation argentine, laquelle sâautorisa Ă cet effet dâun prĂ©cĂ©dent jurisprudentiel qui servira de fondement Ă la doctrine des gouvernements de facto et sera utilisĂ© ensuite pour lĂ©gitimer tous les coups dâĂtat militaires ultĂ©rieurs[1]. Le nouveau pouvoir dĂ©cida dâinterdire lâUnion civique radicale.
Le 5 avril 1931 eurent lieu les Ă©lections provinciales de Buenos Aires, dont le rĂ©sultat nâavait pas Ă©tĂ© prĂ©vu par le gouvernement : bien que le radicalisme eĂ»t Ă©tĂ© proclamĂ© totalement « sorti de lâhistoire », et que ce mouvement nâeĂ»t pas menĂ© de campagne Ă©lectorale et ne bĂ©nĂ©ficiĂąt dâaucun appui dans la presse, le candidat radical Honorio PueyrredĂłn remporta le scrutin. Lors mĂȘme quâil manquait au radicalisme plusieurs voix au sein du collĂšge Ă©lectoral et quâil dut nĂ©gocier avec les socialistes pour se hisser au gouvernorat provincial, le gouvernement sâen effraya et la plupart des ministres prĂ©sentĂšrent leur dĂ©mission. Uriburu fut ainsi amenĂ© Ă rĂ©organiser son cabinet, et nomma des ministres issus du secteur « liberal ». Le 8 mai, il suspendit le collĂšge Ă©lectoral provincial, et dĂ©signa Manuel RamĂłn Alvarado gouverneur de facto de la province de Buenos Aires[2].
Peu de semaines plus tard, une rĂ©volution emmenĂ©e par le lieutenant-colonel Gregorio Pomar Ă©clata dans la province de Corrientes ; bien que promptement rĂ©primĂ©e, elle procura Ă Uriburu le prĂ©texte quâil cherchait : il fit fermer tous les locaux de lâUCR, donna ordre dâarrĂȘter des dizaines de dirigeants et fit interdiction aux collĂšges Ă©lectoraux dâĂ©lire des politiciens liĂ©s directement ou indirectement Ă Yrigoyen ; PueyrredĂłn ayant Ă©tĂ© ministre dâYrigoyen, il ne pouvait par consĂ©quent plus ĂȘtre Ă©lu, et fut en outre expulsĂ© du pays en mĂȘme temps quâAlvear. En plus, Uriburu suspendit les Ă©lections au poste de gouverneur prĂ©vues dans les provinces de CĂłrdoba et de Santa Fe[3]. En septembre, il convoqua des Ă©lections pour le mois de novembre, et peu aprĂšs annula les Ă©lections provinciales de Buenos Aires[4].
Ă la suite de lâĂ©chec du projet corporatiste, lâArgentine sera gouvernĂ©e par une nouvelle alliance politique qui se donna pour nom Concordancia et devait ĂȘtre lâincarnation du libĂ©ralisme conservateur traditionnel de lâArgentine[5] ; cette alliance se composait du Parti dĂ©mocrate national (aussi connu simplement sous le nom de Parti conservateur), de lâUnion civique radicale antipersonnaliste et du Parti socialiste indĂ©pendant, et allait ensuite gouverner le pays durant la DĂ©cennie infĂąme entre 1932 et 1943, par le biais des prĂ©sidents AgustĂn P. Justo (1932-1938), Roberto Ortiz (1938-1940), et enfin RamĂłn Castillo (1940-1943), qui dut supplĂ©er le prĂ©sident Ortiz dĂ©cĂ©dĂ© entre-temps. Cette pĂ©riode se caractĂ©rise par la mise en place du nouveau modĂšle Ă©conomique connu sous le nom dâindustrialisation par substitution aux importations.
En 1943 devaient se tenir des Ă©lections prĂ©sidentielles, oĂč lâon escomptait pouvoir monter une nouvelle fraude Ă©lectorale qui donnerait la prĂ©sidence au douteux entrepreneur sucrier Robustiano PatrĂłn Costas, lâhomme fort de la province de Salta pendant les quatre dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes. LâarrivĂ©e au pouvoir de PatrĂłn Costas comme prĂ©sident devait assurer la continuitĂ© et la consolidation du rĂ©gime frauduleux.
Seconde Guerre mondiale
La Seconde Guerre mondiale (1939-1945) eut une influence dĂ©cisive et complexe sur les Ă©vĂ©nements politiques en Argentine, en particulier sur le coup dâĂtat du 4 juin 1943.
Au moment oĂč Ă©clata la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni exerçait une influence Ă©conomique dĂ©terminante en Argentine. Toutefois, les Ătats-Unis avaient su acquĂ©rir une position prĂ©pondĂ©rante sur tout le continent et Ă©tait en passe de supplanter dĂ©finitivement la Grande-Bretagne comme pouvoir hĂ©gĂ©monique en Argentine. La guerre apparut comme un moment optimal pour y parvenir, plus particuliĂšrement Ă partir de lâinstant oĂč les Ătats-Unis eurent renoncĂ© Ă leur neutralitĂ© par suite de lâattaque de Pearl Harbor par le Japon en 1941.
LâArgentine avait une longue tradition de neutralitĂ© vis-Ă -vis des guerres europĂ©ennes, tradition respectĂ©e et dĂ©fendue par tous les partis politiques depuis le XIXe siĂšcle. Les raisons de la neutralitĂ© de lâArgentine sont complexes, mais lâune des principales est liĂ©e Ă sa qualitĂ© de fournisseur de produits vivriers aux Britanniques, et Ă lâEurope de façon gĂ©nĂ©rale. Tant lors de la premiĂšre que de la deuxiĂšme guerre, la Grande-Bretagne avait besoin dâassurer lâapprovisionnement en denrĂ©es alimentaires (cĂ©rĂ©ales et viande) de sa population et de ses troupes, ce qui nâeĂ»t pas Ă©tĂ© possible si lâArgentine nâavait pas maintenu sa neutralitĂ©, attendu que dans le cas contraire les navires de transport eussent Ă©tĂ© les cibles prioritaires de lâAllemagne et que les lignes dâapprovisionnement eussent alors Ă©tĂ© coupĂ©es[6] - [7]. Dans le mĂȘme temps, lâArgentine avait adoptĂ© une position traditionnellement rĂ©ticente envers la vision hĂ©gĂ©monique du panamericanisme promue par les Ătats-Unis depuis la fin du XIXe siĂšcle.
En dĂ©cembre 1939, le gouvernement argentin consulta avec la Grande-Bretagne sur lâĂ©ventualitĂ© dâabandonner sa neutralitĂ© et de rejoindre le camp des AlliĂ©s. Le gouvernement britannique repoussa catĂ©goriquement cette proposition, en rappelant ce principe : la principale contribution de lâArgentine Ă©tait le ravitaillement, et pour le garantir, il Ă©tait nĂ©cessaire quâelle restĂąt neutre. Au demeurant, les Ătats-Unis aussi avaient jusque-lĂ soutenu une position neutre, raffermie encore par les lois sur la neutralitĂ© de 1935-1939, en plus de leur traditionnel isolationnisme, encore que cette position basculĂąt radicalement aprĂšs que leurs bases militaires dans le Pacifique eurent Ă©tĂ© attaquĂ©es par le Japon le 7 dĂ©cembre 1941[7].
Dans le sillage de Pearl Harbor, pendant la IIIe RĂ©union de consultation des ministres des Affaires Ă©trangĂšres (la ConfĂ©rence de Rio de 1942) tenue en janvier 1942, les Ătats-Unis sâefforcĂšrent dâobtenir que tous les pays du continent amĂ©ricain rejoignissent en bloc leurs rangs et entrassent en guerre. Pour les Ătats-Unis, qui nâĂ©taient en rien affectĂ©s par lâinterruption du commerce entre lâArgentine et lâEurope, la Seconde Guerre mondiale apparut comme une excellente occasion dâachever dâimposer son hĂ©gĂ©monie continentale, aussi bien politique (incarnĂ©e dans le panamĂ©ricanisme) quâĂ©conomique, et dâĂ©vincer definitivement la Grande-Bretagne de sa tĂȘte de pont en AmĂ©rique. Cependant, lâArgentine, par la voix de son chancelier, Enrique Ruiz GuiñazĂș, sâopposa Ă lâentrĂ©e en guerre collective des Ătats amĂ©ricains, contrariant ainsi la proposition amĂ©ricaine. Par la suite, la pression nord-amĂ©ricaine ne cessera de prendre de lâampleur jusquâĂ devenir irrĂ©sistible.
Face Ă cette entrĂ©e en guerre, la population argentine Ă©tait divisĂ©e en deux grands groupes : les « aliadĂłfilos » et les « neutralistas », favorable, pour le premier, Ă lâentrĂ©e en guerre de lâArgentine aux cĂŽtĂ©s des AlliĂ©s, ou prĂŽnant, pour le second groupe, le maintien de la neutralitĂ© du pays. Un troisiĂšme groupe, les « germanophiles », minoritaires, conscients de lâimpossibilitĂ© que lâArgentine entrĂąt jamais en guerre aux cĂŽtĂ©s des puissances de l'Axe, sâĂ©tait rĂ©signĂ© Ă se joindre aux neutralistes.
Si le prĂ©sident du Parti radical antipersonnaliste, Roberto Marcelino Ortiz (1938-1942), autant que le conservateur RamĂłn Castillo (1942-1943), avait prĂ©servĂ© la neutralitĂ©, il Ă©tait certain en revanche que le candidat officiel Robustiano PatrĂłn Costas dĂ©clarerait la guerre Ă lâAxe. Cette circonstance pesa dâun poids trĂšs lourd sur les Forces armĂ©es, dâautant que dans les rangs de lâarmĂ©e argentine la position favorable au maintien de la neutralitĂ© Ă©tait majoritaire.
Situation Ă©conomique et sociale
Une des consĂ©quences directes de la Seconde Guerre mondiale sur la rĂ©alitĂ© argentine fut lâaccĂ©lĂ©ration du processus dâindustrialisation. En 1943, pour la premiĂšre fois, lâindice de la production industrielle depassa celui de lâactivitĂ© agricole[8]. Les exportations industrielles avaient augmentĂ© de 2,9 % du total des exportations en 1939, Ă 19,4 % en 1943, le poste le plus important Ă©tant les produits textiles[9].
Entre 1941 et 1946, la classe ouvriĂšre industrielle accrut ses effectifs de 38 %, passant de 677 517 Ă 938 387 travailleurs[10]. Les usines se concentraient principalement dans lâagglomĂ©ration portĂšgne, laquelle en 1946 rĂ©unissait 56 % des Ă©tablissements industriels et 61 % de lâensemble des ouvriers du pays[11].
Dâautre part, la Grande DĂ©pression de 1929 avait diminuĂ© le courant migratoire en provenance dâEurope, et fait place Ă un nouveau courant de migrations intĂ©rieures, qui transforma profondĂ©ment, quantitativement et culturellement, la classe ouvriĂšre argentine. Si en 1936, 36 % de la population de la ville de Buenos Aires Ă©tait dâorigine Ă©trangĂšre et 12 % seulement provenait de lâintĂ©rieur du pays (câest-Ă -dire des zones rurales et de petites villes), en 1947 la proportion dâĂ©trangers Ă©tait retombĂ©e Ă 26 % et celle des migrants intĂ©rieurs avait doublĂ©, atteignant Ă prĂ©sent 29 %[12]. La moyenne annuelle du nombre de provinciaux venant sâinstaller Ă Buenos Aires, qui nâĂ©tait encore que de 8 000 entre 1896 et 1936, monta Ă 72 000 entre 1936 et 1943 et Ă 117 000 entre 1943 et 1947[13].
Les nouvelles conditions socio-Ă©conomiques et la concentration gĂ©ographique dâun nouveau prolĂ©tariat laissaient prĂ©sager de grands changements socio-politiques, avec Buenos Aires comme Ă©picentre.
Le coup dâĂtat du 4 juin 1943
Quoique les forces armĂ©es aient Ă©tĂ© lâun des piliers de soutien des gouvernements successifs de la DĂ©cennie infĂąme, les rapports entre armĂ©e et pouvoir Ă©taient allĂ©s, au cours des derniĂšres annĂ©es du rĂ©gime, en se dĂ©tĂ©riorant progressivement, par lâeffet de lâavĂšnement dâune nouvelle gĂ©nĂ©ration de militaires, diffĂ©rente par sa composition, et surtout par lâeffet du processus dâindustrialisation engagĂ© de façon soutenue dans le pays tout au long de cette dĂ©cennie. Le dĂ©veloppement de lâindustrie en Argentine sâĂ©tait produite en relation intime avec les Forces armĂ©es et en fonction des besoins de la dĂ©fense nationale.
Le prĂ©sident RamĂłn Castillo avait eu Ă affronter plusieurs conspirations militaires et tentatives avortĂ©es de coup dâĂtat, et tout derniĂšrement avaient Ă©tĂ© tramĂ©es plusieurs conspirations civico-militaires (comme celle du GOU, dirigĂ©e par le radical Ernesto Sanmartino et le gĂ©nĂ©ral Arturo Rawson[14], ou les opĂ©rations que menait le radical unioniste Emilio Ravignani, etc.)[14]. Pourtant, le coup dâĂtat du 4 juin 1943 nâavait Ă©tĂ© prĂ©vu par personne et fut exĂ©cutĂ© avec une grande dose dâimprovisation et, Ă la diffĂ©rence de tous les coups dâĂtat qui sâĂ©taient produits en Argentine, quasiment sans la participation de civils[15]. JosĂ© Luis Romero le considĂ©rait comme une « manĆuvre de sauvetage du groupe compromis dans lâinfiltration nazie, compliquĂ© par la prĂ©vention dâun virage de Castillo vers les Ătats-Unis »[16].
Le fait concret qui dĂ©clencha le coup dâĂtat militaire fut la dĂ©mission que, le 3 juin, le prĂ©sident Castillo exigea de son ministre de la Guerre, le gĂ©nĂ©ral Pedro Pablo RamĂrez, au motif que celui-ci sâĂ©tait entretenu le 26 mai avec un groupe de dirigeants de lâUnion civique radicale, lesquels lui offraient la candidature Ă la prĂ©sidence de la rĂ©publique en vue des Ă©lections prochaines, oĂč il devait prendre la tĂȘte de lâUnion dĂ©mocratique[17], alliance que lâaile modĂ©rĂ©e du radicalisme (les unionistes) sâefforçait alors de mettre sur pied, aux cĂŽtĂ©s du Parti socialiste et du Parti dĂ©mocrate progressiste, et avec lâappui des communistes[18].
Le putsch fut dĂ©cidĂ© la veille lors dâune rĂ©union Ă Campo de Mayo prĂ©sidĂ©e par les gĂ©nĂ©raux Arturo Rawson et Pedro RamĂrez. Il est un fait dâintĂ©rĂȘt historique que ni le gĂ©nĂ©ral Edelmiro Farrell, ni le colonel Juan PerĂłn, qui seront par la suite les principaux dirigeants de la RĂ©volution de 1943, nâassistĂšrent Ă ladite rĂ©union â Farrell, qui sâexcusa de ne pouvoir faire partie du groupe putschiste pour raisons personnelles lorsquâil y fut invitĂ© par le gĂ©nĂ©ral Rawson, et PerĂłn, parce quâon nâĂ©tait pas parvenu Ă le trouver[19].
Dans la matinĂ©e du 4 juin sortit de Campo de Mayo, au nord-ouest de Buenos Aires, une force militaire de 8 000 soldats emmenĂ©e par les chefs du soulĂšvement, savoir : les gĂ©nĂ©raux Arturo Rawson et Elbio Anaya, les colonels Emilio RamĂrez et Fortunato Giovannoni, et le lieutenant-colonel TomĂĄs A. DucĂł (cĂ©lĂšbre prĂ©sident du Club AtlĂ©tico HuracĂĄn). Une fois parvenue Ă lâĂcole de Union dĂ©mocrae de la marine (ESMA), dans le quartier de NĂșñez, la colonne fut attaquĂ©e par des forces loyales qui sây Ă©taient retranchĂ©es, les combats se soldant par 30 morts et 100 blessĂ©s[20]. AprĂšs que lâESMA se fut rendue, le prĂ©sident Castillo sâembarqua sur la corvette Drummond[21], avec ordre de sâĂ©loigner en direction de lâUruguay, laissant vide la Casa Rosada, quâallĂšrent alors occuper les gĂ©nĂ©raux Juan Pistarini, Armando Verdagauer, Pedro Pablo RamĂrez et Edelmiro Farrell, et les amiraux SabĂĄ H. Sueyro et Guisasola ; les nouveaux occupants accueillirent la colonne rebelle peu aprĂšs midi, et le gĂ©nĂ©ral Arturo Rawson prit le titre de prĂ©sident de la rĂ©publique[22].
Dans un premier temps, toutes les forces politiques et sociales appuyĂšrent le coup dâĂtat, avec plus ou moins dâenthousiasme, Ă la seule exception du Parti communiste[23]. Il en fut de mĂȘme de la Grande-Bretagne et des Ătats-Unis, qui, aux dires de David Kelly (en), ambassadeur du Royaume-Uni en Argentine Ă cette Ă©poque, reçurent le putsch « avec des cris de satisfaction »[24]. Lâambassade dâAllemagne au contraire eut soin dĂšs la veille de brĂ»ler ses archives[25].
Les organisateurs du coup dâĂtat et le rĂŽle du GOU
Ă ce moment, lâarmĂ©e argentine se composait de seulement deux forces : lâarmĂ©e (ejĂ©rcito) et la marine (armada). Les officiers de la marine Ă©taient gĂ©nĂ©ralement issus des secteurs aristocratiques et des classes supĂ©rieures. LâarmĂ©e, au contraire, venait de subir dâimportants changements dans sa composition ; y avaient fait leur apparition en effet des groupes dâofficiers issus des classes moyennes et moyennes infĂ©rieures, porteurs de nouvelles idĂ©es en matiĂšre de dĂ©fense, idĂ©es prĂ©conisant lâindustrialisation des productions militaires et un rĂŽle actif de lâĂtat dans la promotion de ces activitĂ©s.
LâarmĂ©e Ă©tait divisĂ©e en deux grandes factions : les nationalistes et les libĂ©raux. Sans pour autant ĂȘtre des groupes homogĂšnes, les premiers avaient en commun une prĂ©occupation particuliĂšre sur le dĂ©veloppement de lâindustrie nationale, sur les relations avec lâĂglise catholique et sur lâadoption dâune position internationale autonome ; beaucoup parmi eux entretenaient des rapports Ă©troits avec le radicalisme et Ă©taient originaires des classes moyennes. Les seconds, les libĂ©raux, partageaient une commune volontĂ© de rapprochement avec les grands groupes de pouvoir Ă©conomique, majoritairement britanniques ou amĂ©ricains, adhĂ©raient Ă la prĂ©misse que lâArgentine devait avoir une structure productive essentiellement agricole, et appartenaient gĂ©nĂ©ralement aux classes supĂ©rieures.
Les bouleversements politiques, Ă©conomiques et sociaux survenus durant la dĂ©cennie 1930 avaient Ă©tĂ© Ă lâorigine de lâapparition dâune multiplicitĂ© de groupes diffĂ©rents animĂ©s de nouvelles aspirations, non seulement dans les forces armĂ©es, mais aussi dans tous les secteurs politiques et sociaux. Cette hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© Ă©tait jugulĂ©e par la stature dirigeante indiscutĂ©e dont jouissait le gĂ©nĂ©ral AgustĂn P. Justo dans le milieu militaire. Cependant Justo mourut prĂ©cisĂ©ment le 11 janvier 1943, laissant lâarmĂ©e sans la contention de son autoritĂ© et mettant ainsi en train un processus de rĂ©alignements et de luttes internes entre les diffĂ©rents groupes de militaires.
La majoritĂ© des historiens de toutes tendances considĂšrent que le Groupe dâofficiers unis, mieux connu sous son sigle GOU, sociĂ©tĂ© militaire secrĂšte crĂ©Ă©e le 10 mars 1943 et dissoute le 23 fĂ©vrier 1944, joua un rĂŽle dĂ©cisif dans lâorganisation du coup dâĂtat et dans le gouvernement militaire issu de celui-ci[26]. Toutefois, quelques historiens ont plus rĂ©cemment mis en doute lâampleur supposĂ©e de lâinfluence du GOU, la qualifiant de « mythe »[27] ; lâhistorien amĂ©ricain Robert Potash, qui a Ă©tudiĂ© en dĂ©tail le rĂŽle de lâarmĂ©e dans lâhistoire argentine moderne, a fortement relativisĂ© la participation du GOU dans le putsch du 4 juin, dĂ©clarant :
« La direction du GOU nâavait pas directement sous la main les ressources militaires nĂ©cesaires Ă rĂ©aliser une rĂ©volution [...]. Le mouvement militaire du 4 juin ne fut pas le rĂ©sultat dâun plan Ă©laborĂ© mĂ©ticuleusement par le GOU, ni mĂȘme par quelque autre groupe dâofficiers[...]. Bien plutĂŽt, il fut une rapide improvisation dont les participants sâĂ©taient Ă peine concertĂ©s pour sâaccorder sur des objectifs spĂ©cifiques, hormis celui du renversement du prĂ©sident Castillo[28]. »
Si les historiens sont en dĂ©saccord sur nombre de circonstances qui entourent le GOU, toutefois un consensus existe pour affirmer quâil sâagit dâun groupe restreint dâofficiers, avec une notable proportion dâofficiers moins hauts gradĂ©s, surtout de colonels et de lieutenants-colonels. Il manquait au GOU une idĂ©ologie prĂ©cise, mais tous ses membres partageaient une vision nationaliste et anticommuniste, adoptaient une position « neutraliste » vis-Ă -vis de la guerre, et Ă©taient trĂšs dĂ©sireux dâen terminer avec les pratiques de corruption politique patentes des gouvernements conservateurs.
Les noms des officiers qui fondĂšrent le GOU en mai 1943 sâĂ©numĂšrent comme suit[29] :
- les colonels : Miguel Ăngel Montes, Enrique P. GonzĂĄlez, Juan PerĂłn[30] et Emilio RamĂrez (fils du gĂ©nĂ©ral Pedro Pablo RamĂrez). Ă la mi-juillet vint sây joindre Eduardo Ăvalos, complĂ©tant ainsi le groupe de commandement. Les derniers citĂ©s seront connus sous lâappellation de « les quatre colonels »[31].
- les lieutenants-colonels : Urbano de la Vega, Domingo Mercante, Oscar A. Uriondo, Julio Lagos (qui sera lâun des chefs de la RĂ©volution libĂ©ratrice de 1955), Severo Eizaguirre, TomĂĄs A. DucĂł (cĂ©lĂšbre dirigeant de football), Arturo Saavedra, AristĂłbulo Mittelbach, Bernardo MenĂ©ndez[32], AgustĂn de la Vega et Bernardo Guillanteguey.
- les majors : HerĂĄclito Ferrazano, Fernando GonzĂĄlez et HĂ©ctor Ladvocat.
- le capitaine : Francisco Filippi (gendre du gĂ©nĂ©ral Pedro Pablo RamĂrez).
Robert Potash et FĂ©lix Luna considĂšrent que Juan Carlos Montes et Urbano de la Vega furent Ă lâinitiative du groupe. Lâon sait aussi que les frĂšres Montes Ă©taient des radicaux et des yrigoyĂ©nistes actifs, entretenant dâĂ©troites relations avec Amadeo Sabattini (UCR), qui, Ă son tour, Ă©tait liĂ© dâamitiĂ© avec Eduardo Ăvalos[33]. Lâhistorien Roberto Ferrero cependant soutient pour sa part que les deux cerveaux du GOU Ă©taient Enrique P. GonzĂĄlez et Emilio RamĂrez[34]. Enfin, les gĂ©nĂ©raux Pedro Pablo RamĂrez et Edelmiro Farrell maintenaient dâĂ©troits contacts avec le GOU ; le premier, futur prĂ©sident, Ă©tait le pĂšre du colonel RamĂrez et le beau-pĂšre du capitaine Filippi.
Les historiens ne sâaccordent pas davantage quant au rĂŽle jouĂ© par PerĂłn au sein du GOU. Quelques-uns, comme Hugo Gambini et FermĂn ChĂĄvez, Ă partir dâangles de vue politiques divergents, estiment que PerĂłn, quoique dâun grade militaire relativement bas, fut le cerveau et le vrai chef du GOU. Dâautres, comme FĂ©lix Luna et Roberto Ferrero, attribuent Ă PerĂłn un rĂŽle de second plan, du moins au dĂ©but. Potash pense que sâil joua un rĂŽle important dans lâorganisation du groupe, il le partageait avec dâautres dirigeants tels que RamĂrez, GonzĂĄlez et Montes. Rogelio GarcĂa Lupo pour sa part tient que le GOU Ă©tait dans une large mesure un mythe, une opĂ©ration de renseignement militaire[35]. Il est certain en tous cas que PerĂłn nâoccupera pas de charges politiques importantes dans le gouvernement avant fin 1943, lorsquâil entra en fonction en tant que secrĂ©taire au Travail.
Lâexistence du GOU traduisait les ambitions des officiers plus jeunes, de qui beaucoup Ă©taient issus des couches moyennes et infĂ©rieures peu influentes de la sociĂ©tĂ© argentine, et qui se virent devant une occasion historique d'ascension sociale lorsquâen 1943 vint Ă mourir le gĂ©nĂ©ral AgustĂn P. Justo, qui avait dominĂ© lâarmĂ©e pendant prĂšs de deux dĂ©cennies. Du reste, la RĂ©volution de 1943 se caractĂ©risa justement par lâabsence dâune instance dirigeante bien dĂ©finie.
Par delĂ le dĂ©bat Ă propos de la vĂ©ritable influence du GOU dans la RĂ©volution de 1943, les forces armĂ©es agentines, en particulier aprĂšs la mort du general Justo, Ă©taient une conjonction instable de groupes Ă lâidĂ©ologie imprĂ©cise et relativement autonomes, qui entretenaient des relations avec les centres de pouvoir tant anciens que nouveaux, mais dont les positions devaient se prĂ©ciser au fur et Ă mesure que le processus politique irait se dĂ©veloppant.
LâĂ©phĂ©mĂšre dictature du gĂ©nĂ©ral Rawson
Le gĂ©nĂ©ral Arturo Rawson Ă©tait un fervent catholique, membre du trĂšs conservateur Parti dĂ©mocrate national et issu dâune famille traditionnelle de lâaristocratie argentine. Il dirigeait un groupe de conspirateurs que sera appelĂ© « les gĂ©nĂ©raux du Jousten », en rĂ©fĂ©rence Ă lâhĂŽtel-restaurant du mĂȘme nom sis Avenida Corrientes (angle rue 25 de Mayo), oĂč ils avaient coutume de se rĂ©unir.
Le groupe se composait de militaires qui allaient occuper de hauts postes dans le gouvernement issu du coup dâĂtat : le gĂ©nĂ©ral Diego I. Mason (Ă lâagriculture) et les contre-amiraux Benito Sueyro (Ă la marine) et son frĂšre SabĂĄ Sueyro (vice-prĂ©sident de la rĂ©publique). Faisait Ă©galement partie du groupe, en tant quâ« opĂ©rateur civil », lâhomme politique Ernesto Sammartino (de lâUCR), qui fut convoquĂ© par Rawson au lendemain du coup dâĂtat pour organiser le cabinet ministĂ©riel ; cependant, quand il arriva Ă la Casa Rosada, dans le dĂ©sordre de la jeune rĂ©volution, personne nâeut lâidĂ©e dâavertir Rawson de sa prĂ©sence dans lâantichambre, en raison de quoi Sammartino, aprĂšs un temps dâattente diplomatique, finit par rentrer chez lui[37].
La dissension politique se fit jour le lendemain lorsque Rawson communiqua aux dirigeants militaires le nom des personnes appelĂ©es Ă faire partie de son cabinet. Parmi elles figuraient trois amis personnels liĂ©s au rĂ©gime dĂ©chu et dâappartenance droitiĂšre reconnue, Ă savoir le gĂ©nĂ©ral Domingo MartĂnez, JosĂ© MarĂa Rosa (fils) et Horacio CalderĂłn. Les dĂ©cideurs militaires, qui resteront en Ă©tat de dĂ©libĂ©ration permanente tout au long de la rĂ©volution, rejetĂšrent pĂ©remptoirement ces noms, et lâinsistance de Rawson Ă maintenir les personnalitĂ©s contestĂ©es entraĂźnĂšrent sa dĂ©mission le 6 juin. Il fut relayĂ© par le gĂ©nĂ©ral Pedro Pablo RamĂrez, celui justement qui avait dĂ©clenchĂ© le putsch aprĂšs quâil eut Ă©tĂ© Ă©cartĂ© par Castillo Ă la suite de sa rĂ©union avec les radicaux en vue de se voir offrir la candidature pour le compte de lâUnion dĂ©mocratique[38].
Deux annĂ©es aprĂšs, en 1945, le gĂ©nĂ©ral Rawson tentera de monter depuis CĂłrdoba un coup dâĂtat contre Farrell et PerĂłn, lequel Ă©choua mais ouvrit la voie Ă la mise en Ćuvre du dessein caressĂ© par le gĂ©nĂ©ral Ăvalos et par plusieurs officiers de Campo de Mayo et visant au congĂ©diement et Ă la mise en dĂ©tention de PerĂłn, dans la semaine avant les mobilisations populaires du 17 octobre 1945[39].
Dictature du gĂ©nĂ©ral Pedro Pablo RamĂrez
Le 7 juin, le gĂ©nĂ©ral Pedro Pablo RamĂrez fut investi prĂ©sident de la rĂ©publique et SabĂĄ Sueyro vice-prĂ©sident. RamĂrez sera prĂ©sident durant les huit premiers mois de la RĂ©volution de 1943. Il avait Ă©tĂ© ministre de la Guerre sous Castillo et, peu de jours avant le putsch, avait Ă©tĂ© proposĂ© par un secteur du radicalisme Ă la tĂȘte du binĂŽme prĂ©sidentiel formĂ© pour le compte dâune alliance dâopposition en gestation, nommĂ©e UniĂłn DemocrĂĄtica[40]. Son premier cabinet ministĂ©riel Ă©tait intĂ©gralement constituĂ© de militaires, Ă lâexception du ministre des Finances[41] :
- ministĂšre des Finances : Jorge Santamarina ;
- ministĂšre de lâintĂ©rieur : le colonel Alberto Gilbert ;
- ministÚre des Relations extérieures : le contre-amiral Segundo Storni ;
- ministĂšre de la Justice et ministĂšre de lâInstruction publique : le colonel Elbio Anaya ;
- ministĂšre de la Marine : le contre-amiral Benito Sueyro ;
- ministĂšre de lâarmĂ©e : le gĂ©nĂ©ral Edelmiro J. Farrell ;
- ministĂšre de lâAgriculture : le gĂ©nĂ©ral de brigade Diego I. Mason ;
- ministĂšre des Travaux publics : le vice-amiral Ismael GalĂndez.
Si le cabinet ne comprenait aucun des membres du GOU, deux dâentre eux furent nommĂ©s Ă des postes stratĂ©giques : les colonels Enrique P. GonzĂĄlez au secrĂ©tariat privĂ© de la prĂ©sidence, et Emilio RamĂrez, fils du prĂ©sident, Ă la fonction de chef de la police de la Buenos Aires. Ces deux personnalitĂ©s, ainsi que le colonel Gilbert et le contre-amiral Sueyro, sâassembleront pour former le cercle politique intime du prĂ©sident RamĂrez. Le colonel Juan PerĂłn fut chargĂ© du secrĂ©tariat du ministĂšre de lâArmĂ©e, sous tutelle du ministre Farrell, fonction certes importante, mais de moindre portĂ©e[41].
PremiĂšres mesures
Les premiĂšres mesures adoptĂ©es par les gouvernements de Rawson et de RamĂrez furent pour limiter les libertĂ©s individuelles et museler les diffĂ©rents secteurs politiques et sociaux. DĂšs le 4 juin 1943, jour de la rĂ©volution, les nouvelles autoritĂ©s procĂ©dĂšrent Ă des dĂ©tentions de dirigeants et militants communistes, qui pour la plupart furent incarcĂ©rĂ©s dans des prisons de Patagonie, comme celle dans la ville de NeuquĂ©n, pour autant quâils nâeussent pas rĂ©ussi Ă sâĂ©chapper en plongeant dans la clandestinitĂ© ou en prenant le chemin de lâexil en Uruguay[42].
Ainsi, le 6 juin, les dirigeants de la FĂ©dĂ©ration ouvriĂšre de lâindustrie de la viande (la FOIC, selon son sigle espagnol) furent-ils dĂ©tenus et envoyĂ©s dans le sud du pays, et virent-ils leurs locaux fermĂ©s et leur secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral JosĂ© Peter retenu prisonnier sans jugement pendant un an et 4 mois. En juillet, le gouvernement dĂ©clara dissoute la CGT no 2, dans lequel sâĂ©taient, dĂšs aprĂšs la scission de la ConfĂ©dĂ©ration gĂ©nĂ©rale du Travail (CGT) survenue en octobre 1942, regroupĂ©s les syndicats appuyant les partis socialiste et communiste[43].
Le 15 juin, le gouvernement dĂ©crĂ©ta la dissolution de lâassociation pro-AlliĂ©s AcciĂłn Argentina, et en aoĂ»t un rĂ©gime dâassociations professionnelles fut approuvĂ© tendant Ă accentuer le contrĂŽle de lâĂtat sur les syndicats[44]. Le 23 aoĂ»t fut nommĂ© un interventeur militaire chargĂ© de placer sous tutelle de lâĂtat le syndicat de cheminots UniĂłn Ferroviaria, en Ă©cartant ses responsables. En outre, le gouvernement dĂ©cida de dissoudre le CongrĂšs national et de faire subir une intervention Ă lâuniversitĂ© nationale du Litoral. Toutes ces mesures seront la cause dâune vaste confrontation du gouvernement avec dâamples secteurs politiques et sociaux, en particulier avec le mouvement Ă©tudiant.
Concomitamment avec ces mesures, le gouvernement de Rawson prescrit le gel des fermages et mĂ©tayages ruraux, ce qui fut ressenti positivement par les travailleurs et les chacareros (petits et moyens exploitants agricoles), et mit sur pied une Commission dâenquĂȘte, composĂ©e de MatĂas RodrĂguez Conde, Juan Sabato et Juan P. Oliver, chargĂ©e de se pencher sur le scandale de la CHADE (es), mais qui eut Ă©galement pour mission de renforcer la lutte contre la corruption et qui produisit le rapport RodrĂguez Conde. Ce rapport, achevĂ© de rĂ©diger le 27 mai 1944, proposait de prendre deux dĂ©crets tendant Ă retirer Ă la CHADE sa personnalitĂ© juridique, dâannuler les prorogations et de rĂ©duire les tarifs. Cependant, le rapport ne fut pas publiĂ© avant 1956 et, par dĂ©cision de Juan PerĂłn, alors vice-prĂ©sident de facto, les propositions ne seront mĂȘme pas examinĂ©es[45]. La CHADE fut lâune des rares entreprises Ă ne pas ĂȘtre nationalisĂ©es sous le gouvernement de PerĂłn (1946-1955), sans doute en raison de ce quâelle avait soutenu financiĂšrement sa campagne Ă©lectorale[46].
La dĂ©mission de lâamiral Storni
Dans les premiers mois aprĂšs le coup dâĂtat survint aussi lâincident qui conduisit Ă la dĂ©mission du ministre des Affaires Ă©trangĂšres, lâamiral Segundo Storni. Storni Ă©tait lâun des rares militaires argentins qui Ă cette Ă©poque avaient des sympathies pour les Ătats-Unis, oĂč dâailleurs il avait vĂ©cu plusieurs annĂ©es. Bien quâil fĂ»t nationaliste, il Ă©tait en mĂȘme temps « aliadĂłfilo », câest-Ă -dire favorable Ă lâentrĂ©e en guerre de lâArgentine aux cĂŽtĂ©s des AlliĂ©s. Le 5 aoĂ»t 1943, il envoya en ce sens une lettre personnelle au secrĂ©taire dâĂtat des Ătats-Unis, Cordell Hull, lui laisant entendre que lâArgentine se proposait de rompre ses relations diplomatiques avec les puissances de l'Axe, mais tout en lui demandant quelque patience, le temps de mettre en place un climat de rupture en Argentine, et sollicitant en mĂȘme temps les Ătats-Unis de faire un geste en matiĂšre de fourniture dâarmements qui serait propre Ă isoler les neutralistes. Dans le but de faire pression sur le gouvernement argentin, Cordell Hull rendit publique la lettre de Storni, fustigeant en outre, en termes Ăąpres, le traditionnel neutralisme argentin[47].
La manĆuvre produisit lâeffet contraire Ă celui escomptĂ©, provoquant une recrudescence du sentiment anti-nordamĂ©ricain, dĂ©jĂ fort sans cela, surtout au sein des forces armĂ©es, et entraĂźnant la dĂ©mission de Storni et son remplacement par un neutraliste, le colonel Alberto Gilbert, qui avait jusque-lĂ occupĂ© le poste de ministre de lâIntĂ©rieur. Pour le supplĂ©er dans cette fonction, RamĂrez dĂ©signa un membre du GOU, le colonel Luis CĂ©sar Perlinger, nationaliste catholico-hispaniste, qui devait lâannĂ©e suivante prendre la tĂȘte de la rĂ©action de droite contre le duo Farrell-PerĂłn.
La dĂ©mission de Storni entraĂźna celle de Santamarina (aux Finances), de GalĂndez (Travaux publics) et dâAnaya (Justice), et ouvrit les portes du gouvernement au secteur de lâultradroite nationaliste et catholico-hispaniste, lequel mettra aussi la main sur le nouveau ministĂšre de lâĂducation nationale, par la personne du cĂ©lĂšbre Ă©crivain Gustavo MartĂnez ZuvirĂa, dit Hugo Wast. JusquâĂ cette date, en dĂ©pit des pressions des nationalistes, RamĂrez avait maintenu Ă leurs postes les dirigeants libĂ©raux ; mais la chute de Storni et lâascension de Perlinger donna aux narionalistes lâhĂ©gĂ©monie au sein du gouvernement.
La politique Ă©ducative et lâopposition estudiantine
La rĂ©volution de 1943 confia ainsi lâenseignement au secteur nationaliste catholico-hispaniste de droite. Ce processus dĂ©buta le 28 juillet 1943, lorsque le gouvernement mit sous sa tutelle directe lâuniversitĂ© nationale du Litoral, nommant interventeur JordĂĄn Bruno Genta. La FĂ©dĂ©ration universitaire du Litoral (FUL) protesta Ă©nergiquement contre la dĂ©signation de Genta, Ă quoi le gouvernement militaire rĂ©pliqua en mettant son secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral en dĂ©tention et en expulsant les Ă©tudiants et les professeurs qui manifestaient leur opposition.
LâuniversitĂ© argentine Ă©tait rĂ©gie par les principes de la RĂ©forme universitaire de 1918, laquelle avait instaurĂ© lâautonomie universitaire, la participation Ă©tudiante dans la direction des universitĂ©s, et la libertĂ© d'enseignement. Genta, connu pour ses idĂ©es dâultra-droite et hostiles Ă ladite RĂ©forme universitaire, soutint, Ă peine fut-il investi dans sa fonction, que le pays avait besoin de crĂ©er « une aristocratie de lâintelligence, nourrie sur le tronc romain et hispanique »[48]. Ces dĂ©clarations dĂ©clenchĂšrent le premier affrontement au sein mĂȘme des forces ayant soutenu la RĂ©volution de 1943, aprĂšs que le groupe nationaliste radical FORJA, qui appuyait la RĂ©volution de 1943, eut durement critiquĂ© le discours de Genta, considĂ©rant que celui-ci comportait « la suprĂȘme adulation du banditisme universitaire qui a trafiquĂ© avec tous les biens de la nation »[49]. RĂ©agissant Ă ces propos, le gouvernement militaire dĂ©cida dâemprisonner le penseur radical et futur pĂ©roniste Arturo Jauretche[50].
Quoique Genta fĂ»t finalement contraint de dĂ©missionner, la confrontation du gouvernement avec le mouvement Ă©tudiant se gĂ©nĂ©ralisa et vint Ă se polariser Ă lâextrĂȘme, tandis que dans le mĂȘme temps le secteur nationaliste catholico-hispaniste continuait sa progression en accaparant les positions importantes dans le gouvernement militaire. En octobre, RamĂrez avait mis sous tutelle directe la totalitĂ© des universitĂ©s et amplifiĂ© plus avant encore la participation politique du nationalisme catholique de droite, par la nomination, dĂ©jĂ mentionnĂ©e, des ministres Perlinger et MartĂnez ZuvirĂa, tout en proclamant hors la loi la FĂ©dĂ©ration universitaire argentine (FUA).
LâidĂ©ologie de ce groupe (ultra-catholique, hispaniste, Ă©litiste, antidĂ©mocratique et antifĂ©ministe) sâexprimera Ă cette Ă©poque Ă travers un ensemble de dĂ©clarations provocatrices :
« Sarmiento[51] amena trois fléaux dans le pays : les Italiens, les moineaux et les institutrices[52]. »
« Nous devons cultiver notre personnalité différenciée et la maintenir dans le tronc fondateur, qui est criollo, par là hispanique, catholique, apostolique et romain[54]. »
« La dignification de la femme consiste à ne pas la soustraire à sa vocation spécifique[54]. »
Parmi les fonctionnaires se rĂ©clamant du nationalisme catholico-hispaniste de droite et occupant des fonctions de gouvernement durant la RĂ©volution de 1943, lâon relĂšve les noms de : Gustavo MartĂnez ZuvirĂa (alias Hugo Wast, ministre de lâĂducation nationale), Alberto Baldrich (idem), JosĂ© Ignacio Olmedo (Conseil national de lâĂ©ducation), JordĂĄn Bruno Genta puis Salvador Dana Montaño (interventeur dans lâuniversitĂ© nationale du Litoral, UNL), TomĂĄs D. Casares (interventeur dans lâuniversitĂ© de Buenos Aires, UBA), Santiago de Estrada (interventeur dans lâuniversitĂ© nationale de TucumĂĄn, UNT), Lisardo Novillo Saravia (interventeur dans lâuniversitĂ© nationale de CĂłrdoba, UNC), Alfredo L. Labougle (recteur de lâuniversitĂ© nationale de La Plata, UNLP), Juan R. Sepich (directeur du Colegio Nacional de Buenos Aires, rebaptisĂ© Ă son ancien nom colonial Colegio Universitario San Carlos).
Le 14 octobre 1943, un groupe de 150 personnalitĂ©s politiques et culturelles, emmenĂ© par le scientifique Bernardo Houssay, signa une DĂ©claration Ă propos de la dĂ©mocratie effective et de la solidaritĂ© latinoamĂ©ricaine demandant la convocation dâĂ©lections et lâentrĂ©e en guerre de lâArgentine contre lâAxe[55]. RamĂrez rĂ©agit par une mise Ă pied de ceux des signataires qui appartenaient Ă la fonction publique.
Novembre 1943 : avĂšnement de PerĂłn et rĂŽle accru des syndicats
Les historiens ont des opinions divergentes quant au degrĂ© dâinfluence quâavait Juan PerĂłn sur la politique argentine avant le 27 octobre 1943, date Ă laquelle il prit la direction dâune subdivision insignifiante du gouvernement : le dĂ©partement du Travail[56]. Il est certain que cette fonction fut la premiĂšre fonction officielle quâexerça PerĂłn et que câest Ă partir de cette date que sa figure commença Ă acquĂ©rir une importance publique, en particulier par le biais de lâarrivĂ©e des syndicats sur lâavant-scĂšne de la vie politique nationale.
Le gouvernement de RamĂrez avait adoptĂ© envers les syndicats une attitude similaire Ă celle des gouvernements antĂ©rieurs : rĂŽle politique et institutionnel rĂ©duit, absence gĂ©nĂ©ralisĂ©e de mise en Ćuvre de la lĂ©gislation du travail, sympathie pro-patronale et rĂ©pressions ponctuelles.
En 1943, le mouvement ouvrier argentin, le plus dĂ©veloppĂ© dâAmĂ©rique latine Ă cette Ă©poque, Ă©tait divisĂ© en quatre centrales syndicales : la CGT no 1, majoritairement socialiste et syndicaliste rĂ©volutionnaire, et englobant les puissants syndicats de cheminots ; la CGT no 2, comprenant des socialistes et des communistes ; la petite Union syndicale argentine (en abrĂ©gĂ© USA), composĂ©e de syndicalistes rĂ©volutionnaires ; et la quasi inexistante FĂ©dĂ©ration ouvriĂšre rĂ©gionale argentine (FORA), de tendance anarchiste. Lâune des premiĂšres mesures de RamĂrez sera de dissoudre la CGT no 2, dirigĂ©e par le socialiste Francisco PĂ©rez LeirĂłs, et qui regroupait dâimportants syndicats tels que la FĂ©dĂ©ration argentine des employĂ©s de commerce et de services (FAECYS), dirigĂ©e par le socialiste Ăngel Borlenghi, et les syndicats communistes (construction, industrie de la viande, etc.), que RamĂrez taxa dâextrĂ©mistes. Paradoxalement, la mesure eut pour effet immĂ©diat le passage de nombreux syndicats auparavant intĂ©grĂ©s Ă la CGT no 2 vers la nouvelle centrale syndicale unique CGT, dirigĂ©e par le socialiste JosĂ© Domenech, qui sâemploiera Ă la renforcer.
Peu aprĂšs, le gouvernement fit passer une lĂ©gislation sur les syndicats, laquelle, si elle rĂ©pondait Ă quelques attentes syndicales, permettait aussi la mise sous tutelle directe (intervention) des organisations syndicales par lâĂtat. BientĂŽt dâailleurs, le gouvernement de RamĂrez fit usage de cette loi pour intervenir dans les puissants syndicats de cheminots, le cĆur de la CGT, quâĂ©taient lâUniĂłn Ferroviaria et La Fraternidad. En octobre, les autoritĂ©s rĂ©pliquĂšrent Ă une sĂ©rie de grĂšves par lâarrestation de dizaines de dirigeants ouvriers. Il devint rapidement Ă©vident que le gouvernement militaire renfermait dans ses rangs dâinfluents groupes anti-syndicaux.
DĂšs que le coup dâĂtat sâĂ©tait produit, le mouvement syndical avait commencĂ© Ă se concerter sur la meilleure stratĂ©gie Ă adopter pour ses relations avec le gouvernement militaire. Plusieurs historiens, parmi lesquels on note en particulier Samuel Baily[57], Julio Godio et Hiroshi Matsushita[58], ont dĂ©montrĂ© que depuis la fin de la dĂ©cennie 1920 le mouvement ouvrier argentin avait progressivement Ă©voluĂ© vers un nationalisme travailliste[59], qui impliquait un engagement plus Ă©troit des syndicats dans lâappareil dâĂtat.
Le premier pas fut franchi par les dirigeants de la CGT no 2, avec Ă leur tĂȘte Francisco PĂ©rez LeirĂłs, Ă travers lâentrevue quâils eurent avec le ministre de lâIntĂ©rieur, le gĂ©nĂ©ral Alberto Gilbert. Les syndicalistes demandĂšrent au gouvernement de convoquer des Ă©lections, lui offrant lâappui dâune marche syndicale sur la Casa Rosada, mais le gouvernement repoussa cette offre et dĂ©cida de dissoudre la CGT no 2[60].
Peu aprĂšs, un autre groupe syndical, emmenĂ© cette fois par Ăngel Borlenghi (socialiste et secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la puissante ConfĂ©dĂ©ration gĂ©nĂ©rale des employĂ©s de commerce au sein de la CGT no 2), Francisco Pablo Capozzi (La Fraternidad) et Juan Atilio Bramuglia (UniĂłn Ferroviaria), choisit, quoique sous rĂ©serve et avec mĂ©fiance, dâĂ©tablir des relations avec un secteur du gouvernement militaire plus enclin Ă accepter les revendications syndicales, et consentit Ă faire partie dâune alliance susceptible dâinfluer sur le cours des Ă©vĂ©nements. La personne dĂ©signĂ©e pour le contact initial Ă©tait le colonel Domingo Mercante, fils dâun important responsable syndical ferroviaire et membre du GOU. Mercante Ă son tour associa Ă la dĂ©marche son compagnon politique et ami intime, le colonel Juan PerĂłn[61].
Les syndicalistes proposĂšrent aux militaires de crĂ©er un secrĂ©tariat au Travail, de renforcer la CGT et dâadopter un ensemble de lois sur le travail prenant en compte les revendications historiques du mouvement ouvrier argentin. Lors de cette rĂ©union, PerĂłn synthĂ©tisa ces revendications en les dĂ©finissant comme une politique visant à « dignifier le travail »[62].
Depuis lors, les colonels PerĂłn et Mercante se rĂ©unissaient rĂ©guliĂšrement avec les syndicats. Le 30 septembre 1943, ils tinrent une rĂ©union publique aux cĂŽtĂ©s de 70 dirigeants syndicaux, Ă la suite dâun prĂ©avis de grĂšve gĂ©nĂ©rale rĂ©volutionnaire formulĂ© par la CGT pour octobre et appuyĂ© par toute lâopposition. Pendant ladite rĂ©union, les syndicalistes communistes exigĂšrent comme condition prĂ©alable Ă tout dialogue avec le gouvernement la libĂ©ration de JosĂ© Peter, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du syndicat de lâIndustrie de la viande, qui venait dâĂȘtre emprisonnĂ© en raison dâune grĂšve dĂ©clarĂ©e dans les entrepĂŽts frigorifiques. PerĂłn intervint personnellement dans le conflit, fit pression sur les entreprises pour quâelles conclussent une convention collective avec le syndicat (le premier en date dans ce secteur) et obtint lâĂ©largissement du dirigeant communiste[63]. Dâautre part, Alain RouquiĂ© signale que les tractations menĂ©es par les colonels PerĂłn et Mercante aboutirent Ă ce quâun accord fut signĂ© avec le fougueux Sindicato AutĂłnomo de la Carne de Berisso y Ensenada, qui Ă©tait en opposition ouverte avec le syndicat communiste FederaciĂłn Obrera de la Industria de la Carne (FOIC), plus reprĂ©sentatif pourtant et dâimportance nationale[64].
La rĂ©percussion sur le mouvement ouvrier fut notable et le groupe de syndicalistes favorable Ă une alliance avec ce secteur du gouvernement militaire connut une forte croissance et accueillit en son sein dâautres socialistes tels que JosĂ© Domenech (cheminots), David Diskin (employĂ©s de commerce), Alcides Montiel (industrie de la biĂšre) et Lucio Bonilla (textile), mais aussi des syndicalistes rĂ©volutionnaires provenant de lâUnion syndicale argentine (USA), tels que Luis Gay (compagnies de tĂ©lĂ©phone) et Modesto Orozo (idem), et mĂȘme quelques communistes comme RenĂ© Stordeur (industries graphiques) et Aurelio HernĂĄndez (santĂ©)[65], et jusquâĂ des trotskystes comme Ăngel Perelman (mĂ©tallurgie). Un des premiers effets de la nouvelle relation Ă©tablie entre syndicalistes et militaires sera la non participation de la majoritĂ© des syndicats Ă la grĂšve gĂ©nĂ©rale rĂ©volutionnaire prĂ©vue, qui ainsi passa inaperçue.
Peu de temps plus tard, le 27 octobre 1943[56], la prĂ©caire alliance entre syndicalistes et militaires rĂ©ussit Ă obtenir que RamĂrez dĂ©signĂąt PerĂłn directeur du dĂ©partement du Travail, poste apparemment sans valeur aucune. Lâune des premiĂšres mesures de PerĂłn fut de retirer les interventeurs des syndicats de cheminots et de nommer Ă leur place le colonel Mercante. Dans le mĂȘme temps, le ComitĂ© central confĂ©dĂ©ral de la CGT, composĂ© de socialistes, dĂ©cida de crĂ©er une Commission pour lâunitĂ© syndicale Ă lâeffet de rĂ©tablir une centrale unique, objectif traditionnel du mouvement ouvrier argentin[66].
Un mois aprĂšs, le 27 novembre 1943, PerĂłn, avec lâappui du gĂ©nĂ©ral Farrell, obtint que le prĂ©sident RamĂrez approuvĂąt lâinstauration du secrĂ©tariat au Travail et Ă la PrĂ©voyance, dotĂ© dâun statut semblable Ă un ministĂšre, et placĂ© sous la dĂ©pendance directe du prĂ©sident de la Nation[56].
En sa qualitĂ© de secrĂ©taire au Travail, PerĂłn rĂ©alisa une Ćuvre notable, faisant adopter les lois sur le travail rĂ©clamĂ©es historiquement par le mouvement ouvrier argentin (Ă savoir : la gĂ©nĂ©ralisation de lâindemnitĂ© de licenciement dont bĂ©nĂ©ficiaient depuis 1934 les employĂ©s de commerce, la retraite pour les employĂ©s de commerce, le statut dâouvrier agricole, lâhĂŽpital polyclinique pour les cheminots, les Ă©coles techniques pour ouvriers, lâinterdiction des agences de placement, la crĂ©ation dâune juridiction de prud'hommes, le treiziĂšme mois), rendant plus efficace lâinspection du travail existante pour garantir lâapplication de la nouvelle lĂ©gislation, et mettant en place pour la premiĂšre fois la nĂ©gociation collective, qui se gĂ©nĂ©ralisera ensuite comme outil de rĂ©gulation de base des rapports entre capital et travail. En outre, il laissa sans effet le dĂ©cret-loi sur les associations syndicales sanctionnĂ© par RamĂrez dans les premiĂšres semaines de la rĂ©volution, et qui Ă©tait critiquĂ© par tout le mouvement ouvrier.
ParallĂšlement Ă cette activitĂ© lĂ©gislative, PerĂłn, Mercante et le groupe initial de syndicalistes partie prenante de lâalliance (les socialistes Borlenghi et Bramuglia, principalement) commencĂšrent Ă fonder un nouveau courant syndical appelĂ© Ă revĂȘtir une identitĂ© travailliste-nationaliste. Le groupe adopta un positionnement anticommuniste, dĂ©jĂ prĂ©sent Ă la CGT no 1, et, sâappuyant sur le pouvoir du secrĂ©tariat au Travail, mit sur pied de nouveaux syndicats dans les branches oĂč il nây en avait pas encore (chimie, Ă©lectricitĂ©, tabac) et en fonda dâautres parallĂšles destinĂ©s principalement Ă affaiblir les syndicats communistes (viande, construction, textile, metallurgie).
Abandon de la neutralitĂ© et crise du gouvernement de RamĂrez
DĂ©but 1944, lâalliance de PerĂłn avec les syndicats provoqua la premiĂšre grande division interne chez les militaires. Sommairement, deux groupes sâĂ©taient constituĂ©s :
- le premier, emmenĂ© par le prĂ©sident RamĂrez, le gĂ©nĂ©ral Juan Sanguinetti (interventeur dans la cruciale province de Buenos Aires), et les colonels Luis CĂ©sar Perlinger, Enrique P. GonzĂĄlez et Emilio RamĂrez (fils du prĂ©sident), sâadossait au nationalisme catholico-hispaniste de droite et mettait en cause la politique sociale pro-ouvriĂšre de PerĂłn. Ce groupe rĂ©ussit Ă attirer dâautres secteurs, aux appartenances disparates, qui sâinquiĂ©taient des avancĂ©es syndicales dans le gouvernement et qui, schĂ©matiquement, se proposaient de destituer Farrell pour le remplacer par le gĂ©nĂ©ral Anaya[67].
- le second, dirigĂ© par le gĂ©nĂ©ral Farrell et le colonel PerĂłn. Ce groupe ne soutenait pas RamĂrez ni son projet de se perpĂ©tuer au gouvernement, et avait mis en action une stratĂ©gie visant Ă doter la RĂ©volution de 1943 dâun soubassement populaire, dâune part en approfondissant lâefficace alliance avec les syndicats en vue de forger un nationalisme travailliste, et dâautre part en cherchant des appuis dans les partis politiques, principalement les radicaux intransigeants, et spĂ©cifiquement Amadeo Sabattini, dans le but de consolider le nationalisme Ă©conomique dĂ©jĂ prĂ©sent dans lâyrigoyĂ©nisme de la premiĂšre heure[67].
Ferrero soutient que le duo Farrell-PerĂłn tenta de façonner un « nationalisme populaire » orientĂ© vers une sortie dĂ©mocratique hors du rĂ©gime dictatorial, et apte Ă affronter le « nationalisme Ă©litiste » non dĂ©mocratique que soutenait RamĂrez[68].
Ă cette division interne du pouvoir militaire se superposait une situation internationale clairement dĂ©favorable au gouvernement, qui sâĂ©tait retrouvĂ© totalement isolĂ©. DĂ©but 1944, il Ă©tait devenu Ă©vident que lâAllemagne perdrait la guerre, tandis quâil Ă©tait de plus en plus difficile pour lâArgentine de rĂ©sister Ă la pression exercĂ©e par les Ătats-Unis pour la faire renoncer Ă sa neutralitĂ©.
La chaĂźne des Ă©vĂ©nements se dĂ©clencha le 3 janvier 1944, lorsque RamĂrez reconnut le nouveau gouvernement bolivien, issu dâun coup dâĂtat menĂ© par Gualberto Villarroel. La Bolivie se dĂ©clara en faveur de la neutralitĂ© et proposa de crĂ©er un « bloc austral » neutre, aux cĂŽtĂ©s de lâArgentine et du Chili, les seuls Ătats restĂ©s neutres dâAmĂ©rique. Sây ajouta le scandale causĂ© par la mise en dĂ©tention par les Britanniques du marin Osmar Helmuth, agent secret allemand que RamĂrez, Gilbert et Sueyro avaient missionnĂ© dâacheter des armes en Allemagne.
Les Ătats-Unis rĂ©agirent fermement, accusant lâArgentine dâavoir fomentĂ© le putsch bolivien, et dĂ©pĂȘchĂšrent, en guise de menace, un porte-avions dans le RĂo de la Plata, qui mit lâancre devant Montevideo. La rĂ©action amĂ©ricaine produisit une volte-face immĂ©diate des dirigeants militaires argentins et le 26 janvier 1944, lâArgentine rompit ses relations avec lâAllemagne et le Japon[69].
Cette rupture des relations provoqua une crise au sein du gouvernement, sur fond de mĂ©contentement gĂ©nĂ©ralisĂ© dans les forces armĂ©es, plus particuliĂšrement dans le groupe nationaliste catholico-hispaniste de droite, principal appui du prĂ©sident RamĂrez. Gustavo MartĂnez ZuvirĂa dĂ©missionna du ministĂšre de lâĂducation, bientĂŽt suivi de TomĂĄs D. Casares en tant quâinterventeur dans lâUBA. Peu aprĂšs, le 15 fĂ©vrier, remettront Ă©galement leur dĂ©mission les principaux appuis de RamĂrez, les colonels GonzĂĄlez et son fils Emilio, puis le lendemain le colonel Gilbert. Les heures du prĂ©sident dĂšs lors Ă©taient comptĂ©es.
Chute de RamĂrez
DĂšs le 22 fĂ©vrier, en raison de la rupture des relations avec lâAxe, le GOU avait dĂ©cidĂ© de renverser RamĂrez ; cependant, comme ils avaient fait serment de soutenir le prĂ©sident, ils rĂ©solurent la question par lâautodissolution du GOU, qui les affranchirait formellement de leur serment. Le lendemain, les mĂȘmes officiers se rĂ©unirent Ă nouveau pour exiger la dĂ©mission de RamĂrez. Ensuite, deux semaines durant, la situation resta indĂ©cise, jusquâĂ la dĂ©mission du prĂ©sident le 9 mars 1944[70].
Dans une tentative de devancer les Ă©vĂ©nements, RamĂrez, tĂŽt le matin le 24 fĂ©vrier, sollicita le gĂ©nĂ©ral Farrell, vice-prĂ©sident et ministre de la Guerre, de dĂ©missionner. Celui-ci riposta en convoquant Ă son office les commandants des principales garnisons et en leur ordonnant de cerner la rĂ©sidence prĂ©sidentielle. Dans la soirĂ©e de ce mĂȘme jour, les chefs des garnisons proches de Buenos Aires se prĂ©sentĂšrent devant RamĂrez et le requirent de dĂ©missionner. RamĂrez prĂ©senta alors le texte de dĂ©mission suivant, rĂ©digĂ© par le colonel Enrique P. GonzĂĄlez :
« Au peuple de la RĂ©publique : Comme jâai cessĂ© de mĂ©riter la confiance des chefs et des officiers des garnisons de la Capitale fĂ©dĂ©rale, Campo de Mayo, Palomar et La Plata, selon ce que viennent de me communiquer personnellement lesdits chefs, et comme je ne souhaite pas compromettre le destin du pays, je mâincline devant lâimposition de la force et prĂ©sente ma dĂ©mission de mon poste. »
â Pedro P. RamĂrez, gĂ©nĂ©ral de division.
Buenos Aires, le 24 février 1944[71]
Le texte de la dĂ©mission comportait un piĂšge, attendu que lâutilisation des mots « je mâincline devant lâimposition de la force » signalait une rĂ©volution, et non une succession dans le cadre du mĂȘme rĂ©gime. Pour de pareils cas de figure, la rĂ©cente doctrine Guani panamĂ©ricaniste impulsĂ©e par les Ătats-Unis, prescrivait que
« [...] tout gouvernement Ă©tabli par la force pendant la guerre ne doit pas ĂȘtre reconnu avant que les autres pays amĂ©ricains ne se fussent concertĂ©s afin de dĂ©terminer si [ce gouvernement] paraĂźt disposĂ© Ă respecter les engagements interamĂ©ricains. »
Par consĂ©quent, le nouveau gouvernement resterait privĂ© de reconnaissance et par suite internationalement isolĂ©, ce qui dâailleurs finit par arriver[72].
Les chefs militaires rejetĂšrent les termes de la dĂ©mission de RamĂrez, lequel finalement accepta dâinvoquer la « fatigue » comme motif de « dĂ©lĂ©guer » la charge de prĂ©sident au vice-prĂ©sident Farrell[73] ; celui-ci accĂ©da au poste le lendemain 25 fĂ©vrier, « Ă titre intĂ©rimaire ».
Ce nonobstant, dâun point de vue formel, RamĂrez continuait dâĂȘtre prĂ©sident, et en effet continua de diriger avec lâassistance de son cercle le plus proche. Le soir du 29 fĂ©vrier 1944, vingt-et-un gĂ©nĂ©raux se rĂ©unirent pour analyser la possibilitĂ© dâune sortie de crise par des Ă©lections (parmi lesquels Ă©taient Arturo Rawson, Manuel Savio, Elbio Anaya, etc.). Ce mĂȘme jour, le lieutenant-colonel TomĂĄs A. DucĂł, croyant que la rĂ©union de ces gĂ©nĂ©raux Ă©tait lâamorce dâun coup dâĂtat en appui Ă RamĂrez, souleva le stratĂ©gique rĂ©giment no 3 dâinfanterie[74] et le dirigea sur le faubourg de Lomas de Zamora, oĂč il sâempara des bĂątiments et positions clefs, puis sây retrancha. DĂšs le lendemain cependant, il se rendit[75].
Les rĂ©unions des gĂ©nĂ©raux se poursuivirent, auxquelles vinrent Ă©galement se joindre des amiraux et des radicaux et socialistes. Le 4 mars 1944, RamĂrez chargea le dirigeant politique radical Ernesto Sammartino dâorganiser un soulĂšvement civil, qui Ă©choua[76].
Finalement, le 9 mars, le gĂ©nĂ©ral RamĂrez prĂ©senta sa dĂ©mission dans un long document, diffusĂ© publiquement, dans lequel il relata toutes les Ă©tapes ayant conduit Ă sa dĂ©position[77]. Les Ătats-Unis, sâautorisant de cette dĂ©claration de dĂ©mission du prĂ©sident RamĂrez, ne voulurent pas reconnaĂźtre le nouveau gouvernement et rappelĂšrent leur ambassadeur en poste Ă Buenos Aires, tout en faisant pression sur le reste des pays latino-amĂ©ricains et sur la Grande-Bretagne pour quâils fissent de mĂȘme[72]. Il sâensuivit que le 25 fĂ©vrier 1944, le vice-prĂ©sident, le gĂ©nĂ©ral Edelmiro Farrell, accĂ©da Ă la prĂ©sidence, dâabord Ă titre intĂ©rimaire, puis, Ă partir du 9 mars, Ă titre dĂ©finitif[78].
Dictature du général Edelmiro Farrell
Le gĂ©nĂ©ral Edelmiro JuliĂĄn Farrell avait Ă©tĂ© dĂ©signĂ© vice-prĂ©sident le 15 octobre 1943, Ă la suite du dĂ©cĂšs de SabĂĄ Sueyro et dâune tentative de RamĂrez de lâĂ©vincer du gouvernement au moyen dâune opĂ©ration militaire emmenĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Santos V. Rossi[79]. Son gouvernement se caractĂ©risera notamment par ceci quâil sera tiraillĂ© entre son mandat de reprĂ©senter une armĂ©e majoritairement neutraliste et lâimpossibilitĂ© de rĂ©sister aux pressions des Ătats-Unis pour que lâArgentine se rangeĂąt inconditionnellement aux cĂŽtĂ©s des alliĂ©s, pressions qui se renforceraient Ă mesure que la dĂ©faite de lâAllemagne et du Japon apparaissait irrĂ©versible.
DĂšs le dĂ©but, Farrell dut affronter le gĂ©nĂ©ral Luis CĂ©sar Perlinger, ministre de lâIntĂ©rieur et reprĂ©sentant type du nationalisme catholico-hispaniste de droite. Le principal appui de Farrell sera Juan PerĂłn avec son efficace politique sociale, quâil parvint Ă faire nommer simultanĂ©ment ministre de la Guerre, en dĂ©pit de lâopposition de la majoritĂ© des anciens membres du GOU qui, alarmĂ©s par les relations de PerĂłn avec les syndicats, avaient dĂ©signĂ© le gĂ©nĂ©ral Juan C. Sanguinetti Ă ce poste, dĂ©signation rĂ©voquĂ©e par lâinsistance rĂ©solue de Farrell[80].
Fin mai, le gĂ©nĂ©ral Perlinger sâengagea sur la voie dâune tentative dâĂ©vincement du duo Farrell-PerĂłn, en sâoffrant lui-mĂȘme, parmi les anciens membres du GOU, Ă occuper la charge devenue ainsi vacante de vice-prĂ©sident. Toutefois, contre toute attente, il sortit perdant du vote interne chez les officiers. Le 6 juin 1944, PerĂłn, aussitĂŽt appuyĂ© par Farrell, mit Ă profit le faux pas de Perlinger pour rĂ©clamer sa dĂ©mission. Sans autre possibilitĂ©, Perlinger dut dĂ©missionner et ce fut alors PerĂłn lui-mĂȘme qui fut nommĂ© vice-prĂ©sident, sans pour autant renoncer Ă ses autres attributions. Le duo Farrell-PerĂłn acquit ainsi un pouvoir maximum, qui servira dans les mois qui suivront Ă expulser du gouvernement les autres hommes issus du nationalisme de droite : Bonifacio del Carril, Francisco Ramos MejĂa, Julio Lagos, Miguel Iñiguez, Juan Carlos Poggi, Celestino Genta, entre autres[81].
Pression des Ătats-Unis
Pendant ce temps, les Ătats-Unis accrurent leur pression sur lâArgentine, la prĂ©sentant comme une « menace contre la dĂ©mocratie », dans le double but que lâArgentine dĂ©clarĂąt la guerre Ă lâAxe et quittĂąt lâorbite britannico-europĂ©enne, deux objectifs intimement liĂ©s entre eux.
Le 22 juin 1944, les Ătats-Unis rappelĂšrent leur ambassadeur, en quoi ils seront imitĂ©s ensuite par tous les autres gouvernements latino-amĂ©ricains. Seule la Grande-Bretagne dĂ©cida de maintenir son ambassadeur David Kelly Ă Buenos Aires. La Grande-Bretagne rĂ©cusa la caractĂ©risation du rĂ©gime argentin faite par les Ătats-Unis et considĂ©rait la neutralitĂ© de lâArgentine comme la condition nĂ©cessaire Ă assurer lâapprovisionnement de sa population et de ses troupes. Mais, par-dessus tout, la Grande-Bretagne Ă©tait consciente que le dessein rĂ©el des Ătats-Unis Ă©tait de la supplanter comme pouvoir Ă©conomique dominant et dâimposer en Argentine un gouvernement pro-nord-amĂ©ricain, ce quâelle nâĂ©tait pas disposĂ©e Ă faciliter (du reste, il se passera encore prĂšs de deux dĂ©cennies avant que les Ătats-Unis instaurent leur hĂ©gĂ©monie sur lâArgentine). Il fallut que le prĂ©sident Franklin Delano Roosevelt sâentretĂźnt personnellement avec Winston Churchill pour que la Grande-Bretagne se rĂ©signĂąt enfin Ă retirer son ambassadeur. Le secrĂ©taire dâĂtat amĂ©ricain, Cordell Hull, qui Ă©voqua le fait dans ses MĂ©moires, rapporta que si Churchill finit par accepter cette exigence, ce fut « de trĂšs mauvaise grĂące et presque avec rĂ©pugnance »[82].
Les Britanniques soutinrent que les Ătats-Unis « dĂ©formaient intentionnellement les faits » quand ils dĂ©peignaient lâArgentine comme un « danger pour la dĂ©mocratie ». John Victor Perowne, chef du dĂ©partement pour lâAmĂ©rique du Sud au sein du Foreign Office, avertit :
« Si lâArgentine peut effectivement ĂȘtre soumise, la domination du dĂ©partement dâĂtat sur lâhĂ©misphĂšre occidental sera totale. Cela contribuera en mĂȘme temps Ă attĂ©nuer les possibles dangers de lâinfluence russe et europĂ©enne sur lâAmĂ©rique latine et Ă Ă©loigner lâArgentine de ce qui est censĂ© constituer notre orbite[83]. »
En aoĂ»t, les Ătats-Unis bloquĂšrent dans leurs banques les rĂ©serves de change argentines, et annulĂšrent en septembre tous les permis dâexportation dâacier, de bois et de produits chimiques vers lâArgentine, interdisant Ă tout navire battant pavillon amĂ©ricain dâamarrer dans les ports argentins. En outre, les Ătats-Unis apportĂšrent leur plein appui et aidĂšrent Ă la militarisation du BrĂ©sil, paradoxalement gouvernĂ© Ă cette Ă©poque par la dictature du philofasciste GetĂșlio Vargas. Les mesures prises par les Ătats-Unis eurent pour effet dâisoler lâArgentine, mais dans le mĂȘme temps suscitĂšrent un renforcement de la politique industrialiste et sociale du gouvernement argentin.
Politique sociale et du travail
Au cours de lâannĂ©e 1944, Farrell mit rĂ©solument en Ćuvre les rĂ©formes du travail que proposait le secrĂ©tariat au Travail. Cette annĂ©e-lĂ , le gouvernement convoqua les syndicats et les employeurs Ă venir nĂ©gocier des conventions collectives, ce qui en Argentine Ă©tait encore sans prĂ©cĂ©dent. Ainsi furent conclues 123 conventions collectives touchant plus de 1 400 000 ouvriers et employĂ©s. LâannĂ©e suivante furent signĂ©es 347 conventions supplĂ©mentaires, oĂč 2 186 868 travailleurs Ă©taient concernĂ©s.
Le 18 novembre 1944 fut promulguĂ© le dĂ©cret-loi no 28.194, adoptĂ© le mois prĂ©cĂ©dent, fixant le statut de lâouvrier agricole (peĂłn de campo) et modernisant la situation semi-fĂ©odale oĂč se trouvaient encore les travailleurs des campagnes argentines. Cette mesure alarma les propriĂ©taires de grands domaines agricoles (les estancieros ou latifundistes), qui Ă©taient maĂźtres des exportations argentines. Le 30 novembre, les tribunaux de prudâhommes furent Ă©tablis, malgrĂ© la forte rĂ©sistance du secteur patronal et des groupes conservateurs[84].
Dans le domaine de la santĂ© publique, le prĂ©sident Farrel Ă©mit le dĂ©cret no 10.638/1944 portant rĂ©gulation du travail sexuel, par lequel la mise en place de locaux pour lâexercice de la prostitution Ă©tait tolĂ©rĂ© moyennant lâautorisation prĂ©alable de la direction de la SantĂ© et de lâAssistance sociale, lâapprobation du ministĂšre de lâIntĂ©rieur et lâacceptation dâun contrĂŽle sanitaire[85] - [86]. La rĂ©glementation nâaffectait pas les poursuites criminelles Ă lâencontre du proxĂ©nĂ©tisme, puni par la loi no 9143.
Le 4 dĂ©cembre 1944 fut approuvĂ© le rĂ©gime de retraite pour les employĂ©s de commerce, approbation suivie dâune manifestation syndicale de soutien Ă PerĂłn, la premiĂšre en date, organisĂ©e par le socialiste Ăngel Borlenghi, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du syndicat, qui rĂ©unit une vaste foule estimĂ©e Ă 200 000 personnes et lors de laquelle PerĂłn prit la parole en public[87].
ParallĂšlement, le taux de syndicalisation des travailleurs partait en hausse : alors quâen 1941, il y avait 356 syndicats avec 441 412 affiliĂ©s, ce nombre avait augmentĂ© en 1945 Ă 969 syndicats avec 528 523 affiliĂ©s[88].
Le duo Farrel-PerĂłn, avec lâappui dâune fraction considĂ©rable du syndicalisme, sâappliqua Ă rĂ©former en profondeur la culture qui sous-tendait les rapports de travail en Argentine, rapports marquĂ©s jusque-lĂ par le paternalisme caractĂ©ristique de lâestancia, la grande propriĂ©tĂ© agricole. Un exposant du secteur patronal opposĂ© aux rĂ©formes pĂ©ronistes du travail soutint alors que le plus grave Ă©tait quâĂ cause de ces rĂ©formes les travailleurs avaient « commencĂ© Ă regarder [leurs employeurs] dans les yeux »[89]. Entre-temps, la classe ouvriĂšre ne cessait de prendre de lâampleur par suite de lâindustrialisation accĂ©lĂ©rĂ©e du pays. Cette importante transformation socio-Ă©conomique fut Ă la base du nationalisme travailliste qui prit forme entre la seconde moitiĂ© de 1944 et la premiĂšre moitiĂ© de 1945, et qui allait adopter lâappellation de pĂ©ronisme[90].
Politique industrielle
RamĂrez, et surtout Farrell, poursuivirent la politique dâindustrialisation, menĂ©e de conserve avec la politique sociale. Ces deux politiques dĂ©terminĂšrent une transformation rapide de la sociĂ©tĂ© argentine, provoquant un accroissement gĂ©omĂ©trique de la classe ouvriĂšre et du salariat, et sâaccompagnant de la prĂ©sence croissante des femmes sur le marchĂ© du travail, de lâapparition dâun grand nombre de PME, et dâune migration intĂ©rieure considĂ©rable vers Buenos Aires dâun nouveau prolĂ©tariat, dâune composition culturelle diffĂ©rente de celle de la grande vague dâimmigration europĂ©enne de 1850 Ă 1950, et dĂ©daigneusement surnommĂ© cabecitas negras (tĂȘtes noires).
Les principales mesures de politique industrielle prises par la dictature sâĂ©numĂšrent comme suit :
- crĂ©ation du secrĂ©tariat Ă lâIndustrie, avec statut de ministĂšre (RamĂrez, 1943) ;
- remaniement des tarifs douaniers dans un sens protectionniste ;
- nationalisation des silos Ă grains et de la sociĂ©tĂ© gaziĂšre CompañĂa Primitiva de Gas ;
- mise sous tutelle directe de lâĂtat (intervenciĂłn) de la CorporaciĂłn de Transporte de Buenos Aires (CTCBA), symbole de la corruption sous la DĂ©cennie infĂąme, et dont lâĂtat argentin Ă©tait dâores et dĂ©jĂ le principal actionnaire en raison de son dĂ©ficit chronique ;
- acquisition par lâĂtat du chemin de fer Rosario â Mendoza ;
- rĂ©tablissement du service du chemin de fer transandin, fermĂ© sous la DĂ©cennie infĂąme, mais de grande importance pour lâĂ©conomie de Cuyo ;
- crĂ©ation de la Banque de crĂ©dit industriel, dĂ©cisive pour la stimulation de lâindustrie (Farrell, 1944)[91] ;
- prĂ©sentation en juin 1944 dâun prototype du premier char de combat moyen de fabrication argentine, conçu par le lieutenant-colonel Alfredo Baisi et baptisĂ© Nahuel ;
- achÚvement des travaux de construction du premier haut fourneau sidérurgique à Altos Hornos Zapla, dans la province de Jujuy, et premiÚre coulée de fonte le 11 octobre 1945 ;
- dissolution des comitĂ©s rĂ©gulateurs et de lâInstituto Movilizador, fondĂ©s pendant la DĂ©cennie infĂąme et destinĂ©s Ă protĂ©ger les intĂ©rĂȘts corporatistes des entreprises.
LâannĂ©e 1945
LâannĂ©e 1945 fut lâune des plus importantes dans lâhistoire de lâArgentine[92]. Elle commença par la mise en Ćuvre de lâĂ©vident dessein de Farrell et PerĂłn de crĂ©er un terrain propice Ă la dĂ©claration de guerre de lâArgentine Ă lâAllemagne et au Japon, afin de sortir le pays de sa situation de total isolement et dâouvrir la voie Ă la tenue dâĂ©lections.
DĂšs octobre de lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, la dictature avait sollicitĂ© une rĂ©union Ă lâUnion panamĂ©ricaine afin de dĂ©finir une position commune. AussitĂŽt neuf membres du groupe nationaliste de droite quittĂšrent le gouvernement : le ministre des Relations extĂ©rieures Orlando L. Peluffo, lâinterventeur dans la province de Corrientes David Uriburu, et surtout le gĂ©nĂ©ral Sanguinetti, Ă©cartĂ© de la cruciale charge dâinterventeur dans la Province de Buenos Aires, laquelle charge sera, Ă lâissue dâun bref interrĂšgne, assumĂ©e par Juan Atilio Bramuglia, lâavocat socialiste de lâUniĂłn Ferroviaria, lâune des personnalitĂ©s du monde syndical Ă lâorigine du rapprochement du mouvement ouvrier avec les militaires du groupe de PerĂłn.
En fĂ©vrier 1945, PerĂłn entreprit un voyage secret pour les Ătats-Unis afin de trouver un accord sur la dĂ©claration de guerre de lâArgentine, la levĂ©e de lâembargo, la reconnaissance du gouvernement argentin, et lâadhĂ©sion de celui-ci Ă la confĂ©rence interamĂ©ricaine de Chapultepec prĂ©vue pour le 21 fĂ©vrier[93]. BientĂŽt, ce fut au tour du nationaliste de droite RĂłmulo Etcheverry Boneo de dĂ©missionner du ministĂšre de lâĂducation, pour ĂȘtre remplacĂ© par Antonio J. BenĂtez, homme du groupe de Farrell-PerĂłn.
Le 27 mars, au mĂȘme moment que la plupart des autres pays latino-amĂ©ricains, lâArgentine dĂ©clara la guerre Ă lâAllemagne et au Japon et une semaine plus tard signa lâacte de Chapultepec. Elle fut ensuite habilitĂ©e Ă participer le 26 juin 1945 Ă la confĂ©rence de San Francisco, oĂč fut fondĂ©e lâorganisation des Nations unies, et fera partie ainsi du groupe des 51 pays fondateurs[94].
Concomitamment avec ce revirement international, le gouvernement procĂ©da Ă un revirement dâimportance Ă©quivalente sur le plan intĂ©rieur avec pour objectif la tenue dâĂ©lections. Le 4 janvier 1945, le ministre de lâIntĂ©rieur, lâamiral Tessaire, annonça la lĂ©galisation du Parti communiste. Les journaux pro-nazis Cabildo et El Pampero furent interdits, et il fut mis un terme Ă la mise sous tutelle des universitĂ©s pour en revenir au systĂšme issu de la rĂ©forme universitaire en cours prĂ©cĂ©demment et impliquant notamment lâautonomie universitaire, en mĂȘme temps que furent rĂ©tablis Ă leurs postes dâenseignant les professeurs rĂ©cemment mis Ă pied. Horacio Rivarola et JosuĂ© GollĂĄn furent Ă©lus par la communautĂ© universitaire recteurs respectivement de lâUBA et de lâUNL, et procĂ©deront Ă leur tour au limogeage des enseignants compromis avec lâancien pouvoir.
Péronisme contre anti-péronisme
La caractĂ©ristique principale de lâannĂ©e politique 1945 en Argentine est lâexacerbation de la polarisation entre pĂ©ronisme et anti-pĂ©ronisme, ce dernier impulsĂ© dans une large mesure par les Ătats-Unis, Ă travers leur ambassadeur Spruille Braden. DorĂ©navant, la population argentine sera divisĂ©e en deux camps frontalement opposĂ©s : une classe ouvriĂšre majoritairement pĂ©roniste, et un secteur anti-pĂ©roniste, majoritaire dans les classes moyennes (surtout portĂšgnes) et dans les classes supĂ©rieures.
Le 19 mai 1945, Spruille Braden, le nouvel ambassadeur amĂ©ricain, arriva Ă Buenos Aires et occupera ce poste jusquâen novembre de la mĂȘme annĂ©e. Braden, lâun des propriĂ©taires de lâentreprise miniĂšre Braden Copper Company au Chili, Ă©tait partisan de la politique impĂ©rialiste dure dite du « gros gourdin », avait une position ouvertement anti-syndicale et sâopposait Ă lâindustrialisation de lâArgentine[95]. Auparavant, il avait jouĂ© un rĂŽle important dans la guerre du Chaco entre la Bolivie et le Paraguay, sâefforçant de prĂ©server les intĂ©rĂȘts de la Standard Oil[96], et Ă Cuba en 1942, Ćuvrant Ă ce que ce pays rompĂźt ses relations diplomatiques avec lâEspagne[97]. UltĂ©rieurement, il devint le sous-secrĂ©taire des Affaires latino-amĂ©ricaines des Ătats-Unis, puis commença Ă intervenir en tant quâagent dâinfluence pour le compte de la United Fruit Company, favorisant notamment le coup dâĂtat contre Jacobo Arbenz au Guatemala en 1954[98].
Selon lâambassadeur de Grande-Bretagne, Braden Ă©tait possĂ©dĂ© par « lâidĂ©e fixe quâil avait Ă©tĂ© Ă©lu par la Providence pour renverser le rĂ©gime Farrell-PerĂłn »[83]. DĂšs le dĂ©but, Braden se mit ouvertement Ă organiser et Ă coordonner lâopposition, en exaspĂ©rant lâantagonisme politique intĂ©rieur.
Le 16 juin 1945, lâopposition lança lâoffensive par son fameux Manifeste du commerce et de lâindustrie, dans lequel 321 organisations patronales, avec Ă leur tĂȘte la bourse de commerce de Buenos Aires et la Chambre de commerce dâArgentine, mettaient Ăąprement en cause la politique du travail du gouvernement. La principale dolĂ©ance du secteur entrepreneurial concernait lâinstauration dâ« un climat de mĂ©fiance, de provocation et de rĂ©bellion, qui attise le ressentiment et un esprit permanent dâhostilitĂ© et de revendication »[99].
Le mouvement syndical, au sein duquel un appui franc et ouvert Ă PerĂłn nâavait pas prĂ©dominĂ© jusque-lĂ [100], ne fut pas long Ă rĂ©agir en dĂ©fense de la politique sociale menĂ©e par le gouvernement, et la CGT organisa le 12 juillet une manifestation de foule sous le mot dâordre « Contre la rĂ©action capitaliste »[101]. DâaprĂšs lâhistorien radical FĂ©lix Luna, ce fut la premiĂšre fois que les travailleurs sâidentifiaient comme « pĂ©ronistes »[102].
La polarisation sociale et politique cependant ne cessa de sâexacerber. Lâanti-pĂ©ronisme se saisit du drapeau de la dĂ©mocratie et critiqua violemment chez ses adversaires ce quâelle qualifia dâattitudes anti-dĂ©mocratiques ; les pĂ©ronistes pour leur part se drapĂšrent de la banniĂšre de la justice sociale et blĂąmaient vertement chez leurs adversaires leur dĂ©dain envers les travailleurs. En Ă©cho Ă cette polarisation, le mouvement Ă©tudiant exprima son opposition avec le slogan « Non Ă la dictature des espadrilles »[103], Ă quoi le mouvement syndical rĂ©pliqua par « Espadrilles oui, livres non »[104].
Le 19 septembre 1945, lâopposition se prĂ©senta unie pour la premiĂšre fois, sous la forme dâune Ă©norme manifestation de plus de 200 000 personnes, appelĂ©e Marche pour la constitution et la libertĂ©, qui se dirigea du palais du CongrĂšs jusquâau quartier de la Recoleta. Une cinquantaine de personnalitĂ©s de lâopposition ouvrirent la marche, parmi lesquelles les radicaux JosĂ© P. Tamborini, Enrique Mosca, Ernesto Sammartino et Gabriel Oddone, le socialiste NicolĂĄs Repetto, les radicaux antipersonnalistes JosĂ© M. Cantilo et DiĂłgenes Taboada, le conservateur (PDN) Laureano Landaburu, les dĂ©mocrates chrĂ©tiens Manuel Ordóñez et Rodolfo MartĂnez, le philocommuniste Luis Reissig, le dĂ©mocrate progressiste Juan JosĂ© DĂaz Arana et le recteur de lâUBA Horacio Rivarola.
Lâhistorien Miguel Ăngel Scenna commente ainsi cet Ă©vĂ©nement :
« La marche fut une spectaculaire dĂ©monstration de force de lâopposition. Une longue et compacte masse de 200 000 personnes â quelque chose qui ne sâĂ©tait vu que peu de fois, voire jamais â couvrit les trottoirs et la chaussĂ©e[105]. »
Il a Ă©tĂ© dit que la manifestation se composait majoritairement de personnes issues des classes moyennes et supĂ©rieures, ce qui est historiquement indiscutable[106] ; cela toutefois nâenlĂšve rien Ă sa signification historique, Ă son amplitude sociale et Ă sa pluralitĂ© politique. Il serait sans doute possible, avec le recul, de considĂ©rer que ne sây exprimait que lâune de ces deux moitiĂ©s en lesquelles la population se trouvait alors partagĂ©e, mais au moment mĂȘme la marche apparut comme lâunitĂ© de la quasi-totalitĂ© des forces politiques et sociales actives dans le pays.
La marche de lâopposition eut une forte rĂ©percussion sur le pouvoir de Farrell-PerĂłn et dĂ©chaĂźna une succession de rĂ©bellions militaires antipĂ©ronistes, qui atteignirent leur point culminant le 8 octobre 1945, lorsque les forces militaires de Campo de Mayo, sous le commandement du gĂ©nĂ©ral Eduardo Ăvalos (lâun des chefs de file du GOU), exigĂšrent la dĂ©mission et la dĂ©tention de PerĂłn. Le 11 octobre, les Ătats-Unis sollicitĂšrent la Grande-Bretagne de cesser dâacheter des biens argentins pendant deux semaines pour provoquer la chute du gouvernement[107]. Le 12 octobre, PerĂłn fut apprĂ©hendĂ© et conduit sur lâĂźle MartĂn GarcĂa, Ă la suite de quoi les dirigeants du mouvement dâopposition eurent le pays et le gouvernement Ă leur disposition ; en effet, « PerĂłn Ă©tait un cadavre politique »[108], et le gouvernement, formellement encore prĂ©sidĂ© par Farrell, se trouvait en rĂ©alitĂ© aux mains du gĂ©nĂ©ral Ăvalos, qui accĂ©da au poste de ministre de la Guerre en remplacement de PerĂłn et nâavait dâautre intention dĂ©sormais que de remettre le pouvoir aux civils dĂšs que possible.
Ă la vice-prĂ©sidence, PerĂłn fut remplacĂ© par le ministre des Travaux publics, le gĂ©nĂ©ral Juan Pistarini, qui assuma les deux fonctions, tandis que le chef de la marine, le contre-amiral HĂ©ctor Vernengo Lima, fut mis Ă la tĂȘte du ministĂšre de la Marine. La tension monta Ă un point tel que le dirigeant radical Amadeo Sabattini fut chahutĂ© et traitĂ© de nazi Ă la Maison radicale, quâun gigantesque rassemblement civil attaqua le CĂrculo Militar (le 12 octobre), et quâun commando paramilitaire planifia lâassassinat de PerĂłn[109].
La Maison radicale de la rue TucumĂĄn Ă Buenos Aires Ă©tait devenue le centre de dĂ©libĂ©ration de lâopposition. Cependant, les jours sâĂ©coulaient sans quâaucune rĂ©solution ne fĂ»t prise, et les dirigeants de lâopposition commirent quelques graves erreurs, dont celle de ne pas sâorganiser et dâattendre passivement que les forces armĂ©es agissent dâelles-mĂȘmes, et celle encore, beaucoup plus grave, dâaccepter et maintes fois dâencourager le revanchisme patronal. Le mercredi 16 octobre Ă©tait jour de paie :
« En allant toucher leur quinzaine, les ouvriers sâaperçurent que le salaire pour le jour fĂ©riĂ© du 12 octobre nâĂ©tait pas payĂ©, en dĂ©pit du dĂ©cret signĂ© quelques jours auparavant par PerĂłn. Les boulangers et les travailleurs du textile Ă©taient les plus frappĂ©s par la rĂ©action patronale. â Allez donc le rĂ©clamer chez PerĂłn !, Ă©tait la sarcastique rĂ©ponse[110]. »
La journée du 17 octobre 1945
Le lendemain 17 octobre 1945 se produisit lâun des Ă©vĂ©nements fatidiques de lâhistoire argentine. Un secteur inconnu de la sociĂ©tĂ©, restĂ© jusque-lĂ totalement absent de lâhistoire argentine, fit subitement irruption sur la scĂšne politique en sâemparant de Buenos Aires et en exigeant la remise en libertĂ© de PerĂłn. La ville fut prise par des dizaines de milliers dâouvriers, provenant des quartiers industriels qui se dĂ©veloppaient Ă la pĂ©riphĂ©rie de la ville. La multitude, qui prit position sur la place de Mai, dans le centre de Buenos Aires, se caractĂ©risait par la grande proportion de jeunes et surtout de femmes, ainsi que par la prĂ©dominance de personnes qui avaient la chevelure et la peau plus sombres que ceux qui prenaient part aux traditionnels rassemblements politiques de lâĂ©poque. Lâopposition antipĂ©roniste, ayant remarquĂ© ces diffĂ©rences, fera usage, pour se rĂ©fĂ©rer aux sympathisants du pĂ©ronisme, de termes dĂ©prĂ©ciatifs tels que « noirs », « rustauds », « sans-chemise » (descamisados, vocable qui fera fortune), « tĂȘtes noires » etc. Ce fut le dirigeant radical unioniste, Ernesto Sammartino, qui deux annĂ©es plus tard usera dâun terme trĂšs controversĂ© : « alluvion zoologique »[111].
CrisĂłlogo Larralde, important dirigeant de lâUnion civique radicale, qui est traditionnellement identifiĂ© avec le courant de pensĂ©e social du radicalisme, critiqua sĂ©vĂšrement lâattitude de mĂ©pris envers les couches populaires dont faisait montre les tenants de lâopposition, sans exclure ses propres camarades de parti. Ă la suite des mobilisations ouvriĂšres du 17 octobre 1945, Larralde dĂ©clara :
« Nous assistons Ă la rĂ©probation des manifestations populaires des 17 et 18 octobre ; nous observons que la presse, les comitĂ©s, les institutions et les partis sâĂ©vertuent Ă dĂ©montrer que les manifestants nâĂ©taient pas le peuple ni les ouvriers authentiques. Le citoyen qui Ă©crit le prĂ©sent article, fils dâune immigrante qui travailla comme servante, et dâun ouvrier qui perdit la vie il y a 8 ans pendant quâil conduisait un chariot, dĂ©clare que dans cette foule qui dĂ©filait il a trouvĂ© des gens du peuple. Lâauteur du prĂ©sent article sâest retrouvĂ© lui-mĂȘme dans les enfants aux souliers usĂ©s et mal habillĂ©s â dans beaucoup de cas voire dans tous, ceux qui ont Ă©tĂ© dĂ©nigrĂ©s comme sans-chemise. Lui-mĂȘme connut, avec ses 5 frĂšres et sĆurs, lâentassement dans une seule piĂšce dâhabitation et la promiscuitĂ© des immeubles Ă appartements ; il sut ce que câest que de manquer de moyens, de vĂȘtements, de chaussures, et â quelque jour â commença ses Ă©tudes secondaires en enfilant les pantalons longs de su pĂšre, un sac raccommodĂ© par sa mĂšre, une chemise et un chapeau rĂąpĂ©s, fournis par quelque gĂ©nĂ©reux voisin.
Le 17 octobre, le peuple est sorti dans la rue et a posĂ© un acte dâadhĂ©sion au colonel PerĂłn. Il croyait que les dĂ©nommĂ©es conquĂȘtes sociales couraient le risque de disparaĂźtre et a affirmĂ© son droit de les maintenir, en acclamant le colonel PerĂłn. Dans ce patronyme, les jeunes ont vu le rĂ©alisateur dâun programme social. Le peuple parla, cria, dĂ©fila, commit des agressions, remplit dâinscriptions les murs, dit ce qui lui paraissait juste[112]. »
Les manifestants Ă©taient accompagnĂ©s de toute une nouvelle gĂ©nĂ©ration de jeunes dĂ©lĂ©guĂ©s syndicaux de base appartenant aux syndicats de la CGT, qui deux jours auparavant dĂ©jĂ avaient commencĂ© Ă rĂ©agir, par la grĂšve de la FOTIA (industrie sucriĂšre). Ce fut du reste une mobilisation totalement pacifique, mais la commotion politique et culturelle fut dâune telle ampleur que la certitude de la victoire du mouvement antipĂ©roniste, dont nul ne doutait il y avait encore seulement une semaine, se dissipa en quelques heures, de la mĂȘme maniĂšre que le pouvoir qui restait au gouvernement militaire.
Au cours de cette journĂ©e, les autoritĂ©s militaires avisĂšrent Ă la façon de contenir la multitude. Le ministre de la Marine, lâamiral HĂ©ctor Vernengo Lima, proposa de rĂ©primer les manifestants par lâusage dâarmes Ă feu, mais le gĂ©nĂ©ral Ăvalos sây opposa[113]. Ă lâissue dâintenses nĂ©gociations, lors desquelles se distingua le radical Armando Antille en tant que dĂ©lĂ©guĂ© de PerĂłn, celui-ci fut remis en libertĂ© et le soir du mĂȘme jour sâadressa Ă ses sympathisants depuis lâun des balcons de la Casa Rosada. Peu de jours plus tard sera fixĂ©e la date des Ă©lections : le 24 fĂ©vrier 1946.
Les élections présidentielles de 1946
Les forces politiques en présence
AprĂšs le 17 octobre 1945, les deux camps sâorganisĂšrent en vue des Ă©lections.
Le pĂ©ronisme, avec les candidatures de Juan PerĂłn et du radical Hortensio Quijano, ne pouvait sâassocier Ă aucun des partis politiques existants et dut se structurer rapidement sur la base de trois partis nouveaux ; ce sont :
- le Parti travailliste, fondé par les syndicats et présidé par le syndicaliste révolutionnaire Luis Gay[114] ;
- lâUniĂłn CĂvica Radical Junta Renovadora, emmenĂ© par Hortensio Quijano et Armando Antille, et regroupant les radicaux ayant fait sĂ©cession de lâUnion civique radicale ;
- le Parti indĂ©pendant, prĂ©sidĂ© par lâamiral Alberto Tessaire et rassemblant les conservateurs qui soutenaient PerĂłn.
Les trois partis coordonnĂšrent leur action politique Ă travers un ComitĂ© national de coordination politique (Junta Nacional de CoordinaciĂłn PolĂtica, sigle JCP), que prĂ©sidait Juan Atilio Bramuglia, avocat du syndicat des cheminots. Il y fut convenu que chaque parti se choisirait ses propres candidats et que 50 % des postes reviendraient au Parti travailliste, les 50 % restants devant se partager en parts Ă©gales entre lâUniĂłn CĂvica Radical Junta Renovadora et le Parti indĂ©pendant[115].
LâantipĂ©ronisme quant Ă lui sâorganisa dans lâUnion dĂ©mocratique (en abrĂ©gĂ© UD), qui prĂ©senta les candidats radicaux JosĂ© P. Tamborini et Enrique Mosca et se composait de :
- lâUnion civique radicale ;
- le Parti socialiste ;
- le Parti démocrate progressiste ;
- le Parti communiste.
Le Parti dĂ©mocrate national (PDN), de tendance conservatrice et principal appui des gouvernements de la DĂ©cennie infĂąme, ne put rejoindre lâUnion dĂ©mocratique en raison de lâopposition de lâUCR. Le PDN donna comme consigne de voter pour le binĂŽme (« fĂłrmula ») Tamborini-Mosca, mais son exclusion de lâalliance antipĂ©roniste devait accĂ©lĂ©rer sa fragmentation. Dans quelques cas nĂ©anmoins, notamment dans la province de CĂłrdoba, le PDN sâintĂ©gra formellement dans lâalliance[116]. Au sein de lâUCR, il se constitua cette mĂȘme annĂ©e une fraction interne, qui se donna pour nom Movimiento de Intransigencia y RenovaciĂłn (le MIR ; appelĂ©s aussi les intransigeants) et adopta une position contraire Ă lâUnion dĂ©mocratique et aux secteurs du radicalisme qui lâappuyaient, savoir les radicaux unionistes.
Rejoignirent Ă©galement lâUD un ensemble de petits partis, tels que le Parti populaire catholique et lâUnion Centre-IndĂ©pendants, ainsi que dâimportantes organisations Ă©tudiantes (la FĂ©dĂ©ration universitaire d'Argentine ou FUA, la FĂ©dĂ©ration universitaire de Buenos Aires ou FUBA, etc.), patronales (lâUnion industrielle argentine, la SociĂ©tĂ© rurale argentine, la Chambre argentine de commerce, etc.), et professionnelles (Centre des ingĂ©nieurs, lâAssociation des avocats, la SociĂ©tĂ© argentine des Ă©crivains, etc.).
LâUD prĂ©senta des candidats dâunion pour lâĂ©lection prĂ©sidentielle, mais consentit Ă ce que chacun des partis membres prĂ©sentĂąt sĂ©parĂ©ment des candidats dans les circonscriptions. LâUCR entra effectivement en lice avec ses propres candidats dans tous les cas, mais les autres forces eurent recours Ă diffĂ©rentes variantes. Les dĂ©mocrates progressistes et communistes constituĂšrent dans la Capitale fĂ©dĂ©rale une alliance nommĂ©e UnitĂ© et RĂ©sistance (Unidad y Resistencia), qui nomma pour ses candidats les senateurs Rodolfo Ghioldi (PC) et Julio Noble (PDP) ; dans la province de CĂłrdoba, lâalliance inclut les conservateurs du PDN. Les socialistes sâefforcĂšrent aussi de prĂ©senter leurs propres candidats.
La campagne
Le pĂ©ronisme, qui constatait une importante participation fĂ©minine aux marches syndicales, proposa que les droits politiques fussent reconnus aux femmes . LâAssemblĂ©e nationale des femmes, prĂ©sidĂ©e par Victoria Ocampo, qui avait adhĂ©rĂ© Ă lâUnion dĂ©mocratique et Ćuvrait depuis longtemps en faveur du droit de vote des femmes, sâopposa Ă lâinitiative au motif que la rĂ©forme devait ĂȘtre rĂ©alisĂ©e par un gouvernement dĂ©mocratique et non par une dictature, et rejeta finalement la proposition[117]. PerĂłn eut soin de se laisser accompagner durant la campagne Ă©lectorale par son Ă©pouse, Eva PerĂłn, chose inĂ©dite dans la culture politique argentine.
Pendant la campagne, le gouvernement fit adopter le dĂ©cret-loi 33.302/45 portant crĂ©ation de la Solde annuelle complĂ©mentaire (Sueldo Anual Complementario, sorte de prime de fin dâannĂ©e, en abrĂ©gĂ© SAC), ainsi que dâautres mesures sociales. Les organisations patronales firent ouvertement opposition Ă cette mesure et fin dĂ©cembre 1945 aucune entreprise nâavait encore versĂ© le SAC. En rĂ©action, la CGT dĂ©clara une grĂšve gĂ©nĂ©rale, Ă laquelle le patronat Ă son tour rĂ©pliqua par un lock-out dans les grandes entreprises commerciales. LâUnion dĂ©mocratique, y compris les partis ouvriers (socialiste et communiste) qui en faisaient partie, soutint dans le conflit le secteur patronal en sâopposant au SAC, alors que le pĂ©ronisme appuyait ouvertement les syndicats dans leur lutte pour lâobtenir. Peu de jours plus tard, les syndicats remportĂšrent une importante victoire, qui renforça le pĂ©ronisme et provoqua la dislocation des forces antipĂ©ronistes, aprĂšs que celles-ci eurent nĂ©gociĂ© avec le patronat la reconnaissance du SAC et son versement en deux tranches[118].
Un autre fait important survenu pendant la campagne fut la publication du Livre bleu. Moins de deux semaines avant les Ă©lections, le 11 fĂ©vrier 1946, fut rendue publique une initiative officielle du gouvernement des Ătats-Unis, intitulĂ©e Consultation entre les rĂ©publiques amĂ©ricaines relativement Ă la situation argentine, mieux connue sous la dĂ©nomination de Livre bleu. Ladite initiative avait Ă©tĂ© conçue par Spruille Braden et consistait dans la tentative par les Ătats-Unis dâobtenir une mise sous occupation militaire internationale de lâArgentine, en application de la dĂ©nommĂ©e doctrine RodrĂguez Larreta. LâUnion dĂ©mocratique appuya le Livre bleu et lâimmĂ©diate occupation militaire de lâArgentine par des forces armĂ©es sous les ordres des Ătats-Unis, et exigea de surcroĂźt lâinĂ©ligibilitĂ© lĂ©gale de PerĂłn Ă la prĂ©sidence. PerĂłn contre-attaqua en publiant le Libro Azul y Blanco (le Livre bleu et blanc, en rĂ©fĂ©rence aux couleurs du drapeau argentin), et lança un slogan Ă©tablissant de façon percutante lâalternative en prĂ©sence, « Braden ou PerĂłn », qui eut une forte influence sur lâopinion publique au moment du scrutin[105].
Les Ă©lections
De façon gĂ©nĂ©rale, les forces politiques et sociales de lâĂ©poque prĂ©voyaient une victoire ample et certaine de lâUnion dĂ©mocratique aux Ă©lections du 24 fĂ©vrier 1946. Le journal CrĂtica calcula que Tamborini obtiendrait 332 Ă©lecteurs contre seulement 44 pour PerĂłn[119]. En fĂ©vrier 1946, les dĂ©mocrates progressistes et les communistes avaient envisagĂ© de tenter un coup dâĂtat sous la conduite du colonel SuĂĄrez, coup de force que lâUnion civique radicale jugea cependant superflu, attendu que la victoire Ă lâĂ©lection Ă©tait selon eux acquise[120].
Le jour mĂȘme des Ă©lections, peu aprĂšs la fermeture des bureaux de vote, le dirigeant socialiste NicolĂĄs Repetto exprima comme suit cette assurance dans la victoire, en mĂȘme temps quâil louangeait la transparence du scrutin :
« Lâon peut ĂȘtre assurĂ© que le rĂ©gime en place a Ă©tĂ© battu de façon Ă©crasante par les forces dĂ©mocratiques, pendant une journĂ©e civique oĂč il y a lieu de reconnaĂźtre que les forces armĂ©es ont tenu leur parole de garantir la puretĂ© du processus Ă©lectoral[121]. »
Ă lâencontre de tels pronostics, PerĂłn obtint 1 527 231 voix (55 %) contre 1 207 155 voix en faveur de Tamborini (45 %), et de plus sortit vainqueur dans toutes les provinces moins celle de Corrientes[122].
Au sein du camp pĂ©roniste, le secteur syndical, constituĂ© en Parti travailliste, obtint 85 % des suffrages. Du cĂŽtĂ© antipĂ©roniste, la dĂ©faite fut particuliĂšrement cuisante pour les partis socialiste et communiste, qui nâeurent aucune reprĂ©sentation au CongrĂšs national.
Marche du 4 juin
En commĂ©moration de la RĂ©volution de 1943, une marche militaire fut composĂ©e en 1944, dont lâauteur des paroles Ă©tait Francisco Lomuto et qui fut mis en musique par Alberto Rivera et Carlos Galarce[123].
« 4 DE JUNIO
RenaciĂł la esperanza en los hogares
brilla el sol con mĂĄs fuerza y esplendor
ondea majestuosa en tierra y mares
la bella y arrogante bicolor
La justicia apoyada en fuerte brazo
une al grande y al pobre en su equidad
cobarde si no habeĂs de dar el paso
invencible de la argentinidad
4 de Junio, jornada redendora de la patria
el civil de bien y el soldado leal
guardan tu gloria inmortal...
4 de Junio, olĂmpico episodio de la historia
triunfe la razĂłn, grite el corazĂłn:
ÂĄHonradez, libertad y honor!
»
« LE 4 JUIN
LâespĂ©rance renaquit dans les foyers
le soleil brille avec plus de force et de splendeur
la belle et arrogante banniĂšre bicolore
ondoie majestueuse sur terre et sur mers
La justice appuyée sur un bras vigoureux
unit dans son équité le grand et le pauvre
pleutre qui ne rejoint les rangs
invincibles de lâargentinitĂ©
Quatre-Juin, journée rédemptrice de la patrie
le civil de bien et le soldat loyal
gardent ta gloire immortelle...
Quatre-Juin, olympique Ă©pisode de lâhistoire
que triomphe la raison, que crie le cĆur :
Probité, liberté et honneur !»
Notes et références
- Historia Integral Argentina, Partidos, ideologĂas e intereses, tome 7, El sistema en crisis, Ă©d. CELA, Buenos Aires, p. 88-89.
- BĂ©jar (1983): 33-36.
- Richard J. Walther, La provincia de Buenos Aires en la polĂtica argentina (1912-1943), EmecĂ©, , p. 150-154
- Cattaruzza (2012): 118-119.
- Entretien « Copie archivée » (version du 15 octobre 2016 sur Internet Archive) avec Rosendo Fraga par Felipe Pigna.
- Luis C. AllĂ©n Lascano, Argentina y la gran guerra, cahier 12, La soberanĂa, dans la revue Todo es Historia, Buenos Aires 1977, p. 71-113 ; Leonardo Senkam, El nacionalismo y el campo liberal argentinos ante el neutralismo: 1939-1943, dans la revue Estudios Interdisciplinarios de AmĂ©rica Latina y el Caribe, vol. 6 n.Âș 1, janv.-juin 1995, universitĂ© de Tel Aviv.
- Carlos EscudĂ© : «Un enigma: la âirracionalidadâ argentina frente a la Segunda Guerra Mundial», dans la revue Estudios Interdisciplinarios de AmĂ©rica Latina y el Caribe, vol. 6 n.Âș 2, juil.-dĂ©c. 1995, universitĂ© de Tel Aviv
- Troncoso (1976), 20.
- Gerchunoff et al, 159 ; Schvarzer, 190.
- MilcĂades Peña, IndustrializaciĂłn y clases sociales en la Argentina, Ă©d. HyspamĂ©rica, Buenos Aires 1986, p. 16.
- Diego Dåvila, El 17 de octubre de 1945, dans Historia integral argentina; El peronismo en el poder, Centro Editor de América Latina, Buenos Aires 1976, p. 88.
- Samuel L. Baily, Movimiento obrero, nacionalismo y polĂtica en Argentina, Ă©d. HyspamĂ©rica, Buenos Aires 1985, p. 90.
- Baily, id.
- Potash (1981) : 275.
- Daniel RodrĂguez Lamas, Rawson, RamĂrez, Farrell, Centro Editor de AmĂ©rica Latina, , p. 13-21
- (es) JosĂ© Luis Romero, Las ideas polĂticas en Argentina, Fondo de Cultura EconĂłmica, , p. 250
- Se garder de confondre lâUnion dĂ©mocratique de 1942, restĂ©e sans suite, et lâUnion dĂ©mocratique constituĂ©e en 1945, qui sera en lice dans les Ă©lections de 1946.
- FĂ©lix Luna, Alvear, las luchas populares en la dĂ©cada del 30, Ă©d. Schapire, Buenos Aires 1975, p. 318-319 ; Potash (p. 274-275) relate que le 26 mai 1943, le gĂ©nĂ©ral Pedro Pablo RamĂrez eut un entretien au domicile du colonel Enrique P. GonzĂĄlez, membre du GOU, avec sept dirigeants radicaux, parmi lesquels les dĂ©putĂ©s nationaux Mario Castex et Juan Carlos VĂĄzquez.
- Potash (1981) : 280-282.
- Ferrero (1976) : 253.
- Buques de la Armada Argentina 1900-2006, sur le site de la marine argentine.
- RodrĂguez Lamas (1983) : 17-19.
- RodrĂguez Lamas (1983) : 65-72.
- David Kelly, El poder detrĂĄs del trono, Ă©d. CoyoacĂĄn, Buenos Aires1962, p. 34.
- Potash (1981) : 277 (note 22).
- Ferrero (1976) : 286.
- Rogelio GarcĂa Lupo, Cada vez hay mĂĄs generales indĂgenas en SudamĂ©rica, entretien avec Juan Salinas, Causa Popular, 23 septembre 2006.
- Potash (1981): 273, 276-277
- Liste dâaprĂšs Potash, 217. Troncoso (p. 13) dresse une liste du « corps directeur » du GOU. Ferrero donne les noms de quelques membres aux pages 252, 259 et 283.
- Il fut promu colonel en 1941, cf. BiografĂa de Juan PerĂłn, sur le site de lâInstituto Nacional Juan D. PerĂłn.
- Potash (1981) : 307 et 327.
- Des doutes existent sur sa participation effective. Cf. Potasch, 271.
- Potash (1981) : 268.
- Ferrero (1976) : 259.
- « Le GOU est, dans une large mesure, un mythe. Une grande crĂ©ation du Renseignement. », Rogelio GarcĂa Lupo. Cf. Cada vez hay mĂĄs generales indĂgenas en SudamĂ©rica, entretien avec Juan Salinas, Causa Popular, 23 septembre 2006.
- LâhĂŽtel-restaurant Jousten se trouve au no 200 de lâAvenida Corrientes, entre le Paseo ColĂłn et la rue 25 de Mayo, câest-Ă -dire Ă un endroit central, Ă quatre Ăźlots de la place de Mai, et Ă un demi-Ăźlot de la Bourse de commerce, en plein cĆur de la dĂ©nommĂ©e City portĂšgne, le centre des opĂ©rations financiĂšres du pays.
- Potash (1981) : 275-276 et 279.
- RodrĂguez Lamas (1983) : 22-24.
- RodrĂguez Lamas (1983) : 48-49.
- Depuis le dĂ©but de la dĂ©cennie 1940, certains secteurs de lâUnion civique radicale, appelĂ©s depuis lors unionistes, avaient commencĂ© Ă Ă©tablir des contacts avec le Parti socialiste et avec le Parti dĂ©mocrate progressiste (derriĂšre lequel manĆuvrait le Parti communiste), en vue de former une alliance Ă©lectorale, dĂ©nommĂ©e de façon informelle UniĂłn democrĂĄtica. Cette alliance, qui ne fut jamais concrĂ©tisĂ©e, ne doit pas ĂȘtre confondue avec lâUnion dĂ©mocratique formĂ©e en 1945 pour affronter Juan PerĂłn.
- RodrĂguez Lamas (1983) : 24-25.
- Alain RouquiĂ©, Poder militar y sociedad polĂtica en la Argentina II 1943-1973, Buenos Aires, EmecĂ© Editores S.A., , 459 p. (ISBN 950-04-0119-3), p. 27/28
- Hugo Del Campo, Sindicalismo y peronismo, Buenos Aires, Siglo Veintiuno, 2012 (1re Ă©d. 2005) (ISBN 978-987-629-250-4), p. 180-181
- Rouquié 1982, p. 32/3.
- Del RĂo, 211-212.
- FĂ©lix Luna, Breve historia de los argentinos, Planeta / Espejo de la Argentina, Buenos Aires 1994. (ISBN 950-742-415-6).
- RodrĂguez Lamas (1983) : 32-33.
- Ferrero (1976) : 265.
- La falsa opción de los dos colonialismos, FORJA, cité par A. Jauretche dans FORJA, éd. Coyoacån, Buenos Aires 1962, p. 102-107.
- Fabricio Loja, El arte de la injuria y el humor en la ensayĂstica argentina. RamĂłn Doll y Arturo Jauretche. Vidas paralelas. Vidas divergentes, confĂ©rence prononcĂ©e lors des Jornadas de Pensamiento Argentino, organisĂ©es Ă Rosario en novembre 2003.
- Domingo Faustino Sarmiento, prĂ©sident de lâArgentine entre 1868 et 1874, se signala notamment par sa promotion de lâinstruction publique et laĂŻque. Il fonda des Ă©coles normales pour la formation des maĂźtres, lesquels seront en majoritĂ© des femmes. Ce fut, dans lâhistoire de lâArgentine, la premiĂšre activitĂ© en date (hors sphĂšre privĂ©e) oĂč les femmes joueront un rĂŽle de premier plan.
- Ignacio B. Anzoåtegui, secrétaire du ministre de la Justicea. Source : Ferrero (1983) : 264
- Galo Moret, Juan Scavia, Instrucción religiosa y cien lecciones de historia sagrada, Consejo Nacional de Educación, Buenos Aires 1944. Cité par Ferrero (1983) : 269.
- Phrase Ă©crite sur le tableau des Ă©coles sur ordre dâIgnacio B. Olmedo, interventeur du Conseil national de lâĂ©ducation. Source : Ferrero (1983) : 293-294.
- DeclaraciĂłn sobre democracia efectiva y solidaridad latinoamericana, 15 octobre 1943, Ăcrits et discours du Dr B. A. Houssay, sur le site de Bernardo Houssay.
- Julio Godio, Historia del movimiento obrero argentino (1870-2000), tome II (2000), p. 812.
- Samuel L. Baily, Movimiento obrero, nacionalismo y polĂtica en Argentina, Ă©d. HyspamĂ©rica, Buenos Aires 1985.
- Hiroshi Matsushita, Movimiento obrero argentino. 1930-1945, éd. Hyspamérica, Buenos Aires1986:.
- Le terme de « nacionalismo laborista » a été forgé par Julio Godio, op. cit., p. 803.
- Matsushita, op. cit., p. 258.
- Samuel L. Baily, Movimiento obrero, nacionalismo y polĂtica en la Argentina, Ă©d. PaidĂłs, Buenos Aires 1984, p. 84 ; Alfredo LĂłpez, Historia del movimiento social y la clase obrera argentina, Ă©d. A. Peña Lillo, Buenos Aires 1975, p. 401.
- Alfredo López, Historia del movimiento social y la clase obrera argentina, A. Peña Lillo, Buenos Aires 1975, p. 401.
- Ferrero (1976) : 271-272.
- Rouquié
- Matsushita, 279.
- Ferrero (1976) : 273.
- Ferrero (1976) : 285-286.
- Ferrero (1976) : 290-291.
- Potash (1981) : 319-320, 329-331.
- RodrĂguez Lamas (1986) : 34-35.
- Potash (1981) : 338-339.
- RodrĂguez Lamas (1986) : 38-39.
- Le texte de la dĂ©lĂ©gation de la charge du prĂ©sident Pedro Pablo RamĂrez porte :
« Au peuple de la Nation argentine. FatiguĂ© par les intenses tĂąches de gouvernement, qui mâimposent de prendre du repos, je dĂ©lĂšgue ce jour la charge que je remplis Ă la personne de lâhonorĂ© vice-prĂ©sident de la Nation, le gĂ©nĂ©ral de brigade Edelmiro Farrell. P.P. RamĂrez, gĂ©n. de division, Buenos Aires, le 24 fĂ©v. 1944. »
- Le rĂ©giment no 3 dâinfanterie avait son siĂšge dans la ville de Buenos Aires, Ă lâangle de la rue RincĂłn et de lâavenue Juan de Garay, Ă 30 Ăźlots de la Casa Rosada.
- Rosa (1979) : 102-104.
- Potash (1981) : 340.
- RodrĂguez Lamas (1986) : 35.
- La caĂda de RamĂrez « Copie archivĂ©e » (version du 16 dĂ©cembre 2014 sur Internet Archive), sur le site El Historiador de Felipe Pigna.
- Potash (1981) : 309-310 et 321.
- La caĂda del Presidente RamĂrez « Copie archivĂ©e » (version du 16 dĂ©cembre 2014 sur Internet Archive), sur le site El Historiador.
- Ferrero (1976) : 295-296.
- Ferrero (1976) : 297.
- David Kelly, cité dans Charles Escudé et Andrés Cisneros, La campaña del embajador Braden y la consolidación del poder de Perón, Historia de las Relaciones Exteriores Argentinas, CARI 2000.
- Les tribunaux des prudâhommes furent crĂ©Ă©es par le dĂ©cret-loi no 32.347 du 30 novembre 1944.
- Le dĂ©cret no 10.638/1944 modifia les articles 15 et 17 de la loi no 12.331, connue comme la loi de Prophyllaxie des maladies vĂ©nĂ©rienes. Initialement, lâon autorisa les maisons closes Ă proximitĂ© des casernes, puis les autorisations furent Ă©tendues au pays entier. Le dĂ©cret no 10.683/1944 fut ratifiĂ© par la loi 12.912 de 1946. Cf. RaĂșl A. Schnabel, « Historia de la trata de personas en Argentina como persistencia de la esclavitud » [archive du ], Ministerio de Justicia y Seguridad de la Provincia de Buenos Aires (consultĂ© le ) : « La fermeture des maisons closes eut deux rĂ©sultats inattendus : 1) la prostitution que nous pourrions appeler âgrandeâ, dâĂȘtre auparavant contrĂŽlĂ©e par les organisations proxĂ©nĂštes, vint Ă ĂȘtre contrĂŽlĂ©e par la mafia ; 2) lâon vit surgir une infinitĂ© de variantes mineures, pour accueillir lâactivitĂ© de nombreuses femmes qui se retrouvaient dans la possibilitĂ© de travailler pour leur compte (AndrĂ©s Carretero, ProstituciĂłn en Buenos Aires, 2e Ă©d., Corregidor, 1998, p. 169). ». La prostitution sâexerçait de façon dissimulĂ©e dans les cabarets, cafĂ©s, restaurants, et les femmes concluaient des arrangements avec les hĂŽtels du centre-ville. Lâabsence de contrĂŽles sanitaires, la mauvaise alimentation et la crise sociale provoquĂšrent une forte hausse des cas de syphilis, qui Ă©tait, jusquâĂ lâapparition de la pĂ©nicilline en 1945, une maladie sexuellement transmissible grave.
- Héctor Recalde, Prostitutas reglamentadas. Buenos Aires 1875-1934, publié dans la revue Todo es Historia, Buenos Aires, mars 1991, année 24, no 285, p. 72.
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- Julio Godio, Historia del movimiento obrero argentino (1870-2000), tome II, 2000, p. 803.
- Samuel GorbĂĄn explique que les particularitĂ©s du cycle industriel sont telles que les banques ordinaires ne sont pas aptes Ă financer lâindustrie, cette activitĂ© requĂ©rant en effet des institutions spĂ©cialisĂ©es. Cf. Samuel GorbĂĄn, El desarrollo industrial entre 1930 y 1963. El crĂ©dito y la industria, dans Historia integral argentina. El sistema en crisis, Centro Editor de AmĂ©rica Latina, Buenos Aires 1976, p. 212-213.
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- CitĂ© par Hugo Gambini dans son Historia del peronismo . Lâexpression polĂ©mique de Sammartino fut prononcĂ©e Ă la Chambredes dĂ©putĂ©s le 7 aoĂ»t 1947. Textuellement, Sammartino dit : « Lâalluvion zoologique du 24 fĂ©vrier semble avoir emportĂ© sur son banc un certain dĂ©putĂ©, pour que de lĂ il miaule aux astres pour une indemnitĂ© de 2500 pesos. Quâil continue de miauler, cela ne me gĂȘne pas...».
- Homenaje a Crisólogo Larralde a 45 años de su fallecimiento, Territorio Digital, 23 février 2007.
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- 4 de junio, par Francisco Lomuto.
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