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Le Crabe aux pinces d'or

Le Crabe aux pinces d'or est le neuvième album de la série de bande dessinée Les Aventures de Tintin, créée par le dessinateur belge Hergé. L'histoire est pré-publiée en noir et blanc du au , d'abord dans les pages du Soir-Jeunesse, le supplément hebdomadaire du journal Le Soir, puis dans Le Soir lui-même, après la suppression du supplément en raison des difficultés d'approvisionnement en papier dans le contexte de l'occupation allemande de la Belgique. La version originale est éditée à la fin de l'année 1941 en album de 100 planches aux éditions Casterman, tandis que la version en couleur, ramenée à soixante-deux planches, paraît chez le même éditeur en 1943.

Le Crabe aux pinces d'or
9e album de la série Les Aventures de Tintin
Haut de couverture de l'album Le Crabe aux pinces d'or.
Haut de couverture de l'album Le Crabe aux pinces d'or.

Auteur Hergé
Genre(s) Franco-Belge
Aventure

Personnages principaux Tintin
Milou
Capitaine Haddock
Dupond et Dupont
Lieu de l’action Drapeau de la Belgique Belgique
Océan Atlantique
Drapeau de la France Sahara français
Protectorat français au Maroc

Langue originale Français
Éditeur Casterman
Première publication 1941 (noir et blanc)
1944 (couleur)
Nb. de pages 62 (couleur)
105 (noir et blanc)

Prépublication Le Soir-Jeunesse (début)
Le Soir (fin)
Albums de la série

Cette aventure marque l'entrée du capitaine Haddock dans la série. Commandant du cargo Karaboudjan, sans en être maître à bord, il est maintenu dans un état d'ivresse permanent par les membres de son équipage qui peuvent ainsi poursuivre leur trafic d'opium dissimulé dans des boîtes de crabe. Tintin, qui enquête sur les malfaiteurs, est retenu prisonnier à bord du navire, mais parvient à s'en échapper en compagnie du capitaine. L'aventure les mène jusqu'à Bagghar, un port fictif de la côte marocaine, où les deux hommes finiront par déjouer les plans des trafiquants.

À travers l'apparition du capitaine, l'auteur trouve un nouvel ingrédient narratif, mais il apporte également un surplus d'humanité dans ses Aventures. Doté d'un visage plus expressif et d'une vie intérieure plus tourmentée que Tintin, Haddock est un héros plus humain, auquel les lecteurs s'identifient plus facilement. Aux côtés de Tintin, le capitaine entre sur la voie de la rédemption. Bien qu'il peine à se libérer de ses pulsions destructrices et de sa dépendance à l'alcool, Haddock retrouve au fil du récit l'estime de lui-même et celle des autres.

Le Crabe aux pinces d'or marque une autre évolution sur le plan narratif. La modification du format de publication entre le début et la fin du récit contraint Hergé à proposer un nouveau découpage de l'aventure. L'improvisation que permettait une publication hebdomadaire n'étant plus possible, le dessinateur travaille sa technique pour maintenir l'attention de son lecteur au terme de chaque strip diffusé quotidiennement.

Par ailleurs, l'album propage un certain nombre de stéréotypes coloniaux et contribue à donner une vision d'un Orient fantasmé et merveilleux, comme auparavant Les Cigares du pharaon, ou après lui Tintin au pays de l'or noir et Coke en stock. D'autres thèmes déjà abordés dans de précédents albums sont aussi présents dans cette aventure, comme le trafic d'opium ou le faux-monnayage, tandis que l'essayiste Jean-Marie Apostolidès y découvre plusieurs allusions à la sexualité refoulée.

Enfin, Le Crabe aux pinces d'or bénéficie de plusieurs adaptations radiophoniques, télévisuelles et cinématographiques. Le film Les Aventures de Tintin : Le Secret de La Licorne, réalisé par Steven Spielberg en 2011, est en partie adapté de l'album.

L'histoire

Résumé

Les éléments de l'intrigue décrits ci-dessous concernent l'édition en couleur parue en 1943.
Photographie d'une dune.
Tintin et le capitaine Haddock sont égarés en plein désert du Sahara.

Tintin s'intéresse à la mort d'un marin noyé, dont le corps est retrouvé dans un port. Un lien avec une boîte de crabe vide trouvée par Milou dans une poubelle apparaît quand les Dupondt décrouvrent dans les vêtements du marin un message sur un papier d'emballage de ces boîtes de conserveplanches_1_à_4_1-0">[h 1]. Ce message comporte un mot aux consonances arméniennes : « Karaboudjan », qui s'avère être le nom d'un cargo. Tintin enquête sur ce navire puis est retenu prisonnier à bord par l'équipageplanches_7_à_11_2-0">[h 2].

Il découvre par la suite que ces boîtes contiennent en fait de l'opiumplanche_14_3-0">[h 3]. C'est en cherchant à s'évader qu'il rencontre le capitaine Haddock, en pénétrant dans sa cabine par le hublot. Ce dernier n'est plus le maître à bord : son lieutenant Allan Thompson l'abreuve inlassablement de whisky pour exercer lui-même le commandement. Tintin apprend à Haddock, stupéfait, que son équipage est impliqué dans un trafic de drogueplanches_14_et_15_4-0">[h 4].

Ils décident de fuir ensemble à bord d'une chaloupe, accompagnés de Milou, puis détournent l'hydravion des bandits venus les neutraliserplanches_18_à_24_5-0">[h 5]. Tintin et Haddock tentent de rejoindre l'Espagne mais à cause d'une tempête, puis d'une crise provoquée par l'ivresse du capitaine, l'appareil s'écrase en plein Saharaplanches_24_à_26_6-0">[h 6]. Les voilà perdus en plein désert, au « pays de la soif », comme le répète Haddock, condamné à une abstinence qui le mène au delirium tremensplanches_28_à_31_7-0">[h 7]. Les deux hommes tombent inanimés, puis se réveillent au poste marocain d'Afghar, dirigé par le lieutenant Delcourtplanches_32_et_33_8-0">[h 8]. Après une courte période de repos, les héros franchissent le désert à dos de dromadaire, affrontant au passage des pillards Berabers, et finissent par atteindre Bagghar, un grand port de la côte marocaineplanches_35_à_39_9-0">[h 9].

Cette ville est la destination du Karaboudjan officiellement porté disparu entre-temps, mais les héros soupçonnant le bateau d'être arrivé à destination, le retrouvent sous un faux nom, le Djebel Amilah qu'Allan et ses hommes de main ont en effet maquilléplanches_41_et_43_10-0">[h 10]. Sur place, le jeune reporter, aidé des Dupondt, s'emploie à démasquer les trafiquants et leur chef Omar Ben Salaad, l'homme le plus respecté de Baggharplanches_56_et_57_11-0">[h 11], tout en aidant Haddock à combattre son alcoolismeplanches_45_à_62_12-0">[h 12].

Personnages et lieux visités

Tintin est un jeune reporter au visage d'adolescent, neutre et impersonnel, dont l'âge est inconnu. Il est cependant reconnaissable à la houppe qu'il porte sur la tête et à ses pantalons de golf[a 1]. Il est toujours accompagné de son chien Milou, qu'Hergé présente comme un fox-terrier à poil dur, dont la gourmandise et la curiosité sont caractéristiques[a 2] : dans cette aventure, il se régale notamment d'un os de dromadaire qu'il trouve dans le désertplanche_27,_cases_C4,_D1,_D2_15-0">[h 13]. Les inséparables détectives Dupond et Dupont sont facilement reconnaissables à leur chapeau melon et leur costume noir[1]. Seule la moustache permet de les différencier : celle de Dupond est taillée droite tandis que celle de Dupont est recourbée vers l'extérieur[2]. Devenus des personnages centraux de la série dans l'album précédent, Le Sceptre d'Ottokar, ils occupent cette fois encore un rôle important dans l'intrigue[3].

Outre ces personnages récurrents, Hergé en crée de nouveaux pour cette aventure. Le capitaine Haddock fait sa première apparition. Vêtu d'un pull à col roulé bleu frappé d'une ancre marine au milieu de la poitrine, il porte d'épais cheveux noirs et une barbe hirsute[a 3]. Commandant du Karaboudjan, Haddock a perdu toute autorité : c'est un ivrogne que son lieutenant fournit en alcool pour mener tranquillement son trafic de stupéfiants[4]. La dépendance à l'alcool du capitaine et les nombreux jurons qu'il profère constituent les principaux traits de son caractère instable : il passe en peu de temps d'un état de désespoir profond à une situation d'extrême activité[a 3]. Son lieutenant Allan Thompson effectue lui aussi sa première apparition : bien qu'il soit présent dans le quatrième volet de la série, Les Cigares du pharaon, il n'a en fait été ajouté que lors de la modernisation et de la mise en couleurs de cet album, en 1955, soit quatorze ans après la production du Crabe aux pinces d'or[5]. C'est un personnage vil qui profite des faiblesses du capitaine pour être le véritable maître à bord du cargo. À la fin de l'album, il est démasqué par Haddock qui reconnaît le Karaboudjan sous les traits d'un navire rebaptisé Djebel Amilah[5].

D'autres personnages font ici leur seule apparition dans la série de bande dessinée : c'est le cas notamment du riche marchand marocain Omar Ben Salaad[6], du lieutenant Delcourt[7] ou de l'agent de la Sûreté japonaise Bunji Kuraki[8].

Comme dans les aventures précédentes, le récit débute en Belgique, bien que le pays ne soit pas cité[9] - [10]. Après une traversée de l'océan Atlantique à bord du Karaboudjan, « le lieu le plus pourri que le héros ait connu »[11], puis du désert saharien, l'intrigue se dénoue au Maroc, où Hergé invente deux lieux fictifs : tout d'abord le poste avancé d'Afghar, où Tintin et le capitaine sont recueillis par des méharistes, puis la ville de Bagghar située sur la côte.

Création de l'œuvre

Contexte d'écriture

Photographie en noir et blanc montrant des cavaliers militaires défilant devant le palais.
Parade de cavaliers allemands devant le Palais royal de Bruxelles, peu après l'invasion.

Mobilisé après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Hergé maintient son activité et envoie depuis sa caserne les dessins de sa nouvelle aventure, L'Or noir, au rythme de deux planches par semaine[p 1]. L'invasion de la Belgique en par l'armée allemande entraîne pourtant la fermeture du Petit Vingtième et avec elle l'interruption du nouveau récit[a 4].

À partir du , la Belgique subit l'occupation de son territoire, mais ce contexte de guerre constitue paradoxalement un certain « âge d'or » de la création[a 5]. Hergé, comme d'autres artistes, veut s'assurer des revenus réguliers et ne pas se faire oublier des lecteurs[a 6]. Au mois d'octobre suivant, il rejoint le quotidien Le Soir dont la publication se poursuit sous l'impulsion de journalistes collaborateurs et avec l'accord de la propagande nazie qui en fait « un instrument privilégié de pénétration de l'opinion publique »[a 7].

Le nouveau rédacteur en chef du journal, Raymond de Becker, lui confie la responsabilité d'un supplément pour la jeunesse, Le Soir-Jeunesse, pour lequel Hergé est assisté de Paul Jamin et Jacques Van Melkebeke[12] - [p 2]. La bande dessinée est publiée pour la première fois dans Le "Soir Jeunesse", le 17 octobre 1940, le jour même où la nouvelle d'Edgar Allan Poe, Le Scarabée d'or, est également publiée dans le même journal[13].

Écriture du scénario

Dans les albums parus avant la guerre, Hergé cherchait à inscrire son récit dans l'actualité de son époque. Ainsi, Le Lotus bleu évoque l'incident de Mukden et l'invasion japonaise de la Mandchourie[14], L'Oreille cassée transpose la guerre du Chaco entre la Bolivie et le Paraguay[15], tandis que Le Sceptre d'Ottokar peut être vu comme le récit d'un « Anschluss raté »[a 8]. Pour cette nouvelle aventure, le dessinateur tient cette fois l'actualité à distance, et le contexte de l'occupation allemande n'est pas évoqué[p 3]. Il s'inspire néanmoins d'un fait divers ayant fait les titres des journaux à cette époque à travers l'enquête menée par les Dupondt sur les fausses pièces de monnaie en circulation[9].

Pour écrire son scénario, Hergé reprend une longue note consignée dans ses carnets quelques mois plus tôt. Cette première ébauche évoque le personnage d'un riche planteur chilien, Miguel Castanesa, propriétaire d'un yacht, le Sphynx, qu'il utilise pour se livrer au trafic de cocaïne dissimulée dans des conserves de crabe. Le dessinateur évoque d'autres pistes, s'agissant de la nationalité du trafiquant et des autres personnages prenant part à la contrebande, notamment celle d'un agent japonais à qui un marin de l'équipage est prêt à révéler le trafic après une altercation avec son patron. L'auteur développe peu à peu ces différentes idées dans les marges de son carnet pour aboutir, après de multiples retouches, à l'intrigue définitive du Crabe aux pinces d'or[p 4].

Bien qu'Hergé élabore seul son récit, l'influence de son collaborateur Jacques Van Melkebeke se ressent dans un élément du scénario qui contient une référence biblique : la traversée du « pays de la soif » par Tintin et le capitaine Haddock apparaît comme un écho de l'Exode hors d'Égypte des Hébreux conduits par Moïse et Aaron[p 5].

Décors et paysages

Photographie d'un soldat en uniforme blanc.
Uniforme de méhariste saharien.

Pour imaginer la scène de l'attaque dans le désert, Hergé s'est appuyé sur un roman de Joseph Peyré, L'Escadron blanc, publié en 1931, qui raconte les poursuites entre des méharistes sahariens et une bande de pillards dans le désert[16] - [a 9]. Dans la bande dessinée comme dans le roman, les pillards en question sont des Berabers, un peuple faisant partie de celui des Berbères[17]. De même, le nom du poste avancé d'Afghar, inventé par Hergé, rappelle celui du roman, appelé Adghar[a 9].

Photographie en noir et blanc montrant deux hommes, l'un debout, l'autre assis.
Des paysans kabyles portant un burnous.

Bien que fictive, la ville portuaire de Bagghar, qu'Hergé situe au Maroc, est inspirée d'une ville réelle[18]. Sa médina au pied d'une colline évoque celle de Tanger[19] : la case présentant un panorama de Bagghar est d'ailleurs dessinée à partir d'un croquis de Tanger vu depuis le cap Malabata, sur le détroit de Gibraltar[20]. Pour concevoir les décors urbains, Hergé utilise des éléments interchangeables d'un album à l'autre. Les images de Bagghar se rapprochent de celles des villes du Moyen-Orient présentes dans Les Cigares du pharaon. Le même vocabulaire architectural s'y retrouve sans variation, comprenant mosquées, arcs outrepassés ou minarets, et tend ainsi à montrer le monde arabe comme un seul et même territoire, où le décor est à peu près le même partout : des oasis de vies humaines au milieu d'un désert immense, vide et hostile. Selon la géographe Anna Madœuf, « L'Orient d'Hergé n'est jamais absolument réel, ni tout à fait improbable, au point d'être son propre pastiche. Tout est plausible, mais presque tout peut se révéler factice »[19]. Chaque élément de ce décor est cependant documenté à partir de photographies, qu'il s'agisse de bâtiments ou d'éléments plus secondaires comme les burnous que portent les habitants de Bagghar sur leurs djellabas[19].

Photographie en noir et blanc d'un hydravion posé au sol, vu de côté.
Un hydravion Bellanca 31-42 Pacemaker.

Le souci du réalisme se porte également sur les moyens de transport. Ainsi, l'hydravion dont Tintin et le capitaine s'emparent après en avoir essuyé les tirs, est une fidèle copie du modèle 31-42 Pacemaker du constructeur américain Bellanca[21]. La voiture dans laquelle monte Tintin afin de poursuivre les ravisseurs du capitaine, avant de se rendre compte qu'elle est accidentée et attelée à une dépanneuse, est une Amilcar Compound[22]. Tintin monte ensuite à bord d'un taxi rouge qui est la copie d'une voiture datant des années 1920, une Renault NN[23]. Le nom du cargo Karaboudjan est un mot-valise inventé par Hergé à partir de deux toponymes géographiquement proches : Kara-Bougaz[24], le nom d'une lagune turkmène située à l'est de la mer Caspienne, qui est aussi le titre d'un roman de l'écrivain soviétique Constantin Paoustovski[25], et Azerbaïdjan[24]. Une autre hypothèse évoque une référence au karabouya (ou carabouya), un bonbon aux saveurs d'anis et de réglisse vendu sur les marchés belges[26]. L'allure générale du navire, amarré au port, est dessinée à partir d'une photographie du Glengarry de Glasgow. De même, la fuite de Tintin et du capitaine en canot de sauvetage est dessinée à partir d'une photographie du sauvetage des rescapés du Georges Philippar, un paquebot français ayant fait naufrage en 1932 au large d'Aden[27]. L'origine du nom Djebel Amilah, utilisé par les trafiquants pour dissimuler le Karaboudjan, est incertain. Selon Yves Horeau, il s'agit d'une déformation du prénom Djamila, utilisé dans certains toponymes maghrébins, décomposé en Djebel, mot français emprunté à l'arabe et qui désigne une montagne, et Amilah[24].

Enfin, Hergé dessine dans cet album sa première scène de café, quand les Dupondt, installés à la terrasse du Café des sports, invitent Tintin à les rejoindre pour lui parler d'une affaire de faux-monnayage. Ces scènes restent rares dans l'univers de la série : par la suite, elles n'apparaissent que dans L'Étoile mystérieuse, Le Trésor de Rackham le Rouge et Coke en stock[28].

Références culturelles

Photographie en noir et blanc de trois hommes posant de profil, installés autour d'une table.
Un film des Marx Brothers inspire un gag à Hergé.

Hergé puise un certain nombre d'inspirations dans le cinéma. Le nom du capitaine Haddock évoque un film de 1931, Le Capitaine Craddock, une comédie musicale réalisée par Hanns Schwarz et Max de Vaucorbeil, avec Jean Murat dans le rôle titre. C'est également de ce film qu'est tirée la chanson Les Gars de la marine, que le capitaine Haddock chante à tue-tête sur les quais de Bagghar. Le dessinateur et sa femme appréciaient ce film, au point d'acheter le disque 78 tours de la chanson. De plus, le nom du capitaine n'est pas encore connu quand il apparaît dans l'aventure : il n'est nommé pour la première fois par Tintin que quelques cases après cette scène de chant[29]. Par ailleurs, l'épisode du hublot par lequel Tintin entre dans la cabine du capitaine est tiré d'une scène d'un film des Marx Brothers, Une nuit à l'opéra[30].

Des références musicales apparaissent également dans l'album. Dans la scène où le capitaine et Tintin se retranchent dans la cave à vin du repaire des trafiquants, ils deviennent bientôt ivres à force d'inhaler les valeurs d'alcool qui proviennent du liquide qui se répand sur le sol. Tous deux se mettent à chanter : Haddock cite la première phrase du poème l'Armailli du Moléson, d'Ignace Baron, « Je suis le roi de la montagne »[31], tandis que Tintin entonne L'Air de Jenny, un extrait de l'opéra-comique La Dame blanche de François Adrien Boieldieu[32] - [33] - [34].

En pénétrant avec Milou dans la cave où il croit découvrir l'entrée du repaire des trafiquants, Tintin évoque le philosophe grec Diogène et la légende du tonneau dans lequel il logeait[35]. L'origine des nombreux jurons prononcés par le capitaine Haddock est discutée par les spécialistes de son œuvre. Pour autant, un écrivain et libraire parisien, Émile Brami, a relevé que sur les trente-cinq jurons lancés dans cet album, quatorze se trouvent dans le pamphlet antisémite Bagatelles pour un massacre, de Louis-Ferdinand Céline, un auteur apprécié d'un ami de Hergé, Robert Poulet, et que le dessinateur a peut-être lu lui-même[29].

Enfin, bien qu'aucun document contenu dans les archives du dessinateur ne permette de l'affirmer avec certitude, Frédéric Soumois pense qu'Hergé a pu s'inspirer de deux livres à succès d'Antoine de Saint-Exupéry, Courrier sud et Vol de nuit, qui évoquent notamment les raids de rebelles du désert prenant les aviateurs en otage dans l'espoir de lourdes rançons[36].

Références aux autres albums de la série

Plusieurs éléments du scénario font référence aux précédents albums de la série. Embarqué contre son gré sur le Karaboudjan, Tintin découvre que les conserves de crabe qu'il transporte contiennent en réalité de l'opium. Le trafic de drogue est donc une nouvelle fois au cœur de l'intrigue, comme dans le diptyque oriental formé par Les Cigares du pharaon et Le Lotus bleu[37].

De même, Hergé aborde le thème du faux-monnayage, déjà évoqué dans L'Île Noire, mais de manière plus discrète. Au début de l'histoire, le lecteur apprend par l'intermédiaire des Dupondt que le marché est inondé de fausses pièces de franc belge, pouvant à l'époque être échangé plus discrètement que le franc français, quant à lui plus répandu. Ce trafic de fausse monnaie est cependant rapidement éclipsé dans l'intrigue par celui d'opium[17].

Comme dans L'Île Noire, Tintin doit déchiffrer un texte fragmenté au début de son enquête. Dans l'aventure britannique, le héros devait assembler des morceaux de papier déchirés pour reconstituer le plan d'une livraison de faux billets par avion au-dessus de la villa du docteur Müller, tandis que dans Le Crabe aux pinces d'or, Tintin découvre le nom du cargo Karaboudjan en étudiant un morceau de papier retrouvé parmi les affaires du marin noyé. Ce thème du déchiffrage du message codé est repris ultérieurement dans Le Secret de La Licorne[38].

Enfin, le thème de la folie, introduit dès Les Cigares du pharaon par la présence de l'égyptologue Philémon Siclone, par l'empoisonnement de plusieurs personnages et l'enfermement de Tintin dans un asile, puis repris dans Le Lotus bleu à travers le jeune Didi, lui aussi touché par le « poison-qui-rend-fou », est cette fois abordé sous l'angle des hallucinations éthyliques du capitaine Haddock[39].

Parution et traductions

Prépublication et parution en album

Page de une d'un journal.
Le Soir (ici du 15 avril 1943) dans lequel sont publiés quotidiennement les derniers strips du Crabe aux pinces d'or.

La prépublication des planches du Crabe aux pinces d'or, dans leur version originale en noir et blanc, commence le dans les pages du Soir-Jeunesse, le supplément hebdomadaire destiné aux enfants du journal Le Soir[p 6]. À ce stade, l'histoire n'a pas encore de titre : elle est simplement publiée sous le nom des Aventures de Tintin et Milou[a 10]. Les difficultés d'approvisionnement en papier liées au contexte de guerre conduisent la direction du quotidien à réduire la taille du supplément : à partir du , il n'est plus distribué que sous la forme d'une seule feuille pliée, au lieu de deux, soit quatre pages. De fait, la place réservée à Tintin diminue, ce qui contraint Hergé à ralentir le rythme de parution de son aventure. La pénurie de papier se poursuit et entraîne finalement la disparition du supplément au mois de septembre suivant. Le Crabe aux pinces d'or est alors directement publié dans Le Soir sous la forme d'un strip quotidien. Hergé s'en félicite car ce nouveau format lui permet de rattraper le retard et de publier en moyenne 24 dessins par semaine contre 12 au début de la parution[p 7].

Au terme de la prépublication, l'histoire paraît aux éditions Casterman dans un album de 100 pages de trois strips chacune, soit un nombre légèrement inférieur aux albums qui le précèdent[Note 1] - [40]. Le volume comprend également quatre images hors-texte en couleur imprimées en pleine page[40]. Hergé est cependant mécontent de la qualité technique du travail de son éditeur. En effet, les couleurs de ces hors-texte comme de la couverture ne correspondent pas à ses attentes, mais l'album est imprimé avant que les épreuves lui soient soumises[p 8]. Par ailleurs, Hergé se montre hésitant sur le titre : il envisage de le changer et d'intituler son album Le Crabe rouge, une expression qu'il juge plus en accord avec des titres précédents comme Le Lotus bleu et L'Île Noire, ce qui renforcerait l'unité de son œuvre dans l'esprit du lecteur. Il ne peut cependant le faire car la quatrième de couverture des albums déjà réimprimés comporte le titre Le Crabe aux pinces d'or qu'il avait choisi dans un premier temps[a 11].

Sur le plan commercial, l'album est un succès : la publication du récit dans Le Soir, dont le tirage est bien plus important que dans Le Petit Vingtième, met en lumière les Aventures de Tintin et leur offre une formidable publicité. Les ventes d'albums augmentent si fortement qu'au début du mois de décembre, c'est l'ensemble des Aventures qui doit être réimprimé[p 9]. Il est même décidé de suspendre la publicité envisagée dans les colonnes du Soir pour le lancement du Crabe aux pinces d'or, l'éditeur n'étant pas en mesure de satisfaire la demande, faute de papier. Hergé s'investit lui-même auprès de l'Office central du papier et des autorités allemandes pour obtenir un supplément et ainsi assurer la production de ses albums[a 12] - [p 9].

Au début de l'année 1942, Hergé accède à la demande de son éditeur de travailler à la mise en couleurs de ses albums. En juillet, il s'applique à l'adaptation du Crabe aux pinces d'or, qui parait l'année suivante[Note 2] - [p 10]. Le récit du Crabe aux pinces d'or étant un peu plus court que les précédents, la mise au format de 62 pages de quatre strips — devenue la norme depuis l'adoption de la quadrichromie — contraint Hergé à conserver les quatre hors-texte en couleur de la première édition pour en faire quatre pleines pages numérotées[40]. L'un de ces hors-texte est cependant légèrement modifié : dans la scène de l'attaque en piqué sur le canot retourné de Tintin et du capitaineplanche_21_78-0">[h 14], l'hydravion est désormais vu en contre-plongée et non en plongée comme dans la première version[41].

Publications étrangères et traductions

Comme les aventures précédentes, Le Crabe aux pinces d'or est diffusé en France dans les colonnes de Cœurs vaillants, à partir du [42], ainsi qu'au Portugal dans le journal O Papagaio, sous le titre Tim-tim no deserto, du au [43]. En 1958, Le Crabe aux pinces d'or devient l'un des deux premiers albums de la série à être publié au Royaume-Uni, avec Le Sceptre d'Ottokar. Il est édité chez Methuen sous le titre The Crab with the Golden Claws[43] - [44]. En 1959, une édition espagnole est publiée chez Juventud[43] et la même année, à l'initiative de Georges Duplaix, un artiste et éditeur français expatrié aux États-Unis, Le Crabe aux pinces d'or est l'un des quatre premiers albums de la série à être distribué dans ce pays. Édité par Simon & Schuster, il s'en vend environ 8 000 exemplaires à sa sortie[43].

Cette nouvelle traduction entraine de petites retouches, Hergé cédant à une certaine forme de censure. À la demande de l'éditeur américain, le matelot noir dénommé Jumbo, à bord du Karaboudjan, devient blanc. De même, certaines images montrant le capitaine buvant de l'alcool sont supprimées, de manière à proscrire toute représentation de l'alcoolisme, aussi humoristique soit-elle[a 13].

Le Crabe aux pinces d'or est traduit dans de nombreuses langues étrangères ou régionales : en gallois en 1978[45], en espéranto en 1981[46], en basque en 1984[47], en romanche en 1986[48], en turc en 1993[49], en catalan en 1995[50], en vietnamien en 1997[51], en grec en 1999[52], en danois en 2002[53], en persan[54], en japonais[55], en polynésien[56] et en coréen en 2003[57], en afrikaans[58], en roumain[59], en thaï[60] et en finnois en 2005[61], en suédois en 2007[62], en tchèque en 2008[63], en créole réunionnais[64] et en hongrois en 2009[65], en bengali[66], en estonien[67] et en hindi en 2010[68], en picard en 2013[69], en polonais[70], en cornique[71], en irlandais[72] et en gaélique écossais en 2015[73].

Analyse

Place de l'album dans la série

Benoît Peeters considère que Le Crabe aux pinces d'or tient une place essentielle dans les Aventures de Tintin : d'une part, l'apparition du capitaine Haddock constitue selon lui « un formidable ingrédient narratif », comme une « deuxième naissance » de la série[p 11], d'autre part l'album marque le désengagement de Tintin. Alors que l'auteur puisait jusque-là la matière première de ses récits dans l'actualité, il la tient cette fois à distance et « explor[e] les ressources de son propre univers »[p 12]. Le journaliste et écrivain Frédéric Soumois relève néanmoins une allusion cachée au contexte politique de l'époque : « le désert ne menace-t-il pas d'engloutir les valeureux personnages dans un océan de soif ? [...] Dans cette soif, comment ne pas lire aussi une soif de liberté, au milieu de l'étau de la guerre[74] ? »

Par ailleurs, Benoît Peeters salue la capacité d'Hergé à mettre sur pied une intrigue à partir d'une situation initiale minimale, voire dérisoire, à savoir la maladresse de Milou coinçant son museau dans une boite de crabe. Il y voit le penchant de l'auteur à vouloir partir d'une situation banale de la vie quotidienne pour amorcer le récit et y faire entrer le lecteur « comme à la dérobée »[p 6]. Au contraire, Pierre Assouline, biographe d'Hergé, voit dans ces premières planches « un démarrage assez lent, pour ne pas dire laborieux »[a 10]. Il juge même l'aventure dans son ensemble comme « médiocre » et regrette que « deux histoires s'y enchevêtrent inexplicablement », bien qu'il reconnaisse qu'un certain charme se dégage de l'album, « du moins pour ceux qui demeurent sensibles à l'exotisme et à la nostalgie de l'Empire »[a 9].

Selon l'historien Michel Pierre, Hergé inscrit son album dans la mythologie des ports, mise en lumière par des auteurs comme Blaise Cendrars ou Pierre Mac Orlan : « Les années 1930 sont aussi celles d'une tradition romanesque qui se veut sentir le goudron et le cambouis dans des bâtiments aux rambardes poisseuses sur lesquelles s'appuient des marins à la cigarette vissée aux lèvres. Ils sont là, parcourant les coursives du Karaboudjan aux mains du maléfique lieutenant Allan. Ils relèvent d'une vision de la marine marchande, des cargos se rendant de port en port avec des cargaisons plus ou moins mystérieuses et des équipages interlopes »[75].

Enfin, le critique littéraire Philippe Goddin constate que Le Crabe aux pinces d'or ouvre un nouveau cycle narratif des Aventures de Tintin dans lequel la mer est le décor principal et qui se poursuit sans discontinuer avec L'Étoile mystérieuse, Le Secret de La Licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge[76].

Évolution du style narratif

L'évolution du format de prépublication entre le début et la fin du récit entraine des modifications importantes sur la manière qu'a Hergé de raconter son histoire[p 8]. D'abord publié une fois par semaine sous la forme de deux planches complètes, le récit l'est finalement sous la forme d'un strip quotidien en raison de la pénurie de papier qui touche la presse et l'édition dans le contexte de guerre. Pour Benoit Peeters, « cette contrainte achève de transformer la technique narrative d'Hergé »[p 8].

En effet, alors que le dessinateur pouvait se permettre une certaine improvisation dans le cadre d'une publication hebdomadaire, l'obligation de publier quelques cases chaque jour l'en empêche. Par ailleurs, le découpage du récit est affecté : le dessinateur ne peut plus se contenter d'accrocher le lecteur au terme d'une séquence d'une double page qui fonctionne presque comme un mini-récit à part entière, mais retenir son attention au terme de chaque strip. Par conséquent, le travail préparatoire du scénario gagne en importance[p 8].

Entrée de personnage essentiel : le capitaine Haddock

Photographie du mur de pignon d'un immeuble entièrement peint.
Tintin et Haddock sur le parcours BD de Bruxelles.

« Je trouve un orphelin du hasard, né involontairement ivre mort, dans une cabine du Karaboudjan. J'ai fini par l'aimer et Tintin l'a rééduqué ! »

Hergé[77]

S'il devient au fil des albums le compagnon inséparable de Tintin, rien ne prédestine le capitaine Haddock à un tel sort dans cette première aventure où il tient plutôt de l'épave que du héros[p 13]. Tintin le rencontre alors qu'il tente de s'échapper de la cale du Karaboudjan, le cargo dont Haddock est le capitaine sans en être le maître à bord, rongé par le whisky et floué par son second, Allan Thompson. Mais malgré son alcoolisme notoire, il devient pour Tintin un allié improbable dans sa lutte contre des trafiquants de drogue[78]. Abruti par l'alcool, le capitaine ne pose pas de question quand Tintin fait irruption dans sa cabine et lui fait immédiatement confiance, obéissant de manière naïve au jeune héros[79].

Pour Benoît Peeters, l'invention du capitaine est surtout une fabuleuse trouvaille sur le plan narratif, car « au héros en creux qu'est Tintin, pur support à l'identification du lecteur, vient s'ajouter une figure romanesque plus incarnée qui surgit abruptement dans l'histoire et ne tarde pas à y prendre une place essentielle »[p 11]. De fait, les diverses maladresses et les accès de colère du capitaine, provoqués par l'ivresse, sont autant de relances du récit : il brûle les rames de la chaloupe à bord de laquelle lui et Tintin ont fui le Karaboujan, fait s'écraser leur hydravion car il veut piloter à sa place, puis manque de l'étrangler en plein désert quand il le prend dans son délire pour une bouteille de Champagne[29] - [80]. Selon Pierre Assouline, le capitaine est un personnage directement lisible : « en lui donnant un visage plus expressif que celui de Tintin, il l'a doté en conséquence d'une vie intérieure bien plus intense », ce qui s'accorde avec les changements d'humeur fréquents qui font de lui un être capable de passer en un instant d'un état de mélancolie profond à la sensation d'être « le maître du monde »[a 14]. L'historien Thierry Wanegffelen note cependant que l'aventure lui redonne à la fois l'estime de lui-même et l'estime des autres : si les policiers français le traitent d'abord comme un pochard troublant l'ordre du public, ils reconnaissent finalement que c'est grâce à lui qu'a pu avoir lieu l'arrestation des membres de l'équipage du Karaboudjan[80]. La dernière planche, qui le montre élégamment vêtu et prononçant à la radio un discours sur « l'alcool, ennemi du marin », marque le point de départ de la quête de responsabilité du capitaine Haddock, qui se poursuit sur les albums suivants. Pour autant, son addiction n'est pas réglée et il s'évanouit même en plein discours après avoir bu un verre d'eau, contre toutes ses habitudes[80].

Ainsi Le Crabe aux pinces d'or peut être lu comme la progression d'un homme sur le chemin de la rédemption. Haddock peine à se libérer de ses pulsions destructrices : malgré la promesse solennelle de ne plus boire qu'il adresse à Tintin, il rechute plusieurs fois. Pour autant le jeune héros ne renonce pas et refuse d'abandonner ce misérable[81]. Pour Benoît Peeters, ce n'est pas un hasard si « la traversée du « pays de la soif » [...] va permettre à ce comparse un peu lamentable d'accéder au rang de véritable personnage »[p 14]. C'est d'ailleurs en plein désert que le capitaine lance les premiers jurons qui seront sa marque de fabrique[p 7]. Dès lors, l'esprit de la série est profondément modifié : alors que dans les premiers albums, Milou donnait la réplique à Tintin, il perd l'usage de la parole à partir du Crabe aux pinces d'or, comme pour marquer sa substitution par le capitaine comme partenaire privilégié du héros[p 7].

Le critique d'art et spécialiste de bande dessinée Pierre Sterckx évoque le caractère essentiel de cet épisode dans le désert car, selon lui, « il n'y a pas de récit inoubliable sans qu'un lieu extrême ne lui serve de base et de moteur »[82]. Il développe également l'idée que, du fait que le capitaine profère sa toute première injure dans ce même lieu[Note 3], il apparaît comme un saint homme, inatteignable par les balles ennemies et criant à la face de Dieu tel un prophète[82].

Style graphique

Planche de bande dessinée en couleur.
Les œuvres de George McManus figurent parmi les modèles d'Hergé.

Benoît Peeters salue la beauté des dessins de la version originale en noir et blanc de l'album, qu'il juge d'une « qualité graphique éblouissante ». Le critique met en avant la souplesse et la vivacité du trait, ainsi que l'équilibre des pages[p 15].

Par ailleurs, dans cet album, Hergé réalise ce qu'il a toujours considéré comme l'un de ses deux meilleurs dessins (page 38, case A2)[a 15] - [Note 4], quand les pillards nomades, au milieu des dunes, s'enfuient sous la bordée d'insultes lancées par le capitaine Haddock. Au premier plan, un homme est encore allongé, tandis qu'un autre se relève au deuxième plan et que d'autres s'enfuient à l'arrière-plan. Pour Hergé lui-même : « Cela pourrait être le même bonhomme, à des moments successifs, qui est couché, qui se relève doucement, qui hésite et qui s'enfuit. C'est en somme, si vous voulez, un raccourci d'espace et de temps »[83]. Pierre Assouline considère cette représentation en un mouvement décomposé comme une prouesse qui permet de « condenser toute une séquence en une vignette »[a 15].

Le sémiologue Pierre Fresnault-Deruelle relève l'influence du style Art déco sur celui d'Hergé dans la prédilection du dessinateur pour les navires. Selon lui, les différents éléments qui les composent, bastingages, manches à air, hublots ou gréements, de même que les quais des ports, se marient parfaitement avec la ligne claire. Il prend pour exemple une vignette du Crabe aux pinces d'or dans laquelle se détache l'immense masse noire de la poupe du Karaboudjan, vers lequel la silhouette de Tintin se dirige, presque inconsistante, dans une composition digne des plus célèbres affichistes de l'époque[84]. Fresnault-Deruelle y voit également l'influence du dessinateur de bande dessinée américain George McManus dans la manière de distribuer les aplats d'encre[84].

Malgré le soin apporté aux dessins, une erreur se glisse dans l'un d'eux : dans l'avant-dernière case, alors que Tintin est vu de profil pendant sa discussion avec l'agent de la sûreté japonaise, Bunji Kuraki, son oreille gauche n'est pas dessinée, alors qu'elle l'est dans les cases précédentes proposant la même vue[85].

Aventure « éthylique » mais surtout humoristique

Photographie en gros plan d'un verre contenant du whisky.
Un verre de whisky, la boisson favorite du capitaine.

Selon Pierre Ajame, Le Crabe aux pinces d'or est « une épopée de l'ivresse, une aventure à proprement parler éthylique et stupéfiante »[86]. L'alcool est en effet omniprésent dans l'album, bien qu'il soit le plus souvent présenté de manière humoristique, au point que 27 % des vignettes y présentent une relation directe[a 16] - [87]. Plusieurs personnages consomment de l'alcool dans cette aventure, comme les Dupondt qui invitent Tintin au café des sports ou le colonel qui tient le poste avancé d'Afghar, mais c'est bien le capitaine Haddock qui entretient la relation la plus forte avec une boisson qui fait de lui « une épave, un alcoolique hirsute manipulé par son équipage » et, de là, un ressort comique majeur[4]. Dès son entrée, le capitaine endosse en effet le rôle du faire-valoir qui fait rire à ses dépens. Il est le sujet de gags « percutants », comme lorsqu'il finit par se donner lui-même un coup de crosse de carabine en menaçant les pillards du désert[88].

Entre autres scènes, celle où Tintin et le capitaine sont enivrés par les vapeurs d'alcool qui se répand dans une cave de Bagghar est l'une des plus importantes de l'album. D'abord euphorique, car il se met à chanter comme Tintin, Haddock libère ses forces à mesure que l'alcool le pénètre. Il se saisit d'une bouteille et fait fuir à lui seul les bandits, suivi par Tintin qui l'encourage à se conduire comme un chien : « Ksss ! Ksss ! mords-le ! ». Selon l'essayiste Jean-Marie Apostolidès, « cette beuverie libératrice constitue le baptême d'une amitié indéfectible »[34].

Témoignage sur l'Orient vu de l'Occident

Carte du monde arabe.
Le monde arabe est l'un des lieux privilégiés d'Hergé pour ses récits.

La manière dont Hergé présente les peuples que Tintin rencontre au cours de ses aventures véhicule certains stéréotypes occidentaux de son époque. Cela concerne en premier lieu les populations et la culture arabes. Si Le Crabe aux pinces d'or se déroule au Maroc et non au Moyen-Orient comme Les Cigares du pharaon, Tintin au pays de l'or noir ou plus tard Coke en stock, ces territoires appartiennent, pour le sens commun européen du milieu du XXe siècle, au même ensemble. Ainsi, Mathieu Bouchard relève que « le décor, entendons par là la description des structures politiques et de la psychologie des sociétés du Moyen-Orient, reste, sur de nombreux aspects, identique, des Cigares du pharaon à Coke en stock : un espace ouvert aux quatre vents, qui emmènent tant le bon grain que l'ivraie, mais un espace fermé, aux coutumes bizarres, que seuls Tintin et les vrais héros savent dompter[89]. »

Le Crabe aux pinces d'or véhicule un certain nombre de stéréotypes coloniaux. Ainsi, le lieutenant Delcourt incarne la figure du courageux officier européen chargé de maintenir l'ordre dans les immensités désertiques à la tête d'une troupe de méharistes[90], une figure popularisée dans les années 1920-1930 par le cinéma américain puis français[91]. La figure de l'indigène violent et fanatique est elle aussi présente, à travers le groupe de pillards Berabers qui attaquent Tintin et le capitaine venant de quitter le fortin tenu par Delcourt. Pour l'historien Philippe Delisle, ces éléments montrent que « malgré la rupture enregistrée dans Le Lotus bleu, Hergé a (...) fait écho à l'imaginaire colonial sur un temps long »[90].

La sexualité refoulée

L'essayiste Jean-Marie Apostolidès pense qu'il est possible de voir dans la consommation de champagne « une de ces activités inconsciemment équivalentes de la sexualité ». Il considère que la forme oblongue de la bouteille et la mousse pétillante qui en jaillit à l'ouverture en font un symbole phallique évident[92]. Dans les cales du Karaboudjan, que l'essayiste voit comme le lieu de l'inconscient et du Mal, Tintin fait à Milou une proposition qui étonne d'autant plus qu'il condamne habituellement le penchant alcoolique de son fidèle compagnon : « Mon vieux Milou, je t'offre l'apéritif ». Le héros ne peut cependant passer à l'acte et le bruit du bouchon qui saute révèle sa présence aux bandits : le voici puni avant même d'avoir consommé[92].

Plus loin dans l'album, pendant la traversée du désert, un fantasme homosexuel semble naître chez le capitaine Haddock. Quand il se trouve au bord de l'épuisement, son inconscient se libère et le capitaine associe l'image de Tintin à celle d'une bouteille de champagne. Il est pris d'une pulsion irrésistible et se jette sur son jeune compagnon pour lui arracher la tête, dans ce qui peut être vu comme une tentative de viol. L'acte est une nouvelle fois interrompu, cette fois par l'intervention de Milou qui frappe le capitaine avec un os[93].

Le vin rouge qui se présente ensuite dans le rêve de Tintin apparaît, selon Jean-Marie Apostolidès, « comme une réponse à l'appel fantasmatique du capitaine ». Le jeune héros semble reprendre à son compte le désir sexuel de son compagnon et ce d'une manière plus violente. Il s'imagine prisonnier d'une bouteille de vin de Bourgogne sur laquelle Haddock se penche les yeux exorbités. Le tire-bouchon qu'il tient à la main peut indiquer une menace de pénétration sanglante, tandis que le désir se lit dans le regard du capitaine dont les yeux sont changés en bouteilles, comme une « véritable érection visuelle »[94].

Pour l'essayiste, si l'aventure permet au capitaine d'apprendre à contrôler ses pulsions, comme le montre son inscription à la Ligue des marins anti-alcooliques à la fin de l'album, elle permet à Tintin de reconnaître les siennes[34].

Adaptations

Cinéma, radio et télévision

Photographie en couleur d'un homme souriant.
Jamie Bell incarne Tintin dans un film en partie adapté de l'album, en 2011.

En 1947, deux pionniers du cinéma d'animation belge, Claude Misonne et son mari João Michiels, réalisent une adaptation de l'album en un long-métrage avec des poupées de chiffon. Le film est projeté au cinéma ABC de Bruxelles, le , devant près de deux mille enfants. Mais à la suite de la faillite du producteur, Wilfried Bouchery, les bobines sont saisies et toutes les autres projections sont annulées. Une copie du long-métrage est conservée à la Cinémathèque royale de Belgique[p 16].

Entre 1959 et 1963, la radiodiffusion-télévision française présente un feuilleton radiophonique des Aventures de Tintin de près de 500 épisodes, produit par Nicole Strauss et Jacques Langeais et proposé à l'écoute sur la station France II-Régional[Note 5]. La diffusion du Crabe aux pinces d'or s'étale sur 23 épisodes d'une dizaine de minutes et débute le pour prendre fin le suivant. Réalisée par René Wilmet, sur une musique d'André Popp, cette adaptation fait notamment intervenir Maurice Sarfati dans le rôle de Tintin et Jacques Hilling dans celui du capitaine Haddock[95].

Le Crabe aux pinces d'or fait partie des huit albums des Aventures de Tintin qui sont adaptés dans la série animée produite par les studios Belvision à partir de 1959. Cette série, réalisée par Ray Goossens d'après un scénario de Greg, est diffusée sous la forme d'épisodes quotidiens de cinq minutes[96]. En 1991, une deuxième série animée basée sur les Aventures de Tintin est produite, cette fois en collaboration entre le studio français Ellipse et la société d'animation canadienne Nelvana, tous deux spécialisés dans les programmes pour la jeunesse. Le Crabe aux pinces d'or s'étend sur deux épisodes de 20 minutes, les douzième et treizième. Cette adaptation, réalisée par Stéphane Bernasconi, est reconnue pour être « généralement fidèle » aux bandes dessinées originales, dans la mesure où l'animation est directement appuyée sur les panneaux originaux d'Hergé[97].

En , le troisième épisode de la série documentaire Sur les traces de Tintin, réalisée par Marc Temmerman et diffusée sur Arte, est consacré au Crabe aux pinces d'or. Cet épisode montre les différents lieux visités par Tintin ou qui ont pu inspirer Hergé[98].

Par ailleurs, Le Crabe aux pinces d'or fait partie des trois albums qui ont inspiré l'adaptation cinématographique réalisée par Steven Spielberg en 2011, intitulée Les Aventures de Tintin : Le Secret de La Licorne, avec Jamie Bell dans le rôle du héros. Ce film d'aventures en capture de mouvement 3D est présenté en avant-première mondiale à Bruxelles le au cinéma UGC-De Brouckère[99]. Le film ne retrace pas l'intégralité du récit d'Hergé et mélange trois albums distincts : Le Secret de La Licorne, Le Trésor de Rackham le Rouge et donc Le Crabe aux pinces d'or, pour aboutir à un scénario original. De fait, certains personnages ne jouent pas le même rôle dans le film que dans l'album, comme Omar Ben Salaad, qui n'est plus un trafiquant mais simplement un riche marchand admirateur de la Castafiore qu'il invite dans son palais[6] - [100]. La même année, ce film est lui-même adapté en jeu vidéo. Développé par Capcom et édité par Ubisoft, il est disponible sur PC, Wii, Xbox 360, PlayStation 3, Nintendo 3DS, Android et iOS[101] - [102].

Parodie

En 2008, Le Crabe aux pinces d'or a fait l'objet d'une parodie littéraire, Le Crado pince fort, écrite par Gordon Zola dans sa série Les Aventures de Saint-Tin et son ami Lou[103]. Si l'auteur se nourrit de l'univers d'Hergé, le scénario de ses aventures s'en différencie complètement, et malgré un procès intenté par la société Moulinsart, qui gère les droits financiers et moraux d'Hergé sur son œuvre, il est relaxé[104].

Notes et références

Notes

  1. À titre de comparaison, Le Sceptre d'Ottokar, album qui le précède immédiatement, contient 108 pages dans sa version en noir et blanc.
  2. L'aventure suivante, L'Étoile mystérieuse, est la première à être publiée directement en couleur.
  3. « Canailles!... Emplâtres !... Va-nu-pieds!... Troglodytes!... Tchouk-tchouk-nougat!... ».
  4. Le second se trouve dans Le Trésor de Rackham le Rouge, page 25, case A1.
  5. Chaîne de radio dont la fusion avec France I entre octobre et aboutit à la création de la station France Inter.

Références

  • Hergé, Le Crabe aux pinces d'or, 1943 :
  1. planches_1_à_4-1" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planches 1 à 4.
  2. planches_7_à_11-2" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planches 7 à 11.
  3. planche_14-3" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planche 14.
  4. planches_14_et_15-4" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planches 14 et 15.
  5. planches_18_à_24-5" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planches 18 à 24.
  6. planches_24_à_26-6" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planches 24 à 26.
  7. planches_28_à_31-7" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planches 28 à 31.
  8. planches_32_et_33-8" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planches 32 et 33.
  9. planches_35_à_39-9" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planches 35 à 39.
  10. planches_41_et_43-10" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planches 41 et 43.
  11. planches_56_et_57-11" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planches 56 et 57.
  12. planches_45_à_62-12" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planches 45 à 62.
  13. planche_27,_cases_C4,_D1,_D2-15" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planche 27, cases C4, D1, D2.
  14. planche_21-78" class="mw-reference-text">Le Crabe aux pinces d'or, planche 21.
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  2. Assouline 1996, p. 65.
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Annexes

Lien externe

Album d'Hergé

Autres ouvrages

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