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Dalmatie

La Dalmatie (en croate : Dalmacija ; en italien : Dalmazia ; en latin : Dalmatia) est une région historique littorale des Balkans, le long de la mer Adriatique, aujourd'hui partagée entre la Croatie qui en possède la plus grande part, le Monténégro et l'Herzégovine.

Armes de la Dalmatie.

GĂ©ographie

La Dalmatie s'Ă©tire sur 350 km sur la cĂ´te est de la mer Adriatique sur environ 60 km de large, et couvre 12 100 km2 pour 897 000 habitants (2001). Elle est traversĂ©e par les Alpes dinariques et comporte en outre de nombreuses Ă®les, de l'Ă®le de Pag, au nord-ouest, jusqu'Ă  Dubrovnik et Ă  la baie de Kotor (MontĂ©nĂ©gro) au sud-est. Dubrovnik et l'ancien territoire de la RĂ©publique de Raguse ne faisaient pas partie de la Dalmatie historique qui Ă©tait vĂ©nitienne, mais sont aujourd'hui considĂ©rĂ©s comme inclus dans la Dalmatie gĂ©ographique.

L'historien Danijel Dzino définit la Dalmatie comme un espace compris entre le fleuve Sava (ou le fleuve Drava) et la mer Adriatique[1].

La Dalmatie s'Ă©tend sur tout ou partie de quatre comitats croates : ceux de Zadar, de Ĺ ibenik-Knin, de Split et de Dubrovnik-Neretva.

Étymologie et linguistique

Le nom de Dalmatie provient de la tribu antique des Dalmates, apparentée aux Illyriens et aux Pannoniens[2], dont la cité principale était la ville de Delminium, à proximité de l'actuelle ville de Tomislavgrad, en Bosnie-Herzégovine. Toutefois, l'étymologie du nom est toujours discutée. Selon l'opinion des linguistes albanais protochronistes, « Dalmatie » viendrait d'un mot illyrien que l'on retrouverait aujourd'hui dans l'albanais delmë, signifiant « mouton », à supposer que l'albanais soit effectivement issu des dialectes illyriens. D'autres linguistes affirment que la romanisation des Illyriens, pendant la domination romaine (qui dure ici près de mille ans, de -219 jusqu'au VIIe siècle en comptant l'Empire romain d'Orient), a abouti à l'apparition du dalmate, une langue romane aujourd'hui disparue, tandis que l'albanais, lui, proviendrait du substrat thraco-dace, non romanisé et non illyrien, des langues paléo-balkaniques[3].

Le dalmate comprenait plusieurs dialectes. Le dialecte ragusain de la région de Dubrovnik (anciennement Raguse, qui après avoir été vassale de Byzance, de Venise et du Royaume de Hongrie, devint indépendante au XVe siècle), a cessé d'être parlé au XVe siècle, la ville passant à l'italien vénitien, et la région au croate ; le dialecte végliote est celui qui a survécu le plus longtemps : il était encore parlé dans l'île de Veglia, aujourd'hui Krk au XIXe siècle et a disparu le , à la mort de Tuone Udaina, dernier locuteur du dalmate[4]. L'arrivée des Slaves à partir du VIe siècle a fait, petit à petit et par assimilation, décliner la langue romane dalmate, et l'adjectif « dalmate » peut aujourd'hui désigner, dans le langage courant, le serbo-croate (langue slave) parlé sur les rives de la mer Adriatique.

Histoire

Royaumes illyriens et dalmates

Au VIe siècle av. J.-C., les Grecs fondent des colonies en Illyrie, dont la Dalmatie faisait alors partie. La plus lointaine d'entre elles était Apsoris sur l'île de Chersos, dans le golfe Flanatique près de l'Istrie[5].

En -229 et -228, la flotte romaine combat les pirates illyriens qui s’abritent dans les multiples îles de cette région, et à partir de -219, les Romains prennent le contrôle de la côte dalmate pour garantir leur sécurité en mer Adriatique.

En -168, le consul romain Paul Émile le Macédonien bat le royaume de Macédoine et ses alliés les rois Illyriens. Les Romains prennent le contrôle de la Dalmatie, pour s’assurer une route terrestre permanente vers la Macédoine et la Grèce. En revanche, ils n’allèrent pas très profondément dans le territoire illyrien, et Jules César, proconsul des Gaules et de l’Illyrie à partir de -58, dirige ses légions vers la Gaule.

PĂ©riode romaine

Entre -13 et -9, les Romains commandĂ©s par Tibère font la conquĂŞte de l'Illyrie jusqu'au Danube. Tibère doit intervenir Ă  nouveau entre les annĂ©es 6 et 9 pour rĂ©duire une rĂ©volte des Illyriens au cours d’une guerre difficile, engageant pas moins de 15 lĂ©gions et autant d’auxiliaires, soit un effectif considĂ©rable compris entre 150 000 et 180 000 soldats. Après sa victoire, l’Illyrie est divisĂ©e en deux provinces : la Dalmatie et la Pannonie.

En raison de la présence de deux légions, l'ancienne province sénatoriale de Dalmatie est réorganisée en l’an 10 en une province impériale, avec comme capitale Salonae (Salone, aux importants vestiges archéologiques romains : puissants remparts, thermes, basilique). D'autres villes romaines furent prospères : Tarsatica (Trsat, au sud de Rijeka), Iader (Zadar, où sont encore visibles les vestiges du forum romain), Narona, Burnum. Les mines d’or et d’argent contribuent à la prospérité de la Dalmatie.

Même après le départ des légions vers les provinces frontalières du Danube, Pannonie et Mésie, la Dalmatie conserva son statut de province impériale confiée à un ancien consul. Par exemple, Lucius Plotius Pegasus est gouverneur de la province sous Vespasien. La Dalmatie conserve une garnison auxiliaire qui renforcée durant le règne de Marc Aurèle. Celle-ci semble avoir été touchée à cette époque par des phénomènes de brigandages. Didius Julianus, futur empereur et alors gouverneur, aurait mené des opérations contre les brigands vers 175–178. Son importance stratégique s'était aussi réaffirmée puisque les Barbares avaient traversé les provinces frontières pour parvenir en Italie. À partir du IIe siècle, l'urbanisation, la romanisation puis la christianisation des Illyres progressent, et la région devient une place importante de l'empire, constituant, avec la Rhétie et le Norique la liaison incontournable entre l'Italie et les frontières danubiennes.

Durant le IIIe siècle, la Dalmatie semble être le cœur de l'Illyricum, ensemble s'étendant du Danube aux mers Adriatique, Ionienne, Égée et Noire, et concentrant d'importantes armées. De nombreux officiers originaires de ces régions jouèrent un rôle important dans la défense de l'empire lors de la crise du IIIe siècle : l'importance politique de la Dalmatie grandissait. Sont originaires de Dalmatie l’empereur romain Carus (282-283), né à Narona selon certains auteurs, ses fils et successeurs Carin (283-285) et Numérien (283-284), et l’illustre Dioclétien, empereur de 284 à 305. Dioclétien se fit construire près de Salone un vaste palais fortifié sur la côte Dalmate, où il se retira en 305 après son abdication. Ce palais fut à l'origine de la ville de Split. Jérôme de Stridon, traducteur de la Vulgate, était également d'origine dalmate.

Le remodelage des provinces sous la tétrarchie conserva la Dalmatie en une seule province. Son contrôle est fréquemment disputé entre les empereurs régnant sur les parties occidentale et orientale de l’Empire Romain. Lors de l’ultime division de l’Empire romain en 395, la Dalmatie est rattachée à l’Empire romain d'Occident.

Lors des invasions germaniques du IVe siècle, la Dalmatie devient le refuge de ce qui reste de l’armée romaine d’Illyrie et le dernier lien terrestre entre l’empire d’Occident et l’Empire romain d’Orient. Elle voit le passage des candidats à l’empire d’Occident soutenus par Constantinople (Valentinien III, Anthémius, Julius Nepos), avant d'être annexée par Odoacre, vainqueur du comte Ovida en 481–482. Vers 490, la Dalmatie passe sous la domination des Ostrogoths.

Mouvements migratoires

Depuis la fin du IVe siècle et jusqu'à la fin du VIIe siècle, en Europe, prend place la période des « Grandes Invasions ». Elle se définit par de nombreux mouvements migratoires de populations se déplaçant de l’est vers l’ouest, et du nord vers le sud. En Dalmatie, et dans les régions limitrophes, cette période marque l’établissement successif des Lombards, des Avars, puis des Slaves.

Les Lombards, population germanique, s'installent au VIe siècle en Pannonie (la grande plaine pannonienne se situe autour de la Hongrie actuelle et englobe notamment le nord de la Croatie) en Italie. Puis les Avars, population nomade originaire de l’Altaï (en Russie actuelle) remplacent dès 568 les Lombards et s'installent en Pannonie. Enfin les Slaves, population originaire du nord de la mer Noire, arrivent en Dalmatie certainement au début du VIIe siècle.

Ces différentes populations sont donc amenées à coexister avec les Dalmates, qui sont des populations locales dont les langages proviennent d'une latinisation progressive des dialectes illyriens. Les Dalmates, souvent appelés « Romains » dans les sources de l'époque (en raison de leur culture romanisée), vivent alors principalement dans les cités du bord de la mer Adriatique, et gardent des liens étroits avec l'Empire romain d'Orient[6].

Conflits entre populations locales (Dalmates) et étrangères (Avars)

En 535, l’empereur byzantin Justinien Ier envoie le général Bélisaire contre le royaume Ostrogoth d’Italie. Au passage, Bélisaire ramène la Dalmatie dans l’Empire romain d'Orient, pour quelques années.

Vue aérienne de la ville de Split. La ville s'est donc développée à l'intérieur des remparts du palais de Dioclétien.

Les Avars, qui progressivement dominent la plupart des villes de Dalmatie au début du VIIe siècle, poussent les populations romanes (Dalmates) vers le littoral. En effet, la destruction de la cité dalmate de Salone (historiquement la capitale de la Dalmatie) par les Avars en 615 a contraint ses habitants à se réfugier à l'intérieur et autour du palais de Dioclétien — évènement fondateur de la ville de Spalato (Split)[7].

D'autres réfugiés dalmates s'installent sur un îlot facile à défendre, contribuant à la fondation de Raguse (Dubrovnik). Quelques villes côtières comme Zara (Zadar) ou Traù (Trogir), ainsi que la plupart des îles, demeurent territoires de l'Empire romain d'Orient. Des bergers romanophones venus de l'intérieur (massifs de Romanija Planina, Stari Vlah et autres) s'y installent aussi : il seront surnommés Morlaques (« Valaques de la mer »)[8].

L'arrivée des Slaves méridionaux au début du VIIe siècle est providentielle pour l'Empire romain d'Orient en lutte contre les Avars (qui mènent de nombreuses attaques dans la région). C'est pourquoi Constantin VII rédige, au Xe siècle un récit très élogieux sur l'histoire des Croates (origo gentis) : De administrando Imperio (DAI). Il s'agit de la seule source écrite dont nous disposons pour situer l'arrivée des Slaves en Dalmatie au VIIe siècle[1].

Arrivée des Slaves en Dalmatie

Depuis le IVe siècle, des hordes venues d’Asie (Huns, Avars, Obres, Ouïgours, et plus tard les Magyars) sont amenées à traverser le territoire d'origine des Slaves (nord de la Mer Noire) et à mener des opérations tantôt pacifiques ou violentes, qui provoquent des brassages, des séparations, et des migrations chez les populations slaves. De sorte que l’on observe, dès le VIe siècle, des flux migratoires slaves en direction de l’Europe centrale et des Balkans[9].

L'arrivée des Croates sur les rives de l'Adriatique.

Des populations slaves de plus en plus nombreuses s'installent dans l'arrière-pays de la Dalmatie au VIIe siècle et s'organisent en sklavinies, fédérées en une principauté de Dalmatie (source ?).

Parmi les Slaves d'Europe, les Hrobates de Galicie se séparent en Bjalohrobates (ou « Croates blancs », qui restent sur place et participent à l’ethnogenèse des Polonais et des Ruthènes) et Černohrobates (ou « Croates noirs », qui descendent vers le sud-ouest et, en 640, apparaissent en Pannonie). Il s'agit en tout cas ce récit que nous donne Constantin VII au Xe siècle : aucune autre source vient avérer ces informations[7].

Un premier knèze (« roi », ou « prince ») dalmatien, Radoslav, est attesté vers l'an 688 (source ?). Ces knèzes règnent sur des populations « dalmatiennes » qui sont de langue slave, « dalmates » de la côte (ou «morlaques») et « valaques » des plateaux montagneux qui sont de langues romanes, et albanaises (« shqiptarët ») du sud de la région, qui sont de langue illyrienne. Progressivement, la langue slave méridionale du centre-ouest des Balkans se diffuse.

Religion slave

Procope de Césarée dans De bello gothico (III, 14) nous informe au VIe siècle, que les Slaves (dont sont issus les Croates) pratiquent un polythéisme. Il est défini comme la croyance en une mythologie slave centrée sur un dieu de la foudre, et d’autres dieux. Il est également avancé que les Slaves vouent des cultes aux rivières et aux nymphes, et pratiquent des actes sacrificiels[10].

Christianisation des Slaves de Dalmatie

Nous savons que les Slaves sont arrivés en Dalmatie au début du VIIe siècle, et on présume qu’un processus de christianisation était alors déjà en cours par le biais de structures ecclésiastiques actives dans les villes dalmates.

Illustration reproduisant les fonts baptismaux du knez Višeslav, vers 800. Monument conservé au musée archéologique de Split, Croatie.

Mais il n’en reste pas moins que le début de la christianisation croate peut être située au moins à partir du début du IXe siècle — comme tendent à le montrer les fonts baptismaux du prince Višeslav datant de cette époque. En effet, cette fontaine baptismale viendrait vers 800 commémorer le baptême du knez Višeslav. Certains chercheurs ont toutefois exprimé des doutes sur son authenticité[11].

Néanmoins, le passage en Dalmatie et en Pannonie au milieu du IXe siècle de Godescalc d’Orbais, qui a été moine à Fulda et à Orbais, avant de parcourir l’Italie et les Balkans pour prêcher, tend à montrer que le processus de christianisation était bien en cours à cette époque. Il est reçu à la cour du duc Trpimir Ier de 846 à 848, ce qui témoigne de l’ouverture de la société slave de Dalmatie à la religion chrétienne. De plus, nous savons que depuis le IVe siècle la ville d’Aquilée située au sein de la marche du Frioul (Empire carolingien) est le siège du patriarcat d’Aquilée, qui est un important centre de christianisation pour l’Italie nord-orientale et la Dalmatie.

En outre, un témoignage de Constantin VII nous informe que les Slaves de Dalmatie ont commencé à être christianisés « au temps de leur prince Porinos », après la mort d'un personnage nommé « Kotzillis ». Or ce personnage a pu être assimilé à Cadolah (mort en 819)[1].

On a donc un fort mouvement de christianisation du territoire dalmate au IXe siècle, ce qui lui permet par l’intermédiaire de Rome, de progressivement intégrer la chrétienté occidentale et d'éviter son déchirement entre les puissances franques et byzantines. L'accélération de la christianisation va de pair avec l'émergence d'entités politiques plus complexes.

Consolidation d'un espace culturel slave (VIIe siècle)

Après plusieurs années de conflits les Slaves « l’emportèrent et massacrèrent une partie des Avars, et contraignirent les autres à se soumettre ». Ainsi au cours du VIIe siècle la population slave s’est retrouvée dominante sur le territoire, avec une assimilation de populations avares. En témoigne le terme croate « Ban » utilisé à partir du VIIe siècle comme un titre de noblesse hérité du mot avar Bayan, illustrant l’assimilation des Avars au sein de la population slave[7].

La Dalmatie : entité vassale au sein de l'empire franc (803-828)

En effet dès la fin du VIIIe siècle — alors que la Dalmatie était jusque là majoritairement l’objet des influences de l’Empire romain d’Orient et du Khaganat avar — la majeure partie du territoire passe sous domination franque en 803.

Ce mouvement commence dans la décennie 790 qui aboutit en 796 par la victoire du roi Pépin d’Italie (fils de Charlemagne) sur le second Khaganat avar. En 799, Charlemagne envahit la Dalmatie, la contestant aux Byzantins, et la conquiert définitivement en 803. La victoire carolingienne sur les Avars (en 803), situés alors en Pannonie ne signifie pas la disparition des Avars, mais seulement marque la fin de leur pouvoir politique en Dalmatie.

L’invasion franque des cités côtières dalmates au début du IXe siècle provoque une guerre avec l’Empire byzantin, qui ne se résout qu’en 812 par la Paix d’Aix-la-Chapelle. L'Empire carolingien domine alors la majorité du territoire, et l’Empire romain d’Orient conserve une souveraineté sur certains espaces côtiers de Dalmatie : sur trois îles (Osor, Krk et Rab) et sur cinq cités (Zadar, Trogir, Split, Dubrovnik et Kotor)[1].

Comme le montrent les Annales regni Francorum, au début du IXe siècle, ce territoire est dirigé depuis le Frioul par « Cadolah », qui est, en 818, « préfet des marches du Frioul »[12].

En 819, l'Empire carolingien envoie une armée contre une rébellion (rébellion de Ljudevit) menée par Ljudevit Posavski, qui était un duc vassal en territoire de Pannonie inférieure (entre la Drava et la Sava) - mais la répression militaire de la révolte est un échec. On assiste donc à une crise du maintien politique de la marche carolingienne en Dalmatie. En 822, les troupes de Ljudevit sont vaincues par le margrave du Frioul Balderic[12].

Toutefois en 826 les Bulgares prennent le contrôle du sud-est de la Pannonie, et mettent en échec le margrave Baldéric, qui est évincé de sa fonction en 828.

À partir de 828, l’Empire carolingien administre une réorganisation de la marche du Frioul et se désintéresse progressivement de la Dalmatie, ce qui donne donc l'opportunité aux différents duchés « croates » d’obtenir une autonomie relative[1].

Naissance de l'identité croate et émergence d'un Etat croate autonome (IXe – Xe siècles)

Vers le milieu du IXe siècle, on voit apparaître un terme désignant une identité croate dans une charte latine désignant Trpimir Ier comme Dux Chroatorum (Duc de Croatie) - alors que dans les manuscrits carolingiens du début du IXe siècle, ces populations étaient simplement nommées « Slaves ». Il n'est donc pas correct de parler d'un peuple « croate » avant cette époque. Selon Danijel Dzino la conscience d’une identité croate s’est construite au milieu du IXe siècle, grâce à l’apparition d’un nouveau système social, politique et culturel emprunté à l’Empire carolingien. Après 828, on voit apparaître une nouvelle élite héréditaire dans un espace compris entre Nin, Knin et Skradin. Ces individus ont été impliqués dans le système politique de la périphérie carolingienne avant 828. Dans une société de plus en plus imprégnée par la culture de l’Occident chrétien, ces élites ont tenté de mettre en évidence une identité ancienne qui les différencie des Francs, pour légitimer leur pouvoir[1].

Eglise de Saint-Donat à Zadar (Croatie), datant du IXe siècle.

Au IXe siècle on observe l’émergence d’identités nouvelles à la fois sur le plan politique et religieux. Nous pouvons penser que cette ethnogenèse des Croates est également orientée par les différentes interactions avec les populations frontalières. Les Croates sont des Slaves aux limites de la chrétienté (voire des païens) pour les Francs, et ce sont des populations chrétiennes (selon le rite latin) imprégnées d’une culture franque pour les autres Slaves[1].

Cette ethnogénèse est accompagnée par un mouvement de statogenèse initié au IXe siècle. Ce mouvement aboutit au règne de Tomislav Ier (910-928) qui unifie le territoire occupé par les Croates en un seul Etat[1].

De plus on observe un rapprochement entre l'Etat croate et l'Empire romain d'Orient dans une lutte commune contre les Bulgares. L’étroite collaboration entre les deux entités politiques s’exprime notamment par l’accession de Tomislav Ier au poste de proconsul byzantin disposant du contrôle des cités-Etats de Dalmatie[1].

Le royaume de Croatie à partir du Xe siècle

Le royaume de Croatie, incluant la Dalmatie continentale, eut plusieurs capitales successives : Biaći, Nin, Biograd, Šibenik, Knin, Split, Omiš, Klis et Solin. Au IXe siècle, un duché autonome se forme autour de Zadar qui est alors considérée comme la capitale de la Dalmatie. Lors du schisme entre chrétiens, les Croates choisissent le catholicisme et y sont demeurés fidèles depuis, au point que cette appartenance fait partie de leur identité.

En 1102, la Croatie, incluant la Dalmatie, s'unit à la Hongrie. De 1115 à 1420, la Dalmatie fut le théâtre de nombreuses confrontations, comme le siège de Zara et le traité de Zara, entre le Royaume hongro-croate et la République de Venise, qui avait hérité les îles dalmates de l'Empire byzantin. À la longue, par la guerre, la négociation ou l'achat, Venise finit par étendre son domaine en Dalmatie continentale, à l'exclusion de la République de Raguse (aujourd'hui Dubrovnik), restée autonome, mais également romane, avec sa propre langue, le ragusain.

Les huit siècles vénitiens

En 1403, Ladislas de Durazzo, roi angevin de Naples et prĂ©tendant au trĂ´ne de Hongrie-Croatie, renonce Ă  ses droits sur la Dalmatie continentale en Ă©change de 100 000 ducats, et Venise, dĂ©jĂ  prĂ©sente sur la cĂ´te et dans les Ă®les depuis quatre siècles, s'agrandit alors Ă  l'intĂ©rieur des terres, sans jamais parvenir Ă  conquĂ©rir ni Ă©liminer sa rivale Raguse. La Dalmatie vĂ©nitienne est gouvernĂ©e par un provĂ©diteur-gĂ©nĂ©ral.

De nombreux Vénitiens s'installent durant cette période dans les ports et les îles de la Dalmatie et le vénitien y remplace progressivement le dalmate. Venise ne perd définitivement la Dalmatie qu'avec sa propre indépendance, lors de sa conquête par Bonaparte en 1797. Toutefois, sous le régime vénitien, la langue croate a pu se développer en Dalmatie (y compris dans les îles) au même titre que l'italien, et des écoles, des publications y ont vu le jour. La langue dalmate, en revanche, n'était pas enseignée et a fini par disparaître.

Période napoléonienne

Après la chute de la République vénitienne en 1797, pendant la Révolution française, la Dalmatie devient possession des Habsbourg d'Autriche par le traité de Campo-Formio. Cédée au Royaume d'Italie sous tutelle française, elle est rattachée en 1809 aux Provinces illyriennes. Le maréchal Soult est titré duc de Dalmatie en 1808. Disputée entre les Empires français, russe et autrichien lors de la campagne de Dalmatie (1806-1814), elle fait finalement retour à l'Autriche au Congrès de Vienne en 1815.

PĂ©riode autrichienne

Sous le nom de Royaume de Dalmatie, la province est rattachée directement à l'administration de Vienne. L'Autriche, plus encore que Venise, y favorise le développement de la culture croate, d'autant qu'elle y voit un moyen de limiter l'irrédentisme des Italiens de la côte. En 1816 la présence italienne dans la région était estimée à 20 %, en 1865 elle n’était plus que de 12,5 %[13].

PĂ©riode yougoslave

Par le traitĂ© de Rapallo en 1920, Ă  la suite de la dĂ©faite des puissances centrales dans la Première Guerre mondiale, la Dalmatie, Ă  l'exception de la ville de Zadar (Zara) et de l'Ă®le de Lastovo (Lagosta), cĂ©dĂ©es Ă  l'Italie, fut incluse avec le reste de la Croatie dans le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, rebaptisĂ© un peu plus tard Royaume de Yougoslavie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Italiens ont annexĂ© de 1941 Ă  1943 certaines autres Ă®les et une partie de la Dalmatie continentale, formant un Gouvernorat de Dalmatie : un traitĂ© laisse le reste du territoire dalmate Ă  l'État indĂ©pendant de Croatie d'Ante Pavelić, qui le contrĂ´le en totalitĂ© après octobre 1943, Ă  l'exception de la rĂ©gion de Zadar. En 1944–1945 les partisans yougoslaves reprennent la Dalmatie aux Oustachis d'Ante Pavelić. Entre 1945 et 1950, la minoritĂ© italienne est expulsĂ©e vers l'Italie (environ 30 000 personnes dont 20 000 de la ville de Zadar). En moins de dix ans la prĂ©sence italienne en Dalmatie est pratiquement Ă©radiquĂ©e. Après cette purification ethnique il ne reste aujourd'hui dans toute la Dalmatie que quelques centaines d'Italiens, derniers tĂ©moins d'une prĂ©sence romane plus que millĂ©naire.

La Dalmatie dans la guerre en Croatie (1991-1995)

En 1991, après que la Croatie a déclaré son indépendance vis-à-vis de la République fédérale socialiste de Yougoslavie, la région redevient un champ de bataille entre indépendantistes croates et pro-yougoslaves serbes : la flotte yougoslave fait le blocus des côtes et bombarde les ports. Le siège de Dubrovnik, d'octobre 1991 à mai 1992, cause à la ville des dommages considérables. La flotte yougoslave doit cependant ensuite se regrouper à Kotor, qui dépend de la République de Monténégro, fidèle à la Fédération. Mais une partie des unités, aux équipages majoritairement croates, se mutinent et préfèrent rejoindre la Croatie.

Le Ă  Knin, sous l'impulsion du colonel Ratko Mladić nommĂ© dans ce but dans cette ville, les Serbes, majoritaires en Dalmatie du nord, dĂ©clarent vouloir rester Yougoslaves et refusent que la Dalmatie du nord intègre la RĂ©publique de Croatie. Ils barrent les routes, coupant la liaison terrestre entre la Croatie du nord et le reste de la Dalmatie : c'est la « RĂ©volution des Rondins ». Lorsque la nouvelle police croate tente de dĂ©gager les routes, l'armĂ©e yougoslave (JNA) ouvre le feu contre elle. En 1991, les dirigeants serbes, alors dirigĂ©s par Milan Babić, expulsent les habitants croates (non sans violences) du nord de la Dalmatie, et le rattachent Ă  la RĂ©publique serbe de Krajina autoproclamĂ©e, dont ils font de Knin la capitale. Ils lĂ©gitiment cette proclamation par l'appartenance de la Krajina, Ă  l'Ă©poque autrichienne, aux confins militaires des Habsbourg, Ă  majoritĂ© serbe (bien que la Dalmatie et Knin n'en aient pas fait partie[14]). EncerclĂ©e par l'ArmĂ©e de la RĂ©publique de Croatie et par les troupes du Conseil croate de dĂ©fense de Bosnie-HerzĂ©govine (HVO), la RĂ©publique serbe de Krajina tombe (non sans morts) au cours d'une offensive menĂ©e en 1994-1995. Le , Knin tombe aux mains de l'armĂ©e et de la police croates lors de l'OpĂ©ration TempĂŞte (en croate, Oluja). Les habitants croates peuvent regagner leurs foyers, tandis que ce sont cette fois les Serbes — plus de 250 000 — qui sont chassĂ©s et qui se replient en RĂ©publique serbe de Bosnie.

La Dalmatie dans la RĂ©publique de Croatie

Après 1996 commence une période de reconstruction qui, à partir de 2000, permet un développement essentiellement axé sur le tourisme, qui n'est pas sans effet sur les ressources en eau et halieutiques, sur la qualité des eaux et la préservation des paysages.

Économie

Les ressources de la Dalmatie sont l'industrie (constructions navales, métallurgie), ainsi que l'agriculture et la pêche, en déclin, tandis que dans les îles et sur la côte, le tourisme prend au contraire une très grande ampleur, avec un rythme de construction très rapide et des prix qui ne cessent de grimper.

Culture et patrimoine

Au XVe siècle, les échanges culturels avec l'Italie étaient importants et le nom de Schiavone, « le Slavon », était donné en Italie aux personnes originaires de Dalmatie. C'est ainsi que le peintre Juraj Culinovic né en 1436/7 et mort en 1504, est connu en Italie sous le nom de Giorgio Schiavone. Il a été apprenti de Squarcione à Padoue de 1456 à 1459, puis est retourné en Dalmatie. En 1462 il se trouvait à Zadar et il épousa Jelena, fille du sculpteur Giorgio di Matteo. À partir de 1463 il habite Sebenico, tout en se rendant de temps en temps à Padoue[15].

Le mathématicien et astronome Roger Josip Bošković (1711–1787), né à Raguse (Dubrovnik), a fait ses premières études dans cette ville mais la plus grande partie de sa carrière s'est déroulée à l'étranger.

Le brudet, soupe ou ragoût de poisson, est un plat fréquemment préparé sur toute la côte adriatique croate, mais particulièrement apprécié en Dalmatie, dans les régions de Zadar, de Šibenik et de Split[16].

Notes et références

  1. (en) Danijel Dzino, Becoming Slav, Becoming Croat : Identity Transformations in Post-Roman and Early Medieval Dalmatia, Leiden, Ă©ditions Brill, , 271 p. (ISBN 978-90-04-18646-0), page 3, ligne 6 : "Ancient and early medieval Dalmatia encompassed the space between the eastern coast of the Adriatic almost to the river Sava".
  2. (en) J. J. Wilkes, The Illyrians, Oxford, B. Blackwell, , 351 p. (ISBN 0-631-14671-7, 9780631146711 et 0631198075, OCLC 23689275, présentation en ligne).
  3. Eqrem Çabej, Eric Hamp, Georgiev, Kortlandt, Walter Porzig, Sergent et d'autres linguistes considèrent, dans une perspective paléolinguistique ou phylogénétique, que le proto-albanais s'est formé sur un fond thraco-illyrien vers le VIe siècle, à l'intérieur des terres, subissant un début de romanisation encore sensible dans la langue moderne, tandis que les emprunts les plus anciens de l'albanais aux langues romanes proviennent du diasystème roman oriental et non de l'illyro-roman qui était la langue romane anciennement parlée en Illyrie après la disparition de l'illyrien (pendant l'occupation romaine, l'illyro-roman a remplacé l'illyrien à la manière du gallo-roman remplaçant le celtique en Gaule). Comme les lieux albanais ayant conservé leur appellation antique ont évolué selon des lois phonétiques propres aux langues slaves et que l'albanais a emprunté tout son vocabulaire maritime au latin et au grec, ces auteurs pensent que les ancêtres des Albanais ont vécu à l'est de l'actuelle Albanie et que des régions côtières de ce pays (thème du Dyrrhacheion) étaient initialement gréco-latines. De nos jours, l'existence en albanais de mots empruntés au roman oriental balkanique et en roumain de mots de substrat apparentés à des mots albanais corrobore cette manière de voir.
  4. Tuone Udaina était un berger auprès duquel le linguiste italien Mateo Bartoli avait relevé et étudié le dalmate végliote.
  5. Natale Vadori, Italia Illyrica sive glossarium italicorum exonymorum Illyriae, Moesiae Traciaeque ovvero glossario degli esonimi italiani di Illiria, Mesia e Tracia, ed. Ellerani, San Vito al Tagliamento 2012, p. 472, (ISBN 978-88-85339-29-3).
  6. Lucien Musset, « Invasions Grandes », sur Encyclopædia Universalis (consulté le ).
  7. (grk) Constantin VII (empereur byzantin), De administrando Imperio (DAI), Constantinople, entre 948 et 952, Chapitre 30, origo gentis des Croates.
  8. Lucien Musset, « Grandes Invasions », sur Encyclopædia Universalis (consulté le ).
  9. Marie-Madeleine De Cevin, L'Europe centrale au Moyen Age, Rennes, Presses universitaires de Rennes, (ISBN 9782753522473), p. 36.
  10. Procope de Césarée, De bello gothico, 6e siècle, (III, 14).
  11. (en) Danijel Dzino, Becoming Slav, Becoming Croat: Identity Transformations in Post-Roman and Early Medieval Dalmatia, Leiden, éditions Brill, , « For the inscription from the font, see Delonga 1996: 205–7. Doubts about its authenticity and origins: Suić and Perinić 1962; Klaić 1971: 197–8; Jakšić 2002. » [p.187].
  12. (la) Annales regni Francorum.
  13. Dictionnaire Encyclopédique Italien (v. III, p. 729), Rome, Édition de l'Institut de l'Encyclopédie Italienne, fondé par Giovanni Treccani, 1970.
  14. Hans-Erich Stier, Westermann grosser Atlas zur Weltgeschichte, p. 126, 130, 131.
  15. (en) Giorgio Schiavone, National Gallery.
  16. «Brudet» (Soupe de poissons variés) sur le site croatia.hr

Voir aussi

Articles connexes

Antiquité romaine

Bibliographie

  • (it) Luigi Tomaz, Il confine d'Italia in Istria e Dalmazia. Duemila anni di storia, Presentazione di Arnaldo Mauri, Think ADV, Conselve, 2008.
  • (it) Luigi Tomaz, In Adriatico nel secondo millennio, Presentazione di Arnaldo Mauri, Think ADV, Conselve, 2010.

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