Arturo Jauretche
Arturo MartĂn Jauretche (Lincoln, province de Buenos Aires, 1901 – Buenos Aires, 1974) Ă©tait un avocat, penseur, journaliste, Ă©crivain et homme politique argentin.
au côté de Juan Perón (au centre)
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Arturo MartĂn Jauretche |
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Issu de la classe moyenne d’une petite ville de la pampa, Jauretche entreprit des études de droit à Buenos Aires, où, séduit par le projet social d’Hipólito Yrigoyen, il entama un parcours de militant politique dans les rangs de l’UCR. Après le coup d’État de septembre 1930 contre Yrigoyen, et tout au long de la Décennie infâme, période de restauration conservatrice en Argentine, qui s’ensuivit, Jauretche fut un farouche opposant au régime, allant jusqu’à participer à une rébellion armée (avortée) dans la province de Corrientes, ce qui lui valut de faire un séjour en prison. Son désaccord avec la direction alvéariste de l’UCR, à qui il reprochait notamment de s’apprêter à lever son boycott des élections frauduleuses organisées par le régime conservateur, le porta à cofonder, au sein même du radicalisme, le mouvement FORJA, groupe militant dissident voué au travail de réflexion et de propagande, et s’attacha à théoriser un nationalisme populaire. Le 17 octobre 1945, il se manifesta en faveur de Juan Perón, puis, celui-ci une fois élu en 1946, lui sera un soutien critique, avant d’être écarté des sphères du pouvoir péroniste en 1951. Le coup d’État autodénommé Révolution libératrice de 1955 dirigée contre Perón le jettera dans une opposition souvent virulente, exercée par voie de presse, aux gouvernement dictatoriaux ou constitutionnels qui se succéderont dans les deux décennies suivantes, mais se consacrera finalement surtout à publier des ouvrages de réflexion sur la société argentine, rédigés dans un style caustique, où il développa plus avant son idée du nationalisme populaire, s’employa à réinterpréter l’histoire argentine du siècle précédent (révisionnisme historique), et fustigea en particulier l’attitude de certaines classes dirigeantes de son pays, imbues d’elles-mêmes (de medio pelo, de parvenus) et déliées du peuple, — attitude qui, estimait-il, empêche l’Argentine de s’épanouir et de réaliser sa pleine autonomie.
« L’art de nos ennemis est de démoraliser, d’attrister les peuples. Les peuples déprimés ne peuvent pas vaincre. Voilà pourquoi c’est dans la joie que nous venons combattre pour le pays. Rien de grand ne peut se faire par la tristesse. »
— Arturo Jauretche
Parcours politique et intellectuel
Jeunesse
Jauretche naquit et passa son enfance et son adolescence dans la petite ville pampéenne de Lincoln, dans le nord-ouest de la province de Buenos Aires, au sein d’une famille de la classe moyenne ; son père, Pedro Jauretche, était fonctionnaire municipal et militant du Parti conservateur, et sa mère, Angélica Vidaguren, travaillait comme institutrice. Après s’être d’abord fixé à Chivilcoy et avoir participé aux luttes étudiantes pour la Réforme universitaire de 1918, Jauretche se transporta en 1920 à Buenos Aires pour y poursuivre ses études et obtenir son titre d’avocat[1].
Dans la capitale argentine, séduit par le nouveau modèle d’intégration sociale prôné par l’Union civique radicale, il décida de s’affilier à ce parti, dans le camp des radicaux dits personnalistes, emmenés par Hipólito Yrigoyen. Dans ledit modèle social, qui était inspiré de l’œuvre du poète et compositeur Homero Manzi, Jauretche voyait une politique nouvelle et bénéfique d’insertion des classes laborieuses, avec lesquelles, de par ses origines rurales, il tendait à sympathiser. Enfant encore, son aspiration était déjà d’aider les pauvres et les quartiers populaires à prendre part à la gestion du pays[1].
En 1928, au moment où Yrigoyen entama son second mandat présidentiel, succédant à Marcelo T. de Alvear, également issu de l’UCR, Jauretche entra dans la fonction publique, quoique pour peu de temps ; deux années plus tard, l’armée exécuta le premier coup d’État de la période constitutionnelle en Argentine, coup de force qui sera le point de départ de la dénommée Décennie infâme, période de restauration conservatrice marquée notamment par une fraude électorale systématique. Jauretche combattit les militaires insurgés d’abord par les armes, puis déploya contre eux une intense activité politique. En 1933, dans la province de Corrientes, à Paso de los Libres, il prit part au soulèvement (avorté) des colonels Roberto Bosch et Gregorio Pomar, qui ne s’étaient pas impliqués dans le putsch de septembre 1930[2]. Incarcéré après la défaite du soulèvement, il écrivit en prison sa version des événements sous la forme d’un ensemble de poèmes gauchesques, qu’il intitula El Paso de los Libres et fera paraître en 1934, doté d’un prologue de l’écrivain Jorge Luis Borges ― de qui du reste, pour des raisons politiques, il s’éloignera de plus en plus par la suite.
FORJA
Le conflit entre Jauretche et la partie alors dominante du radicalisme, dirigĂ©e par Alvear, ne tarda pas Ă s’exacerber ; quand ce dernier rĂ©solut en 1939 de suspendre la dĂ©cision de ne pas se prĂ©senter aux Ă©lections de la DĂ©cennie infâme, dĂ©cision prise afin de bien marquer le dĂ©saccord du parti avec le rĂ©gime en place, un important groupe de l’aile gauche du radicalisme dĂ©cida de se constituer en un groupement dissident. Aux cĂ´tĂ©s de Homero Manzi, Luis Dellepiane, Gabriel del Mazo, RaĂşl Scalabrini Ortiz (dans un deuxième temps), Manuel Ortiz Pereyra et plusieurs autres, il fonda ainsi le mouvement FORJA (acronyme de Force d'orientation radicale de la jeune Argentine), qui allait dĂ©finir et Ă©laborer le cadre intellectuel du nationalisme dĂ©mocratique, opposĂ© Ă la fois au nationalisme conservateur des fractions rĂ©actionnaires et Ă la politique de libĂ©ralisation du gouvernement d’AgustĂn P. Justo. Mise Ă l’écart de la direction politique du parti radical, la FORJA en sera rĂ©duit Ă se manifester publiquement surtout par le biais d’évĂ©nements de rue et de publications Ă©ditĂ©es Ă compte propre (telles que les Cuadernos de FORJA).
Dans ces publications, les forjistas critiquaient les mesures prises par le gouvernement à la suite du pacte Roca-Runciman, et arguaient que la Banque centrale avait été fondée afin que les financiers anglais pussent garder la haute main sur le système monétaire et financier argentin ; que la Corporación del Transporte avait été mise en place pour que les chemins de fer britanniques n’eussent pas de concurrence ; et que la rupture des relations diplomatiques avec l’Union soviétique était inopportune, attendu que celle-ci pourrait figurer comme un important acquéreur de la production agricole argentine. En ce qui concerne la politique intérieure, ils faisaient observer que le gouvernement de Justo lançait des interventions fédérales (procédure, prévue par la constitution, de mise sous tutelle directe d’une province par le pouvoir central) contre les provinces où des partis opposés au gouvernement avaient remporté les élections, et que les salaires et l’emploi se détérioraient. L’un des principes inconditionnels de FORJA était le maintien de la neutralité argentine face à l’imminence de la Deuxième Guerre mondiale, FORJA étant d’ailleurs alors le seul mouvement politique à appuyer ce principe.
Vers 1940, Jauretche rompit avec Dellepiane et Del Mazo, qui avaient renouĂ© avec la ligne officielle de l’UCR. FORJA n’en sera que plus radicalisĂ© encore, offrant dĂ©sormais une tribune Ă des Ă©lĂ©ments plus nationalistes. RaĂşl Scalabrini Ortiz, qui s’était toujours senti proche des idĂ©es du mouvement, rĂ©solut alors de le rejoindre, pour en former avec Jauretche la direction bicĂ©phale, mais s’en dĂ©tachera Ă nouveau vers 1943, laissant Jauretche seul Ă la tĂŞte du groupe. Il mena une opposition vĂ©hĂ©mente contre le gouvernement de RamĂłn Castillo, et quoiqu’il se montrât sceptique vis-Ă -vis des intentions des militaires qui le renversèrent par un coup d’État en 1943, leur inĂ©branlable position de neutralitĂ© dans la Deuxième Guerre mondiale fera qu’il accueillit avec sympathie le gouvernement dictatorial de Pedro Pablo RamĂrez ; ensuite, après que RamĂrez eut Ă©tĂ© Ă son tour renversĂ© par le GOU (Groupe des officiers unis) pour avoir cĂ©dĂ© aux pressions nord-amĂ©ricaines et rompu ses relations avec les puissances de l'Axe, Jauretche se rangea aux cĂ´tĂ©s du colonel Juan PerĂłn, alors secrĂ©taire au Travail et Ă la PrĂ©voyance et en pleine ascension.
Sous le gouvernement de PerĂłn
Jauretche adhéra au péronisme dès le 17 octobre 1945, quoique sans jamais se départir de son sens critique. Avec le soutien de Domingo Mercante, gouverneur de la province de Buenos Aires — favorable au programme économique de Miguel Miranda, qui comportait un projet d’industrialisation accélérée, projet propulsé par les pouvoirs publics et s'appuyant sur l’idée d’employer les considérables recettes récoltées par le modèle agroexportateur sous la conjoncture de la Deuxième Guerre mondiale pour transformer la configuration productive de l’Argentine —, Jauretche fut nommé en 1946 président de la Banque de la province de Buenos Aires, auquel titre il mit en œuvre une politique de crédit généreuse au bénéfice de projets d’industrialisation[3]. Il occupera ce poste jusqu’en 1951, année où il fut limogé, après que la Commission Visca eut découvert que la banque avait accordé un crédit de 216 millions de pesos au quotidien La Prensa pour lui permettre d’acquérir une rotative[4] - [5].
Son neveu Ernesto Jauretche se souvient que lorsque son oncle eut appris la fuite du président Juan Perón après le coup d’État civico-militaire autodénommé Révolution libératrice qui venait de le renverser en septembre 1955, il devint furieux et vociférait : « Fils de pute, pleutre de merde, il nous laisse seuls ! »[6]
Opposition Ă Aramburu et exil
Après le coup d’État, Jauretche rejoignit ce qu’il est convenu d’appeler la Résistance péroniste (ou Deuxième péronisme). Comme intellectuel et penseur, il prit à tâche alors de mener une activité pédagogique propre à empêcher que la défaite politique des masses ne se convirtît en une défaite idéologique. C’est dans cette perspective que Jauretche se fit auteur et polémiste, publiant notamment une douzaine d’ouvrages dans lesquels il donna corps à ses idées des années 1930 et développa sa vision particulière de la réalité argentine[1].
Étant donné qu’après sa mise à pied de la Banque de la province de Buenos Aires, et en raison de ses désaccords avec Perón, Jauretche avait cessé de paraître publiquement, et que donc il s’était tenu éloigné des sphères du pouvoir dans les années précédant le putsch de 1955, il réussit à se soustraire dans un premier temps aux persécutions politiques. Il eut ainsi le loisir de fonder l’hebdomadaire El '45, dans les colonnes duquel il fit l’apologie du premier péronisme, qu’il qualifiait de « dix années de gouvernement populaire », tout en critiquant âprement l’action politique, économique et sociale du nouveau régime de facto ; la revue cependant fut fermée après le troisième numéro[7]. Il collabora ensuite aux hebdomadaires Azul y Blanco et Segunda República (entre 1955 et 1970). En 1956, il publia un essai intitulé El Plan Prebisch: retorno al coloniaje, où il critiqua le rapport que Raúl Prebisch, secrétaire de la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), avait rédigé à la demande du gouvernement de Pedro Eugenio Aramburu. La véhémence de son activité d’opposant lui valut les foudres du pouvoir politique, ce qui le poussa à choisir l’exil à Montevideo.
De l’étranger, il publia en 1957 Los profetas del odio (littĂ©r. les Prophètes de la haine), Ă©tude sur les rapports de classe en Argentine depuis l’avènement du pĂ©ronisme, dans laquelle il critiqua certaines approches de l’histoire politique de l’Argentine qui jouissaient alors d’une grande autoritĂ©, en particulier celle d’Ezequiel MartĂnez Estrada. Jauretche interprĂ©ta ces approches comme autant de produits des prĂ©jugĂ©s des classes moyennes intellectuelles, irritĂ©es par l’irruption de nouveaux acteurs dans la sphère politique dont la bourgeoisie avait eu l’exclusivitĂ© depuis la gĂ©nĂ©ration de 1880 ; en dĂ©pit de ce que les intĂ©rĂŞts matĂ©riels de cette classe fussent tributaires du dĂ©veloppement d’une dense couche de consommateurs, ses façons d’être provoquaient en elle une rĂ©ticence spontanĂ©e, quasi raciste (l’assimilation d’un certain type de mignardise ― tilinguerĂa ― au racisme est explicite dans l’œuvre de Jauretche), envers les façons d’être des classes populaires, une « myopie », que Jauretche devait fustiger Ă plusieurs reprises dans ses Ĺ“uvres suivantes. De mĂŞme, dans une lettre amicale adressĂ©e Ă l’homme de science et Ă©crivain Ernesto Sabato, il dĂ©plora la reprĂ©sentation que les classes moyennes se faisaient des transformations sociales pĂ©ronistes comme Ă©tant motivĂ©es seulement par le « ressentiment » Ă l’encontre des plus fortunĂ©s ; il y affirmait :
« Ce qui a mobilisé les masses vers Perón n’était pas le ressentiment, c’était l’espérance. Rappelez-vous ces foules d’octobre 45, maîtresses de la ville pendant deux jours, qui n’ont pas brisé la moindre vitre et dont le plus grand crime a été de se laver les pieds sur la place de Mai, provoquant par là l’indignation de la dame de Oyuela, entourée d’équipements sanitaires. Rappelez-vous ces foules, même dans des circonstances tragiques, et vous vous les rappelerez toujours en train de chanter en chœur — chose absolument inusitée chez nous —, et il reste encore tellement de chanteurs, qu’il a fallu leur interdire le chant par décret-loi. Ils n’étaient pas rancuneux. C’étaient des criollos joyeux, parce qu’ils pouvaient jeter leurs espadrilles pour s’acheter des souliers, et même des livres, des disques phonographiques, partir en villégiature, fréquenter les restaurants, avoir le pain et le toit assurés, et jusqu’à adopter des modes de vie « occidentales » qui leur avaient été refusés jusqu’alors. »
— Jauretche, Los profetas del odio
La proposition de Jauretche consistait à tenter de parvenir à une intégration de la bourgeoisie et du prolétariat, dans la mesure où il allait de l’intérêt commun de ces deux classes de développer une économie nationale solide. Ce point de vue du reste lui attira l’inimitié tant des libéraux que de la direction justicialiste[1]. C’est dans Los profetas del odio qu’il pointa pour la première fois ce qui, dans son jugement, constituait le principal obstacle au développement national, à savoir l’« intelligentsia » libérale et cosmopolite, qui, fascinée par la culture européenne, s’efforçait de la transplanter sans discernement dans la situation argentine, sans prendre la mesure des différences historiques et des positions antagonistes que les deux continents occupent dans l’articulation internationale de l’économie.
En 1961, bien que privé de l’appui politique de Perón (dont le candidat attitré était le radical intransigeant Raúl Damonte Taborda), il se porta candidat pour le poste de sénateur national, mais n’obtint pas de siège[1].
Retour de PerĂłn
En 1973, sous l’éphémère gouvernement d’Héctor Cámpora, Jauretche réintégra la fonction publique, se voyant confier en effet la présidence du directoire de l’EUDEBA, le service de publication de l’université de Buenos Aires[1].
AttachĂ© Ă ce que le cycle historique, interrompu en 1955, reprĂ®t son cours, Jauretche salua le retour du gĂ©nĂ©ral PerĂłn en 1972. Une nouvelle Ă©tape dans l’histoire de l’Argentine dĂ©butait, et Jauretche fut placĂ© devant la tâche malaisĂ©e de se resituer face Ă la nouvelle rĂ©alitĂ©. PerĂłn et son entourage cependant le dĂ©daignèrent, tandis que lui-mĂŞme n’apprĂ©ciait guère le virage Ă droite que le vieux lĂder allait prendre. En revanche, il fut enthousiasmĂ© par l’apport des jeunes Ă la rĂ©novation du pĂ©ronisme, mais l’idĂ©e d’un « socialisme national » prĂ´nĂ© par la Jeunesse pĂ©roniste se rĂ©vĂ©la difficile Ă conjuguer avec le plaidoyer de Jauretche pour un « capitalisme national »[1].
Jauretche et le révisionnisme historique
Le révisionnisme historique en gestation allait se conjuguer dans l’œuvre de Jauretche avec sa propre interprétation de la réalité contemporaine. Si certes des auteurs révisionnistes prônaient dès la décennie 1930 une réinterprétation de l’histoire de l’Argentine — critiquant la vision alors canonique, véhiculée surtout par Bartolomé Mitre et Sarmiento, qui s’évertuait à expliquer l’évolution nationale par l’antinomie entre civilisation et barbarie —, ce ne sera pas avant que la Révolution libératrice de 1955 eût identifié explicitement Perón avec Juan Manuel de Rosas que ladite réinterprétation commença à prendre de la vigueur. Ainsi, comme les partisans d’Aramburu avaient caractérisé le putsch contre Perón comme « un nouveau Caseros », les historiens révisionnistes relevèrent le gant et, filant la même analogie, voudront voir dans la bataille de Caseros l’amorce d’un échec historique, par suite de laquelle fut renversé le système qui avait réussi à synthétiser, autant que faire se pouvait, les intérêts des différentes classes et que le gouvernement de Rosas s’était appliqué à maintenir à flot :
« La ligne Mai-Caseros a été le meilleur instrument pour susciter les analogies qui permettent d’appréhender le lien historique entre le passé et le présent [...]. Crème de révisionnistes que ces Libérateurs ! Ainsi a-t-il suffi qu’ils nous démontrent que cela [=le coup d’État de septembre 1955] était le nouveau Caseros pour que mes concitoyens se rendent compte, une fois pour toutes, de ce qu’a été l’autre. Et une dose un peu massive de barbouzerie pour que mes concitoyens s’avisent définitivement de ce que signifièrent les troupes brésiliennes défilant à l’avant-garde — plus visibles mais moins bruyantes que les gâchettes — de l’autre armée libératrice. »
— Jauretche, Aprendamos a leer los diarios
L’œuvre de Jauretche, et le mouvement forjista en gĂ©nĂ©ral, fut l’un des axes selon lesquels le rĂ©visionnisme historique parviendra Ă se transmuter, abandonnant son alliance avec le nationalisme d’empreinte aristocratique et criolliste des dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes (quand l’identitĂ© nationale se construisait encore sur l’opposition Ă la fois au capital britannique et Ă l’immigration europĂ©enne, rĂ©pudiĂ©e par la base libĂ©rale de l’élite politique qui lui avait pourtant ouvert les portes du pays), pour se repenser comme l’expression de la chose populaire au sens large, en articulant les protestations du mouvement ouvrier Ă la tradition montonera du XIXe siècle. Au sein du gouvernement de PerĂłn, des considĂ©rations pragmatiques avaient interdit de procĂ©der Ă cette remise en cause historienne, pourtant prĂ©conisĂ©e par JosĂ© MarĂa Rosa et par d’autres prĂ©curseurs ; PerĂłn dĂ©chu, la politisation de la rĂ©interprĂ©tation historique Ă©clatera au grand jour, parallèlement au processus de radicalisation politique et culturelle de la pĂ©riode post-1955.
En 1959, Jauretche fit paraĂ®tre PolĂtica Nacional y Revisionismo HistĂłrico, oĂą il exposa sa propre position au milieu d’un courant rĂ©visionniste profondĂ©ment divisĂ©, tant Ă propos de la relation avec les prĂ©misses qui l’avaient rendu possible dans les dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes, que pour ce qui touchait aux questions proprement historiques. Dans cet ouvrage, l’auteur dresse un bilan relativement gĂ©nĂ©reux de la figure de Rosas, qu’il considĂ©rait comme la « synthèse possible » de la situation historique de l’époque, et relativement critique pour les caudillos fĂ©dĂ©ralistes de l’intĂ©rieur. En cela, il se dĂ©marquait de la position de Jorge Abelardo Ramos, Rodolfo PuiggrĂłs ou Rodolfo Ortega Peña, qui Ă la fois laissaient entendre une critique du rosisme, vu comme une version attĂ©nuĂ©e du centralisme portègne, et une forte apprĂ©hension vis-Ă -vis des racines ataviques du nationalisme tranditionaliste, dans lequel ils entrevoyaient les traits du fascisme. Dans la querelle opposant rĂ©visionnistes et critiques du rĂ©visionnisme, laquelle transcendait dans une large mesure le clivage gauche/droite, Jauretche se rangea rĂ©solument du cĂ´tĂ© des premiers.
Dans le même temps, plaidant pour l’usage de tout moyen capable d’interrompre la continuité de la Révolution libératrice, il suivit la ligne tracée par Perón dans le cadre de l’accord général du péronisme avec l’Union civique radicale intransigeante, en recommandant le vote pour Arturo Frondizi. Néanmoins, sous la présidence de celui-ci, Jauretche fut hautement critique envers son programme développementaliste et envers ses appels à investissements étrangers (plus particulièrement dans le domaine pétrolier), et envers la rupture par Frondizi de l’accord conclu avec Perón, aux termes duquel aurait dû être lévée sous son gouvernement la mesure de proscription contre Perón restée en vigueur depuis la Révolution libératrice ; le non-respect de cette clause eut pour conséquence qu’en 1961, lors d’une élection très disputée pour le sénat, plusieurs candidats se partagèrent les voix péronistes, et que sortit finalement vainqueur du scrutin le socialiste Alfredo Palacios.
Jauretche Ă©crivain
Dans les annĂ©es 1960, l’épuisement de ses marges de manĹ“uvre politiques porta Jaureteche Ă reprendre la plume et Ă publier, Ă un rythme soutenu, aussi bien des articles dans des revues et journaux, que des recueils d’essais, qui eurent un grand succès auprès du public. Il fonda le journal El LĂder et Ă©crivit rĂ©gulièrement pour le quotidien La OpiniĂłn des articles parfois très polĂ©miques. En 1962 parut Forja y la DĂ©cada Infame, deux ans plus tard Filo, contrafilo y punta, et en 1966 El medio pelo en la sociedad argentina (medio pelo = parvenu, infatuĂ©), incisive interpellation lancĂ©e aux classes moyennes qui eut un retentissement immĂ©diat. Sa proximitĂ© aux idĂ©es de la CGT de los Argentinos l’incitera Ă rejoindre la Commission d’affirmation nationale de cette centrale syndicale.
En 1968, il publia son Manual de zonceras argentinas (littér. Manuel des balivernes argentines), répertoire des idées négatives que les Argentins ont généralement sur leur propre pays ; ces idées, affirmait-il, avaient été mises dans la tête de tous les citoyens dès l’enseignement primaire, puis renforcées par la presse. Des énoncés tels que celui de Sarmiento portant que « le mal qui désole l’Argentine est son extension », en plus de sa dichotomie « civilisation ou barbarie » (qui est, selon Jauretche, « la mère qui enfanta toutes » lesdites balivernes) et d’autres semblables ont fait en sorte, arguait Jauretche, que les possibilités pour l’Argentine de se réaliser de façon autonome soient demeurées restreintes.
En 1972 parut De memoria. Pantalones cortos, premier tome d’une trilogie destinée à rassembler ses souvenirs et les enseignements politiques et nationaux que la vie lui avait apportés. Ce premier tome, qui réunit ses souvenirs d’enfance à Lincoln, dans la province de Buenos Aires, sera cependant le seul qu’il lui sera donné de faire paraître, la mort l’empêchant d’en publier la suite.
À propos de son insigne aptitude à forger ou à remodeler des termes pour désigner des attitudes politiques, notamment les mots cipayo (barbouze), oligarca et vendepatria, il écrivit :
« Je crois avoir Ă©tĂ© l’inventeur du mot vendepatria [littĂ©r. vend-patrie] ou du moins son divulgateur initial, par le biais de l’hebdomadaire Señales. J’ai popularisĂ© l’usage de l’expression oligarquĂa dans son acception aujourd’hui populaire, de mĂŞme que les expressions vendepatria et cipayo, par le biais de la revue Señales et d’autres revues Ă l’existence Ă©phĂ©mère dans les annĂ©es postĂ©rieures Ă la rĂ©volution de 1930. »
Ĺ’uvres
- 1934: El Paso de los Libres. Édition préfacée par Jorge Luis Borges. Une deuxième édition parue en 1960 sera dotée d’un prologue de Jorge Abelardo Ramos.
- 1956: El Plan Prebisch: retorno al coloniaje
- 1957: Los profetas del Odio y la Yapa
- 1958: EjĂ©rcito y PolĂtica
- 1959: PolĂtica nacional y revisionismo histĂłrico
- 1960: Prosa de hacha y tiza
- 1962: Forja y la DĂ©cada Infame
- 1964: Filo, contrafilo y punta
- 1966: El medio pelo en la sociedad argentina
- 1968: Manual de zonceras argentinas
- 1969: Mano a mano entre nosotros
- 1972: Pantalones Cortos
- 1977: PolĂtica y EconomĂa (Ă©dition posthume)
- 2002: Escritos Inéditos (édition posthume)
Hommages
Le 29 dĂ©cembre 2003, le lĂ©gislateur fĂ©dĂ©ral promulgua la loi no 25.884 dĂ©clarant le 13 novembre, date de naissance d’Arturo Jauretche, « JournĂ©e de la pensĂ©e nationale » (DĂa del Pensamiento Nacional) ; dans l’exposĂ© des motifs, il est prĂ©cisĂ© que « [...] c’est au nom de tous ceux que allument quotidiennement le dĂ©bat sur les grands sujets nationaux que nous prĂ©sentons le prĂ©sent projet de loi, afin que se fortifie et que croisse, en mĂŞme temps que la mĂ©moire d’Arturo Jauretche, la vie intellectuelle nationale »[1].
L’école moyenne no 02 de la ville de Buenos Aires a Ă©tĂ© nommĂ©e en son honneur Arturo Jauretche[8], et une rue de Puerto Madryn, dans la province de Chubut a Ă©tĂ© baptisĂ©e Ă son nom[9], de mĂŞme encore qu’une Ă©cole agraire dans le sud de Luján de Cuyo[10], l’école secondaire no 21 Ă Paraná, dans la province d'Entre RĂos[11], et une Ă©cole dans la citĂ© balnĂ©aire bonaerense de Santa Teresita[12]. En 2014, un monument Ă Arturo Jauretche fut inaugurĂ© sur la place Rodolfo Ortega Peña, au croisement de l’Avenida 9 de Julio et de la rue Arenales, Ă Buenos Aires[13], et une place fut nommĂ©e Ă son nom dans sa ville natale de Lincoln (dans le nord-ouest de la province de Buenos Aires)[14]. Vers la fin de la dĂ©cennie 1980, la municipalitĂ© de La Plata fit poser un buste de Jauretche Ă l’intersection des rues Diagonal 79 et Calle 57.
Le nom de Jauretche a également été donné à l’université nationale Arturo Jauretche, établissement public avec siège à Florencio Varela, chef-lieu du partido homonyme dans le Grand Buenos Aires[15], et au musée de la Banque de la province de Buenos Aires[3].
Dans la culture populaire, le groupe de rock Los Piojos a composé un morceau intitulé San Jauretche et figurant sur l’album Verde paisaje del infierno (octobre 2000), qui traite de la société argentine et de la manière dont l’avait commentée Arturo Jauretche.
Liens externes
- Centro de Estudios HistĂłricos Arturo Jauretche
- (es) Arturo Jauretche, « El medio pelo en la sociedad argentina », Buenos Aires, El Ortiba
Notes et références
- (es) « BiografĂa de Arturo Jauretche », Lomas de Zamora, Centro de FormaciĂłn Profesional No 3 (consultĂ© le )
- (es) Felipe Pigna, « El Historiador: Biographies, Arturo Jauretche », El Historiador (consulté le )
- (es) « Arturo Jauretche y el Banco Provincia », Buenos Aires, Banco de la Provincia de Buenos Aires (consulté le )
- (es) Rogelio Alaniz, « El peronismo y la prensa II », rogelioalaniz (consulté le )
- (es) Hugo Gambini, Historia del peronismo : El poder total, 1943-1951, vol. I, Buenos Aires, Editorial Planeta Argentina S.A., , 869 p. (ISBN 978-950-49-0227-0), p. 305
- « ¡Hijo de puta, cobarde de mierda, nos deja solos! », documentaire radiophonique La caĂda rĂ©alisĂ© en 1999, citĂ© par Hugo Gambini dans Historia del peronismo, vol. II, Ă©d. Planeta Argentina, Buenos Aires 2001, p. 391.
- Hugo Gambini, Historia del peronismo. La violencia (1956-1983), p. 35.
- (es) « Establecimientos de educación », gouvernement de la ville de Buenos Aires (consulté le )
- (es) « calle Arturo Jauretche en Puerto Madryn (Chubut), comercios y lugares cercanos », www.argentino.com.ar (consulté le )
- (es) « Escuela agraria Arturo Jauretche cumplió 25 años », sur losandes.com.ar via Wikiwix (consulté le ).
- (es) « Paraná. Escuela Secundaria Nº 21 “Arturo Jauretche” », sur eldiario.com.ar via Wikiwix (consulté le ).
- Antonieta Chiniellato, « Santa Teresita: “25 Aniversario de la Escuela E.P.no 13 “Arturo Jauretche” », Deltuyu Noticias (consulté le )
- (es) « Inauguraron el monumento a Arturo Jauretche », sur unaj.edu.ar via Wikiwix (consulté le ).
- « Acto en la plaza Jauretche », Diario El Popular (consulté le )
- (es) « Acerca del Nombre », Florencio Varela, université nationale Arturo Jauretche (consulté le )