Alternance codique
Lâalternance codique (de l'anglais code switching) dĂ©signe lâalternance entre plusieurs codes linguistiques (langues, dialectes ou registres de langue) au sein dâun mĂȘme et unique discours ou Ă©noncĂ©, voire au sein dâune phrase, le plus souvent lĂ oĂč les syntaxes des deux codes s'alignent (Codique DGCP)[1]. On parle dâalternance codique seulement lorsquâil est produit par des multilingues parlant couramment leurs langues[2]. Sinon il sâagit dâun emprunt lexical, qui lui ne marque pas la rĂ©elle volontĂ© de changement, mais plutĂŽt un manque de compĂ©tence dans la langue ou une insuffisance de la langue elle-mĂȘme, et qui est considĂ©rĂ© comme appartenant Ă la langue qui l'a « empruntĂ© ». Dans dâautres cas plus rares, lâalternance devient systĂ©matique et crĂ©e une langue mixte, comme le mĂ©tchif, ou alors supplante la langue officielle, comme le taglish (en) (tagalog et anglais) ou le portuñol (portugais et espagnol)[3].
Motivations
On pense souvent que l'alternance codique chez les bilingues (et multilingues) est le résultat d'une mauvais maßtrise langagiÚre de leur part ou d'une confusion, d'une incapacité à s'exprimer dans une langue à la fois[4]. Or, il s'agit d'un choix (souvent inconscient) et d'un processus discursif intentionnel et signifiant, comme le démontrent de nombreuses disciplines qui se sont questionnées sur les motivations derriÚre l'alternance codique. Une étude américaine (2015)[2] s'est attachée à rassembler et à résumer les facteurs relevées par ces différentes disciplines : elle les confrontent dans une expérience pour déceler quels facteurs ont la plus grande influence sur le code-switching :
- Lâapproche socioculturelle avance un facteur contextuel : lâalternance codique peut servir Ă construire une identitĂ©, Ă sâassocier Ă un groupe ou Ă une communautĂ© ou pour faire rĂ©fĂ©rence Ă des valeurs communes. Ainsi le type de participants prĂ©sents lors dâune conversation peut influencer sur le recours Ă lâalternance codique qui, dans ce cas, dĂ©coule dâun choix fait par le locuteur.
- Lâapproche psycholinguistique voit lâalternance codique comme un phĂ©nomĂšne automatique oĂč le mot est exprimĂ© dans la langue qui vient en premier Ă lâesprit du locuteur. Ceci peut ĂȘtre motivĂ© par trois facteurs :
- LâaccessibilitĂ© du mot : câest-Ă -dire quâun mot court ou bien frĂ©quemment utilisĂ© sera prĂ©fĂ©rĂ©, mĂȘme sâil demande un changement de langue. Par exemple, si un locuteur parle en français, mais que lâĂ©quivalent dâun mot français est plus court/plus frĂ©quent en anglais, il est possible quâil fasse une alternance codique pour exprimer ce mot en anglais plutĂŽt quâen français. Le plus souvent, ce sont des noms (et des verbes).
- Le contexte lexical : un âmot-dĂ©clencheurâ (p.ex. les noms propres, les homophones bilingues, etcâŠ) peut provoquer, Ă sa suite, le passage (plus ou moins long) Ă une autre langue et donc entraĂźner lâalternance codique. Aussi, la cohĂ©sion lexicale joue un rĂŽle : si, par exemple, un mot a Ă©tĂ© prononcĂ© en anglais dans une conversation en français, il aura tendance, lors des prochaines occurrences, Ă ĂȘtre Ă nouveau exprimĂ© en anglais. Enfin, lâalternance codique a moins de chances de se produire dans des expressions, câest-Ă -dire dans les cas oĂč un groupe de mots dâune langue sont intrinsĂšquement liĂ©s.
- Le contexte syntaxique : le plus souvent, lâalternance codique se produit entre unitĂ©s syntaxiques et non pas au sein dâeux. Toutefois, plus la distance entre le premier et le dernier mot dâune unitĂ© syntaxique est grande, plus cette unitĂ© devient susceptible de subir un code-switch en son sein.
Cette Ă©tude amĂ©ricaine (2015)[2] sur lâalternance codique a donc croisĂ© et testĂ© tous ces facteurs issus de disciplines diffĂ©rentes. Elle a relevĂ© que la catĂ©gorie syntaxique (les noms, puis les verbes) jouait le plus grand rĂŽle dans lâalternance codique qui porte, dans la plupart des cas, sur des noms. Bien que dâune moindre influence, dâautres facteurs ont Ă©tĂ© dĂ©signĂ©s comme importants : le type de participants (Ă une conversation), la longueur du mot, les mots dĂ©signant quelque chose de concret ou encore la cohĂ©sion lexicale.
De plus, un nouveau facteur, tirĂ© de lâapproche discursive et fonctionnelle (Ă©tudiant la structure et lâorganisation de lâinformation dans la communication) sâest manifestĂ© au cours de cette Ă©tude. Il sâagit de la prĂ©visibilitĂ© de sens : câest-Ă -dire que moins le sens est prĂ©visible dans une phrase, plus il y a des chances que le locuteur opĂšre une alternance codique. Ce phĂ©nomĂšne serait motivĂ© par la volontĂ© de souligner lâinformation importante ou bien nouvelle : comme dans lâexemple de cette phrase en tchĂšque (avec un code-switch anglais), « A potĆebuje entertainment. [Et elle a besoin de divertissement.] ». Le changement de langue serait un signal pour attirer lâattention de lâallocutaire. Par consĂ©quent, lâalternance codique aurait une fonction discursive et informative : il servirait Ă structurer le discours et Ă hiĂ©rarchiser lâinformation en rendant saillant ce qui est important ou nouveau.
Il est important de noter que lâalternance codique nâa pas pour but de produire un sens nouveau. Lorsquâil parle, un bilingue (ou multilingue) est confrontĂ© au choix entre deux termes ou sens Ă©quivalents dans ses deux (ou plus) langues. Donc, sâil change de langue, ce nâest pas pour dire quelque chose quâil nâarriverait pas Ă dire dans son autre langue, mais pour souligner une information importante, pour attirer lâattention sur ce quâil va dire et Ă©viter des malentendus[2].
Exemples
La volontĂ© de structurer lâinformation par alternance codique peut apparaĂźtre dans de nombreuses situations discursives, comme le relĂšve une Ă©tude danoise (2003)[5] portant sur la langue danoise (en majuscules) et la langue turque (en italique) :
- Elle peut servir Ă distinguer les propos du locuteur dâune citation ou bien dâun mĂ©tadiscours.
Exemple : Tamam boĆ ver DE ER UHYGGELIGE yazalım. [Ok, ce nâest pas grave, Ă©crivons ILS SONT EFFRAYANTS.]
- Lâalternance codique peut marquer un changement de sujets, dâallocutaires ou dâactes de langage.
Exemple : NEJ DET BEHĂVES DET IKKE # ay yapamıyorum. [NON CE NâEST PAS NECESSAIRE (adressĂ© aux autres) # Je nây arrive pas. (Ă elle-mĂȘme)] («#» = une pause)
- Elle peut insister sur une rĂ©itĂ©ration ou bien une persuasion, une requĂȘte.
Exemple : Makası ver GIDER DU IKKE LIGE RĂKKE MIG SAKSEN ? [Passe-moi les ciseaux. EST-CE QUE ĂA TE DERANGERAIT DE ME PASSER LES CISEAUX ?]
- Elle peut aussi souligner le lien (causal, temporel, etcâŠ) entre deux propositions par une conjonction (ou non).
Exemple (1) (avec conjonction): AĆaÄıda otursunlar FOR DET REGNER JO. [Ils peuvent sâasseoir en dessous PARCE QUâIL PLEUT.]
Exemple (2) (sans conjonction) : LĂVER ER FAKTISK LETTERE ALTSĂ
# kafasını bĂŒyĂŒk yaparız. [LES LIONS SONT VRAIMENT PLUS FACILES # on peut lui faire une grosse tĂȘte.]
- Elle peut signaler une information nouvelle par rapport à un référent (préalablement introduit).
Exemple : Aha aha # kes adamı [âŠ] HAN SER KEDELIG UD. [Ici ici # dĂ©coupe lâhomme [âŠ] IL A LâAIR ENNUYANT.]
- Le code-switching peut apparaĂźtre en dĂ©but de phrase sous forme dâinterjections ou dâapostrophes.
Exemple : Ă H NEJ niĆanlın kızar mi Ćimdi ? [OH NON ton fiancĂ© va-t-il sâĂ©nerver maintenant ?]
Exemples littéraires
- « Et elle mâa plus au moins griffĂ© le litso, si bien que jâai critchĂ© : vieille dĂ©gueulasse, vieux soumka Ă patates ! »[6] (Anthony Burgess, Orange mĂ©canique)
- « - Dale cuerda al mono para que baile.
- -TĂș crees que hay mĂĄs de tres grandes poetas en una lengua en una centuria. A ver: Vallejo, Neruda, DarĂo, Lorca, JimĂ©nez, Machado. Very few.
- -It depends what you are looking for.
- -I'm looking for the creators. If you want to accept los maestros, then you include: Huidobro, Cernuda, Alberti, Alexandre, Salinas, GuillĂ©n. SĂ, son maestros, pero no creadores.
- -TĂș eres demasiado rĂgida.
- -No, es que las puertas del Parnaso son muy estrechas. Alexandre puede ser mejor poeta que Lorca, pero no mĂĄs grande. Lorca es comĂșn, pero es un creador. Many masters are better poets than the creators, but they are not greater. La grandeza no es mejor. A veces es peor. There are many singers with a better voice than MarĂa Callas. But she sang great. Y la grandeza no se puede definir. Porque estĂĄ llena. Es como el sol. Algo lleno de luz y redondo. No le hace falta nada. Y te llena. Te deja llena. Te colma. Es algo que instaura. Y afirma su instauraciĂłn. Se implanta. Se planta. Se queda ahĂ, como una instalaciĂłn, en un espacio. Es como la belleza. »
- (Una escena de la novela bilingĂŒe, Yo-Yo Boing!, escrito por Giannina Braschi.)
Exemples tirés de chansons
- « That's comme ça that you thank me / to have learned you english ? / Hé, that's not you qui m'as appris, / my grandfather was rosbif » (Renaud, It is not because you are)
- « You are the one for me, for me, for me, formidable / You are my love very, very, very, véritable » (Charles Aznavour, For me formidable)
- « Zonder liefde warme liefde / Waait de wind c'est fini / Zonder liefde warme liefde / Weent de zee déjà fini / Zonder liefde warme liefde / Lijdt het licht tout est fini » (Jacques Brel, Marieke)
Voir aussi
Références
- « La transition de lâintraphrastique Ă lâinterphrastique dans les usages conversationnels des Ă©tudiants algĂ©riens », Azzedine Malek
- (en) MYSLĂN Mark et LEVY Roger, « Code-switching and predictability of meaning in discourse », Language, vol. 91/4,â , p. 871-905 (lire en ligne)
- « ĂlĂ©ments dâapproche sociolinguistique des dĂ©clencheurs de lâalternance codique chez les Ă©tudiants de lâUniversitĂ© de Mostaganem », Azzedine Malek
- Libre-service, émission animée par Marc-André Coallier, Antoine Mongrain et Sophie Vallerand, MAtv, Montréal, 12.11.2014, (url :https://www.youtube.com/watch?v=vzuRZvsWKaA)
- (en) KARREBAEK Martha Sif, « Iconicity and structure in codeswitching », International Journal of Bilingualism, vol. 7/4,â , p. 407-441 (lire en ligne)
- Traduction des termes empruntĂ©s au russe : litso (лОŃĐŸ) = visage, critcher (ĐșŃĐžŃĐ°ŃŃ) = crier, soumka (ŃŃĐŒĐșĐ°) = sac.