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Coup d'État de septembre 1955 en Argentine

Le coup d’État de septembre 1955 en Argentine est un soulĂšvement militaire qui dĂ©buta le 16 septembre 1955 et aboutit, au terme de cinq jours de combats, au renversement du gouvernement constitutionnel du prĂ©sident Juan PerĂłn.

Coup d’État de septembre 1955
Description de cette image, également commentée ci-aprÚs
Civils et militaires loyalistes combattant Ă  Ensenada,
prĂšs de La Plata.
Date –
Lieu Drapeau de l'Argentine Argentine
Résultat Victoire des insurgés, renversement de Juan Perón
Chronologie
Révolte simultanée civile et militaire à Buenos Aires, Córdoba, Corrientes, Bahía Blanca, Cuyo et dans les bases navales de Puerto Belgrano et Río Santiago
RĂ©volte de la flotte de guerre ; combats de rue Ă  CĂłrdoba ; bombardement des installations de YPF Ă  Mar del Plata
DĂ©fections nombreuses dans les rangs loyalistes ; « renonciation » de PerĂłn ; dĂ©signation d’une junte militaire de pacification
DĂ©mission formelle de PerĂłn
Formation d’un gouvernement rĂ©volutionnaire provisoire ; accession Ă  la prĂ©sidence du chef rebelle Lonardi ; dĂ©filĂ© de la victoire Ă  CĂłrdoba

Ce putsch s’inscrit dans une sĂ©rie de tentatives de coups d’État antipĂ©ronistes dont le dernier en date, qui avait eu lieu en juin de la mĂȘme annĂ©e, s’était notamment traduit par un sanglant bombardement aĂ©rien de la place de Mai Ă  Buenos Aires. Les reprĂ©sailles, en particulier les incendies criminels d’églises, commises dans le sillage de cette tentative avortĂ©e, et les restrictions des libertĂ©s publiques dĂ©cidĂ©es par le pouvoir en place, conduisirent Ă  exacerber la polarisation politique et portĂšrent nombre de militaires, auparavant pĂ©ronistes, Ă  se dĂ©solidariser de PerĂłn.

BientĂŽt, des conspirations diffuses virent le jour, surtout dans la marine, qui peineront dans les premiĂšres semaines Ă  trouver des complices dans l’armĂ©e de terre et dans la force aĂ©rienne. Les principaux foyers rebelles se trouvaient, outre Ă  Buenos Aires, dans la base navale de Puerto Belgrano (et de façon gĂ©nĂ©rale dans une grande partie des unitĂ©s de la marine) et, en ce qui concerne l’armĂ©e de terre, dans quelques Ă©coles militaires et unitĂ©s de la ville de CĂłrdoba. Mais il y avait de bonnes possibilitĂ©s pour qu’en cas de soulĂšvement se rebellent la 2e armĂ©e dans la RĂ©gion de Cuyo (dans l’ouest du pays) et d’autres unitĂ©s dans la province de Corrientes. En revanche, la conspiration n’avait tout d’abord aucun contact dans la force aĂ©rienne. La caractĂ©ristique commune de tous ces groupes Ă©tait qu’il s’agissait de jeunes officiers, qui cherchaient le contact avec des officiers de rang plus Ă©levĂ©, en les priant de les diriger. L’amiral Rojas consentit Ă  prendre la tĂȘte de la rĂ©bellion, aux cĂŽtĂ©s du gĂ©nĂ©ral Aramburu, de l’armĂ©e de terre. À noter que le pouvoir, Ă©chaudĂ© par le coup de force du 16 juin, avait eu soin d’îter la puissance de feu Ă  la marine.

Les choses se prĂ©cipitĂšrent aprĂšs que le gĂ©nĂ©ral Lonardi eut enfin consenti Ă  prendre le commandement gĂ©nĂ©ral en lieu et place d’Aramburu, qui voulait ajourner ; l’élĂ©ment accĂ©lĂ©rateur fut, outre le durcissement du discours pĂ©roniste (« cinq pour un »), la perspective prochaine d’une mise sous clef du matĂ©riel militaire en vue des vacances d’étĂ©.

Les opĂ©rations, dont le lancement fut fixĂ© par Lonardi pour le 16 septembre, consistĂšrent en une tentative de rĂ©volte simultanĂ©e Ă  la fois civile et militaire. Aux foyers dĂ©jĂ  mentionnĂ©s vinrent s’ajouter, par le jeu des dĂ©fections, nombre de pilotes (qui atterrissaient avec leurs avions sur les bases tenues par les rebelles — les dĂ©nommĂ©s panqueques) et des effectifs, voire des pans entiers, de l’armĂ©e de terre, notamment la 2e armĂ©e dans la province de Mendoza. Dans la rĂ©gion de Cuyo et Ă  Puerto Belgrano, la rĂ©volte fut techniquement une rĂ©ussite ; la puissante flotte de guerre (Flota de Mar), quoique sous le commandement de l’amiral loyaliste Juan B. Basso, passa dans le camp rebelle, aprĂšs avoir mis aux fers son commandant en chef ; en revanche, Ă  CĂłrdoba, siĂšge de l’état-major rĂ©volutionnaire, les rebelles, bien qu’ayant reçu le renfort de nombreux Commandos civils, furent mis en difficultĂ© par les troupes restĂ©es loyales et par les unitĂ©s envoyĂ©es depuis Buenos Aires, et en passe d’ĂȘtre vaincus dans les combats de rue ; enfin, la rĂ©bellion Ă©choua Ă  Corrientes, et les marins sĂ©ditieux furent chassĂ©s de la base de RĂ­o Santiago prĂšs de La Plata. Cependant, la dĂ©moralisation des troupes loyalistes (mais aussi des plus hautes sphĂšres du pouvoir) et la multiplication des dĂ©fections le 19 septembre, entraĂźnĂšrent une rĂ©action en chaĂźne dans les derniers jours et firent se vĂ©rifier la thĂšse de Lonardi selon laquelle il suffirait qu’un seul foyer subversif rĂ©ussĂźt Ă  survivre pendant plus de 48 heures pour amener infailliblement la victoire du mouvement rĂ©volutionnaire dans tout le pays.

PerĂłn, déçu par ce qu’il considĂ©rait comme une trahison, et ulcĂ©rĂ© par les bombardements des raffineries de pĂ©trole, que l’aĂ©ronavale rebelle avait dĂ©jĂ  commis et menaçait de commettre encore (raffineries emblĂ©matiques de la volontĂ© d’indĂ©pendance industrielle de l’Argentine, et qu’il regardait comme une de ses rĂ©alisations maĂźtresses), rĂ©digea d’abord une lettre annonçant son dĂ©sistement, en termes vagues — jouant sur la similitude entre dĂ©mission (renuncio) et renonciation (renunciamiento) —, et oĂč il semblait vouloir cĂ©der le pouvoir Ă  une junte militaire de pacification. Puis, les Ă©vĂ©nements se prĂ©cipitant, il finit par signer une lettre de dĂ©mission formelle, adressĂ©e au CongrĂšs, satisfaisant ainsi Ă  l’exigence de capitulation inconditionnelle posĂ©e par les rebelles. À la faveur de ce vide de pouvoir, Lonardi mit sur pied un gouvernement rĂ©volutionnaire provisoire, dont il se nomma lui-mĂȘme prĂ©sident et qui sera promptement reconnu par les États-Unis et le Royaume-Uni, tandis que PerĂłn s’en fut se rĂ©fugier Ă  l’ambassade du Paraguay.

Ce coup d’État inaugura le rĂ©gime militaire dictatorial autodĂ©nommĂ© RĂ©volution libĂ©ratrice, qui se caractĂ©risera par une politique Ă©conomique menĂ©e sous la direction des Ă©conomistes les plus conservateurs, par des rapports houleux avec les syndicats (dont le gouvernement entendra nommer les dirigeants), et par l’adoption d’une ligne dure face au pĂ©ronisme.

Les forces putschistes

Les officiers de la marine

Le capitaine de vaisseau Arturo Rial.

La nuit mĂȘme du 16 juin 1955, aprĂšs l’échec du coup d’État de ce jour, qui s’était notamment traduit par un sanglant bombardement de la place de Mai Ă  Buenos Aires par un groupe d’officiers rebelles de la Marine, le capitaine de vaisseau Arturo Rial, directeur des Écoles navales, et son subordonnĂ© le capitaine de corvette Carlos Pujol, qui avaient Ă©tĂ© tous deux Ă©trangers Ă  cette tentative de putsch, commençaient dĂ©jĂ  Ă  tisser des liens en vue d’entreprendre une deuxiĂšme tentative. Leur lieu de travail Ă©tait l’immeuble sis au no 610 de la calle Florida, oĂč se trouvait Ă©tablie Ă©galement la Direction du personnel naval, ce qui leur donnait la possibilitĂ© de se mettre en contact avec toutes les bases et unitĂ©s du pays[1]. L’un de leurs premiers contacts, Marcos Oliva Day, les prĂ©senta Ă  son frĂšre Arturo, qui faisait partie de l’entourage politique d’Arturo Frondizi[1]. Autour de Rial gravitaient en outre les capitaines Juan Carlos DuperrĂ© et Jorge Gallastegui, et les trois hommes prirent langue avec les capitaines de frĂ©gate Jorge Palma et Carlos SĂĄnchez Sañudo de l’École de guerre navale. Tous avaient Ă©tĂ© mis en disponibilitĂ© pour la durĂ©e de l’enquĂȘte devant dĂ©terminer s’ils avaient pris part ou non aux actions du 16 juin, ce qui leur laissait du loisir pour conspirer[2].

À Punta Alta, non loin de BahĂ­a Blanca, se trouvait la base navale la plus importante de la marine, Puerto Belgrano. Le vice-amiral Ignacio Chamorro dĂ©tenait le commandement sur toute la zone militaire navale, et derriĂšre lui le chef de la base Ă©tait le contre-amiral HĂ©ctor Fidanza ; tous deux Ă©taient liĂ©s idĂ©ologiquement au gouvernement pĂ©roniste. Cependant, le commandant en second de la base, le capitaine de vaisseau Jorge PerrĂ©n, avait sympathisĂ© avec le projet de Samuel Toranzo CalderĂłn et se proposait, sans toutefois prendre contact dĂšs maintenant avec d’autres personnes, de fĂ©dĂ©rer les volontĂ©s chez les marins sous ses ordres en vue de mener un nouveau soulĂšvement[3].

BientĂŽt, des liens se nouĂšrent entre les jeunes officiers qui, Ă  distance, avaient songĂ© Ă  soulever la base le 16 juin. La nouvelle qu’à la tĂȘte du complot se trouvait le seul capitaine de vaisseau de la base suffit Ă  couper court aux discussions internes sur la question de savoir qui aurait Ă  diriger. Attendu que l’acte de rĂ©bellion allait absolument Ă  l’encontre de l’esprit de subordination qui prĂ©valait dans les Forces armĂ©es, l’on eut soin que cet esprit fĂ»t respectĂ© autant que possible dans la structure du complot. Aussi, de la mĂȘme façon qu’auparavant l’on avait recherchĂ© un membre de l’amirautĂ© pour mener le mouvement (en choisissant pour chef, en l’occurrence, Toranzo CalderĂłn), se mit-on de mĂȘme Ă  prĂ©sent en quĂȘte d’un amiral. Manrique et Rivolta, retenus prisonniers, parvinrent Ă  se mettre en rapport avec le capitaine Rial et Ă  lui fournir la liste des amiraux n’ayant pas donnĂ© le 16 juin une rĂ©ponse pĂ©remptoirement nĂ©gative Ă  l’offre qui leur Ă©tait faite de prendre le commandement du coup d’État ; ces amiraux Ă©taient Garzoni, Rojas, Sadi Bonnet et Dellepiane[4].

L’amiral Isaac Rojas.

Le prestige professionnel d’Isaac Rojas lui valait un respect unanime dans la marine, mais sa stricte obĂ©issance Ă  la hiĂ©rarchie et sa rĂ©serve en matiĂšre politique ne permettaient pas aux conjurĂ©s de dĂ©terminer quelles Ă©taient ses convictions intimes. Certes, Ă  l’École navale militaire dont il Ă©tait le directeur, les grands portraits du prĂ©sident et de la premiĂšre dame faisaient dĂ©faut, toutefois, s’il n’adulait pas le couple prĂ©sidentiel, il s’abstenait aussi d’en dire du mal[5].

Quelques jours aprĂšs le 16 juin, le capitaine de frĂ©gate Aldo Molinari, pour sonder la disposition d’esprit de Rojas, lui fit part sans ambages qu’un nouveau mouvement rĂ©volutionnaire Ă©tait en gestation, Ă  quoi l’amiral se borna Ă  rĂ©pondre « Cela les a bien amusĂ©s ? »[6]. AprĂšs cet entretien, Palma et SĂĄnchez Sañudo se rĂ©unirent avec lui et mirent en avant la nĂ©cessitĂ© de renverser PerĂłn. Rojas se dĂ©clara d’accord, mais leur demanda du temps pour dĂ©cider s’il rejoindrait le mouvement. Finalement, par le truchement du lieutenant de vaisseau Roberto Wulff de la Fuente, Rojas notifia son acceptation Ă  Juan Carlos Bassi ; dans la foulĂ©e, le mĂȘme Arturo Rial, qui avait jusque-lĂ  dirigĂ© le mouvement, rencontra Rojas, et les deux hommes convinrent qu’au moment oĂč Ă©claterait le coup d’État, l’amiral se mettrait Ă  la tĂȘte de la marine rĂ©volutionnaire, mais qu’au cas oĂč un amiral de plus grande anciennetĂ© dans la marine se rallierait au mouvement, il consentirait alors Ă  se dĂ©sister et Ă  se subordonner Ă  ce dernier[7].

Ainsi les prĂ©paratifs seraient-ils coordonnĂ©s par Rial et les actions seraient-elles exĂ©cutĂ©es sous la direction de Rojas. Aucun parmi les nouveaux chefs rebelles n’avait participĂ© au putsch du 16 juin, et Rojas, pour prĂ©venir les soupçons, rĂ©solut de couper les communications avec les autres conjurĂ©s jusqu’au moment indiquĂ©. Fin juin, PerrĂ©n, commandant en second de la base navale de Puerto Belgrano, ayant eu connaissance de ce que Rojas dirigeait ce nouveau mouvement et de ce que Rial l’organisait Ă  Buenos Aires, dĂ©cida de s’y joindre et fournit aux conspirateurs des informations relatives aux activitĂ©s programmĂ©es pour la flotte de mer au cours des mois de juillet, aoĂ»t et septembre, afin qu’ils pussent fixer une date appropriĂ©e[8].

Armée de terre et civils

Le 14 juillet, Mario Amadeo, plongĂ© dans la clandestinitĂ© depuis prĂšs d’un mois, adressa une lettre au secrĂ©taire du ministre de la Guerre, JosĂ© Embrioni, le sollicitant, lui ainsi que l’armĂ©e, de cesser d’appuyer le prĂ©sident PerĂłn. Le texte fut largement diffusĂ© dans les milieux militaires[9], oĂč le feu mis au drapeau national et l’incendie criminel d’églises en juin 1955 avaient provoquĂ© l’hostilitĂ© d’un vaste secteur nationaliste qui avait jusque-lĂ  appuyait PerĂłn depuis le coup d’État de 1943. Cependant, la dispersion territoriale et la mĂ©connaissance mutuelle faisaient qu’ils peinaient Ă  s’organiser. NĂ©anmoins, un noyau commençait Ă  se former au DĂ©partement des opĂ©rations de l’état-major gĂ©nĂ©ral ; le major Juan Francisco Guevara, parlant au nom des autres jeunes officiers du mĂȘme corps, interpella en ce sens son supĂ©rieur, le colonel Eduardo Señorans[10], et donnera ainsi naissance au groupe comprenant le lieutenant-colonel Hure, les majors Conesa, Mom et MartĂ­nez Frers, et les capitaines MirĂł, Toccagni et Carranza ZavalĂ­a[11]. Le gĂ©nĂ©ral Pedro Eugenio Aramburu, ami personnel de Señorans, se joignit bientĂŽt Ă  cette conspiration et rĂ©partit les tĂąches : lui-mĂȘme s’emploierait Ă  Ă©tablir des contacts politiques, et Señorans les contacts militaires[12]. Ce dernier connaissait le capitaine Jorge Palma, et par son truchement Aramburu put s’entretenir avec l’amiral Rojas, qu’il connaissait dĂ©jĂ  Ă©galement, vu que tous deux avaient Ă©tĂ© attachĂ© militaire Ă  l’ambassade d’Argentine Ă  Rio de Janeiro[13].

À l’École d’artillerie de CĂłrdoba, le capitaine RaĂșl Eduardo Molina dirigea Ă  partir de mai 1955 une conspiration parallĂšle, aux cĂŽtĂ©s d’autres jeunes officiers : le premier-lieutenant Francisco Casares, les capitaines Osvaldo Azpitarte, Alejandro Palacio et Juan JosĂ© Buasso, les premiers-lieutenants Augusto Alemanzor, Anselmo Matteoda et Alfredo Larrosa[14]. Plus tard viendra se joindre au groupe le major MelitĂłn Quijano Semino, dont le grade lui donnait un rĂŽle important au sein du groupe, Ă©tant donnĂ© le faible niveau hiĂ©rarchique du reste des conspirateurs[15]. D’autres groupes rebelles encore se formĂšrent, indĂ©pendamment des prĂ©cĂ©dents, notamment au LycĂ©e militaire General Paz et Ă  l’École des troupes aĂ©roportĂ©es. Dans cette derniĂšre, le chef de file Ă©tait Julio FernĂĄndez Torres, ĂągĂ© de 27 ans. Au LycĂ©e militaire, le major Mario EfraĂ­n Arruabarrena s’entoura de collaborateurs : les capitaines Juan JosĂ© Claisse et Juan Manuel de la Vega, et le premier-lieutenant Alfredo Viola Dellepiane[16]. Manquant d’un officier de haut rang pour les diriger, Molina proposa cette responsabilitĂ© au colonel Ă  la retraite Arturo Ossorio Arana, qui avait Ă©tĂ© jusqu’en 1951 directeur de l’École d’artillerie. Cependant, la caractĂ©ristique commune de tous ces groupes Ă©tait qu’il s’agissait d’officiers jeunes : de petits groupes d’amis s’organisaient, puis prenaient contact avec des officiers de rang plus Ă©levĂ©, leur demandant de les diriger[17].

Conjoncture politique en juillet 1955

Le président Juan Domingo Perón.

Le 15 juillet, PerĂłn prononça un discours sur un ton conciliant, ainsi qu’il l’avait dĂ©jĂ  fait dans les semaines prĂ©cĂ©dentes :

« Nous limitons les libertĂ©s lĂ  oĂč il a Ă©tĂ© indispensable de les limiter pour la rĂ©alisation de nos objectifs. Nous ne nions pas avoir restreint quelques libertĂ©s : nous l’avons toujours fait de la meilleure maniĂšre, pour autant que c’était indispensable. [...] Quant Ă  moi, je cesse d’ĂȘtre le chef d’une rĂ©volution pour devenir le PrĂ©sident de tous les Argentins, amis ou adversaires. La rĂ©volution pĂ©roniste a pris fin ; aujourd’hui commence une Ă©tape nouvelle, qui est de caractĂšre constitutionnel. »

L’Union civique radicale mit Ă  l’épreuve le contenu de ce message en requĂ©rant l’autorisation de tenir des rĂ©unions publiques[18], ce que lui sera refusĂ©[19]. Le 21 juillet, la fraction radicale dĂ©nonça devant le CongrĂšs la disparition du docteur Juan Ingallinella, detenu le 17 juin de cette annĂ©e par la police de Rosario. L’enquĂȘte permit d’établir que le docteur Ingallinella avait Ă©tĂ© torturĂ© Ă  mort, et son corps jetĂ© dans le fleuve ParanĂĄ ; pourtant, les policiers responsables furent mis hors de cause (du moins, dans un premier temps ; ils seront lourdement condamnĂ©s plusieurs annĂ©es aprĂšs la chute de PerĂłn, en 1961). Un mouvement de protestation organisĂ© Ă  CĂłrdoba obtint que le gouvernement laissĂąt des opposants s’exprimer Ă  la radio. Le 27 enfin, le prĂ©sident de l’Union civique radicale, Arturo Frondizi, eut la permission de parler sur Radio Belgrano[19].

La marine

Pour l’heure, l’amiral Rojas se tenait Ă  la marge, mais ses lieutenants Oscar Ataide et Jorge Isaac Anaya veillaient Ă  le tenir au fait[20]. Dans le courant de juillet, Ă  BahĂ­a Blanca, Jorge Enrique PerrĂ©n accĂ©lĂ©ra l’entraĂźnement des troupes au maniement du nouveau modĂšle de fusil destinĂ© Ă  remplacer l’ancien Mauser, afin de disposer de troupes bien entraĂźnĂ©es, en vue d’un imminent pronunciamiento[21].

Pour Ă©viter de donner la puissance de feu Ă  un nouveau soulĂšvement rĂ©volutionnaire, l’amiral Guillermo Brown ordonna que les avions utilisĂ©s lors du coup d’État du 16 juin fussent privĂ©s de leurs mitrailleuses et fusĂ©es, puis transfĂ©rĂ©s Ă  la base aĂ©rienne Comandante Espora, contiguĂ« Ă  Puerto Belgrano, Ă  BahĂ­a Blanca. LĂ  cependant, un groupe d’officiers du gĂ©nie fabriqua en secret des roquettes capables de vĂ©hiculer des charges de 50, 100 et 200 kilos[22].

Conspirateurs et loyalistes

Dans l’armĂ©e de terre, les forces Ă©taient plus dispersĂ©es gĂ©ographiquement et les positions idĂ©ologiques moins homogĂšnes. Un exemple pouvant servir Ă  illustrer ce point est le cas de la 2e armĂ©e, cas significatif eu Ă©gard Ă  la participation ultĂ©rieure de celle-ci aux Ă©vĂ©nements. Ayant son siĂšge de commandement dans la ville de San Luis, cette 2e armĂ©e se dĂ©composait en deux corps (agrupaciones), dont les effectifs comptaient au total quelque 10 000 hommes rĂ©partis sur toute la rĂ©gion de Cuyo. Le premier de ces deux corps d’armĂ©e Ă©tait commandĂ© Ă  partir de la ville de Mendoza par le gĂ©nĂ©ral HĂ©ctor Raviolo Audiso, loyal au gouvernement, et couvrait le territoire des trois provinces cuyanas (San Juan, San Luis et Mendoza). Ses dĂ©tachements Ă©taient : le 1er Ă  Mendoza, sous les ordres du lieutenant-colonel Cabello, de la faction rebelle ; le 2e Ă  Campo de los Andes, sous les ordres du lieutenant-colonel Cecilio Labayru, Ă©galement rebelle ; le 3e Ă  Calingasta (province de San Juan), sous les ordres du colonel Ricardo Botto, loyaliste ; enfin le 4e Ă  San Rafael, sous les ordres du colonel Di Sisto, rebelle[23].

À Calingasta, Botto, donc, Ă©tait loyaliste ; mais le chef d’opĂ©rations de son dĂ©tachement Ă©tait le lieutenant-colonel rebelle Mario Fonseca, qui Ă©tait natif de la province et en rapport direct avec les Commandos civils que l’on Ă©tait occupĂ© Ă  y mettre sur pied[23].

Le second corps d’armĂ©e, qui avait sous sa garde les provinces de RĂ­o Negro et de NeuquĂ©n, Ă©tait sous le commandement du lieutenant-colonel Duretta, qui, ami de PerrĂ©n, s’était engagĂ© Ă  participer Ă  un Ă©ventuel soulĂšvement[23].

Le centre de commandement de l’ensemble de cette 2e armĂ©e se situait dans la ville de San Luis, oĂč le lieutenant-colonel Gustavo Eppens s’était entourĂ© ― outre de plusieurs capitaines ― des majors LeĂłn SantamarĂ­a, Roberto Vigil et Celestino Argumedo. Ayant eu l’intuition d’une disposition favorable chez le chef d’état-major, le gĂ©nĂ©ral Eugenio ArandĂ­a, Eppens s’enhardit Ă  l’aborder, et reçut de lui une rĂ©ponse enthousiaste. ArandĂ­a ordonna alors que le lieutenant-colonel Juan JosĂ© Ávila Ă©tablĂźt tous contacts utiles avec des civils dans les trois capitales de la rĂ©gion de Cuyo, mais s’abstint de sonder l’état d’esprit du commandant en chef d’eux tous, le gĂ©nĂ©ral Julio Alberto Lagos, qu’on prĂ©sumait pĂ©roniste[24].

À Buenos Aires, oĂč l’on n’avait d’abord rien su de la situation de l’armĂ©e dans Cuyo, Aramburu et Ossorio Arana se hĂątĂšrent ensuite de se rencontrer pour coordonner un plan d’action dans cette zone[24]. Pour su part, un groupe d’officiers Ă  la retraite ― Octavio Cornejo Saravia, Franciso Zerda, Emilio de Vedia y Mitre, etc. ― prit Ă  tĂąche le recrutement. Vint se rallier Ă©galement un autre gĂ©nĂ©ral en activitĂ© : Juan JosĂ© Uranga, bien qu’il n’eĂ»t pas de troupe sous ses ordres et qu’il fĂ»t seulement directeur de l’ƒuvre sociale[25].

Attitude des autres généraux

Le général Dalmiro Videla Balaguer.

Le 20 juillet 1955, le lieutenant-colonel Carlos Crabba, invitĂ© par son frĂšre, rencontra le colonel Señorans[26] et l’informa que son chef, le gĂ©nĂ©ral Dalmiro Videla Balaguer, autant que lui-mĂȘme, souhaitaient se rĂ©unir avec lui pour Ă©valuer une tentative de coup d’État. Le gĂ©nĂ©ral Videla, qui commandait la 4e rĂ©gion militaire, avec siĂšge Ă  RĂ­o Cuarto, avait Ă©tĂ© un notoire partisan du prĂ©sident PerĂłn ; cependant, le 16 juin, Videla Balaguer se trouvait en compagnie de Crabba au ministĂšre de l’ArmĂ©e, et l’incendie des temples catholiques avait blessĂ© leurs profonds sentiments religieux, jusqu’à faire vaciller leur loyautĂ©. Mais par un malentendu, ils crurent que Señorans Ă©tait le chef de la rĂ©volution Ă  Buenos Aires, et le gĂ©nĂ©ral Videla refusa de se subordonner Ă  un colonel[27].

Le général Julio Lagos.

Julio Lagos Ă©tait le seul gĂ©nĂ©ral en activitĂ© qui fĂ»t formellement affiliĂ© au parti pĂ©roniste. Son adhĂ©sion se fondait sur ses convictions nationalistes ; PerĂłn avait Ă©tĂ© un sien compagnon dans le GOU et ils avaient pris part ensemble Ă  la RĂ©volution de 1943 : il Ă©tait donc un fidĂšle compagnon de PerĂłn depuis la premiĂšre heure[28], mĂȘme s’il Ă©tait depuis 1954 en profond dĂ©saccord avec le gouvernement[29]. Les docteurs Alberto V. TedĂ­n (lequel, Ă  l’égal d’autres nationalistes, s’était Ă©loignĂ© de PerĂłn aprĂšs l’avoir d’abord soutenu[30]), Bonifacio del Carril et Francisco Ramos MejĂ­a s’employĂšrent en vain Ă  faire basculer son attitude. Le 27 juillet, au domicile de Bonifacio del Carril, le gĂ©nĂ©ral Lagos s’entretint avec le gĂ©nĂ©ral Justo LeĂłn Bengoa et avec les docteurs Francisco Ramos MejĂ­a et Jorge Gradin, oĂč ceux-ci tentĂšrent de le convaincre de se joindre Ă  la tentative rĂ©volutionnaire. Lagos refusa au dĂ©but, et seule son Ă©pouse put le faire douter, en invoquant les incendies impunies d’églises[31] - [32]. Ces entrevues n’étaient pas les seules, ni les principales du mouvement rĂ©volutionnaire, toutefois, selon Del Carril, « tous les fils se reliaient entre eux et, en rĂ©alitĂ©, il s’agissait d’une seule conspiration, avec des sources vastes et diverses, toutes convergentes »[33].

Le général Franklin Lucero, ministre de la Guerre, à droite.

Cependant, peu aprĂšs, Ă  la suite d’une discussion avec le ministre Franklin Lucero, Lagos fut mis Ă  la retraite et son poste au commandement de la 2eArmĂ©e vint Ă  ĂȘtre occupĂ© par JosĂ© MarĂ­a Sosa Molina[34].

Vers la mi-aoĂ»t 1966, le gĂ©nĂ©ral Bengoa fut arrĂȘtĂ©, soupçonnĂ© de projeter une rĂ©volution. Dans la province de Corrientes, le colonel Eduardo Arias Duval, chef d’état-major d’une unitĂ© Ă  CuruzĂș CuatiĂĄ, chercha aussi Ă  rallier le camp rĂ©volutionnaire, dans l’intention principale de libĂ©rer Bengoa le jour que se produirait la rĂ©volution, puis de le placer Ă  la tĂȘte de ses troupes en Entre RĂ­os[35].

Corrientes

L’état-major du puissant corps de blindĂ©s de CuruzĂș CuatiĂĄ, dont les locaux Ă©taient alors en cours d’amĂ©nagement, dirigeait ses troupes Ă  partir de Buenos Aires. Sur les lieux mĂȘmes, l’autoritĂ© la plus haute Ă©tait le lieutenant-colonel loyaliste Ernesto SĂĄnchez ReynafĂ©[36].

En revanche, un chef de dĂ©tachement, le major Juan JosĂ© Montiel Forzano, d’idĂ©es libĂ©rales, entretenait une correspondance avec le colonel Carlos Toranzo Montero. Toranzo sut le convaincre d’armer un foyer rebelle dans la rĂ©gion nord-est et de se mettre en rapport avec le commandant de la 4e division de cavalerie, le gĂ©nĂ©ral Astolfo Giorello. Celui-ci se dĂ©clara antipĂ©roniste et affirmait en avoir discutĂ© avec ses collaborateurs immĂ©diats : dans l’éventualitĂ© d’une nouvelle rĂ©bellion, ils adopteraient dans un premier temps une attitude neutre. Mais d’ores et dĂ©jĂ , Montiel Forzano recruta pour son complot plusieurs reprĂ©sentants dans chaque unitĂ© : les capitaines Eduardo MontĂ©s, Claudio Mas et Francisco Balestra ; les premiers-lieutenants Oscar Ismael TesĂłn, Jorge Cisternas, HipĂłlito Villamayor et JuliĂĄn Chiappe ; et le lieutenant Ricardo GarcĂ­a del Hoyo[37].

Buenos Aires et CĂłrdoba

Au CollĂšge militaire de la nation Ă  El Palomar, dans la banlieue de Buenos Aires, se constitua un autre groupe rebelle, dans lequel le major DĂĄmaso PĂ©rez Cartaibo et le capitaine Guillermo Genta avaient rĂ©uni autour d’eux les capitaines Alfredo Formigioni, Jorge Rafael Videla et Hugo Elizalde. DĂĄmaso PĂ©rez prit ensuite contact avec le gĂ©nĂ©ral Juan JosĂ© Uranga, et le groupe fut ainsi intĂ©grĂ© dans la conspiration de Guevara, Señorans et Aramburu[37].

Le général Eduardo Lonardi.

Le gĂ©nĂ©ral Ă  la retraite Eduardo Lonardi vivait Ă  l’écart de ses anciens collĂšgues, mais les visites des colonels Cornejo Saravia et Ossorio Arana le mirent en connaissance du complot que dirigeait Aramburu[38]. DĂ©but aoĂ»t 1955, Lonardi rencontra Aramburu pour lui offrir son appui et son assistance. Aramburu rĂ©pliqua[39] :

« Votre offre me dĂ©concerte, car il n’existe aucun mouvement que je dirige, et je n’envisage pas de conspirer [...]. Moi, je ne conspire pas, ni ne conspirerai. »

— Pedro Eugenio Aramburu, aoĂ»t 1955[39].

Le 10 aoĂ»t 1955 fut prononcĂ© le verdict contre l’amiral Toranzo CalderĂłn et contre ceux qui s’étaient trouvĂ©s ses cĂŽtĂ©s lors de la tentative de coup d’État du 16 juin. Sur intervention du prĂ©sident PerĂłn, Toranzo ne sera pas condamnĂ© Ă  mort, mais dĂ©gradĂ© et condamnĂ© Ă  la rĂ©clusion indĂ©terminĂ©e. Les autres meneurs du soulĂšvement se virent infliger des peines diffĂ©rentes selon leur degrĂ© de participation[40].

RĂ©actions civiles

Différents groupes civils organisés en Commandos civils commencÚrent à apparaßtre sous la houlette du frÚre Septimio Walsh, directeur du collÚge Nuestra Señora del Huerto. Des catholiques nationalistes, dont Adolfo Sånchez Zinny, Edgardo García Puló, Florencio Arnaudo, Carlos Burundarena, Manuel Gómez Carrillo se joignirent à tel de ces commandos armés, tandis que tel autre se composait de militants radicaux, dont notamment Roberto Etchepareborda et Héctor Eduardo Bergalli[41].

Dans la matinĂ©e du 14 aoĂ»t, la police fĂ©dĂ©rale mit en dĂ©tention un groupe d’étudiants universitaires sur l’accusation de planifier l’assassinat de PerĂłn et de ses ministres. Le dĂ©nommĂ© groupe Coppa Ă©tait composĂ© de Ricardo Coppa Oliver, AnĂ­bal Ruiz Moreno, Carlos de Corral, Enzo RamĂ­rez et d’autres. Le 15, l’on arrĂȘta le dĂ©nommĂ© Grupo CenturiĂłn, regroupant les amis de Vicente CenturiĂłn, qui avait Ă©tĂ© torturĂ© en 1953 par la police fĂ©dĂ©rale sur le soupçon d’avoir posĂ© des bombes Ă  Buenos Aires ; furent ainsi mis en Ă©tat d’arrestation les Ă©tudiants Jorge Masi Elizalde, Franklin Dellepiane Rawson, Manuel Rawson Paz, Mario Espina Rawson, Luis Domingo Aguirre, Julio Aguirre NaĂłn et Carlos Gregorini[42]. Le mĂȘme jour encore, l’on arrĂȘta un groupe d’adolescents, composĂ© d’Ignacio Cornejo, Ricardo Richelet, Mariano Ithurralde, Pablo Moreno, Jorge Castex et Hortencio Ibarguren, et trois jours plus tard, un autre groupe d’adolescents fut interpellĂ©, comprenant RĂłmulo NaĂłn, Luis MarĂ­a PueyrredĂłn, Mario de las Carreras et Diego Muñiz Barreto. La plupart des interpellĂ©s avaient Ă©tĂ© trouvĂ©s en possession de quelque feuille volante ou tract exposant des idĂ©es antipĂ©ronistes[43].

Le journal La Época dĂ©clara dans son Ă©dition du 15 aoĂ»t 1955 : « L’oligarchie voulait entraĂźner le pays dans le dĂ©sordre et dans le crime pour s’emparer du pouvoir. Elle compte sur la vase des partis d’opposition, sur les mineurs d’ñge, sur les Ă©tudiants huppĂ©s et sur des retraitĂ©s pondĂ©rĂ©s ; des clĂ©ricaux compliquĂ©s »[44]. L’article se terminait en avertissant « qu’il sera rĂ©pondu aux coups par des coups »[43].

Ce mĂȘme jour, PerĂłn se rĂ©unit avec son Ă©quipe ministĂ©rielle et lui annonça que, Ă  chaque attentat, il y aurait lieu de rĂ©pliquer dans une proportion de « cinq pour un » ; ce fut la premiĂšre fois qu’il utilisa cette formule[45].

À Buenos Aires, La Época titra le 29 aoĂ»t : « L’on a dĂ©couvert dans le quartier Norte une organisation de rupins subversifs. Ils disposaient d’argent, d’armes et de voitures en abondance. Ils projetaient des attentats. Ils opĂ©raient par cellules comme les communistes ». Cette fois, les interpellĂ©s Ă©taient Emilio de Vedia y Mitre, Mario Wernicke, Emilio Allende Posse, Carlos Ocantos, HĂ©ctor LĂłpez Cabanillas et Julio E. MorĂłn[46].

Le 30, PerĂłn Ă©voqua une nouvelle fois la possibilitĂ© de dĂ©missionner. S’il en avait dĂ©jĂ  soulevĂ© l’éventualitĂ© devant ses ministres dĂšs le 16 juin, il en faisait Ă  prĂ©sent une communication publique dans une note au Parti pĂ©roniste, dans laquelle il mentionnait l’éventualitĂ© de « se retirer » compte tenu de l’échec de la politique de conciliation[47] :

« Les derniers Ă©vĂ©nements ont comblĂ© la mesure (...). Avec mon retrait, je rends en tant qu’homme d’État un ultime service au pays. »

— Juan Domingo PerĂłn, le 30 aoĂ»t 1955[47].

Cinq pour un

Dans l’aprĂšs-midi du 31 aoĂ»t, la CGT appela Ă  un grand rassemblement public devant le palais de gouvernement. À la tombĂ©e de la nuit, PerĂłn adressa la parole Ă  la foule prĂ©sente sur la place de Mai. Ce discours eut une importance fondamentale pour la suite des Ă©vĂ©nements, tendant en effet Ă  introduire des conceptions nouvelles relativement Ă  l’usage de la violence politique dans l’Argentine des prochaines dĂ©cennies[47] :

« À la violence, nous aurons Ă  rĂ©pliquer par une violence plus grande. [...] La consigne pour tout pĂ©roniste, qu’il soit isolĂ© ou au sein d’une organisation, est de rĂ©pondre Ă  une action violente par une autre plus violente. Et lorsqu’un des nĂŽtres tombe, il en tombera cinq chez eux. »

— Juan Domingo PerĂłn, 31 aoĂ»t 1955[48].

Ces paroles provoquĂšrent une grande rĂ©pulsion chez tous ceux qui ne professaient pas l’idĂ©ologie pĂ©roniste[49]. Ce mĂȘme soir, Ă  RĂ­o Cuarto, le gĂ©nĂ©ral Videla Balaguer annonça Ă  ses proches collaborateurs son intention de se rebeller[50]. Quelques minutes aprĂšs, le major Adolfo MauvecĂ­n, qui Ă©tait son subordonnĂ© direct, tĂ©lĂ©phona Ă  un ami Ă  Buenos Aires pour lui demander de sonner l’alarme, parce que Videla projetait de diriger un mouvement rĂ©volutionnaire dans les provinces de CĂłrdoba, San Luis et Mendoza[50]. Au 31 aoĂ»t, Videla Balaguer bĂ©nĂ©ficiait de l’appui de nombreux officiers dans la 2e armĂ©e, et sut faire adhĂ©rer Ă  son dessein d’autres officiers encore, dispersĂ©s dans d’autres unitĂ©s de la rĂ©gion et souhaitant se rebeller contre le gouvernement ; cependant, il ne dĂ©tenait de commandement effectif sur aucun d’entre eux[46].

Le premier septembre, il y eut un moment de confusion. Ni les groupes civils de la ville de CĂłrdoba, ni les militaires qui trempaient dans le complot Ă  l’École d’artillerie ne voulaient se prĂ©cipiter dans l’aventure sans la direction d’un officier de haut rang et sans l’appui de leurs contacts Ă  Buenos Aires. Il n’était toujours pas clair si le chef de la rĂ©volution Ă©tait Videla Balaguer, Ossorio Arana, Señorans, ou Aramburu. Devant l’hĂ©sitation entre « y aller » ou « ne pas y aller », RamĂłn Molina requit l’intervention d’Ossorio ; en effet, « avec lui, il n’y a pas de problĂšme, mĂȘme les fourneaux y vont », Ossorio ayant Ă©tĂ© directeur de l’École d’artillerie et jouissant d’une grande popularitĂ© auprĂšs des officiers[50]. Le 2 septembre de bonne heure, Ossorio Arana prit la route et frappa tĂŽt le matin Ă  la porte de Videla Balaguer, Ă  RĂ­o Cuarto. Ils convinrent qu’Ossorio ferait d’abord le voyage de CĂłrdoba et, aprĂšs avoir Ă©valuĂ© la situation sur place, donnerait les coups de fil utiles[51].

Quelques heures plus tard, MauvecĂ­n rapporta ces faits lors d’une rĂ©union avec le ministre Lucero, le sous-secrĂ©taire Embrioni et le chef du Service d’information de l’armĂ©e, le gĂ©nĂ©ral SĂĄnchez Toranzo. Un officier rebelle au sein du Service d’information de l’armĂ©e avertit Videla, qui, devant une arrestation imminente, rĂ©solut de fuir de RĂ­o Cuarto en compagnie de ses collaborateurs, avec l’aide d’un groupe de civils qui coopĂ©raient avec les rebelles dans cette ville[52].

Le 3 septembre, la Direction nationale de sĂ»retĂ© Ă©mit un communiquĂ© Ă©numĂ©rant les actions devant ĂȘtre rĂ©primĂ©es car susceptibles d’« altĂ©rer l’ordre et d’attenter Ă  l’État ». L’article 3 de ce communiquĂ© mentionnait l’impression, la distribution et la dĂ©tention de tracts de quelque type que ce soit ; l’article 4 interdisait les rassemblements sur la voie publique ainsi que les rĂ©unions en salle ayant des buts autres que culturels, commerciaux, sportifs ou de divertissement. Toute rĂ©union ou activitĂ© politique organisĂ©e par des partis non pĂ©ronistes Ă©tait ainsi considĂ©rĂ©e comme un acte dĂ©lictueux[53].

La conspiration de Señorans et Aramburu pouvait compter sur le soutien d’une grande partie de la Marine, mais n’avait aucun contact dans la force aĂ©rienne, tandis que dans l’armĂ©e de terre, seul un groupe rĂ©duit d’unitĂ©s stationnĂ©es dans la province de CĂłrdoba Ă©tait disposĂ© Ă  se soulever, mĂȘme si d’autre part il y avait de bonnes possibilitĂ©s pour que se rebellent la 2e armĂ©e Ă  Cuyo et d’autres unitĂ©s dans la province Corrientes. C’est dans cette situation d’ensemble qu’une rĂ©union se tint au logis du docteur et dirigeant radical Eduardo HĂ©ctor Bergalli, Ă  laquelle assistĂšrent le gĂ©nĂ©ral Juan JosĂ© Uranga, le colonel Eduardo Señorans, le capitaine de vaisseau Arturo H. Rial, le capitaine de frĂ©gate Aldo Molinari et le capitaine de corvette Carlos Pujol, de mĂȘme que le prĂ©sident de l’Union civique radicale, Arturo Frondizi[54]. Señorans annonça l’intention d’Aramburu de diffĂ©rer la tentative jusqu’à l’an 1956, vu qu’il ne voyait pas d’avancĂ©es se produire Ă  court terme[55] : durant l’étĂ©, il serait impossible d’agir, Ă©tant donnĂ© que s’approcheraient alors, en septembre et octobre, le licencement des soldats conscrits et le rangement sous clef d’une grande partie du matĂ©riel de guerre[53]. Selon Isidoro Ruiz Moreno (dans son ouvrage La revoluciĂłn del 55), Frondizi aurait dit Ă  cette occasion : « Messieurs, je ne vais pas remplir les prisons de radicaux qui y seront allĂ©s avec la seule marine ; il me faut un gĂ©nĂ©ral. ». Uranga promit alors qu’il y aurait un gĂ©nĂ©ral, et on se dispersa sans qu’une rĂ©solution eĂ»t Ă©tĂ© prise[55].

Le 4 septembre, les rebelles Ă  Buenos Aires apprirent qu’Aramburu renonçait Ă  la conspiration et refusait d’agir pendant ce qui restait de l’annĂ©e 1955. Plus tard, la nouvelle se rĂ©pandit dans tout le reste de la conjuration, et Ossorio Arana, Arias Duval et Guevara continuĂšrent Ă  remplir leurs fonctions ordinaires. Cependant, la prĂ©sence d’un gĂ©nĂ©ral ne cessant d’ĂȘtre un impĂ©ratif incontournable, le colonel Cornejo Saravia s’attacha, et parvint, Ă  convaincre le lendemain le gĂ©nĂ©ral Lonardi de se charger de diriger la rĂ©volution[56]. La nouvelle qu’Aramburu reportait les opĂ©rations jusqu’à l’annĂ©e suivante tarda sept jours Ă  parvenir Ă  Puerto Belgrano. PerrĂ©n rĂ©agit avec stupĂ©faction et colĂšre, et convint avec ses compagnons que si le 20 il n’y avait rien de nouveau, la marine se soulĂšverait seule[57].

Le 7 septembre, la CGT annonça que « les travailleurs de la Patrie s’offraient comme rĂ©serve » de l’armĂ©e pour dĂ©fendre la constitution. Un des chefs du renseignement militaire exposa au ministre Lucero un organigramme de la structure rebelle trĂšs proche de la rĂ©alitĂ© et le pria instamment d’agir. Lucero, avant de lancer des mandats d’arrĂȘt Ă  l’encontre d’officiers respectĂ©s, comme Aramburu et Señorans, projeta pour le 12 un dĂ©placement pour CĂłrdoba afin de s’informer de la situation sur place. Si les suspicions se vĂ©rifiaient, il procĂ©derait le 16 aux arrestations. Cependant, c’est dans la matinĂ©e de ce mĂȘme 16 septembre qu’allait Ă©clater le soulĂšvement[58].

PrĂ©paratifs de l’action

Le 10 septembre, deux fils de Lonardi prirent la route pour collecter des informations ― Luis Ernesto dans la province de CĂłrdoba et Eduardo dans celle de Mendoza[59]. À minuit, Luis Ernesto Lonardi se prĂ©senta devant son pĂšre et l’informa que l’École d’artillerie de CĂłrdoba cesserait ses activitĂ©s le 16 et que ses armes allaient ensuite ĂȘtre entreposĂ©es dans des lieux surveillĂ©s. Le gĂ©nĂ©ral Lonardi se dĂ©cida alors Ă  agir immĂ©diatement, avec les effectifs rebelles disponibles Ă  CĂłrdoba, croyant en effet que si un foyer subversif rĂ©ussissait Ă  survivre plus de 48 heures, cela amĂšnerait infailliblement la victoire du mouvement rĂ©volutionnaire dans tout le pays[60] : « Si la rĂ©volution prend pied et tient le coup plus de 48 heures dans la province de CĂłrdoba, toute la dĂ©fense de PerĂłn s’effondre, parce qu’il n’y a pas de conviction Ă©thique et morale pour le soutenir »[60].

Juan Francisco Guevara.

Le dimanche 11 septembre 1955, Lonardi chercha Ă  se mettre en rapport avec le major Juan Francisco Guevara, car celui-ci Ă©tait informĂ© de tous les prĂ©paratifs auxquels se livraient dĂ©jĂ  Aramburu et Señorans. Lonardi ne pouvait pas quitter son domicile, pour ne pas soulever davantage de soupçons chez les services de renseignements de l’armĂ©e, de sorte qu’il envoya comme son reprĂ©sentant son fils Luis et un ami de celui-ci, Ezequiel Pereyra ZorraquĂ­n[61].

Dans l’aprĂšs-midi, Pereyra se fit donner la nouvelle adresse de Guevara, qui avait dĂ» changer de domicile pour se mettre Ă  l’abri. Le soir du mĂȘme jour, Lonardi se rĂ©unit avec Guevara et avec le lieutenant-colonel SĂĄnchez Lahoz, et exposa son plan : un soulĂšvement simultanĂ© dans toutes les garnisons de l’armĂ©e oĂč la rĂ©volution Ă©tait en gestation, conjointement avec les bases navales de Puerto Belgrano et de RĂ­o Santiago, et de toutes les unitĂ©s de la force aĂ©rienne qui viendraient Ă  se rallier spontanĂ©ment. Ensuite, les forces de l’intĂ©rieur et du Litoral convergeraient sur Rosario, et faute de ponts et de tunnels, les forces du Litoral franchiraient les fleuves avec l’aide de l’escadre fluviale de la marine. AussitĂŽt aprĂšs, une armĂ©e « LibĂ©ratrice » ferait mouvement vers Buenos Aires, en mĂȘme temps que la flotte de mer avancerait sur la ville[62]. SĂĄnchez Lahoz soulĂšverait la garnison de la ville de Corrientes, Arias Duval se chargerait de la zone mesopotamienne, et le gĂ©nĂ©ral Uranga s’efforcerait d’inciter Ă  la rĂ©bellion le Grand Buenos Aires[62].

Jonction avec la marine rebelle

Le 12, Ă  la premiĂšre heure du matin, Guevara vint annoncer Ă  Señorans que Lonardi avait assumĂ© le commandement de la rĂ©volution[63]. Le mĂȘme jour, Lonardi rencontra le capitaine de frĂ©gate Jorge J. Palma, qui, Ă  titre de reprĂ©sentant de la marine rĂ©volutionnaire, s’engagea Ă  se soulever le 16 septembre Ă  0 heure[64].

Il fut Ă©galement dĂ©cidĂ© que quelques officiers de la marine seraient prĂ©sents au sein des unitĂ©s terrestres appelĂ©es Ă  se rebeller, en signe de fraternitĂ© entre les armes et pour servir de liant entre elles ; les capitaines de frĂ©gate Carlos GarcĂ­a Favre et Aldo Molinari furent ainsi dĂ©signĂ©s pour se trouver respectivement Ă  CĂłrdoba et Ă  CuruzĂș CuatiĂĄ. Si l’opĂ©ration visant Ă  libĂ©rer Bengoa rĂ©ussissait, SĂĄnchez Sañudo et le mĂȘme Jorge Palma l’accompagneraient ensuite dans son voyage pour ParanĂĄ, et tous trois prendraient le contrĂŽle des troupes de cette ville[65].

Dans la mĂȘme soirĂ©e, Lonardi eut aussi un entretien avec le gĂ©nĂ©ral Uranga et lui confia la mission de soulever le CollĂšge militaire et le 1er rĂ©giment d’infanterie Patricios. ParallĂšlement, Guevara se rĂ©unit Ă  Bella Vista, au domicile du capitaine Jorge Rafael Videla, avec les capitaines Genta, Formigoni, PadrĂłs et avec le major DĂĄmaso PĂ©rez ; ceux-ci devaient pousser le CollĂšge militaire Ă  se rebeller, mais changĂšrent bientĂŽt d’attitude devant la perspective de faire combattre les cadets contre la division montĂ©e qui Ă  coup sĂ»r demeurerait loyale au gouvernement[66].

Situation Ă  CĂłrdoba

Localisation de la province de CĂłrdoba.

Ce mĂȘme 12 septembre, Franklin Lucero effectua donc le voyage programmĂ© pour la province de CĂłrdoba, en allĂ©guant vouloir assister Ă  quelques dĂ©monstrations de feu d’artillerie, auxquelles avaient aussi Ă©tĂ© invitĂ©s les attachĂ©s militaires des ambassades Ă©trangĂšres[67]. LĂ , il se persuada de la loyautĂ© des troupes, expĂ©dia un radiotĂ©lĂ©gramme au prĂ©sident PerĂłn affirmant que la situation Ă©tait maĂźtrisĂ©e, et fit imprimer une brochure abondamment illustrĂ©e et intitulĂ©e Une unitĂ© modĂšle : l’École d’artillerie[68].

En face de l’École d’artillerie se dressaient les bĂątiments de l’École d’aviation militaire et de l’École des sous-officiers d’aviation. Dans cette derniĂšre, il y avait un groupe de jeunes officiers qui avaient reconnu le commandement rĂ©volutionnaire du major ingĂ©nieur Oscar Tanco. Cette situation du reste Ă©tait semblable Ă  celle d’autres bases de la force aĂ©rienne, oĂč de petits groupes d’officiers jeunes allaient se reconnaissant mutuellement et cherchaient parmi la moyenne hiĂ©rarchie quelqu’un qui voulĂ»t les diriger ; les grades les plus Ă©levĂ©s Ă©taient en revanche tous loyaux au gouvernement.

Les rĂ©volutionnaires de l’aviation Ă  CĂłrdoba nouĂšrent des liens avec ceux du 1er groupe de bombardement stationnĂ©s Ă  Villa Reynolds, dans la province de San Luis, dont le corps d’officiers Ă©tait virtuellement tout entier dans l’opposition, et s’engagĂšrent Ă  ne pas larguer leurs bombes sur des objectifs rebelles au cas oĂč se produirait la rĂ©volution[68].

Le mardi 13, Lonardi eut avant de partir une entrevue avec Señorans, oĂč les deux hommes convinrent que ce dernier se rendrait dans le Litoral et tenterait d’entraĂźner le gĂ©nĂ©ral Aramburu, tandis que le major Guevara accompagnerait Lonardi et Ossorio Ă  CĂłrdoba. À deux heures de l’aprĂšs-midi, Guevara sonna Ă  la porte du gĂ©nĂ©ral Lagos pour l’informer que le nouveau chef de la rĂ©volution le sollicitait de prendre le commandement de la 2e armĂ©e Ă  partir du 16 septembre[69].

Dans la nuit du 13, la famille Lonardi arriva Ă  CĂłrdoba : Mercedes Villada AchĂĄval de Lonardi alla Ă  la maison de son frĂšre, pendant que les fils se dirigeaient vers la rĂ©sidence de Calixto de la Torre, oĂč Ossorio Arana les attendait[70].

À 10 heures du soir le 14 septembre, une rĂ©union plĂ©niĂšre eut lieu rassemblant les reprĂ©sentants de plusieurs groupes rebelles de CĂłrdoba : le major MelitĂłn Quijano et le capitaine RamĂłn Molina (de l’École d’artillerie), le premier-lieutenant Julio FernĂĄndez Torres (des troupes aĂ©roportĂ©es), le major Oscar Tranco (sous-officiers de l’aĂ©ronautique), et les capitaines Mario EfraĂ­n Arrabuarrena et Juan JosĂ© Claisse (du LycĂ©e militaire). En premier lieu, il fut dĂ©cidĂ© de ne pas faire intervenir le LycĂ©e militaire, s’agissant en effet d’un Ă©tablissement d’enseignement pour mineurs d’ñge, lesquels devaient rester en marge du combat ; seuls ses officiers se soulĂšveraient, et aideraient les parachutistes Ă  s’emparer de leur Ă©cole[71]. Entreraient Ă©galement en rĂ©bellion les Ă©coles d’aviation militaire et des sous-officiers d’aĂ©ronautique, oĂč la masse des officiers appartenait au camp rĂ©volutionnaire. L’École d’artillerie serait investie par RamĂłn Molina, pour y faciliter l’entrĂ©e de Lonardi, lequel dirigerait de lĂ  le soulĂšvement dans tout le pays. Ensuite, les batteries ouvriraient le feu sur l’École d’infanterie, restĂ©e loyaliste, en dĂ©gageant la voie pour une irruption surprise des parachutistes. À minuit passĂ©, la rĂ©union se dispersa ; moins de 24 heures sĂ©paraient encore ce moment du dĂ©but des opĂ©rations[72].

Situation dans la région de Cuyo

Les quatre provinces composant la région de Cuyo.

Ayant Ă©tĂ© mis au courant de l’éclatement imminent de la rĂ©volution, le gĂ©nĂ©ral Lagos, son frĂšre Carlos Lagos et le docteur Bonifacio del Carril partirent en direction de Cuyo. Ils arrivĂšrent Ă  San Luis le 14 septembre aprĂšs-midi. Ils escomptaient pouvoir prendre le commandement sans accroc, car Lagos avait Ă©tĂ© jusqu’à deux mois auparavant le chef de cette garnison, y connaissait tout le monde et Ă©tait trĂšs populaire. Ils se rĂ©unirent secrĂštement avec le commandant en chef Eugenio ArandĂ­a dans les environs de la ville, et apprirent que JosĂ© Epifanio Sosa Molina, frĂšre du ministre, avait Ă©tĂ© nommĂ© commandant en second et Ă©tait arrivĂ© de Buenos Aires en compagnie d’un groupe de la police fĂ©dĂ©rale, et avec l’ordre d’enquĂȘter sur la situation des officiers afin de prĂ©venir une insurrection semblable Ă  ce que Videla Balaguer avait tentĂ© sans succĂšs deux semaines plus tĂŽt Ă  RĂ­o Cuarto[73]. ArandĂ­a ajouta que la nouvelle de la prĂ©sence de Lagos Ă  San Luis dĂ©clencherait d’intenses recherches, suivies de sa mise en dĂ©tention par la police, et que la meilleure chose Ă  faire Ă©tait d’essayer de se joindre au colonel Fernando Elizondo Ă  Mendoza. Plus tard, ArandĂ­a eut une rĂ©union avec les officiers les plus ardemment rĂ©volutionnaires ― les lieutenants-colonels Eppens et Ávila, et le major Blanco ―, pour les mettre au fait[74].

Le 14, Lonardi s’entretint avec le gĂ©nĂ©ral Videla Balaguer, qui s’était rĂ©fugiĂ© dans la province de CĂłrdoba, dans le dĂ©partement de DamiĂĄn FernĂĄndez Astrada, et se trouvait Ă  la tĂȘte d’un Commando civil Ă  l'effectif nombreux. Videla fut chargĂ© de la coordination des groupes subversifs civils, tant celui de FernĂĄndez Astrada que celui de Jorge Landaburu[71]. Pour Ă©viter tout Ă©bruitement de l’affaire, Lonardi avait arrĂȘtĂ© que les civils ne devaient ĂȘtre informĂ©s des faits qu’une fois dĂ©clenchĂ©es les opĂ©rations[75].

Le 15 septembre

Le 15, un officier rebelle Ă©mit un ordre dotĂ© d’une fausse signature, et obtint ainsi que le colonel SĂĄnchez ReynafĂ©, bernĂ©, quittĂąt CuruzĂș CuatiĂĄ et prĂźt le chemin de Buenos Aires. Entre-temps, Señorans, Aramburu, Molinari et Arias Duval se rendaient dans cette localitĂ© en vue de la soulever, puis le Litoral tout entier[76]. À la base navale RĂ­o Santiago (prĂšs de La Plata), l’amiral Isaac Rojas donna avis aux capitaines de vaisseau Carlos Bourel, directeur du LycĂ©e naval, et Luis M. GarcĂ­a, commandant de la base, de l’éclatement imminent de la rĂ©volution[77]. Le plan consistait pour eux Ă  bloquer le RĂ­o de la Plata pour empĂȘcher l’approvisionnement en combustibles. Sur l’üle MartĂ­n GarcĂ­a, le directeur de l’École de navigation, le capitaine de frĂ©gate Juan Carlos GonzĂĄlez Llanos, pratiquait depuis avril 1955 un entraĂźnement extraordinaire en « infanterie et tir », dans la perspective du complot devant se concrĂ©tiser le 16 juin. Le 15, on l’informa de l’imminence de la rĂ©volution, avec priĂšre de s’embarquer pour RĂ­o Santiago sitĂŽt qu’il aura eu connaissance de son dĂ©clenchement[78].

À CĂłrdoba, Lonardi fĂȘta son anniversaire par une cĂ©rĂ©monie religieuse et un dĂ©jeuner au domicile de son beau-frĂšre ; ensuite, il prit congĂ© de sa femme et partit avec Ossorio Ă  la lisiĂšre de la ville, attendant l’heure 0[79].

À BahĂ­a Blanca, dans la soirĂ©e, le capitaine de vaisseau Jorge PerrĂ©n rĂ©glait les ultimes dĂ©tails de la rĂ©bellion ; il invita Ă  s’y rallier ceux qui n’étaient pas dans le secret et retint prisonniers ceux qui s’y refusaient. À l’aĂ©roport Comandante Espora, le commandant en chef, loyal aux autoritĂ©s constitutionnelles, s’était retirĂ© Ă  17 heures, et la garde, confiĂ©e Ă  Baubeau de SecondigĂ©, attendait l’arrivĂ©e de qui se chargerait des opĂ©rations rĂ©volutionnaires, en l’espĂšce le capitaine Andrews. Quant Ă  l’heure du soulĂšvement, PerrĂ©n estima qu’il serait imprudent de se lancer dans les opĂ©rations avec un personnel ayant Ă©tĂ© privĂ© de sommeil : il fixa donc l’heure 0 Ă  4h.30, avec l’ordre de se lancer immĂ©diatement, dĂšs qu’on aurait entendu sur les radios de Buenos Aires la nouvelle de l’insurrection ailleurs dans le pays[80].

À Buenos Aires, aucune des unitĂ©s de l’armĂ©e n’était disposĂ©e Ă  se soulever, parce que le ministĂšre des ArmĂ©es avait sĂ©lectionnĂ© soigneusement, pour les commander, les officiers les plus loyaux au gouvernement. Les officiers dĂ©sireux de se rebeller et n’ayant pas de rĂŽle imparti dans le plan, se constituĂšrent en un groupe, coordonnĂ© par le lieutenant-colonel Herbert Kurt Brenner et par Rodolfo Kössler, qui par prĂ©caution communiquaient entre eux en allemand. Ils s’étaient donnĂ© rendez-vous Ă  16 heures Ă  la gare ConstituciĂłn, pour y prendre le train pour La Plata et de lĂ  renforcer l’École navale[81].

Dans la ville de Buenos Aires, dĂšs lors, la seule action prĂ©vue incomberait aux Commandos civils ; leur mission Ă©tait de mettre hors d’état de fonctionner les principales antennes de radio afin d’éviter que ne vĂźnt Ă  ĂȘtre diffusĂ©e prĂ©maturĂ©ment la nouvelle d’un soulĂšvement contre PerĂłn. L’opĂ©ration fut une rĂ©ussite : une fois disparues les ondes des principaux Ă©metteurs, l’on pouvait entendre distinctement Ă  Buenos Aires les radios de CĂłrdoba, d’Uruguay et de Puerto Belgrano[82]. Cependant, les autoritĂ©s de Buenos Aires dĂ©tectĂšrent cette agitation inhabituelle[83], et ce fut paradoxalement l’action de ces commandos qui mirent en alerte les autoritĂ©s nationales[84].

Le 16 septembre

Points d’appui des insurgĂ©s (de haut en bas) : CuruzĂș CuatiĂĄ, CĂłrdoba, Ensenada et BahĂ­a Blanca.

À 0h30, le ministre Lucero, rĂ©veillĂ© par son officier d'ordonnance, le colonel DĂ­az, fut informĂ© de la dĂ©nonciation faite par un directeur de l’entreprise Mercedes Benz : un employĂ© de la firme lui avait confiĂ© qu’il savait que Heriberto Kurt Brenner participerait Ă  une rĂ©volution dans les prochaines heures. Lucero se rendit au ministĂšre et manda en urgence le commandant en chef de l’armĂ©e, le gĂ©nĂ©ral Molina, le chef de l’état-major gĂ©nĂ©ral, le gĂ©nĂ©ral Wirth, le sous-secrĂ©taire du ministĂšre, le gĂ©nĂ©ral JosĂ© Embrioni, et le chef du Service de renseignements, le gĂ©nĂ©ral SĂĄnchez Toranzo. En outre, il donna ordre Ă  la garnison de Buenos Aires de se tenir prĂȘte[85]. Ensuite, Lucero appela le commandant de la 4e division de l’armĂ©e de terre, casernĂ©e Ă  CĂłrdoba, mais son commandant, le gĂ©nĂ©ral Alberto Morello, rĂ©pondit qu’il n’y avait « rien de neuf ». Sur ces entrefaites s’étaient mis Ă  arriver une sĂ©rie d’avis de la police : des groupes de civils armĂ©s avaient Ă©tĂ© aperçus Ă  Vicente LĂłpez, Ă  Palermo, Ă  Ciudadela, Ă  Ramos MejĂ­a, et Ă  l’HĂŽpital naval central. À 4 heures du matin, la police fĂ©dĂ©rale Ă©mit un message Ă  caractĂšre urgent[86] :

« Alerte gĂ©nĂ©rale. Cette nuit, des groupes civils armĂ©s vont troublant l’ordre public et tentent de se saisir des chefs d’unitĂ©s et des autoritĂ©s lĂ©galement constituĂ©es. Agir Ă©nergiquement et rĂ©primer toute vellĂ©itĂ© de trouble Ă  l’ordre public[86]. »

Le ministre croyait que les Ă©vĂ©nements signalĂ©s Ă©tait principalement le fait de civils[87]. Peu avant l’aube, le gouverneur de la province de Buenos Aires fit part depuis La Plata (capitale de la province, qui s’appelait alors Ciudad Eva PerĂłn) d’activitĂ©s suspectes dans la base navale RĂ­o Santiago voisine, puis de la prĂ©sence de Lonardi et d’Ossorio Arana Ă  CĂłrdoba. Lucero fit rĂ©veiller le gĂ©nĂ©ral PerĂłn, qui se rendit sans tarder au siĂšge du ministĂšre de la Guerre[86].

À 0 heure le 16 juin, Isaac Rojas Ă©tablit son Ă©tat-major rĂ©volutionnaire, avec Jorge Palma[88], SĂĄnchez Sañudo, Silvio Cassinelli et AndrĂ©s Troppea. La possibilitĂ© fut proposĂ©e aux cadets de l’École navale de ne pas se joindre au coup d’État et de ne pas s’embarquer, toutefois tous firent allĂ©geance Ă  la rĂ©volution[89]. PerrĂ©n et ses compagnons reçurent la nouvelle du soulĂšvement de RĂ­o Santiago Ă  trois heures du matin et procĂ©dĂšrent Ă  l’arrestation de leurs supĂ©rieurs[90].

SoulÚvement des premiÚres unités

À CĂłrdoba, les mouvements avaient commencĂ© Ă  23h.20. Trente-six officiers de la force aĂ©rienne interrompirent la fĂȘte d’anniversaire du commodore Machado, Ă  laquelle tous les chefs de la base Ă©taient rĂ©unis ; aussi furent-ils entraĂźnĂ©s dans le mouvement tous ensemble[91]. Ils n’attendirent pas minuit, les invitĂ©s en effet commençant dĂšs ce moment Ă  se disperser[92]. Ensuite, quelques officiers traversĂšrent la route jusqu’à l’usine d’avions, tenant pour certain que la cinquantaine d’officiers ingĂ©nieurs adhĂ©reraient Ă  la rĂ©volution, ce qui se passa en effet. Ensuite, le capitaine Maldonado s’empara de l’École d’aviation militaire, oĂč rĂ©sidait le commodore Julio CĂ©sar Krause, antipĂ©roniste notoire, que l’on mit au courant de la situation et Ă  qui l’on proposa le commandement de la force aĂ©rienne rebelle. Krause revĂȘtit son uniforme ; comme premiĂšre mesure, il ordonna la libĂ©ration du commandant Jorge MartĂ­nez ZuvirĂ­a et le plaça Ă  la tĂȘte de l’École de sous-officiers[93].

Le ministre Lucero, entre deux actions prĂ©ventives, avait ordonnĂ© Ă  l’École d’infanterie de se tenir prĂȘte Ă  toute Ă©ventualitĂ©. Le colonel Brizuela tĂ©lĂ©phona Ă  l’École d’artillerie, mais il lui fut indiquĂ© que son directeur, le colonel Turconi, Ă©tait occupĂ© Ă  « passer en revue les installations ». Il Ă©tait deux heures du matin. En rĂ©alitĂ©, l’École d’artillerie Ă©tait dĂ©jĂ  sous le commandement de Lonardi, et Turconi se trouvait dĂ©tenu. Ensuite, le capitaine Correa tĂ©lĂ©phona Ă  Brizuela, cette fois pour annoncer qu’il « voulait parler au gĂ©nĂ©ral Lonardi ». Brizuela coupa court Ă  la communication ; vu l’impossibilitĂ© de communiquer Ă  nouveau, et compte tenu que le facteur surprise n’agissait plus dĂ©sormais[94], Lonardi ordonna aux artilleurs d’ouvrir le feu sur l’École d’infanterie[95].

L’attaque occasionna d’importants dommages aux installations et surprit beaucoup de ses occupants. Par la rupture du cĂąblage Ă©lectrique et la subsĂ©quente obscuritĂ©, l’infanterie eut beaucoup de mal Ă  s’organiser[96]. À l’aube, seuls 1 800 des 3 000 hommes restaient sous les ordres de Brizuela, principalement par suite de la dĂ©sertion des conscrits qui effectuaient leur service militaire. Avec les premiĂšres lueurs du jour, les soldats d’infanterie rĂ©ussirent Ă  renverser la situation[97] et Ă  encercler les artilleurs. La manƓuvre toutefois laissa sans dĂ©fense l’édifice de l’École d’infanterie, qui fut pris par les troupes aĂ©roportĂ©es (rebelles) du capitaine Claisse. Mais devant la chute imminente des artilleurs, celui-ci dut faire marche arriĂšre pour se porter Ă  leur secours[98]. Étant donnĂ© que l’artillerie a une portĂ©e de tir trĂšs restreinte, il n’y avait plus, les hommes d’infanterie s’étant dĂ©jĂ  fort approchĂ©s, d’autre option que de se retirer. Une deuxiĂšme difficultĂ© Ă©tait de faire pivoter les canons pour viser les hommes d’infanterie qui, aprĂšs la manƓuvre d’encerclement, se trouvaient Ă  prĂ©sent dans leur dos[99].

Depuis minuit, le gĂ©nĂ©ral Videla Balaguer se tenait dans un petit hĂŽtel du quartier Alta CĂłrdoba, oĂč un grand nombre de civils s’étaient donnĂ© rendez-vous Ă  l’aube. Au fur et Ă  mesure qu’ils arrivaient, Videla les fit prĂȘter serment[100] :

« Jurez-vous par Dieux et par la Patrie de lutter jusqu’à la victoire ou de mourir, comme disent les strophes de l’hymne ? »

— Serment des commandos de Córdoba[101].

À CuruzĂș CuatiĂĄ, un groupe de civils prĂ©parait l’arrivĂ©e des dirigeants rĂ©volutionnaires ; c’étaient notamment Enrique Arballo, JosĂ© Rafael et Julio CĂ©sar CĂĄceres MoniĂ©, Juan Labarthe, Mario de LeĂłn, et quelques autres. Collaborait aussi avec eux Pedro E. RamĂ­rez, fils de l’ancien prĂ©sident RamĂ­rez. Le 16 septembre Ă  0 heures, le major Montiel Forzano entreprit de s’emparer des unitĂ©s postĂ©es Ă  CuruzĂș CuatiĂĄ. Au dĂ©but de la matinĂ©e, toute la ville Ă©tait aux mains des rebelles, et les Commandos civils occupaient les bĂątiments publics. GrĂące Ă  la surprise et Ă  la cĂ©lĂ©ritĂ© des opĂ©rations, on Ă©vita de faire des victimes dans les deux camps[102] - [103].

Au ministĂšre de la Guerre, la premiĂšre idĂ©e, Ă  savoir qu’il s’agissait d’une insurrection civile, fut progressivement Ă©cartĂ©e Ă  mesure que parvenaient les nouvelles de l’intĂ©rieur du pays. À 4h55 parvint de GualeguaychĂș, en Entre-RĂ­os, l’information que la prĂ©sence de Señorans et d’Aramburu dans cette zone avait Ă©tĂ© signalĂ©e par la police. À 6h.45, une dĂ©pĂȘche arriva de CĂłrdoba indiquant que l’École d’artillerie s’était soulevĂ©e et Ă©tait passĂ©e sous le commandement du gĂ©nĂ©ral Lonardi. À 7h.30, l’on apprit encore que la garnison aĂ©rienne de CĂłrdoba Ă©tait Ă©galement aux mains des rebelles. Une heure plus tard arriva la nouvelle de la rĂ©bellion survenue Ă  RĂ­o Santiago. Les communications Ă©taient coupĂ©es avec la flotte de mer[104].

Lucero ordonna alors la riposte : le gĂ©nĂ©ral Heraclio Ferrazzano devait avancer contre RĂ­o Santiago, Ă  la tĂȘte de la 2e division et avec l’appui de la force aĂ©rienne ; contre les bases de Puerto Belgrano et Comandante Espora feraient mouvement la 3e division de cavalerie (sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Eusebio Molinuevo), la 4e division alpine (commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral RamĂłn Boucherie) et le corps motorisĂ© du gĂ©nĂ©ral CĂĄceres ; sur CuruzĂș CuatiĂĄ devait marcher le gĂ©nĂ©ral Carlos Salinas Ă  la tĂȘte des 3e et 4e divisions de cavalerie (sous les ordres des gĂ©nĂ©raux Lubin Arias et Giorello) et des unitĂ©s de la 7e division de l’armĂ©e de terre (emmenĂ©es par le gĂ©nĂ©ral Font) ; enfin, vers CĂłrdoba convergerait la plus importante quantitĂ© de troupes : le gĂ©nĂ©ral Sosa Molina au commandement de sa 2e armĂ©e, la 4e division de CĂłrdoba (menĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Morello) et la 5e division du Nord (avec Ă  sa tĂȘte le gĂ©nĂ©ral Moschini)[105].

Le destroyer ARA Cervantes.

Les deux destroyers-Ă©coles T-4 (La Rioja) et T-3 (Cervantes), qui avaient appareillĂ© de l’École navale, furent attaquĂ©s Ă  9h.30 par une escadrille de Gloster Meteor de la force aĂ©rienne dirigĂ©e par le vice-commodore Carlos CĂ­ster[106].

À BahĂ­a Blanca, le capitaine Arturo Rial Ă©tait responsable du « Commando rĂ©volutionnaire du sud », qui comprenait la base aĂ©ronavale Comandante Espora et la base de Puerto Belgrano. Ils interrogĂšrent par radio le chef du 5e rĂ©giment d’infanterie[107], le lieutenant-colonel Albrizzi, qui rĂ©pondit que l’unitĂ© n’adhĂ©rait pas au soulĂšvement, mais resterait cependant dans ses quartiers. Cette passivitĂ© fut reçue avec soulagement par les rebelles[108].

La puissante flotte de mer, ancrĂ©e Ă  Puerto Madryn, dans la province patagonienne du Chubut, avait Ă  sa tĂȘte l’amiral loyaliste Juan B. Basso, qui demeura fidĂšle aux autoritĂ©s constituĂ©es. Le 16 Ă  midi, le capitaine Robbio partit en un vol solitaire depuis la base Espora vers Madryn dans le but de la soulever[108].

Dans la ville de CĂłrdoba, le gĂ©nĂ©ral Videla Balaguer et une quarantaine de civils rĂ©volutionnaires — dont quelques-uns sous les ordres du dĂ©putĂ© radical Miguel Ángel Yadarola — avaient Ă©tĂ© cernĂ©s par la police et des effectifs de l’armĂ©e, Ă  la suite d’une dĂ©nonciation par une opĂ©ratrice de tĂ©lĂ©phone[109]. Soixante membres de l’École de sous-officiers de l’aĂ©ronautique se dirigĂšrent sur Alta CĂłrdoba pour leur prĂȘter secours[110] ; leur supĂ©rioritĂ© en armement leur permit de dĂ©gager tous les rebelles cernĂ©s[111].

Pour sa part, l’École d’artillerie Ă©tait encerclĂ©e. La situation Ă©tait critique, et aussi bien Ossorio que Lonardi firent serment de lutter jusqu’à la mort[112].

« Je crois que nous avons perdu, mais nous ne nous rendrons pas. Nous allons mourir ici. »

— Eduardo Lonardi[113]

C’est Ă  ce moment que le fait d’attaquer par surprise « avec toute la brutalitĂ© » commença Ă  manifester ses effets[112] : en effet, l’École d’infanterie se retrouva Ă  court de munition et son directeur Brizuela se vit dans l’obligation de proposer une cessation des hostilitĂ©s[114]. Lonardi dĂ©clara que son intention Ă©tait de pacifier le pays, sous la consigne « ni vainqueurs ni vaincus »[115], ce pourquoi il offrit que ses troupes rendissent hommage aux adversaires dĂ©faits. Aussi l’École d’infanterie dĂ©fila-t-elle avec ses armes devant l’École d’artillerie et l’École des troupes aĂ©roportĂ©es, puis remirent leur armement et s’engagĂšrent sous l’honneur Ă  ne pas reprendre les hostilitĂ©s contre la rĂ©volution[114] - [116].

Le commodore Krause, Ă  la tĂȘte de la force aĂ©rienne de CĂłrdoba, envoya, aprĂšs le retour de la troupe qui avait libĂ©rĂ© Videla Balaguer, un groupe de civils et quelques soldats occuper les mĂąts d’antenne radiophoniques afin de s’en servir Ă  des fins rĂ©volutionnaires[117]. EmmenĂ©s par le capitaine Sergio Quiroga, ils eurent plusieurs accrochages avec la police, mais les policiers se rĂ©vĂ©lĂšrent peu enclins Ă  mourir pour faire barrage aux rebelles[118].

À 11 heures du matin, plusieurs unitĂ©s loyales de l’armĂ©e qui se trouvaient Ă  La Plata encerclĂšrent la base RĂ­o Santiago et attaquĂšrent la tĂȘte de pont que les marins rebelles avaient Ă©tablie sur la terre ferme[119]. Au mĂȘme instant, Ă  CuruzĂș CuatiĂĄ, on entendait les radios officielles annoncer l’échec du soulĂšvement dans tout le pays. À 12 heures, un avion survola la localitĂ© en lançant des billets portant cette mĂȘme information. Plusieurs officiers qui s’étaient joints au camp rebelle demandĂšrent Ă  ĂȘtre arrĂȘtĂ©s et enfermĂ©s chez les loyalistes, jusqu’à ce qu’un groupe de plus de cent sous-officiers rĂ©ussĂźt Ă  tromper la surveillance de leurs geĂŽliers, Ă  empoigner leurs armes, puis Ă  s’emparer de l’École blindĂ©e. Au terme d’un long Ă©change de coups de feu, l’on parlementa : l’École blindĂ©e resterait passive, sans ĂȘtre contrainte d’obĂ©ir au commandement rebelle[120].

Le capitaine de frĂ©gate Hugo Crexel, sur ordre direct de PerĂłn, s’était placĂ© Ă  la tĂȘte d’une escadrille d’avions qui, conjointement avec l’escadrille du vice-commodore CĂ­ster, attaqua les navires de l’École navale. Devant la puissance de cette attaque aĂ©rienne, les vaisseaux s’éloignĂšrent de la ville de Buenos Aires, quittant ainsi le rayon d’autonomie des avions, lesquels dĂšs lors se mirent Ă  attaquer la base de RĂ­o Santiago[121]. Sur la base furent d’abord larguĂ©s une quantitĂ© de tracts annonçant la dĂ©faite de la rĂ©volution dans tout le pays, ensuite le bombardement commença[122]. Cependant, la grande puissance de feu concentrĂ©e Ă  RĂ­o Santiago permit aux rebelles d’endommager et de mettre hors combat deux avions[123].

Le 16 septembre Ă  midi, les rebelles tenaient certaines positions Ă  CĂłrdoba, CuruzĂș CuatiĂĄ, RĂ­o Santiago et BahĂ­a Blanca. La force aĂ©rienne apparaissait entiĂšrement loyale au gouvernement. L’on ne savait rien sur l’armĂ©e en Cuyo et n’avait aucune nouvelle sur la flotte de mer. PerĂłn avait quittĂ© le ministĂšre de la Guerre Ă  10h.30[124].

Un I.Ae. 24 CalquĂ­n.

La mĂ©fiance rĂ©gnait dans la base aĂ©rienne de MorĂłn, siĂšge des escadres aĂ©riennes loyales au gouvernement, en particulier depuis que les pilotes des CalquĂ­n eurent effectuĂ© un survol de RĂ­o Santiago sans que leurs tirs n’eussent touchĂ© aucune cible, chose assez improbable pour des pilotes aussi expĂ©rimentĂ©s. Le 1er groupe de Bombardement, avec base d’attache dans la province de San Luis, fut elle aussi convoquĂ©e Ă  la base de MorĂłn. LĂ , les deux premiers pilotes arrivĂ©s, les capitaines Orlando Cappellini et Ricardo Rossi, furent avertis par le commandant en chef de la force aĂ©rienne, le brigadier Juan Fabri, qu’il soupçonnait bien chez eux des intentions rĂ©volutionnaires[125] :

« Voyez-vous : moi je sais comment vous autres deux pensez ; c’est comme tout le monde pense. Mais je vous demande qu’à ce moment vous exĂ©cutiez les ordres, car il sera toujours temps ensuite de faire ce que tous nous voulons. »

— brigadier Juan Fabri, 16 septembre 1955[125].

Ordre leur fut donnĂ© de piloter leurs Avro Lincoln jusqu’à CĂłrdoba et d’observer la situation Ă  l’École d’artillerie ; cependant, ils se posĂšrent Ă  l’École d’aviation militaire et firent allĂ©geance Ă  la rĂ©volution. Ce mĂȘme aprĂšs-midi, leur exemple sera suivi par trois autres pilotes : le capitaine Fernando GonzĂĄlez Bosque, et les premiers-lieutenants Dardo Lafalce et Manuel Turrado JuĂĄrez. Ces dĂ©fections, qu’on se mit Ă  dĂ©signer par le mot de panqueque (littĂ©r. crĂȘpe, parce qu’« ils font un petit tour en l’air »), eurent une forte rĂ©percussion Ă©motionnelle dans les deux camps[126].

À Puerto Belgrano, on intercepta les communications du lieutenant-colonel Albrizzi, commandant du rĂ©giment d’infanterie local, par lesquelles il demandait de l’aide aux rĂ©giments d’Azul et d’OlavarrĂ­a. Albrizzi, s’étant dĂ©clarĂ© neutre, s’était vu enjoindre de rallier les rebelles ou de se rendre. À quatre heures de l’aprĂšs-midi, le capitaine de corvette Guillermo Castellanos SolĂĄ, originaire de Salta, ayant sous ses ordres un groupe d’infanterie de marine, alla occuper la ville de BahĂ­a Blanca. Une partie de la population sortit dans les rues pour manifester sa joie et offrir leurs services aux rebelles[127]. À 16h.30, tous les dĂ©lais de reddition ayant expirĂ©, le capitaine Rial donna l’ordre de bombarder le 5e rĂ©giment de BahĂ­a Blanca ; le rĂ©giment Ă©tant cantonnĂ© hors de la ville, la population civile n’en fut pas affectĂ©e[128].

Des troupes loyales au gouvernement constitutionnel rĂ©sistent au coup d’État dans la localitĂ© d’Ensenada, dans la province de Buenos Aires, non loin de la ville de La Plata.

Une situation inverse prĂ©valait Ă  RĂ­o Santiago, oĂč les avions, rĂ©approvisionnĂ©s en munitions Ă  l’aĂ©roport de MorĂłn, attaquaient les positions rebelles toutes les 50 minutes. Il est Ă  rappeler que la base RĂ­o Santiago Ă©tait situĂ©e sur une petite Ăźle dans le RĂ­o de la Plata, sĂ©parĂ© de la localitĂ© d’Ensenada par un Ă©troit bras d’eau. Sur la terre ferme se trouvait un arsenal. Par la terre, le 7e rĂ©giment d’infanterie, assistĂ© de policiers et de miliciens, faisait pression sur la base[129], mais un groupe d’infanterie de marine, sous le commandement du lieutenant de corvette Carlos BĂŒsser, appuyĂ© par trois canonniĂšres Ă©voluant sur le RĂ­o Santiago, rĂ©ussit Ă  empĂȘcher le rĂ©giment de pousser plus avant[128]. Vers 16h.30, une attaque aĂ©rienne manqua grossiĂšrement sa cible, les bombes tombant derriĂšre la premiĂšre ligne des troupes d’infanterie, Ă  plus de 300 mĂštres de la base navale. Cela provoqua une panique dans la population civile d’Ensenada, qui entreprit alors d’évacuer les lieux[129].

À CuruzĂș CuatiĂĄ, des sous-officiers loyalistes rĂ©ussirent par un acte de sabotage Ă  dĂ©verser toutes les rĂ©serves de carburant, de sorte que les rebelles ne furent plus en mesure d’utiliser leurs vĂ©hicules blindĂ©s. Entre-temps, les forces gouvernementales se concentraient dans la ville de Mercedes voisine[130].

L’aprùs-midi du 16

Dans l’aprĂšs-midi, les destroyers qui croisaient au milieu du RĂ­o de la Plata se rapprochĂšrent de Montevideo, et un remorqueur uruguayen emporta les blessĂ©s sur la terre ferme[131].

À l’École d’aviation de CĂłrdoba, les aĂ©ronefs, hĂ©tĂ©rogĂšnes, Ă©taient destinĂ©s principalement Ă  l’instruction. Quelques officiers s’ingĂ©niĂšrent Ă  les mettre en ordre de combat, en y fixant des canons et en installant des bombes[132]. Sur les avions furent peints des insignes, d’abord, sur quelques-uns, les lettres « M. R. » pour « Mouvement rĂ©volutionnaire », ensuite l’on adopta le signe Christ Vainqueur[133].

Si les abords de la ville de CĂłrdoba Ă©taient sous la domination des rebelles, le centre en revanche Ă©tait dĂ©fendu par le gouverneur et par la police. Au terme d’une Ăąpre lutte, Videla Balaguer (avec le renfort de Claisse, Ă  la tĂȘte d’officiers et de sous-officiers munis de mortiers et de mitrailleuses) parvint Ă  occuper le Cabildo de la ville[133].

Un grand nombre de civils saisirent les armes dĂ©robĂ©es Ă  la police et rejoignirent les Commandos civils. Le chef de la Jeunesse radicale locale, Luis Medina Allende, avait entraĂźnĂ© de nombreux volontaires dans la pratique du tir, lesquels volontaires adhĂ©rĂšrent ensuite collectivement Ă  la rĂ©volution, se mettant sous les ordres de Videla Balaguer. Auparavant avaient dĂ©jĂ  fait allĂ©geance les frĂšres GarcĂ­a Montaño, Gustavo Mota Reyna, Gustavo Aliaga, Domingo Castellanos, Marcelo Zapiola, Jorge Manfredi, Jorge Horacio Zinny, et d’autres. Ces groupes sauront se distinguer par leur action, ainsi p.ex. le commissariat central de police se rendit-il au groupe commando de Miguel Arrambide Pizarro, dans lequel combattaient aussi des Ă©lĂšves du secondaire. Dans la soirĂ©e, des soldats de l’École d’infanterie, dispersĂ©s, qui eurent Ă  subir quelques escarmouches avec les rebelles, prirent la direction d’Alta Gracia, oĂč les forces loyalistes consolidaient leurs positions. À minuit, le capitaine GarcĂ­a Favre s’envola pour Puerto Belgrano en vue d’échanger des informations[134].

Zones rebelles à la fin de la journée du 16 septembre : Córdoba et Puerto Belgrano.

Dans la province de San Luis, Lagos s’attendait, eu Ă©gard au fait qu’il avait Ă©tĂ© chef de la garnison pendant deux mois, Ă  pouvoir prendre le commandement sans problĂšmes. RĂ©unis avec le commandant en chef Eugenio AndĂ­a, Lagos et ses accompagnateurs apprirent qu’au poste de commandant en second avait Ă©tĂ© dĂ©signĂ© JosĂ© Epifanio Sosa Molina, qui Ă©tait arrivĂ© de Buenos Aires en compagnie d’un groupe de la Police fĂ©dĂ©rale, porteur de l’ordre d’enquĂȘter sur la situation des officiers, afin de prĂ©venir un soulĂšvement semblable Ă  celui que Videla Balaguer avait tentĂ© en vain deux semaines auparavant Ă  RĂ­o Cuarto[135]. Pour compliquer encore sa situation, les troupes des provinces de Mendoza et de San Juan se trouvaient pour raison de manƓuvre dans la montagne et les chefs rebelles n’avaient pas accĂšs au tĂ©lĂ©phone[136]. La supposition courait aussi que la nouvelle de la prĂ©sence de Lagos Ă  San Luis dĂ©clencherait une intense battue et sa subsĂ©quente arrestation par la police, et que le mieux Ă©tait d’essayer de faire la jonction Ă  Mendoza avec la colonel Fernando Elizondo[137]. AprĂšs qu’eut Ă©clatĂ© la rĂ©volution, l’ordre fut donnĂ© Ă  toutes les unitĂ©s de la 2e armĂ©e de se concentrer Ă  San Luis. La CGT de Mendoza pourvut de camions et de carburant les unitĂ©s restĂ©es loyales prĂ©sentes dans la province, qui sinon auraient tardĂ© une semaine Ă  s’organiser[138].

À CuruzĂș CuatiĂĄ, vers 23h.00, les sous-officiers des unitĂ©s rebelles, chez qui la dĂ©moralisation avait atteint son point culminant, cernĂšrent le club des officiers et obligĂšrent ceux-ci Ă  quitter la ville. La rĂ©volution dans le Litoral arrivait ainsi Ă  son terme[139].

À RĂ­o Santiago, les rebelles se repliĂšrent sur l’üle entre 18h. et 19h.30, au moment oĂč le 6e rĂ©giment d’infanterie s’approchait de Ciudad Eva PerĂłn (aujourd’hui La Plata)[140]. Le lendemain arriva sur les lieux un rĂ©giment d’artilleurs, qui n’eut pas de mal Ă  mettre en dĂ©route la base navale et ses occupants. Le capitaine Crexel rencontra l’amiral Cornes et les deux hommes firent la fĂȘte avec du champagne[141], cependant que, protĂ©gĂ©s par l’obscuritĂ© de la nuit, les rebelles s’embarquaient furtivement sur leurs vaisseaux et passaient au large, vers le RĂ­o de la Plata[142].

Le 17 septembre

Le 17 septembre, le ciel Ă©tait couvert Ă  Buenos Aires. Une fois levĂ© le couvre-feu, la population sortit de chez elle pour s’approvisionner en vivres et en bougies, mais aucun trouble ne vint altĂ©rer l’ordre public dans les rues. Les spectacles et les rencontres de football avaient Ă©tĂ© suspendus, et la plupart des gens se tenaient prĂšs de leur poste de radio Ă  l’affĂ»t de nouvelles. Celles-ci leur furent apportĂ©es cet aprĂšs-midi-lĂ  par le quotidien du soir La RazĂłn : CuruzĂș CuatiĂĄ et RĂ­o Santiago avaient Ă©tĂ© occupĂ©es par des troupes loyales au gouvernement, et les autres foyers rĂ©volutionnaires Ă©taient prĂšs de tomber[143].

Au point du jour, le gros de la 2e armĂ©e traversa le RĂ­o Desaguadero, lequel sĂ©pare les provinces de Mendoza et de San Luis. Le commandant en chef, le gĂ©nĂ©ral Sosa Molina, s’était Ă  l’avance transportĂ© Ă  Anisacate, dans la province de CĂłrdoba, pour y prĂ©parer l’arrivĂ©e de ses troupes. L’armĂ©e, dont la marche Ă©tait dirigĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Raviolo Audisio, Ă©tait attendue Ă  San Luis par le gĂ©nĂ©ral rebelle Eugenio ArandĂ­a[144]. ArrivĂ©s dans la capitale de la province de San Luis, les officiers les plus haut gradĂ©s de la 2e armĂ©e se rĂ©unirent dans le bureau du commandement[145] : tous se rĂ©vĂ©lĂšrent ĂȘtre rĂ©volutionnaires, hormis Raviolo Audisio lui-mĂȘme et les colonels Botto et Croce, qui furent retenus captifs sur les lieux[146] - [147]. L’on apprit le soulĂšvement de la 2e armĂ©e d’abord Ă  Buenos Aires ; Lucero ordonna que les forces de la province de Buenos Aires, qui se dirigeaient vers CĂłrdoba, se concentrent Ă  RĂ­o Cuarto pour empĂȘcher les divisions alpines d’aller renforcer la position rebelle dans la capitale CĂłrdoba.

À RĂ­o Santiago, aprĂšs le dĂ©part des rebelles, le capitaine de vaisseau Manuel GimĂ©nez Figueroa, dĂ©tenu pour n’avoir pas voulu se rallier au coup d’État, recouvra la libertĂ© ; ayant pris ensuite le commandement de la base, il ordonna de hisser le drapeau blanc et nĂ©gocia la reddition devant le 7e rĂ©giment d’infanterie. Il restait dans la base, outre GimĂ©nez Figueroa, 19 autres officiers peu gradĂ©s, 176 sous-officiers, et 400 hommes de troupe, marins et conscrits. À l’École navale, il y avait encore quelque 200 autres personnes[148].

Au lever du jour, des avions de la base Comandante Espora recommencĂšrent Ă  bombarder le rĂ©giment loyaliste de BahĂ­a Blanca, qui, dĂ©pourvu de dĂ©fense antiaĂ©rienne, offrit bientĂŽt sa reddition, et une grande quantitĂ© de fusils et de munition put ainsi ĂȘtre capturĂ©e par les rebelles. GarcĂ­a Favre, une fois accomplie sa mission, dĂ©colla Ă  nouveau Ă  destination de CĂłrdoba[149] - [150].

Dans cette ville, depuis le soir, beaucoup de personnes loyales au gouvernement opposaient une rĂ©sistance sporadique, que ce fĂ»t en groupes ou de maniĂšre isolĂ©e. Les rebelles avaient disposĂ© que tous, militaires comme civils, eussent Ă  s’identifier au moyen d’un brassard blanc. Des groupes de civils dirigĂ©s par des cadets de l’aĂ©ronautique Ă©taient chargĂ©s d’assurer l’ordre dans la ville occupĂ©e. En plus de celle-ci, deux points Ă©taient aux mains des rĂ©volutionnaires : l’aĂ©roport de Pajas Blancas et un Ă©metteur de radio dans la localitĂ© de Ferreyra voisine. Cet Ă©metteur, rebaptisĂ© « La Voz de la Libertad » (littĂ©r. la Voix de la libertĂ©), Ă©tait dĂ©fendu par trois mitrailleuses, une Ă©tablie sur le toit, qui balayait sur 360Âș, et deux autres disposĂ©es sur les cĂŽtĂ©s dans des nids de mitrailleuse. L’émetteur sera attaquĂ© Ă  deux reprises, mais rĂ©sistera Ă  chaque fois[151].

Dans la localitĂ© d’Anisacate, il y eut une rencontre entre le gĂ©nĂ©ral Morello (qui dĂ©tenait le commandement sur les troupes Ă  Alta Gracia), le gĂ©nĂ©ral Sosa Molina (chef de la 2e armĂ©e, ignorant alors que celle-ci s’était rebellĂ©e), le colonel Trucco avec son rĂ©giment d’artillerie, et le major Llamosas, qui avait avec lui les forces de l’École d’infanterie ayant rĂ©ussi Ă  s’échapper de la ville de CĂłrdoba. Quoique le ministre Lucero eĂ»t dĂ©signĂ© Sosa comme chef rĂ©gional, c’est Morello qui, Ă  l’issue de cette rĂ©union, aura Ă  se charger de tout[152].

À 17h.00, les radios rebelles de San Luis, CĂłrdoba et Puerto Belgrano, ainsi que celle de Walter Viader Ă  Buenos Aires, annoncĂšrent l’insurrection de la 2e armĂ©e et l’instauration d’un Gouvernement rĂ©volutionnaire dans la province de San Luis[153] - [154]. Radio Nacional de son cĂŽtĂ© diffusa le communiquĂ© suivant :

« La population est avertie que des stations de radio tombées au pouvoir des foyers révolutionnaires [...] et des radios étrangÚres, se caractérisant par la mauvaise foi et par des erreurs grossiÚres, instillent des informations absolument erronées. Le peuple de la République et toutes les Forces armées sont informées que le déroulement des opérations des Forces loyales est absolument favorable. »

— Radio de l’État, samedi 17 septembre 1955[155].

Bombardier Avro Lincoln.

Le gĂ©nĂ©ral rebelle ArandĂ­a ordonna d’aller occuper Villa Mercedes ainsi que la localitĂ© de Villa Reynolds voisine, avec sa base aĂ©rienne[153]. Ensuite, le gros de l’armĂ©e rebelle s’en retourna Ă  Mendoza pour occuper cette province et pouvoir ravitailler les unitĂ©s en carburant et munitions[156]. Avant de faire son entrĂ©e dans la ville, on fit appeler le gĂ©nĂ©ral Lagos, afin de le placer Ă  la tĂȘte des troupes.

Quant Ă  la force aĂ©rienne, les rebelles Ă  CĂłrdoba n’avait au dĂ©but aucun appareil utilisable, mais le 17 septembre, ils surent amĂ©nager quelques-uns des Gloster Meteor prĂ©sents dans la FĂĄbrica de Aviones. Cependant, plusieurs autres avions devaient arriver au fil des jours, aussi bien des panqueques venus d’autres bases aĂ©riennes (un Avro Lincoln arrivĂ© ce jour de MorĂłn s’envola vers Villa Reynolds, mais s’écrasa en cours de route par suite d’une dĂ©faillance) que des avions de la compagnie AerolĂ­neas Argentinas utilisĂ©s comme transporteurs. En ce qui concerne les avions bombardiers, l’École d’aviation n’avait ni piĂšces dĂ©tachĂ©es ni bombes en suffisance, ce pourquoi les avions durent ĂȘtre transfĂ©rĂ©s Ă  la base Comandante Espora pour y recevoir l’équipement nĂ©cessaire[157].

Chasseur Gloster Meteor.

Trois avions de chasse Gloster Meteor de la Force aĂ©rienne loyaliste, pilotĂ©s par le major Daniel Pedro Aubone, le commandant Eduardo CatalĂĄ et le capitaine Amauri DomĂ­nguez, effectuĂšrent une sortie au-dessus de l’aĂ©roport de Pajas Blancas, mettant hors service les deux bombardiers Avro Lincoln qui avaient Ă©tĂ© les premiers panqueques du 16 septembre[157]. Le succĂšs de cette mission enthousiasma le ministre Lucero, Ă  telle enseigne qu’il ordonna pour le lendemain une deuxiĂšme attaque aĂ©rienne contre CĂłrdoba, cette fois avec des Avro Lincoln. Pour les rebelles au contraire, cela signifiait un grave contretemps, au vu du faible nombre d’avions qu’ils dĂ©tenaient[158]. De surcroĂźt, dans le courant de l’aprĂšs-midi arriva la nouvelle que la 2e armĂ©e (ralliĂ©e Ă  la rĂ©bellion) ne ferait pas directement mouvement sur CĂłrdoba[159], ce qui reprĂ©sentait une grande difficultĂ©, attendu que les rebelles n’avait pas de corps d’armĂ©e complet, mais seulement une unitĂ© d’artillerie avec ses officiers et hommes de troupe. Les sous-officiers Ă©taient tous dĂ©tenus en raison du peu de confiance qu’ils inspiraient aux rebelles. Le renfort apportĂ© par les parachutistes ne suffisait pas pour constituer un rĂ©giment, et les Commandos civils, pour enthousiastes qu’ils fussent, manquaient d’entraĂźnement. Le capitaine GarcĂ­a Favre s’envola pour Mendoza pour requĂ©rir des renforts d’infanterie. Lonardi envisagea mĂȘme la possibilitĂ© de mettre en place un pont aĂ©rien pour transfĂ©rer la rĂ©volution Ă  Mendoza, mais Krause refusa tout net[159] :

« Quant Ă  moi, je ne suis pas d’accord d’évacuer. Nous, nous avons dit que nous venions pour vaincre ou mourir ; de sorte que je ne bouge pas d’ici, ni ne vais permettre qu’aucun des avions qui sont sous mes ordres ne le fasse. »

— Commodore Julio CĂ©sar Krause, 17 septembre 1995[159]

Dans la soirĂ©e du 17, la majeure partie de la 5e division, commandĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Aquiles Moschini, arriva en train Ă  DeĂĄn Funes, localitĂ© sise dans le nord de la province de CĂłrdoba. Elle se composait de quatre rĂ©giments d’infanterie (les 15e, 17e, 18e et 19e), une d’artillerie, une de cavalerie, et un bataillon de communication[160]. Dans l’est, Ă  RĂ­o Primero, stationnait le 12e rĂ©giment d’infanterie, placĂ© sous les ordres du gĂ©nĂ©ral Miguel Ángel ĂĂ±iguez ; dans le sud, la 4e division, sous la conduite de Morello, se joignit aux forces dâ€™ĂĂ±iguez et de Moschini, le tout devant permettre un mouvement « en tenaille » pour Ă©trangler Lonardi et Videla[161].

État de situation au 17 septembre.

Le Commandement Sud (Ă©tat-major rebelle Ă  Puerto Belgrano) ordonna de faire sauter tous les ponts dans un rayon de 100 km[162] et de fermer une vanne du gazoduc afin de couper l’approvisionnement en gaz de Buenos Aires[163]. Contre lui firent mouvement la 3e division de cavalerie, le 2e rĂ©giment d’artillerie et le 3e d’infanterie[164]. Le 3e rĂ©giment d’infanterie, casernĂ© Ă  La Tablada, Ă©tait le seul du Grand Buenos Aires Ă  se voir ordonner de s’éloigner de la capitale nationale. Il fit marche, en une colonne longue de 47 km, sur la zone de BahĂ­a Blanca. Son chef, le colonel Carlos Quinteiro, recevait ses ordres de Buenos Aires par le gĂ©nĂ©ral Francisco Ímaz, commandant d’opĂ©rations de l’armĂ©e de terre. Le rĂ©giment avait laissĂ© son armement antiaĂ©rien Ă  Buenos Aires, car l’on croyait que la base Comandante Espora ne disposait pas de dĂ©tonateurs, supposition qui se rĂ©vĂ©lera funestement fausse. ArrivĂ© Ă  Tandil, Ímaz ordonna de changer de cap et d’aller occuper un arsenal de la marine Ă  Azul ; le rĂ©giment d’Azul, pour sa part, s’était dĂ©jĂ  Ă©loignĂ©[165].

La base Espora vit atterrir deux Avro Lincoln et un groupe de Calquins sous le commandement du capitaine Jorge Costa Peuser, qui faisaient défection et passÚrent dans le camp rebelle[166].

Un groupe de radioamateurs du RĂ­o Negro s’avisa que des forces loyales au gouvernement se dirigeaient sur Viedma par train : il s’agissait du deuxiĂšme corps de la 2e armĂ©e, formĂ© d’élĂ©ments prĂ©levĂ©s Ă  San MartĂ­n de los Andes, Covunco, Zapala et d’autres localitĂ©s de NeuquĂ©n et RĂ­o Negro — ce qu’apprenant, PerrĂ©n ordonna de faire sauter plusieurs ponts sur le RĂ­o Colorado[166].

Le 18 septembre

Le 18 septembre Ă  9h.17, Isaac Rojas repoussa une dĂ©pĂȘche du ministĂšre de la Marine lui enjoignant de se rendre. À ce moment, il se trouvait Ă  la tĂȘte d’une petite flotte : le destroyer La Rioja, le patrouilleur Murature, les frĂ©gates Granville, Drummond et Robinson, le sous-marin Santiago del Estero, et le navire-atelier Ingeniero Gadda, en plus de vaisseaux de dĂ©barquement et de lance-torpille[167]. Peu aprĂšs, l’on put distinguer dans le lointain, depuis le littoral, les grands croiseurs La Argentina et 17 de Octubre, de la flotte de mer, qui avait levĂ© l’ancre le 16 septembre de Puerto Madryn, dans une situation non clarifiĂ©e, mĂȘme si on connaissait certes la position loyalement pĂ©roniste de son commandant, l’amiral Basso. Cette flotte se composait comme suit : le croiseur 17 de Octubre (sous les ordres du capitaine de vaisseau FermĂ­n Eleta), le croiseur La Argentina (capitaine de vaisseau Adolfo Videla) ; les destroyers Buenos Aires (capitaine de frĂ©gate Eladio VĂĄsquez), Entre RĂ­os (capitaine de frĂ©gate Aldo Abelardo PantĂ­n), San Juan (capitaine de frĂ©gate Benigno Varela) et San Luis (capitaine de frĂ©gate Pedro Arhancet) ; les frĂ©gates HĂ©rcules (capitaine de frĂ©gate Mario Pensotti), SarandĂ­ (capitaine de frĂ©gate Laertes Santucci) et HeroĂ­na (capitaine de frĂ©gate CĂ©sar Goria) ; le navire-atelier Ingeniero Iribas (capitaine de frĂ©gate Jorge Mezzadra) et le navire de secours CharrĂșa (capitaine de corvette Marco Bence)[168]. La quasi-totalitĂ© des commandants de navire trempaient dans la conspiration, Ă  l’exception des capitaines de vaisseau[168]. Le commandant en chef Ă©tait le vice-amiral Juan C. Basso ; le commandant de la flotte de croiseurs Ă©tait le contre-amiral NĂ©stor Gabrielli, tandis que l’escadrille de destroyers Ă©tait commandĂ©e par le capitaine de vaisseau Raimundo Palau et la division de frĂ©gates par le capitaine de vaisseau AgustĂ­n Lariño. Ce dernier dĂ©tenait le plus haut grade parmi les conjurĂ©s[168].

La premiĂšre communication reçue par la flotte la veille Ă  8h.22 l’informa de « grands soulĂšvements », et sa rĂ©ponse permit dans un premier temps de clarifier la situation : elle Ă©tait loyaliste[168].

Le croiseur 17 de Octubre, rebaptisé par la suite General Belgrano.

Dans l’aprĂšs-midi, les officiers rebelles du croiseur 17 de Octubre sĂ©questrĂšrent Basso, et Lariño put ainsi prendre le commandement de la flotte devenue rĂ©volutionnaire[169]. Les deux croiseurs de la flotte voguĂšrent vers le RĂ­o de la Plata Ă  vitesse maximale (25 nƓuds). Le reste de la flotte, incapable de se dĂ©placer avec une telle cĂ©lĂ©ritĂ©, passa par Puerto Belgrano pour s’approvisionner et y dĂ©poser les officiers dĂ©tenus et libĂ©rer les 85 membres d’équipage qui avaient volontairement dĂ©cidĂ© de ne pas se joindre Ă  la rĂ©bellion[170]. Le croiseur La Argentina, arrivĂ© dans le RĂ­o de la Plata dans la matinĂ©e du 18 septembre, salua de 17 salves le Murature et se subordonna Ă  son nouveau commandant, Isaac Rojas[171].

Dans le mĂȘme temps, si le Commandement de rĂ©pression au ministĂšre de la Guerre recevait des rapports sur l’allĂ©geance rebelle de la flotte, on ne l’avait cependant pas vue passer Ă  Mar del Plata. Le Commandement comprenait trois officiers de la navale intervenant comme officiers de liaison : les capitaines de frĂ©gate Jorge Boffi, Enrique Green et Juan GarcĂ­a. Le reste du Commandement ignorait que ces officiers avaient partie liĂ©e avec le complot rĂ©volutionnaire et qu’ils avaient convenu de fournir des rapports faux et de saboter les ordres transmis par leur intermĂ©diaire[172].

À la nouvelle qu’une colonne de blindĂ©s faisait route vers Puerto Belgrano en passant par Mar del Plata, l’état-major d’Isaac Rojas prĂ©suma que ladite colonne se ravitaillerait en carburant aux rĂ©servoirs de l’YPF de cette ville. Ordre fut alors donnĂ© au croiseur 9 de Julio et aux destroyers de pilonner les dĂ©pĂŽts de pĂ©trole de Mar del Plata, moyennant avertissement prĂ©alable Ă  la population[173].

Durant cette mĂȘme matinĂ©e, le gouvernement rĂ©volutionnaire fut Ă©tabli dans la province de Mendoza[174] ; il transforma l’aĂ©roport du Plumerillo, avec ses douze CalquĂ­nes, en la troisiĂšme base aĂ©rienne rĂ©volutionnaire, et dĂ©pĂȘcha le lieutenant-colonel Mario A. Fonseca dans la province de San Juan avec mission d’assumer le gouvernement de cette province[175]. À midi, Lagos accueillit GarcĂ­a Favre, venu de CĂłrdoba lui adresser une requĂȘte dĂ©sespĂ©rĂ©e de renforts[176].

Le 3e rĂ©giment d’infanterie motorisĂ©e arriva Ă  General La Madrid vers midi et le lieutenant-colonel Arrechea reçut l’ordre d’abandonner ses vĂ©hicules et de poursuivre sa route par le train[177]. Arrechea jugea cet ordre inacceptable, vu qu’une fois descendu du train, le rĂ©giment ne serait plus motorisĂ©[178] ; il rĂ©solut alors d’établir une communication tĂ©lĂ©phonique entre le gĂ©nĂ©ral Imaz et le chef du rĂ©giment, le colonel Carlos Quinteiro, qui refusa d’exĂ©cuter l’ordre[179]. Compte tenu de la grande taille de cette colonne hostile, il fut dĂ©cidĂ© Ă  la base Espora de la harceler par des attaques aĂ©riennes pendant tout le restant de la journĂ©e. Le lieutenant-colonel Arrechea se souvient[179] :

« Nous avons Ă©tĂ© effroyablement attaquĂ©s [...] . Les NA nous en ont fait voir de toutes les couleurs, et se sont acharnĂ©s comme des moucherons Ă  nous faire perdre la tĂȘte, leurs pilotes volant avec beaucoup de bravoure Ă  5 mĂštres du sol. [...] Nous y avons perdu beaucoup d’équipement, environ 50 % du matĂ©riel roulant. »

— CĂ©sar Camilo Arrechea[179].

Nonobstant les bombardements, les forces loyales au gouvernement avaient rĂ©ussi Ă  encercler dans la soirĂ©e la zone limitrophe de BahĂ­a Blanca. Le capitaine de vaisseau Arturo Rial, prĂ©voyant une guerre civile prolongĂ©e, examina l’option de mettre les voiles sur RĂ­o Gallegos[180], Ă  partir d’oĂč les rebelles seraient en mesure d’occuper la Patagonie, avec ses ressources Ă©nergĂ©tiques. Dans l’aprĂšs-midi, Rial et Lonardi s’entretinrent par radio et rĂ©solurent que chacun rĂ©sisterait sans se rendre[181].

À CĂłrdoba, Ă  la premiĂšre heure du matin, Lonardi organisa la dĂ©fense de sa position en trois groupes : le premier, dans l’École d’aviation militaire et dans la FĂĄbrica de Aviones ; le deuxiĂšme, dans l’École des sous-officiers de l’aĂ©ronautique, chargĂ© de dĂ©fendre sa prĂ©cieuse piste ; et le troisiĂšme groupe, plus rĂ©duit, se tiendrait Ă  l’arriĂšre des deux autres, le regard tournĂ© vers la ville de CĂłrdoba. LĂ , le gĂ©nĂ©ral Videla Balaguer disposait de deux piĂšces d’artillerie prĂȘtĂ©es par un sous-officier Ă  la retraite, une petite compagnie de parachutistes, un groupe de cadets et d’aspirants de la Force aĂ©rienne, et quelques gros groupes de civils avec peu, ou pas du tout, d’instruction militaire[182].

Devant l’imminence d’un assaut crucial lancĂ© par les forces loyalistes, de loin supĂ©rieures Ă  celles rebelles, Lonardi requit de cĂ©lĂ©brer « une grande messe de campagne, avec confession gĂ©nĂ©rale et communion » sur la place d’armes de l’École d’aviation[182], et aprĂšs une allocution fit chanter l’hymne national. Ce matin-lĂ , la premiĂšre attaque contre les rebelles fut menĂ©e par un groupe d’Avro Lincoln, dont la mission Ă©tait de bombarder les pistes d’atterrissage[183]. Le gouvernement n’avait toutefois pas prĂ©vu que les rebelles eussent des avions d’interception, de sorte que l’intervention des Gloster Meteor surprit les bombardiers. Pour Ă©viter de tirer sur des camarades, les rebelles les invitĂšrent Ă  rallier la rĂ©volution, mais en vain ; les bombardiers, aprĂšs les coups de semonce, se retirĂšrent[184].

La brigade du gĂ©nĂ©ral Miguel Ángel ĂĂ±iguez arriva Ă  CĂłrdoba par l’ouest, au dĂ©part de RĂ­o Primero. DerriĂšre lui avançaient le lieutenant-colonel PodestĂĄ et le gĂ©nĂ©ral Sosa Molina, tandis que le gĂ©nĂ©ral Alberto Morello avançait d’Anisacate. La 4e division en revanche Ă©tait arrivĂ©e Ă  DeĂĄn Funes par le chemin de fer, mais ne rĂ©ussit pas Ă  rassembler le nombre nĂ©cessaire de vĂ©hicules pour poursuivre son avancĂ©e. En outre, l’ordre leur avait Ă©tĂ© donnĂ© de ne pas entrer dans la localitĂ© de JesĂșs MarĂ­a, car on croyait que le lycĂ©e militaire local s’était soulevĂ©, ce qui impliquait que la plupart de ses dĂ©fenseurs auraient Ă©tĂ© des Ă©lĂšves mineurs d’ñge[185]. Cette supposition se rĂ©vĂ©la fausse par la suite, et Ă  20h.30, les troupes reprirent leur progression[186].

ĂĂ±iguez, pour sa part, faisait donc mouvement depuis l’ouest et avançait en direction d’Alta CĂłrdoba. Sporadiquement, des francs-tireurs civils ouvraient le feu sur eux. À la gare de chemin de fer d’Alta CĂłrdoba, une action des Commandos civils les força Ă  abandonner leurs vĂ©hicules[187] :

« Les fusillades Ă©taient sporadiques : parfois nourries, puis espacĂ©es. Nous continuions d’avancer en plein combat, ventre Ă  terre et par Ă -coups, jusqu’à pĂ©nĂ©trer dans la gare, oĂč il y avait un grand emplacement ferroviaire. À un certain moment, l’attaque des guĂ©rillĂ©ros s’amplifia et nous obligea Ă  faire face Ă  l’ouest. »

— Miguel Ángel ĂĂ±iguez[187].

À 9h.30, la gare fut prise par l’armĂ©e argentine loyaliste. Les rebelles, dĂ©nommĂ©s « guĂ©rilleros » ou « insurgĂ©s »[188] par leurs adversaires, allĂšrent se retrancher dans les hĂŽtels Savoy et Castelar situĂ©s en face de la gare, et sur quelques plates-formes voisines. Un intense Ă©change de coups de feu eut lieu d’un cĂŽtĂ© Ă  l’autre de la rue, jusqu’à ce qu’un bombardier CalquĂ­n attaquĂąt la gare ; une bomba au napalm tomba sur des wagons vides, produisant une grande boule de feu, et une autre bombe transperça le toit et vint se ficher sur un quai, sans exploser. ĂĂ±iguez rĂ©solut de camper sur sa position, en attendant le reste de ses troupes, qui arrivait alors dans la ville. À 15h.30, quand le combat reprit, les troupes gouvernementales avaient dĂ©jĂ  des mortiers et des mitrailleuses Ă  leur disposition[187].

Dans la capitale fĂ©dĂ©rale, la prise de la gare d’Alta CĂłrdoba fut magnifiĂ©e comme l’occupation de la ville tout entiĂšre, prĂ©lude Ă  une proche « opĂ©ration de nettoyage dans les montagnes »[189].

« Le Commandement de rĂ©pression annonce que les opĂ©rations de nettoyage Ă  CĂłrdoba prendront toute la journĂ©e de ce jour et peut-ĂȘtre Ă©galement une partie de celle de demain ; c’est ainsi que le dĂ©termine la particularitĂ© topographique de cette ville. »

— Radio Nacional, 18 septembre 1955[189].

Le gĂ©nĂ©ral Arnoldo Sosa Molina, frĂšre du commandant d’opĂ©rations JosĂ© MarĂ­a Sosa Molina, fut envoyĂ© de Buenos Aires auprĂšs du gĂ©nĂ©ral Morello pour apporter des ordres et collecter des informations sur l’état des forces qui se rassemblaient Ă  Alta Gracia. Ces troupes firent marche sur CĂłrdoba en direction de l’École d’aviation, mais la route Ă©tant lĂ©gĂšrement en contre-haut par rapport Ă  la plaine circonvoisine, l’artillerie rebelle les prit pour cible, de telle sorte qu’ils durent se retirer. L’impact ne fut pas tant matĂ©riel que surtout psychologique[190].

Entre-temps, Ă  Alta CĂłrdoba, le contexte du combat de rue faisait que dĂ©fense et attaque prenaient un caractĂšre hors du commun : les lignes de combat traditionnelles n’étaient plus de mise, et l’action des diffĂ©rents pelotons Ă©tait mal coordonnĂ©e. Les avancĂ©es ou les reculs Ă©taient en gĂ©nĂ©ral soudains et oscillants[186].

Lonardi ordonna Ă  Videla Balaguer de se retirer du noyau urbain de CĂłrdoba afin de former un rĂ©duit unique de rĂ©sistance, mais Videla s’y refusa pour deux raisons : premiĂšrement, parce que la chute de la ville aurait un impact fulgurant sur le moral de la troupe ; deuxiĂšmement, parce que lui-mĂȘme avait fait le serment de lutter jusqu’à la victoire ou de mourir, sans jamais reculer[191]. Dans l’aprĂšs-midi, Lonardi Ă©mit un radiotĂ©lĂ©gramme destinĂ© au contre-amiral Rojas : « CĂłrdoba demande action effective urgente sur Buenos Aires »[192].

État de situation au 18 septembre 1955.

À la tombĂ©e de la nuit, le combat connut une pause. ĂĂ±iguez reçut de Morello l’ordre de s’emparer du Cabildo, mais s’abstint de l’exĂ©cuter pour Ă©viter un combat de rue dans l’obscuritĂ© ; Sosa Molina approuvera par la suite cette attitude dâ€™ĂĂ±iguez. Morello se replia sur Alta Gracia, prĂ©voyant, Ă  bon escient, que pendant la nuit l’artillerie rebelle attaquerait sa position par un pilonnage dĂ©vastateur[193]. À Alta Gracia, le gouverneur constitutionnel, RaĂșl Luchini, avait rassemblĂ© plus d’une centaine de policiers, avec lesquels il se proposait d’entrer dans la ville dĂšs que celle-ci eĂ»t Ă©tĂ© prise par les troupes loyalistes[194].

Au cours de la journĂ©e, plusieurs chars d’assaut avaient Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ©s par le chemin de fer Ă  destination de RĂ­o Cuarto et de Villa MarĂ­a, et la 3e compagnie d’infanterie, de l’École de sous-officiers de Campo de Mayo, allait atterrir le jour suivant Ă  Las Higueras. L’ordre donnĂ© portait que toutes les troupes eussent Ă  attaquer le 19 septembre Ă  l’aube[192].

Dans la province de Mendoza, l’accueil populaire rĂ©servĂ© Ă  l’armĂ©e, l’attitude bienveillante du gouverneur Carlos Horacio Evans au moment oĂč il remit le pouvoir, et le fait que la CGT attaqua les soldats, eut pour effet qu’une grande partie de la troupe se mit Ă  sympathiser avec le camp rebelle. Le gĂ©nĂ©ral Lagos put encore consolider sa position aprĂšs que l’on eut mis la main sur de puissantes piĂšces d’artillerie acquises auprĂšs des États-Unis par le gouvernement du Chili et dĂ©couvertes dans un wagon en transit vers la rĂ©publique voisine. Le 19 au matin, le capitaine GarcĂ­a Favre s’entretint pour la deuxiĂšme fois avec Lagos et lui proposa de constituer un territoire belligĂ©rant, dotĂ© d’un gouvernement rĂ©volutionnaire provisoire, faisant surgir ainsi une « complication internationale sĂ©rieuse » pour le prĂ©sident PerĂłn. De la sorte, Lagos pouvait venir au secours de Lonardi sans mĂȘme envoyer de troupes[195] - [196].

Le 19 septembre

Le 19 septembre Ă  6h.10 du matin, le branle-bas de combat fut donnĂ© sur le croiseur 9 de julio, et Ă  7h.14 dĂ©buta le pilonnage des rĂ©servoirs de carburant de Mar del Plata, attaque qui s’acheva Ă  7h.23. Des 68 projectiles tirĂ©s, 63 tombĂšrent au-dedans de la zone ciblĂ©e, Ă  savoir un rectangle de 200 mĂštres sur 75, propriĂ©tĂ© de la compagnie YPF, les cinq autres projectiles tombant Ă  moins de 200 mĂštres de cette zone. Il n’y eut aucune victime civile, grĂące au fait que les rĂ©servoirs se trouvaient Ă  distance des zones habitĂ©es[197]. Ensuite furent bombardĂ©es des dĂ©pendances de l’armĂ©e et de la marine, pour la plupart abandonnĂ©es de ses occupants, et enfin, des armes furent distribuĂ©es aux civils et aux policiers partisans du camp rebelle afin qu’ils aillent occuper la ville[198].

ParallĂšlement, le croiseur 17 de Octubre s’approcha de La Plata dans le but d’attaquer la raffinerie de Dock Sud, dans la banlieue sud-est de Buenos Aires. À 9h.00, les radios locales furent informĂ©es d’en donner avis Ă  la population, mais ne donneront pas suite car cela eĂ»t impliquĂ© de reconnaĂźtre que la situation militaire n’était pas entiĂšrement maĂźtrisĂ©e par le gouvernement[199].

PerĂłn n’avait plus parlĂ© en public depuis le dĂ©clenchement de la rĂ©volution. Il avait espĂ©rĂ© pouvoir dominer la situation en peu d’heures, tout au plus en une paire de jours, mais la normalisation au contraire tardait Ă  venir, et son Ă©tat d’ñme se mit Ă  dĂ©cliner. Le gĂ©nĂ©ral RaĂșl Tassi se remĂ©more l’état d’esprit du 19 septembre[200] :

« À un moment donnĂ©, je me suis retrouvĂ© dans le sous-sol du ministĂšre [...], lorsqu’y apparut le gĂ©nĂ©ral PerĂłn. [...] Je le vis hautement nerveux, et sa dĂ©pression apparut Ă©vidente aprĂšs qu’il eut pris connaissance du soulĂšvement du corps alpin de Cuyo. [...] Il Ă©tait plus que nerveux : il avait peur... À ce moment, il fut dĂ©sarmĂ©. »

— Le gĂ©nĂ©ral RaĂșl Tassi[200].

Le major Ignacio Cialcetta, son aide de camp et parent, se souvient[201] :

« PerĂłn ne se mĂȘlait de rien, laissa tout aux mains de Lucero. Il Ă©tait un tantinet abandonnĂ©, quoique non broyĂ© : il ne perdit pas le nord. Pendant quelques jours, nous sommes restĂ©s cachĂ©s dans une maison de la rue Teodoro GarcĂ­a [...], il me montra quelques tableaux, nous prĂźmes du vin. Il me dit ĂȘtre dĂ©sillusionnĂ© sur les hommes, sur ses collaborateurs, depuis dĂ©jĂ  un certain temps. »

— Ignacio Cialcetta[201].

Au Commandement de rĂ©pression, il fut dĂ©cidĂ© d’appeler en renfort les soldats rĂ©servistes des classes 31, 32 et 33, dont le nombre fut estimĂ© Ă  quelque 18 000 hommes[201], mais le dĂ©cret demeura inexĂ©cutĂ© par suite de l’évacuation du ministĂšre de la Guerre, motivĂ©e par la flotte de mer qui s'approchait de Buenos Aires[202].

Le 19, au lever du jour, de nombreuses unitĂ©s loyalistes Ă©voluaient dans un rayon de 100 km autour du Commandement rĂ©volutionnaire sud : 6 ou 7 000 hommes environ, dotĂ©s d’artillerie et de chars, mais privĂ©s d’appui aĂ©rien, contre environ un millier de soldats d’infanterie de marine, 500 cadets de l’École de mĂ©canique, un millier de conscrits, un peu d’artillerie antiaĂ©rienne et environ 65 avions[202]. Ce matin-lĂ , les chefs du 3e rĂ©giment d’infanterie, Quinteiro et Arrechea, se heurtĂšrent dans la localitĂ© de Sierra de la Ventana au 1er rĂ©giment de cavalerie (loyaliste), qui se retirait de la zone d’opĂ©rations en raison de la supĂ©rioritĂ© aĂ©rienne des fusiliers marins, de la destruction des routes et de la difficultĂ© Ă  s’approcher de l’objectif par cette voie[203]. Le 3e rĂ©giment s’associa finalement avec le gĂ©nĂ©ral Molinuevo, de la 3e division de cavalerie. Seuls les 3e et 2e rĂ©giments d’artillerie, commandĂ©s par le colonel MartĂ­n Garro, Ă©taient entre-temps arrivĂ©s dans la zone de combat. Ils ignoraient la situation gĂ©nĂ©rale du pays parce que les lignes tĂ©lĂ©phoniques Ă©taient coupĂ©es et qu’ils n’avaient aucun contact avec Buenos Aires ; cependant ils dĂ©cidĂšrent, mĂȘme avec les faibles forces rassemblĂ©es, d’attaquer Puerto Belgrano[188].

À CĂłrdoba, les combats avaient cessĂ© pendant la nuit. À sept heures du matin, Moschini avança sur Pajas Blancas, tandis que le gĂ©nĂ©ral ĂĂ±iguez reprit la lutte dans la gare d’Alta CĂłrdoba. L’aĂ©roport fut occupĂ© Ă  9h.30, aprĂšs quoi le gĂ©nĂ©ral Moschini se dirigea vers l’École d’aviation militaire, oĂč Ă©tait hĂ©bergĂ© le Commandement rĂ©volutionnaire[204]. Le gĂ©nĂ©ral Alberto Morello, parti d’Alta Gracia, Ă©tait empĂȘchĂ© de progresser par le harcĂšlement aĂ©rien et le pilonnage par l’artillerie qu’il avait dĂ» subir la veille, et guettait une occasion de pouvoir avancer avec circonspection[205].

Les combats de rue se poursuivirent toute la matinĂ©e ; les troupes loyalistes mettaient la pression pendant leur avancĂ©e, essayant de dĂ©couvrir un point oĂč traverser le rĂ­o Primero et faire ainsi une percĂ©e jusqu’au centre de la ville de CĂłrdoba[206]. À midi arriva la premiĂšre brigade du 11e rĂ©giment d’infanterie, qui se joignit au 12e rĂ©giment dirigĂ© par ĂĂ±iguez. Le plan consistait Ă  bombarder le pont Centenario et de faire effectuer quelques tirs par le 12e rĂ©giment, pendant que le 11e ferait volte-face et franchirait le fleuve Ă  la hauteur du marchĂ© de gros (Abasto)[207].

Sur ces entrefaites, des forces arrivĂ©es par le train de Buenos Aires s’étaient concentrĂ©es Ă  RĂ­o Cuarto. Selon Del Carril, « ces forces pouvaient choisir soit de pulvĂ©riser en deux Ă©tapes successives Lonardi d’abord, Lagos ensuite, soit de se diviser en deux groupes, et pulvĂ©riser Lonardi et Lagos simultanĂ©ment, cela Ă  leur entiĂšre discrĂ©tion, tant Ă©tait manifeste la supĂ©rioritĂ© de ses capacitĂ©s militaires »[208]. Pourtant, en dĂ©pit de la taille de ces unitĂ©s, les effectifs refusĂšrent pour la plupart d’attaquer les rebelles, Ă  telle enseigne que, la rĂ©volution terminĂ©e, les canons Ă©taient encore sous garde et inutilisĂ©s, et les chars acheminĂ©s de Buenos Aires n’avaient mĂȘme jamais Ă©tĂ© dĂ©chargĂ©s des trains[209].

À la base aĂ©ronavale Comandante Espora, plusieurs avions dĂ©collĂšrent Ă  l’aube pour explorer la zone alentour. Ils s’attendaient Ă  trouver l’ennemi Ă  30 ou 50 km, s’attendant en effet Ă  ce que celui-ci eĂ»t avancĂ© pendant la nuit. Ils dĂ©couvrirent au contraire que presque aucune unitĂ© n’avait progressĂ©, et qu’au moindre harcĂšlement les soldats abandonnaient les vĂ©hicules et prenaient la fuite sans opposer de rĂ©sistance. Des patrouilles civiles les informĂšrent que le moral des troupes Ă©tait extrĂȘmement bas. Il est Ă  rappeler que leur Ă©quipement antiaĂ©rien Ă©tait restĂ© Ă  Buenos Aires, vu que l’on croyait au dĂ©but de l’opĂ©ration que les rebelles ne disposaient pas de dĂ©tonateurs pour leurs bombes. Le corps alpin de NeuquĂ©n avait pu prendre rĂ©ception d’un train lui apportant, en plus de provisions, huit wagons-citerne chargĂ©s de carburant, lesquels furent cependant bombardĂ©s et dĂ©truits ce mĂȘme matin[210].

Le dĂ©labrement moral, sur lequel Lonardi avait spĂ©culĂ© en planifiant la rĂ©volution, commença Ă  produire ses effets. Dans la province de NeuquĂ©n, le capitaine Lino Montiel Forzano convoqua un officier et deux sous-officiers de confiance et parvint Ă  soulever le personnel de l’atelier de maintenance du corps alpin. Montiel Forzano mit sur pied plusieurs pelotons de civils, alla occuper une station de radio, et obtint l’appui de la police de NeuquĂ©n et de l’aĂ©rodrome local[211].

À trois heures et demie de l’aprùs-midi, 200 soldats partirent de Mendoza dans des avions d’Aerolíneas Argentinas à destination de Córdoba. Ces troupes d’infanterie fraüches constituaient un renfort bienvenu pour les rebelles[212].

La démission de Perón

D’un point de vue formel, il n’y a pas de coupure nette entre la pĂ©riode oĂč Juan PerĂłn exerçait comme prĂ©sident de la rĂ©publique, et celle oĂč les nouvelles autoritĂ©s assumeront le pouvoir Ă  leur tour. À Buenos Aires, PerĂłn se rendit au ministĂšre de la Guerre avant six heures du matin, eut un entretien avec le ministre Lucero et le gouverneur de la province de Buenos Aires, Carlos AloĂ©, et les informa qu’il Ă©tait disposĂ© Ă  dĂ©missionner avant que la flotte de mer ne bombardĂąt la ville de Buenos Aires[213]. Plus particuliĂšrement, il apparaissait prĂ©occupĂ© du sort de la raffinerie de YPF Ă  La Plata, dont l’expansion des capacitĂ©s fut l’un des points forts de sa prĂ©sidence. Quelques heures plus tard, PerĂłn remit Ă  Lucero la note manuscrite suivante[214] :

« À l’ArmĂ©e et au Peuple de la Nation : [...] Il y a plusieurs jours, j’ai tentĂ© de m’éloigner du gouvernement, si cela pouvait constituer une solution aux problĂšmes politiques actuels. Les circonstances publiques connues m’en ont empĂȘchĂ© [...]. Je pense qu’une intervention dĂ©passionnĂ©e et sereine est nĂ©cessaire pour affronter le problĂšme et le rĂ©soudre. Je ne crois pas qu’il existe dans le pays un homme ayant suffisamment d’ascendant pour y parvenir, ce qui me porte Ă  penser que devrait rĂ©aliser cela une institution qui a Ă©tĂ©, est et sera une garantie d’honneur et de patriotisme : l’ArmĂ©e. L’ArmĂ©e peut prendre en charge la situation, l’ordre, le gouvernement. [...] Si mon esprit de lutteur me pousse Ă  la lutte, mon patriotisme et mon amour pour le peuple m’incitent Ă  toute renonciation personnelle. [...] »

— Juan Domingo Perón, 19 septembre 1955, au matin[214].

À midi, PerĂłn rĂ©digea une lettre confuse adressĂ©e au gĂ©nĂ©ral Franklin Lucero, commandant en chef des forces armĂ©es et loyal au gouvernement constitutionnel. Dans cette lettre, PerĂłn s’efforçait de faire comprendre sa dĂ©mission :

« Il y a quelques jours [...] je dĂ©cidai de cĂ©der le pouvoir [...]. À prĂ©sent, ma dĂ©cision est irrĂ©vocable [...]. Des dĂ©cisions analogues de la part du vice-prĂ©sident et des dĂ©putĂ©s [...]. Par lĂ  mĂȘme, le pouvoir du Gouvernement passe automatiquement aux mains de l’ArmĂ©e. »

— Juan D. PerĂłn. Lettre au gĂ©nĂ©ral Franklin Lucero[215].

À 12 h 52, la radio de l’État diffusa un communiquĂ© par lequel les chefs rebelles Ă©taient invitĂ©s Ă  instaurer une trĂȘve et Ă  se rendre au ministĂšre de la Guerre pour parlementer. Plus tard, Lucero lut la lettre de renonciation de PerĂłn, fit part au ministĂšre de sa propre dĂ©mission, et annonça la constitution d’un Junte militaire appelĂ©e Ă  se charger du gouvernement. À CĂłrdoba, le commandant de rĂ©pression, JosĂ© MarĂ­a Sosa Molina, en sera informĂ© par la radio[216] - [217] :

« À midi, le monde me tombe sur la tĂȘte : alors que la bataille est presque gagnĂ©e, mes commandants m’informent qu’ils ont entendu Ă  la radio l’ordre de cesser le feu [...]. Je ne pouvais le croire. Nous tenions tout dans nos mains, et il fallait se figer dans les positions conquises. J’ai ensuite Ă©coutĂ© moi aussi Ă  la radio le texte de la dĂ©mission de PerĂłn, et Ă©galement celle de Lucero. »

— JosĂ© MarĂ­a Sosa Molina[218].

Le gĂ©nĂ©ral ĂĂ±iguez dĂ©cida de retirer ses troupes de la ville, car il doutait que tous les civils obĂ©iraient au cessez-le-feu, quand lui ne pouvait pas riposter[219].

Devant la proposition du gouvernement, Rojas et Uranga invitÚrent à des pourparlers à bord du 17 de Octubre, tandis que Lonardi requit comme préalable que Perón formalisùt sa démission de la maniÚre prescrite par la loi[220].

À partir de midi, la radio d’État annonça la renonciation de PerĂłn[212]. Au cours de la journĂ©e, diffĂ©rentes unitĂ©s des forces armĂ©es se dĂ©claraient rĂ©volutionnaires dans la province de Buenos Aires : l’École de sous-officiers (dont les deux colonnes de combat s’approchaient d’Azul), la base aĂ©rienne de Tandil, dirigĂ©e par le commodore Guillermo Espinosa Viale, et le 1er bataillon de sapeurs motorisĂ©, avec siĂšge Ă  San NicolĂĄs de los Arroyos. Il se produisit une rĂ©action en chaĂźne, oĂč de nombreuses unitĂ©s, dont le corps d’officiers Ă©tait rĂ©solument antipĂ©roniste, se rebellaient, et oĂč les officiers loyalistes ou apolitiques renonçaient pour leur part Ă  combattre[221].

À RĂ­o Colorado, les troupes du corps alpin de NeuquĂ©n se virent enjoindre de se rendre ou de subir un nouveau bombardement : leur chef, le gĂ©nĂ©ral Boucherie, se rendit Ă  la base Espora pour une entrevue avec Rial et pour remplir les formalitĂ©s. Il expliqua quelles avaient Ă©tĂ© les mouvements de sa troupe, et dĂ©crivit l’épouvante que lui avaient causĂ©e les bombardements aĂ©riens[221]. Se prĂ©senta Ă©galement Ă  la base Espora le colonel Barrates, chef de l’état-major de la 3e division de cavalerie, casernĂ©e Ă  Tornquist ; il fit part de la reddition du gĂ©nĂ©ral Molinuevo : toutes les troupes sous son commandement abandonnaient le combat, hormis le 3e rĂ©giment d’infanterie et les blindĂ©s. Le 1er rĂ©giment de cavalerie, rĂ©fugiĂ© dans une ferme proche de Tornquist, se rallia Ă  la rĂ©volution[221].

À 3h.45 du matin, entre le 19 et le 20 septembre, Puerto Belgrano reçut une dĂ©pĂȘche de Corrientes, oĂč la rĂ©volution avait Ă©chouĂ© : Ă©tonnamment, le gĂ©nĂ©ral Giorello, chef de la 4e division de cavalerie, annonçait pourtant que toutes ses unitĂ©s se mettaient Ă  la disposition du Commandement rĂ©volutionnaire. Pour le reste, les autoritĂ©s militaires dans les territoires nationaux de Patagonie seront nombreux aussi Ă  exprimer leur sympathie pour le camp rebelle[222].

Aux alentours de midi se tint une importante rĂ©union, Ă  laquelle assistĂšrent le ministre de la Guerre (le gĂ©nĂ©ral Lucero), le commandant en chef de l’armĂ©e (le gĂ©nĂ©ral Molina), le chef (le gĂ©nĂ©ral Wirth) et le sous-chef d’état-major (le gĂ©nĂ©ral Imaz). Lucero fit part de l’importante dĂ©cision de PerĂłn et ordonna Ă  Molina de rejoindre la Junte militaire et Ă  Imaz de transmettre l’ordre de cessez-le-feu Ă  toutes les unitĂ©s. À 12h.45, la radio d’État rendit publique cette nouvelle[223]. BientĂŽt, tous les gĂ©nĂ©raux de la garnison de Buenos Aires se prĂ©sentĂšrent au siĂšge du Haut Commandement, aux cĂŽtĂ©s de l’auditeur gĂ©nĂ©ral des forces armĂ©es, Oscar R. Sacheri, qui Ă©tait porteur de la missive signĂ©e par le prĂ©sident et qui entreprit d’en expliquer le contenu : l’armĂ©e Ă©tait priĂ©e de prendre en charge la situation, l’ordre public, et le gouvernement. Dans la salle se tenaient plus d’une trentaine de gĂ©nĂ©raux, qui dĂ©cidĂšrent Ă  l’unanimitĂ© d’accepter la dĂ©mission du prĂ©sident et de dĂ©signer, pour gouverner le pays, une Junte militaire composĂ©e des lieutenants-gĂ©nĂ©raux, des gĂ©nĂ©raux de division, et de l’auditeur gĂ©nĂ©ral[224]. Ensuite, une proclamation fut rĂ©digĂ©e, puis signĂ©e par tous les membres de la junte de gouvernement, savoir : les lieutenants-gĂ©nĂ©raux JosĂ© Domingo Molina et Emilio Forcher, les gĂ©nĂ©raux de division Carlos Wirth, Audelino Bergallo, Ángel J. Manni, Juan J. Polero, Juan JosĂ© Valle, RaĂșl Tanco, Carlos Alberto Levene, Oscar Uriondo, RamĂłn Herrera, Adolfo Botti, JosĂ© A. SĂĄnchez Toranzo, JosĂ© LeĂłn SolĂ­s, Guillermo Streicher, HĂ©ctor M. Torres Queirel et JosĂ© C. Sampayo, et enfin le docteur et gĂ©nĂ©ral Oscar R. Sacheri[225].

Une commission composĂ©e de Wirth, Manni et Forcher, qui avait pour mission de pacifier le pays et faire cesser les hostilitĂ©s, envoya un message Ă  Rojas et Ă  Uranga, les sollicitant de se prĂ©senter dans le Cabildo de Buenos Aires ou dans le palais de justice Ă  partir de 0 heures le 20 septembre pour mettre en Ɠuvre une politique de pacification[225].

Au cours de l’aprĂšs-midi, l’on convoqua, Ă  l’effet d’élargir la reprĂ©sentativitĂ© de la Junte, les commandants en chef de la force aĂ©rienne et de la marine, le brigadier Juan Fabri et l’amiral Carlos Rivero de OlazĂĄbal[226]. La junte fixa les Ă©tapes Ă  parcourir : mettre sous tutelle directe de l’État (intervenir) tous les gouvernements provinciaux et les trois pouvoirs du gouvernement national, organiser des Ă©lections conformĂ©ment Ă  la loi SĂĄenz Peña, abroger la rĂ©forme constitutionnelle de 1949, et accorder une ample amnistie Ă  toutes les personnes engagĂ©es dans les groupes rĂ©volutionnaires, tant militaires que civils[227].

Dans la nuit du lundi 19, un groupe de généraux interrogea Perón sur la Junte militaire annoncée, laquelle serait appelée à gouverner ; le président donna la réponse suivante[228] :

« Vous vous mĂ©prenez. Votre interprĂ©tation ne peut qu’ĂȘtre le fruit de la nervositĂ© ou de la prĂ©occupation : cette lettre ne mettait pas en cause ma qualitĂ© de prĂ©sident. Je continue d’ĂȘtre le chef de l’État. »

— Juan Domingo Perón, 19 septembre 1955, dans la nuit[228].

Les convocations et demandes de compte rendu que Perón se mit à émettre à partir de lundi 19 septembre à 22h.00 provoquÚrent un rejet quasi unanime parmi les membres de la Junte militaire. Le général Manni indique[229] :

« L’aspiration du comitĂ© de gĂ©nĂ©raux Ă©tait de mettre un terme Ă  la lutte entre les forces militaires et d’empĂȘcher Ă  tout prix une guerre civile. C’est pourquoi je crois que les autres membres de la junte n’ont pas non plus songĂ© Ă  relancer les opĂ©rations, hypothĂšse qui Ă  aucun moment ne s’est posĂ©e et que personnellement je n’ai jamais envisagĂ©e. L’armĂ©e ne lutterait pas pour soutenir un gouvernement en discrĂ©dit, ni ne serait jamais le soutien d’une tyrannie, ni encore ne provoquerait une guerre civile. Il n’est pas superflu de rappeler que [...] toute la population connaissait le contenu des communiquĂ©s, transmis de façon rĂ©pĂ©tĂ©e par la radio, et qu’en particulier ici dans la Capitale, les gens sont sortis dans les rues pour fĂȘter la chute de l’ancien mandataire ; mais le plus important Ă©tait que, Ă  ces instants-lĂ , toutes les troupes de la rĂ©pression ont baissĂ© les armes. »

— GĂ©nĂ©ral Manni[229].

Beaucoup de gĂ©nĂ©raux refusĂšrent de se rĂ©unir avec PerĂłn, et finalement dĂ©cidĂšrent d’envoyer une dĂ©lĂ©gation de six personnes : Molina, Rivero de OlazĂĄbal, Fabri, Forcher, Bergallo et Polero[229]. Lors de cette rĂ©union, l’ancien prĂ©sident tenta de les persuader qu’en rĂ©alitĂ© il n’avait pas dĂ©missionnĂ©, mais que dans sa lettre de renonciation, il avait voulu rĂ©affirmer sa disponibilitĂ© Ă  dĂ©missionner dans le futur[230]. Les membres de la junte campĂšrent sur leurs positions et la rĂ©union s’acheva sans avoir arrĂȘtĂ© de dĂ©cisions prĂ©cises[231].

Le 20 septembre

État de situation au 20 septembre.

Le 20 septembre vers 2 heures du matin, la Junte se rĂ©unit de nouveau pour dĂ©libĂ©rer Ă  propos de l’attitude de PerĂłn[231]. La majoritĂ© de ses membres Ă©taient favorables Ă  ce que PerĂłn fĂ»t considĂ©rĂ© comme dĂ©finitivement dĂ©missionnaire. Tout Ă  coup, le gĂ©nĂ©ral Imaz fit irruption dans la salle avec un groupe d’officiers armĂ©s, et prononça un discours sur la nĂ©cessitĂ© d’éviter une guerre civile et de ne pas tolĂ©rer que l’armĂ©e fĂ»t manipulĂ©e. DĂšs lors, PerĂłn fut dĂ©finitivement Ă©cartĂ© de la prĂ©sidence[232] - [233], et le haut comitĂ© rĂ©volutionnaire parvint ainsi Ă  tranquilliser nombre d’officiers qui eussent Ă©tĂ© sinon passibles de la peine capitale pour s’ĂȘtre soulevĂ©s contre les autoritĂ©s constituĂ©es : en effet, attendu que la constitution ne permet pas qu’un prĂ©sident remette aux mains d’une junte militaire les institutions rĂ©publicaines, il n’y avait plus alors d’autoritĂ©s lĂ©galement constituĂ©es, et la distinction entre « rebelles et loyaux » cessait d’exister[234].

Auparavant, aux environs de minuit, une colonne armĂ©e de militants de l’Alliance libĂ©ratrice nationaliste (ALN) s’apprĂȘtait Ă  se mettre en marche pour attaquer le ministĂšre de la Marine[235]. Le siĂšge de l’organisation fut cernĂ© par la gendarmerie, la police et les cadets du CollĂšge militaire. Des gaz lacrymogĂšnes furent utilisĂ©s et les alliancistas durent quitter l’édifice dĂ©sarmĂ©s. Le bĂątiment, attaquĂ© par un char aprĂšs 2h.30, en sera complĂštement dĂ©truit[236].

La Junte accepta la dĂ©mission du ministre Franklin Lucero, et entreprit ensuite de limoger le comitĂ© directeur de la Direction nationale de sĂ»retĂ©, en plaçant de nouvelles personnalitĂ©s Ă  la tĂȘte de la Police fĂ©dĂ©rale, de la PrĂ©fecture navale et de la Gendarmerie nationale[237]. D’autre part, on convoqua le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la CGT, Hugo di Pietro, qui protesta que les allĂ©gations de grĂšves rĂ©volutionnaires ou de mise sur pied de milices populaires Ă©taient fausses. Enfin, le gĂ©nĂ©ral Manni manda le major MĂĄximo Renner, assistant de PerĂłn, qui se trouvait dans le bureau de Lucero, et lui dit[238] :

« Tout ceci est à présent terminé, Renner. Le général Lucero vous aura déjà communiqué la disparition de toute autorité de gouvernement. Dites au général Perón de quitter le pays dÚs que possible. »

— Le gĂ©nĂ©ral Manni[238].

PerĂłn sollicita alors l’asile Ă  l’ambassade du Paraguay. Peu aprĂšs, Lonardi rendit une ordonnance, sous l’intitulĂ© de « DĂ©cret nÂș 1 », par laquelle il se nomma lui-mĂȘme « prĂ©sident provisoire de la Nation », demanda la reconnaissance par les autres pays, et Ă©tablit le siĂšge provisoire du gouvernement dans la ville de CĂłrdoba[215].

Cette mĂȘme nuit Ă  Puerto Belgrano, la tranquillitĂ© rĂ©gnait Ă  la suite du retrait ou de la reddition de la plupart des assaillants ; en revanche Ă  CĂłrdoba, Ă  Mendoza et dans le RĂ­o de la Plata, les rebelles gardaient de sĂ©rieux doutes quant aux intentions de PerĂłn, ayant en effet reçu des informations selon lesquelles plusieurs trains transportant des chars et des troupes se dirigeaient sur CĂłrdoba et La Plata[239]. Dans la matinĂ©e, Lonardi, Ă  l’École d’aviation, reçut de CĂłrdoba l’inquiĂ©tant message suivant[240] :

« Des unités blindées (confirmé) à Villa María en convoi. En donnons avis afin que vous fassiez ce que vous pourrez. Ici Cabildo a besoin de 1000 bombes Molotov car ils se préparent à entrer dans la ville. »

— Pedro Juan Kuntz, chef des Corps civils de sĂ©curitĂ©[240].

Le 20 Ă  six heures et demie, le gĂ©nĂ©ral Lagos prit un avion Ă  destination de CĂłrdoba, oĂč il s’entretint avec le gĂ©nĂ©ral Lonardi. Les deux hommes conclurent que Lagos devait former un gouvernement rĂ©volutionnaire pour continuer la lutte, Ă©tant donnĂ© que la ville de CĂłrdoba Ă©tait toujours encerclĂ©e et que l’on donnait pour certaine la dĂ©faite sur ce front[241].

À Buenos Aires, l’éphĂ©mĂšre Junte, vouĂ©e Ă  des tĂąches de pacification, reçut de la part de Rojas et de Lonardi des injonctions de cesser les mouvements de troupes. Pendant ce temps, dans la capitale nationale, les groupes rĂ©volutionnaires observaient les mouvements de la CGT, de l’Alliance libĂ©ratrice nationaliste, et du Parti pĂ©roniste ; dans les locaux de l’ALN, des armes Ă©taient distribuĂ©es et il y avait de nombreux mouvements de personnes. Un message envoyĂ© vers midi par Walter Viader rĂ©sume la situation[242] :

« Le gouvernement envoie des forces Ă  CĂłrdoba. Moral de ses troupes au plus bas, dĂ©sertions en masse, manquent d’essence pour leurs unitĂ©s. Sabotage dans les chemins de fer de Buenos Aires. Troupes d’occupation en partie insurgĂ©es. La Junte militaire dĂ©fend des positions personnelles. Elle s’oppose aux plans de la CGT mais on ne peut lui faire confiance. Nous continuerons jusqu’à l’annonce officielle de la reddition inconditionnelle. »

— Walter Viader, commandement rebelle à Buenos Aires[242].

Un grand nombre de troupes gouvernementales se concentra Ă  RĂ­o Cuarto ; les rebelles en revanche ne pouvaient s’appuyer que sur un Commando civil, dirigĂ© par Luis Torres Fotheringham. Non loin de la ville se trouvaient la base aĂ©rienne de Las Higueras et l’arsenal de Holmberg, oĂč la prĂ©sence de quinze chars et d’un nouveau contingent d’infanterie alarma les rebelles, qui projetĂšrent de bombarder Las Higueras le lendemain[243]. Le gĂ©nĂ©ral Lagos, qui n’avait pas connaissance des pĂ©ripĂ©ties de la Junte Ă  Buenos Aires, envisagea la possibilitĂ© de se retirer de San Luis et de se retrancher Ă  Mendoza[244].

Pour ajouter Ă  la confusion, le commandant en chef de l’armĂ©e, le gĂ©nĂ©ral JosĂ© Domingo Molina, envoya Ă  Lonardi le message suivant : « J’informe que la Junte militaire a acceptĂ© dĂ©mission de monsieur le PrĂ©sident [...]. Tout mouvement de troupes suspendu. »[245]

Si les rebelles savaient que la Junte militaire pĂ©roniste avait, selon sa propre affirmation, « assumĂ© le gouvernement de la rĂ©publique », il n’en demeurait pas moins que PerĂłn n’avait pas jusque-lĂ  signĂ© de lettre de dĂ©mission adressĂ©e au congrĂšs, mais seulement une vague renonciation adressĂ©e Ă  la Nation et Ă  l’armĂ©e. Face Ă  ce vide de pouvoir, Lonardi rĂ©solut d’instaurer un gouvernement rĂ©volutionnaire, dont lui-mĂȘme serait le prĂ©sident, avec le capitaine Rial comme « secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de Gouvernement » et le commodore Krause comme « secrĂ©taire des Relations extĂ©rieures »[246].

Le 20 septembre dans l’aprĂšs-midi, plusieurs dĂ©lĂ©guĂ©s de la Junte de gouvernement, avec Ă  leur tĂȘte le gĂ©nĂ©ral Forcher, montĂšrent Ă  bord du croiseur 17 de Octubre pour se prĂ©senter devant l’amiral Rojas. Lors de cette rĂ©union, ils furent informĂ©s des revendications des rĂ©volutionnaires, lesquelles comprenaient la reddition de toutes les forces gouvernementales et l’accession Ă  la prĂ©sidence du gĂ©nĂ©ral Lonardi pour le 22[247].

Dans la matinĂ©e, des communications tĂ©lĂ©phoniques purent ĂȘtre Ă©tablies entre le gouvernement provincial rĂ©volutionnaire de Mendoza et les civils rebelles de Buenos Aires, le gĂ©nĂ©ral Tassi et le docteur Alberto TedĂ­n, afin d’échanger des informations[248].

Victoire des forces putschistes

À la nuit tombante, les troupes loyalistes qui Ă©taient entrĂ©es dans la Province de CĂłrdoba s’en retournaient dĂ©jĂ  dans les provinces de TucumĂĄn et de Santiago del Estero[249]. À minuit, les officiers de liaison de Lonardi et de Krause montaient Ă  bord du 17 de Octubre et Ă©changeaient des nouvelles avec Rojas[250]. Dans la matinĂ©e, les premiers dirigeants rĂ©volutionnaires dĂ©barquaient Ă  Buenos Aires, et entreprenaient d’occuper le ministĂšre de la Guerre et les principales garnisons de l’armĂ©e de terre dans la ville[249].

Le 21 septembre, aprĂšs que la piste d’atterrissage de Las Higueras eut Ă©tĂ© bombardĂ©e Ă  six heures du matin, les forces loyalistes Ă  RĂ­o Cuarto se mirent en rapport avec les rebelles de Villa Reynolds pour leur signaler que les gĂ©nĂ©raux Prata, Falconnier et CortĂ­nez retournaient Ă  Buenos Aires et que les blindĂ©s ne faisaient plus mouvement ni contre CĂłrdoba, ni contre San Luis[246].

Toujours le 21, aprĂšs 9h.30, la radio d’État annonça publiquement que la Junte de gouvernement avait acceptĂ© les conditions de paix des rĂ©volutionnaires[250]. À 13h.30, le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la CGT s’adressa aux travailleurs leur demandant « de garder le calme le plus absolu et de poursuivre leurs tĂąches, et de n’accepter de suivre de directives qu’émanant de cette centrale ouvriĂšre. Chaque travailleur Ă  son poste, par le chemin de l’harmonie »[251].

À 17h.30, le gĂ©nĂ©ral ĂĂ±iguez se rendit dans la ville de CĂłrdoba pour s’entretenir avec les vainqueurs ; c’est Ossorio Arana qui vint l’accueillir, Lonardi se trouvant en effet alors au palais du gouvernement provincial, occupĂ© Ă  investir Videla Balaguer comme interventeur provincial. Ensuite, les troupes dâ€™ĂĂ±iguez engagĂšrent le voyage de retour, mettant le cap sur la province de Santa Fe[252].

Manifestations de joie du camp révolutionnaire dans les rues de Córdoba.

Le 22 septembre eut lieu le dĂ©filĂ© de la victoire sur l’avenue VĂ©lez Sarsfield Ă  CĂłrdoba ; en tĂȘte du cortĂšge marchaient le colonel Arturo Ossorio Arana, le commodore CesĂĄreo DomĂ­nguez et le lieutenant de vaisseau RaĂșl Ziegler[253].

Ce mĂȘme 22 septembre, l’Uruguay reconnut Lonardi comme prĂ©sident de l’Argentine, cependant que celui-ci dĂ©cidait la dissolution du congrĂšs national et nommait des interventeurs dans plusieurs provinces[215]. Le mĂȘme jour, le gĂ©nĂ©ral Aramburu et un collaborateur du gĂ©nĂ©ral Lagos se rencontraient pour Ă©valuer la situation, et arrivĂšrent Ă  la conclusion que l’aile libĂ©rale Ă©tait en difficultĂ© et qu’elle serait exclue du gouvernement en cours de formation[254].

Il fut convenu que Lonardi ne s’envolerait pour Buenos Aires que dans les premiĂšres heures du lendemain 23 septembre, afin de donner le temps d’arriver Ă  d’autres figures rĂ©volutionnaires du reste du pays, en particulier aprĂšs l’élargissement de plusieurs officiers de l’armĂ©e incarcĂ©rĂ©s Ă  RĂ­o Gallegos depuis le coup d’État de septembre 1951, parmi lesquels Alejandro AgustĂ­n Lanusse et AgustĂ­n PĂ­o de ElĂ­a[255].

Le 23 septembre, le gĂ©nĂ©ral Lonardi et l’amiral Rojas arrivĂšrent donc Ă  Buenos Aires. Le mĂȘme jour encore, le premier prĂȘta serment comme « prĂ©sident provisoire », puis le lendemain dĂ©signa l’amiral Isaac Rojas « vice-prĂ©sident provisoire »[215]. En une de son Ă©dition du mĂȘme jour, le quotidien ClarĂ­n appela la population Ă  se rassembler place de Mai, sous le gros titre suivant : « Rendez-vous d’honneur avec la libertĂ©. Pour la RĂ©publique aussi, la nuit appartient dĂ©sormais au passĂ© » (en espagnol, « Cita de honor con la libertad. TambiĂ©n para la RepĂșblica la noche ha quedado atrĂĄs »)[256].

La prise de fonction de Lonardi fut accompagnĂ©e par une nombreuse foule rassemblĂ©e sur la place de Mai, laquelle foule scanda notamment les slogans suivants : « Argentins oui, nazis non », « San MartĂ­n oui, Rosas non », « YPF oui, Californie non »[257], ou encore « Nous ne venons pas par dĂ©cret, et on ne nous paye pas non plus notre billet »[258]. Le 25 septembre, le gouvernement militaire fut reconnu par les gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni, ce dernier du reste aprĂšs avoir fortement soutenu les insurgĂ©s[259] - [260].

Corrélats

Bibliographie

  • (es) Isaac F. Rojas, Memorias del almirante Isaac F. Rojas : conversaciones con Jorge GonzĂĄlez Crespo, Buenos Aires, Planeta Argentina, (ISBN 9507423508)
  • (es) Franklin Lucero, El Precio de la Lealtad - Injusticias sin precedentes en la tradiciĂłn argentina. Editorial PropulsiĂłn.
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Liens externes

Notes et références

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  260. « Intervenciones en América » [archive], Pensamiento Nacional
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