Charlottisme
Le charlottisme (en espagnol et en portugais carlotismo) dĂ©signe, dans lâhistoriographie latino-amĂ©ricaine, le projet de transformer la Vice-royautĂ© du RĂo de la Plata en un royaume indĂ©pendant, organisĂ© politiquement sous la forme dâune monarchie constitutionnelle, qui aurait eu Ă sa tĂȘte lâinfante Charlotte-Joachime de Bourbon, sĆur aĂźnĂ©e du roi Ferdinand VII dâEspagne et Ă©pouse de Jean VI du Portugal.
En 1808, sur un arriĂšre-plan de vide politique dans la mĂ©tropole espagnole, consĂ©cutif Ă lâinvasion du pays par les troupes napolĂ©oniennes, lâinfante Charlotte-Joachime d'Espagne, fille aĂźnĂ©e du roi dĂ©chu Charles IV, profita de son statut d'aĂźnĂ©e des descendants du souverain pour revendiquer le trĂŽne et proposer sa rĂ©gence sur les colonies espagnoles d'AmĂ©rique. Depuis Rio de Janeiro, oĂč elle sâĂ©tait rĂ©fugiĂ©e en compagnie de son Ă©poux Jean de Portugal, rĂ©gent et futur roi du Portugal, elle sâattacha, pour donner corps Ă ses prĂ©tentions, Ă mettre sur pied un parti politique et Ă constituer un rĂ©seau de correspondants et de partisans. Par ses manifestes et ses lettres, elle rĂ©ussit Ă recruter, essentiellement dans le RĂo de la Plata, des soutiens plus ou moins sincĂšres ou opportunistes, de la part de personnalitĂ©s politiques, dont quelques-unes trĂšs en vue, telles que Manuel Belgrano et Cornelio Saavedra, qui crurent que lâinfante pourrait incarner leurs aspirations Ă lâautonomie vis-Ă -vis de lâEspagne. Le dessein de lâinfante peina cependant Ă prendre corps et, pour diffĂ©rentes raisons, finit par Ă©chouer : il fut en effet vigoureusement repoussĂ© par les autoritĂ©s officielles en place, car entachĂ© du soupçon de servir les visĂ©es expansionnistes du Portugal dans la rĂ©gion. Le charlottisme Ă©tait considĂ©rĂ© par la Grande-Bretagne comme contraire Ă ses intĂ©rĂȘts Ă©conomiques et stratĂ©giques, et surtout buta sur lâincompatibilitĂ© idĂ©ologique entre les positions de lâinfante, absolutiste intransigeante, et celles de son groupe de partisans Ă Buenos Aires, qui avaient en vue lâinstauration dâune monarchie constitutionnelle. La rĂ©volution de Mai de 1810, prĂ©mices de lâindĂ©pendance du RĂo de la Plata, acheva dâĂŽter toute pertinence politique et toute actualitĂ© au projet charlottiste. Au cours de la dĂ©cennie suivante, le nom de lâinfante ne fut plus Ă©voquĂ© que sporadiquement.
Antécédents
RivalitĂ© entre lâEspagne et le Portugal dans le RĂo de la Plata
Par le traitĂ© de Tordesillas avait Ă©tĂ© fixĂ©e une ligne de dĂ©marcation qui, courant de pĂŽle Ă pĂŽle, assignait Ă la couronne du Portugal une partie de lâAmĂ©rique du Sud. Cette partie, le BrĂ©sil, nâavait pas de frontiĂšre dĂ©finie avec les zones octroyĂ©es au sud Ă lâEspagne, ce qui ne manqua pas de provoquer bientĂŽt des contentieux territoriaux. Dans la zone du RĂo de la Plata, ces conflits de bornage menaçaient de prendre une tournure trĂšs grave, en particulier Ă la suite de la fondation par le Portugal, en 1680, de Colonia del Sacramento. Depuis lors, le Portugal sâefforçait sans cesse dâaugmenter son domaine sur le rivage nord du RĂo de la Plata, voire de mettre sous sa tutelle la bande Orientale (grosso modo lâactuel Uruguay) tout entiĂšre. Ainsi le Portugal faisait-il figure, dans cette partie du monde, de rival sĂ©culaire de lâEspagne, et Ă©tait perçu comme tel par la population espagnole de la rĂ©gion.
De fait, la fondation de la Vice-royautĂ© du RĂo de la Plata, en 1776, sâexplique essentiellement par la nĂ©cessitĂ© de freiner les ambitions du Portugal dans cette partie du monde. La capitale de la nouvelle vice-royautĂ©, Buenos Aires, fut dĂ»ment dotĂ©e dâabondantes forces militaires. Quand mĂȘme ces forces tendaient, avec le temps, Ă sâamenuiser, la ville continua dâĂȘtre le siĂšge dâune puissance militaire considĂ©rable. Dans la bande Orientale, la ville de Montevideo fut fortifiĂ©e et pourvue elle aussi dâune importante garnison.
Dans la premiĂšre dĂ©cennie du XIXe siĂšcle â au moins jusquâaux expĂ©ditions anglaises, dont la premiĂšre eut lieu en 1806 â le BrĂ©sil Ă©tait donc le principal rival et potentiel ennemi de la Vice-royautĂ© du RĂo de la Plata.
Dâautre part, depuis lâindĂ©pendance du Portugal dâavec lâEspagne, obtenue en 1640, lâalliĂ© permanent et quasi unique du Portugal Ă©tait le Royaume-Uni.
La cour du Portugal au Brésil
LâEspagne Ă©tait depuis 1796 alliĂ©e Ă la France rĂ©volutionnaire. Cette politique, qui devait se prolonger sous lâempereur Bonaparte, conduisit Ă une nouvelle guerre entre le Portugal et lâEspagne, guerre dite des Oranges. Quoique lâEspagne sortit victorieuse du conflit, le BrĂ©sil annexa en 1801 les Missions Orientales, sans que les forces armĂ©es de Buenos Aires pussent entreprendre quoi que ce soit pour lâempĂȘcher ou rĂ©cupĂ©rer le territoire.
Ă partir de 1807, lâempereur NapolĂ©on, battu Ă Trafalgar, dĂ©cida dâĂ©tablir contre la Grande-Bretagne le blocus continental, câest-Ă -dire dâinterdire tous les ports aux navires anglais, afin de sâassurer que ceux-ci ne pussent faire aucun commerce avec lâEurope continentale.
Le prince rĂ©gent du Portugal, le futur roi Jean VI, mais dâores et dĂ©jĂ aux affaires â la reine, sa mĂšre, souffrant en effet de maladie mentale â reçut ainsi, le 12 aoĂ»t 1807, un ultimatum, signifiĂ© conjointement par la France et par lâEspagne, portant quâavant vingt jours il eĂ»t Ă avoir dĂ©clarĂ© la guerre Ă la Grande-Bretagne et fermĂ© tous les ports aux vaisseaux de ce pays, en plus dâavoir expulsĂ© lâambassadeur et mis en dĂ©tention tous les sujets britanniques prĂ©sents sur le territoire portugais. PressĂ© par lâurgence de la menace, Jean fit part Ă lâambassadeur de Grande-Bretagne, Lord Strangford, de son intention de simuler, comme moyen dilatoire, un Ă©tat de guerre avec ce pays.
Cependant, le ministre des affaires Ă©trangĂšres britannique, George Canning, proposa pour sa part un autre plan : le dĂ©placement vers le BrĂ©sil de toute la famille royale et de la cour du Portugal dans son ensemble. Le 22 octobre, Canning et lâambassadeur portugais Rodrigo de Sousa Coutinho signĂšrent un traitĂ© par lequel il fut convenu :
1- Le transfert de toute la flotte portugaise â de guerre et marchande â Ă la Grande-Bretagne ;
2- Le déplacement de la reine, du prince héritier, de sa famille et de toute la cour royale vers le Brésil, sous escorte anglaise ;
3- Un nouveau traité commercial, autorisant la Grande-Bretagne de pénétrer le marché brésilien ;
4- Lâoccupation britannique de lâĂźle de MadĂšre.
AussitĂŽt, des troupes françaises, sous le commandement du gĂ©nĂ©ral Junot, traversĂšrent lâEspagne vers la fin novembre, puis envahirent le Portugal, faisant directement mouvement vers Lisbonne dans le but de destituer la reine et le prince-rĂ©gent. PressĂ© par Strangford, le roi rĂ©solut donc dâeffectuer le transfert de la cour portugaise au BrĂ©sil et donna lâordre de sâembarquer Ă toute la cour royale ainsi quâaux fonctionnaires royaux se trouvant Ă Lisbonne. Les derniers navires transportant la cour vers le BrĂ©sil Ă©taient encore visibles au large au moment oĂč lâarmĂ©e dâinvasion investit la capitale portugaise. Au total, quelque 15 000 personnes furent embarquĂ©es dans 36 vaisseaux, qui accostĂšrent Ă Rio de Janeiro vers la fin de cette mĂȘme annĂ©e 1807.
LâEspagne aux mains de NapolĂ©on
LâarmĂ©e française, si elle Ă©tait entrĂ©e en Espagne avec le consentement du roi Charles VI, commença bientĂŽt Ă se comporter comme une armĂ©e dâoccupation en territoire conquis. Entre-temps, le prince Ferdinand fomentait un revirement de politique, non en opposition Ă lâalliance avec la France, mais contre la nĂ©faste influence quâexerçait le favori de la cour, Manuel Godoy. AprĂšs que cette intrigue eut Ă©tĂ© dĂ©couverte et le prince sanctionnĂ©, Ă©clata, le 27 mars 1808, le soulĂšvement d'Aranjuez, qui força Godoy Ă sâenfuir. Deux jours plus tard, Charles IV abdiqua en faveur de son fils, lequel fut couronnĂ© sous le nom de Ferdinand VII dâEspagne.
La nouvelle du couronnement de Ferdinand fut ensuite communiquĂ©e aux possessions espagnoles dâAmĂ©rique et, comme il Ă©tait dâusage, lâon jura fidĂ©litĂ© au nouveau roi dans toutes les villes importantes de lâEmpire espagnol. Dans le RĂo de la Plata, le vice-roi Jacques de Liniers chercha dâabord Ă temporiser, attendant, devant la prĂ©visible rĂ©action de NapolĂ©on, que le litige fĂ»t dâabord tranchĂ©, sans prendre aucun parti. FustigĂ© par lâalcade de Buenos Aires MartĂn de Ălzaga, qui lâaccusait de connivence avec les Français, il se rĂ©solut finalement Ă ordonner la prestation de serment Ă Ferdinand VII avec plusieurs semaines de retard, le 21 aoĂ»t.
Cependant, Charles se ravisa bientĂŽt et rĂ©clama que son trĂŽne perdu lui fĂ»t restituĂ©. Devant le refus de Ferdinand, il Ă©crivit Ă NapolĂ©on, lui demandant son aide pour recouvrer son trĂŽne. LâEmpereur manda Charles et Ferdinand Ă Bayonne pour sâentretenir avec eux. Avant de se rĂ©unir avec le nouveau roi, il confĂ©ra avec lâancien, quâil pressa de lui promettre quâil cĂ©derait la couronne Ă son fils. Dans un deuxiĂšme temps, il exigea de Ferdinand quâil renonçùt en faveur de son pĂšre. Tous deux ayant ainsi abdiquĂ©, NapolĂ©on se crut alors en droit de nommer son propre frĂšre Joseph Bonaparte roi dâEspagne.
De façon inattendue, la population espagnole se souleva massivement contre lâusurpateur : le 2 mai 1808 un soulĂšvement Ă©clata Ă Madrid, prĂ©lude Ă la guerre dâindĂ©pendance espagnole. Les rĂ©sistants espagnols, pour qui la figure de Ferdinand sâĂ©tait muĂ©e en symbole de la rĂ©sistance Ă lâinvasion française, jurĂšrent de dĂ©fendre son droit lĂ©gitime au trĂŽne dâEspagne. Ils convoquĂšrent, dans la plupart des villes successivement libĂ©rĂ©es, des juntes de gouvernement et entreprirent de se gouverner eux-mĂȘmes, au nom de Ferdinand VII.
Ă quelque temps de lĂ fut constituĂ©e une Junte suprĂȘme centrale, qui rĂ©unissait les reprĂ©sentants des juntes locales. Cette Junte suprĂȘme conclut le 4 juillet 1808 une alliance avec la Grande-Bretagne, alliance qui jouera, Ă partir de la mi-1809, un rĂŽle de premiĂšre importance dans le succĂšs de la rĂ©sistance espagnole contre lâenvahisseur. La Bataille de BailĂ©n en juillet 1808 se soldera par une retentissante victoire des Espagnols sur les troupes françaises, et sera propre Ă galvaniser encore la rĂ©sistance espagnole.
Quant aux colonies espagnoles en AmĂ©rique, elles se rangĂšrent massivement derriĂšre la rĂ©sistance des Espagnols dâEurope contre les prĂ©tentions de Joseph Bonaparte.
Charlotte-Joachime
Politique portugaise concernant le RĂo de la Plata
Avec lâinstallation au BrĂ©sil de la cour royale portugaise, les visĂ©es expansionnistes en direction des possessions espagnoles voisines, en particulier le RĂo de la Plata, sâexacerbĂšrent. Le partisan le plus enthousiaste de cette politique dâexpansion fut le ministre des Affaires Ă©trangĂšres et de la Guerre, Rodrigo de Sousa Coutinho, qui se proposait purement et simplement dâannexer au BrĂ©sil toute la bande Orientale du RĂo de la Plata.
La cour portugaise eut bientĂŽt fait de mettre au point ses plans militaires, tandis que Souza Coutinho entreprenait de rĂ©unir une puissante armĂ©e dâinvasion du sud.
Domingo de Sousa Coutinho Ă©crivit Ă son frĂšre Rodrigo :
- « Que donc les armĂ©es de Sa MajestĂ© se mettent en marche jusquâĂ atteindre la ligne naturelle des frontiĂšres de son royaume⊠que les troupes portugaises du BrĂ©sil, au dĂ©part du RĂo Grande et du Mato Grosso, pĂ©nĂštrent et se rĂ©pandent, autant quâils le jugeront convenables, jusquâau RĂo de la Plata et les mines de PotosĂ ; publiez les mĂȘmes proclamations hostiles que celles que publiĂšrent le gĂ©nĂ©ral Junot et le marquis del Socorro aprĂšs ĂȘtre entrĂ©s dans Lisbonne Ă la tĂȘte des Français et des Espagnols, et cet Ă©quivalent sans dĂ©claration de guerre sera la façon la meilleure et la plus sĂ»re de faire respecter votre royaume et ses vassaux en Europe[1]. »
En accord avec cette politique, le gĂ©nĂ©ral de brigade JoaquĂn Javier Curado fut envoyĂ© dans le RĂo de la Plata, porteur dâun ultimatum adressĂ© aux autoritĂ©s rioplatenses, par lequel il offrait, au nom de son souverain, de prendre sous sa royale protection le Cabildo et la population de la ville de Buenos Aires ainsi que la vice-royautĂ© dans son entier. En cas de refus, la guerre serait dĂ©clenchĂ©e, attendu que le rejet de cette proposition impliquerait pour le Portugal de « devoir faire cause commune avec son puissant alliĂ© », câest-Ă -dire avec la Grande-Bretagne.
La nouvelle de la double abdication de Bayonne perturba ce dessein, et Sousa Coutinho crut que la situation nouvelle permettrait Ă son roi de sâemparer, non pas de la seule bande Orientale, mais de la Vice-royautĂ© du RĂo de la Plata tout entiĂšre, avec laquelle le BrĂ©sil partageait alors une frontiĂšre de quelque 4 000 kilomĂštres.
Lâinstrument de sa politique allait ĂȘtre lâĂ©pouse du prince rĂ©gent, Charlotte Joachime de Bourbon, sĆur aĂźnĂ©e de Ferdinand VII, et rĂ©sidant elle aussi Ă Rio de Janeiro. Y rĂ©sidait Ă©galement son cousin Pierre-Charles de Bourbon, fils de Gabriel Antoine de Bourbon, frĂšre du roi Charles IV dâEspagne.
Cependant, le gĂ©nĂ©ral de brigade Curado Ă©tait dĂ©jĂ en route pour le RĂo de la Plata. Il sâinstalla Ă Montevideo, oĂč il eut quelques difficultĂ©s avec le gouverneur Francisco Javier de ElĂo, lequel mit promptement sur pied une Junte de gouvernement locale, opposĂ©e au vice-roi Jacques de Liniers.
La Juste RĂ©clamation
Dans le mĂȘme temps que Souza Coutinho Ă©laborait ses plans, deux autres personnages tramaient les leurs : lâinfante Charlotte Joachime, qui vivait manifestement sĂ©parĂ©e de son mari, et le commandant de lâescadre britannique au BrĂ©sil, lord William Sidney Smith. Ce dernier, admirateur de la princesse, poursuivait conjointement avec elle un dessein ambitieux.
Durant la majeure partie du XIXe, les femmes Ă©taient, par lâeffet de la loi salique, importĂ©e de France en Espagne avec lâarrivĂ©e des Bourbons, exclues de la succession royale. La loi salique cependant fut abrogĂ©e en secret par Charles IV par la voie de la Pragmatique Sanction de 1789, au moment oĂč son fils Ferdinand nâĂ©tait pas encore nĂ© et oĂč donc sa fille Charlotte Ă©tait encore son unique hĂ©ritiĂšre. DĂ©sormais, en lâabsence du roi, lâhĂ©ritiĂšre lĂ©gitime de la couronne dâEspagne Ă©tait la fille aĂźnĂ©e de Charles IV, Charlotte Joachime.
Cette derniĂšre sâen autorisa pour se proclamer hĂ©ritiĂšre et revendiquer le trĂŽne dâEspagne ; empĂȘchĂ©e de faire valoir ses prĂ©tentions dans la partie europĂ©enne de son royaume, elle aurait dâabord Ă persuader les possessions espagnoles en AmĂ©rique, en commençant par la plus voisine, le RĂo de la Plata.
AprĂšs en avoir confĂ©rĂ© avec Sidney Smith, Charlotte entreprit de rĂ©diger deux documents dâĂ©gale teneur, soussignĂ©s ensuite par elle et le prince Pierre-Charles de Bourbon, puis soumis au prince rĂ©gent du Portugal. Il sâagissait de la Juste RĂ©clamation, par laquelle les signataires sollicitaient le prince Jean dâaccorder sa protection devant lâusurpation napolĂ©onienne, pour prĂ©server les droits de la famille de Charlotte dans lâAmĂ©rique espagnole, attendu que Charlotte occupait le trĂŽne en qualitĂ© de rĂ©gente du royaume dâEspagne dans les vice-royautĂ©s et capitaineries gĂ©nĂ©rales amĂ©ricaines.
Une particularitĂ© de la Juste RĂ©clamation Ă©tait quâelle mĂ©connaissait les droits de Ferdinand Ă la couronne, considĂ©rant que le processus qui avait amenĂ© au pouvoir Joseph Bonaparte Ă©tait tout entier viciĂ©, et ce dĂšs le soulĂšvement dâAranjuez. Aux yeux de Charlotte, le roi lĂ©gitime et monarque dâEspagne restait Charles IV, et elle-mĂȘme se prĂ©sentait comme la personne destinĂ©e, en son absence, Ă hĂ©riter de ses droits.
Peu aprĂšs, lâinfante et le prince rĂ©gent envoyĂšrent un manifeste a Buenos Aires, dictĂ©, selon toute apparence, par Sidney Smith, modifiĂ© et corrigĂ© par le marquis de Linhares et le ministre luso-brĂ©silien des Affaires Ă©trangĂšres et de la Guerre Rodrigo de Souza Coutinho. Câest le nĂ©gociant Carlos JosĂ© Guezzi qui fut chargĂ© de porter les plis Ă Buenos Aires.
Dans la nuit du 10 septembre, le vice-roi, lâĂ©vĂȘque Benito LuĂ© et le Cabildo de Buenos Aires reçurent la mise en demeure de JoaquĂn Javier Curado depuis Montevideo. Le mĂȘme jour, le gouverneur ElĂo envoyait un message aux autoritĂ©s de Buenos Aires, les exhortant Ă destituer de ses fonctions de vice-roi Jacques de Liniers, quâil estimait peu fiable.
Le jour suivant, 11 septembre, au moment oĂč Curado se trouvait dĂ©jĂ sur le chemin du retour Ă Rio de Janeiro, Carlos Guezzi remit les plis ainsi que le manifeste de Charlotte Joachime Ă divers personnalitĂ©s du RĂo de la Plata : le vice-roi Liniers ; le maire de 1er vote, MartĂn de Ălzaga ; le commandant du RĂ©giment de Patriciens Cornelio Saavedra ; lâassesseur Juan de Almagro ; le juge AnzoĂĄtegui ; le secrĂ©taire du Consulat de commerce de Buenos Aires Manuel Belgrano ; les ecclĂ©siastiques Guerra et Sebastiani ; le comptable CalderĂłn ; le chef des douanes ; les militaires Gerardo Esteve y Llach, MartĂn RodrĂguez, Pedro Cerviño, NĂșñez et Vivas ; ainsi que plusieurs membres du Cabildo. Les plis Ă©taient Ă©galement adressĂ©s Ă ElĂo, seul destinataire Ă ne pas rĂ©sider Ă Buenos Aires.
Le vice-roi lui écrivit immédiatement en ces termes :
- « AprĂšs avoir jurĂ© fidĂ©litĂ© Ă monseigneur Ferdinand VII, et reconnaissant la Junte suprĂȘme de SĂ©ville, qui le reprĂ©sente, rien ne peut se modifier dans notre constitution prĂ©sente sans son accord. »
Tous les autres destinataires de la Juste RĂ©clamation rĂ©pondirent dans le mĂȘme sens. Le Cabildo fut Ă cet Ă©gard le plus explicite, allant jusquâĂ protester contre ce quâil considĂ©rait comme une ingĂ©rence de la cour du Portugal dans les affaires intĂ©rieures de lâEspagne.
Du reste, la rivalitĂ© historique entre lâEspagne et le Portugal avec pour enjeu le bassin du RĂo de la Plata, dans laquelle Buenos Aires avait eu Ă jouer un rĂŽle de premier plan, rendait trĂšs peu probable que semblable prĂ©tention de lâĂ©pouse de lâhĂ©ritier du trĂŽne du Portugal pĂ»t jamais ĂȘtre accueillie favorablement.
Le parti charlottiste
NĂ©anmoins, tous Ă Buenos Aires ne repoussĂšrent pas lâinvitation : le 20 septembre 1808, par une lettre conjointe, Manuel Belgrano, HipĂłlito Vieytes, Juan JosĂ© Castelli, NicolĂĄs RodrĂguez Peña, Antonio Luis Beruti et Miguel Mariano de Villegas, annoncĂšrent Ă la princesse leur adhĂ©sion, se rĂ©jouissant de ce que, au cas oĂč celle-ci rĂ©gnerait Ă Buenos Aires,
- « âŠcesserait le statut de colonie, et lui succĂ©deraient les LumiĂšres, lâamĂ©lioration et le perfectionnement des mĆurs ; de la vigueur serait donnĂ©e Ă lâindustrie et au commerce, ces odieuses distinctions entre EuropĂ©ens et AmĂ©ricains sâeffaceraient, les injustices, les oppressions, lâusurpation et les dilapidations de la rente prendraient fin[2]. »
Mettant en question la lĂ©gitimitĂ© de la Junte suprĂȘme de SĂ©ville nouvellement assermentĂ©e â avec laquelle par ailleurs fut confondue la Junte suprĂȘme centrale, alors prĂšs de se constituer â le manifeste ajoutait :
- « âŠlâon ne voit pas le moyen de susciter un acte de nĂ©cessaire dĂ©pendance de lâAmĂ©rique espagnole Ă la Junte de SĂ©ville ; en effet, la constitution ne prescrit pas Ă des Royaumes de se soumettre Ă dâautres, non plus quâun individu qui nâa pas acquis de droits sur un autre individu libre ne saurait soumettre celui-ci[3]. »
Curieusement, le mĂȘme jour oĂč fut envoyĂ©e la missive de Charlotte, fut Ă©tablie Ă Montevideo la Junte de gouvernement locale, dirigĂ©e par ElĂo. Le facteur dĂ©clenchant de la mise en place de cette Junte fut la rĂ©pudiation du gouverneur Juan Ăngel Michelena quâavait envoyĂ© Liniers pour quâil remplaçùt ElĂo.
Dans la pratique, le groupe des charlottistes nâavait aucune existence formelle, en tant que parti politique ou que loge. NĂ©anmoins, dĂšs son apparition, les autoritĂ©s espagnoles â Ă commencer par Liniers lui-mĂȘme â vinrent Ă le nommer le parti de lâindĂ©pendance[4]. Pourtant, ce quâils prĂ©conisaient nâĂ©tait pas exactement lâindĂ©pendance, mais une plus grande autonomie et la promulgation de quelque charte constitutionnelle propre Ă limiter le pouvoir du roi. Il est sĂ»r toutefois quâavec le temps, la position du groupe Ă©volua progressivement vers une revendication de lâindĂ©pendance, Ă mesure que lâidĂ©e sâenracinait dans les esprits que le roi ne reviendrait plus jamais au pouvoir en Espagne.
Des années plus tard, Belgrano écrivit dans ses Mémoires :
- « Sans mĂȘme que nous eussions ĆuvrĂ© nous-mĂȘmes pour ĂȘtre indĂ©pendants, Dieu nous en offrit lâoccasion avec les Ă©vĂ©nements de 1808 en Espagne et Ă Bayonne. En effet, les idĂ©es de libertĂ© et dâindĂ©pendance sâavivĂšrent en AmĂ©rique, et les AmĂ©ricains pour la premiĂšre fois se mirent Ă parler de leurs droits... ce fut alors que, nâenvisageant pas un seul instant que lâon pĂ»t seulement songer Ă nous contraindre, nous AmĂ©ricains, de faire acte dâobĂ©dience injuste Ă quelques hommes quâaucun droit nâautorisait Ă nous commander, je mâappliquai Ă rechercher les auspices de lâinfante Charlotte et de former un parti en sa faveur, qui fĂźt piĂšce aux laquais des despotes qui dissimulaient Ă©perdument pour ne point perdre leurs postes dirigeants, et, ce qui est pire, pour maintenir lâAmĂ©rique dĂ©pendante de lâEspagne, lors mĂȘme que NapolĂ©on la dominerait[5]. »
Ă mesure que le projet charlottiste prenait corps, il sâattirait lâhostilitĂ© du groupe de MartĂn de Ălzaga et Francisco de ElĂo, qui cherchait Ă prĂ©server les possessions espagnoles en installant des Juntes de gouvernement dans toutes les villes importantes. Les charlottistes considĂ©raient ce mouvement comme dĂ©mocratique, qualificatif qui dans lâesprit des gens de cette Ă©poque Ă©tait associĂ© au chaos politique et social, en particulier en raison de son utilisation pendant la RĂ©volution française, mais suspectaient dâun autre cĂŽtĂ© que lâintention vĂ©ritable des juntistes Ă©tait de prolonger indĂ©finiment la prĂ©Ă©minence des EuropĂ©ens sur les AmĂ©ricains dans la direction des affaires et dans le commerce.
En janvier 1809, Belgrano, dans un manifeste adressé aux habitants du Pérou, déclara :
- « âŠSi par malheur notre mĂ©tropole est subjuguĂ©e, il y aura lieu alors de convoquer sur-le-champ des Cortes, afin que, une fois Ă©tablie la rĂ©gence en faveur de madame lâinfante Charlotte Joachime, il y ait un gouvernement qui serve dâexemple Ă la dĂ©cadente Europe, et que nous vivions en tranquillitĂ© et sĂ©curitĂ©... sans prĂȘter lâoreille aux sifflements du serpent qui veut nous induire Ă la dĂ©mocratie. »
LâidĂ©e centrale des charlottistes Ă©tait dâinstaurer dans le RĂo de la Plata une monarchie modĂ©rĂ©e â câest-Ă -dire, constitutionnelle â dans laquelle les criollos jouiraient de la primautĂ© par rapport aux Espagnols pĂ©ninsulaires. Cette exigence nâest pas dâimportance secondaire : la constante â et, depuis lâavĂšnement de la dynastie des Bourbons en Espagne, croissante â prioritĂ© donnĂ©e par le gouvernement central aux EuropĂ©ens dans lâattribution de toute charge de quelque responsabilitĂ© dans lâadministration, lâĂ©glise et lâarmĂ©e, constituait le principal grief des AmĂ©ricains contre lâadministration coloniale espagnole, et serait le motif le plus dĂ©terminant de revendiquer lâindĂ©pendance[6].
Le raisonnement des charlottistes comportait deux failles : dâabord le fait que lâĂ©ventualitĂ© du couronnement de Charlotte Joachime eĂ»t impliquĂ© que le territoire de la Vice-royautĂ© du RĂo de la Plata fĂźt partie, en pratique, du BrĂ©sil[7], subordonnant les possessions espagnoles Ă la cour royale portugaise fixĂ©e Ă Rio de Janeiro ; ensuite, lâincompatibilitĂ©, qui devait se manifester au grand jour quelque temps plus tard, entre le dessein des charlottistes de crĂ©er une monarchie constitutionnelle avec Ă sa tĂȘte lâinfante Charlotte Joachime, et les convictions absolutistes de celle-ci, qui nâĂ©tait pas disposĂ©e Ă accepter la moindre limite Ă son pouvoir royal, et ne se prĂȘtait donc aucunement au projet politique des charlottistes.
Les partisans de lâinfante et leurs adversaires
Les principaux membres du parti charlottiste Ă©taient : Manuel Belgrano, avocat, secrĂ©taire du Consulat de commerce, le plus avancĂ© en Ăąge et lâinitiateur du groupe ; Juan JosĂ© Castelli, cousin du prĂ©cĂ©dent et Ă©galement avocat, appelĂ© pĂ©riodiquement Ă supplĂ©er Belgrano au secrĂ©tariat du Consulat ; HipĂłlito Vieytes, nĂ©gociant et fabricant de savons et bougies ; NicolĂĄs RodrĂguez Peña, Ă©galement avocat et entrepreneur, associĂ© du prĂ©cĂ©dent, frĂšre de Saturnino RodrĂguez Peña, qui avait collaborĂ© avec les envahisseurs lors des offensives anglaises contre le RĂo de la Plata (1806-1807) ; Antonio Luis Beruti, avocat puis militaire ; Miguel Mariano de Villegas, jurisconsulte de lâAudiencia de Buenos Aires.
Dâautres dirigeants, sans pour autant faire partie du groupe, Ă©taient en communication avec lâinfante, en guise d'en-cas politique, dans le souci de ne se fermer Ă aucune possibilitĂ©. Au nombre de ces dirigeants figurait, en tout premier lieu, Cornelio Saavedra, colonel du RĂ©giment de Patriciens, l'une des personnalitĂ©s les plus importantes de la ville de Buenos Aires. Il nia toujours catĂ©goriquement sa participation au projet, et la niera encore avec force dans ses mĂ©moires ; il est pourtant avĂ©rĂ© qu'il Ă©crivit bien Ă lâinfante pour se mettre Ă sa disposition.
DĂšs lors, et jusquâĂ la rĂ©volution de Mai, se feront face deux mouvances politiques actives, regroupĂ©es autour dâidĂ©es claires, et en expansion : les charlottistes et les juntistes.
Dâautres personnages importants de Buenos Aires, non liĂ©s aux juntistes ni aux charlottistes, sâidentifiaient comme un groupe politique formĂ© autour de la personne, militairement puissante, de Saavedra. Sa participation active dans la rĂ©pression du coup de force tentĂ© par Ălzaga en janvier de lâannĂ©e suivante dans le Cabildo de Buenos Aires, fut pour celui-ci lâoccasion de dissoudre les corps militaires non favorables Ă son groupe â principalement ceux composĂ©s dâEspagnols europĂ©ens â et de gravir des Ă©chelons sur lâĂ©chelle du pouvoir. Il en viendra Ă constituer une troisiĂšme mouvance politique, avec quelques idĂ©es vaguement indĂ©pendantistes, qui ne disposait ni de lâorganisation dâun parti, ni d'une structure affirmĂ©e, ni de conceptions politiques bien arrĂȘtĂ©es, mais qui dĂ©tenait dĂ©sormais le pouvoir qui importe le plus : le pouvoir militaire.
Il existait certes quelques partisans de lâinfante en dâautres lieux, mais ils ne parvinrent jamais Ă sâĂ©riger en un parti tendant Ă des objectifs prĂ©cis et en Ă©tat dâagir politiquement ailleurs que dans la seule ville de Buenos Aires.
Parmi les partisans, ouverts ou occultes, de la princesse se trouvaient par ailleurs certaines personnalitĂ©s de lâintĂ©rieur de la Vice-royautĂ© : le Doyen Gregorio Funes et son frĂšre Ambrosio, Juan AndrĂ©s de PueyrredĂłn et quelques autres. Dans la Vice-royautĂ© du PĂ©rou voisine, les partisans de Charlotte Joachime Ă©taient quasi inexistants, sauf Ă Arequipa, ville dont Ă©tait originaire Goyeneche, et dans laquelle l'infante avait de nombreux correspondants.
Le 15 novembre 1808, Contucci fit parvenir Ă Souza Coutinho une note incluant une liste des personnalitĂ©s que lui-mĂȘme considĂ©rait comme adeptes du charlottisme ; y figuraient un total de 124 noms, parmi lesquels, outre les charlottistes ouvertement dĂ©clarĂ©s, le doyen Funes, les colonels Saavedra et Miguel de AzcuĂ©naga, les abbĂ©s JuliĂĄn Segundo de AgĂŒero, Cayetano RodrĂguez et Juan Nepomuceno SolĂĄ, les avocats Juan JosĂ© Paso et Feliciano Chiclana. De tous ceux-ci, seuls Funes, qui devait quitter le parti ultĂ©rieurement, et Paso, qui le rejoignit tardivement, peuvent Ă coup sĂ»r ĂȘtre associĂ©s au charlottisme. En rĂ©alitĂ©, il est Ă©tabli que Contucci avait ajoutĂ© des noms pour allonger sa liste, ou sans doute sâagissait-il dâune liste des personnes auxquelles il avait envoyĂ© la correspondance de Charlotte, quâils y eussent ou non rĂ©pondu favorablement. Au demeurant, la liste incluait au moins deux personnes dĂ©jĂ dĂ©cĂ©dĂ©es, toutes deux du Haut-PĂ©rou.
Charlotte expĂ©dia ses messages Ă des personnes haut placĂ©es dans tout lâempire espagnol, en particulier Ă Quito, la Havane, Caracas, ValparaĂso â oĂč elle avait moins de partisans que de dĂ©tracteurs, et oĂč se forma un parti anti-charlottiste, dirigĂ© par JosĂ© Antonio Ovalle et Bernardo Vera y Pintado â et Mexico. Dans la Vice-royautĂ© de Nouvelle-Espagne â grosso modo les actuels Mexique et AmĂ©rique centrale â Ă©tait sĂ©rieusement envisagĂ©e la candidature Ă la rĂ©gence de Pierre-Charles de Bourbon, et les missives de Charlotte plaidaient en faveur de cette candidature, et non de la sienne propre ; en Nouvelle-Espagne en effet, il nâĂ©tait tenu aucun compte de lâabolition de la loi salique.
En dernier lieu, Charlotte sâemploya aussi Ă obtenir pour son projet de rĂ©gence l'appui des personnalitĂ©s centrales de la rĂ©sistance au sein mĂȘme de lâEspagne pĂ©ninsulaire, telles que les gĂ©nĂ©raux Castaños et Palafox, ou les ministres Jovellanos et Floridablanca. Ce dernier cependant fut le seul Ă considĂ©rer la candidature de Charlotte de façon sĂ©rieuse. Lorsqu'il occupait la prĂ©sidence de la Junte de Murcie, il lança pour lâappuyer un manifeste :
- « Que Sa MajestĂ© ne pouvait altĂ©rer lâordre Ă©tabli en Espagne, dont il avait jurĂ© de veiller Ă la prĂ©servation ; et, par consĂ©quent, câest madame Charlotte, Princesse du BrĂ©sil qui, Ă dĂ©faut de ses frĂšres, devait ĂȘtre admise Ă la Couronne[8]. »
Les Ă©missaires de Charlotte
Outre Guezzi, le messager de lâinfante, un autre personnage singulier servit dâentremetteur avec la princesse hispano-portugaise : Felipe da Silva Telles Contucci, originaire de Florence, en Italie, mais de pĂšre portugais, et Ă©tabli depuis de longues annĂ©es comme commerçant Ă Buenos Aires. Il Ă©tait chargĂ© de porter Ă lâinfante les messages des charlottistes, et joua le rĂŽle dâintermĂ©diaire pour les messages croisĂ©s Ă©changĂ©s ultĂ©rieurement entre Charlotte et ses partisans, en sâefforçant de limer quelques aspĂ©ritĂ©s.
Le secrĂ©taire de Charlotte, lâEspagnol JosĂ© Presas, avait pour tĂąche de traduire lâensemble des messages, soit du portugais en espagnol, soit de lâespagnol en portugais. Il joua Ă©galement un rĂŽle important, en ce quâil Ă©loigna des projets charlottistes Souza Coutinho, qui favorisait les desseins expansionnistes de la cour royale portugaise.
Cependant, le plus important, et de loin, de tous les messagers de lâinfante, fut un officier nouvellement arrivĂ© dâEspagne, JosĂ© Manuel de Goyeneche. Lâhistorien RamĂłn Muñoz, dans son ouvrage La guerra de los 15 años en el Alto PerĂș, accusa celui-ci dâavoir Ă©tĂ© naguĂšre un soutien de NapolĂ©on, dâavoir basculĂ© ensuite dans le juntismo, puis de sâĂȘtre fait absolutiste, mais de prendre, pour lâheure, le parti de sâassocier aux plans de Charlotte. Tout en dĂ©clarant quâil agissait simplement Ă titre de messager, Goyeneche porta un nouveau message aux partisans de lâinfante Ă Buenos Aires. Toujours selon le mĂȘme RamĂłn Muñoz dans lâouvrage citĂ©, Goyeneche, se trouvant Ă Montevideo, voulut jouer alternativement la carte charlottiste et la juntiste. Comme les autoritĂ©s de Buenos Aires repoussĂšrent rondement les prĂ©tentions de la princesse du Portugal, il nâeut garde ensuite de tirer la carte charlottiste.
En mĂȘme temps, ainsi quâen attestent les documents conservĂ©s dans les Archives historiques nationales dâEspagne et les Archives gĂ©nĂ©rales des Indes, Goyeneche ne nĂ©gligea jamais de tenir au courant la Junte suprĂȘme de SĂ©ville de tous les plis et lettres Ă©changĂ©s avec lâinfante. Du reste, ces mĂȘmes documents dĂ©mentent sa complicitĂ© supposĂ©e avec les envahisseurs français.
La rĂ©ponse de Charlotte Joachime fut rĂ©digĂ©e par Saturnino RodrĂguez Peña et acheminĂ©e vers Buenos Aires par les soins du mĂ©decin anglais Diego Paroissien. Celui-ci cependant ne parvint pas Ă destination, car il fut arrĂȘtĂ© par ElĂo et eut ses papiers confisquĂ©s. PassĂ© en jugement, il fut dĂ©fendu par Castelli, puis remis en libertĂ© conditionnelle peu avant la rĂ©volution de Mai. Ensuite, passĂ©e la rĂ©volution, les poursuites judiciaires furent simplement abandonnĂ©es.
Enfin, un autre messager encore entre lâinfante et le groupe charlottiste fut Juan MartĂn de PueyrredĂłn, qui avait, du reste, part Ă dâautres intrigues politiques. Il fut arrĂȘtĂ©, rĂ©ussit Ă sâenfuir et revint Ă Buenos Aires, mais ne parvint Ă prendre contact avec le groupe de Belgrano que trĂšs peu de temps avant la rĂ©volution.
Intervention de Strangford
Lord Strangford, instigateur du transfert au BrĂ©sil de la cour royale portugaise, se rendit Ă son tour Ă Rio de Janeiro vers le milieu de 1808. Il appuya tout dâabord les projets de Souza Coutinho et de Sidney Smith, Ă la seule condition que lâon Ă©cartĂąt Pierre-Charles, un des candidats attitrĂ©s au trĂŽne.
Cependant, aprĂšs que la Grande-Bretagne eut conclu une alliance avec lâEspagne, il reçut lâinstruction de refrĂ©ner le mouvement juntiste, ceci en accord avec le dessein de lâAngleterre de pĂ©nĂ©trer les marchĂ©s de lâAmĂ©rique espagnole sans pour autant Ă©branler les structures politiques en place. Lâobjectif du Foreign Office Ă©tait de substituer aux juntes pĂ©ninsulaires espagnoles un Conseil de rĂ©gence, pilotĂ© par les Britanniques, jusquâau retour de Ferdinand.
Vu sous cet angle, le charlottisme risquait lui aussi de contrecarrer les projets britanniques, attendu quâil mettait en cause lâautoritĂ© de Ferdinand VII, roi reconnu par les juntes dâEspagne aussi bien que par la Grande-Bretagne, et tendait Ă mĂ©connaĂźtre ses droits en faveur du pĂšre de celui-ci. Si la diplomatie britannique acceptait cela, elle allait Ă lâencontre de toutes les juntes espagnoles, y compris la Junte centrale.
Dâautre part, une unification de lâEspagne et du Portugal ne convenait pas davantage Ă la Grande-Bretagne. En dĂ©pit de lâannonce rĂ©digĂ©e par Charlotte, oĂč elle dĂ©clare que « jâai pensĂ© convenable (quoique cela puisse paraĂźtre hors de saison Ă V. E.) de faire noter Ă V.E. mes intentions pour le cas oĂč mon accession au trĂŽne dâEspagne devenait rĂ©alitĂ©, savoir : que je veux quâelle soit maintenue absolument indĂ©pendante, dans la mĂȘme forme et maniĂšre que fut maintenu le royaume de Naples par le traitĂ© dâUtrecht, afin dâĂ©viter ainsi la rĂ©union de deux couronnes en une mĂȘme tĂȘte, de prĂ©server un Ă©quilibre parfait, et de faire en sorte que les deux nations jouissent de leurs droits, coutumes, lois et langue, compte tenu que cela serait impraticable, voire illusoire sous tout autre rĂ©gime », il apparaissait clair nĂ©anmoins que les deux royaumes auraient un mĂȘme hĂ©ritier. Par consĂ©quent, Strangford fit part Ă Souza Coutinho et Ă la princesse que la Grande-Bretagne sâopposait au projet charlottiste. Cette prise de position le conduisit Ă sâaffronter ouvertement Ă Sidney Smith, en plusieurs occasions avec une vĂ©hĂ©mence inusitĂ©e.
Charlotte, impatiente de se transporter vers le RĂo de la Plata, proposa Ă son mari un traitĂ© par lequel elle cĂ©dait la bande Orientale au Portugal, proposition que son mari, appuyĂ© par Strangford, repoussa. En rĂ©action, lâamiral Sydney Smith chargea RodrĂguez Peña de porter un nouveau message aux charlottistes du RĂo de la Plata. Cependant, RodrĂguez Peña sâenhardit, dans cette mission, Ă sâavancer trĂšs au-delĂ de ce quâeĂ»t souhaitĂ© Charlotte Joachime : aprĂšs avoir louĂ© les capacitĂ©s et la dignitĂ© de lâinfante, il ajoutait que « en convoquant les Cortes, il sera trĂšs-opportun, en lâoccurrence, dâaccorder entre elles toutes les ambitions et circonstances qui ont, ou sont susceptibles dâavoir, quelque lien entre elles, en vue de lâheureuse indĂ©pendance de la Patrie, avec la dynastie qui serait Ă©tablie en la personne de lâhĂ©ritiĂšre de lâimmortelle Marie Isabelle. (...) bien que nous devions nous affermir, et soutenir comme un irrĂ©fragable principe que toute autoritĂ© Ă©mane du peuple, et que celui-ci seul peut la dĂ©lĂ©guer. »
Pareil langage, de tendance nettement libĂ©rale, ne put que dĂ©plaire Ă lâabsolutiste convaincue quâĂ©tait Charlotte Joachime, laquelle, Ă lâinstigation de Presas, dĂ©nonça son propre Ă©missaire, Diego Paroissien. Ce dernier fut alors dĂ©tenu Ă Montevideo et menĂ© devant une cour de justice. Lors du procĂšs, son dĂ©fenseur, Juan JosĂ© Castelli, fit Ă©tat de plusieurs sens distincts que le mot indĂ©pendance Ă©tait susceptible dâadopter, suggĂ©rant quâil sâagissait en lâespĂšce de dĂ©fendre lâindĂ©pendance de lâEspagne face Ă la France, mais sans lâaffirmer catĂ©goriquement. Bien Ă©videmment, la missive de la princesse, signĂ©e le 4 octobre, nâarriva jamais Ă destination.
Dans sa dĂ©nonciation au vice-roi Liniers, Charlotte dĂ©clarait que Paroissien « est porteur de lettres Ă lâattention de plusieurs individus de cette Capitale, remplies de principes rĂ©volutionnaires et subversifs du prĂ©sent ordre monarchique, et tendant Ă lâinstauration dâune rĂ©publique imaginaire et rĂȘvĂ©e, celle que projettent en ce moment une portion dâhommes misĂ©rables et animĂ©s dâintentions perfides. »
Ainsi lâinfante avait-elle constituĂ©, paradoxalement, un groupe de partisans ayant des idĂ©es contraires aux siennes. Selon Strangford, cet Ă©pisode lui offrit quand mĂȘme lâoccasion dâapparaĂźtre, devant les autoritĂ©s vice-royales, jouer un rĂŽle avantageux[9].
DĂ©clin du charlottisme
Ă la fin septembre, Goyeneche arriva Ă Chuquisaca, oĂč il se prĂ©senta comme le reprĂ©sentant de Charlotte Joachime, et tenta dây mettre sur pied un parti charlottiste. Il Ă©choua toutefois complĂštement, Ă cause de la rĂ©sistance de presque toutes les autoritĂ©s. LâAudiencia et lâuniversitĂ© de Charcas repoussĂšrent les prĂ©tentions de Charlotte aussi bien que lâintention des juntes espagnoles de gouverner les possessions amĂ©ricaines. Le 11 novembre, lors dâune rĂ©union avec lâensemble des autoritĂ©s locales, le projet dont il Ă©tait porteur fut complĂštement rejetĂ©, au milieu dâun scandale qui se termina en rixe.
Quand la ville sâaperçut que le plan que Goyeneche sâemployait Ă mettre en Ćuvre Ă©tait susceptible dâaboutir Ă ce que la Vice-royautĂ© fĂ»t transfĂ©rĂ©e au Portugal, une sĂ©rie de rĂ©bellions Ă©clata et dĂ©boucha en mai 1809 sur la rĂ©volution de Chuquisaca, qui fait figure, Ă plusieurs Ă©gards, de premier pas en direction de lâindĂ©pendance de lâAmĂ©rique espagnole.
Goyeneche sâenfuit Ă Lima, oĂč il retrouva sa prudence un moment oubliĂ©e et se mit aux ordres du vice-roi absolutiste JosĂ© Fernando de Abascal y Sousa, qui avait dĂ©jĂ auparavant repoussĂ© catĂ©goriquement les prĂ©tentions que Charlotte Joachime lui avait exposĂ©es par Ă©crit en 1808, Abascal ayant en effet, vers cette date, reconnu Ferdinand VII pour roi dâEspagne. Goyeneche sâabstint dĂ©sormais de faire Ă©tat du manifeste de lâinfante. Tout ce conflit fut fort prĂ©judiciable aux possibilitĂ©s, pourtant dĂ©jĂ restreintes, du charlottisme dans les provinces intĂ©rieures de la Vice-royautĂ© du RĂo de la Plata.
Le 20 novembre accosta Ă Rio de Janeiro la frĂ©gate Prueba, avec Ă son bord le gĂ©nĂ©ral Pascual Ruiz Huidobro, que la Junte de Galice avait nommĂ© vice-roi du RĂo de la Plata. Quoique cette junte ne fĂŒt bien sĂ»r aucunement habilitĂ©e Ă nommer un vice-roi en AmĂ©rique, cette dĂ©cision Ă©tait moins inepte quâil nây paraĂźt, Ă©tant donnĂ© le chaos politique qui rĂ©gnait alors en Espagne. Quoi quâil en soit, Ruiz Huidobro nâentreprit aucune tentative de concrĂ©tiser sa nomination. Le secrĂ©taire Presas conseilla Ă Charlotte quâelle « mette tout en Ćuvre afin que ce marin ne poursuive point son voyage, et que, dans le cas contraire, il lui soit procurĂ© une embarcation pour que, chargĂ© dâune prĂ©tendue commission de Votre Altesse, il puisse retourner en Espagne, Ă lâeffet dâĂ©viter de la sorte les maux que don Pascual Ruiz Huidobro sâapprĂȘte Ă causer Ă la tranquillitĂ© publique, voire Ă la sĂ©curitĂ© des provinces du RĂo de la Plata. » Alors que la frĂ©gate se trouvait encore dans le port, lâinfante exigea quâelle lâattendĂźt, se proposant en effet de fuir Ă son bord pour Buenos Aires. Le capitaine toutefois prĂ©fĂ©ra mettre les voiles aussitĂŽt, mais, le navire sâĂ©tant curieusement Ă©chouĂ© Ă la sortie de la baie de Guanabara, il ne rĂ©ussit Ă continuer son voyage quâavec lâappui de vaisseaux de guerre britanniques et portugais, ce qui rend manifestes les intrigues alors en prĂ©sence.
Peu de jours aprĂšs, le prince Jean VI interdit Ă Charlotte de partir pour Buenos Aires, allĂ©guant que « la vie lui serait insupportable sans son Ă©pouse bien-aimĂ©e ». Il y a lieu de prĂ©ciser ici que le couple vivait sĂ©parĂ© depuis des annĂ©es, et quâils nâassistaient mĂȘme pas ensemble aux cĂ©rĂ©monies officielles ; de fait, les conjoints ne se parlaient pas.
Juillet 1809 : la derniĂšre chance
Durant de longs mois encore, Charlotte Joachime entreprit plusieurs tentatives de se transporter Ă Buenos Aires, qui Ă©chouĂšrent lâune aprĂšs lâautre. Le parti charlottiste cependant continua dâexister, en dĂ©pit des faibles possibilitĂ©s rĂ©elles de voir quelque jour la princesse couronnĂ©e.
Au milieu de lâannĂ©e 1809, lâinfante lança une deuxiĂšme sĂ©rie de proclamations, et eut, cette fois, quelque possibilitĂ© de succĂšs. En effet, un vice-roi nommĂ© par la Junte suprĂȘme centrale en remplacement de Liniers, Baltasar Hidalgo de Cisneros, venait dâarriver dans le RĂo de la Plata. Les charlottistes sâefforcĂšrent dâobtenir que celui-ci ne fĂ»t pas reconnu, et, Ă cette fin, se mirent en rapport avec les chefs militaires de Buenos Aires pour les engager Ă rejeter son autoritĂ©. Saavedra Ă©crivit une lettre Ă lâinfante,
- « suppliant (Son Altesse) de daigner vouloir lui transmettre tels ordres qui fussent à sa royale convenance. »
Mais il était clair néanmoins que Saavedra ne croyait plus guÚre aux chances de Charlotte. Dans ses Mémoires, plusieurs années plus tard, il devait écrire que
- « le temps passant, et voyant que madame lâinfante ne remplissait pas ses engagements de venir Ă Buenos Aires comme elle lâavait promis, que Cisneros Ă©tait dĂ©jĂ Ă Montevideo et quâĂ©tait prĂȘte sa rĂ©ception Ă la direction supĂ©rieure de ces Provinces, et que nous Ă©tions exposĂ©s Ă ĂȘtre sacrifiĂ©s Ă cause de lui, comme nous Ă©tions effrontĂ©ment menacĂ©s par ⊠les EuropĂ©ens du 1er janvier, lâopinion commença Ă se refroidir et, petit Ă petit, elle tomba jusquâĂ lâextrĂȘme dâĂȘtre oubliĂ©e. »
Câest Ă ce moment que survint la fuite de PueyrredĂłn, lequel fut envoyĂ© comme Ă©missaire auprĂšs de lâinfante, porteur dâune Ă©pĂźtre de Belgrano, datĂ©e du 9 aoĂ»t, adressĂ©e Ă elle, dans laquelle il la priait de se mettre en route immĂ©diatement pour le RĂo de la Plata, se permettant mĂȘme de lui conseiller sur la maniĂšre de gagner le prince rĂ©gent Ă sa cause.
En rĂ©alitĂ©, il Ă©tait dĂ©jĂ fort tard. Alors que tous escomptaient que Liniers ferait Ă cette occasion encore honneur Ă ses origines populaires, il sâoffrit au contraire Ă cĂ©der le pouvoir Ă Cisneros, allant mĂȘme jusquâĂ se porter au-devant de lui Ă Colonia pour lui remettre les insignes. Saavedra, faute dâappui de son supĂ©rieur, et sous lâinfluence du colonel Pedro AndrĂ©s GarcĂa, son ami, prĂ©fĂ©ra attendre une occasion plus claire de changer la situation politique en faveur de lâindĂ©pendance.
Peu aprĂšs, avec le dĂ©part de lâamiral Sidney Smith pour la Grande-Bretagne, sur demande de Strangford, l'espoir que pouvait avoir encore lâinfante-princesse de bĂ©nĂ©ficier du soutien britannique pour ses desseins sâĂ©tait dĂ©finitivement Ă©vanoui. PueyrredĂłn sâentretint avec Strangford, et ne rĂ©ussit pas Ă remettre la correspondance Ă Charlotte Joachime, ni dâailleurs, ne fit aucun effort pour y parvenir, considĂ©rant que, pour lâinstant prĂ©sent du moins, Cisneros sâĂ©tait dĂ©jĂ investi du pouvoir.
Quelques personnalitĂ©s firent tardivement part de leur appui Ă lâinfante : ce fut le cas notamment de lâĂ©vĂȘque de Salta, NicolĂĄs Videla del Pino et du doyen Gregorio Funes, par un courrier en date du 3 aoĂ»t 1809. Aussi tard quâen novembre, lâon trouva en possession dâun abbĂ© de Montevideo un document contenant des propositions charlottistes. Contucci continua depuis Buenos Aires dâinformer la princesse jusquâĂ la fin de lâannĂ©e, mais lui aussi finit par se dĂ©courager. Avant la fin de lâannĂ©e, Contucci et Guezzi durent sâenfuir pour ne pas ĂȘtre faits prisonniers.
Le parti charlottiste prolongea son existence Ă Buenos Aires, mais avait dĂ©jĂ cessĂ© de rĂȘver de lâarrivĂ©e de lâinfante. Funes continua, jusquâĂ une date aussi avancĂ©e que le 15 fĂ©vrier 1810, de lui Ă©crire ; ce mĂȘme mois, il Ă©crivit Ă un de ses neveux que
- « Il nây a point de remĂšde. LâEspagne est sur le point de se perdre irrĂ©mĂ©diablement, et dâici trĂšs peu de temps, il sera indispensable de dĂ©libĂ©rer sur notre sort. »
Ăpilogue du charlottisme
La révolution de Mai
Lâoccasion tant attendue de rĂ©aliser lâindĂ©pendance survint enfin en mai 1810, avec la nouvelle de la dissolution de la Junte centrale et du passage de la presque totalitĂ© de lâEspagne aux mains de NapolĂ©on. Lâannonce de ces Ă©vĂ©nements dĂ©clencha la rĂ©volution de Mai, qui allait dĂ©boucher sur lâindĂ©pendance des Provinces-Unies du RĂo de la Plata, puis sur la formation, par une majoritĂ© de celles-ci, de la rĂ©publique dâArgentine.
Le parti charlottiste joua un rĂŽle trĂšs actif dans la rĂ©volution et lui fournit non seulement trois des membres de la PremiĂšre Junte de gouvernement, mais aussi une part importante des cadres rĂ©volutionnaires. Il apporta en outre beaucoup de son idĂ©ologie, qui Ă©tait libĂ©rale et rĂ©publicaine, sans pour autant ĂȘtre dĂ©mocratique, et Ă©galement aristocratique et unitaire[10].
Belgrano, Castelli, Paso, French, Beruti et Vieytes composĂšrent un redoutable front politique, qui se maintint pendant de nombreux mois encore aprĂšs la rĂ©volution, mais avec la notable restriction quâils durent concĂ©der le rĂŽle de chef de file Ă un juntiste, Mariano Moreno. En revanche, il nâĂ©choira plus jamais au parti charlottiste dâĂȘtre acteur de lâHistoire en tant que tel.
Quant Ă Charlotte Joachime, elle joua des rĂŽles tout Ă fait secondaires dans la politique de la dĂ©cennie 1810, mĂȘme lorsque le prince rĂ©gent â entre-temps montĂ© sur le trĂŽne comme Jean VI du Portugal â lança deux expĂ©ditions militaires contre la bande Orientale, dont la seconde sera un plein succĂšs.
Vers la fin de 1810, la princesse et ses diplomates envoyĂšrent une nouvelle sĂ©rie de messages et manifestes vers le RĂo de la Plata, qui cependant furent de façon gĂ©nĂ©rale dĂ©daignĂ©s. NĂ©anmoins, MartĂn de Ălzaga, qui Ă ce moment avisait aux moyens de restituer aux Espagnols pĂ©ninsulaires une partie du pouvoir politique perdu, envisagea pendant quelque temps lâĂ©ventualitĂ© de lâavĂšnement de Charlotte Joachime.
Par suite de la mise en place de la Grande Junte, laquelle rĂ©sulta dâun Ă©largissement de la PremiĂšre Junte, et de la mise en minoritĂ© de la faction morĂ©niste au sein de ce nouvel exĂ©cutif, lâopposition fit circuler des pamphlets ainsi quâun journal, Ă©pais de quelques pages seulement et Ă©crit Ă la main, dans lesquels il Ă©tait affirmĂ© que Saavedra Ă©tait charlottiste et songeait Ă livrer la rĂ©volution au BrĂ©sil. Cette allĂ©gation nâĂ©tait pas dĂ©nuĂ©e de vraisemblance vu quâĂ la mĂȘme Ă©poque arrivaient pĂ©riodiquement Ă Buenos Aires des Ă©missaires dâElĂo, nommĂ© en remplacement de Cisneros vice-roi du RĂo de la Plata, qui rĂ©sidait alors Ă Montevideo et entretenait des contacts avec Charlotte. De plus, dans le nord, Goyeneche commandait les troupes royalistes ; il avait, certes, changĂ© de camp, mais, vu de la capitale, on continuait de le soupçonner de sympathiser avec la princesse. Ces pamphlets paraissent ĂȘtre la raison pour laquelle Saavedra niera ensuite si farouchement dans ses mĂ©moires avoir jamais Ă©tĂ© en contact avec la princesse.
Ultimes manifestations du charlottisme
Dans les annĂ©es suivantes, il semblait que le charlottisme eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©finitivement abandonnĂ©. La tendance qui en effet prĂ©dominait dans le RĂo de la Plata Ă©tait de sâorienter vers quelque rĂ©gime politique rĂ©publicain, tandis que la monarchie paraissait un systĂšme de gouvernement dĂ©testĂ© de tous.
Ce nonobstant, des projets de monarchie resurgirent dans les Provinces-Unies Ă partir de 1816. Manuel Belgrano se fit de nouveau le zĂ©lateur dâun monarchisme rioplatense. Mais cette fois-ci, la candidature de Charlotte Joachime paraissait abandonnĂ©e pour de bon, ou, du moins, fut-elle Ă©voquĂ©e seulement de maniĂšre indirecte, lorsquâil fut proposĂ© de marier lâun des nouveaux candidats au titre de roi du RĂo de la Plata avec quelque jeune personne issue de la maison de Bragance afin dâapparenter le projet monarchique Ă la famille royale portugaise. Charlotte Joachime passa ainsi, dans ces projets, de candidate au trĂŽne Ă candidate au titre de belle-mĂšre royale.
En 1818, le colonel Manuel Pagola â qui ne sâĂ©tait dâaucune façon impliquĂ© dans la genĂšse et le dĂ©veloppement du charlottisme â Ă©crivit dans une revue de Baltimore, aux Ătats-Unis, pays vers lequel il avait Ă©tĂ© banni sur ordre de Juan MartĂn de PueyrredĂłn, un article, dans lequel il menaçait dâappuyer les prĂ©tentions au trĂŽne de Charlotte Joachime, au titre de candidature alternative Ă celle des diffĂ©rents princes qui Ă©taient alors proposĂ©s pour accĂ©der au trĂŽne dans le RĂo de la Plata. Mais ce fut lĂ lâultime fois que la candidature de Charlotte Joachime fut Ă©voquĂ©e.
En 1823, Pedro José Agrelo procéda dans la revue El Centinela à un curieux passage en revue des possibilités de Charlotte Joachime,
- « Ă qui lâon vint Ă songer, avec sĂ©rieux, comme chacun sait⊠et que lâon fit entrer en correspondance jusquâavec les derniers des ouvriers des provinces pour la rendre dĂ©sirĂ©e, populaire et acceptable. Elle-mĂȘme a rĂ©gnĂ© Ă la façon de Louis XVIII depuis quâelle vint au BrĂ©sil jusquâau 25 mai 1810, lorsque certains dĂ©magogues ridiculisĂšrent et dĂ©truisirent le projet, sans que pour autant il fĂ»t entiĂšrement abandonné⊠Suivit lâinterrĂšgne anarchique de la PremiĂšre Junte, les tĂȘtes se vulcanisĂšrent⊠et la mĂȘme dame Charlotte revint une seconde fois, avec plus de vigueur, communications et nĂ©gociations Ă©tant expĂ©diĂ©es Ă cet effet par lâintermĂ©diaire de son confident Contucci⊠Avec ce motif, elle rĂ©gna jusquâà ⊠lâan 1812, ou plutĂŽt jusquâĂ ce que furent ici pendus quelques Espagnols[11]. »
Le projet Ă©choua principalement en raison de la pression des Britanniques, Ă qui des facilitĂ©s avaient Ă©tĂ© accordĂ©es par le traitĂ© Apodaca-Canning pour commercer avec lâAmĂ©rique espagnole, en Ă©change du soutien britannique Ă la Junte centrale dâEspagne contre la France, et Ă qui les intĂ©rĂȘts politiques et commerciaux faisaient donc prĂ©fĂ©rer et rechercher le maintien du statu quo. Par consĂ©quent, la Grande-Bretagne ne pouvait que redouter quâune princesse espagnole rĂ©gnant sur un hypothĂ©tique royaume rioplatense ne vĂźnt mettre en cause les avantages commerciaux dont elle bĂ©nĂ©ficiait dĂ©jĂ ou ne sâavisĂąt de solliciter lâaide de Ferdinand VII pour reconstituer lâancien empire colonial espagnol en AmĂ©rique du Sud, et en outre, les Britanniques souhaitaient Ă©viter un conflit entre le Portugal (et, partant, le BrĂ©sil) et lâEspagne autour de cette question, conflit susceptible de ruiner le commerce britannique dans lâAtlantique sud.
Le charlottisme, sâil eut jamais quelque chance de rĂ©ussite, se rĂ©vĂ©la rapidement ĂȘtre une chimĂšre.
Notes et références
- Roberto Etchepareborda, QuĂ© fue el carlotismo, Ăd. Plus Ultra, Buenos Aires, 1972, p. 63.
- Salvador Ferla, Historia argentina con drama y humor, Ăd. Peña Lillo-Continente, Buenos Aires, 2006, p. 53. Ferla ajoute avec ironie : « La pauvre Charlotte nâaurait jamais imaginĂ© possĂ©der autant de vertus thaumaturgiques. »
- NoemĂ Goldman, ÂĄEl pueblo quiere saber de quĂ© se trata! Historia oculta de la RevoluciĂłn de Mayo, Ăd. Sudamericana, Buenos Aires, 2009, p. 48. (ISBN 978-950-07-3010-5)
- NoemĂ Goldman, ÂĄEl pueblo quiere saber de quĂ© se trata! Historia oculta de la RevoluciĂłn de Mayo, Ăd. Sudamericana, Buenos Aires, 2009, p. 48. (ISBN 978-950-07-3010-5)
- Manuel Belgrano, Memorias, Museo Histórico Nacional, Buenos Aires, 1910, p. 103. Cité par Roberto Etchepareborda, ¿Qué fue el carlotismo?, op. cit., p. 78.
- Eduardo MartirĂ©, 1808, La clave de la emancipaciĂłn hispanoamericana, Ăd. Elefante Blanco, Buenos Aires, 2002. (ISBN 987-9223-55-1)
- "El carlotismo". Historia Argentina: la cuestiĂłn monĂĄrquica. Extrait : quotidien ClarĂn.
- Circular de la Junta de Murcia solicitando la formaciĂłn de la Junta Central, Murcia, 22 juin 1808. de la Junta de Murcia solicitando la formaciĂłn de la Junta Central
- Roberto Etchepareborda, ¿Qué fue el carlotismo, op. cit., p. 131 à 133.
- Salvador Ferla, Historia argentina con drama y humor, Ăd. Peña Lillo-Continente, Buenos Aires, 2006, p. 110 etss.
- Roberto Etchepareborda, ¿Qué fue el carlotismo, op. cit., påg. 232.
Annexes
Bibliographie
- Roberto Etchepareborda, QuĂ© fue el carlotismo, Ăd. Plus Ultra, Buenos Aires, 1972.
- Miguel Ăngel Scenna, Las brevas maduras. Memorial de la Patria, tome I, Ăd. La Bastilla, Buenos Aires, 1984. (ISBN 950-008-021-4)