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Politique linguistique du Canada

La politique linguistique du Canada dĂ©signe l’ensemble des lois, principes et mesures employĂ©es par le gouvernement du Canada pour encadrer les relations entre les diffĂ©rentes langues sur son territoire.

Cette politique est dĂ©finie depuis 1982 par la Charte canadienne des droits et libertĂ©s, garantissant en principe l’égalitĂ© de statut de l’anglais et du français dans la lĂ©gislature, les tribunaux, les services publics et les institutions du gouvernement du Canada. Elle vise Ă  « appuyer le dĂ©veloppement des minoritĂ©s francophones et anglophones » rĂ©parties sur le territoire canadien et de « favoriser, au sein de la sociĂ©tĂ© canadienne, la progression vers l’égalitĂ© de statut et d’usage du français et de l’anglais[1] ».

Le « thĂšme le plus permanent en histoire au Canada[2] », la politique linguistique a toujours Ă©tĂ© un enjeu majeur chez les groupes en situation de minoritĂ© linguistique au Canada, pour qui le respect de leurs droits en cette matiĂšre demeure liĂ© Ă  la survie de leur communautĂ©. À cause des nombreux Ă©carts qui ont sĂ©parĂ© les textes de loi des consĂ©quences de leur application dans la rĂ©alitĂ©, au fil de l’histoire du Canada, la politique linguistique est toujours demeurĂ©e une source de dĂ©bats, de crise et de controverses.

Historique

Afin de bien comprendre la nature des droits linguistiques au Canada, il importe de comprendre le processus par lequel ces droits ont Ă©tĂ© conçus, avant d’ĂȘtre inscrits dans des textes de loi puis appliquĂ©s. Ceux-ci dĂ©coulent directement de l’issue de la guerre de la ConquĂȘte.

Droits linguistiques aprĂšs 1760

Depuis la ConquĂȘte, la survie de la culture et de la langue française en AmĂ©rique est une prĂ©occupation constante pour les francophones. À la suite de la rupture de leurs liens avec la France, les habitants de l’ex-Nouvelle-France (qui se disaient alors Canadiens) se retrouvent dans une sociĂ©tĂ© oĂč l’économie et la politique sont dĂ©sormais dirigĂ©es par des reprĂ©sentants de l’Angleterre. Ceux-ci exigent que les affaires se fassent dans leur langue, par l’intermĂ©diaire de leurs sociĂ©tĂ©s installĂ©es en AmĂ©rique. Le dĂ©veloppement industriel du QuĂ©bec ne se fait donc plus en fonction de ses propres prioritĂ©s, mais en raison des besoins de la dynamique de l’économie globale nord-amĂ©ricaine[3].

Ce dĂ©veloppement s’en tient pour l’essentiel aux ressources naturelles, exploitĂ©es au QuĂ©bec mais transformĂ©es ailleurs. Les Ă©tablissements sont pour la plupart des succursales de sociĂ©tĂ©s anglaises ou amĂ©ricaines, et administrĂ©es par des Ă©trangers de langue anglaise. DĂšs lors, la langue anglaise s’impose au fil des siĂšcles comme langue de travail, langue du commerce, langue de la technique et, Ă©ventuellement, langue de l’ascension sociale.

Ainsi, durant une trĂšs longue pĂ©riode allant du traitĂ© de Paris en 1763 jusqu’au milieu du 20e siĂšcle, la langue française et la langue anglaise demeurent sans statut bien dĂ©fini. Dans cet univers, les Canadiens, avec leur langue et leur culture française, se retrouvent mis Ă  l’écart[4]. Toutefois, une langue maternelle et la culture qu’elle vĂ©hicule se quittent rarement et difficilement. MalgrĂ© les incitations et la tentation toujours renouvelĂ©es de cĂ©der Ă  l’attrait de la langue anglaise — d’abord Ă  la fin du 18e siĂšcle par certains membres du haut clergĂ©, puis plus tard au dĂ©but du 19e siĂšcle par le rapport Durham —, les Canadiens, devenus sujets britanniques malgrĂ© eux, « persistent naturellement Ă  parler français et demandent avec insistance et constance au nouveau pouvoir politique de leur en garantir le droit[5] ».

Parlement de 1791 et rébellion de 1837

Si les autoritĂ©s reconnaissent ce droit dans une certaine mesure dans l’Acte de QuĂ©bec de 1774, elles n’en font aucune mention dans la loi crĂ©ant le Parlement de 1791, les provinces du Haut et du Bas-Canada et leurs administrations respectives[6]. Lorsque les Canadiens rĂ©clament plus d’autonomie pour leurs Ă©lus, les Anglais s’organisent et tentent d’imposer une union des deux Canada qui leur donnerait la majoritĂ© dans la reprĂ©sentation. Les Français refusent et s’arment. Les Anglais insistent et s’arment aussi, puis attaquent. La rĂ©bellion des Patriotes Ă©clate Ă  la fin de 1837. Celle-ci est violemment rĂ©primĂ©e par les troupes britanniques, Ă  la demande du gouverneur gĂ©nĂ©ral Gosford. Le Parlement est alors suspendu, les Patriotes traquĂ©s et leur chef, Papineau, exilĂ©[7].

À la suite de cette rĂ©bellion, Londres nomme un nouveau gouverneur gĂ©nĂ©ral, Lord Durham, pour venir faire enquĂȘte au Canada. Il en vient Ă  recommander l’union des deux Canada, afin de donner la majoritĂ© aux Anglais (400 000 Anglais dans le Haut-Canada plus 150 000 Anglais dans le Bas-Canada contre 450 000 Canadiens au total). Il recommande aussi une politique d’immigration britannique pour accĂ©lĂ©rer l’augmentation de cette majoritĂ©, forçant ainsi la subordination des Canadiens et rendant leur assimilation irrĂ©sistible. À la suite de ces recommandations, l’Acte d’Union des deux Canada est prononcĂ© en 1841.

Canada-Uni, 1841-1867

Dans la Constitution de ce nouveau Canada-Uni, Ă  l’article 41, seul l’anglais est reconnu comme langue officielle. DĂšs l’ouverture du Parlement, Louis-Hippolyte La Fontaine prend la dĂ©fense des droits du français comme langue parlementaire. L’article 41 est finalement abrogĂ© en 1848, rĂ©tablissant le bilinguisme dans les faits. Cependant, aucune autre prĂ©cision n’est apportĂ©e sur le statut des langues[8].

Le nouveau rĂ©gime de l’Union devient rapidement ingouvernable. RĂ©voltĂ©s par l’abrogation de l’article 41 et l’indemnisation des Canadiens Ă©prouvĂ©s par la RĂ©bellion de 1837, les marchands britanniques de MontrĂ©al se rassemblent devant le parlement. Ils envahissent l’immeuble, puis le saccagent et l’incendient.

Confédération de 1867

En 1864, le QuĂ©bec, l’Ontario, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick dĂ©cident de s’unir tout en s’accordant Ă  chacun une certaine autonomie. Les reprĂ©sentants des quatre territoires rĂ©digent leur propre constitution, tout en prenant soin d’exclure les Rouges du QuĂ©bec opposĂ©s Ă  ce nouveau projet de « confĂ©dĂ©ration ». L’Acte de l’AmĂ©rique du Nord britannique, votĂ© comme une simple loi privĂ©e par le Parlement de Londres, donne naissance au Canada le 1er juillet 1867.

Dans la Constitution de cette nouvelle entitĂ©, deux paliers de gouvernement sont prĂ©vus : un provincial et un fĂ©dĂ©ral, chacun avec ses propres organes de gouvernance. Les pouvoirs et les domaines de compĂ©tence sont partagĂ©s entre les deux paliers. Un article (le 133e) traite des langues française et anglaise, mais uniquement pour le Parlement du Canada et la lĂ©gislature du QuĂ©bec : « dans ces deux instances, les lois et les procĂšs-verbaux doivent ĂȘtre rĂ©digĂ©s dans les deux langues et l’usage de l’une ou de l’autre dans les dĂ©bats est, en principe, libre et facultatif[9] ». Les Canadiens deviennent alors les Canadiens français, et les Anglais deviennent les Canadiens anglais.

Un Canada de plus en plus anglophone et centralisé

En l’absence d’une obligation de maintenir la prĂ©sence du français dans les lĂ©gislatures des autres provinces du Canada, plus rien ne permettra d’empĂȘcher le dĂ©clin dĂ©mographique des francophones ni d’éliminer la discrimination Ă  leur Ă©gard — y compris au QuĂ©bec oĂč ils Ă©taient majoritaires[10]. MalgrĂ© plusieurs initiatives visant Ă  relever la qualitĂ© de la langue française au QuĂ©bec — comme les CongrĂšs de la langue française au Canada et les recueils d’anglicismes produits par la SociĂ©tĂ© du parler français au Canada[11] —, toutes ces mesures visant Ă  donner la primautĂ© au français seront rejetĂ©es ou invalidĂ©es, au nom d’une Ă©galitĂ© thĂ©orique entre l’anglais et le français[12]. Quant aux mesures visant Ă  mettre en pratique cette Ă©galitĂ© thĂ©orique, elles seront pour la plupart ignorĂ©es, sinon rĂ©duites Ă  des questions de traduction de textes rĂ©digĂ©s et pensĂ©s en anglais, ou alors Ă  des domaines essentiellement symboliques[13].

En dehors de l’Article 133 de l’Acte de l’AmĂ©rique du Nord britannique, aucune loi ne fixait de façon claire le statut de l’anglais et du français dans les lĂ©gislatures autres que celle du gouvernement fĂ©dĂ©ral et du gouvernement du QuĂ©bec. Cette absence de dĂ©finition du statut du français conduisit Ă  un vaste mouvement d’effacement des droits de la minoritĂ© canadienne-française dans les provinces hors du QuĂ©bec.

Ainsi, en 1871, le Nouveau-Brunswick supprime les Ă©coles françaises et interdit l’enseignement du français dans les Ă©coles. En 1877, l’Île du Prince Édouard interdit Ă  son tour l’enseignement du français dans les Ă©coles[14]. En 1890, la lĂ©gislature du Manitoba abolit les droits linguistiques et religieux de sa minoritĂ© francophone, faisant de l’anglais la seule langue officielle de la province[15]. En 1890, les Territoires du Nord-Ouest (pourtant sous juridiction fĂ©dĂ©rale) interdisent l’usage du français dans leur lĂ©gislature et leurs cours de justice. La mĂȘme annĂ©e, l’Ontario Ă©limine l’enseignement en français au secondaire. En 1892, les Territoires du Nord-Ouest interdisent l’enseignement du français dans leurs Ă©coles[16].

En 1905, au moment de la crĂ©ation des provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan, aucun droit n’est accordĂ© aux francophones. En 1912, l’Ontario adopte le rĂšglement 17 afin d’éliminer l’enseignement en français Ă  partir de la troisiĂšme annĂ©e du primaire[17]. En 1916, le Manitoba interdit l’enseignement en français dans toutes les Ă©coles primaires et impose l’unilinguisme anglais au Parlement et dans les tribunaux. En 1929, la Saskatchewan abolit Ă  son tour l’enseignement du français[18].

En rĂ©sumĂ©, le Dominion of Canada (Puissance du Canada) nĂ© de la ConfĂ©dĂ©ration de 1867 a donnĂ© un poids et une influence sans prĂ©cĂ©dent Ă  la langue anglaise. DĂ©sireux de voir leur culture britannique se rĂ©pandre et se perpĂ©tuer en AmĂ©rique du Nord face Ă  la puissance des États-Unis, les Canadiens anglais ont affirmĂ© avec vigueur leurs symboles les rattachant Ă  l’Angleterre (armoiries, parlementarisme britannique, hymne national, etc.). La Politique nationale du gouvernement de John A. MacDonald a encouragĂ© l’immigration d’origine britannique (au profit de l'immigration des pays francophones), ce qui a augmentĂ© le poids de la population anglophone dans les nouvelles provinces Ă  l’ouest de l’Ontario, qui se sont jointes Ă  la fĂ©dĂ©ration canadienne Ă  partir de 1870[19].

Par la suite, si le Statut de Westminster de 1931 offre au Canada une certaine indĂ©pendance politique et constitutionnelle par rapport Ă  l’Angleterre, ces changements n’amĂšneront aucune mesure pour changer la dynamique de dĂ©clin du français au Canada. Il faut d'ailleurs attendre Ă  1959 pour qu’un service de traduction instantanĂ©e des dĂ©bats soit instaurĂ© Ă  la Chambre des communes Ă  Ottawa — 92 ans aprĂšs la ConfĂ©dĂ©ration.

PremiĂšre Guerre mondiale

Une nouvelle dynamique se met en place dĂšs la PremiĂšre Guerre mondiale. À la suite de la mise en vigueur des mesures de guerre, le gouvernement du Canada se retrouve avec des pouvoirs exceptionnels, lui permettant d’intervenir plus que jamais dans la vie des citoyens. Bien que ces pouvoirs soient limitĂ©s dans le temps pour rĂ©pondre aux exigences de la guerre, une fois le conflit terminĂ©, la dynamique de centralisation des pouvoirs reprend de plus belle avec la crise Ă©conomique des annĂ©es 1930. Face Ă  des problĂšmes de chĂŽmage sans prĂ©cĂ©dent, les gouvernements des provinces se retrouvent cruellement en manque de ressources.

Selon les pouvoirs que lui confĂšre la Constitution de 1867, le Parlement d’Ottawa possĂšde des sources de revenu dĂ©passant largement ses dĂ©penses, par rapport Ă  celles des provinces. Afin de remĂ©dier Ă  une situation affectant toutes les provinces, le gouvernement du Canada se met Ă  s’ingĂ©rer progressivement dans les champs de compĂ©tence exclusive des provinces, en promettant que les champs de compĂ©tence seront restituĂ©s une fois la crise rĂ©solue. Toutefois, l’arrivĂ©e d’une seconde Guerre mondiale aura pour effet d’accentuer la dynamique de centralisation, toujours dans la mĂȘme direction.

Centralisation des pouvoirs

AprĂšs la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement du Canada dirigĂ© par Mackenzie King annonce une nouvelle politique de reconstruction[20]. Cette politique a pour but de nĂ©gocier un nouveau partage de compĂ©tence entre le gouvernement fĂ©dĂ©ral et les gouvernements des provinces, afin de permettre Ă  Ottawa de conserver les nouveaux champs de compĂ©tence qu'il a obtenus au cours de la guerre. L'objectif Ă  long terme Ă©tait de permettre une politique de dĂ©veloppement unifiĂ©e pour l’ensemble du Canada. Cette logique se heurte Ă  l’autonomie et aux champs de compĂ©tence exclusive des provinces. Plus que jamais, les Canadiens français ressentent alors la puissance et l’influence de la culture et de la langue anglaise dans leur propre sociĂ©tĂ©. Les QuĂ©bĂ©cois, tout particuliĂšrement, voulant retrouver un certain contrĂŽle sur leurs affaires, organisent une opposition forte face Ă  Ottawa. Le gouvernement du QuĂ©bec, dirigĂ© par Maurice Duplessis, mĂšne cette lutte pour protĂ©ger l’autonomie des provinces en vertu de la Constitution de 1867[21].

En rĂ©action, le successeur de Mackenzie King, Louis Saint-Laurent, change d’approche. Son souci Ă©tait qu’en cas de conflit entre le gouvernement du Canada et le gouvernement d’une province, les citoyens seraient naturellement plus sympathiques Ă  la cause de leur province qu’à celle du gouvernement fĂ©dĂ©ral (du fait que les responsabilitĂ©s des provinces relĂšvent gĂ©nĂ©ralement de domaines de la vie courante : santĂ©, Ă©ducation, transport, etc.)[22]. Ainsi, afin de faire basculer la sympathie du public canadien du cĂŽtĂ© du fĂ©dĂ©ral, le gouvernement du Canada se mettra Ă  accroĂźtre sa visibilitĂ© auprĂšs des citoyens en dĂ©veloppant des programmes sociaux dits « nationaux » (pancanadiens). Si ces programmes sont pensĂ©s et planifiĂ©s par Ottawa afin d’ĂȘtre administrĂ©s par le gouvernement du Canada (en majoritĂ© composĂ© de dĂ©putĂ©s et d'employĂ©s unlingues anglophones), la proportion trĂšs faible de Canadiens français au sein de l’administration fĂ©dĂ©rale rĂ©vĂšlera les risques de perte d’influence pour les QuĂ©bĂ©cois, notamment en matiĂšre de langue. C’est pourquoi une grande majoritĂ© de QuĂ©bĂ©cois appuiera le gouvernement de Maurice Duplessis dans la dĂ©fense de l’autonomie de leur province et s’opposera Ă  l’implĂ©mentation des programmes proposĂ©s par King et Saint-Laurent[23].

MalgrĂ© ces efforts, plusieurs dĂ©sĂ©quilibres dans l’administration fĂ©dĂ©rale, les entreprises et la Constitution de 1867 vont amplifier la situation minoritaire des Canadiens français.

Loi sur les langues officielles

En 1963, face aux inĂ©galitĂ©s persistantes entre Canadiens anglais et Canadiens français, le gouvernement du Canada dĂ©cide de crĂ©er une Commission royale d’enquĂȘte sur le bilinguisme et le biculturalisme[24]. La Commission (dirigĂ©e par AndrĂ© Laurendeau et Davidson Dunton) mĂšne une enquĂȘte approfondie sur l’état du bilinguisme au Canada. Ses constats provoquent de fortes rĂ©actions dans l'opinion publique au Canada, avec des rĂ©actions contrastĂ©es entre le QuĂ©bec et les provinces majoritairement anglophones. Dans la premiĂšre partie de son rapport, publiĂ©e en 1967, la Commission recommande de modifier les institutions fĂ©dĂ©rales et de faire de l’anglais et du français les deux langues officielles du Canada. C’est ce qui se produira en 1969, avec l’adoption de la Loi sur les langues officielles[25].

L’adoption de cette loi se voulait une innovation dans ce sens. AdoptĂ©e en opposition au principe du statut particulier pour une province (nommĂ©ment le QuĂ©bec)[26], cette loi visait Ă  garantir qu’un certain nombre de services relevant du gouvernement fĂ©dĂ©ral soit offert dans les deux langues officielles — le français et l’anglais — partout au Canada[27]. Il faut en revanche attendre jusqu’en 1986 avant que les francophones n’obtiennent, proportionnellement, leur part des emplois fĂ©dĂ©raux[28].

En 1971, le premier ministre Pierre Trudeau dĂ©cide de rĂ©cuser le concept de biculturalisme, qu’il juge trop ancrĂ© dans une conception dĂ©passĂ©e du Canada (d’un pays nĂ© par « deux peuples fondateurs »). OpposĂ© Ă  toute formule de dĂ©centralisation des pouvoirs vers les provinces, Trudeau opte pour le principe du multiculturalisme[29]. Il dĂ©laisse Ă©galement le bilinguisme au profit du multilinguisme, ancrant sa conception des droits linguistiques dans celle des droits fondamentaux de la personne et de l’égalitĂ© des personnes devant la loi. Afin de mettre en application cette thĂ©orie, Trudeau tentera (sans succĂšs) de rapatrier la Constitution en 1971 afin d’y intĂ©grer cette notion de multiculturalisme, avec l’ajout d’une Charte des droits de la personne[30]. C’est Ă  la suite du rapatriement de la Constitution autorisĂ© par la Cour suprĂȘme (et l’accord de neuf provinces, sauf le QuĂ©bec) ce principe sera finalement enchĂąssĂ© dans la loi du pays en 1982[31], puis renforcĂ© avec l’adoption de la Loi sur le multiculturalisme canadien en 1988[32].

Principes

Deux langues officielles, un seul Canada

Selon la Constitution de 1982, le Canada possĂšde deux langues officielles : l’anglais et le français. En tant que langues officielles, le français et l’anglais ont un statut, des droits et des privilĂšges Ă©gaux[33]. Cette conception symĂ©trique des droits linguistiques distingue, d’une part, les « Canadiens d’expression française, concentrĂ©s au QuĂ©bec mais prĂ©sents dans le reste du Canada » et, d’autre part, les « Canadiens d’expression anglaise, concentrĂ©s dans le reste du pays mais aussi prĂ©sents au QuĂ©bec[34] ». La dĂ©finition de ce dualisme signifie que le Canada compte deux majoritĂ©s au sein desquelles se trouvent des minoritĂ©s devant ĂȘtre protĂ©gĂ©es. L’application de ce principe consiste donc Ă  prendre des moyens pour protĂ©ger la langue anglaise au QuĂ©bec au mĂȘme titre que la langue française dans les provinces anglophones et bilingues (comme au Nouveau-Brunswick).

D’un point de vue strictement juridique, on peut distinguer trois catĂ©gories de langues au Canada : les langues officielles ou garanties par la Charte des droits et libertĂ©s, les langues autochtones (parlĂ©es par les MĂ©tis, les Inuits et les Autochtones) et les « langues immigrantes » (sans statut officiel au Canada mais reconnues comme langues nationales ou rĂ©gionales ailleurs[35]). La politique linguistique canadienne se fonde sur une conception individuelle. Le droit Ă  la langue est considĂ©rĂ© comme un droit individuel fondamental et l’égalitĂ© des langues se base sur l’égalitĂ© des individus devant la loi[36]. Cette conception s’oppose Ă  la thĂ©orie des droits collectifs[37] ou territoriaux[36].

Contrairement aux sujets relevant d’un domaine de compĂ©tence exclusive Ă  un palier de gouvernement prĂ©cis, la langue est une matiĂšre relevant d’une double juridiction : « La langue n’est pas une matiĂšre lĂ©gislative indĂ©pendante, elle est “accessoire” Ă  l’exercice de la compĂ©tence relative Ă  une catĂ©gorie de sujets attribuĂ©e au Parlement ou aux assemblĂ©es lĂ©gislatives provinciales par la Loi constitutionnelle de 1867[38] ». Le pouvoir de lĂ©gifĂ©rer dans le domaine linguistique appartient donc au gouvernement fĂ©dĂ©ral et aux gouvernements des provinces, en vertu des compĂ©tences lĂ©gislatives attribuĂ©es par la Constitution canadienne[36].

Bien que la reconnaissance et la dĂ©finition de ces droits aient souvent Ă©tĂ© « semĂ©es d’embĂ»ches, marquĂ©es de reculs, d’affrontements et d’échecs », la prĂ©sence de deux communautĂ©s linguistiques distinctes au Canada et la volontĂ© de leur amĂ©nager une place de choix dans la vie canadienne constituent « l’un des fondements du rĂ©gime fĂ©dĂ©ral, Ă  dĂ©faut de quoi il n’aurait pratiquement plus de raison d’ĂȘtre[39] ».

La prĂ©occupation pour les enjeux linguistiques demeure fondamentalement un enjeu chez les minoritĂ©s linguistiques. La condition minoritaire, par dĂ©finition, place ses membres dans une position collectivement vulnĂ©rable faisant en sorte que le respect de ses droits est une prĂ©occupation de tous les jours. MalgrĂ© l’égalitĂ© thĂ©orique et les mesures implĂ©mentĂ©es par le gouvernement canadien depuis les annĂ©es 1960, la politique linguistique au Canada a Ă©tĂ© constamment marquĂ©e par des Ă©carts considĂ©rables entre les dĂ©sirs exprimĂ©s dans les textes de loi officiels et les gestes posĂ©s dans la rĂ©alitĂ©[40].

Conclusion

Source de nombreux diffĂ©rends entre les provinces et le gouvernement fĂ©dĂ©ral, la langue est une thĂ©matique centrale de l’histoire du Canada. Comme la religion et l’origine ethnique, la question de la langue demeure un Ă©lĂ©ment indissociable de l’identitĂ© nationale. Elle est donc le reflet de dĂ©bats opposants les diffĂ©rents groupes prĂ©sents sur le territoire canadien, et les conceptions concurrentes de l’identitĂ© canadienne et de la maniĂšre dont le rĂ©gime politique fĂ©dĂ©ral devrait reflĂ©ter cette identitĂ©, Ă  travers ses lois et ses institutions[41]. Notamment, elle a opposĂ© frĂ©quemment le QuĂ©bec aux autres provinces canadiennes sur la base de la thĂ©orie des peuples fondateurs — français et anglais — dont la confĂ©dĂ©ration de 1867 constituerait en somme une forme de pacte reconnaissant l’égalitĂ© en principe de ces deux peuples[42]. Peu partagĂ©e dans le Canada anglais, cette thĂ©orie s’opposait Ă  la conception du Canada comme un pays fondamentalement de tradition, de culture et d’institutions anglaises, dans laquelle existaient diffĂ©rentes minoritĂ©s ethniques et linguistiques, dont une minoritĂ© plus importante en nombre, de culture et de langue française[43].

Bref, malgrĂ© l’adoption de lois visant Ă  protĂ©ger les droits individuels en matiĂšre de langue au Canada, l’interprĂ©tation de ces lois continue Ă  se faire Ă  travers le prisme de deux visions divergentes et collectives (l’une d’un point de vue majoritaire, l’autre du point de vue d’une minoritĂ©) de la dĂ©finition mĂȘme de la fĂ©dĂ©ration canadienne.  

Notes et références

  1. Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985), ch. 31 (4e suppl.). Consulté le .
  2. Citation de l’historien Ramsay Cook dans Graham Fraser, Sorry, I Don’t Speak French: Confronting the Canadian crisis that won’t go away, McClelland & Stewart, 2006, p. 20.
  3. Jean-Claude Corbeil, L’amĂ©nagement linguistique au QuĂ©bec, GuĂ©rin, 1980, p. 12.
  4. Jean-Claude Corbeil, L’embarras des langues. Origine, conception et Ă©volution de la politique linguistique quĂ©bĂ©coise. QuĂ©bec-AmĂ©rique, 2007, p. 68-69.
  5. Jean-Claude Corbeil, op. cit., p. 69.
  6. DÚs la premiÚre session en , malgré la présence de 60 Français et 20 Anglais en ce Parlement du Bas-Canada, Londres décide que les lois seront édictées en langue anglaise avec traduction en langue française. DÚs lors, le français est mis à la remorque de la langue du conquérant. Jean-Claude Corbeil, op. cit., p. 71.
  7. Éric BĂ©dard, Le QuĂ©bec. Tournants d’une histoire nationale, Éditions du Septentrion, 2021, p. 89.
  8. Jean-Claude Corbeil, op. cit., p. 73-74.
  9. Jean-Claude Corbeil, op. cit., p. 75.
  10. En 1871, le QuĂ©bec comptait 3 689 257 habitants, soit 32,3 % de la population du Canada. Un siĂšcle plus tard, cette proportion tombe Ă  27,9 %. En 2019, la population du QuĂ©bec Ă©tait de 22,6 %. Institut de la statistique du QuĂ©bec, Le bilan dĂ©mographique du QuĂ©bec. Édition 2019, Gouvernement du QuĂ©bec, 2019, 179 p.
  11. Voir l’exemple du recueil des FrĂšres de l’Instruction ChrĂ©tienne, Le bon parler français, 1937, 16 p.. ConsultĂ© le .
  12. Par exemple, la « Loi relative Ă  l’interprĂ©tation des lois de la province » prĂ©sentĂ©e par Maurice Duplessis et adoptĂ©e le fut abrogĂ©e plus tard le , en raison du refus de la communautĂ© anglophone de reconnaĂźtre la prĂ©valence de la version française dans l’interprĂ©tation des textes de loi du QuĂ©bec. Robert Rumilly, Maurice Duplessis et son temps, t. 1, Fides, 1973, p. 343.
  13. Par exemple, la lutte menée pour remplacer les billets de banque unilingues anglais par des billets bilingues. Voir Alfred Duranleau, La monnaie bilingue. Le premier billet du Dominion en français, Montréal, , 40 p. Consulté le .
  14. SociĂ©tĂ© Saint-Jean-Baptiste de MontrĂ©al, Statut de la langue française au QuĂ©bec, mĂ©moire prĂ©sentĂ© Ă  l’honorable Premier Ministre du QuĂ©bec, , p. 11.
  15. Official Language Act (1890). Consulté le .
  16. Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, op. cit., p. 12.
  17. Le Conseil privĂ© de Londres jugera que le rĂšglement 17 Ă©tait constitutionnel car « la langue ne fait pas partie des garanties des Ă©coles confessionnelles ». Marilyn Barber, Paul-François Sylvestre, « Question des Ă©coles de l’Ontario », L’encyclopĂ©die canadienne, . ConsultĂ© le .
  18. Jacques Leclerc, « Saskatchewan », L’amĂ©nagement linguistique dans le monde, CEFAN, UniversitĂ© Laval, 2020. ConsultĂ© le .
  19. Peter Waite, « Un défi continental 1840-1900 » dans Craig Brown (dir.), Histoire générale du Canada, Boréal Compact, 1990, p. 415-430.
  20. Conférence fédérale-provinciale du rétablissement, Ottawa, 6 au et au . Canadian Press, « Le gouvernement Duplessis présente son mémoire », Le Devoir, , p. 3. Consulté le .
  21. Maurice Duplessis, Mémoire du Gouvernement de la Province de Québec présenté à la Conférence fédérale-provinciale, , 36 p. Consulté le .
  22. Pierre B. Berthelot, Duplessis est encore en vie, Éditions du Septentrion, 2021, p. 19.
  23. Pierre B. Berthelot, op. cit., p. 20-21.
  24. Commissariat aux langues officielles, Foire aux questions, 2021. Consulté le .
  25. Pierre Elliott Trudeau, « La loi sur les langues officielles : son esprit et ses objectifs », Le Devoir, , p. 5. Consulté le .
  26. Paul Cliche, « Trudeau se porte à la défense des pouvoirs actuels d'Ottawa », Le Devoir, , p. 1. Consulté le .
  27. Un seul autre gouvernement au Canada adoptera une loi similaire au niveau provincial : le gouvernement du Nouveau-Brunswick, en 1969. Cette loi a Ă©tĂ© abrogĂ©e en 2002 lors de l’adoption de la loi 64 (Loi sur les langues officielles, consultĂ© le ).
  28. Jean-François Lisée, Le naufrageur. Robert Bourassa et les Québécois. 1991-1992, Boréal, 1994, p. 40.
  29. Discours de Pierre Trudeau, Débats de la Chambre des communes, 28e Parlement, 3e session, t. 8, séance du , p. 8545-8548. Consulté le .
  30. Gouvernement du Canada, Conférence constitutionnelle de Victoria, 1971. Consulté le .
  31. « Toute interprĂ©tation de la prĂ©sente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ». Article 27, Charte canadienne des droits et libertĂ©s.
  32. Loi sur le multiculturalisme canadien, L.R. (1985), ch. 24 (4e suppl.). Consulté le .
  33. Article 16, Loi constitutionnelle de 1982. Consulté le .
  34. Jacques Leclerc, « La politique des langues officielles du gouvernement fĂ©dĂ©ral », L’amĂ©nagement linguistique dans le monde, CEFAN, UniversitĂ© Laval, 2020. ConsultĂ© le .
  35. Barbara J. Burnaby, Bureau du Commissaire aux langues officielles, « Politique linguistique au Canada », L’EncyclopĂ©die canadienne, . ConsultĂ© le .
  36. Jacques Leclerc, « La politique des langues officielles du gouvernement fĂ©dĂ©ral », L’amĂ©nagement linguistique dans le monde, CEFAN, UniversitĂ© Laval, 2020. ConsultĂ© le .
  37. Voir par exemple Jean-Pierre Proulx, « Du mauvais usage du concept des droits collectifs », Le Devoir, .
  38. Devine c. Québec [1988 2 RCS 790]. Consulté le .
  39. Michel Bastarache et Michel Doucet (dir.), Les droits linguistiques au Canada, 3e Ă©dition, Éditions Yvon Blais, 2013, p. X.
  40. Christiane Loubier, L'aménagement linguistique au Canada, Office de la langue française, 2002, 12 p. Consulté le .
  41. Gouvernement du Québec, L'avenir en français : politique du Québec en matiÚre de francophonie canadienne, MinistÚre du Conseil exécutif, Secrétariat aux affaires intergouvernementales canadiennes, 2006, p. 32. Consulté le .
  42. Guy Rocher, « Les ambiguïtés d'un Canada bilingue et multiculturel », La Presse, , cahier A, p. 4. Consulté le .
  43. Jacques Leclerc, « LĂ©gislations linguistiques adoptĂ©es au Canada », L’amĂ©nagement linguistique dans le monde, CEFAN, UniversitĂ© Laval, 2020. ConsultĂ© le .

Voir aussi

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