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Illibéralisme

L’illibĂ©ralisme est le rejet des principes de la vision libĂ©rale. Selon le politiste Matthijs Bogaards[Note 1], il s'agit d'« une situation dĂ©mocratique oĂč, nĂ©anmoins, l’indĂ©pendance de la justice est malmenĂ©e, et les citoyens ne bĂ©nĂ©ficient pas d’un traitement Ă©galitaire face Ă  la loi, ni de protections suffisantes face Ă  l’État ou Ă  des acteurs privĂ©s ».

Par antagonisme avec la notion de démocratie libérale, le terme est couramment décliné sous l'expression de « démocratie illibérale ». Celle-ci est déjugée par certains analystes qui mettent en cause son manque de consistance ou de pertinence.

ThĂ©orisĂ© Ă  partir des annĂ©es 1990, le terme Ă©merge dans les annĂ©es 2010, en particulier pour dĂ©signer les orientations des gouvernements hongrois et polonais respectivement dirigĂ©s par les partis Fidesz et Droit et justice. Viktor OrbĂĄn, Premier ministre hongrois depuis 2010, se rĂ©clame de l'illibĂ©ralisme dans un discours prononcĂ© en 2014 et apparaĂźt comme son principal dĂ©fenseur. Certains observateurs relĂšvent des dĂ©veloppements similaires en Roumanie, en Europe centrale et du Sud, en France, aux États-Unis, en Inde et plus largement en Asie du Sud, en IsraĂ«l, en Turquie et au Venezuela. Vladimir Poutine est Ă©galement parfois rattachĂ© Ă  cette tendance. En France, diverses personnalitĂ©s politiques sont accusĂ©es de suivre cette orientation.

GenÚse et théorisation

Le terme est utilisĂ© dans les annĂ©es 1990 par Étienne Balibar et Pierre Rosanvallon, dans le domaine philosophique[1]. Ce dernier le dĂ©finit comme « une culture politique qui disqualifie en son principe la vision libĂ©rale. Il ne s’agit donc pas seulement de stigmatiser ce qui constituerait des entorses commises aux droits des personnes, marquant un Ă©cart plus ou moins dissimulĂ© entre une pratique et une norme proclamĂ©e. Le problĂšme est plus profondĂ©ment de comprendre une Ă©trangetĂ© constitutive[2]. » Pierre Rosanvallon caractĂ©rise notamment la culture politique française comme illibĂ©rale « par sa vision moniste du social et du politique ; une de ses principales consĂ©quences Ă©tant de conduire Ă  une dissociation de l’impĂ©ratif dĂ©mocratique et du dĂ©veloppement des libertĂ©s ». Il estime que le bonapartisme est « la quintessence » de cette culture politique : « C’est en effet en lui qu’ont prĂ©tendu fusionner le culte de l’État rationalisateur et la mise en scĂšne d’un peuple-Un. Le bonapartisme est aussi pour cela la clef de comprĂ©hension de l’illibĂ©ralisme français. Il le radicalise, en effet, d’une certaine maniĂšre, en mettant brutalement Ă  nu ses ressorts les plus profonds »[2].

Raymond Boudon utilise également le terme pour désigner « cette théorie latente, souvent présente à l'état semi-conscient, selon laquelle toute relation sociale conflictuelle serait un jeu à somme nulle. Ce prisme d'analyse, trÚs couramment utilisé, ignore qu'une possible coopération se cache derriÚre tout conflit [...] »[3].

Fareed Zakaria introduit l'illibéralisme dans le débat politique et journalistique en 1997.

Le terme est utilisĂ© dans la littĂ©rature scientifique, notamment anglo-saxonne, s’intĂ©ressant aux transitions dĂ©mocratiques dans les annĂ©es 1990[4] - [5]. Il est prĂ©cisĂ© et introduit dans le dĂ©bat politique et journalistique en 1997 par Fareed Zakaria[1] qui dĂ©finit la « dĂ©mocratie illibĂ©rale » comme « une dĂ©mocratie sans libĂ©ralisme constitutionnel qui produit des rĂ©gimes centralisĂ©s, l’érosion de la libertĂ©, des compĂ©titions ethniques, des conflits et la guerre »[6]. Soulignant que la dĂ©mocratie et le libĂ©ralisme politique ont souvent existĂ© l’un sans l’autre[7], il relĂšve alors que « des rĂ©gimes dĂ©mocratiquement Ă©lus, qui ont souvent Ă©tĂ© rĂ©Ă©lus ou rĂ©affirmĂ©s Ă  travers des rĂ©fĂ©rendums, ignorent de façon routiniĂšre les limites constitutionnelles de leur pouvoir et privent leurs citoyens des droits et libertĂ©s fondamentales »[6]. Selon son dĂ©compte, « parmi les pays qui se trouvent Ă  mi-chemin entre la dictature avĂ©rĂ©e et la dĂ©mocratie consolidĂ©e, 50 % font mieux en matiĂšre de libertĂ©s politiques qu’en matiĂšre de libertĂ©s civiles », ce qui l'amĂšne Ă  affirmer que « la moitiĂ© des pays en voie de dĂ©mocratisation dans le monde sont aujourd’hui des dĂ©mocraties illibĂ©rales »[7]. En contrepoint du propos dĂ©veloppĂ© par Francis Fukuyama dans La Fin de l'histoire et le Dernier Homme (1992), il considĂšre que « les dĂ©mocraties libĂ©rales occidentales pourraient s’avĂ©rer ne pas ĂȘtre le terminus de l’itinĂ©raire dĂ©mocratique, mais seulement une sortie parmi plusieurs autres possibles »[7]. Il recommande aux dĂ©cideurs occidentaux et surtout amĂ©ricains d'abandonner les prĂ©occupations sur l’ingĂ©nierie Ă©lectorale de ces pays au profit de la dĂ©fense et la promotion du modĂšle d’État de droit, propice selon lui au dĂ©veloppement d’une dĂ©mocratie de qualitĂ©, estimant que « l’introduction de la dĂ©mocratie dans des sociĂ©tĂ©s divisĂ©es » peut au contraire contribuer « au nationalisme, au conflit ethnique ou mĂȘme Ă  la guerre »[8].

Selon le rĂ©sumĂ© qu'en fait Fabien Escalona, le politiste Matthijs Bogaards dĂ©finit la dĂ©mocratie illibĂ©rale comme « une situation dĂ©mocratique oĂč, nĂ©anmoins, l’indĂ©pendance de la justice est malmenĂ©e, et les citoyens ne bĂ©nĂ©ficient pas d’un traitement Ă©galitaire face Ă  la loi, ni de protections suffisantes face Ă  l’État ou Ă  des acteurs privĂ©s. Discriminations, corruption et nĂ©potisme non rĂ©primĂ©s en sont les traductions concrĂštes ». Matthijs Bogaards situe la dĂ©mocratie illibĂ©rale au sein d'un type de rĂ©gime plus large, dĂ©signĂ© sous le terme de « dĂ©mocratie dĂ©fectueuse » qui comprend Ă©galement les dĂ©mocraties « fermĂ©es » (« lorsque les lois Ă©lectorales et les conditions de campagne dĂ©savantagent l’opposition et empĂȘchent les citoyens de participer Ă  la vie politique ») ; les dĂ©mocraties « dĂ©lĂ©gatives » (« lorsque le contrĂŽle de l’activitĂ© gouvernementale devient impossible Ă  exercer par les juges, le Parlement ou les citoyens ») ; et les dĂ©mocraties « avec domaines rĂ©servĂ©s » (« lorsque des pans de l’action publique sont soustraits Ă  la dĂ©libĂ©ration et Ă  l’activitĂ© lĂ©gislative »)[8].

Le politologue Zsolt Enyedi invite à distinguer les pays illibéraux des pays antilibéraux :

  • D'une part, il dĂ©finit l'illibĂ©ralisme comme « une forme de gouvernement dĂ©pourvue des caractĂ©ristiques du constitutionnalisme », ce qui correspond au concept dĂ©fini par Fareed Zakaria, « si ce n’est que seule une petite partie des rĂ©gimes illibĂ©raux se rĂ©vĂšle ĂȘtre dĂ©mocratique au sens oĂč ils organisent des Ă©lections libres et Ă©quitables ». Selon lui, le dirigeant d'un pays illibĂ©ral « aspire Ă  ĂȘtre le pĂšre de la nation » ; son discours politique « se concentre sur des concepts tels que l'harmonie et la spiritualitĂ© », et il tend Ă  « prĂ©coniser le multilatĂ©ralisme dans les affaires internationales ».
  • D'autre part, il dĂ©finit les rĂ©gimes antilibĂ©raux comme Ă©tant « gĂ©nĂ©ralement plus libres et plus dĂ©mocratiques », dont le cadre institutionnel « contient des Ă©lĂ©ments importants du constitutionnalisme », mais qui sont « plus polarisĂ©s que les systĂšmes illibĂ©raux ». Il ajoute que « leurs dirigeants utilisent un langage combatif Ă  la fois contre l'opposition interne et les acteurs supranationaux comme l'Union europĂ©enne », et que « leur propagande s'appuie sur une idĂ©ologie qui dĂ©finit explicitement le libĂ©ralisme moderne comme un ennemi ».

En ce sens, il présente Islam Karimov et Xi Jinping comme des dirigeants illibéraux, et Viktor Orbån, Jair Bolsonaro et Donald Trump comme des dirigeants antilibéraux[9].

Émergence dans les annĂ©es 2010

Discours de Viktor OrbĂĄn

Viktor Orbån se réclame de l'illibéralisme dans un discours prononcé en 2014 (ici, lors de son discours de victoire en 2018).

En 2014, lors d'une universitĂ© d'Ă©tĂ© Ă  Băile Tușnad, Viktor OrbĂĄn, Premier ministre hongrois depuis 2010, affirme dans un discours vouloir construire « un État illibĂ©ral, un État non libĂ©ral. Il ne nie pas les valeurs fondamentales du libĂ©ralisme comme la libertĂ©, etc. Mais il ne fait pas de cette idĂ©ologie un Ă©lĂ©ment central de l’organisation de l’Etat. Il applique une approche spĂ©cifique et nationale ». Il appelle Ă  « comprendre des systĂšmes qui ne sont pas occidentaux, qui ne sont pas libĂ©raux, qui ne sont pas des dĂ©mocraties libĂ©rales, peut-ĂȘtre mĂȘme pas des dĂ©mocraties. Et qui pourtant font le succĂšs de certaines nations », citant Singapour, la Chine, l’Inde, la Turquie et la Russie[10] - [11] - [12]. Si Viktor OrbĂĄn applique ce qu'il Ă©nonce dans ce discours depuis son arrivĂ©e au pouvoir en 2010, « la formule a l'avantage de faire rentrer cette politique dans un cadre thĂ©orique »[10].

L'universitaire Didier Mineur souligne le caractĂšre « inĂ©dit » du fait qu'un homme politique « revendique explicitement » le concept de dĂ©mocratie illibĂ©rale, « et s’en fasse mĂȘme le thĂ©oricien »[7]. Son confrĂšre RaphaĂ«l Demias-Morisset indique que l'appropriation positive du terme par Viktor OrbĂĄn « a fait de ce concept un vĂ©ritable rĂ©fĂ©rent politique, tant sur le plan national qu’international », et qu'il « a donc pour particularitĂ© de convenir autant Ă  ses opposants qu’à ses partisans, ce qui peut sembler paradoxal puisqu’il s’agit Ă  l’origine d’un terme critique et disqualifiant »[5].

L'universitaire Oana Andreea Macovei rĂ©sume ainsi l'orientation du discours de Viktor OrbĂĄn, qu'elle considĂšre comme « la source privilĂ©giĂ©e pour esquisser les contours de l’illibĂ©ralisme » : « En tant qu’objectif pour rĂ©pondre Ă  un besoin de compĂ©titivitĂ© Ă©conomique Ă  l’échelle internationale, l’État illibĂ©ral prĂ©sente un nouveau pivot identitaire, la Nation, dont la protection des intĂ©rĂȘts justifierait une limitation, voire un dĂ©tachement par exemple des libertĂ©s fondamentales ou de l’État de droit »[13]. Didier Mineur relĂšve que Viktor OrbĂĄn prĂ©sente la dĂ©mocratie illibĂ©rale « comme une autre forme de dĂ©mocratie, ou plus exactement comme la « vraie » dĂ©mocratie : la dĂ©mocratie libĂ©rale est taxĂ©e de n’ĂȘtre qu’une oligarchie aux mains de technocrates animĂ©s par une idĂ©ologie mondialiste et multiculturaliste, tandis que la « dĂ©mocratie illibĂ©rale » serait soutenue par le peuple rĂ©el, celui des laissĂ©s-pour-compte de la mondialisation attachĂ©s Ă  leurs traditions et Ă  leurs cultures. Au contraire de la dĂ©mocratie libĂ©rale, oĂč l’expression de la volontĂ© populaire est encadrĂ©e par les garde-fous de l’État de droit, et oĂč elle peut le cas Ă©chĂ©ant ĂȘtre contredite par des juges constitutionnels qui ne sont pas Ă©lus, la dĂ©mocratie illibĂ©rale prĂ©tend lui donner libre cours et Ɠuvre Ă  s’affranchir des entraves de l’État de droit »[7].

Viktor OrbĂĄn s'inspire du sociologue hongrois Gyula TellĂ©r (hu) — « un homme qui, comme lui, est passĂ© d'une pensĂ©e libĂ©rale Ă  une pensĂ©e conservatrice au cours des annĂ©es 1990, et qui deviendra, Ă  partir de 1998, l'un de ses principaux conseillers » —, et en particulier de sa « critique du libĂ©ralisme en Europe centrale Ă  partir d'une perspective communautariste », selon laquelle « dans cette rĂ©gion, le systĂšme politique ne doit pas reposer sur la notion de libertĂ©, mais sur les valeurs morales de la communautĂ© »[14]. On retrouve certains Ă©lĂ©ments du discours de Viktor OrbĂĄn Ă  l'identique dans un texte publiĂ© par Gyula TellĂ©r quatre mois plus tĂŽt et envoyĂ© Ă  l'ensemble des dĂ©putĂ©s du Fidesz, le parti de Viktor OrbĂĄn[14]. La journaliste AmĂ©lie Poinssot souligne qu'en Hongrie, la notion de dĂ©mocratie illibĂ©rale repose sur « une double opposition » : d'une part, le rejet, « trĂšs populaire dans la sociĂ©tĂ© hongroise », des « "libĂ©raux", autrement dit la gauche qui Ă©tait au pouvoir entre 1994 et 1998, puis entre 2002 et 2010, et est considĂ©rĂ©e par beaucoup comme corrompue et responsable des cures d'austĂ©ritĂ© imposĂ©es au pays » ; et d'autre part, le rejet « des valeurs promues par les sociĂ©tĂ©s occidentales » : « Ă©clatement du modĂšle traditionnel de la famille, sĂ©cularisation, immigration, mondialisation... »[15]

Selon l'universitaire Jean-Paul JacquĂ©, la thĂ©orie dĂ©veloppĂ©e par Viktor OrbĂĄn est « proche de la doctrine de Poutine de la verticale du pouvoir » et « n’est pas sans rapport avec les thĂšses de Carl Schmitt sur la primautĂ© du politique par rapport Ă  l’État de droit et aux droits fondamentaux. La souverainetĂ© s’exprime dans la nation qui est la valeur suprĂȘme ce qui explique l’instauration pour la presse en 2011 d’un dĂ©lit d’atteinte Ă  l’intĂ©rĂȘt public. [...] Il ne s’agit pas (de) supprimer les libertĂ©s fondamentales, mais de les soumettre Ă  l’intĂ©rĂȘt de la Nation seule juge du bien commun »[16].

Dans un nouveau discours prononcĂ© au dĂ©but de son nouveau mandat, lors de l'universitĂ© d’étĂ© de Băile Tușnad de , Viktor OrbĂĄn promeut cette fois le concept de « dĂ©mocratie chrĂ©tienne Ă  l'ancienne » et dĂ©clare que « l’ùre de la dĂ©mocratie libĂ©rale touche Ă  sa fin », estimant qu'« elle ne parvient pas Ă  protĂ©ger la dignitĂ© humaine, est incapable d’offrir la libertĂ©, ne peut pas garantir la sĂ©curitĂ© et ne peut plus maintenir la culture chrĂ©tienne »[17] - [18] - [7]. Selon l'universitaire Didier Mineur, ce discours « constitue sans doute l’exposĂ© doctrinal le plus complet de sa conception de la « dĂ©mocratie illibĂ©rale » » : Viktor OrbĂĄn y prĂ©sente la « dĂ©mocratie chrĂ©tienne » comme « un modĂšle de la vie bonne », dont les valeurs ne sont « pas laissĂ©es au choix de l’individu, mais Ă©rigĂ©es au rang de valeurs communes » : sa critique « porte davantage contre la philosophie libĂ©rale que contre les dĂ©mocraties libĂ©rales existantes », et sa pensĂ©e politique « s’apparente ainsi Ă  la pensĂ©e conservatrice ou romantique, pour laquelle le moi, qu’il soit individuel ou collectif, dĂ©couvre ce qu’il est plutĂŽt qu’il ne se construit »[7]. Ce discours prĂ©sente Ă©galement certaines des valeurs promues par les dĂ©mocraties libĂ©rales, telles que l’égalitĂ© des droits entre les femmes et les hommes, comme parties intĂ©grantes de la civilisation chrĂ©tienne, conduisant Didier Mineur Ă  considĂ©rer que « l’illibĂ©ralisme d’Orban ne consiste pas tant Ă  dĂ©truire ou dĂ©nier les libertĂ©s qu’à les considĂ©rer comme un Ă©lĂ©ment de la culture et de l’identitĂ© traditionnelles, soit dans le langage d’OrbĂĄn, « chrĂ©tiennes » »[7]. Avec la dĂ©fense de ce nouveau concept de dĂ©mocratie chrĂ©tienne, Le Courrier d'Europe centrale s'interroge sur une possible « reculade par rapport Ă  l’« illibĂ©ralisme » qu’il a portĂ© depuis 2014 », et qui a « permis Ă  ce dirigeant d'un pays de dix millions d'habitants d'acquĂ©rir une renommĂ©e mondiale »[17].

Dans un discours prononcĂ© en 2019, Viktor OrbĂĄn prĂ©sente l'illibĂ©ralisme comme une dĂ©mocratie reposant sur l'État-nation et les valeurs chrĂ©tiennes, et lui affilie Robert Schuman, Winston Churchill et la Charte de l'Atlantique. Il Ă©voque la notion de « libertĂ© chrĂ©tienne » comme un substitut Ă  l'illibĂ©ralisme, dont le sens serait plus positif[19].

DĂ©veloppements dans l'exercice du pouvoir en Hongrie et en Pologne

Viktor OrbĂĄn (Ă  gauche) et JarosƂaw KaczyƄski (Ă  droite), prĂ©sident de Droit et justice, en 2017.

Lors des élections polonaises de 2015, le parti Droit et justice (PiS) adopte comme slogan « Budapest à Varsovie » ; aprÚs sa victoire, la Pologne prend la Hongrie comme modÚle et les deux pays affichent leur solidarité[20]. Depuis, la Pologne est caractérisée comme illibérale et proche de l'orientation hongroise[21] - [22] - [23]. Ce sont les deux pays les plus souvent donnés en exemple de l'illibéralisme[8].

Selon Jacques Rupnik, « la rĂ©gression dĂ©mocratique » observĂ©e en Europe centrale et orientale « combine deux caractĂ©ristiques : premiĂšrement, une rupture avec l’État de droit comme fondement de la dĂ©mocratie libĂ©rale ; deuxiĂšmement, la montĂ©e du nationalisme comme premiĂšre source de lĂ©gitimation politique, entre souverainisme et crispation identitaire »[20]. Oana Andreea Macovei souligne qu'en Hongrie et en Pologne, qui « constituent les exemples les plus avancĂ©s de modification structurelle en cours de leur rĂ©gime politique », l'illibĂ©ralisme dĂ©passe le stade du discours pour atteindre « l’ordonnancement constitutionnel » : « Par un vĂ©ritable modus operandi, le systĂšme constitutionnel subit des tentatives de modification au niveau de l’équilibre des pouvoirs, de l’encadrement du pouvoir judiciaire et de l’extension du contrĂŽle politique, y compris dans la sociĂ©tĂ© civile. Le modĂšle libĂ©ral est ainsi non seulement altĂ©rĂ© de l’intĂ©rieur, mais la restructuration constitutionnelle de ses valeurs, agit Ă©galement au niveau supranational et conduit Ă  une incompatibilitĂ© avec les exigences statutaires imposĂ©es Ă  l’État, en tant que membre de l’Union »[13]. En Hongrie, Viktor OrbĂĄn s'emploie depuis son arrivĂ©e au pouvoir Ă  rĂ©duire l’indĂ©pendance des mĂ©dias, s'assure de la docilitĂ© de la Cour constitutionnelle, fait procĂ©der Ă  la rĂ©daction d’une nouvelle constitution et Ă  l’adoption de plus de 600 lois nouvelles[7]. En Pologne, le gouvernement dirigĂ© par le PiS modifie les rĂšgles de nomination des juges constitutionnels, les mĂ©dias font l'objet d’une vaste Ă©puration, et l'administration de l’État est contrĂŽlĂ©e par le parti au pouvoir[7]. Un fort mouvement de contestation Ă©merge en rĂ©ponse au tournant nationaliste illibĂ©ral faisant suite Ă  l’accession au pouvoir du PiS, Ă  travers notamment le ComitĂ© de dĂ©fense de la dĂ©mocratie[20].

Jacques Rupnik estime en 2017 que la Pologne et la Hongrie « ne relĂšvent pas (encore ?) d’autocraties sur le modĂšle de Poutine ou d’Erdogan. Ce sont des rĂ©gimes hybrides oĂč la dĂ©rive autoritaire et la concentration des pouvoirs faussent la compĂ©tition politique : des « États non libĂ©raux », selon OrbĂĄn, dans lesquels on considĂšre que les freins et contrepoids du pouvoir ne font que limiter la souverainetĂ© du peuple »[20]. Grzegorz Ekiert (en), professeur Ă  Harvard, considĂšre que « dans les deux pays, un systĂšme institutionnel autoritaire a Ă©tĂ© mis en place, accordant un pouvoir sans aucune restriction au parti au gouvernement. Bien que ces pays ne soient pas des dictatures, l’éventualitĂ© qu’ils deviennent des rĂ©gimes autoritaires s’accroĂźt considĂ©rablement avec chaque nouveau texte de loi qui vise Ă  Ă©largir le pouvoir du gouvernement. Il n’existe plus aucune garantie que les prochaines Ă©lections seront libres et Ă©quitables »[24].

S'il relĂšve en 2018 qu'« il n'y a pas de consensus acadĂ©mique sur la caractĂ©risation du rĂ©gime contemporain hongrois », l'universitaire Matthijs Bogaards relĂšve qu'« illibĂ©ral » est l'adjectif le plus communĂ©ment attachĂ© au terme de « dĂ©mocratie » lorsque celui-ci est utilisĂ©[25]. Selon lui, « alors que les dĂ©mocraties dĂ©fectueuses dĂ©crites jusque-lĂ  dans la littĂ©rature scientifique avaient un profil bien dĂ©terminĂ©, la Hongrie combine des caractĂ©ristiques d’une dĂ©mocratie Ă  la fois fermĂ©e, dĂ©lĂ©gative, illibĂ©rale et limitĂ©e par des domaines rĂ©servĂ©s, ce qui en fait une dĂ©mocratie “dĂ©fectueuse de maniĂšre diffuse” »[25] - [8].

En 2022, le Parlement europĂ©en adopte un rapport estimant que la Hongrie de Viktor OrbĂĄn n’est plus une vĂ©ritable dĂ©mocratie mais un « rĂ©gime hybride d’autocratie Ă©lectorale » : l’eurodĂ©putĂ©e Gwendoline Delbos-Corfield, qui prĂ©sente le rapport, Ă©voque Ă  l'appui « les restrictions des droits parlementaires », l’espionnage des journalistes, la mainmise gouvernementale sur les universitĂ©s, la « loi infamante » contre les personnes LGBT+ « qui ressemble aux lois poutiniennes », mais aussi le durcissement des conditions d’avortement[26].

L'Union europĂ©enne est naturellement prise pour cible par les gouvernements hongrois et polonais, « tant parce que cela permet d’affirmer la suprĂ©matie de la souverainetĂ© nationale, donc aussi populaire, que parce que l’Union europĂ©enne requiert de ses membres qu’ils satisfassent des exigences en matiĂšre de sĂ©paration des pouvoirs et de libertĂ© des mĂ©dias dont prĂ©cisĂ©ment ils cherchent Ă  s’affranchir »[7]. Alors que celle-ci tarde Ă  rĂ©pondre Ă  l’évolution de la Hongrie, elle rĂ©agit rapidement aux lois illibĂ©rales polonaises concernant le Tribunal constitutionnel et l’indĂ©pendance des mĂ©dias[20]. En 2022, la Commission europĂ©enne annonce le dĂ©clenchement contre la Hongrie d'une procĂ©dure inĂ©dite qui permet de suspendre le versement de fonds europĂ©ens en cas de violations de l’État de droit[27].

DĂ©veloppements en Roumanie

Selon différents observateurs, la Roumanie dirigée par le Parti social-démocrate de Liviu Dragnea emprunte la voie illibérale.

Pour le politologue Cristian PĂźrvulescu, les mouvements de protestation que connaĂźt la Roumanie au dĂ©but de l'annĂ©e 2017 rĂ©pondent Ă  une dĂ©rive illibĂ©rale du rĂ©gime[4]. Les organisations de dĂ©fense des droits de l'homme craignent que le rĂ©fĂ©rendum constitutionnel roumain de 2018, qui vise Ă  rendre inconstitutionnelle une lĂ©galisation du mariage homosexuel, n'engage la Roumanie sur une voie illibĂ©rale commune Ă  la Hongrie et Ă  la Pologne[28]. Alors que la Roumanie prend la prĂ©sidence du Conseil de l'Union europĂ©enne en 2019 et doit notamment, Ă  ce titre, dĂ©cider si elle inscrit Ă  l’ordre du jour du Conseil la procĂ©dure de sanction europĂ©enne contre la Pologne et la Hongrie pour leurs atteintes Ă  l’indĂ©pendance de la justice, Le Monde estime que le pays est « en pleine dĂ©rive illibĂ©rale », « dans un climat de dĂ©fiance inĂ©dit avec Bruxelles » aprĂšs « les assauts rĂ©pĂ©tĂ©s du Parti social-dĂ©mocrate, et particuliĂšrement de son leader, Liviu Dragnea, contre le systĂšme judiciaire local »[29]. Certains observateurs considĂšrent alors que la Roumanie constitue une « vitrine » de l'illibĂ©ralisme en Europe[30] - [31].

En , Frans Timmermans, premier vice-prĂ©sident de la Commission europĂ©enne, annonce l’ouverture d’une procĂ©dure contre la Roumanie concernant un projet de rĂ©forme du systĂšme judiciaire qui rĂ©duirait notamment les dĂ©lais de prescription pour de nombreux dĂ©lits, et s’appliquerait entre autres Ă  Liviu Dragnea[31].

DĂ©veloppements en Europe centrale et du Sud

Selon une orientation proche de ses voisins hongrois et polonais, la Slovaquie dirigĂ©e par le parti de Robert Fico s'illustre par son opposition virulente au projet de la Commission europĂ©enne d’accueil des migrants selon des quotas par pays, tandis que la Croatie, dirigĂ©e depuis 2016 par l'Union dĂ©mocratique croate, met Ă  mal l’indĂ©pendance des mĂ©dias[7]. AprĂšs les Ă©lections lĂ©gislatives slovĂšnes de 2018, Slate considĂšre que « la victoire Ă  la Pyrrhus du conservateur slovĂšne Janez JanĆĄa, soutenu par Budapest, marque un premier coup d’arrĂȘt Ă  la politique « illibĂ©rale » adoubĂ©e de Rome Ă  Bratislava »[32].

En , Dominique MoĂŻsi estime que « le modĂšle illibĂ©ral [...] poursuit sa mĂ©tastase en Europe » avec « la coalition gouvernementale italienne Ligue-5 Etoiles » et « la brutalitĂ© verbale de Matteo Salvini », ministre de l'IntĂ©rieur[33]. En , Olivier Tosseri, journaliste aux Échos, Ă©voque « l'inexorable dĂ©rive de l'Italie vers « l'illibĂ©ralisme », bien qu'« Ă  ce jour, aucune mesure restrictive des libertĂ©s fondamentales n'[ait] Ă©tĂ© adoptĂ©e »[34]. Lors de l'Ă©clatement de la coalition Ligue-Mouvement 5 Ă©toiles, Matteo Salvini dĂ©clare qu'il « demande aux Italiens les pleins pouvoirs » : Lorenzo Castellani, politologue de l’universitĂ© Luiss, estime alors que la tentation d’une voie illibĂ©rale est prĂ©sente chez lui tout en soulignant que « tous les leaders italiens ont essayĂ© d’incarner la figure du dĂ©cisionnaire, parce qu’il est trĂšs difficile de contrĂŽler et de changer l’Italie »[35].

Certains universitaires estiment que la GrĂšce connait elle aussi un glissement vers l'illibĂ©ralisme sous le gouvernement du Premier ministre KyriĂĄkos MitsotĂĄkis, au pouvoir Ă  partir de 2019. L'affaire des Ă©coutes tĂ©lĂ©phoniques a montrĂ© que des personnalitĂ©s de l'opposition et des journalistes Ă©taient illĂ©galement espionnĂ©s par les autoritĂ©s. Dans le classement 2022 de Reporters sans frontiĂšres (RSF) sur la libertĂ© de la presse, la GrĂšce arrive Ă  la 107e place sur 180 pays, soit un recul de plus de 40 places depuis l'entrĂ©e en fonction de KyriĂĄkos MitsotĂĄkis. Des mesures sont par ailleurs prises pour restreindre le droit de manifester et de se rassembler. La politique migratoire connait un fort durcissement, avec une intensification des contrĂŽles aux frontiĂšres, le durcissement des conditions d’obtention du droit d’asile, la criminalisation des humanitaires et la construction de camps fermĂ©s sur les Ăźles proches de la Turquie[36].

États-Unis

En 2016, aprĂšs la victoire de Donald Trump lors de l'Ă©lection prĂ©sidentielle amĂ©ricaine, Fareed Zakaria se dit inquiet de la possible « montĂ©e de la dĂ©mocratie illibĂ©rale aux États-Unis »[37]. Pour Hatem Mrad, « Donald Trump rentre bien dans la sphĂšre de l’illibĂ©ralisme »[38]. Viktor OrbĂĄn salue son Ă©lection en dĂ©clarant : « La non-dĂ©mocratie libĂ©rale, c’est terminĂ© »[20].

En 2022, Marc-Olivier Behrer fait Ă©tat dans Le Monde de la « mue illibĂ©rale » de la droite intellectuelle amĂ©ricaine, Ă  travers le fait qu'« une nĂ©buleuse de penseurs amĂ©ricains catholiques prĂŽne un renversement du libĂ©ralisme politique pour en finir avec l’avortement, les questions de genre, le wokisme
 qu’ils lient Ă  la dĂ©mocratie libĂ©rale »[39].

Autour de la présidence d'Emmanuel Macron

Tandis qu'il répand le terme dans le débat public français en évoquant le contexte européen, Emmanuel Macron est parfois accusé de suivre la pente illibérale en France.

Dans ses vƓux Ă  la presse du , Emmanuel Macron consacre une partie de son discours Ă  souligner le clivage qui s'installe, selon lui, au sein de l'Union europĂ©enne, entre les dĂ©mocraties libĂ©rales et illibĂ©rales. Il vise ainsi la Pologne et la Hongrie, mais aussi l'Autriche qui a plus rĂ©cemment portĂ© Ă  sa tĂȘte une coalition conservatrice incluant le Parti de la libertĂ© d'Autriche, gĂ©nĂ©ralement classĂ© Ă  l'extrĂȘme droite par les commentateurs politiques[1] - [40]. Son usage par le prĂ©sident de la RĂ©publique rĂ©pand le terme dans le dĂ©bat public français, alors qu'il Ă©tait absent des discours politiques jusqu'alors[41]. L'HumanitĂ© accuse alors Emmanuel Macron de chercher ainsi Ă  « discrĂ©diter toute alternative au libĂ©ralisme Ă©conomique, sur lequel est savamment entretenue la confusion avec le libĂ©ralisme politique. Et ainsi distiller dans les esprits que tout projet politique « postlibĂ©ral » du point de vue Ă©conomique serait suspect, forcĂ©ment antidĂ©mocratique et autoritaire »[41]. En 2021, Ă  l'issue d'un sommet europĂ©en oĂč la nouvelle loi hongroise contre la « promotion de l’homosexualitĂ© auprĂšs des mineurs » a provoquĂ© un vif dĂ©bat, Emmanuel Macron appelle Ă  contrer « la montĂ©e de l’illibĂ©ralisme » en Europe et Ă©voque « un problĂšme plus profond » que le seul cas de Viktor OrbĂĄn, constatant « une division Est-Ouest » sur la question des valeurs europĂ©ennes[42].

En 2018, Dominique Moïsi estime quant à lui qu'« en dépit de l'affaire Benalla, Emmanuel Macron reste incontestablement le seul et, surtout, le meilleur pour faire échec à la vague illibérale. Mais il sait que l'alliance avec l'Allemagne, si elle est la condition nécessaire, n'est plus la condition suffisante à la réussite de l'entreprise »[33].

Pourtant, dĂšs le dĂ©but de son premier mandat, Emmanuel Macron est accusĂ© d'illibĂ©ralisme, en contradiction avec l'image d'homme politique libĂ©ral avec laquelle il a percĂ©. En , Éric Fassin affirme dans une tribune pour LibĂ©ration qu'Emmanuel Macron est « un candidat nĂ©olibĂ©ral devenu prĂ©sident illibĂ©ral », estimant qu'il « revendique haut et fort un pouvoir personnel dont les parlementaires seraient les simples exĂ©cutants » comme en tĂ©moignerait la rĂ©forme du code du travail par ordonnances[43]. RĂ©agissant, en , Ă  l'annonce, dĂ©mentie ensuite, de la crĂ©ation d'un conseil de l’ordre des journalistes, les universitaires Arnaud Benedetti et Virginie Martin estiment que « le macronisme laisse au fur et Ă  mesure de son dĂ©veloppement politique entrevoir une pente intrinsĂšquement illibĂ©rale » Ă  travers sa « mĂ©fiance non seulement Ă  l’encontre des mĂ©dias, mais plus largement une mĂ©connaissance des caractĂ©ristiques du fonctionnement d’un espace public indĂ©pendant, pluraliste et contradictoire »[44].

En 2023, suite Ă  plusieurs mouvements sociaux contestant la politique d'Emmanuel Macron (mouvement des Gilets jaunes et mouvement social contre la rĂ©forme des retraites), Emmanuel Macron est de nouveau accusĂ© d'illibĂ©ralisme : selon Thomas Legrand, aux yeux de la presse internationale, il « incarne dĂ©sormais une dĂ©rive autoritaire du pouvoir au pays des LumiĂšres »[45]. La juriste EugĂ©nie MĂ©rieau estime qu'au regard des restrictions Ă  la libertĂ© de manifester, de la proximitĂ© de la justice avec l’exĂ©cutif, de la rhĂ©torique de « l’ennemi intĂ©rieur » et de multiples rappels Ă  l’ordre par l’Europe ou l’ONU, le systĂšme français peut dĂ©sormais ĂȘtre qualifiĂ© d'illibĂ©ral au regard des grands principes dĂ©finissant ce modĂšle[46]. Dans une tribune, un collectif d'universitaires demande Ă  Emmanuel Macron de condamner publiquement les propos du ministre de l'IntĂ©rieur GĂ©rald Darmanin mettant en doute la lĂ©gitimitĂ© de la Ligue des droits de l'homme Ă  recevoir des subventions : ce collectif met en garde contre le fait que « tolĂ©rer cette attaque » revient Ă  « donner le signal d’une bascule de notre Nation dans une dynamique ouvertement illibĂ©rale »[47]. Jean-François Bayard, politologue spĂ©cialiste des rĂ©gimes autoritaires, estime dans le mĂȘme temps que « la France est bel et bien en train de rejoindre le camp des dĂ©mocraties « illibĂ©rales » » et que la politique d'Emmanuel Macron « est celle de Viktor OrbĂĄn : appliquer le programme de l’extrĂȘme droite pour Ă©viter son accession au pouvoir »[48].

Autres personnalités

En , Alain Duhamel prĂ©sente Laurent Wauquiez comme « l’illibĂ©ral Ă  la française » et le compare Ă  Viktor OrbĂĄn, au regard du nouveau tract des RĂ©publicains, intitulĂ© « Pour que la France reste la France »[49]. En , GĂ©rard Grunberg estime que, si Laurent Wauquiez « n’a pas indiquĂ© quel aurait Ă©tĂ© son vote » au Parlement europĂ©en concernant la rĂ©solution en faveur de l'activation de l'article 7 du traitĂ© sur l'Union europĂ©enne contre la Hongrie, « ses dĂ©clarations permettent de penser qu’il aurait votĂ© contre la rĂ©solution, comme l’a fait Franck Proust », et que « la dĂ©mocratie « illibĂ©rale » et chrĂ©tienne prĂŽnĂ©e par OrbĂĄn semble [lui] convenir »[18].

Au regard de ses programmes prĂ©sidentiels de 2017 et 2022, les universitaires Jean-Yves Camus et Sylvain Kahn estiment que l'arrivĂ©e au pouvoir de Marine Le Pen ferait de la France une dĂ©mocratie illibĂ©rale proche de la Hongrie : selon Sylvain Kahn, « c’est ainsi que se comprennent les promesses de Marine Le Pen de contourner l’AssemblĂ©e nationale, le SĂ©nat et le Conseil constitutionnel par le rĂ©fĂ©rendum. À travers cette pratique plĂ©biscitaire, la candidate du Rassemblement national mobilise au profit de l’illibĂ©ralisme une tradition française connue : le bonapartisme, notamment celui de Louis-NapolĂ©on Ă©lu prĂ©sident en 1848 »[50] - [51].

L'Ă©ditorialiste Éric Zemmour estime que « le concept d'« illibĂ©ralisme » dĂ©veloppĂ© par Viktor OrbĂĄn peut devenir la chance de la droite française si elle sait s'en saisir »[52], et qu'il « n'est en rien le contraire du libĂ©ralisme, encore moins de l'Ă©conomie de marchĂ© »[53]. L'historien Nicolas Lebourg le rapproche de ce courant lors de sa campagne prĂ©sidentielle de 2022, au regard de sa volontĂ© d'en finir avec ce qui serait le carcan des « Conseil constitutionnel, Conseil d'État, Cour de cassation, Cour de justice europĂ©enne et Cour europĂ©enne des droits de l'homme – qui se considĂšrent comme autant de cours suprĂȘmes Ă  l’amĂ©ricaine et corsĂštent au nom des droits de l’homme la libertĂ© d’action des gouvernements »[54].

A l'automne 2018, aprĂšs ses rĂ©actions aux perquisitions menĂ©es Ă  son domicile et dans les locaux de La France insoumise, Jean-Luc MĂ©lenchon est accusĂ© par Gilles Savary d'ĂȘtre dotĂ© d'un « surmoi illibĂ©ral »[55]. Le commissaire europĂ©en Pierre Moscovici estime qu'« il se comporte comme tous ces populistes dans les dĂ©mocraties illibĂ©rales, c’est-Ă -dire qu’il pense qu’on arrive au pouvoir par les urnes, mais qu’ensuite il va combattre les libertĂ©s. Ce qu’il a fait sur la presse, ce qu’il a fait sur la justice, c’est pas trĂšs diffĂ©rent de ce qui se passe avec OrbĂĄn et Kaszynski »[56].

Analyse de l'opinion

En mars 2020, le politologue Luc Rouban estime, au regard de la vague 11 du BaromĂštre de la confiance politique rĂ©alisĂ©e par le Centre de recherches politiques de Sciences Po, que la France n'est « pas Ă  l’abri d’une « dĂ©mocratie illibĂ©rale » c’est-Ă -dire d’une dĂ©mocratie ayant trois caractĂ©ristiques : un pouvoir central fort aux mains d’un dirigeant plutĂŽt qu’un processus de « gouvernance » et d’interactions entre divers partenaires ; une application systĂ©matique du programme majoritaire sans tenir compte des demandes des minoritĂ©s ou des oppositions, ce qui peut parfois conduire Ă  restreindre l’État de droit ; la recherche du soutien des classes populaires et une critique des Ă©lites en place, soit une forme rĂ©novĂ©e de populisme qui s’appuie sur le bon sens contre la science »[57].

Inde, Bangladesh et Sri Lanka

Narendra Modi (Inde), Benyamin Netanyahou (IsraĂ«l) et Recep Tayyip Erdoğan (Turquie) (de haut en bas) sont affiliĂ©s Ă  l'illibĂ©ralisme par certains observateurs.

Couramment qualifiée de « plus grande démocratie du monde », l'Inde dirigée par Narendra Modi, nationaliste hindou, est parfois présentée comme illibérale ou en passe de le devenir[58] - [59] - [60]. AprÚs le retour au pouvoir des frÚres Mahinda et Gotabaya Rajapaksa au Sri Lanka en 2019, le journaliste James Crabtree (en) perçoit une « montée de la démocratie illibérale en Asie du Sud, le Sri Lanka rejoignant l'Inde et le Bangladesh en particulier pour soutenir des dirigeants nationalistes forts ne se souciant guÚre des subtilités d'un régime constitutionnel »[61]. Identifiant la sécurité et le désir de stabilité comme les principales causes de cette tendance, il estime que « les électeurs se sont tournés vers les dirigeants illibéraux, en grande partie parce que les libéraux ont largement échoué »[61].

Israël

DĂšs 2018, des observateurs tels que Dominique MoĂŻsi et Alexis Lacroix considĂšrent que Benyamin Netanyahou, Premier ministre d'IsraĂ«l, emprunte la voie illibĂ©rale ; ils relĂšvent Ă  cet Ă©gard sa proximitĂ© avec Viktor OrbĂĄn et Donald Trump[33] - [62]. Dans un ouvrage publiĂ© en 2021, le politologue Samy Cohen considĂšre que le pays court le risque d’une mue autoritaire, peu spectaculaire mais irrĂ©pressible. Il qualifie la dĂ©mocratie israĂ©lienne de « semi-libĂ©rale », notamment parce que les religieux choisissent de favoriser le caractĂšre juif de l’État plutĂŽt que son ancrage dĂ©mocratique, et que la gauche ne fait pas contrepoids[63] - [64].

AprĂšs les Ă©lections lĂ©gislatives israĂ©liennes de 2022 qui voient le retour au pouvoir de Benyamin Netanyahou et la mise en place du gouvernement le plus Ă  droite de l’histoire du pays, de nombreux observateurs anticipent de nouveau une dynamique illibĂ©rale Ă  travers notamment un projet de loi de contournement de la Cour SuprĂȘme[65] - [66].

Turquie

Recep Tayyip Erdoğan est parfois prĂ©sentĂ© comme illibĂ©ral[67] - [68]. Antoine Garapon considĂšre que « l’illibĂ©ralisme d’Erdogan est une forme de dĂ©mocratie dĂ©barrassĂ©e des droits de l’homme mais aussi de l’État de droit, une dĂ©mocratie qui ne tarde pas Ă  verser dans une tyrannie de la majoritĂ©. Celle-ci exerce une vĂ©ritable dictature par la loi (en modifiant par exemple en un aprĂšs-midi le nombre de juges de la Cour constitutionnelle) »[69].

Venezuela

En , l'historien JĂ©rĂŽme Perrier estime que le pouvoir chaviste au Venezuela se caractĂ©rise Ă  la fois par un « illibĂ©ralisme Ă©conomique foncier » et un « illibĂ©ralisme politique, tout aussi Ă©clatant ». Il prĂ©cise qu'« qu’à partir de 2007, la radicalisation du rĂ©gime chaviste connaĂźt une accĂ©lĂ©ration Ă©vidente, qui va bientĂŽt conduire le Venezuela Ă  passer d’une dĂ©mocratie illibĂ©rale Ă  un vĂ©ritable rĂ©gime autoritaire, finalement trĂšs proche des vieilles dictatures communistes de l’époque de la Guerre froide »[70].

Selon l'universitaire Tom Long, le Venezuela se trouve « au cƓur des tensions qui ont cours sur le continent latino-amĂ©ricain entre les forces libĂ©rales et illibĂ©rales », Ă  travers le duel entre NicolĂĄs Maduro et Juan Guaido[71].

Dynamique mondiale

L'illibéralisme comme symptÎme du déclin économique

Dans Le Peuple contre la DĂ©mocratie (2018), Yascha Mounk considĂšre que l’émergence des dĂ©mocraties illibĂ©rales dans les annĂ©es 2010 est le symptĂŽme de l’échec des politiques des premiĂšres dĂ©cennies du XXIe siĂšcle, en particulier aprĂšs la crise bancaire et financiĂšre de l'automne 2008[72]. Concernant l'Europe centrale et orientale, Jacques Rupnik indique que « pour expliquer la rĂ©gression dĂ©mocratique », « la thĂšse la plus rĂ©pandue est celle d’une sociĂ©tĂ© divisĂ©e entre les gagnants et les perdants de la transition post-1989. Elle met en lumiĂšre la rĂ©partition inĂ©gale des bĂ©nĂ©fices de la croissance Ă©conomique, et plus gĂ©nĂ©ralement, le contraste entre les grandes villes, les diplĂŽmĂ©s et la jeunesse, tous trois favorables Ă  l’orientation libĂ©rale qui a prĂ©valu ces deux derniĂšres dĂ©cennies, et un Ă©lectorat plus rural, Ă  la fois moins Ă©duquĂ© et plus ĂągĂ© »[20].

L'illibéralisme comme réaction à la mondialisation néolibérale

Pour certains auteurs, le progrÚs du capitalisme ou du néolibéralisme à l'échelle mondiale accompagne, voire explique celui de l'illibéralisme[73] - [74].

Initialement forgĂ© dans le contexte indien, le nĂ©ologisme « nĂ©o-illibĂ©ralisme » dĂ©crit, selon l’économiste Reijer Hendrikse, « la mutation illibĂ©rale et la restauration du nĂ©olibĂ©ralisme transatlantique, marquĂ©es par des attaques sans gĂȘne contre les contrĂŽles, Ă©quilibres et droits constitutionnels. Elles sont l’Ɠuvre d’élites nĂ©olibĂ©rales travaillant avec, et/ou adoptant les politiques et la rhĂ©torique nativistes de la droite radicale »[74].

Selon Jean-Fabien Spitz, la dĂ©mocratie illibĂ©rale comme « forme de rĂ©gime politique qui survalorise la souverainetĂ© populaire » serait « le signe d’une rĂ©action des peuples contre les droits personnels et les mĂ©canismes constitutionnels qui, de plus en plus, leur apparaissent comme des freins les empĂȘchant de faire prĂ©valoir leur aspiration, sinon Ă  un niveau de vie en croissance, du moins Ă  un partage Ă©quitable des fruits rarĂ©fiĂ©s de cette croissance, et les empĂȘchant aussi de contrĂŽler des Ă©lites qui tentent d’imposer leurs intĂ©rĂȘts par le moyen d’une croissance faible et d’un processus de mondialisation dont elles seraient les seules bĂ©nĂ©ficiaires »[73].

Pour Fabien Escalona, chercheur et journaliste Ă  Mediapart, la crise de 2008 a « marquĂ© un tournant dans la perte de lĂ©gitimitĂ© d’une classe politique acquise Ă  la mondialisation nĂ©olibĂ©rale. Beaucoup de responsables de droite ont alors Ă©tĂ© tentĂ©s de prendre un virage identitaire, afin de diriger les frustrations populaires contre les minoritĂ©s, les corps intermĂ©diaires et la gauche cosmopolite, mais sans toucher aux prĂ©rogatives des milieux d’affaires et des dĂ©tenteurs de capitaux. Les principes de la dĂ©mocratie libĂ©rale sont doublement menacĂ©s par cette orientation : la premiĂšre lame nĂ©olibĂ©rale, toujours active, dĂ©grade les capacitĂ©s du peuple censĂ©ment souverain Ă  faire valoir ses intĂ©rĂȘts ; la seconde lame illibĂ©rale, qui n’est plus taboue, dĂ©grade la protection de l’individu et de la sociĂ©tĂ© face Ă  l’arbitraire »[74].

Selon Bernard Guetta, la transition des pays d'Europe centrale vers l'Ă©conomie de marchĂ©, bien qu'ayant Ă©tĂ© « un succĂšs incroyable », « a Ă©tĂ© obtenue, pendant une quinzaine d'annĂ©es, Ă  un tel prix social que la blessure de cette thĂ©rapie de choc est loin d'ĂȘtre cicatrisĂ©e », et ce « particuliĂšrement en Pologne, moins en Hongrie » : « Dans une moitiĂ© de la population prĂ©vaut le sentiment, mĂȘme si on ne le formule pas ainsi, que les communistes n'avaient pas tellement tort, que l'Ă©conomie de marchĂ© est le triomphe des bandits et que la dĂ©mocratie est le rĂšgne des plus riches », amenant « Ă  l'Ă©closion, en Russie d'abord, puis en Hongrie et en Pologne, de cette idĂ©e de dĂ©mocratie illibĂ©rale »[75]. Dominique MoĂŻsi estime quant Ă  lui que « le rejet du traitĂ© constitutionnel europĂ©en par la France et par les Pays-Bas, en 2005, a Ă©tĂ© une Ă©tape importante dans la conquĂȘte des esprits » de l'illibĂ©ralisme[33].

L'illibéralisme comme facteur de nouvelles fractures et coalitions

Photo de groupe des participants au sommet du G20 de 2019.

FrĂ©dĂ©ric Charillon estime qu'au moment du sommet du G20 de 2019, en incluant les États-Unis de Donald Trump, « les pays reprĂ©sentĂ©s par des dirigeants illibĂ©raux, voire franchement autoritaires, sont neuf sur dix-neuf »[Note 2] - [76]. Selon certains journalistes, ce sommet met au jour « la nouvelle fracture idĂ©ologique entre les leaders mondiaux « libĂ©raux » et « illibĂ©raux » »[77], ou au contraire « la rĂ©installation au plus haut niveau de tous les gouvernements illibĂ©raux, leur rĂ©intĂ©gration sans conditions dans le « concert des nations » »[78].

À cette occasion, Vladimir Poutine dĂ©clare que « le libĂ©ralisme est obsolĂšte » et que les valeurs libĂ©rales entrent « en conflit avec l'intĂ©rĂȘt de la majoritĂ© Ă©crasante de la population ». Emmanuel Macron rĂ©agit en faisant Ă©tat d'un « dĂ©saccord irrĂ©ductible » : il reconnaĂźt que « les dĂ©mocraties illibĂ©rales ou les rĂ©gimes illibĂ©raux peuvent donner le sentiment d'ĂȘtre plus efficaces que les dĂ©mocraties libĂ©rales Ă  certains moments, ils peuvent l'ĂȘtre parce qu'ils ont beaucoup plus de marge de manƓuvre », mais affirme que cette efficacitĂ© est Ă©prouvĂ©e « rarement sur la durĂ©e »[77] - [78] - [79].

En 2019, le politologue Zsolt Enyedi observe que les représentants qu'il distingue comme étant illibéraux et anti-libéraux tendent à se coaliser à l'échelle mondiale à travers ce qu'il présente comme une « Alliance impie » (Unholy Alliance), en dépit des inimitiés que certains se vouent entre eux[9].

DĂ©bats sur la notion

Validité de la notion de « démocratie illibérale »

Angela Merkel contredit Viktor Orbån en 2015 en mettant en cause la validité de la notion de démocratie illibérale.

Certains observateurs, tels que MichaĂ«l FƓssel, mettent en cause la validitĂ© de la notion de « dĂ©mocratie illibĂ©rale » et prĂ©sentent la dĂ©mocratie comme Ă©tant par dĂ©finition pluraliste et protectrice des libertĂ©s fondamentales[80] - [7]. En visite en Hongrie en , Angela Merkel dĂ©clare ainsi en rĂ©ponse Ă  Viktor OrbĂĄn : « HonnĂȘtement, "illibĂ©ral" et "dĂ©mocratie" ne peuvent pas, selon moi, aller ensemble. Les racines de la dĂ©mocratie sont toujours, entre autres, dans le libĂ©ralisme »[12]. L'universitaire Didier Mineur estime que cette thĂšse, « empruntĂ©e Ă  Claude Lefort », prend pour modĂšle la dĂ©finition de la dĂ©mocratie moderne donnĂ©e par ce dernier, alors que sa pensĂ©e « n’interdit [...] pas de penser une autre catĂ©gorie de dĂ©mocratie que celle qui consacre le pluralisme et la libertĂ© individuelle »[7]. Didier Mineur estime quant Ă  lui que « la dĂ©mocratie illibĂ©rale existe bel et bien » dans le sens oĂč « elle rompt, sinon avec le pluralisme politique, en tout cas avec le principe libĂ©ral de neutralitĂ© vis-Ă -vis de la pluralitĂ© des formes de vie. Ainsi apparaĂźt-elle illibĂ©rale en un sens nouveau : non pas parce qu’elle dĂ©nie toutes les libertĂ©s, mais parce qu’elle rejette ce que les thĂ©oriciens du libĂ©ralisme politique appellent la prioritĂ© du juste sur le bien », selon les termes de la pensĂ©e de John Rawls[7].

Comme le relĂšve Didier Mineur, « l’idĂ©e que la souverainetĂ© populaire peut reprĂ©senter un danger pour les libertĂ©s individuelles est au moins aussi ancienne que l’inquiĂ©tude des penseurs libĂ©raux face Ă  la montĂ©e du principe dĂ©mocratique »[7]. Il rappelle la distinction entre libertĂ© positive et libertĂ© nĂ©gative produite par le philosophe Isaiah Berlin — la libertĂ© nĂ©gative signifie « ĂȘtre libre de toute contrainte et marque l’absence d’ingĂ©rence au-delĂ  d’une frontiĂšre mouvante mais toujours reconnaissable », tandis que « le sens positif du mot libertĂ© dĂ©coule du dĂ©sir d’un individu d’ĂȘtre son propre maĂźtre » —, et le fait qu'Isaiah Berlin « ne faisait aucune difficultĂ© Ă  admettre que la dĂ©mocratie peut donc bel et bien restreindre certaines libertĂ©s – « nĂ©gatives » –, sans pour autant trahir son concept »[7]. Sur cette base, « sans doute la conception de Viktor OrbĂĄn ou de JarosƂaw KaczyƄski peut-elle ĂȘtre rapportĂ©e au concept de libertĂ© positive, dans la mesure oĂč l’un comme l’autre revendiquent hautement la maĂźtrise collective du destin et l’intĂ©gritĂ© culturelle de leurs peuples respectifs ; c’est bien au nom de cette souverainetĂ© sur eux-mĂȘmes qu’ils justifient les restrictions du pluralisme culturel comme les atteintes Ă  l’État de droit »[7].

Dans son article de 1997, Fareed Zakaria caractĂ©rise un rĂ©gime comme « dĂ©mocratique » dĂšs lors qu'il organise « des Ă©lections libres, multipartites et compĂ©titives », et que la libertĂ© de parole et de rassemblement est garantie. Il considĂšre qu'« aller au-delĂ  de cette dĂ©finition minimale et cataloguer un pays comme dĂ©mocratique seulement s’il garantit une liste exhaustive de droits sociaux, politiques, Ă©conomiques et religieux revient Ă  faire du mot dĂ©mocratie une mĂ©daille d’honneur plutĂŽt qu’une catĂ©gorie descriptive »[7]. Pour faire Ă©cho Ă  cette dĂ©finition, l'universitaire Didier Mineur rappelle que selon le philosophe JĂŒrgen Habermas, « les droits politiques de participation et les droits-libertĂ©s sont co-originaires ; les droits de l'homme, en effet, sont pour lui le medium indispensable Ă  l’exercice des droits politiques ; or, s’il semble Ă©vident que la libertĂ© d'opinion et de discussion sont des conditions de possibilitĂ© de la souverainetĂ© populaire ainsi comprise, comme l’admettait Ă©galement Zakaria, le lien avec les libertĂ©s qui garantissent l’existence d’une sphĂšre privĂ©e – telles que la libertĂ© de conscience, ou de l’orientation sexuelle – est plus incertain »[7]. Fabien Escalona, chercheur et journaliste Ă  Mediapart, estime que mĂȘme en se limitant Ă  la dĂ©finition « minimale » de la dĂ©mocratie comme « procĂ©dure de sĂ©lection, par des reprĂ©sentĂ©s, de reprĂ©sentants qui exercent le pouvoir Ă  leur place », celle-ci se heurte au fait que ladite procĂ©dure de sĂ©lection, pour ne pas ĂȘtre biaisĂ©e, « exige des conditions qui sont prĂ©cisĂ©ment celles auxquelles s’attaquent les promoteurs assumĂ©s de la dĂ©mocratie illibĂ©rale. Autrement dit, Ă  supposer que la dĂ©mocratie rĂ©ellement existante se ramĂšne Ă  un marchĂ© sur lequel s’affrontent des entrepreneurs politiques, encore faut-il que la concurrence soit « libre et non faussĂ©e » – ce qui implique une presse libre et indĂ©pendante, l’absence de contrainte sur les Ă©lecteurs, et la possibilitĂ© pour des opposants de s’organiser et de disposer d’un accĂšs minimal Ă  des ressources Ă©conomiques et mĂ©diatiques »[8].

S'il considĂšre que « l’argument d’autoritĂ© ne suffira pas Ă  briser le pouvoir d’attraction de la notion », et que « la popularitĂ© du terme, y compris en termes d’analyse pure, tient Ă  ce qu’il capture bien le caractĂšre incontestablement hybride de nombreux rĂ©gimes politiques », Fabien Escalona adresse d'autres critiques Ă  la notion : « D’une part, elle risque de faire passer pour une variante de dĂ©mocratie ce qui n’en est qu’une forme altĂ©rĂ©e, marquĂ©e par une involution autoritaire. D’autre part, elle est inadaptĂ©e Ă  la diversitĂ© des mĂ©canismes de « dĂ©-dĂ©mocratisation » Ă  l’Ɠuvre dans le pays censĂ© l’incarner, Ă  savoir la Hongrie. Enfin, elle est utilisĂ©e dans une construction rhĂ©torique binaire, supposant que les dĂ©mocraties libĂ©rales classiques sont prĂ©servĂ©es de la dĂ©gĂ©nĂ©rescence observĂ©e chez les autres. Or, de plus en plus de travaux soulignent la fragilitĂ© des dĂ©mocraties dites « consolidĂ©es » (en rĂ©fĂ©rence Ă  leur qualitĂ© et Ă  leur anciennetĂ©) »[8].

L'universitaire RaphaĂ«l Demias-Morisset relĂšve l’admiration de Fareed Zakaria, qui a diffusĂ© le concept d'illibĂ©ralisme, pour le rĂ©gime singapourien et son architecte, Lee Kuan Yew, alors mĂȘme que celui-ci est Ă©galement citĂ© comme modĂšle par Viktor OrbĂĄn dans son discours de 2014 : « L’adhĂ©sion partagĂ©e par les opposants et les partisans de la dĂ©mocratie illibĂ©rale au « modĂšle » singapourien associant prioritĂ© au dĂ©veloppement Ă©conomique et antilibĂ©ralisme politique montre ainsi que leur opposition est relative, et que leurs orientations politiques peuvent coĂŻncider. À ce titre, le concept de dĂ©mocratie illibĂ©rale semble donc si incohĂ©rent qu’il ne permet ni de distinguer rĂ©gime autoritaire et rĂ©gime dĂ©mocratique ni de distinguer entre partisans et opposants au libĂ©ralisme »[5].

Pertinence pour les cas hongrois et polonais

La pertinence de la notion de « dĂ©mocratie illibĂ©rale » est Ă©galement discutĂ©e quant Ă  sa pertinence pour dĂ©signer les rĂ©gimes hongrois et polonais. Selon Didier Mineur, « sans doute sont-ils travaillĂ©s par ce que Lefort appelait « le phantasme du peuple-un, la quĂȘte d’une identitĂ© substantielle, d’un corps social soudĂ© Ă  sa tĂȘte, d’un pouvoir incarnateur, d’un État dĂ©livrĂ© de la division », que connaissent les sociĂ©tĂ©s frappĂ©es par l’insĂ©curitĂ© Ă©conomique, ou la corruption des Ă©lites. Ils n’ont cependant pas encore larguĂ© toutes les amarres qui les rattachent Ă  la dĂ©mocratie pluraliste ; ainsi connaissent-ils toujours des Ă©lections concurrentielles, et en dĂ©pit d’un contrĂŽle accru du pouvoir sur les mĂ©dias, les libertĂ©s d’expression et de manifestation subsistent dans une certaine mesure, comme en tĂ©moignent les manifestations de dĂ©cembre 2018 Ă  Budapest »[7].

Jan-Werner MĂŒller juge le terme illibĂ©ral « profondĂ©ment trompeur » s'agissant de la Pologne et de la Hongrie, estimant que « ce n’est pas seulement le libĂ©ralisme qui est visĂ©, mais la dĂ©mocratie elle-mĂȘme ». En ce sens, il craint que « loin d'ĂȘtre reçue comme une critique, l'expression renforce l'image de ces leaders comme des opposants au libĂ©ralisme, tout en leur permettant de continuer Ă  qualifier leurs actions de « dĂ©mocratiques » – ce qui, malgrĂ© toutes les dĂ©ceptions du dernier quart de siĂšcle, est toujours la condition la plus importante pour l'inclusion dans « l’Occident » gĂ©opolitique. En outre, l'expression « dĂ©mocratie illibĂ©rale » confirme le point de vue selon lequel la dĂ©mocratie est le domaine des gouvernements nationaux – et que c’est l'Union europĂ©enne qui pousse au libĂ©ralisme dĂ©mocratique. Cela permet Ă  des figures comme KaczyƄski et OrbĂĄn de dĂ©peindre l'UE comme l'agent du capitalisme sauvage et de la morale libertine »[81] - [82].

Pour l'universitaire Ludovic Lepeltier-Kutasi, « l’illibĂ©ralisme sonne davantage comme un concept publicitaire que politologique, dans la mesure oĂč il a Ă©tĂ© inventĂ© de toutes piĂšces par les communicants de Viktor OrbĂĄn Ă  un moment oĂč celui-ci commençait Ă  s’enliser dans une impopularitĂ© due Ă  l’échec de sa politique Ă©conomique et sociale et Ă  l’éclatement de nombreuses affaires de corruption. [...] Il a permis de transformer le chef d’un gouvernement banalement de droite, d’un petit pays sans vĂ©ritable rĂŽle gĂ©opolitique, en un gourou new age façon Don Quichotte, luttant avec grand bruit – mais sans rĂ©elle consĂ©quence en vĂ©ritĂ© – contre des menaces imaginaires. « RĂ©actionnaire » et « conservateur » suffisent largement Ă  qualifier la rĂ©alitĂ© de l’horizon politique et idĂ©ologique du Fidesz au pouvoir en Hongrie, dans la mesure oĂč l’opposition viscĂ©rale aux valeurs dites « progressistes » en reste l’un des principaux marqueurs »[83].

Bibliographie

Ouvrages

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Articles connexes

Notes et références

Notes

  1. Le propos cité est un résumé de Fabien Escalona dans Mediapart.
  2. L'Union européenne étant le vingtiÚme membre.

Références

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