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Emprunt lexical

En linguistique, et plus particuliĂšrement en Ă©tymologie, lexicologie et linguistique comparĂ©e, l’emprunt lexical est un type d’emprunt consistant, pour une langue, Ă  adopter dans son lexique un terme d’une autre langue. L’emprunt peut ĂȘtre direct (une langue emprunte directement Ă  une autre langue) ou indirect (une langue emprunte Ă  une autre langue via une ou plusieurs langues vecteurs). L’emprunt fait partie des moyens dont disposent les locuteurs pour accroĂźtre leur lexique, au mĂȘme titre que le nĂ©ologisme, la catachrĂšse ou la dĂ©rivation (voir lexicalisation pour d’autres dĂ©tails). Par mĂ©tonymie, on parle Ă©galement d’emprunt pour dĂ©signer les mots empruntĂ©s eux-mĂȘmes, dans la langue d’arrivĂ©e.

Description

Les emprunts sont le plus souvent des noms, des verbes, des adjectifs : c’est-Ă -dire qu’ils appartiennent aux classes lexicales dont le vocabulaire peut ĂȘtre Ă©tendu, dites « ouvertes ». Les classes fermĂ©es (pronoms, conjonctions, etc.) ne reçoivent, par dĂ©finition, que rarement des ajouts. Cela peut arriver cependant, notamment quand la langue donneuse est une langue de prestige. Le latin de Gaule a ainsi reçu plusieurs mots-outils des langues germaniques aprĂšs les grandes invasions[1]. De plus, la classe de l’emprunt ne correspond pas nĂ©cessairement Ă  celle du mot d’origine, et il arrive qu’une langue emprunte un mot appartenant, dans la langue d’origine, Ă  une classe fermĂ©e pour en faire un mot d’une classe ouverte – par exemple, en français, quidam est un nom, empruntĂ© au latin, oĂč c’est un pronom.

Il faut aussi signaler le cas des calques, qui ne sont pas des emprunts de lemmes mais de sens seuls, lesquels sont traduits Ă  la lettre dans la langue d’arrivĂ©e. Ainsi, le superman anglais et le surhomme français sont des calques de l’allemand Übermensch. Dans les deux cas, il s’agit d’une traduction littĂ©rale, ĂŒber signifiant « sur » et Mensch « humain ».

Raisons de l’emprunt

Plusieurs raisons expliquent l’emprunt lexical. Elles ne s’excluent bien sĂ»r pas les unes les autres.

Tout d’abord, un signifiant pour un signifiĂ© nouvellement apparu peut manquer dans la langue empruntant le mot. Ainsi, quand de nouveaux animaux ou des plantes alors inconnues ont Ă©tĂ© dĂ©couverts, leur nom a souvent Ă©tĂ© directement empruntĂ© aux langues des pays qui les abritaient :

  • avocat nous vient du nahuatl auacatl, via le castillan abogado, « avocat (auxiliaire de justice) » et aguacate, « avocat (fruit de l’avocatier) » (les deux mots s’étant croisĂ©s), les premiers exportateurs d’avocats en relation avec les AztĂšques ayant Ă©tĂ© les Espagnols ;
  • puma, d’une maniĂšre similaire, remonte au quechua, via le castillan (pour les mĂȘmes raisons) ;
  • cafĂ© remonte Ă  l’arabe Ù‚ÙŽÙ‡Ù’ÙˆÙŽŰ© qahwaÊ°, transmis au turc sous la forme qahve et passĂ© en français par l’italien.

En cas d’interfĂ©rence linguistique, l’emprunt devient trĂšs frĂ©quent. Ainsi, le mot wassingue (serpilliĂšre) utilisĂ© dans le français du Nord de la France est un emprunt au flamand occidental wassching, ces rĂ©gions françaises Ă©tant en contact adstratique avec des pays parlant cette langue. De mĂȘme, le superstrat francique a fourni un grand nombre de mots au français, parmi lesquels, par exemple, guerre, heaume ou framboise. Il n’y a pas lĂ  toujours de nĂ©cessitĂ© rĂ©elle Ă  emprunter un terme Ă©tranger (serpilliĂšre et wassingue, par exemple) : les peuples en contact, cependant, ne s’échangent pas seulement des biens ou des idĂ©es. Des mots Ă©trangers sont reproduits parce qu’ils peuvent ĂȘtre entendus plus souvent que les mots vernaculaires.

D’autre part, la langue d’un pays dominant, culturellement, Ă©conomiquement ou politiquement, Ă  une Ă©poque donnĂ©e devient trĂšs frĂ©quemment donneuse de mots : c’est le cas du français dont le vocabulaire militaire (batterie, brigade...) et la plupart des noms de grade se retrouvent dans toutes les armĂ©es europĂ©ennes depuis l’époque oĂč la France Ă©tait considĂ©rĂ©e comme un modĂšle d’organisation militaire ; c’est aussi celui de l’italien dans le domaine de la musique, qui a transmis des termes comme piano ou adagio. L’anglais, actuellement, fournit, du fait de son importance dans ce domaine, nombre de mots concernant le vocabulaire de l’informatique, comme bug ou bit, lesquels n’ont pas d’équivalent français prĂ©existant ; cette langue alimente aussi le vocabulaire de la gestion d’entreprise (manager, staff, marketing, budget, etc.). L'emprunt – par un effet de mode – se gĂ©nĂ©ralise parfois Ă  outrance, le mot empruntĂ© n'Ă©tant parfois qu’un synonyme, voire moins appropriĂ© que l'Ă©quivalent prĂ©existant. Par exemple, utiliser poster au lieu de publier dans les forums de discussion passe souvent pour un anglicisme. En effet, le verbe poster n’a pas, en français la mĂȘme acception que le verbe to post en anglais (ce sont des faux-amis), et le verbe publier convient trĂšs bien.

L’emprunt peut aussi faire partie d’un phĂ©nomĂšne de mode plus gĂ©nĂ©ral. Il n’est qu’une des manifestations de la volontĂ© d’imiter une culture alors sentie comme plus prestigieuse. De tels emprunts Ă  l'anglais sont gĂ©nĂ©ralement sentis, en France et plus encore au QuĂ©bec de maniĂšre normative, comme des fautes de goĂ»t ou une faiblesse d’expression. Le linguiste Claude HagĂšge estime que l'usage de termes anglais ne relĂšve pas d'une recherche pour enrichir le vocabulaire des langues europĂ©ennes ou asiatiques par l'accueil de mots aux nuances plus fines ou aux contenus plus neufs, mais qu'il s'agit simplement de paraĂźtre « moderne ». Il qualifie ce comportement de snobisme[2]. À l'inverse, l'anglais soutenu est Ă©maillĂ© d'emprunts au français, tels rendez-vous ou dĂ©jĂ -vu. NĂ©anmoins, la plupart des emprunts redondants – dus Ă  des effets de mode – ne se lexicalisent pas.

Mots étrangers plus ou moins bien adaptés

Les mots d’emprunt, bien que normalement moins nombreux que les mots hĂ©ritĂ©s de la langue-mĂšre (sauf, naturellement, dans les crĂ©oles), sont extrĂȘmement courants dans le vocabulaire des langues : c’est en effet un processus inconscient et un facteur constitutif de la vie des langues. Mais l'intĂ©gritĂ© d'une langue n'est assurĂ©e que dans la mesure oĂč les emprunts ne dĂ©passent pas un seuil de tolĂ©rance, que le linguiste Claude HagĂšge Ă©value Ă  15 % du lexique[3]. C'est la raison pour laquelle des entitĂ©s normatives, comme l’AcadĂ©mie française ou la DĂ©lĂ©gation gĂ©nĂ©rale Ă  la langue française pour le français de France, et l'Office quĂ©bĂ©cois de la langue française pour le français du Canada, peuvent vouloir contenir le processus d'emprunt dans des limites raisonnables.

Avec le temps, des mots empruntĂ©s peuvent s’ĂȘtre lexicalisĂ©s et ne plus ĂȘtre sentis comme des emprunts. Par exemple, le mot redingote est bien un emprunt Ă  l’anglais riding-coat (« manteau pour aller Ă  cheval »). Sa lexicalisation s’explique par son anciennetĂ© en français (il est attestĂ© depuis le XVIIIe siĂšcle) et apparaĂźt par son adaptation Ă  l’orthographe et au systĂšme phonologique du français. Nombre de mots sont d’anciens emprunts que seuls les spĂ©cialistes d’étymologie peuvent identifier comme tel.

Autre exemple : en anglais « an apron » (un tablier) est une adaptation phono-morphologique du français « un napperon » (petite nappe), l'emprunt n'est a priori reconnaissable ni par sa forme, ni par sa prononciation, ni par son sens, bien que tous trois soient essentiels dans la formation du nouveau lemme en anglais.

À titre indicatif, il est question des rĂ©alitĂ©s de l’emprunt en français (chiffres citĂ©s par Henriette Walter dans L’aventure des mots français venus d’ailleurs) :

  • sur 60 000 mots d’un dictionnaire de français usuel, 8 600 sont d’origine Ă©trangĂšre (14,3 %) ;
  • si seuls les 35 000 mots d’un dictionnaire de français courant ne sont que gardĂ©s, ce chiffre est ramenĂ© Ă  4 192 (12 %) ;
  • les langues d’origine de ces 4 192 emprunts sont les suivantes[4] :
Langues d'origine des emprunts en français
Langue Nombre de mots Pourcentage
Anglais 1053 25,0 %
Italien 698 16,6 %
Germanique ancien 544 13,0 %
Dialectes gallo-romans 481 11,5 %
Arabe 214 5,1 %
Langues celtiques 158 3,8 %
Espagnol 157 3,7 %
NĂ©erlandais 151 3,6 %
Allemand 147 3,5 %
Persan et sanskrit 109 2,6 %
Langues amérindiennes 99 2,4 %
Langues d'Asie 86 2,0 %
Langues chamito-sémitiques 56 1,3 %
Langues slaves 53 1,2 %
Autres langues 186 4,5 %

Il est Ă©vident que le locuteur moyen n’a pas conscience d’utiliser si souvent des mots Ă©trangers : tous ne lui apparaissent pas comme tels car certains, anciens dans la langue, ont Ă©tĂ© adaptĂ©s. Ceux qui, en revanche, continuent de sembler Ă©trangers sont les mots que la langue n’a pas complĂštement assimilĂ©s, soit que leur prononciation reste trop Ă©loignĂ©e des habitudes graphiques, soit parce qu’ils restent d’un usage trop rare ou limitĂ©. Enfin, quand il existe un synonyme vernaculaire d’un emprunt Ă©tranger, il est possible que les deux cohabitent jusqu’à ce que l’un disparaisse ou que l’un des deux change de sens, de maniĂšre Ă  Ă©viter la redondance.

L’expression populaire : « maintenant, ce mot est dans le dictionnaire » montre bien que les locuteurs, pendant un temps, ont l’intuition que tel mot n’est pas lĂ©gitime (il « sonne » encore « Ă©tranger ») et qu’il faut une autoritĂ© extĂ©rieure pour en dĂ©clarer le caractĂšre français. En fait, le processus est inverse : les dictionnaires ne font que sanctionner l’usage (quelle que soit la dĂ©finition donnĂ©e Ă  ce terme) et le reprĂ©senter. Qu’un mot Ă©tranger entre dans le dictionnaire ne signifie pas qu’il a Ă©tĂ© acceptĂ© par une minoritĂ© compĂ©tente de grammairiens qui auraient le pouvoir de statuer sur la langue (ce qui est une image d’Épinal : la langue appartient aux locuteurs et aucun dĂ©cret officiel ne peut les contraindre Ă  changer leurs usages du tout au tout) mais qu’il est devenu suffisamment courant pour qu’un dictionnaire le signale.

DĂ©signation de l'emprunt suivant la langue d'emprunt
LangueNom de l'emprunt
(en)anglaisanglicisme
(fr)françaisgallicisme
(la)latinlatinisme
(el)grechellénisme
(de)allemandgermanisme
(es)espagnolhispanisme
(it)italienitalianisme

Certains États peuvent mettre en place des dispositifs lĂ©gislatifs pour limiter le nombre d'emprunts aux langues Ă©trangĂšres. C'est le cas de la France, qui a adoptĂ© la loi Toubon et le dĂ©cret du 3 juillet 1996 relatif Ă  l'enrichissement de la langue française, afin de crĂ©er des nĂ©ologismes en remplacement des mots Ă©trangers (par exemple courriel pour e-mail). À noter que les « quĂ©bĂ©cismes », « belgicismes » et « helvĂ©tismes » dĂ©signent des usages linguistiques propres au français du QuĂ©bec, de Belgique et de Suisse. De mĂȘme, dans les pays francophones, notamment au QuĂ©bec, il est question d'hexagonismes ou de francismes.

Mots adaptés

Adaptations phonologiques

En passant d’une langue Ă  une autre, les mots sont susceptibles d’ĂȘtre adaptĂ©s phonĂ©tiquement, d’autant plus quand ces mots sont empruntĂ©s indirectement. En effet, les systĂšmes phonologiques des diffĂ©rentes langues ne coĂŻncident que trĂšs rarement. Or, l’import de nouveaux phonĂšmes est un phĂ©nomĂšne rare et, au moins, trĂšs lent. Par exemple, le mot arabe citĂ© plus haut, Ù‚ÙŽÙ‡Ù’ÙˆÙŽŰ© qahwaÊ°, ne se prononce pas ainsi en français, langue qui ne connaĂźt ni le [q] ni le [h]. Les francophones, empruntant le mot, ont transformĂ© le [q] en [k], qui lui est relativement proche pour une oreille non entraĂźnĂ©e ([q] pouvant passer pour un allophone de /k/ en français, mais pas en arabe). Quant au [h], il est tombĂ© car aucun phonĂšme proche n’existe en français. De mĂȘme, dans un mot anglais comme bug [bɐg], le son [ɐ], absent du français, sera le plus souvent adaptĂ© en [Ɠ], le mot Ă©tant alors prononcĂ© [bƓg].

Les adaptations phonĂ©tiques peuvent rendre le mot empruntĂ© mĂ©connaissable quand les deux systĂšmes phonologiques impliquĂ©s sont trĂšs diffĂ©rents. Le japonais, par exemple, emprunte Ă©normĂ©ment Ă  l’anglais. Or, la structure syllabique du japonais exige des syllabes ouvertes (se terminant par une voyelle ; une nasale est cependant aussi possible) : c’est pour cette raison que, si sofā reste reconnaissable (sofa), sābisu (service) l’est dĂ©jĂ  moins. Pire encore, il faut bien connaĂźtre la phonologie japonaise pour reconnaĂźtre derriĂšre miruku le mot anglais milk (le japonais n’ayant pas de phonĂšme /l/, il le remplace par un /r/ qui, dans cette langue, peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un allophone). Il existe Ă©galement le cas des emprunts au sanskrit faits en chinois et en japonais. Ces emprunts, motivĂ©s par le fait qu’il n’existait pas de termes prĂ©existant pour dĂ©signer des rĂ©alitĂ©s propres au bouddhisme, par exemple, ont dĂ» subir des adaptations importantes pour ĂȘtre lexicalisĂ©s : le mot bodhisattva devient en japonais bosatsu et en chinois pĂșsĂ  [pÊ°usa] (Ă©crit 菩薩 dans les deux langues).

D’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, avant qu’un mot empruntĂ© ne soit complĂštement lexicalisĂ©, il existe souvent des locuteurs pour savoir le prononcer d’une maniĂšre plus ou moins « correcte », c’est-Ă -dire plus ou moins proche de sa prononciation originelle. Il existe donc un flottement : le mot français sweat-shirt est prononcĂ© le plus souvent [switÊƒĆ“Êt] mais [swɛtÊƒĆ“Êt] par les locuteurs connaissant l’anglais.

Enfin, il faut tenir compte de la graphie du mot : si, en s’adaptant, un mot garde sa graphie originale (comme sweat), il est Ă©vident que les locuteurs risquent de le prononcer en suivant les rĂšgles de lecture propres Ă  leur langue ou celles supposĂ©es des mots Ă©trangers. Si, en français, il est plus souvent entendu [swit], c’est bien parce que le digramme ea ne renvoie Ă  aucune rĂšgle de lecture prĂ©cise dans cette langue (sauf aprĂšs un g). Or, pour un locuteur lambda, ea, comme ee, est dĂ©codĂ© [i] (par contamination avec des mots passĂ©s en français ou connus par ailleurs, comme beach-(volley), beatnik ou encore teasing).

Adaptations grammaticales

D’autre part, en passant d’une langue Ă  l’autre, un mot Ă©tranger n’est plus morphologiquement analysable. Par exemple, le singulier taliban est en fait un pluriel persan d'un mot arabe, celui de Ű·ÙŽŰ§Ù„ÙŰš áč­Älib. Ce qui peut prouver que la lexicalisation fonctionne et que le mot adoptĂ© respecte les rĂšgles grammaticales de la langue empruntant : ainsi, taliban, qui est censĂ© ĂȘtre un pluriel en arabe, s’écrit talibans au pluriel français. De mĂȘme, touareg est le pluriel de targui. Pourtant, dire un targui / des touareg passe, au mieux, pour une bonne connaissance de la langue arabe, au dĂ©triment de la grammaire française, au pire pour du pĂ©dantisme ; un touareg / des touaregs est bien plus courant, d’autant plus quand on sait que d’autres mots, plus anciens, ont subi un traitement analogue : chĂ©rubin est un pluriel en hĂ©breu (en fait, le pluriel de ce mot se termine par -im) mais il n’existe pas de singulier *chĂ©rub en français (au contraire de l’allemand ou de l’anglais). Or, si certains clament qu’il faut dire un targui / des touareg, aucun ne veut imposer un chĂ©rub / des chĂ©rubin. L’adaptation grammaticale fait qu’un mot empruntĂ© devient souvent immotivĂ©, inanalysable. De fait, il sera parfois adaptĂ© dans la langue receveuse Ă  partir d’une forme flĂ©chie ou grammaticalement marquĂ©e pour donner naissance Ă  un nouveau terme non marquĂ©.

D’une maniĂšre similaire, le castillan d’AmĂ©rique du Sud, en situation adstratique avec l’anglais, n’hĂ©site pas Ă  adapter ses emprunts : to rent (« louer ») devient naturellement rentar, to check (« vĂ©rifier ») donne checar au Mexique. De sorte, les termes empruntĂ©s peuvent ĂȘtre facilement flĂ©chis. La prĂ©dominance de certains types plus rĂ©guliers de flexions dans l’adaptation de termes Ă©trangers est d'ailleurs remarquĂ©e. Par exemple, la quasi-totalitĂ© des verbes importĂ©s en français le sont en suivant le premier groupe (verbes en -er Ă  l’infinitif), le plus facile Ă  conjuguer : kidnapper ou rapper en sont des exemples (et c’est d’ailleurs le mĂȘme principe pour le rentar castillan).

Comme prĂ©cĂ©demment expliquĂ© avec l’adaptation phonologique, les emprunts qui ne sont pas encore parfaitement lexicalisĂ©s vont entraĂźner des dĂ©doublements : tel mot Ă©tranger va pouvoir ĂȘtre flĂ©chi dans le respect de sa langue de dĂ©part (s’il l’était) ou bien dans celle d’arrivĂ©e. Des listes de pluriels irrĂ©guliers dans de nombreuses langues d’Europe (il suffit de lire celle, impressionnante, proposĂ©e par l’article de la WikipĂ©dia anglophone consacrĂ©e au pluriel anglais) peuvent ĂȘtre aperçues. Encore une fois, si respecter la pluralisation de dĂ©part est la marque d’une certaine culture linguistique, c’est aussi une atteinte Ă  la cohĂ©rence de sa langue. Les dĂ©bats sont trĂšs houleux, pour le français, entre les tenants des pluriels Ă©trangers ou francisĂ©s. La petite liste suivante montrera que la volontĂ© de garder la pluralisation Ă©trangĂšre est souvent une mauvaise idĂ©e :

  • pluralisation italienne : scenario / scenari, spaghetto / spaghetti ou graffito / graffiti, etc., au lieu de la pluralisation française : scĂ©nario / scĂ©narios, spaghetti / spaghettis ou graffiti / graffitis, etc. ;
  • pluralisation latine : maximum / maxima, papyrus / papyri, forum / fora, etc., au lieu de maximum / maximums, papyrus / papyrus, forum / forums, etc. ;
  • pluralisation grecque : topos / topoĂŻ, kouros / kouroĂŻ, korĂȘ / koraĂŻ, etc., au lieu de topos / topos, kouros / kouros, korĂȘ / korĂȘs, etc.

La liste pourrait ĂȘtre allongĂ©e Ă  l’envi car ces pluriels « irrĂ©guliers » ne sont pas les seuls, loin de lĂ . Il est pourtant aisĂ© de plaider en faveur d’une francisation complĂšte. En effet, par cohĂ©rence, il faudrait aussi considĂ©rer les pluralisations suivantes :

  • de l’italien : une pizza / des pizze (prononcĂ© [ˈpÉȘtÍĄsɛ]), une chipolata / des chipolate (en rĂ©alitĂ© la graphie correcte en italien serait cipollata/cipollate), une diva / des dive, un raviolo / des ravioli ;
  • du latin : un opus / des opĂ©ra, un gĂ©ranium / des gĂ©rania, un abdomen / des abdomina ;
  • du grec : un problĂšme / des problĂ©mata, un cĂŽlon / des cĂŽla, un titan / des titanes, un narthex / des narthekes.

Garder la pluralisation Ă©trangĂšre ne se fait que dans les cas oĂč les rĂšgles le permettant sont simples. DĂšs qu’elle demande une meilleure connaissance grammaticale de la langue concernĂ©e, elle est abandonnĂ©e. De plus, les termes absorbĂ©s par le français depuis longtemps sont tellement lexicalisĂ©s qu’ils n’apparaissent plus comme Ă©trangers. Par cohĂ©rence, il faudrait aussi les flĂ©chir comme ils l’étaient dans la langue de dĂ©part. Pire, que dire des termes empruntĂ©s Ă  des langues comme le nahuatl ? Faut-il exiger que le pluriel de coyote soit cocoyoh ? De mĂȘme pour les langues isolantes : un thĂ© / des thĂ© serait plus cohĂ©rent.

Bref, la lexicalisation grammaticale permet d’éviter ces Ă©cueils et ces incohĂ©rences.

Adaptations sémantiques

AprĂšs l'emprunt, les mots peuvent changer de sens, d’autant plus quand les langues sont gĂ©nĂ©tiquement Ă©loignĂ©es. GĂ©nĂ©ralement, le sens dans la langue receveuse sera plus restreint que le sens dans la langue donneuse[5].

Si l’on reprend l’exemple du taliban français, il est constatĂ© que le Petit Robert le dĂ©finit comme un « membre d’un mouvement islamiste militaire afghan prĂ©tendant appliquer intĂ©gralement la loi coranique ». Or, en arabe, le terme renvoie simplement Ă  l’idĂ©e d’« Ă©tudiant en thĂ©ologie ». Le mot taliban a en effet Ă©tĂ© importĂ© en français quand les Ă©vĂ©nements en Afghanistan ont fait connaĂźtre ce mouvement islamiste composĂ© d’extrĂ©mistes religieux. En arabe, le mot ne connote cependant pas de telles notions nĂ©gatives et ne se limite pas Ă  la dĂ©signation des seuls Afghans.

Parfois, c’est parce que le mot empruntĂ© a Ă©voluĂ© dans la langue d’arrivĂ©e que le sens originel s’est perdu, exactement comme le font des mots hĂ©ritĂ©s (ainsi, le terme hĂ©ritĂ© du latin rem, « quelque chose », donne en français rien). Par exemple, parmi de trĂšs nombreux exemples, le cas de truchement qui, initialement, signifiait bien « traducteur intermĂ©diaire servant d’interprĂšte entre deux personnes », sens qu’a bien le mot arabe Ă  l’origine, soit ŰȘÙŰ±Ù’ŰŹÙÙ…ÙŽŰ§Ù† turǧumān. En Ă©voluant en français, le terme en est venu, actuellement, Ă  dĂ©signer principalement un intermĂ©diaire, rarement humain, dans l’expression par le truchement de.

D’autre part, beaucoup de faux-amis trouvent leur explication par un emprunt ayant subi une adaptation sĂ©mantique. Ainsi, le citronfromage danois n’est pas un fromage au citron mais une crĂšme sucrĂ©e au citron. Le danois, en empruntant des termes français qui ne renvoient pas Ă  des Ă©quivalents danois prĂ©cis, a donnĂ© Ă  fromage un sens qu’il n’a pas, sauf, peut-ĂȘtre, dans fromage blanc. D’une maniĂšre similaire, le journey anglais signifie « voyage ». Il vient bien du français journĂ©e. Il faut comprendre « un voyage durant une journĂ©e » pour saisir les raisons de l’adaptation.

En conclusion, un mot empruntĂ© arrive parfois vierge de ses connotations, voire de sa dĂ©notation de dĂ©part : la langue qui emprunte, ne saisissant souvent qu’une partie du champ sĂ©mantique, elle lui garde (ou donne) un signifiĂ© parfois trĂšs Ă©loignĂ©, le spĂ©cialisant (taliban : Ă©tudiant en thĂ©ologie → islamiste afghan) ou le rĂ©duisant Ă  l’un des constituants de sa dĂ©notation (truchement : traducteur intermĂ©diaire → intermĂ©diaire).

Aussi, les mots qu’une langue (A) emprunte Ă  une autre (B) sont rĂ©vĂ©lateurs des clichĂ©s que possĂšdent les locuteurs de A sur ceux de B : ainsi, ce sont principalement des termes liĂ©s aux relations amoureuses et Ă  la mode que les Japonais ont empruntĂ© aux francophones, lesquels, lorsqu’ils ont repris des mots issus de diverses langues en Afrique, ont surtout rĂ©cupĂ©rĂ© des termes dĂ©notant la sauvagerie, le caractĂšre primaire, la musique dans ce qu’elle a de rythmĂ© et d’endiablant. C’est, du reste, le sujet d’un ouvrage consacrĂ© Ă  cette question, Toutes les SuĂ©doises s’appellent Ingrid, de Patrice Louis (ArlĂ©a, Paris, 2004).

Adaptations graphiques

Il est ici question de cas dans lesquels un mot est empruntĂ© Ă  une langue utilisant la mĂȘme Ă©criture que celle de la langue qui emprunte : pour le passage d’un mot arabe au français, par exemple, entre seulement en ligne de compte la prononciation et non la graphie. En effet, ce sont les sons transcrits et non les graphĂšmes.

Deux grands types de langues se distinguent, lors de l’emprunt :

  • les langues qui, comme le français, gardent l’orthographe du mot Ă©tranger (exception faite des Ă©ventuels signes diacritiques n'existant pas en français) ;
  • les langues qui adaptent la prononciation du mot Ă  ses habitudes graphiques.

Le français appartient au premier type : les emprunts de football (de l’anglais) et de handball (de l’allemand) se sont faits dans le respect de la graphie originelle. Les locuteurs se doivent donc d’apprendre l’orthographe et la prononciation de ces mots, qui ne respectent pas les habitudes des autres mots. Ainsi, le premier sera dit /futbol/, le second /hĂŁdbal/. L’anglais suit un mĂȘme principe, allant mĂȘme jusqu’à conserver les signes absents de son alphabet : il est frĂ©quent que voilĂ  ou dĂ©jĂ  vu soient Ă©crits avec leurs accents, alors que l’anglais ne les utilise normalement pas. Les langues de ce type sont gĂ©nĂ©ralement celles dotĂ©es d’une orthographe complexe car ancienne et peu rĂ©formĂ©e. L’adaptation graphique y est quasi nulle : la tĂąche d’apprentissage de l’orthographe est d’autant plus difficile. Plus prĂ©occupant, des phĂ©nomĂšnes de contamination apparaissent : de nombreux Français prononcent Ă©pizootie (normalement /epizooti/) « Ă  l’anglaise » : /epizuti/, habituĂ©s qu’ils sont Ă  ce que le digramme d’origine anglaise oo soit rendu par /u/ alors que, dans ce mot, le radical zoo est empruntĂ© au grec ancien Î¶áż·ÎżÎœ / zỗion, qui nous donne zoologique.

Dans le second type, le castillan et le turc peuvent compter. Dans la premiĂšre langue, le mot football est rendu de maniĂšre transparente par fĂștbol, dans la seconde par futbol. Dans ce cas, l’adaptation graphique permet aux locuteurs de prononcer ou Ă©crire directement le mot sans avoir Ă  connaĂźtre des rĂšgles de prononciation (aprĂšs adaptation phonĂ©tique) d’une autre langue.

Dans le cas de mots empruntés à une langue utilisant un autre systÚme d'écriture, la translittération introduit une source supplémentaire d'adaptations et d'évolutions. Exemples :

  • La graphie gh est la translittĂ©ration conventionnelle du phonĂšme [ʁ] (r grasseillĂ© et non roulĂ©, r parisien) Ă  partir de l'arabe, mais les locuteurs français ne sont pas au courant de cette convention et prononcent /bagdad/ le nom de la ville de Baghdad, alors que /baʁdad/ serait Ă  la fois plus adaptĂ© aux coutumes phonatoires du français et plus proche de la prononciation d'origine.
  • La romanisation officielle du chinois n'est pas basĂ©e sur la prononciation des lettres dans une langue europĂ©enne particuliĂšre, et la prononciation « Ă  la française » des mots translittĂ©rĂ©s peut ĂȘtre trĂšs Ă©loignĂ©e de la prononciation chinoise. L'exemple le plus connu est le mot Beijing (en romanisation officielle), qui se prononce en chinois de maniĂšre assez proche de l'orthographe française PĂ©kin.

RĂ©emprunts et croisements

Il est possible de conclure en signalant que le terme d'emprunt est mal choisi : une langue n’emprunte pas un mot Ă©tranger mais le prend. Il n’y a pas de restitution et la langue qui subit l’emprunt ne perd rien. Ses locuteurs n’ont mĂȘme pas forcĂ©ment conscience des emprunts en question. Pourtant, il existe des cas intĂ©ressants de rĂ©emprunt entre les langues. Sachant combien les emprunts font subir aux mots des modifications phonĂ©tiques et sĂ©mantiques importantes, ces cas mĂ©ritent examen.

Un tel rĂ©emprunt (dit aussi prĂȘtĂ©-rendu) peut ĂȘtre illustrĂ© avec le nom français budget [bydʒɛ], empruntĂ© au XVIIIe siĂšcle Ă  l’anglais budget [ˈbʌdʒÉȘt], qui l’avait lui-mĂȘme pris Ă  l’ancien français bougette /budʒetə/, au sens de « petit sac de cuir » (diminutif de bouge), le nom record, empruntĂ© Ă  l’anglais Ă  la fin du XIXe siĂšcle, lequel l’avait pris au français recorder « se rappeler » au XIIIe siĂšcle, ou encore le mot tunnel en français, empruntĂ© Ă  l’anglais au XVe siĂšcle, laquelle langue l’avait elle-mĂȘme empruntĂ© Ă  l’ancien français tonnelle « longue voĂ»te en berceau » au Moyen Âge. Dans les deux premiers cas, il est notable que ni bougette ni recorder n’existent encore dans le lexique français actuel et que seuls les emprunts Ă  l’anglais les y ont prĂ©servĂ©s de maniĂšre indirecte (d’autant plus indirecte que le record est un nom qui ne peut plus ĂȘtre rattachĂ© Ă  un verbe).

Quant aux croisements, ce sont des emprunts dont l’étymologie est complexe parce qu’elle fait appel Ă  plusieurs mots diffĂ©rents qui s’influencent les uns les autres, parfois par Ă©tymologie populaire. Par exemple, asticoter vient du moyen français dasticoter (aussi tasticoter « discuter, tergiverser » en lorrain ; testicoter en picard), emprunt Ă  l’allemand Dass dich Gott... « Que Dieu te... », formule prĂ©paratoire Ă  un juron. Au dĂ©part, le mot signifiait « parler allemand » puis « contester » et « jurer ». C’est par croisement avec d’asticot, juron de mĂȘme origine obtenu par mĂ©coupure, et astiquer que la forme sans consonne initiale peut ĂȘtre obtenue, asticoter, peut-ĂȘtre aussi par influence de estiquer, du nĂ©erlandais steken « piquer ».

Notes et références

  1. Grevisse et Goosse 2008, § 153, a.
  2. HagĂšge 2006.
  3. HagĂšge 2006, p. 42.
  4. Henriette Walter, L'aventure des mots français venus d'ailleurs, Robert Laffont, 1997, p. 17.
  5. Grevisse et Goosse 2008, § 153, c.

Annexes

Bibliographie

  • Jean Tournier, Structures lexicales de l’anglais, Nathan, 1991. 9782091907529
  • Jean Tournier, PrĂ©cis de lexicologie anglaise, Ellipses, 2004. 9782729817985
  • Jean Tournier, Introduction descriptive Ă  la lexicogĂ©nĂ©tique de l’anglais contemporain, Champion-Slatkine, 2007. 9782051020183
  • Avec intĂ©rĂȘt, de divers dictionnaires Ă©tymologiques, comme le Dictionnaire Ă©tymologique de la langue française de Bloch et Wartburg ou celui d’Alain Rey et, pour l’anglais, le Concise Oxford Dictionary of English Etymology (Ă©ditĂ© par T. F. Hoad aux Presses universitaires d’Oxford) ;
  • de nombreux ouvrages de vulgarisation d’Henriette Walter traitent de cette question, dont L’aventure des langues en Occident, Le français dans tous les sens, Honni soit qui mal y pense ou L’aventure des mots français venus d’ailleurs, entre autres ;
  • pour des analyses plus dĂ©taillĂ©es, L’étymologie anglaise de Paul Baquet, collection « Que sais-je ? », nÂș 1652 (Presses universitaires de France), et Toutes les SuĂ©doises s’appellent Ingrid de Patrice Louis (ArlĂ©a) permettent de s’initier aux principales problĂ©matiques que l’emprunt soulĂšve.
  • Claude HagĂšge, Combat pour le français, au nom de la diversitĂ© des langues et des cultures, ;
  • Maurice Grevisse et AndrĂ© Goosse, Le Bon Usage : grammaire française, Bruxelles, De Boeck-Duculot, , 14e Ă©d., 1600 p. (ISBN 978-2-8011-1404-9)

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