AccueilđŸ‡«đŸ‡·Chercher

Catholicisme social

Le catholicisme social est un courant de pensĂ©e qui apparait au XIXe siĂšcle, qui a Ă©tĂ© Ă  l'origine de trĂšs nombreuses fondations associatives et syndicales. Ce courant de pensĂ©e prend racine avec la question sociale au moment de l’industrialisation qui provoque une transformation rapide de la sociĂ©tĂ© avec l'apparition du travail ouvrier et le dĂ©veloppement du salariat.

Catholicisme social
DĂ©finition Concept des sciences sociales dont l'Ă©tude tente de cerner les contours du rĂŽle social de l’Église catholique dans une sociĂ©tĂ© bouleversĂ©e par la rĂ©volution industrielle.
Date d'apparition XIXe siĂšcle
Pays Europe

Tout ce qui s'est greffĂ© sur ce courant de pensĂ©e ne peut ĂȘtre recensĂ© de façon exhaustive et trop nombreux sont ceux et celles qu'on peut qualifier de « catholiques sociaux », mais les Ă©tapes de son histoire au cours du XIXe siĂšcle et du XXe siĂšcle rĂ©vĂšlent une Ă©volution dans les approches Ă  mesure que la salariat devient la norme du travail.

Parmi l'ensemble des fondations, on peut compter notamment de nombreuses réalisations à caractÚre charitable : dans le domaine du travail (syndicats ouvriers), de la santé (structuration des services de santé des infirmiÚres), de la famille (colonies de vacances), etc.

Chronologie du concept

DĂ©but du XIXe siĂšcle

Un « premier » catholicisme social[D 1] a existĂ© dĂšs le dĂ©but du XIXe siĂšcle sans toutefois en avoir encore le nom ni former un mouvement unitaire. Il naĂźt progressivement aprĂšs une lente et double prise de conscience de la part des catholiques : celle de la question sociale que l’industrialisation du pays va rendre de plus en plus aigĂŒe et dramatique et celle, que le progrĂšs, la rĂ©novation et l’amĂ©lioration de l’humanitĂ© sont non seulement une rĂ©alitĂ© historique mais qu’ils ont leur source dans le christianisme. Ce courant d’idĂ©es, contemporain et rival du socialisme, culmine en 1848 avec la rĂ©volution de fĂ©vrier, avant de marquer le pas sous le Second Empire.

Les années 1870-1890

Sa naissance en France est traditionnellement liĂ©e Ă  la fondation en 1871 des « Cercles catholiques d’ouvriers » et de « l’Union des Ɠuvres ouvriĂšres catholiques » par Albert de Mun et Maurice Maignen. C'est dans le contexte de la mise en place de la TroisiĂšme rĂ©publique. RĂ©apparu aprĂšs 1871, il prend de l'ampleur et prĂ©pare en quelque sorte la « doctrine sociale de l'Église » dont l'encyclique Rerum Novarum du pape LĂ©on XIII publiĂ©e en 1891 est l’acte fondateur. L’expression « catholicisme social » est adoptĂ©e plus tardivement, aux environs de 1890.

DĂ©but du XXe siĂšcle

On peut cependant adopter la dĂ©finition donnĂ©e aux Semaines sociales de France de 1919 Ă  Metz, Ă  la sortie du conflit de la PremiĂšre guerre mondiale, par EugĂšne Duthoit : c'est un mouvement qui tend « Ă  diriger toutes les initiatives privĂ©es, Ă  orienter les lois, les institutions, les mƓurs, les revendications civiques vers une rĂ©forme fondamentale de la sociĂ©tĂ© moderne d’aprĂšs les principes chrĂ©tiens »[1]. Son dĂ©veloppement se poursuit et prend des formes trĂšs variĂ©es dans la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle avant que les nouvelles donnes du lendemain de la Seconde Guerre mondiale ne posent la question de sa place et de son avenir dans une sociĂ©tĂ© de plus en plus sĂ©cularisĂ©e et dans un monde oĂč de nouvelles problĂ©matiques sont apparues.

De 1822 Ă  1871 : premiĂšres initiatives, Ă©checs apparents

Descente des mineurs dans le puits (Constantin Meunier, 1882)
Descente des mineurs dans le puits (Constantin Meunier, 1882)
Fonderie à Charleroi, la coulée (Maximilien Luce, 1896)

Le spectacle de la misĂšre ouvriĂšre a amenĂ© un certain nombre de personnalitĂ©s catholiques Ă  rĂ©flĂ©chir sur un projet global de sociĂ©tĂ© qui donne rĂ©ponse Ă  la question sociale. Ces chrĂ©tiens vont Ă©laborer des thĂ©ories mais aussi proposer des mesures concrĂštes et des actions Ă  entreprendre. Ce n’est cependant pas un courant homogĂšne, les choix politiques des uns et des autres sont divers, voire opposĂ©s et peuvent Ă©voluer avec le temps.

Lente prise de conscience dans un contexte difficile

DĂšs les annĂ©es 1820, sous la Restauration puis sous la Monarchie de Juillet, les structures Ă©conomiques et sociales de la France ne sont pas encore profondĂ©ment modifiĂ©es par l’industrialisation. Le pays reste trĂšs majoritairement rural, les crises pĂ©riodiques sont dues Ă  la disette, la pauvretĂ© s’accroĂźt, et dans les quelques rĂ©gions oĂč naĂźt la grande industrie, les conditions de vie des premiĂšres gĂ©nĂ©rations prolĂ©tariennes sont Ă©pouvantables. Le bouleversement social qui va s’opĂ©rer n’est cependant pas immĂ©diatement visible[D 2].

Le contexte, pour l’Église de France, est encore celui du traumatisme de la RĂ©volution : elle est tournĂ©e essentiellement vers une reconstruction interne. Mais ses cadres sont vieillis et divisĂ©s, ses fidĂšles, peu nombreux et peu croyants. Les aristocrates, catholiques par tradition se taisent, les masses paysannes et ouvriĂšres sont abandonnĂ©es Ă  elles-mĂȘmes et la force vive et neuve du pays, la bourgeoisie, est majoritairement voltairienne. RĂ©flĂ©chir sur la sociĂ©tĂ© nouvelle n’est pas la prioritĂ© de l’Église de France et on en reste Ă  l’enseignement traditionnel et permanent du soulagement de la misĂšre par la charitĂ© individuelle. De plus, la hiĂ©rarchie de cette Église de France, tournĂ©e surtout vers le clergĂ©, est loin d'accorder une place importante aux laĂŻcs.

Pourtant, en 1822, la fondation d’une premiĂšre Ɠuvre ouvriĂšre, la « SociĂ©tĂ© de Saint-Joseph », due Ă  l'abbĂ© LowenbrĂčck et un article de FĂ©licitĂ© de La Mennais, paru dans le journal ultra-royaliste le Drapeau blanc, sur la dĂ©moralisation des travailleurs, sont les premiĂšres manifestations d'une prĂ©occupation sociale chez les catholiques[D 3] - [D 4]. Dans les annĂ©es qui suivent, quelques-uns, particuliĂšrement lucides, attirent l’attention sur le paupĂ©risme et le dĂ©noncent par leurs enquĂȘtes comme Louis RenĂ© VillermĂ©, par leurs publications comme Joseph-Marie de GĂ©rando dans Le Visiteur du pauvre en 1824 ; comme François-Emmanuel FodĂ©rĂ©, Essai historique et moral sur la pauvretĂ© des nations, 1825 ; Pierre Bigot de Morogue, De la misĂšre des ouvriers, ou encore Alban de Villeneuve-Bargemont, prĂ©fet du Nord, dans L’Économie politique chrĂ©tienne en 1834. Ils n’hĂ©sitent pas Ă  dire leur indignation mais leurs prises de position se font dans une incomprĂ©hension presque gĂ©nĂ©rale.

Division entre traditionalistes et libéraux

La minoritĂ© de catholiques qui s’intĂ©resse alors Ă  la question ouvriĂšre, est dispersĂ©e et provient de multiples horizons qu’on peut classer en deux courants de pensĂ©e politiques diffĂ©rents. Le premier, celui des milieux conservateurs (traditionalistes, contre-rĂ©volutionnaires, lĂ©gitimistes) reste tournĂ© vers le passĂ© : ces hommes rejettent l’individualisme, considĂ©rant que la sociĂ©tĂ© est organique et que les groupes intermĂ©diaires y tiennent une place essentielle. Ils nient donc les droits des individus et cherchent des remĂšdes dans l’étude de la sociĂ©tĂ© de l’Ancien RĂ©gime. Ce courant est reprĂ©sentĂ© sous la Restauration par des personnes comme Joseph de Maistre, Louis de Bonald, Chateaubriand, ou des personnalitĂ©s moins connues comme Blanc de Saint Bonnet Ă  Lyon. Sous la Monarchie de Juillet, Villeneuve-Bargemont, le prĂ©fet du Nord par ses rapports au ministĂšre, attire l'attention sur le problĂšme social, et, Ă  partir de 1838, Armand de Melun, le fondateur de la « SociĂ©tĂ© d'Économie charitable » se dĂ©tache comme chef de file du mouvement catholique social des milieux lĂ©gitimistes[D 5] - [D 6].

À cĂŽtĂ©, issu parfois au dĂ©part de ce premier courant mais rompant avec lui, le courant dit du catholicisme libĂ©ral. Il a comme figure de proue FĂ©licitĂ© de la Mennais, ainsi que l'ensemble de l'Ă©quipe des rĂ©dacteurs du journal L'Avenir. Les prises de position sont finalement condamnĂ©es par le pape GrĂ©goire XVI qui rĂ©dige deux encycliques : la premiĂšre encyclique, Mirari Vos (1832) est adressĂ©e Ă  tous les rĂ©dacteurs du journal l'Avenir et la deuxiĂšme, Singulari Nos (1834), sous-titrĂ©e Les erreurs de Lamennais lui est adressĂ©e personnellement. Il marque cependant profondĂ©ment des hommes comme Henri Lacordaire, Charles Forbes de Montalembert, Charles de Coux, Philippe Gerbet et FrĂ©dĂ©ric Ozanam qui, aprĂšs lui, perpĂ©tueront une tradition de libertĂ©[2] - [D 7]. Tous ces catholiques dits libĂ©raux, « qu'ils voient dans les libertĂ©s de 89 un fait irrĂ©versible ou qu'ils les jugent porteuses de valeur, ont en commun le refus de l'autoritĂ© sans partage, l'attachement aux rĂšgles du droit, la mĂ©fiance envers un État dont les institutions reprĂ©sentatives et les corps intermĂ©diaires ne limitent pas le pouvoir. Ils rĂ©cusent l'absolutisme, comme la dĂ©mocratie autoritaire et le nationalisme antiparlementaire »[3]. Pour eux, l’humanitĂ© progresse, « ce progrĂšs a pour germe l'Évangile » et « le catholicisme est Ă  l’origine de tous les perfectionnements sociaux »[D 8]. Ils se rapprochent du peuple, ont conscience de ses besoins. Par exemple de Coux qui, avant Marx, dĂ©nonce la plus-value ou Montalembert qui demande le repos hebdomadaire et intervient pour la limitation de la durĂ©e du travail des enfants.

Il y a aussi le groupe du socialisme chrétien formé autour de Buchez, un ancien saint-simonien, converti au catholicisme en 1829, qui veut réconcilier le catholicisme et la révolution, en attribuant une origine chrétienne aux principes de 1789[D 9].

En consĂ©quence, au moment de la RĂ©volution de 1848, la situation a Ă©voluĂ©, le catholicisme est Ă  nouveau respectĂ©, l’anticlĂ©ricalisme attĂ©nuĂ©, « un mouvement de rapprochement s’esquisse entre le prolĂ©tariat dĂ©christianisĂ© et l’Église »[D 10].

1848, FrĂ©dĂ©ric Ozanam et l’Ère nouvelle

Portrait de Frédéric Ozanam en 1852 réalisé par Louis Janmot.
Portrait de Frédéric Ozanam en 1852 réalisé par Louis Janmot.

Entre ce catholicisme libĂ©ral et ce qui sera vĂ©ritablement le catholicisme social, FrĂ©dĂ©ric Ozanam fait le lien et en ce sens joue un rĂŽle essentiel. En effet, il n’est pas seulement l’apĂŽtre de la charitĂ© privĂ©e, l’étudiant qui fonde avec d’autres la SociĂ©tĂ© de Saint-Vincent-de-Paul en 1833. Il cherche Ă  apporter une solution collective Ă  la misĂšre ouvriĂšre. Dans son cours de Droit commercial professĂ© Ă  Lyon en 1839, il souligne que le travail humain ne peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une marchandise ; pour lui une rĂ©ciprocitĂ© de services doit exister entre la sociĂ©tĂ© et les travailleurs, « une sorte de contrat sacrĂ© ». Si les conditions de travail n’élĂšvent pas le niveau de vie des ouvriers, si le salaire n’est pas suffisant et librement acceptĂ©, l’ordre est violĂ©, le contrat rompu[D 11].

C’est surtout dans ses articles pour l’Ère nouvelle, le journal fondĂ© par Henry Maret, de Coux et Lacordaire entre 1848 et 1850, qu’il prĂ©cise certaines de ses idĂ©es, dĂ©nonce avec force « ceux qui ont trop » alors que le plus grand nombre n’a rien. La question est donc vĂ©ritablement celle de justice sociale Ă  instaurer et son choix est dĂ©sormais celui de la dĂ©mocratie avec la fameuse formule « Passons aux Barbares ». Dans les semaines qui suivent la RĂ©volution de fĂ©vrier, ce catholicisme social semble avoir du succĂšs. En grand nombre, les mandements Ă©piscopaux rattachent alors les principes de libertĂ©, d'Ă©galitĂ© et de fraternitĂ© Ă  l'enseignement Ă©vangĂ©lique. Mais les troubles sociaux, manifestĂ©s par l'Ă©meute du 15 mai et par les journĂ©es de juin, brisent vite ce mouvement.

L’Ère nouvelle, affaiblie par des difficultĂ©s financiĂšres et les attaques de certains Ă©vĂȘques, ne tarde pas Ă  disparaĂźtre. Ses rĂ©dacteurs les plus clairvoyants comme Maret et Ozanam s’en Ă©cartent tout en n’abandonnant pas leurs idĂ©es. Surtout, 1848 crĂ©e une rupture dĂ©finitive Ă  l’intĂ©rieur du courant libĂ©ral entre ceux, minoritaires, qui restent favorables Ă  la dĂ©mocratie et les autres qui rallient sans hĂ©siter, comme Montalembert et Henri de Riancey, les conservateurs du « parti de l'Ordre », par crainte du danger socialiste[D 12]. Quant au journal L'Univers, longtemps organe du catholicisme libĂ©ral, il devient, sous la direction de Louis Veuillot, l'organe des catholiques intransigeants.

1848-1871, un catholicisme social français plutÎt timide et paternaliste

Pauline Jaricot.

La pĂ©riode de 1848 Ă  1870 marque le pas en France sur le sujet social, c’est un temps de rĂ©action politique et sociale de la part d'une grande majoritĂ© des catholiques. AprĂšs les tentatives gĂ©nĂ©reuses de la Seconde RĂ©publique et les essais d’application du socialisme qui ont effrayĂ© la bourgeoisie, le Second Empire amĂšne la prospĂ©ritĂ© avec le dĂ©veloppement de la grande industrie, des chemins de fer, des banques et des Ă©changes. Le mouvement ouvrier progresse et se prĂ©pare aux luttes. Le catholicisme français majoritairement conservateur reste quasi silencieux sur le plan social.

Les efforts d’Armand de Melun avec le dĂ©veloppement des « SociĂ©tĂ©s catholiques de secours mutuels », le mouvement des patronages et les Ɠuvres pour la jeunesse ouvriĂšre, l’exemple d’Augustin Cochin pour un patronat social catholique ont peu d’échos, et se heurtent Ă  la dĂ©christianisation de fait de la classe ouvriĂšre et Ă  son nouvel anticlĂ©ricalisme[D 13] - [D 14] - [D 15].

Des initiatives comme celle Ă  Lyon de Pauline Jaricot (1799-1862), connue surtout pour ĂȘtre la fondatrice de l'Ɠuvre de la Propagation de la Foi, mais aussi d’une tentative d'usine chrĂ©tienne de Rustre ou du PĂšre Antoine Chevrier (1826-1879) avec la crĂ©ation du Prado en 1860 au cƓur du quartier ouvrier de La GuillotiĂšre pour accueillir et Ă©duquer de jeunes enfants de familles dĂ©shĂ©ritĂ©es, restent encore isolĂ©es mais en font eux aussi des pionniers du catholicisme social[4]. Parmi les catholiques sociaux, les tendances paternalistes dominent, c’est la branche politiquement conservatrice du catholicisme social qui s’est imposĂ©e et la branche dĂ©mocrate disparait pratiquement.

Avant 1870, ce « premier » catholicisme social français provenant de cellules fort diverses et dispersĂ©es, reprĂ©sentĂ© par quelques personnalitĂ©s philanthropiques et figures charismatiques, ne parvient pas Ă  intĂ©resser Ă  ses efforts la masse des catholiques. Ceux-ci sont rendus aveugles par leur incomprĂ©hension totale du problĂšme social et, Ă  partir de 1848, par la crainte du danger socialiste. L'Ă©piscopat lui-mĂȘme, Ă  deux ou trois exceptions prĂšs (le cardinal de Croy, l'Ă©vĂȘque de Cambrai Louis Belmas, l'archevĂȘque de Paris Denys Affre), n'a pas eu la moindre idĂ©e qu'il pĂ»t exister un problĂšme social, ou ne l'a envisagĂ© que sous l'angle de la charitĂ©.

De 1871 Ă  1891 : Ă©mergence, ampleur internationale

L'expérience lancée par ces précurseurs, avec ses points positifs et malgré ses hésitations et ses impasses, a frayé la route et apparaßt comme une préfiguration du mouvement plus ample qui atteint d'autre pays européens et qui va se développer en France à partir de 1871, avec un ancrage politique majoritairement conservateur.

Relais et inspiration venus d’ailleurs

Portrait de Wilhelm Emmanuel von Ketteler (1865)

Contrairement Ă  ce qui se passe en France entre 1848 et 1870, des voix au sein des communautĂ©s chrĂ©tiennes s’élĂšvent dans d’autres pays europĂ©ens comme en Allemagne, avec les CongrĂšs catholiques, ou en Belgique avec les AssemblĂ©es catholiques de Malines, etc. On peut citer l’exemple de l’abbĂ© Adolph Kolping (1813-1865) qui Ɠuvre Ă  unifier et rĂ©pandre les fĂ©dĂ©rations de compagnons ou celui de von Ketteler, Ă©vĂȘque de Mayence encore plus significatif : son souci de la question ouvriĂšre est constant entre 1850 et 1877. Il prend Ă  son compte toutes les revendications ouvriĂšres sur le salaire vital, la diminution des heures de travail, les jours de repos, l’interdiction du travail des trop jeunes filles et des enfants. Il organise des sociĂ©tĂ©s ouvriĂšres de production oĂč la direction de chaque entreprise est confiĂ©e aux ouvriers eux-mĂȘmes. Wilhelm Emmanuel von Ketteler, surnommĂ© « l'Ă©vĂȘque des ouvriers » donne au catholicisme social une rĂ©flexion positive : il n'a pas Ă  simplement s'opposer au principes modernes mais Ă  proposer des solutions ontologiquement catholiques ; c'est ainsi que dans son livre La question ouvriĂšre et le christianisme (1864), il dĂ©fend Ă  la fois l'amĂ©lioration morale des ouvriers par la rechristianisation mais Ă©galement la nĂ©cessaire intervention du lĂ©gislateur pour rĂ©soudre la question sociale[5].

Ces exemples allemands vont directement profiter Ă  deux de ceux que l’on considĂšre comme les fondateurs du catholicisme social français, Albert de Mun (1841-1914) et La Tour du Pin (1834-1924). Officiers royalistes tous les deux, faits prisonniers au moment de la dĂ©faite de 1870-1871, ils prennent connaissance au cours de leur captivitĂ© des expĂ©riences du catholicisme social allemand. C'est Ă©galement durant cette pĂ©riode, grĂące Ă  l'intervention du Dr Lingens, futur figure de proue du Zentrum, que les deux officiers dĂ©couvrent le livre d'un dĂ©putĂ© impĂ©rial, Émile Keller, L'Église, l'État et la LibertĂ© (1866), ouvrage qui va profondĂ©ment les marquer[6]. Les contacts nouĂ©s sont complĂ©tĂ©s quand, entre 1877 et 1881, La Tour du Pin, nommĂ© attachĂ© militaire Ă  Vienne, rencontre des reprĂ©sentants de l’école sociale autrichienne (des membres du parti social chrĂ©tien, Karl von Vogelsang, le comte de Blome, le baron de Kuefstein, les princes de Liechtenstein, etc.) ; une vision europĂ©enne peut ainsi s’élaborer. RenĂ© de la Tour du Pin, lors de sa pĂ©riode viennoise, va Ă©galement largement entrer en contact avec l'hĂ©ritier du trĂŽne de France, le comte de Chambord, rĂ©sidant Ă  Forsdorf ; ce dernier, intĂ©ressĂ© par les questions Ă©conomiques et sociales, va inspirer en profondeur le courant monarchiste du catholicisme social[7].

Les Cercles catholiques ouvriers, Albert de Mun, La Tour du Pin et les autres

Maison oĂč prit naissance le premier Cercle catholique ouvrier Ă  Paris en 1865, dans le 14e arrondissement.

De Mun et La Tour du Pin, ces deux officiers royalistes liĂ©s par une profonde amitiĂ© et rejoints par LĂ©on Harmel, industriel et bourgeois et par d’autres comme Maurice Maignen et FĂ©lix de Roquefeuil, vont, malgrĂ© les horizons diffĂ©rents d’oĂč ils viennent, mettre en commun leur esprit chrĂ©tien et leur besoin d’agir. La captivitĂ© a amenĂ© Albert de Mun Ă  rĂ©flĂ©chir aux causes de la dĂ©faite, et la Commune Ă  mesurer la dĂ©sorganisation sociale : « Entre ces rĂ©voltĂ©s et la sociĂ©tĂ© lĂ©gale dont nous Ă©tions les dĂ©fenseurs, un abĂźme nous apparut ».

DĂšs 1871 est fondĂ©e l'ƒuvre des cercles catholiques d'ouvriers dont le but, selon Madame de Brivazac, prĂ©sidente du ComitĂ© des Dames des Cercles Catholiques d'ouvriers en 1896, est de « rapprocher, sans les confondre, les classes de notre sociĂ©tĂ© française, irritĂ©es les unes contre les autres par les doctrines irrĂ©ligieuses et rĂ©volutionnaires et par les consĂ©quences d'une transformation Ă©conomique dont le peuple est la premiĂšre, mais non pas la seule victime ». Il s’agit en fait de contribuer Ă  une rechristianisation en mĂȘme temps qu’à la dĂ©fense des intĂ©rĂȘts matĂ©riels et moraux du monde ouvrier. Le but est moins d’attirer les masses ouvriĂšres que d’en former une Ă©lite. C’est, selon la formule de Georges Hourdin une modeste mais premiĂšre prise de contact avec la classe ouvriĂšre.

Dans le groupe des fondateurs, les rĂŽles sont complĂ©mentaires. Albert de Mun est le propagandiste de l’Ɠuvre des Cercles. Vite occupĂ© par son action politique et parlementaire pratiquement ininterrompue de 1876 Ă  1914 comme dĂ©putĂ© du Morbihan puis du FinistĂšre, il participe Ă  l’Ɠuvre de lĂ©gislation sociale de la IIIe RĂ©publique soutenant l’existence de syndicats mixtes, la rĂ©glementation du travail des femmes en 1888, l'interdiction du travail des enfants de moins de 13 ans en 1890, les rĂ©formes du droit du travail sur les accidents professionnels, l'arbitrage dans les conflits, la lĂ©gislation sociale internationale, etc. Sa proposition pour les femmes enceintes d’un arrĂȘt de travail obligatoire et d’une indemnitĂ©, rejetĂ©e en 1892, est reprise sept ans plus tard. En prĂ©curseur aussi il prĂ©conise la crĂ©ation de caisses d'assurances spĂ©ciales alimentĂ©es conjointement par les patrons et les ouvriers et propose de substituer Ă  la thĂ©orie de la responsabilitĂ© dĂ©lictuelle, le principe du risque professionnel. Il propose Ă©galement l'organisation de caisses de secours et de retraite pour amĂ©liorer le sort des ouvriers ĂągĂ©s[8]. « Orateur brillant, il est un reprĂ©sentant typique du catholicisme intransigeant et un opposant au « monde moderne », dont il fait une critique impitoyable ; pour cela mĂȘme, il se montre hardi dans ses idĂ©es sociales »[9] ; au dĂ©part lĂ©gitimiste et contre-rĂ©volutionnaire, antilibĂ©ral et antisocialiste, il accepte en 1892 le « ralliement » Ă  la RĂ©publique demandĂ© par LĂ©on XIII aux catholiques français.

RenĂ© de La Tour du Pin, intellectuel rigoureux dans sa pensĂ©e et rigide dans ses fidĂ©litĂ©s politiques est le thĂ©oricien du groupe dĂ©veloppant en particulier l’idĂ©e corporative et les syndicats mixtes ; il anime de ses avis et de ses articles le « Conseil des Études » crĂ©Ă© Ă  cĂŽtĂ© des Cercles d’ouvriers. Aux cĂŽtĂ©s du PĂšre de Pascal, de Keller, de Duthoit, de Milcent et de FĂ©lix de Roquefeuil, il est au dĂ©part d’un mouvement continu de recherches et d’adaptations doctrinales.

LĂ©on Harmel qui appartient Ă  ces nouvelles classes dirigeantes et que sa profession fait cĂŽtoyer quotidiennement les rĂ©alitĂ©s Ă©conomiques et les milieux populaires est celui qui met en pratique les principes de l’ƒuvre dans ses usines ; il cherche Ă  dĂ©velopper l’action populaire des masses et fait confiance au prolĂ©tariat mĂȘme dans sa propre usine ; il multiplie les congrĂšs, il amĂšne tous les deux ans depuis 1885 avec le cardinal LangĂ©nieux, industriels et ouvriers en pĂšlerinage Ă  Rome.

Maurice Maignen, l’initiateur des premiers cercles d’ouvriers dĂšs les annĂ©es 1860, est plus tournĂ© vers l’action sociale et l’évangĂ©lisation du prolĂ©tariat.

Les cercles se multiplient rapidement dans toute la France : en 1878 l'Ɠuvre compte 375 cercles, prĂšs de 8 000 membres « protecteurs » et 37 500 travailleurs. Lors de l'exposition de 1900, le bilan de l'Ɠuvre fait apparaĂźtre la crĂ©ation de 418 cercles avec 60 000 membres, de 136 syndicats agricoles avec 42 500 adhĂ©rents et de 77 syndicats dits de « l'aiguille » qui Ă©taient des associations chrĂ©tiennes des mĂšres de famille. Un essoufflement se dessine cependant vers 1885, « soit lassitude de la classe dirigeante que de Mun avait un moment secouĂ©e, soit lassitude des ouvriers qui s'accommodaient mal d’ĂȘtre traitĂ©s en « enfants de patronage » et associĂ©s Ă  un programme politique outrageusement rĂ©actionnaire »[LR 1].

L’Union de Fribourg, atelier international de la doctrine sociale de l’Église

Portrait de Gaspard Mermillod par LĂ©opold Flameng, 1866.

Le mouvement initiĂ© par Albert de Mun et La Tour du Pin est volontairement et systĂ©matiquement Ă  la recherche de contacts avec l’étranger, en particulier avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie oĂč des cercles d’études similaires, opposĂ©s au libĂ©ralisme Ă©conomique et au socialisme existent. IncitĂ© peut-ĂȘtre par l’exemple de l’Internationale socialiste, La Tour du Pin et Gaspard Mermillod, Ă©vĂȘque de Lausanne et GenĂšve, ont l’idĂ©e de provoquer en 1884 la crĂ©ation d’un comitĂ© chargĂ© de coordonner les recherches des diffĂ©rents groupes. Le siĂšge choisi est Fribourg et la prĂ©sidence en est confiĂ©e Ă  Gaspard Mermillod.

Les rencontres prennent de l’ampleur puisque cette Union de Fribourg compte soixante membres en 1891. Les Français Louis Milcent et RenĂ© de la Tour du Pin s’y distinguent, dĂ©fendant en particulier l’idĂ©e de corporatisme ; les princes Karl von Löwenstein et Aloys von Liechtenstein, ainsi que les comtes Gustav von Blome et Franz von Kuefstein dominent la dĂ©lĂ©gation germano-autrichienne. Parmi les quinze membres suisses, Gaspard Decurtins joue un rĂŽle actif, prĂ©conisant entre autres une confĂ©rence internationale sur le travail. Il y a aussi le P. Liberatore, jĂ©suite italien, disciple en matiĂšre sociale et politique de Taparelli d'Azeglio. Des thĂšmes communs se dĂ©gagent de leurs travaux qui abordent de nombreuses questions comme le syndicalisme, le rĂ©gime corporatif, l’organisation de l’industrie, la question agraire, le salaire, les assurances ouvriĂšres, la rĂ©glementation internationale de la production industrielle[10].

Certains des principes Ă©laborĂ©s dans ce centre d’études de Fribourg sont repris au moment de la prĂ©paration de l’encyclique Rerum Novarum : Gaspard Mermillod fait partie du « comitĂ© intime » que LĂ©on XIII, soucieux de la misĂšre ouvriĂšre et de la question sociale a mis en place dĂšs 1882 pour Ă©tudier le sujet ; le PĂšre Liberatore est choisi pour ĂȘtre le rĂ©dacteur de la toute premiĂšre version de 1890 et le relecteur de la seconde[11]. Cette validation de la part du Saint-SiĂšge (mĂȘme si toutes les idĂ©es de l’Union de Fribourg ne sont pas retenues, comme celle du corporatisme, et que la rĂ©daction finale de LĂ©on XIII garde une indĂ©pendance par rapport aux diffĂ©rentes Ă©coles) donne Ă  l’Union le rĂŽle prestigieux d’atelier de la doctrine sociale de l'Église. Cependant, aprĂšs la publication de l'encyclique en 1891 et la mort de Mermillod en 1892, l'Union de Fribourg voit son rĂŽle dont l'importance a parfois Ă©tĂ© surestimĂ©e dans la mĂ©moire locale, passer au second plan[10].

Socle doctrinal officiel : l’encyclique Rerum Novarum, 1891

Portrait de LĂ©on XIII en 1887

Les intuitions du premier catholicisme social, les rĂ©alisations accomplies, les thĂšses Ă©laborĂ©es dans l’Union de Fribourg, l’influence de prĂ©lats comme Henry Edward Manning, archevĂȘque de Westminster en Angleterre ou James Gibbons, archevĂȘque de Baltimore aux États-Unis, alarmĂ©s eux aussi par les consĂ©quences de la rĂ©volution industrielle, contribuent Ă  renouveler le discours social de l’Église. Leurs idĂ©es, longtemps contestĂ©es, sont finalement partagĂ©es et reprises par le pape LĂ©on XIII et Rerum Novarum est la premiĂšre encyclique consacrĂ©e aux questions sociales que l’Europe et les États-Unis affrontent Ă  cette Ă©poque.

Dans ce texte LĂ©on XIII dĂ©nonce d'abord les idĂ©es « socialistes » et justifie le droit Ă  la propriĂ©tĂ© privĂ©e tout en ordonnant l’usage des biens possĂ©dĂ©s au bien commun : affranchissant l’homme de la prĂ©caritĂ©, le droit de propriĂ©tĂ© est la condition d’une libertĂ© rĂ©elle. Mais les excĂšs du libĂ©ralisme sont Ă©galement condamnĂ©s et l’intervention de l’État dans l’économie est lĂ©gitimĂ©e. LĂ©on XIII y dĂ©fend le juste salaire, le droit Ă  constituer des associations professionnelles, la nĂ©cessitĂ© d’adapter les conditions de travail des enfants et des femmes, le repos dominical
 nombre de points qui sont repris par la lĂ©gislation sociale qui se met en place Ă  l’époque. Fondamentalement, son propos vise Ă  rĂ©veiller les consciences de ses contemporains et Ă  ouvrir des chemins en vue d’un ordre social qui dĂ©passe l’opposition entre classes, et permette d’établir la sociĂ©tĂ© dans la concorde et l’harmonie.

Cette encyclique met en Ă©vidence les questions Ă©thiques inhĂ©rentes Ă  l’ordre Ă©conomique et Ă©tablit la lĂ©gitimitĂ© de l’Église Ă  s’exprimer sur les questions sociales. Elle situe l’Église dans une position critique Ă  la fois envers le socialisme collectiviste et le libĂ©ralisme individualiste, position qui restera une constante de toute la Doctrine sociale[12].

Un consensus impossible

Avec un tel texte, les catholiques sociaux se trouvent stimulĂ©s, leurs rĂ©alisations vont se multiplier et se diversifier, mais en mĂȘme temps, leurs Ă©nergies sont dĂ©sormais « contrĂŽlĂ©es » par Rome et des divergences s’accentuent entre ceux qui, comme Albert de Mun, mettent l’accent sur l’action de la classe dirigeante et ceux qui prĂ©conisent comme LĂ©on Harmel l’initiative ouvriĂšre. De cette derniĂšre tendance va naĂźtre le mouvement dit de DĂ©mocratie chrĂ©tienne. Par contre la grande majoritĂ© des catholiques reste toujours « plus ou moins consciemment attachĂ©e Ă  un libĂ©ralisme renforcĂ© par la dĂ©fiance croissante qu’ils Ă©prouvent Ă  l’égard de l’État rĂ©publicain et des ouvriers socialistes » et elle s’oppose Ă  toute intervention de l’Église dans le domaine Ă©conomique et social[LR 2].

PremiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle, floraison d’initiatives et d’activitĂ©s

Pour le catholicisme social, l'Encyclique Rerum Novarum, prise de position officielle de l'Église catholique, est un encouragement inespĂ©rĂ©. Ses initiatives en cours se dĂ©veloppent plus rapidement et il inspire de plus en plus d'activitĂ©s : Ɠuvres de caractĂšre social, mais aussi partis politiques ou syndicats d'inspiration chrĂ©tienne. DĂšs lors, au cours des dĂ©cennies qui suivent, il prend des formes trĂšs diverses, intervient dans des domaines multiples, parfois en lien Ă©troit avec l'Église, parfois de façon plus autonome.

Les multiples créations qui jalonnent cette période prennent toutes leur origine dans ce courant de pensée : des « catholiques sociaux » en sont parfois les fondateurs ou y adhÚrent naturellement. Elles laissent cependant apparaßtre des sensibilités et des choix divers et donc des différences voire des oppositions importantes, ne formant pas un mouvement unitaire mais plutÎt une mouvance aux contours difficiles à définir.

Jeunesse catholique : l'A.C.J.F. et ses mouvements d'action catholique spécialisés

Une manifestation en Suisse rassemblant la jeunesse chrĂ©tienne donne Ă  Albert de Mun l’idĂ©e de lancer en 1886 l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) dont le but est de « coopĂ©rer au rĂ©tablissement de l’ordre social chrĂ©tien ». Son premier congrĂšs a lieu Ă  Angers en 1887 et dĂšs 1891, son premier prĂ©sident, Robert de Roquefeuil, peut prĂ©senter Ă  Rome plus de 1 200 militants. D'abord limitĂ©e aux milieux Ă©tudiants, elle s'ouvre en 1896 Ă  tous les jeunes catholiques, fĂ©dĂ©rant ainsi les organisations de jeunesse prĂ©existantes (confĂ©rences d'Ă©tudiants, cercles divers de jeunes gens, etc.)[M 1]. L'association devient en fait une vĂ©ritable Ă©cole de formation sociale : par son aumĂŽnerie souvent assurĂ©e par les JĂ©suites, par ses CongrĂšs annuels Ă  partir de 1902, par ses enquĂȘtes, par ses campagnes, elle prĂ©pare les jeunes catholiques Ă  leurs futures responsabilitĂ©s et joue le rĂŽle de pĂ©piniĂšre fĂ©conde.

L'encyclique Rerum Novarum lui permet de prendre son vĂ©ritable essor et elle se range alors clairement dans le camp du catholicisme social, adoptant la devise « sociaux parce que catholiques »[LR 3]. L'association reste donc en continuitĂ© avec les objectifs initiaux, ce qu'Alain-RenĂ© Michel appelle « l'hĂ©ritage », mais une Ă©volution s'esquisse aprĂšs la premiĂšre guerre mondiale et dirige un certain nombre de ses membres vers le terrain civique et politique : Charles Flory, qui la prĂ©side de 1922 Ă  1926, lance le slogan « civiques parce que sociaux ». Les annĂ©es 1920 marquent donc pour ces jeunes catholiques de l’A.C.J.F. « l’entrĂ©e en dĂ©mocratie »[M 2]. Plusieurs de ses militants sont proches du Parti dĂ©mocrate populaire (PDP) fondĂ© en 1924, ou bien figureront plus tard parmi les cadres de la DĂ©mocratie chrĂ©tienne française (le futur cardinal Pierre Gerlier, Georges Bidault, François de Menthon, Edmond Michelet, Robert Schuman, etc.). Certaines des propositions prĂ©sentĂ©es dans les congrĂšs de l’ACJF. se rĂ©aliseront dans des dispositions lĂ©gislatives. Mais cette nouvelle orientation vaut Ă  l’association de faire l’objet, dĂšs 1919, de vives critiques adressĂ©es Ă  Rome par les tenants d’une ligne intransigeante. On lui reproche d’aller trop loin sur le terrain social, de se mĂȘler Ă  la vie publique, et d’avoir des tendances trop dĂ©mocratiques.

Les groupes, trĂšs diffĂ©rents des points de vue gĂ©ographique, social et Ă©conomique, se multiplient dans toute la France et l'Outre-Mer (AlgĂ©rie, Cochinchine). La diversitĂ© des milieux intĂ©ressĂ©s et la prise de conscience de la force que reprĂ©sentent des ensembles mieux structurĂ©s, amĂšnent l'ACJF Ă  accepter une organisation en formations spĂ©cialisĂ©es : la Jeunesse ouvriĂšre chrĂ©tienne française (suivant en cela l’exemple venu de Belgique oĂč l'abbĂ© Cardijn rĂ©unit, dĂšs 1912, la premiĂšre Ă©quipe de jeunes ouvriers prĂ©alable Ă  la crĂ©ation de la Jeunesse OuvriĂšre ChrĂ©tienne) s'organise Ă  partir de 1926 et s'affilie l'annĂ©e suivante Ă  l'A.C.J.F. comme mouvement autonome. Cela provoque une rĂ©action en chaĂźne de chaque milieu social : la Jeunesse agricole catholique (JAC), la Jeunesse Ă©tudiante chrĂ©tienne (JEC), la Jeunesse maritime catholique (JMC) et la Jeunesse indĂ©pendante catholique (JIC) entrent tour Ă  tour entre 1929 et 1936 au comitĂ© gĂ©nĂ©ral de l'A.C.J.F. Cette spĂ©cialisation fait prendre conscience au catholicisme social dont est issue l'A.C.J.F. de l’importance du phĂ©nomĂšne de classe sociale et de l’adaptation nĂ©cessaire de l’action qu'il en rĂ©sulte; elle modifie Ă©galement la structure mais aussi la nature de l'A.C.J.F, chaque mouvement ayant sa propre identitĂ©. La gĂ©nĂ©ralisation de la spĂ©cialisation est Ă  l'origine de ce qu'Alain-RenĂ© Michel appelle la « nouvelle ACJF »[M 3].

L'Ă©volution accomplie est importante d'autant plus que ces mouvements de jeunesse spĂ©cialisĂ©s sont validĂ©s quand le pape Pie XI met en Ɠuvre en 1931 l’Action catholique, conçue comme « la participation des laĂŻcs Ă  l’apostolat hiĂ©rarchique ». Initialement mouvement de laĂŻcs, dirigĂ© par des laĂŻcs, n'engageant pas l'Église et avec des aumĂŽniers proposĂ©s par les dirigeants, l'ACJF et les mouvements spĂ©cialisĂ©s qui la composent sont dĂ©sormais encadrĂ©s par des clercs et sous la tutelle de la hiĂ©rarchie ecclĂ©siastique qui nomme l'aumĂŽnier et dĂ©lĂšgue son « mandat » pour l'Ă©vangĂ©lisation de milieux donnĂ©s. « La commĂ©moration triomphale du cinquantenaire de l’ACJF en 1936 au Parc des Princes en prĂ©sence de l’épiscopat, la cĂ©lĂ©bration l’annĂ©e suivante du Xe anniversaire de la JOC devant 100 000 jeunes travailleurs » traduisent ce qui semble un succĂšs exceptionnel[LR 4].

Cependant le souci n'est plus de former une Ă©lite intellectuelle et sociale mais de faire Ă©merger une Ă©lite des milieux eux-mĂȘmes en particulier des milieux populaires. L'engagement est non seulement social mais aussi civique et politique et, dans les annĂ©es 1930, il se fait avec un « glissement Ă  gauche »[M 4]. C'est donc une rĂ©vision en profondeur de l'approche traditionnelle de l'action des catholiques dans la sociĂ©tĂ© qui s'est opĂ©rĂ©e. Un tel choix de pĂ©nĂ©tration et de prĂ©sence accrues dans la vie dĂ©mocratique du pays fait parallĂšlement Ă  l'accentuation d'une dimension spirituelle d'Ă©vangĂ©lisation et d'une tutelle de la hiĂ©rarchie n'est pas sans ambiguĂŻtĂ©[M 5]. DĂšs lors de futures crises et controverses sont en germe dans les mutations accomplies.

Ces mouvements spĂ©cialisĂ©s de l'A.C.J.F comme les cercles d’études du Nord et du Nord-Est, les Groupes d’études du Sud-Est de Marius Gonin et la Chronique sociale de Lyon, le mouvement Le Sillon de Marc Sangnier et d'autres, Ɠuvrent tous, en complĂ©mentaritĂ© ou en concurrence, pour Ă©duquer toute une gĂ©nĂ©ration Ă  la responsabilitĂ© sociale et politique[13]. Ils suscitent parmi leurs membres de nombreuses « vocations » civiques et politiques Ă  l'origine de la crĂ©ation et du dĂ©veloppement du syndicalisme chrĂ©tien et du courant de dĂ©mocratie chrĂ©tienne.

Naissance du syndicalisme chrétien : C.F.T.C., 1919

La volontĂ© de refaire une sociĂ©tĂ© nouvelle par des actions temporelles concrĂštes, dĂ©bouche naturellement sur l’association et l’organisation professionnelles. Le syndicalisme ne peut cependant naĂźtre en France qu'Ă  partir de la loi Waldeck-Rousseau de 1884 qui l'autorise. D’abord tentĂ©s sinon par la corporation du moins par le syndicat mixte qui permet la collaboration entre classes rivales, les chrĂ©tiens du monde ouvrier comprennent la nĂ©cessitĂ© d’un syndicalisme autonome face aux syndicats dominĂ©s par l'idĂ©ologie marxiste de lutte des classes.

Des premiĂšres initiatives ont lieu Ă  partir de 1887 dans le Nord, Ă  Lyon et Ă  Paris (par exemple le SECI Syndicat des employĂ©s du commerce et de l'industrie). De nombreux autres petits syndicats chrĂ©tiens suivent, ils sentent la nĂ©cessitĂ© d'une coordination et de leur union allait sortir en 1919 la ConfĂ©dĂ©ration française des travailleurs chrĂ©tiens (C.F.T.C.). À l'origine, la C.F.T.C. regroupe 321 syndicats. Son principe de recrutement est large : elle accueille tous les travailleurs acceptant d'appliquer les idĂ©aux de la morale sociale chrĂ©tienne. Elle poursuit l’Ɠuvre des premiers syndicats, en dĂ©veloppant les bureaux de placement, les services juridiques, les caisses d’entraide et les services sociaux. En 1920, elle contribue avec d’autres syndicats chrĂ©tiens europĂ©ens Ă  fonder la ConfĂ©dĂ©ration internationale des syndicats chrĂ©tiens.

Sous l'impulsion de Jules Zirnheld, son premier prĂ©sident qui reste en poste jusqu'en 1940 puis de Gaston Tessier, ce syndicalisme s'affirme face aux confĂ©dĂ©rations rivales. MalgrĂ© son choix pour une voie rĂ©formiste et non rĂ©volutionnaire, il se heurte aux prĂ©jugĂ©s conservateurs et aux manƓuvres du patronat catholique qui l'accuse de recourir Ă  la lutte de classes. Il choisit de dĂ©fendre l'indĂ©pendance syndicale et la libertĂ© du travail et propose avant mĂȘme les affrontements sociaux de 1936 un salaire minimum, les allocations familiales, la rĂ©duction de la durĂ©e du travail, des logements sociaux, les conventions collectives, etc. Les Ă©vĂšnements de 1936 et la montĂ©e de la premiĂšre gĂ©nĂ©ration formĂ©e par la Jeunesse ouvriĂšre chrĂ©tienne (JOC) lui apportent un sang nouveau et en font une grande organisation ouvriĂšre[LR 5]. En 1937, elle compte 2000 syndicats et 400 000 adhĂ©rents.

Sous le gouvernement de Vichy, la C.F.T.C., refusant la « Charte du travail » visant Ă  supprimer les syndicats au profit d'une nouvelle organisation professionnelle, s’auto-dissout et entre dans la clandestinitĂ©. Ses dirigeants participent Ă  la rĂ©sistance, et, lors de la LibĂ©ration, elle est reconnue comme l'un des acteurs du renouveau national malgrĂ© sa rivalitĂ© avec CGT dans la reprĂ©sentation des travailleurs.

Un syndicalisme paysan se constitue Ă©galement entre 1890 et 1900 suscitĂ© par les caisses de crĂ©dit rural ; il reste cependant mixte, les rĂ©alitĂ©s de classe Ă©tant moins Ă©videntes dans le monde rural. Plus tardivement se dĂ©veloppe un syndicalisme patronal : dans ce milieu, malgrĂ© les efforts de LĂ©on Harmel, le catholicisme social emporte peu de conviction, le besoin de se regrouper n’existe que dans des organismes de pure dĂ©fense Ă©conomique.

L'engagement politique, tentatives de Démocratie chrétienne

La premiÚre tentative de démocratie chrétienne faite en 1848 avec l'Ere nouvelle était restée sans lendemain et la majorité des catholiques français sont restés méfiants vis-à-vis du politique et du régime républicain : rares sont ceux qui, avant la fin du XIXe siÚcle, entrent en politique, Albert de Mun avec sa longue activité parlementaire est une exception et au départ il siÚge avec les légitimistes.

1892 marque un tournant : LĂ©on XIII fait publier l'encyclique « Au milieu des sollicitudes », dans laquelle il appelle les catholiques français Ă  se rallier Ă  la RĂ©publique. Il est entendu en partie seulement et les catholiques français se divisent. Certains restent dans la tradition du catholicisme intransigeant du XIXe siĂšcle et demeurent crispĂ©s sur la question du rĂ©gime, on les retrouvera plus tard au sein de l'Action française. D'autres prĂ©fĂšrent s'investir prioritairement ou exclusivement dans le domaine social et seule une minoritĂ© s'engage dans le domaine politique. « Une seconde dĂ©mocratie chrĂ©tienne » naĂźt Ă  la fin du siĂšcle, emmenĂ©e par des « abbĂ©s dĂ©mocrates » comme l'AbbĂ© Lemire aussi bien que par des laĂŻcs comme Marc Sangnier. Cependant le contexte de la sĂ©paration de l’Église et de l’État et des lois anticlĂ©ricales, l'intervention de Rome Ă©galement, ralentissent l'acceptation par les catholiques français de la dĂ©mocratie : par une encyclique en 1901, la dĂ©mocratie chrĂ©tienne est cantonnĂ©e Ă  la bienfaisance sociale et le terrain politique lui est interdit. Il faut attendre les lendemains de la guerre et la renonciation de l’Église catholique Ă  combattre la RĂ©publique, ce qu'on appelle de second ralliement, pour voir un parti d'inspiration chrĂ©tienne se constituer[P 1].

Faire un parti catholique confessionnel, Ă  l’image de ce qui existait dans certains pays europĂ©ens, est rejetĂ©e par ceux qui choisissent l'engagement politique ; la prĂ©fĂ©rence est donnĂ©e Ă  un parti qui se rĂ©fĂšre aux valeurs chrĂ©tiennes mais reste ouvert Ă  tous. Les diffĂ©rents courants de la dĂ©mocratie chrĂ©tienne qui vont donc s'organiser tardivement sont tous dans la filiation du catholicisme social tout en se situant diffĂ©remment sur l'Ă©chiquier politique. La Ligue de la Jeune RĂ©publique crĂ©Ă©e en 1912 par Marc Sangnier, dans le prolongement du Sillon dĂ©savouĂ© par le pape Pie X pour « erreurs modernistes », n'atteint jamais une audience suffisante en prĂŽnant un socialisme « personnaliste » dans la mouvance d'Emmanuel Mounier. Le Parti dĂ©mocrate populaire (PDP), crĂ©Ă© en 1924 et ancĂȘtre du Mouvement rĂ©publicain populaire (MRP), recueille un peu plus de voix et se situe plutĂŽt au Centre-Droit. Quelques catholiques optent pour l’insertion dans les formations politiques existantes, s'engageant aussi bien dans des partis marquĂ©s Ă  droite que dans ceux plus dĂ©mocrates ou proches des socialistes.

Parmi ces catholiques sociaux Ă©lus, tous participent Ă  l’élaboration des grandes rĂ©formes sociales : forts de leur connaissance des rĂ©alitĂ©s sociales du terrain acquise par les nombreuses Ɠuvres sociales et charitables catholiques, ils multiplient les propositions de lois (entre 1871 et 1922, on en a dĂ©nombrĂ© 52 Ă©manant directement d'eux) confirmant leur rĂŽle de prĂ©curseurs dans le domaine.

Action sociale élargie : famille, femmes, enfance, logement, éducation, santé, loisirs


Portrait de Lucie FĂ©lix-Faure Goyau (1907)
Portrait de LĂ©onie Chaptal

Si le syndicalisme et la politique attirent certains de ces militants chrĂ©tiens, le plus grand nombre choisit des domaines autres comme lieux de leurs initiatives et rĂ©alisations. Ils sont confortĂ©s par l'Ă©piscopat français qui dans son ensemble est acquis depuis 1891 au catholicisme social mais qui, depuis la crise de la SĂ©paration de l'Église et l'État et la relance de la politique anticlĂ©ricale, engage les fidĂšles Ă  « abandonner l'action politique au profit d'une reconquĂȘte sur le terrain social »[P 2]. Tous les champs de la vie sociale sont investis, « des enfants aux adultes, des ouvriers et des paysans aux cadres et aux patrons, du cercle familial au monde du travail »[P 3]. Les lieux et les secteurs investis sont parfois « en marge de la sociĂ©tĂ© industrielle : l'espace des loisirs, le monde des classes moyennes, celui des adolescents »[P 4].

Ainsi des catholiques sociaux animent les Associations de familles nombreuses crĂ©Ă©es Ă  partir de 1919. Sous l’impulsion d’Émile Romanet l’idĂ©e d'allocations familiales, d’allocation logement ou Ă©tudes sont lancĂ©es avant d’ĂȘtre adoptĂ©es par le lĂ©gislateur (rĂŽle de Jean Lerolle et Charles Viatte).

L’Union fĂ©minine civique et sociale, crĂ©Ă©e en 1925 par AndrĂ©e Butillard, est dans la mĂȘme perspective de « promouvoir en France l’ordre social chrĂ©tien, conformĂ©ment Ă  la doctrine catholique. » Son combat pour dĂ©velopper l’éducation sociale des femmes des diffĂ©rents milieux est loin d’ĂȘtre nĂ©gligeable et sur la question de l’obtention de droits civiques, l’UFCS rejoint le combat fĂ©ministe mĂȘme si est prĂ©conisĂ© un vote familial oĂč « le nombre de voix est proportionnel Ă  la taille de la famille » plutĂŽt que le vote fĂ©minin. La plupart des progrĂšs de la lĂ©gislation familiale française doit donc beaucoup aux voix des catholiques sociaux.

Les premiĂšres colonies de vacances naissent en 1902, notamment Ă  Saint-Malo et au Havre, sous l'impulsion de catholiques sociaux comme Lucie FĂ©lix-Faure Goyau, fondatrice de la Ligue fraternelle des enfants de France, Ă  l'initiative de cette action. Les patronages paroissiaux connaissent leur apogĂ©e dans l'entre-deux guerres et diffusent la pratique des jeux de plein air et des sports collectifs chez les adolescents. FondĂ©e en 1890, la FĂ©dĂ©ration gymnastique et sportive des patronages de France regroupe prĂšs de 3 000 clubs en 1937[P 5]. Les actions sont multiformes et souvent pionniĂšres : jardins-ouvriers dĂšs 1891, initiatives en matiĂšre de logement - citĂ©s (vague de crĂ©ation entre 1892 et 1908) ou coopĂ©ratives d'habitation ouvriĂšre (exemple en 1907 en Lorraine avec l'abbĂ© Thouvenin), sociĂ©tĂ©s de crĂ©dits immobiliers -, en matiĂšre de santĂ© (ƒuvre de LĂ©onie Chaptal, Union catholique des services sociaux et de santĂ© crĂ©Ă©e en 1922 par Marie de Liron d'Airoles, ƒuvre de La Goutte de lait du docteur Dufour, etc.)[14].

Ces exemples sont loin d'Ă©puiser la variĂ©tĂ© et le dynamisme des activitĂ©s qui se multiplient et montrent que le mouvement du catholicisme social accompagne toutes les mutations qui affectent en profondeur la sociĂ©tĂ© française dans cette premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle. En mĂȘme temps une spĂ©cificitĂ© apparaĂźt : il s'agit de moins en moins d’Ɠuvres charitables ou d'assistance, ce que le langage courant appelle « bonnes Ɠuvres », que de la mise en place de vĂ©ritables services qui veulent Ă©viter l'assistanat et redonner dignitĂ© et autonomie aux personnes aidĂ©es. Cette « prĂ©sence et incarnation » et cette volontĂ© de « mettre tout le christianisme dans toute la vie » sont plus que jamais les affirmations fondamentales du catholicisme social[LR 6].

Les Semaines Sociales de France, fondées en 1904

Semaines sociales Ă  Lyon en 1904.

Pour ces catholiques sociaux, longtemps dĂ©noncĂ©s comme rĂ©pandant un socialisme condamnĂ©, « le besoin de se rassembler et de donner Ă  leur action de solides assises doctrinales apparaĂźt rapidement[LR 7]. Deux hommes de l’Union d’études des catholiques sociaux nĂ©e Ă  Lyon en 1901, le Lyonnais Marius Gonin et le Lillois AdĂ©odat Boissard ont simultanĂ©ment l’idĂ©e de rĂ©unir chaque Ă©tĂ© pendant une semaine les militants du catholicisme social pour Ă©couter et dĂ©battre du rĂ©sultat des expĂ©riences ou des Ă©tudes faites par les uns et les autres sur certains sujets d’actualitĂ©. Ils s'inspirent des cours pratiques sociaux inaugurĂ©s en 1892 par les catholiques allemands.

C’est la naissance en 1904 des Semaines sociales de France. Par cette institution, les catholiques sociaux se dotent d'un « organisme permanent d’enseignement social supĂ©rieur » donnĂ© dans un esprit chrĂ©tien, Ă  la lumiĂšre de l’Évangile et avec l’approbation de l’Église en vue de l'Ă©ducation d'une Ă©lite militante. Le but est « de faire connaĂźtre la pensĂ©e sociale de l'Église, de l'appliquer et de l'adapter aux problĂšmes de notre temps, et pour amĂ©liorer la condition ouvriĂšre, dĂ©noncĂ©e comme inhumaine par le pape LĂ©on XIII dans son encyclique Rerum Novarum (1891) »[15]. Il ne s'agit pas de dĂ©gager les options d’un mouvement mais de fournir un enseignement de caractĂšre scientifique, universitaire aux militants afin qu’ils aient les bases intellectuelles nĂ©cessaires Ă  leur action[LR 7].

Auditeurs des Semaines sociales de France Ă  Gentilly en 1926.

Chaque année leur réunion, véritable « université d'été » ouverte et itinérante, choisit un thÚme et l'aborde à la lumiÚre des principes chrétiens : durant une semaine des cours et des conférences sont donnés par des spécialistes des questions économiques et sociales, des carrefours et des discussions permettent les échanges. La premiÚre session à Lyon en 1904 attire 450 personnes alors que le chiffre de 200 était prévu et l'institution se développe sous les présidences d'Henri Lorin jusqu'à sa mort en 1914, puis d'EugÚne Duthoit entre les deux guerres. Les thÚmes traités sont non seulement des problÚmes sociaux mais aussi des sujets liés aux grandes inquiétudes de l'époque, notamment la paix et la démocratie.

Pratiquement tous les grands mouvements du catholicisme social y apportent leur concours et la recherche doctrinale qui s’en dĂ©gage au cours des annĂ©es se trouve confirmĂ©e, comme celle de l’Union de Fribourg, par l’encyclique papale de 1931.

Quadragesimo anno, 1931

Le pape Pie XI publie Quadragesimo anno en 1931.

En pleine crise Ă©conomique mondiale, la pape Pie XI reprend et approfondit les rĂ©flexions de LĂ©on XIII sur la question sociale. Dans Quadragesimo anno, le socialisme et le libĂ©ralisme sont rejetĂ©s en raison de leur matĂ©rialisme, mais une distinction est faite entre le communisme et le socialisme, notamment le socialisme rĂ©formateur. Si le capitalisme n’est pas mauvais en soi, le libĂ©ralisme est l’objet d’une critique extrĂȘmement sĂ©vĂšre. Aussi Pie XI appelle les chrĂ©tiens Ă  une transformation des institutions au nom de la justice : charitĂ© et justice sont nĂ©cessaires.

Pie XI s’appuie pour la partie thĂ©orique du texte sur les travaux d’Oswald Nell-Breuning (1890-1991), thĂ©ologien et sociologue jĂ©suite allemand proche des milieux syndicaux de tendance libĂ©rale : « une sociĂ©tĂ© sociale » doit reposer sur les trois principes de personnalitĂ©, solidaritĂ©, subsidiaritĂ©. L'encyclique s’inspire Ă©galement de ce que dit Nell-Breuning sur les relations travail - capital, sur l’importance des syndicats, sur la question de la cogestion et elle reprend son argumentation par rapport au marxisme. Tout en prolongeant Rerum Novarum, Pie XI innove sur ces questions.

Pour la partie suivante qui concerne l'analyse des situations, il a consultĂ© parmi les experts le P. Desbuquois de l'Action populaire (France). Les trois chapitres de cette partie sur les transformations du monde industriel et du systĂšme capitaliste, les Ă©volutions du socialisme et l’état des mƓurs, mĂȘlent analyse et jugement Ă©thique, et dĂ©bouchent explicitement sur des options, tout en indiquant des remĂšdes : non Ă  la dictature Ă©conomique des monopoles, des cartels ou de l’État ; oui Ă  la restauration d’une saine et libre concurrence sous la vigilance des pouvoirs publics ; non au socialisme, contradictoire avec le christianisme, oui Ă  l’action sociale ; non Ă  la « ruine des Ăąmes » dĂ©coulant de la dĂ©christianisation de la vie sociale, oui Ă  la rationalisation chrĂ©tienne de cette vie, appuyĂ©e sur la charitĂ©. La finale insiste sur le rĂŽle de l’action catholique[16].

Un rĂŽle devenu moteur

Pendant ces trois dĂ©cennies, le catholicisme social de France a jouĂ© un rĂŽle non nĂ©gligeable dans la vie politique et sociale du pays comme dans la vie de l'Église. Il a fait preuve d'une crĂ©ativitĂ© exceptionnelle, multipliant les initiatives, affirmant sa prĂ©sence dans tous les cercles de la sociĂ©tĂ©, se dotant d'outils de formation et de rĂ©flexion. Il est le fait non seulement de quelques personnalitĂ©s, de nombreux mouvements, groupes et institutions, mais aussi de militants travaillant souvent dans l’ombre. Il a Ă©tĂ© un acteur important des avancĂ©es et des rĂ©formes sociales malgrĂ© la permanence de son pluralisme politique et une tradition majoritairement rĂ©actionnaire. C'est une pĂ©riode oĂč les catholiques prennent enfin leur place dans la dĂ©mocratie française.

De plus, des publications abondantes et variĂ©es (l’Action populaire, La Chronique sociale, TĂ©moignage chrĂ©tien, les Études, Le Sillon, La Croix, Temps prĂ©sent, etc.) ont donnĂ© une large audience Ă  ses idĂ©es et Ă  ses rĂ©alisations. Le mouvement a donc contribuĂ© Ă  ce que la doctrine sociale de l’Église aille plus avant dans sa prise en compte des donnĂ©es Ă©conomiques et sociales et dans son incitation Ă  Ɠuvrer pour plus de justice. Enfin, il a donnĂ©, en particulier au travers de l’Action catholique spĂ©cialisĂ©e, un « nouveau printemps »[LR 8] Ă  l’Église de France, et a posĂ© la question de « l'existence d'un laĂŻcat catholique comme acteur Ă  part entiĂšre de la vie de l'Église, traditionnellement bĂątie et hiĂ©rarchisĂ©e autour du sacerdoce »[M 6].

Adhésion ou opposition à la Révolution nationale ?

Les catholiques français affrontent l'Ă©preuve de la dĂ©faite de juin 1940 et l'avĂšnement du rĂ©gime de Vichy en position de dynamisme retrouvĂ©. Le programme de RĂ©volution nationale du rĂ©gime de Vichy contient des aspects de nature Ă  les sĂ©duire : respect de la religion, retour des valeurs traditionnelles de la famille et de la patrie, dĂ©nonciation du parlementarisme et de la politique de la IIIe RĂ©publique. « La hiĂ©rarchie catholique ne cesse de rĂ©pĂ©ter son soutien au marĂ©chal PĂ©tain et d'appeler Ă  l'unitĂ© nationale derriĂšre lui »[P 6] et beaucoup de militants du mouvement du catholicisme social ont cru « Ă  la possibilitĂ© d'une rencontre sur le terrain social entre leur utopie missionnaire et la RĂ©volution nationale, en dĂ©pit du tour totalitaire que prenait le rĂ©gime »[P 7]. « Ils sont nombreux dans les administrations oĂč leur compĂ©tence s'avĂšre utile : jeunesse, famille, agriculture » et certains, « prĂ©sents au Conseil national, font passer dans la lĂ©gislation et la rĂšglementation les idĂ©es du catholicisme social et du mouvement familial »[CH 1].

Aussi ceux qui s'engagent dans la RĂ©sistance doivent « franchir deux obstacles intellectuels spĂ©cifiques : passer outre la tradition d'obĂ©issance Ă  la hiĂ©rarchie » et « comprendre que la RĂ©volution nationale qui parle comme beaucoup d'entre eux de communautĂ© et de corporation n'est pas la troisiĂšme voie dont ils ont rĂȘvĂ© avant guerre »[P 8]. Parmi ceux qui rejoignent rapidement Londres on peut citer Edmond Michelet et Maurice Schumann. Les anciens de la Jeune RĂ©publique ou du Parti dĂ©mocrate populaire, des militants de la CFTC comme Gaston Tessier ou Jules Catoire, un certain nombre de revues quand elles ne sont pas frappĂ©es par des mesures d'interdiction, l'ACJF et la JEC qui refusent officiellement en mars 1943 Ă  leur Conseil fĂ©dĂ©ral d'Avignon le STO et dont des membres rejoignent les maquis, sont les premiers Ă  donner l'exemple.

L'occupation du pays et la crise politique autour de Vichy sont l'occasion de la « rentrĂ©e des catholiques en politique » et obligent les catholiques sociaux Ă  un choix politique[CH 1]. Or, du cĂŽtĂ© de la hiĂ©rarchie, il y a confirmation et renforcement de l'option missionnaire prise dĂšs les annĂ©es trente et condamnation de l'option politique que constitue la RĂ©sistance[P 9]. C'est l'engagement surtout social et missionnaire et la primautĂ© du spirituel qui est privilĂ©giĂ©. La crĂ©ation en 1941 par le cardinal Suhard de la Mission de France, l'audience que recueille le livre France, pays de mission ? de l'abbĂ© Henri Godin publiĂ© en 1943 et cette mĂȘme annĂ©e la mise en place par le cardinal Suhard de la « Mission de Paris » en tĂ©moignent. La situation est donc potentiellement conflictuelle.

AprÚs 1945, déceptions, tensions et interrogations

L'objectif initial et permanent du catholicisme social est de « refaire une sociĂ©tĂ© chrĂ©tienne ». MalgrĂ© le bilan positif de la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente, le but pas rĂ©alisĂ© selon Denis Pelletier qui Ă©voque l'« utopie d'une reconquĂȘte de la sociĂ©tĂ© par l'engagement social et missionnaire » et souligne une contradiction entre « une affirmation d'Ă©trangetĂ© au monde moderne, matĂ©rialiste et athĂ©e » et « la participation sur le terrain Ă  la transformation de la sociĂ©tĂ© »[P 10].

La contribution des catholiques sociaux Ă  la vie de l'Ă©glise et la vie de la citĂ© se poursuit et s'intensifie aprĂšs la guerre. Leurs « organes font presque figure dans l'Église d'institutions officielles » et surtout ils sont nombreux et aux premiers rangs parmi les « reconstructeurs » du pays[LR 9]. Ce double succĂšs ne s'accompagne cependant pas d'une rechristianisation du pays et il n'est pas sans ambiguĂŻtĂ©s. Des signes de difficultĂ©s apparaissent de plus en plus : la prĂ©sence des catholiques non seulement sur le terrain social mais aussi sur celui du politique, la question de la dĂ©-confessionnalisation de leurs crĂ©ations, le dĂ©bat sur l'autonomie de leur action ou sa dĂ©pendance par rapport Ă  la hiĂ©rarchie, le renouvellement et l'Ă©largissement des thĂšmes de rĂ©flexion, autant de sujets qui marquent cette pĂ©riode et qui s'accompagne de tensions, de conflits et de crises. Selon la formule de Denis Pelletier, le dispositif « vacille entre la guerre et la fin des annĂ©es cinquante et concile Vatican II »[P 11]. Depuis, Ă  l'heure d'une sĂ©cularisation affirmĂ©e et acceptĂ©e, entre repli ou renouveau, entre disparition ou dilution, l'Ă©tat des lieux du catholicisme social est Ă  Ă©tablir[17].

Influence et rayonnement des Semaines sociales

Depuis sa crĂ©ation en 1904, l'institution des Semaines sociales « a dominĂ© l'histoire du catholicisme social » en promouvant, grĂące Ă  ses sessions annuelles, « la rĂ©flexion sur la sociĂ©tĂ© Ă  la lumiĂšre de l'Évangile, des enseignements pontificaux, mais aussi des recherches scientifiques et des expĂ©riences pratiques »[CH 2]. Lieu par excellence d’élaboration de la pensĂ©e du catholicisme social français, au cours des dĂ©cennies cinquante et soixante, « elle s'est insĂ©rĂ©e dans l’Église, sur laquelle elle exerce une influence remarquable, tout comme dans le dialogue entre cette derniĂšre et la RĂ©publique »[18].

Avant la guerre, les thÚmes retenus pour ses sessions annuelles avaient déjà su s'élargir au-delà de la « question sociale », tenant compte des grandes inquiétudes de l'époque : la crise économique mondiale (« Désordre de l'économie internationale » en 1932), les conflits de civilisation et les périls, notamment pour la paix et la démocratie, provoqués par les régimes totalitaires. Au lendemain de 1945, sous la présidence d'un ancien résistant, Charles Flory (jusqu'en 1960) puis d'Alain BarrÚre, professeur d'économie (jusqu'en 1985), les Semaines Sociales abordent tous les grands sujets de société. Se situant autant dans la « communauté nationale » que « face aux grands courants contemporains », totalitarisme, libéralisme et marxisme, elles attirent l'attention sur toutes les grandes questions d'actualité.

Les sujets nationaux particuliĂšrement Ă  l'ordre du jour, sont rĂ©guliĂšrement choisis : la « Modernisation des campagnes » (Nantes, 1950) ; les valeurs familiales (Bordeaux, 1957) ; et, en 1954, la « Crise du pouvoir et la crise du civisme ». Le contexte mondial est nĂ©anmoins de plus en plus prĂ©sent : en 1948, l'attention des participants est retenue sur la confrontation entre les « Peuples d'outre-mer et la civilisation occidentale » ; en 1953 Ă  Pau, les conflits en ExtrĂȘme-Orient sont Ă  l'origine du thĂšme « Guerre et Paix ». Avec la question de la rĂ©partition de la richesse et des inĂ©galitĂ©s de dĂ©veloppement en 1952 et celle de « La montĂ©e des peuples dans la communautĂ© humaine » en 1959, les dimensions internationales de la question sociale sont soulignĂ©es et Ă©tudiĂ©es. Les cris d'alarme de JosuĂ© de Castro et Tibor Mende et les travaux, entre autres, de François Perroux et Alfred Sauvy servent pour ces deux sessions[CH 3].

Par rapport Ă  la pĂ©riode d'entre les deux guerres, l'optique Ă©conomique est plus prononcĂ©e : rapport entre « rĂ©alisme Ă©conomique » et « progrĂšs social » (Lille, 1949), et entre « croissance » et « rĂ©partition du revenu national » (Dijon, 1952) mais aussi les problĂšmes de « l’Émergence du Tiers Monde » (Angers, 1959) et « Le dĂ©veloppement, la justice et la paix » (Nantes, 1967). L'accentuation de cette orientation est Ă  mettre en relation avec « l'arrivĂ©e aux Semaines sociales de personnalitĂ©s aussi Ă©minentes, dans les champs de la recherche ou de la pratique Ă©conomique, que François Perroux, Alain BarrĂšre, puis Jean Boissonnat ou Michel Camdessus ». Cette observation est d’autant plus importante que bien souvent on a reprochĂ© aux catholiques sociaux de privilĂ©gier prĂ©cisĂ©ment le social au dĂ©triment de l’économique. D'autre part, toutes les mutations de civilisation apparaissent : phĂ©nomĂšnes de socialisation, nouveaux pouvoirs que donnent Ă  l'homme les techniques biologiques (Montpellier, 1951) ou rĂ©volution culturelle apportĂ©e par les mĂ©dias (Nancy, 1955 et Nice, 1966).

L'intĂ©rĂȘt et la pertinence des thĂšmes choisis, la valeur scientifique des travaux effectuĂ©s, se traduisent, aux sessions annuelles, par une audience croissante : elle culmine en 1964 Ă  Lyon avec 5 400 participants, dont certains qui ne partagent pas la mĂȘme foi mais cherchent Ă  rĂ©soudre les mĂȘmes problĂšmes[19]. La prĂ©sence d'Ă©vĂȘques atteste de la confiance de la hiĂ©rarchie. Des rĂ©organisations pĂ©riodiques (le secrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral deviendra en 1965 le Centre d'Ă©tudes et d'action sociales), la crĂ©ation d'organismes comme le Centre de recherches et d'Ă©tudes sociales(CRES) donnent une efficacitĂ© plus grande Ă  l'institution. Soixante ans aprĂšs leur crĂ©ation, par leur rĂŽle pionnier « d’ouverture de voies nouvelles, d’avertissement aussi face Ă  des problĂšmes qui se dessinaient Ă  l’horizon », les Semaines sociales ont un rayonnement reconnu, elles ont mĂȘme essaimĂ© au-delĂ  des frontiĂšres, le modĂšle repris en Italie dĂšs 1905, existe alors dans bien d’autres pays : Belgique, Suisse, Espagne, AmĂ©riques du Nord et du Sud[18].

SuccÚs apparent d'engagement politique d'inspiration chrétienne : le MRP

FondĂ© en novembre 1944, par un groupe de personnalitĂ©s se rĂ©clamant souvent du catholicisme social, issues du PDP et de la Jeune RĂ©publique avec Marc Sangnier et Maurice Schumann, de l'ACJF et des mouvements d'Action catholique avec Charles Flory, du Mouvement populaire des familles et de la CFTC avec Gaston Tessier, le Mouvement rĂ©publicain populaire (MRP) marque la rĂ©intĂ©gration du catholicisme français dans la RĂ©publique. Il se dĂ©fend d'ĂȘtre un parti confessionnel mais presque tous ses dirigeants sont connus comme catholiques et la masse des catholiques vote pour lui.

Son succÚs électoral lui permet d'assumer un temps certaines responsabilités ministérielles et de détenir la présidence du conseil (deux fois avec Georges Bidault et une fois avec Robert Schuman). Son action est particuliÚrement importante entre 1945 et 1951 dans le secteur familial et social (institution des Allocations familiales, développement des services de Protection maternelle et infantile, quotient familial, mise en place de la Sécurité sociale, etc.) grùce à Robert Prigent (fondateur de la Ligue ouvriÚre chrétienne transformée depuis 1942 en Mouvement populaire des familles) et Jules Catoire, militants syndicalistes. Il joue un rÎle de poids également pour la politique étrangÚre avec G. Bidault et surtout R. Schuman : celui-ci renverse la politique à l'égard de l'Allemagne pour aboutir à la réconciliation dont l'instrument est la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA). « PÚre de l'Europe, il engage ainsi le processus de construction européenne, avec Jean Monnet mais aussi Adenauer et Gasperi, tous démocrates chrétiens »[CH 4].

Cependant, au cours des annĂ©es 1950, l'image du MRP se dĂ©grade : il est « minĂ© par une opposition interne entre une minoritĂ© de gauche, issue souvent du catholicisme social, favorable Ă  l'intervention de l'État pour accĂ©lĂ©rer la mutation des rapports au sein de l'entreprise, et une majoritĂ© libĂ©rale que la guerre froide renforce »[P 12]. Il perd progressivement des voix : de premier parti de France avec presque plus de 28 % des voix Ă  l'assemblĂ©e constituante de juin 1946, il n'atteint plus que 12,6 % aux Ă©lections de juin 1951 et passe sous le chiffre de 9 % aux lĂ©gislatives de novembre 1962[CH 5]. De plus la querelle scolaire fait renaĂźtre des tensions autour des subventions Ă  l'enseignement catholique ; l'enlisement de sa politique coloniale et sa participation Ă  la chute de MendĂšs-France lui sont reprochĂ©s.

Le mouvement rĂ©publicain populaire lui-mĂȘme disparaĂźt en 1967 et les dĂ©mocrates d'inspiration chrĂ©tienne ne se regroupent qu'en 1976 avec la crĂ©ation du Centre des dĂ©mocrates sociaux[CH 6]. Il y a d'autre part « apparition d'une gauche catholique plus avancĂ©e que la dĂ©mocratie chrĂ©tienne » et d'un courant dit « progressiste » qui n'hĂ©site pas Ă  s'engager aux cĂŽtĂ©s du parti communiste, issus d'une fraction restreinte qui s'est dĂ©tachĂ©e du MRP, déçue par la timiditĂ© de sa politique sociale et par sa gestion des problĂšmes coloniaux[LR 10].

Nouvelle ACJF, mouvements spécialisés d'action catholique attractifs et efficaces

AprÚs avoir été un court moment tentée par le programme de Révolution nationale du régime de Vichy, l'ACJF s'engage dans la reconstruction démocratique du pays. DÚs 1943, elle infléchit son orientation, mettant l'accent sur « l'engagement dans le temporel », ce qu'elle appelle « l'action institutionnelle »[M 7]. En 1945, son président, Alain BarriÚre, déclare : « notre rÎle n'est pas d'appeler à la conversion tel ou tel individu, mais d'infuser, du dynamisme de notre charité, l'ensemble des milieux de vie ». L'intégration de la classe ouvriÚre reste pour elle la question centrale, exigeant l'abandon de tout paternalisme, la promotion d'une élite ouvriÚre et l'ouverture pour elle de responsabilités dans les institutions politiques. Un glissement s'opÚre donc de « l'agir en tant que chrétien » dans le cadre d'un mouvement qui s'affirme comme tel à « l'agir en chrétien » (en politique par exemple) selon la célÚbre distinction de Jacques Maritain.

La pĂ©riode de Vichy avait distendu les liens entre l'Association et les mouvements. Pour ĂȘtre vraiment la fĂ©dĂ©ration coordinatrice des cinq mouvements spĂ©cialisĂ©s qui la composent, l'ACJF entreprend une rĂ©novation Ă  partir de 1949 et tente de dĂ©passer ses contradictions internes. Elle veut ĂȘtre le lieu oĂč les diffĂ©rents « milieux » prennent conscience de leur interdĂ©pendance, oĂč ils travaillent ensemble et ainsi prĂ©parent « une citĂ© de collaboration sociale plutĂŽt que de luttes de classes ». Si les diffĂ©rents mouvements sont au cƓur des problĂšmes de classe, l'Association permet de rassembler ceux de toute la sociĂ©tĂ©, elle devient l'instrument d'une action collective dĂ©passant les intĂ©rĂȘts particuliers et le creuset d'une « coĂ©laboration » d'une pensĂ©e sociale commune. Ainsi les « idĂ©es du catholicisme social hostile Ă  la lutte de classes et promoteur d'une sociĂ©tĂ© fraternelle et consensuelle » sont rĂ©alisĂ©es et, concrĂštement, le risque de « dĂ©rive sĂ©paratiste » de la spĂ©cialisation sans le contrepoids d'une conscience nationale est Ă©vitĂ©. Une distance est cependant prise par rapport au catholicisme social : selon l'ACJF, « les catholiques sociaux sont insuffisamment prĂ©occupĂ©s d'efficacitĂ© », leur volontĂ© de changer la sociĂ©tĂ© est trop timide et Ă  la notion de doctrine sociale de l'Église elle prĂ©fĂšre celle « d'exigences sociales de la doctrine chrĂ©tienne »[M 8]. Une synthĂšse est recherchĂ©e entre les deux traditions dont l'ACJF hĂ©rite, celle orientĂ©e essentiellement vers une action spirituelle de rechristianisation de la sociĂ©tĂ© par les laĂŻcs, privilĂ©giant l'Ă©vangĂ©lisation ou apostolat selon un mandat de l'Ă©vĂȘque et celle de l'engagement, avec une autonomie d'action et une simple collaboration avec la hiĂ©rarchie pour la transformation des milieux, afin de rendre les conditions de vie et les structures plus humaines et fraternelles. Mais la seconde conception, la primautĂ© du temporel, semble ĂȘtre privilĂ©giĂ©e. « À la conquĂȘte, se substitue le tĂ©moignage »[CH 7], « l'Ă©vangĂ©lisation » laisse place Ă  « l'humanisation »[LR 11].

Les mouvements acceptent la rĂ©novation qui apparaĂźt comme un succĂšs au dĂ©but des annĂ©es 1950 : par rapport Ă  la politique de la jeunesse, au Conseil supĂ©rieur de l'Éducation nationale et dans le domaine international avec des appels Ă  la paix, une action commune a Ă©tĂ© concertĂ©e[M 9], l'ACJF par ses engagements montre un rĂ©el dynamisme. Chacun des mouvements de son cĂŽtĂ© fait preuve de sa vitalitĂ© et leurs militants sont au cƓur de beaucoup d'initiatives. Des JĂ©cistes entrent en 1956 au bureau national du syndicat Ă©tudiant l'U.N.E.F. jusque-lĂ  tenu par une majoritĂ© conservatrice. La Jac joue un rĂŽle dĂ©cisif dans la transformation et la modernisation du monde rural et devient un mouvement de masse fournissant les cadres du C.N.J.A[CH 8]. La JOC ancre de plus en plus son action dans le monde ouvrier mais le mouvement, par sa mĂ©fiance vis-Ă -vis des « intellectuels », par l'influence de ses aumĂŽniers faisant prĂ©valoir la mission d'Ă©vangĂ©lisation, surtout par sa solidaritĂ© de classe, s'isole au sein de l'ACJF, signe annonciateur d'une crise interne de l'A.C.J.F.[CH 9]. mais aussi de l'ensemble des mouvements d'action catholique. Cet Ă©chec de la rĂ©organisation et de la redĂ©finition des objectifs de ce qui Ă©tait l'un des fers de lance du catholicisme social aboutit Ă  une grave dĂ©ception.

ƒuvres caritatives et sociales anciennes et nouvelles

Une nouvelle gĂ©nĂ©ration d’Ɠuvres caritatives et sociales naĂźt aprĂšs la guerre, elles s'ajoutent aux anciennes ou les remplacent, confirmant que le catholicisme social a dĂ©finitivement dĂ©passĂ© le stade de la charitĂ© privĂ©e.

Certaines Ɠuvres, mises en place depuis longtemps, montrent une vitalitĂ© retrouvĂ©e dans cette pĂ©riode d'aprĂšs guerre. Les Équipes Saint-Vincent, les ConfĂ©rences de Saint-Vincent-de-Paul se tournant vers les formes nouvelles de pauvretĂ©, l'Ordre de Malte auprĂšs des sinistrĂ©s et malades, les Orphelins apprentis d'Auteuil dans leur Ɠuvre d'accueil et d'Ă©ducation, le Nid qui combat pour la dignitĂ© de la femme et la disparition de la prostitution en sont des exemples. La dimension internationale, que certaines acquiĂšrent, atteste de leur efficacitĂ© et de leur adĂ©quation mais aussi du rĂŽle d'exemple que la France a en matiĂšre de catholicisme social.

La liste des initiatives nĂ©es alors est longue, parmi elles, on peut citer l'ƒuvre de Raoul Follereau pour les malades atteints de la lĂšpre, la fondation par Armand Marquiset des Petits frĂšres des pauvres pour les personnes abandonnĂ©es par leur famille, notamment les vieillards et plus tard de « FrĂšres des Hommes ».

Tranchant « par leur ampleur et les fortes personnalitĂ©s de leurs fondateurs respectifs, le Secours catholique de Monseigneur Rodhain et les Compagnons d’EmmaĂŒs de l'AbbĂ© Pierre ». Le Secours catholique est crĂ©Ă© en 1946, il intervient non seulement auprĂšs des familles dĂ©munies du pays mais aussi en cas de grandes catastrophes et son aide d'urgence se dirige parfois au-delĂ  des frontiĂšres comme au moment de l'insurrection de Budapest en 1956. L'abbĂ© Pierre devenu dĂ©putĂ© M.R.P de Meurthe et Moselle de 1945 Ă  1951, lance son cri d'alarme Ă  l'occasion du trĂšs dur hiver de 1954. C'est le point de dĂ©part des Compagnons d’EmmaĂŒs, Ɠuvre spĂ©cialisĂ©e dans l'aide au logement et l'accession des mal-logĂ©s Ă  la propriĂ©tĂ©[CH 10].

En 1937, l'abbé André-Marie Talvas, fait la connaissance de Germaine Campion, prostituée et alcoolique. L'abbé parvient, à force d'écoute et de patience, à la sauver de la prostitution d'abord et de l'alcool ensuite. De ce sauvetage naßtra la volonté commune de lutter contre les deux fléaux dont Germaine fut victime. Leur premiÚre initiative commune sera de créer en 1937 le groupe l'Entraide pour venir en aide aux alcooliques. Germaine Campion va transformer son appartement en lieu d'accueil pour les femmes en difficultés. Proche de l'Action catholique ouvriÚre, le PÚre Talvas va mobiliser des militants du catholicisme social pour organiser plus de lieux d'accueil[20]. En 1946, le Nid est fondé, en référence à l'ambiance chaleureuse d'un des premiers lieux d'accueil. Il deviendra rapidement l'amicale du Nid. Le Nid est engagé dÚs sa fondation dans le soutien à la loi de fermeture des maisons closes par la loi dite « Marthe Richard ». Le Mouvement Vie Libre naßt en 1953 de la fusion de l'Entraide fondée en 1937 par Germaine Campion et André-Marie Talvas et de l'Amicale du 147 qui regroupait depuis 1950 les malades du Docteur Vladimir Aïtoff. En 1971, le Mouvement du Nid se sépare de l'Amicale du Nid. Le premier rassemble les bénévoles, qui se considÚrent comme « militants », « pour les personnes prostituées, contre la prostitution ». La seconde rassemble l'ensemble des activités menées par des professionnels (centres d'accueil et d'hébergement).

Des initiatives controversées ou sanctionnées, crises multiples

La vitalité du courant du catholicisme social et la multiplication de ses expériences s'accompagnent, dÚs l'aprÚs guerre, de tensions qui vont aller en s'accroissant au cours des années soixante alors que, paradoxalement, le concile Vatican II (1962-1965) semble consacrer « les initiatives prises au cours des années précédentes par l'aile marchante du catholicisme français »[P 13].

Rapports avec le communisme, prĂȘtres-ouvriers, mouvance « progressiste »

En continuitĂ© avec la Mission de France crĂ©Ă©e en 1941 par l'assemblĂ©e des cardinaux et archevĂȘques puis avec celle de la Mission de Paris, fondĂ©e deux ans plus tard par le cardinal Suhard, des prĂȘtres choisissent d'exercer leur apostolat dans le monde ouvrier mais hors des paroisses traditionnelles. Ils s'installent souvent en Ă©quipe dans les quartiers urbains dĂ©christianisĂ©s et, pour certains, vont jusqu'Ă  devenir ouvriers, tels Jacques Loew, docker Ă  Marseille, ou Christian du Mont, embauchĂ© chez Panhard, exemples que suivent des sĂ©minaristes de la Mission de France et certains membres de congrĂ©gations religieuses. L'expĂ©rience est particuliĂšrement novatrice, elle s'Ă©loigne de l'objectif traditionnel du catholicisme social mis en pratique par l'Action catholique, Ă  savoir la reconquĂȘte et la conversion de la classe ouvriĂšre, il s'agit de « rĂ©inventer l'Église en milieu ouvrier ».

Naturellement, cet engagement va de pair avec des adhĂ©sions mais aussi des responsabilitĂ©s syndicales comme le fait le pĂšre Barreau, Ă©lu en 1951 au secrĂ©tariat CGT MĂ©tallurgie de Paris. La question de la collaboration avec les communistes est donc posĂ©e, crĂ©ant de fortes tensions Ă  l'intĂ©rieur de l'Église : Rome interdit cette collaboration dĂšs 1949, la CFTC et l'Action catholique « s'inquiĂštent de la concurrence et voient dans l'expĂ©rience une forme subtile et gĂ©nĂ©reuse du clĂ©ricalisme », les Ă©vĂȘques s'alarment.

Le contexte est celui d'une poussĂ©e du communisme et de son influence prĂ©pondĂ©rante dans le milieu ouvrier : autour de l'unitĂ© d'action avec les militants communistes dont on partage les revendications mais aussi du dĂ©sir de dialogue et de rapprochement intellectuel avec les marxistes, toute une gauche catholique, ouvriĂšre et intellectuelle, diverse et plurielle, s'organise en une « mouvance progressiste ». AppuyĂ©e par AndrĂ© Mandouze, l'Union des chrĂ©tiens progressistes se forme en 1947 autour du journal Les chrĂ©tiens prennent position. Avec les rĂ©dacteurs de nombreuses autres publications comme Jeunesse de l'Église du pĂšre Maurice Montuclard, Masses ouvriĂšres ou la Quinzaine, avec des prĂȘtres-ouvriers, des militants du Mouvement populaire des familles et des thĂ©ologiens dominicains, ils se retrouvent participant par exemple aux rĂ©unions du groupe « ChrĂ©tiens du XIIIe (arrondissement) »[P 14].

L'Église officielle veut stopper cette tentation du marxisme : mises en garde et condamnations se succĂšdent, frappant mĂȘme certains qui n'allaient pas aussi loin dans leurs affirmations que le progressisme : le M.P.F se voir retirer son mandat par l'Ă©piscopat, l'UCO est dissoute en 1951, Rome impose en 1953 la fin de l'expĂ©rience des prĂȘtres ouvriers, des mesures disciplinaires touchent les thĂ©ologiens comme Marie-Dominique Chenu ou Yves Congar en 1954, Jeunesse de l’Église est condamnĂ©e par l'AssemblĂ©e des cardinaux et archevĂȘques qui donne un avertissement Ă  la Quinzaine. Celle-ci disparaĂźt aprĂšs sa condamnation de 1955 par le Saint-Office et mĂȘme Esprit est menacĂ© de sanctions par Rome en 1959[CH 11].

Le nombre de prĂȘtres-ouvriers et de catholiques de la mouvance progressiste reste trĂšs limitĂ© mais la succession de mesures de rigueur engendre un vaste sentiment de malaise et de dĂ©couragement. Pour beaucoup d'entre eux, il n'est « jamais question d'adhĂ©rer Ă  la mĂ©taphysique du marxisme », ils pensent seulement « avoir le droit en vertu de la libertĂ© d'option du chrĂ©tien en matiĂšre temporelle, de juxtaposer leur foi religieuse et un engagement politique aux cĂŽtĂ©s du parti communiste »[LR 12]. Cette crise « signe l'Ă©chec du modĂšle d'engagement missionnaire dans ses implications politiques »[P 15].

Référence chrétienne abandonnée par la LOC et par la majorité de la CFTC

L'engagement au cƓur du monde ouvrier et la collaboration avec des non-chrĂ©tiens - renforcĂ©e par le compagnonnage pendant la RĂ©sistance - aboutit pour certains Ă  remettre en cause la mention religieuse dans le nom de leur mouvement. C'est le cas, dĂšs 1941, de la Ligue ouvriĂšre chrĂ©tienne, ancĂȘtre de l'Action catholique ouvriĂšre, et plus tard, des militants du groupe Reconstruction de la CFTC qui conduit, en 1964, Ă  la rupture entre CFDT et CFTC « maintenue ».

La Ligue ouvriĂšre chrĂ©tienne (LOC), issue de la fusion en 1935 des groupes d'AĂźnĂ©s de la JOC et de la Ligue ouvriĂšre chrĂ©tienne fĂ©minine, choisit, en aoĂ»t 1941, de changer de nom, devenant, pour mieux « pĂ©nĂ©trer la masse ouvriĂšre », le Mouvement populaire des familles. Il s’agit de marquer une ouverture, de ne pas « effrayer » par la rĂ©fĂ©rence chrĂ©tienne. L’objectif est toujours celui « d’un grand Mouvement populaire des familles qui amĂšnera la classe ouvriĂšre tout entiĂšre au christianisme », qui cherche Ă  « humaniser pour christianiser ». Cet abandon de l’étiquette chrĂ©tienne ne se fait pas sans rĂ©ticences car il semble renier l’hĂ©ritage jociste de prĂ©sence chrĂ©tienne dans la classe ouvriĂšre, il est cependant la premiĂšre Ă©tape de la dĂ©confessionnalisation du mouvement. Elle se poursuit en 1946 par la sortie des aumĂŽniers des Ă©quipes dirigeantes ce qui amĂšne l'Ă©piscopat Ă  ne plus le « mandater » mais Ă  le « missionner ». Le lien d’Église est encore maintenu mais distendu car l’autonomie du mouvement dans la dĂ©finition de ses orientations « temporelles » est respectĂ©. Bien que le MPF maintienne sa mise Ă  distance officielle par rapport au politique, dĂšs la fin de 1949, le processus de dĂ©confessionnalisation s’accentue, le MPF n’est plus un mouvement catholique et la hiĂ©rarchie donne en 1950 mandat Ă  une nouvelle crĂ©ation, l’ACO. Le MPF perdure en changeant Ă  nouveau de nom, il devient Mouvement de libĂ©ration du peuple (1950) et participera en 1957 Ă  la crĂ©ation de l'Union de la Gauche Socialiste et certains de ses membres Ă  celle du PSU en 1960 ; mais, dĂšs 1951, les militants voulant s'investir dans les activitĂ©s davantage sociales que politiques s'en sont dĂ©tachĂ©s et se sont regroupĂ©s dans le Mouvement de LibĂ©ration ouvriĂšre[21] - [22].

Le mĂȘme problĂšme touche la CFTC, la dĂ©confessionnalisation est sujet de dĂ©bat pendant plusieurs annĂ©es, dĂ©fendu d'abord par certains intellectuels de sa branche du SGEN autour de Paul Vignaux et du groupe Reconstruction. Cette minoritĂ© « remet en cause la dĂ©pendance existant entre le syndicalisme chrĂ©tien et le catholicisme social, l'un et l'autre considĂ©rĂ©s comme extĂ©rieurs Ă  la tradition ouvriĂšre française ». Le processus se fait progressivement : en 1947, dans le premier article des statuts, « les principes de la morale chrĂ©tienne » remplacent « la doctrine sociale de l'Église » et en 1954, les sessions de formation syndicale ne comportent plus de cours sur cette derniĂšre. Quand, aprĂšs la mort de Gaston Tessier, EugĂšne Descamps devient en 1961 secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral, les partisans de la suppression du « C » deviennent majoritaires. MalgrĂ© une opposition dĂ©terminĂ©e, un CongrĂšs extraordinaire, en septembre 1964, dĂ©cide Ă  70 % des voix le changement. Les minoritaires gardent l'ancien sigle, la CFTC « maintenue » reste parmi les centrales du syndicalisme français[CH 12].

La dĂ©confessionnalisation montre l'existence d'un courant qui considĂšre la sĂ©cularisation comme un phĂ©nomĂšne irrĂ©versible qu'on ne doit pas freiner et dont est issue une frange militante qui bascule progressivement Ă  gauche : certains anciens du MPF, de la CFDT mais aussi d'organisations comme Objectif 72 ou La Vie nouvelle, participent Ă  la fondation du PSU en 1960 puis se rapprochent du parti socialiste rĂ©novĂ© aprĂšs le CongrĂšs d'Épinay (par exemple Jacques Delors) et jouent un rĂŽle non nĂ©gligeable dans l'accession en 1981 du PS au pouvoir.

Crises : disparition de l'ACJF, déclin des mouvements d'Action catholique

L'accent mis sur les engagements temporels, le « tropisme de gauche »[23] qui est apparu, les ambiguĂŻtĂ©s de la notion de mandat (les militants veulent une libertĂ© d'options dans leur action et l’Église veut se dĂ©gager de toute compromission), la cohabitation difficile entre la JOC et l'ACJF sont les Ă©lĂ©ments des crises qui affectent tout le « militantisme catholique », remettent en cause « la nature de l'action catholique, du rĂŽle des laĂŻcs dans l’Église et de leur prĂ©sence dans la sociĂ©tĂ© en tant que chrĂ©tiens »[M 10].

La disparition de l'ACJF en 1956 en est le premier Ă©vĂšnement rĂ©vĂ©lateur. La rĂ©novation engagĂ©e en 1949 a Ă©chouĂ© : d'une part, elle ne rĂ©ussit pas la synthĂšse dĂ©sirĂ©e entre les deux conceptions existantes, celle qui donne la primautĂ© Ă  l'action religieuse d'Ă©vangĂ©lisation et qui implique la tutelle de l’Église et celle qui privilĂ©gie l'action temporelle et demande une libertĂ© de choix. D'autre part, l'Ă©quilibre recherchĂ© entre l'autonomie des mouvements spĂ©cialisĂ©s et le rĂŽle fĂ©dĂ©rateur de leur association, ne se rĂ©alise pas.

AprÚs 1956, tous les mouvements de jeunesse d'action catholique continuent d'exister de façon autonome, avec des choix divers, selon un parcours ponctué de conflits, s'accompagnant d'une baisse des effectifs :

  • En 1957, les SecrĂ©tariats nationaux de la JEC et de la JECF dĂ©missionnent pour dĂ©noncer la torture en AlgĂ©rie ; ils le font Ă  nouveau en 1965, contraints par Pierre Veuillot, coadjuteur de l'archevĂȘque de Paris, qui considĂšre que leur engagement politique est un dĂ©tournement du mandat. Cela provoque des dĂ©missions en chaĂźne et « Ă  la veille de 1968, l'Ă©piscopat a rompu les ponts avec la part la plus dynamique et la plus engagĂ©e des Ă©lites Ă©tudiantes »[P 16].
  • Le Mouvement rural de jeunesse chrĂ©tienne qui a succĂ©dĂ© en 1962 Ă  la JAC, se politise aprĂšs 1968, s'ouvrant par l'intermĂ©diaire du MIJARC (mouvement international) aux expĂ©riences brĂ©siliennes des communautĂ©s de base et de la thĂ©ologie de la libĂ©ration. Le bureau national dĂ©missionne en 1972, le mouvement se divise alors en deux courants, l’un majoritaire dĂ©fendant un engagement dans les organisations syndicales existantes et au sein de l’Union avec la gauche, l’autre, minoritaire, prĂŽnant une stratĂ©gie de rupture « les rapprochant du gauchisme chrĂ©tien ».
  • La JOC comme son correspondant adulte l'ACO affirment de plus en plus leur identitĂ© ouvriĂšre ; les engagements temporels de leurs membres montrent une politisation accrue et un tropisme de gauche accentuĂ©.

L’édifice construit depuis les annĂ©es trente est globalement en crise dans les annĂ©es soixante-dix. L’AssemblĂ©e Ă©piscopale de Lourdes en 1975 en tire les consĂ©quences : elle abandonne la notion de mandat, laisse Ă  chaque organisation une entiĂšre autonomie, et « dĂ©gage toute responsabilitĂ© quant aux options politiques ou sociales qu'elles peuvent prendre »[CH 13].

Les historiens qui ont particuliĂšrement travaillĂ©[24] sur ce sujet mettent en Ă©vidence le lien avec les mutations et les soubresauts de la sociĂ©tĂ© française elle-mĂȘme[M 11]. MobilitĂ© sociale, montĂ©e des classes moyennes, division de l'opinion sur la guerre d'AlgĂ©rie et les problĂšmes coloniaux, « crise d'autoritĂ© » et « mouvement contestataire » qui prĂ©cĂšdent 1968, etc., forment une toile de fond insĂ©parable de ces crises. Elles leur apparaissent donc comme le reflet de « la transformation plus profonde d’une sociĂ©tĂ© qui se dĂ©tache du christianisme et se rĂ©organise autour d’autres valeurs »[25], Ă©pisode ultime du processus de sĂ©cularisation Ă  l’Ɠuvre depuis le XVIIIe siĂšcle.

Du service des pauvres au Tiers-Mondisme

Pour Yves-Marie Hilaire, un glissement s'opĂšre « du service des pauvres au Tiers-Mondisme ». La prospĂ©ritĂ© et la consommation pendant les Trente Glorieuses ne profitent pas Ă  tous, les laissĂ©s pour compte et les oubliĂ©s de la croissance Ă©conomique attirent l'attention des catholiques sociaux. Les Semaines sociales de Dijon en 1970 traitent « Les pauvres dans les sociĂ©tĂ©s riches » mais bien avant, le pĂšre Joseph Wresinski avec son mouvement Aide Ă  toute dĂ©tresse-Quart monde fondĂ© en 1957 montre l'existence d'exclus. Autre exemple de cette prise en compte des plus faibles, l'initiative de Jean Vanier et la mise en place de communautĂ©s d'accueil et de vie fraternelle avec les handicapĂ©s au sein de l’Ɠuvre de L'Arche[CH 14].

La dĂ©colonisation fait dĂ©couvrir l'ampleur de la misĂšre dans le Tiers Monde. Le PĂšre Lebret, fondateur de la revue Économie et Humanisme, Joseph Folliet de la Chronique sociale de Lyon, la revue franciscaine FrĂšres du monde, jouent un rĂŽle de pionniers, bientĂŽt suivis par de multiples publications comme Croissance des jeunes nations ou Foi et dĂ©veloppement : « l'aide au dĂ©veloppement prend le pas sur l'aide traditionnelle aux missions ». Les confĂ©rences de Helder CĂąmara, l'archevĂȘque de Recife, l'un des initiateurs, lors du concile de Vatican II, de « l'option prĂ©fĂ©rentielle pour les pauvres », vient spĂ©cialement en France en 1970 et en 1983 pour dĂ©noncer la misĂšre du Tiers Monde, et Ă©branle les auditeurs. Les encycliques Mater et Magistra de Jean XXIII en 1961, puis Populorum Progressio de Paul VI en 1967, alertent les chrĂ©tiens sur la nĂ©cessitĂ© urgente du dĂ©veloppement. DĂšs 1962, au lendemain du concile Vatican II, le ComitĂ© catholique contre la faim et pour le dĂ©veloppement (CCFD-Terre Solidaire) regroupant la plupart des mouvements d'action catholique, le Secours catholique et des organisations missionnaires finance de multiples micro-rĂ©alisations et projets pour aider les peuples « Ă  devenir les artisans de leur propre dĂ©veloppement ».

Les théologies de la libération nées en Amérique du Sud se diffusent, elles empruntent une partie de leur outillage conceptuel aux théories néo-marxistes de la domination, une nouvelle condamnation romaine tombe en 1984 sur elles[P 17].

Héritiers du catholicisme social, de nombreux « militants », au travers de leurs mouvements et engagements, se sont immergés pleinement dans la société et dans la vie démocratique du pays et ouverts aux dimensions internationales de l'aide aux plus faibles. Mais leurs choix politiques marqués majoritairement à gauche, les crises qui touchent leurs institutions les plus dynamiques, un tiers-mondisme tenté parfois par une radicalisation, mettent ce militantisme catholique dans une crise généralisée à la fin des années soixante-dix.

Entre disparition et transformation, immersion et interrogations

AprĂšs les crises successives de la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente, on constate un ralentissement qui atteint l'ensemble de la mouvance du catholicisme social dans les derniĂšres dĂ©cennies du XXe siĂšcle et au contraire un succĂšs croissant et une rĂ©affirmation d’un catholicisme identitaire qui donne prioritĂ© au spirituel.

Les mouvements charismatiques font alors « irruption » et ils se dĂ©veloppent « d’abord en rĂ©action contre la pastorale de l’Action catholique », affirmant leur « volontĂ© de diffĂ©renciation Ă  l’intĂ©rieur d’une Église jugĂ©e trop intellectuelle et trop politisĂ©e ». EncouragĂ© par Jean-Paul II et son programme de « nouvelle Ă©vangĂ©lisation », peu Ă  peu reconnu par l’épiscopat, le mouvement regroupe une dizaine de grandes communautĂ©s (l'Emmanuel, le Chemin neuf, etc.) et prĂšs de 2 000 groupes de priĂšres ce qui reprĂ©sente en 1995 une centaine de milliers de sympathisants[P 18]. ParallĂšlement il y a un renouveau du scoutisme qui rassemble, tous mouvements confondus, 220 000 adhĂ©rents en 1994 alors qu’il n’en rĂ©unissait que 70 000 en 1975. Dans cette « religion de l’émotion »[Note 1], l’accent est mis sur le rapport individuel avec Dieu. Le catholicisme social a une orientation inverse, il part des exigences Ă©vangĂ©liques, ĂȘtre « le sel de la terre » ou le « ferment dans la pĂąte » et se tourne vers l’agir dans le monde avec les autres.

Au mĂȘme moment, les mouvements traditionnels d’Action catholique et surtout ceux concernant la jeunesse sont atteints par une dĂ©saffection croissante. Ils sont pour la plupart dĂ©sertĂ©s : la politisation jugĂ©e parfois excessive et trop univoque par les adhĂ©rents de base comme la rĂ©pression qui touche ses Ă©lĂ©ments les plus engagĂ©s, conduisent Ă  un dĂ©part ou une rĂ©orientation de l'action. La mission en monde ouvrier n’a pas disparu et garde une vitalitĂ© : il y a, en 1993, encore prĂšs de 800 prĂȘtres issus des « prĂȘtres-ouvriers ou de la Mission de France et la JOC et l’ACO font exception par rapport aux autres mouvements d’Action catholique pour la baisse des effectifs[P 19]. La stratĂ©gie d’engagement syndical ou politique aux cĂŽtĂ©s des non-croyants n’est plus prioritaire.

Des publications, dont le catholicisme social Ă©tait une des sources d’inspiration, dĂ©clinent ou disparaissent (par exemple, « Économie et Humanisme » qui cesse sa revue en 2007). Pour la plupart des autres crĂ©ations, elles n’échappent pas ou Ă  un ralentissement ou aux grands dĂ©bats des annĂ©es de crises.

  • L’organe par excellence de rĂ©flexion du catholicisme social, les Semaines sociales de France, marque le pas durant toutes les annĂ©es soixante-dix. Une renaissance progressive sous les prĂ©sidences de Jean GĂ©lamur (1985-1995) puis de Jean Boissonnat (de 1995 Ă  2000) a lieu sans toutefois lui faire retrouver la totalitĂ© de son rayonnement antĂ©rieur[26].
  • Parmi les Ɠuvres caritatives, le Secours catholique, l’une des plus emblĂ©matiques, se pose dĂšs 1976 la question : « charitĂ© ou justice ? ». L’organisation rĂ©pond : « Ce sera l’une et l’autre ! » continuant sa mission de faire rayonner la charitĂ© chrĂ©tienne, mais reconnaissant Ă©galement la dimension politique de l'action caritative. Dans les annĂ©es qui suivent son action institutionnelle « pour la transformation sociale et la justice » prend de l’ampleur, marquĂ©e par exemple par sa participation lors de la prĂ©paration de la loi de lutte contre l’exclusion qui sera votĂ©e en 1998, ou aux moments des Ă©lections prĂ©sidentielles par ses campagnes « Et les pauvres, monsieur le PrĂ©sident ? » (1998 ou « Candidat, tu m’écoutes ? » (2002). Depuis 1996, date de son 50e anniversaire fĂȘtĂ© au Palais omnisports de Paris-Bercy, l’objectif d’un travail « avec » et non « pour » les personnes en difficultĂ©s est de plus en plus affirmĂ©. Les « axes » actuels choisis sont « Promouvoir la place et la parole des pauvres ; Agir pour la transformation sociale et la justice ; Vivre la mission reçue en Église »[27].
  • Le CCFD-Terre Solidaire n’échappe pas au dĂ©part de certains militants vers les ONG laĂŻques d'aide humanitaire et des campagnes de presse contre lui de 1985 Ă  1988 le fragilisent provoquant une chute des dons reçus et une profonde rĂ©forme interne nĂ©gociĂ©e avec les Ă©vĂȘques[P 20]. PremiĂšre ONG de dĂ©veloppement crĂ©Ă©e en France, l’association compte prĂšs de 11 000 bĂ©nĂ©voles, elle a Ă©tĂ© reconnue d’utilitĂ© publique en 1984, a reçu en 1993 le label « Grande Cause Nationale » et a le statut de consultant auprĂšs du Conseil Ă©conomique et social des Nations unies. Elle poursuit sa mission de solidaritĂ© internationale, refusant de considĂ©rer la misĂšre comme une fatalitĂ© et ses projets, quelle que soit leur dimension, technique, sociale ou politique, se font toujours avec les acteurs du changement social (d’aprĂšs le site officiel).

Ce constat de renouveau de certaines formes d’affirmation de la foi, parallĂšle au repli de celles qui ont prĂ©valu pendant longtemps fait s’interroger : le mĂ©dia lyonnais, Lyon capitale, choisit comme question pour un dĂ©bat en 2011 : « Que reste-t-il du catholicisme social ? »[28]. Dans cette ville considĂ©rĂ©e comme le « haut lieu du catholicisme social »[29], les invitĂ©s au dĂ©bat, parmi lesquels Bernard Devert, qui a lancĂ© « Habitat et Humanisme » en 1985 en faveur du logement et de l’insertion des personnes en difficultĂ©[Note 2] ou Luc Champagne, responsable de « l’Antenne sociale » de Lyon crĂ©Ă©e en 1989 par Albert Decourtray, archevĂȘque de Lyon, pour ĂȘtre « l’expression lyonnaise du catholicisme social français » et la « une voix autorisĂ©e de l’Église de Lyon sans ĂȘtre le porte-parole de la hiĂ©rarchie »[30] se rĂ©fĂšrent toujours au catholicisme social et tĂ©moignent d’une approche qui, comme les prĂ©cĂ©dents exemples du Secours catholique ou du CCFD privilĂ©gient le « avec » ceux qui agissent sur le terrain et le « avec » ceux qui sont aidĂ©s.

Ce courant de pensĂ©e, qui transcende les clivages politiques gauche/droite, est toujours prĂ©sent continuant de promouvoir les valeurs chrĂ©tiennes de dignitĂ© de la personne humaine et d’exigence de justice. Sa moindre visibilitĂ© vient de ce que les formes et les lieux de ses rĂ©alisations se transforment en fonction des nouvelles urgences ou des nouveaux « fronts » (soutien aux sans-papier, accueil des Ă©trangers et des immigrĂ©s, aide Ă  la recherche d’emploi pour les chĂŽmeurs, actions en faveur de groupes sociaux minoritaires ou marginalisĂ©s, etc.). Il s’est immergĂ© dans l’espace social et politique.

En 2007, les Semaines sociales de France ont consacré leur 82e édition aux enjeux écologiques et sociaux ; le titre de la session était « Vivre autrement, pour un développement durable et humain »[31] ; Jean-Marc Jancovici, spécialiste du changement climatique et des questions énergétiques, a fait une intervention[32].

Les nombreuses allusions de ses premiĂšres prises de paroles et l’annonce[33] d’une encyclique sur les pauvres par le pape François, Ă©lu en 2013, donnent une actualitĂ© toute particuliĂšre Ă  l'engagement social des catholiques. Certains soulignent nĂ©anmoins la position traditionnelle du pape François, proche de celle de Jean-Paul II, et qui « se traduit en actes de charitĂ©, par l'assistance sociale et par des aides diverses aux plus dĂ©munis », qui « peut aller jusqu'Ă  une critique des conditions Ă©conomiques qui sont responsables de la pauvretĂ© », mais qui reste trĂšs Ă©loignĂ©e de ce que prĂ©conisait par exemple la thĂ©ologie de la libĂ©ration : une participation aux luttes et Ă  l'auto-organisation des pauvres (ouvriers, chĂŽmeurs, paysans sans terre, indigĂšnes
), sujets et acteurs de leur propres libĂ©ration[34]. D’autres espĂšrent une avancĂ©e de la doctrine sociale de l’église qui donnerait un Ă©lan neuf au catholicisme social.

En 2015, la session des Semaines sociales de France Ă©tait organisĂ©e sur le thĂšme « Religions et cultures – ressources pour imaginer le monde », la journĂ©e du dimanche 4 octobre Ă©tant consacrĂ©e Ă  l'encyclique Laudato si' du pape François[35].

Le catholicisme social hors de France

Canada

Suivant la RĂ©volution industrielle du XVIIIe siĂšcle, la premiĂšre organisation syndicale au QuĂ©bec, la SociĂ©tĂ© amicale des charpentiers et menuisiers de MontrĂ©al, est fondĂ© en 1818. L'activitĂ© industrielle Ă  l’époque est prĂ©caire et concentrĂ©e dans les villes; la population canadienne demeure fortement rurale jusqu'en 1850 (Ă  90% en 1851)[36], mais l'arrivĂ©e de l'industrie manufacturiĂšre dans les villes du QuĂ©bec entraĂźne lentement une demande pour des travailleurs salariĂ©s et mĂšne Ă  la crĂ©ation d'une classe ouvriĂšre prolĂ©tarisĂ©e, composĂ©e principalement de Canadiens-français et d'Irlandais. Les conditions de travail difficiles et dangereuses entrainent, entre 1830 et 1870, la fondation d'une douzaine d’organismes et de clubs de protections des ouvriers Ă  MontrĂ©al et Ă  QuĂ©bec. Plusieurs autres associations de travailleurs sont peu Ă  peu formĂ©es et en 1921 la ConfĂ©dĂ©ration des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) devient une centrale syndicale quĂ©bĂ©coise qui regroupe 220 dĂ©lĂ©guĂ©s reprĂ©sentant 80 syndicats. À l'Ă©poque, le premier prĂ©sident est Pierre BeaulĂ© de QuĂ©bec.

Industrialisation, prolétarisation et débuts du mouvement ouvrier

Le dĂ©but du XXe siĂšcle est marquĂ© par un essor important de l'industrie manufacturiĂšre et l'intĂ©gration de la province Ă  l’économie nord-amĂ©ricaine, provoquĂ© principalement par l'arrivĂ©e de capitaux des États-Unis. MalgrĂ© la croissance de l'industrie du bois, du vĂȘtement, du transport, du cuir, du papier, textile et mĂ©tallurgique, les deux tiers des travailleurs des villes vivent en Ă©tat de pauvretĂ©, une condition qui amĂšne les femmes et les enfants Ă  travailler dans les usines.

Les agitations ouvriĂšres, notamment amĂ©ricaines, de la fin du XIXe siĂšcle et dĂ©but du XXe siĂšcle et l'influence marquĂ©e des syndicats internationaux provenant des États-Unis (notamment Ă  MontrĂ©al) amĂšnent le clergĂ© catholique Ă  s'intĂ©resser Ă  la situation ouvriĂšre, prĂŽnant une vision syndicale de conciliation « entre catholiques ».

La ConfĂ©dĂ©ration des travailleurs catholiques du Canada Ă©tait Ă  ses dĂ©buts trĂšs nationalistes, confessionnels, pro corporatistes et les aumĂŽniers y jouaient un rĂŽle prĂ©dominant. La CTCC dĂ©tient un rĂŽle majeur Ă  l’égard de la formation au QuĂ©bec. À partir de 1945, la CTCC perd au fil du temps son caractĂšre confessionnel. À l’origine, quatre caractĂ©ristiques faisaient de la CTCC une centrale catholique : l’usage du mot « catholique » dans son appellation, comme l'Union catholique des cultivateurs (UCC), la prĂ©sence d’un aumĂŽnier, l’adhĂ©sion Ă  la doctrine sociale de l’église et l’obligation d’ĂȘtre catholique pour obtenir les droits accordĂ©s Ă  un membre actif. MalgrĂ© tout, les non-catholiques pouvaient faire partie de la CTCC, mais n’avaient ni le droit de vote ni la possibilitĂ© d’occuper un poste dans l’exĂ©cutif.

DĂ©confessionnalisation

En 1960, la dĂ©confessionnalisation amĂšne un changement de nom qui devient nomme la ConfĂ©dĂ©ration des syndicats nationaux (CSN) dont le siĂšge social actuel est situĂ© Ă  MontrĂ©al depuis 1980. En 2012, la confĂ©dĂ©ration compte environ 300 000 membres rĂ©partis Ă  peu prĂšs Ă©galement entre hommes et femmes ainsi qu'entre le secteur privĂ© et le secteur public dans approximativement 2 000 syndicats reprĂ©sentant quelque 4 400 lieux de travail. Elle est ainsi la deuxiĂšme plus grande centrale syndicale du QuĂ©bec par le nombre de ses membres.

Notes et références

Notes

  1. L'expression est empruntĂ©e aux travaux de DaniĂšle Hervieu-LĂ©ger et de Françoise Champion, plus particuliĂšrement, De l’émotion en religion. Renouveaux et traditions, Paris, Centurion, 1990.
  2. Habitat et Humanisme et ADT Quart-Monde proposent en 2013 des amendements communs au projet de loi pour l’AccĂšs au Logement et un Urbanisme RĂ©novĂ©, preuve de leur action dans le domaine lĂ©gislatif.

Références

Pelletier 1997

  1. Pelletier 1997, p. 55-56, 61.
  2. Pelletier 1997, p. 58-59.
  3. Pelletier 1997, p. 72.
  4. Pelletier 1997, p. 76.
  5. Pelletier 1997, p. 73.
  6. Pelletier 1997, p. 83.
  7. Pelletier 1997, p. 88.
  8. Pelletier 1997, p. 86.
  9. Pelletier 1997, p. 89.
  10. Pelletier 1997, p. 88 et 112-113.
  11. Pelletier 1997, p. 95.
  12. Pelletier 1997, p. 90.
  13. Pelletier 1997, p. 97.
  14. Pelletier 1997, p. 92-93.
  15. Pelletier 1997, p. 94.
  16. Pelletier 1997, p. 101.
  17. Pelletier 1997, p. 101-103.
  18. Pelletier 1997, p. 106 et 107.
  19. Pelletier 1997, p. 109.
  20. Pelletier 1997, p. 103.

Duroselle 1951

GĂ©rard Cholvy et Yves-Marie Hilaire 1985

Alain-René Michel et René Rémond 2006

Latreille et RĂ©mond 1957-1962

Autres références :

  1. Cité dans le cours de Georges Hourdin, aux Semaines Sociales de 1947, voir .
  2. Voir son ouvrage: Du Devoir des catholiques, Bureau de L'Univers, Paris, 1843.
  3. Gadille et Jean-Marie Mayeur 1974, p. 202.
  4. David Lathoud et Joseph Lavarenne 1937, p. 12, 13 et 103.
  5. LĂ©o Imbert 2017, p. 271.
  6. LĂ©o Imbert 2017, p. 305.
  7. LĂ©o Imbert 2017, p. 254.
  8. « Albert de Mun », dans le Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), sous la direction de Jean Jolly, PUF, 1960 [texte sur Sycomore].
  9. Émile Poulat.
  10. Victor Conzemius, « Union de Fribourg » dans le Dictionnaire historique de la Suisse en ligne.
  11. D’aprùs Olivier de Dinechin, CERAS.
  12. D'aprĂšs PĂšre Baudoin Roger, CollĂšge des Bernardins, 15 novembre 2012.
  13. Denis Lefùvre, Marc Sangnier, L’aventure du catholicisme social, Paris, Mame, 2008.
  14. Bruno Duriez, Les Catholiques dans la RĂ©publique, Éditions de l'Atelier, p. 136 et suivantes.
  15. Voir site des Semaines sociales de France.
  16. D'aprĂšs Olivier de Dinechin, 15 septembre 2012, CERAS (centre d'Ă©tudes et d'action sociale)[http:// www.ceras-projet.org/dsc/index.php?id=1749].
  17. François Etner, « De l’origine catholique de la participation aux bĂ©nĂ©fices », sur Variances.eu, (consultĂ© le ).
  18. Jean-Dominique Durand, « Semaines sociales, une université itinérante », Ceras - revue Projet n° hors-série, septembre 2004, .
  19. D'aprÚs l'historique donné dans le site officiel.
  20. http://www.mouvementdunid.org/Une-breve-histoire-du-Mouvement-du.
  21. Denis Pelletier, « Trois moments de l'histoire de l'ACO », Cahiers de l'Atelier, no 495,‎ , p. 57-69 (lire en ligne)
  22. Bruno Duriez, « La diffĂ©renciation des engagements : l’Action catholique ouvriĂšre entre radicalisme politique et conformisme religieux » [PDF] (article),
  23. L'expression est de Denis Pelletier.
  24. Denis Pelletier.
  25. Denis Pelletier, La crise catholique, p. 97.
  26. D'aprĂšs site officiel SSF.
  27. D’aprùs site officiel [http:// www.secours-catholique.org/nous-connaitre/notre-histoire].
  28. Voir.
  29. Aimé Savard, lettre no 37 des Semaines sociales de France, janvier 2005.
  30. D'aprĂšs site officiel antennesocialelyon.free.fr
  31. Élodie Maurot, « Les Semaines sociales au chevet de la planĂšte », La Croix, 18 novembre 2007, lire en ligne.
  32. Jean-Marc Jancovici, « Énergie et climat, des certitudes du passĂ© aux incertitudes du 21e siĂšcle », lire en ligne.
  33. D'aprĂšs Radio-Vatican, 25 mai 2013 -.
  34. Propos du sociologue Michael Lowy, recueillis par HĂ©lĂšne Sallon, Le Monde 14 mars 2013.
  35. Session nationale des Semaines Sociales de France à l’UNESCO –Paris 2-4 octobre 2015.
  36. Statistique Canada La population rurale du Canada depuis 1851.

Voir aussi

Ouvrages généraux

  • RenĂ©e Casin, NapolĂ©on III ou le catholicisme social en action, Edition de la parole, (BNF 36167805).
  • GĂ©rard Cholvy et Yves-Marie Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, Toulouse, Privat, coll. « BibliothĂšque historique Privat », (BNF 34306378)
  • Catherine Duprat, Usage et pratique de la philanthropie : pauvretĂ©, action sociale et lien social Ă  Paris, au cours du premier XIXe siĂšcle, Paris, MinistĂšre du travail et des affaires sociales, ComitĂ© d'histoire de la SĂ©curitĂ© sociale, 1996-1997 (BNF 36133027).
  • Jean-Baptiste Duroselle, Les dĂ©buts du catholicisme social en France (1822-1870), Presses universitaires de France, coll. « BibliothĂšque de la science politique / 4 : Les grandes forces politiques », , 788 p. (BNF 37382558).
  • Gadille et Jean-Marie Mayeur, Les catholiques libĂ©raux au XIXe siĂšcle : actes du Colloque international d'histoire religieuse de Grenoble des 30 septembre - 3 octobre 1971, Grenoble, (OCLC 301565508), « Les milieux catholiques libĂ©raux en France, continuitĂ© et diversitĂ© d'une tradition »
  • Christophe Grannec et Jean Boissonnat (introduction), L'aventure du christianisme social : passĂ© et avenir, Bayard Ă©ditions/DesclĂ©e de Brouwer, (BNF 37081663).
  • Georges Hoog, Histoire du catholicisme social en France, 1871-1931 : De l'encyclique Rerum novarum Ă  l'encyclique Quadragesimo anno, Domat-Montchrestien, coll. « histoire sociale », (BNF 32255918).
  • Georges Hourdin, Naissance, dĂ©veloppement et Ă©tat du catholicisme social (cours aux Semaines sociales de France, session 1947 en ligne).
  • LĂ©o Imbert, Le Catholicisme Social, In hoc signo vinces, de la Restauration Ă  la PremiĂšre guerre mondiale, Editions Perceptives Libres, , 696 p. (ISBN 979-10-90742-36-9, BNF 45371542).
  • AndrĂ© Latreille et RenĂ© RĂ©mond, Histoire du catholicisme en France, t. III : La pĂ©riode contemporaine, Paris, Spes, 1957-1962 (BNF 37358334).
  • Jean Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (41 volumes), Paris, Éditions ouvriĂšres, 1964-1992 (BNF 12429023).
  • Jean-Marie Mayeur, Catholicisme social et dĂ©mocratie chrĂ©tienne. Principes romains, expĂ©riences françaises, Paris, Cerf, coll. « Histoire », (BNF 34873984).
  • Alain-RenĂ© Michel et RenĂ© RĂ©mond (prĂ©face), Catholiques en dĂ©mocratie, Paris, Le Cerf, coll. « Cerf Histoire », , 726 p. (ISBN 2-2040-7470-5).
  • Antoine Murat, Le catholicisme social en France, Edition Ulysse, coll. « Études corporatives et sociales », (BNF 34662380).
  • Denis Pelletier, Les catholiques en France depuis 1815, Paris, La DĂ©couverte, coll. « RepĂšres » (no 219), , 125 p. (ISBN 2-7071-2721-3, BNF 36174822).
  • Maryvonne PrĂ©vot, Catholicisme social et urbanisme : Maurice Ducreux (1924-1985) et la fabrique de la CitĂ©, Presses universitaires de Rennes (PUR), coll. « Histoire », (BNF 44326979, DOI 10.4000/books.pur.88264)
  • Henri Rollet, L'action sociale des catholiques en France, 1871-1914, t. 2, Paris, DesclĂ©e de Brouwer, (BNF 32581510).

Études particuliùres

  • David Lathoud et Joseph Lavarenne (prĂ©face), Marie-Pauline Jaricot, Paris, Maison de la Bonne Presse, , chap. 2 (« Victime pour la France et pour la classe ouvriĂšre »).
  • Sur la SociĂ©tĂ© de Saint-Vincent-de-Paul : Matthieu Brejon de LavergnĂ©e, La SociĂ©tĂ© Saint-Vincent-de-Paul au XIXe siĂšcle. Un fleuron du catholicisme social, Paris, Cerf, 2008, 713 pages.
  • Autour de “Rerum Novarum” sur l’influence de l’Union de Fribourg, cf. notamment Robert Talmy, L’école de La-Tour-du-Pin et l’encyclique Rerum novarum. Essai thĂ©ologique et historique, thĂšse, Lille, 1953 ; Jacques Racine, « Sur l’origine et la rĂ©daction de “Rerum Novarum” », Communio, no 34, mars-avril 1981 ; Philippe Levillain, « L’écho des Ă©coles du catholicisme social sur l’encyclique Rerum Novarum », Rerum Novarum, Ă©criture, contenu et rĂ©ception d’une encyclique, École Française de Rome, 1997, p. 107-131 ; Guy Bedouelle, « De l’influence rĂ©elle de l’Union de Fribourg sur l’encyclique Rerum Novarum », ibid., p. 241-254.
  • Sur l'A.C.J.F. : Charles Molette, L'Association catholique de la jeunesse française (1886-1907) Paris, Colin, 1968, 807 p.
  • Sur les Semaines sociales de France : Jean-Dominique Durand, Les semaines sociales de France, Cent ans d'engagement social des Catholiques français 1904-2004, Page d'histoire, Parole et silence, Paris, 2006. (ISBN 978-2845733763).
  • Sur la C.F.T.C. : Michel Launay, La CFTC. Origines et dĂ©veloppement 1914-1940, Publications de la Sorbonne, 1986.
  • Sur la crise de l'action catholique : Denis Pelletier, le chapitre 3 « L’Action catholique Ă  l’épreuve », p. 73-97 dans La Crise catholique - Religion, sociĂ©tĂ©, politique en France (1965-1978), Payot, 2002, 300 p. (ISBN 2-228-89504-0)

Articles connexes

Idées et mouvements

Personnalités

  • PersonnalitĂ©s du catholicisme social (catĂ©gorie)

Liens externes

Cet article est issu de wikipedia. Text licence: CC BY-SA 4.0, Des conditions supplĂ©mentaires peuvent s’appliquer aux fichiers multimĂ©dias.