Interférence linguistique
LâinterfĂ©rence linguistique est un phĂ©nomĂšne causĂ© par le contact des langues. Elle consiste en lâinfluence quâun systĂšme linguistique (langue, variĂ©tĂ© de langue) exerce sur un autre[1].
La sociolinguistique sâintĂ©resse Ă lâinterfĂ©rence en tant que corollaire du bilinguisme et du multilinguisme, consistant en lâensemble des faits de langue qui en rĂ©sultent lorsque le locuteur emploie lâune des langues[2] - [3] - [4].
La didactique des langues Ă©trangĂšres sâoccupe de lâinterfĂ©rence comme phĂ©nomĂšne impliquĂ© dans leur apprentissage[3] - [4] - [5].
Dans les perspectives synchroniques ci-dessus, qui concernent lâindividu, lâinterfĂ©rence est occasionnelle et elle est une source dâerreurs par rapport aux rĂšgles de la langue utilisĂ©e[5] - [1] - [3] - [4].
Dâun point de vue diachronique, celui de la linguistique historique, lâinterfĂ©rence est un facteur de la formation et de lâĂ©volution des langues, qui se manifeste par des Ă©lĂ©ments de substrat, de superstrat et dâadstrat, les Ă©lĂ©ments dâadstrat Ă©tant les emprunts, qui ne sont plus occasionnels[1] - [6].
La sociolinguistique sâoccupe Ă©galement de lâinterfĂ©rence des systĂšmes linguistiques que constituent les variĂ©tĂ©s dâune mĂȘme langue ayant des statuts sociaux diffĂ©rents[7] - [8].
Situations oĂč se manifeste lâinterfĂ©rence
Le bilinguisme
LâinterfĂ©rence linguistique apparaĂźt en premier lieu chez les locuteurs bilingues et multilingues. Il y a beaucoup dâindividus bilingues pour diverses raisons, ainsi que des catĂ©gories entiĂšres de bilingues : membres de minoritĂ©s linguistiques qui cohabitent avec une majoritĂ© dans de nombreux pays, personnes immigrĂ©es, locuteurs de colonies et anciennes colonies qui parlent la langue des colonisateurs aussi, etc. La qualitĂ© du bilinguisme est diffĂ©rente entre individus et entre catĂ©gories de locuteurs. Le bilinguisme symĂ©trique, impliquant des compĂ©tences Ă peu prĂšs Ă©gales dans les deux langues est plus rare que le bilinguisme asymĂ©trique, dans lequel la langue maternelle est dominante. Pour cette raison, chez les bilingues il y a, dans une mesure plus ou moins grande, en fonction de la qualitĂ© de leur bilinguisme, interfĂ©rence des langues utilisĂ©es, câest-Ă -dire les locuteurs appliquent parfois des rĂšgles de leur langue maternelle quand ils utilisent la langue seconde, mais il existe aussi des cas inverses, dâintroduction dâĂ©lĂ©ments de la langue seconde dans lâemploi de la langue maternelle[9].
Lâapprentissage des langues Ă©trangĂšres
Un phĂ©nomĂšne toujours prĂ©sent lors de lâapprentissage dâune langue Ă©trangĂšre est le transfert, qui est de deux types du point de vue de son utilitĂ©. Lâun est le transfert positif, basĂ© sur lâidentification correcte des Ă©quivalences structurelles entre la langue maternelle et la langue cible, câest-Ă -dire la langue Ă apprendre. Câest le cas lorsque lâapprenant transpose de façon adĂ©quate les Ă©lĂ©ments et les structures de sa langue maternelle aux correspondants de ceux-ci de la langue cible. Cependant, il y a aussi transfert nĂ©gatif, ce syntagme Ă©tant Ă©quivalent, en didactique, de lâinterfĂ©rence, qui est une source dâerreurs. Par celle-ci, lâapprenant a tendance Ă Ă©tendre la sphĂšre des Ă©quivalences en Ă©tablissant des correspondances erronĂ©es entre Ă©lĂ©ments et structures des langues en contact[10] - [3] - [4] - [11].
La didactique moderne Ă©vite lâemploi des termes « faute » ou « erreur » concernant lâapprenant. En revanche, elle utilise la notion dâinterlangue en tant que systĂšme linguistique ayant sa propre structure, crĂ©Ă© par lâapprenant, diffĂ©rent tant de sa langue maternelle, que de la langue cible. Lâinterlangue a un systĂšme de rĂšgles Ă©volutif, qui inclut des faits de langue dus Ă lâinterfĂ©rence, câest-Ă -dire au transfert nĂ©gatif[12] - [13].
La diglossie
Chez le locuteur diglossique il peut y avoir interfĂ©rence des variĂ©tĂ©s dâune mĂȘme langue se manifestant par lâalternance codique (en anglais code-switching), câest-Ă -dire par lâemploi dâĂ©lĂ©ments de plus dâune variĂ©tĂ© dans une mĂȘme situation de communication. Il y a des situations oĂč cette interfĂ©rence nâest pas considĂ©rĂ©e comme une erreur. Les locuteurs qui connaissent, Ă cĂŽtĂ© dâune variĂ©tĂ© sans prestige (ex. dialecte, le registre de langue familier) une variĂ©tĂ© de prestige (la variĂ©tĂ© standard, le registre courant, Ă©ventuellement le registre soutenu), sont capables de les alterner, câest-Ă -dire dâutiliser lâune ou lâautre pour se conformer Ă des situations de communication diffĂ©rentes, et aussi dâintroduire des Ă©lĂ©ments de lâune ou de lâautre dans le cadre de la mĂȘme situation, pour nuancer leur expression, par exemple pour exprimer du sĂ©rieux Ă un moment et de lâironie Ă un autre[8].
Un exemple dâinterfĂ©rence entre variĂ©tĂ©s est celle de la langue des mĂ©dias en GrĂšce, qui combine des Ă©lĂ©ments de la katharevousa (variĂ©tĂ© de prestige) et de la dhĂ©motiki (variĂ©tĂ© sans prestige)[7].
Dans la linguistique hongroise on distingue des variĂ©tĂ©s appelĂ©es « langues communes rĂ©gionales ». Elles sont parlĂ©es par des personnes qui connaissent trĂšs bien la variĂ©tĂ© standard, y compris des intellectuels. Leur parole prĂ©sente tous les traits grammaticaux standard, mais aussi des traits phonĂ©tiques et certains mots spĂ©cifiques pour le dialecte de la rĂ©gion oĂč ils vivent[14]. Dans le cas du français, un phĂ©nomĂšne de cette nature est la prononciation plus frĂ©quente que dans le Nord de la France, du [É] (dit « e muet ») par des locuteurs du Midi qui, Ă dâautres Ă©gards, parlent le français standard[15].
PhĂ©nomĂšnes dâinterfĂ©rence
LâinterfĂ©rence peut affecter tous les domaines de la langue. PremiĂšrement, la langue maternelle influence la langue seconde.
Chaque langue ayant sa base dâarticulation, câest-Ă -dire un ensemble dâhabitudes articulatoires spĂ©cifiques, des locuteurs qui connaissent trĂšs bien une langue seconde gardent toutefois certaines prononciations de leur langue maternelle en parlant la langue seconde[16]. Il sâagit dâinterfĂ©rence phonĂ©tique, ce quâon appelle en langue courante « accent » Ă©tranger[17]. Par exemple, il arrive quâun locuteur natif de français qui parle espagnol ou russe ne prononce pas le /r/ comme dans ces langues, une consonne roulĂ©e alvĂ©olaire voisĂ©e ([r]), mais comme en français standard, une consonne fricative uvulaire voisĂ©e ([Ê])[3].
LâinterfĂ©rence est morphologique par exemple lorsquâun locuteur natif dâallemand met le mot français fĂ©minin la mort au masculin, comme der Tod « la mort » dans sa langue[3].
Les interfĂ©rences syntaxiques concernent, par exemple, lâemploi erronĂ© des prĂ©positions, ex. I am going at school dit par un locuteur natif de français au lieu de (en) I am going to school « Je vais Ă lâĂ©cole », le français nâayant quâune seule prĂ©position, Ă , pour traduire les deux prĂ©positions anglaises[3].
Les interfĂ©rences lexico-sĂ©mantiques sont causĂ©es par ce quâon appelle « faux-amis », des mots Ă forme identique ou presque dans deux langues, Ă©ventuellement de la mĂȘme origine, mais ayant des sens diffĂ©rents, par exemple :
- (it) macchina « machine, voiture » vs (fr) machine[3] ;
- (en) figure « nombre » vs (fr) figure[18] ;
- (en) cold « froid » vs (it) caldo « chaud »[18] ;
- (es) presidio « prison » vs (de) PrÀsidium « présidence »[18].
La langue seconde influence Ă son tour la langue maternelle de locuteurs des minoritĂ©s linguistiques. Par exemple, Ă la suite dâĂ©tudes sur lâemploi de leur langue maternelle par des locuteurs de hongrois en dehors de la Hongrie, on a obtenu des donnĂ©es sur les faits de langue affectĂ©s par ce type dâinterfĂ©rence. Exemples[19] :
- dans le vocabulaire :
- des mots de la langue majoritaire, ex. tyeplĂĄki (en Slovaquie) vs (hu) melegĂtĆ Â« survĂȘtement sportif » ;
- des calques lexicaux de structure morphĂ©matique (traductions littĂ©rales de mots composĂ©s et de syntagmes), ex. technikai igazolvĂĄny (littĂ©ralement « certificat technique » (en Slovaquie) vs (hu) forgalmi engedĂ©ly (litt. « permis de circulation ») « certificat dâimmatriculation », « carte grise » ;
- des mots empruntĂ©s par les deux langues mais dans une forme autre que celle du hongrois standard, ex. tribina (en Serbie) vs (hu) tribĂŒn « tribune » ;
- dans le systĂšme grammatical :
- des calques syntaxiques (traductions littĂ©rales de constructions), ex. vesz egy taxit (litt. « prend un taxi ») (en Roumanie) vs (hu) taxiba ĂŒl (litt. « en taxi sâassied ») « il/elle prend un taxi ».
Lâalternance codique est relativement frĂ©quente chez lâindividu bilingue aussi, dans son cas sâagissant de passage dâune langue Ă lâautre dans une mĂȘme chaĂźne de sa parole. Le poids des Ă©lĂ©ments dâune langue par rapport Ă celui des Ă©lĂ©ments de lâautre peut ĂȘtre diffĂ©rent en fonction de divers facteurs. Exemples[20] :
- phrase simple dans laquelle la langue maternelle (le turc) est prédominante par rapport à la langue seconde (le norvégien, représenté par un seul mot) : Adamlar yeri vaske yapıyor « Les hommes lavent (litt. laver) le sol » ;
- phrase complexe dans laquelle la langue maternelle (le swahili) est prĂ©dominante par rapport Ă la langue seconde (lâanglais, reprĂ©sentĂ© par un mot et un syntagme) : Lakini niko sure ukienda after two days utaipata Uchimi Supermarket kwa wingi « Mais je suis sĂ»r(e) que si tu y vas dans deux jours tu en trouveras en abondance au supermarchĂ© Uchimi » ;
- phrase complexe dans laquelle chacune des deux langues (allemand et anglais) est représentée par une proposition : Papa, wenn du das Licht ausmachst, then I'll be so lonely « Papa, si tu éteins la lumiÚre je serai tellement seul(e) ».
InterfĂ©rence dans la formation et lâĂ©volution des langues
Le contact des langues par lâintermĂ©diaire de leurs locuteurs, avec les interfĂ©rences quâil cause, est un facteur important dans la formation et lâĂ©volution des langues.
Certaines langues se sont formĂ©es Ă la suite de pĂ©riodes suffisamment longues de bilinguisme de communautĂ©s linguistiques tout entiĂšres. Ainsi, lâinterfĂ©rence du latin des conquĂ©rants romains et de la langue des Gaulois devenus bilingues a menĂ© Ă la formation du gallo-roman. Lâinfluence du latin Ă©tant beaucoup plus importante sur le gaulois quâinversement, lâinterfĂ©rence a eu pour rĂ©sultat lâassimilation de ce dernier par le latin, Ă cause de la conversion linguistique des Gaulois Ă ce dernier. Lâimplantation de Germains (surtout Francs) en Gaule septentrionale a Ă©tĂ© suivie par une pĂ©riode de bilinguisme de ceux-ci, lâinterfĂ©rence de leur langue et du gallo-roman aboutissant cette fois Ă lâassimilation de la langue des nouveaux venus par celle des autochtones[21].
Les influences étant réciproques, bien que de poids différents, les langues assimilées laissent des traces dans la langue assimilatrice, étant son substrat et son superstrat, respectivement[22].
En sociolinguistique, les notions de substrat et de superstrat sont interprĂ©tĂ©es diffĂ©remment, mais toujours en relation avec la formation de langues et de variĂ©tĂ©s de langues par les interfĂ©rences dues au contact des langues. Il sâagit, par exemple, des pidgins, langues mixtes ayant le rĂŽle de langues vĂ©hiculaires pour des locuteurs de langues maternelles diffĂ©rentes, qui sont en contact de façon rĂ©pĂ©tĂ©e ou Ă©tendue Ă cause de relations commerciales, de lâesclavage, de la migration, etc., les pidgins Ă©tant des langues secondes pour ces locuteurs[23] - [24] - [25] - [26]. Les pidgins soit disparaissent aprĂšs une pĂ©riode relativement courte, lorsquâils ne sont plus nĂ©cessaires, soit deviennent des langues crĂ©oles, qui sont des langues maternelles[27] - [28]. Un exemple de pidgin est le russenorsk du XIXe siĂšcle (entre le russe et le norvĂ©gien)[25], et de crĂ©ole â le haĂŻtien[27]. Dans le cas de ces langues on appelle substrat la langue ou les langues maternelle(s) de peuples indigĂšnes dâAfrique, dâAsie du Sud et du Sud-Est, des Ăźles de lâOcĂ©an Indien et de lâOcĂ©an Pacifique, des AmĂ©riques, ou celle(s) des esclaves transportĂ©s dâune partie du monde dans une autre, et on appelle superstrat la langue dâune puissance coloniale ou dâun pays ou les esclaves ont Ă©tĂ© transportĂ©s. Ainsi, le crĂ©ole haĂŻtien a pour superstrat le français. Ă la diffĂ©rence du superstrat vu comme plus haut celui du français, le superstrat des pidgins et des crĂ©oles reste dominant.
Par interfĂ©rence des langues il se forme aussi des variĂ©tĂ©s de langue des puissances coloniales, employĂ©es par des locuteurs des populations colonisĂ©es, variĂ©tĂ©s qui subsistent aprĂšs la dĂ©colonisation. Dans leur cas, le superstrat est une langue de la premiĂšre catĂ©gorie, dominante, et le substrat â une langue ou des langues autochtones. On trouve de telles variĂ©tĂ©s en Inde, par exemple, appelĂ©es Indian English (plus proche de lâanglais standard) et Hinglish[29], plus fortement influencĂ© par le substrat[6].
Les langues Ă©voluent de façon continue par des changements dus Ă des processus internes, mais aussi Ă des phĂ©nomĂšnes externes, parmi lesquels le contact des langues, avec les interfĂ©rences quâil cause[30]. Au dĂ©but, ce sont des Ă©carts individuels, occasionnels, mais par la suite ils peuvent se gĂ©nĂ©raliser dans toute la communautĂ© linguistique et devenir des emprunts intĂ©grĂ©s dans la langue rĂ©ceptrice. Certains auteurs appellent adstrat lâensemble de ces emprunts entrĂ©s dans la langue au cours de toute son histoire[31]. Pour dâautres auteurs, lâadstrat est soit un type dâinterfĂ©rence de deux langues qui entrent en contact[32], soit une langue ou un dialecte qui interfĂšre avec un autre idiome pris comme rĂ©fĂ©rence[33], soit lâensemble des faits de langue rĂ©sultant de lâinterfĂ©rence de deux langues[34] - [35].
Le contact des langues peut mener Ă ce quâon appelle une « aire linguistique »[36] ou, traditionnellement, « union linguistique », en allemand Sprachbund. Ces termes dĂ©signent un groupe de langues non apparentĂ©es ou marginalement apparentĂ©es, mais gĂ©ographiquement proches, qui prĂ©sentent des traits communs dus Ă des interfĂ©rences[37]. Un tel groupe est, par exemple, celui appelĂ© aire linguistique balkanique[38].
Notes et références
- Bussmann 1998, p. 581.
- Weinreich 1953, cité par Borbély 2006, p. 423.
- Dubois 2002, p. 252-253.
- Crystal 2008, p. 249.
- Bidu-VrÄnceanu 1997, p. 255.
- Eifring et Theil 2005, chap. 6, p. 10.
- Bidu-VrÄnceanu 1997, p. 170.
- Bussmann 1998, p. 194.
- Bidu-VrÄnceanu 1997, p. 83, 255.
- Bussmann 1998, p. 1211-1212.
- Bidu-VrÄnceanu 1997, p. 518-519.
- Crystal 2008, p. 259.
- Bidu-VrÄnceanu 1997, p. 16.
- Kiss 2006, p. 374.
- Kalmbach 2017, 6.8.-6.9.
- Bidu-VrÄnceanu 1997, p. 69-70.
- Bidu-VrÄnceanu 1997, p. 14.
- Bussmann 1998, p. 405.
- Kontra 2006, p. 392.
- Eifring et Theil 2005, chap. 6, p. 6-7.
- Picoche et Marchello-Nizia 1999, p. 10-12.
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- Dubois 2002, p. 126-127.
- Bidu-VrÄnceanu 1997, p. 142.
- Mot valise formé de Hindi et English.
- Bussmann 1998, p. 637.
- Bidu-VrÄnceanu 1997, p. 27.
- Bussmann 1998, p. 21.
- Dubois 2002, p. 19.
- Iartseva 1990, article ĐĐŽŃŃŃĐ°ÌŃ (Adstrat).
- Crystal 2008, p. 13-14.
- Le syntagme « aire linguistique » a premiÚrement le sens de domaine géographique propre à un fait ou à un groupe de faits linguistiques donnés, à un dialecte, à une langue (Dubois 2002, p. 23).
- Bussmann 1998, p. 688.
- Friedman 2009, p. 119-134.
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