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Loi sur les langues officielles (Canada)

La Loi sur les langues officielles est une loi fĂ©dĂ©rale adoptĂ©e par le Parlement du Canada en 1969 sous l’impulsion du premier ministre Pierre Elliott Trudeau. Elle institue, pour la premiĂšre fois, le français et l’anglais comme langues officielles de l’État fĂ©dĂ©ral canadien[Note 1].

Loi sur les langues officielles
Présentation
Titre Loi concernant le statut et l’usage des langues officielles du Canada
Référence L.R.C. (1985), ch. 31 (4e suppl.)
Pays Drapeau du Canada Canada
Type Loi fédérale du Canada
Adoption et entrée en vigueur
Sanction
Version en vigueur DerniĂšre modification le

Lire en ligne

Texte sur le site officiel

Contexte historique

La Loi constitutionnelle de 1867

Au Canada, depuis la ConfĂ©dĂ©ration, le français n’existait juridiquement qu’à travers l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867[1]. Cet article se lit comme suit : « Dans les chambres du [P]arlement du Canada et les chambres de la lĂ©gislature de QuĂ©bec, l’usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les dĂ©bats, sera facultatif; mais dans la rĂ©daction des archives, procĂšs-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l’usage de ces deux langues sera obligatoire; et dans toute plaidoirie ou piĂšce de procĂ©dure par-devant les tribunaux ou Ă©manant des tribunaux du Canada qui seront Ă©tablis sous l’autoritĂ© de la prĂ©sente loi, et par-devant tous les tribunaux ou Ă©manant des tribunaux de QuĂ©bec, il pourra ĂȘtre fait Ă©galement usage, Ă  facultĂ©, de l’une ou de l’autre de ces langues. Les lois du [P]arlement du Canada et de la lĂ©gislature de QuĂ©bec devront ĂȘtre imprimĂ©es et publiĂ©es dans ces deux langues. »

Selon l’article 133, le français peut donc ĂȘtre utilisĂ© au Parlement fĂ©dĂ©ral et dans les chambres de la lĂ©gislature du QuĂ©bec de façon « facultative ». Le français comme l’anglais sont les langues de la justice dans les tribunaux relevant du fĂ©dĂ©ral ou dans les tribunaux du QuĂ©bec. Finalement, les textes de loi doivent ĂȘtre publiĂ©s dans ces deux langues.

Mais l’article 133 limite l’usage du français aux sphĂšres politique (parlementaire) et juridique, et ce, au QuĂ©bec et au gouvernement fĂ©dĂ©ral seulement. Il ne reconnait donc pas prĂ©cisĂ©ment de droits quant Ă  l’usage du français dans les services publics relevant du gouvernement fĂ©dĂ©ral. Ainsi, selon la Loi constitutionnelle de 1867, un citoyen ne possĂšde aucun droit d’interagir avec l’État fĂ©dĂ©ral en français. Un fonctionnaire ne possĂšde pas non plus le droit de travailler en français pour l’État fĂ©dĂ©ral. L’État fĂ©dĂ©ral canadien est donc, en pratique, unilingue anglais dans plusieurs sphĂšres importantes de la vie publique : « [Q]uant Ă  la fonction publique fĂ©dĂ©rale, il s’agissait essentiellement d’un appareil de langue anglaise contrĂŽlĂ© par des anglophones[2]
 »

Ceci est le cas malgrĂ© le fait qu’à l’époque de la ConfĂ©dĂ©ration, la population d’origine ethnique française au Canada reprĂ©sentait presque un habitant sur trois, soit 31,1 % de la population canadienne, tandis que la population d’origine ethnique britannique constituait 60,5 % du total (les autochtones reprĂ©sentaient seulement 1 %)[3]. Selon le recensement de 1871, 78 % de la population du QuĂ©bec Ă©tait d’ascendance française, et c’était Ă©galement le cas pour 16 % de la population du Nouveau-Brunswick, 4,7 % de celle de l’Ontario et 8,5 % de celle de la Nouvelle-Écosse[4].

MĂȘme si de fortes minoritĂ©s francophones Ă©taient prĂ©sentes dans plusieurs provinces, seul le QuĂ©bec, l’unique province majoritairement française, se voyait imposer l’usage de l’anglais dans les tribunaux et dans les assemblĂ©es lĂ©gislatives avec l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Le traitement des deux langues principales du pays, l’anglais et le français, est donc dĂšs l’origine asymĂ©trique; alors que la Loi constitutionnelle de 1867 impose le bilinguisme au QuĂ©bec, elle ne l’impose pas en Ontario, malgrĂ© la prĂ©sence d’une minoritĂ© substantielle de langue française.

La montée du mouvement indépendantiste québécois

Dans les années 1960, un nouveau mouvement indépendantiste prend forme au Québec. Le Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN) notamment réclame des institutions unilingues françaises.

La montĂ©e du mouvement indĂ©pendantiste au QuĂ©bec au cours des annĂ©es soixante bouscule cependant l’État fĂ©dĂ©ral canadien. Les tenants de l’indĂ©pendance, notamment ceux qui forment le Rassemblement pour l’indĂ©pendance nationale (RIN), rĂ©clament alors, entre autres, un État français (et non bilingue en vertu de l’article 133) et dĂ©noncent le gouvernement fĂ©dĂ©ral qui, selon eux, nuit au fait français au pays. En guise de rĂ©ponse politique face Ă  cette poussĂ©e du mouvement indĂ©pendantiste au QuĂ©bec, poussĂ©e qui menace l’unitĂ© canadienne, le gouvernement fĂ©dĂ©ral de Lester B. Pearson met sur pied la Commission royale d'enquĂȘte sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ă©galement connue sous le nom de « commission Laurendeau-Dunton ». Une partie du mandat de cette commission est de « recommander les mesures Ă  prendre pour que la ConfĂ©dĂ©ration canadienne se dĂ©veloppe d’aprĂšs le principe de l’égalitĂ© entre les deux peuples qui l’ont fondĂ©e[5] ». Accorder une plus grande place au français et aux francophones au Canada vise directement Ă  couper l’herbe sous le pied aux indĂ©pendantistes quĂ©bĂ©cois. Selon Pearson, « [l’]intensitĂ© du sentiment national au QuĂ©bec Ă©tait telle qu’il devenait clair que si nous ne contenions et dĂ©truisions le sĂ©paratisme en faisant face Ă  la RĂ©volution tranquille, si nous ne traitions le QuĂ©bec comme le cƓur de la culture française au Canada, comme une province distincte des autres Ă  certains Ă©gards, alors nous aurions le plus grand mal Ă  maintenir l’unitĂ© de notre pays[6] ». Comme le rĂ©sume la linguiste Chantal Bouchard : « AprĂšs tout, il est assez clair que la [L]oi sur les langues officielles a Ă©tĂ© adoptĂ©e en grande partie en rĂ©ponse aux menaces de sĂ©paration du QuĂ©bec[7]. »

La commission d'enquĂȘte Page d'aide sur l'homonymie, lancĂ©e en 1963, effectue un travail considĂ©rable d’analyse et d’étude de la situation sociolinguistique et Ă©conomique, et publie des rapports fouillĂ©s Ă  partir de 1967. Elle dĂ©couvre par exemple que, Ă  l’époque, seulement 9 % des emplois de la fonction publique fĂ©dĂ©rale sont occupĂ©s par des francophones, bien que ceux-ci forment plus du quart de la population[8]. De plus, la majoritĂ© des francophones dans la fonction publique fĂ©dĂ©rale travaillent en anglais[2]. La commission Laurendeau-Dunton recommande entre autres au gouvernement fĂ©dĂ©ral de dĂ©clarer l’anglais et le français « langues officielles ». Ainsi, le français se verrait octroyer le statut de langue officielle pour la premiĂšre fois depuis la conquĂȘte de la Nouvelle-France par le Royaume-Uni en 1760.

Cependant, avant la fin des travaux de la commission, le premier ministre Lester B. Pearson est remplacĂ© par Pierre Elliott Trudeau comme chef du Parti libĂ©ral du Canada; et celui-ci remporte les Ă©lections fĂ©dĂ©rales du 25 juin 1968. Or le nouveau premier ministre Trudeau, contrairement Ă  Pearson, n’est aucunement favorable Ă  l’idĂ©e d’accorder des « droits collectifs » au QuĂ©bec ou aux francophones. S’il est d’accord pour octroyer des droits Ă  la langue française au Canada, cela est strictement fondĂ© sur l’idĂ©e que ces droits sont rattachĂ©s aux individus en tant qu’individus et non en tant que membres d’un groupe « francophone ». C’est le « principe de personnalitĂ© » : « [L’]individualisme de Trudeau est bien sĂ»r au centre de sa vision politique du monde : l’individu doit primer et toutes les collectivitĂ©s d’emblĂ©e sont suspectes, voilĂ  qui ne peut ĂȘtre remis en cause[9]. » De plus, « si les droits des francophones doivent ĂȘtre garantis, ce [que Trudeau] croit fermement, c’est tout simplement en raison du nombre de personnes qui parlent français. Du reste, d’autres groupes, mĂȘme sans pouvoir se rĂ©clamer de l’histoire, pourraient revendiquer les mĂȘmes droits s’ils Ă©taient suffisamment nombreux[10] ». Cette vision individualiste des droits linguistiques aura de profondes consĂ©quences sur les politiques de l’État fĂ©dĂ©ral canadien dans les dĂ©cennies qui suivront.

Trudeau adoptera donc seulement certaines propositions de la commission Laurendeau-Dunton, soit celles qui s’accordent avec sa vision trĂšs personnelle des droits linguistiques, et rejettera les recommandations basĂ©es sur le « principe de territorialitĂ©[11] » et celles qui visent Ă  accorder des « droits collectifs » aux francophones et, surtout, des droits particuliers pour le QuĂ©bec. Il Ă©cartera de plus la notion de « biculturalisme », pourtant au cƓur de l’implication d’AndrĂ© Laurendeau comme prĂ©sident et moteur intellectuel de la commission Laurendeau-Dunton. La vision de Trudeau mĂšnera Ă  la Loi sur les langues officielles, adoptĂ©e par le Parlement fĂ©dĂ©ral canadien en 1969.

La Loi sur les langues officielles

Pierre Elliott Trudeau a fait adopter la premiĂšre Loi sur les langues officielles en juillet 1969.

La Loi sur les langues officielles (LLO) originale de 1969 compte 39 articles[12]. À la suite du rapatriement de la Constitution canadienne en 1982 et de l’ajout d’une charte des droits et libertĂ©s incluant certains droits linguistiques (notamment des droits de frĂ©quentation scolaire)[13], la LLO de 1969 est abrogĂ©e en 1988 et remplacĂ©e par une nouvelle loi, qui compte 110 articles[12].

Cette mouture de 1988 a pour objets ou objectifs[14] :

- « d’assurer le respect du français et de l’anglais Ă  titre de langues officielles du Canada, leur Ă©galitĂ© de statut et l’égalitĂ© de droits et privilĂšges quant Ă  leur usage dans les institutions fĂ©dĂ©rales, notamment en ce qui touche les dĂ©bats et travaux du Parlement, les actes lĂ©gislatifs et autres, l’administration de la justice, les communications avec le public et la prestation des services, ainsi que la mise en Ɠuvre des objectifs de ces institutions;

- d’appuyer le dĂ©veloppement des minoritĂ©s francophones et anglophones et, d’une façon gĂ©nĂ©rale, de favoriser, au sein de la sociĂ©tĂ© canadienne, la progression vers l’égalitĂ© de statut et d’usage du français et de l’anglais;

- de préciser les pouvoirs et les obligations des institutions fédérales en matiÚre de langues officielles ».

Le premier objet dĂ©clare le français et l’anglais « langues officielles », rĂ©capitule et renforce l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, et Ă©tend l’obligation de bilinguisme du gouvernement fĂ©dĂ©ral aux communications avec le public ainsi qu’à la prestation de services. Juridiquement, le français et l’anglais sont donc Ă  Ă©galitĂ© au Canada.

La loi[15] permet Ă©galement l'usage de l’anglais et du français comme langues de travail au sein de la fonction publique fĂ©dĂ©rale dans certaines rĂ©gions canadiennes dites bilingues (dont la rĂ©gion de Ottawa-Gatineau, MontrĂ©al et le Nouveau-Brunswick) ainsi que dans d'autres rĂ©gions canadiennes et dans certains bureaux Ă  l'Ă©tranger.

Le deuxiĂšme objet donne au gouvernement fĂ©dĂ©ral un rĂŽle actif qui consiste Ă  « appuyer le dĂ©veloppement des minoritĂ©s francophones et anglophones » et Ă  assurer la « progression vers l’égalitĂ© de statut et d’usage du français et de l’anglais ». Le troisiĂšme objet vise Ă  circonscrire la loi afin de limiter les obligations du gouvernement fĂ©dĂ©ral en matiĂšre de bilinguisme. Cet objet donnera lieu, par exemple, Ă  la rĂšgle du « quand le nombre le justifie », qui servira Ă  Ă©tablir des balises pour la disponibilitĂ© des services offerts en français par le gouvernement fĂ©dĂ©ral[16].

Enfin, la nouvelle version de la loi crĂ©e le Commissariat aux langues officielles, chargĂ© par le Parlement de recevoir les plaintes du public, de faire enquĂȘte et d’émettre des recommandations.

Les rĂšglements et politiques d'application de la loi mettent en place des profils linguistiques (anglophone, francophone, bilingue) pour certaines fonctions dans l'administration fĂ©dĂ©rale. Les ministĂšres, agences et organismes doivent avoir Ă  leur emploi un certain nombre de personnes pouvant servir le public dans l'une ou l'autre des langues officielles. Les fonctionnaires unilingues font l’objet d’incitatifs pour apprendre l'autre langue, le gouvernement fournissant des formations linguistiques ou accordant une prime au bilinguisme.

MĂȘme si elle est adoptĂ©e par tous les partis politiques Ă  la Chambre des communes, la loi reçoit un accueil mitigĂ© dans les capitales provinciales. Si le Nouveau-Brunswick suit l'exemple d'Ottawa en adoptant sa propre loi sur les langues officielles, l'Ontario refuse d'emboĂźter le pas et dĂ©cide plutĂŽt d'offrir des services en français dans certaines rĂ©gions seulement. De son cĂŽtĂ©, le Manitoba, qui a banni le français de son assemblĂ©e lĂ©gislative et de ses tribunaux en 1890, ne fera marche arriĂšre qu'Ă  la suite d'un arrĂȘt de la Cour suprĂȘme du Canada, en 1979[17].

Bilan de la Loi sur les langues officielles

Plus de cinquante ans aprĂšs l’adoption de la LLO, le bilan que l’on peut en tirer est mitigĂ©. Si cette loi a bien menĂ© Ă  la reconnaissance du français en tant que langue officielle au Canada, ce qui constitue une avancĂ©e notable sur le plan juridique, son fondement intellectuel, soit le « principe de personnalitĂ© », n’a pas permis d’assurer l’égalitĂ© de « statut ou d’usage du français et de l’anglais » au pays.

Le « principe de personnalitĂ© » favorisĂ© par Trudeau opĂšre une scission entre la langue et la culture : d’un cĂŽtĂ©, on autorise l’usage du français selon la prĂ©fĂ©rence individuelle de la personne; de l’autre, l’État fĂ©dĂ©ral canadien refuse de reconnaitre que le français est vecteur et partie prenante d’une culture et que le QuĂ©bec est le siĂšge principal de cette culture au Canada. Au Canada, Ă  l’époque de la promulgation de la loi, les anglophones sont deux fois plus nombreux, au plan dĂ©mographique, que les francophones. En mettant l’anglais et le français sur un pied d’égalitĂ© juridique, mais en s’appuyant sur le principe de personnalitĂ© et en faisant fi du rapport de force dĂ©mographique entre les langues au Canada, la LLO s’assurait que le « bilinguisme compĂ©titif » français-anglais au Canada allait perdurer[18]. Et dans un contexte de bilinguisme compĂ©titif, l’avantage va Ă  la langue la plus forte, qui est l’anglais au Canada. Le bilinguisme compĂ©titif peut mĂȘme mener Ă  la disparition de la langue la plus faible[19]. La commission Laurendeau-Dunton Ă©crivait d’ailleurs : « L’État bilingue n’existe pas pour propager le bilinguisme chez les individus. Car si chacun devient complĂštement bilingue dans un pays bilingue, l’une des langues sera superflue comme moyen de communication, tous pouvant communiquer dans l’autre. Dans de tels cas, la langue prĂ©dominante accroĂźt son avantage et l’autre langue s’éteint graduellement, parfois en quelques gĂ©nĂ©rations[20]. »

La commission Laurendeau-Dunton soulignait Ă©galement que le bilinguisme ne pouvait aller sans sa contrepartie, le biculturalisme . Évacuer la notion de biculturalisme Ă©tait une façon d’enterrer la notion de « peuples fondateurs » honnie par Trudeau, mais chĂšre Ă  des gĂ©nĂ©rations de Canadiens français et base de leur comprĂ©hension du Canada. La LLO met donc fin au mythe du Canada comme « pacte » entre deux « peuples fondateurs », soit les Britanniques et les Français[21].

La LLO est basĂ©e sur l’idĂ©al du bilinguisme individuel. Pour Trudeau, le bilinguisme individuel Ă©tait la clĂ© de « l’unitĂ© nationale[22] ». Cependant, cette idĂ©e va Ă  contre-courant de tendances Ă©tablies de longue date au Canada. Historiquement, en effet, ce sont surtout « les Canadiens français qui ont dĂ» devenir bilingues[22] ». Le taux de bilinguisme au pays a tout de mĂȘme connu une amĂ©lioration depuis l’adoption de la LLO, passant de 12,2 % en 1961 Ă  17,9 % en 2016[23]. Cependant, le bilinguisme au Canada est encore de façon disproportionnĂ©e le fait de Canadiens de langue maternelle française; de façon globale, l’amĂ©lioration du bilinguisme au Canada tient beaucoup Ă  l’amĂ©lioration de la connaissance de l’anglais chez les francophones au QuĂ©bec[23]. De plus, hors QuĂ©bec, le taux de rĂ©tention du français Ă  l’ñge adulte, pour ceux qui deviennent bilingues Ă  l’école primaire ou secondaire, est assez faible[23].

La LLO institue l’existence d’une « double minoritĂ© » au Canada, soit une minoritĂ© de langue française dans les provinces anglaises (hors QuĂ©bec) et une minoritĂ© de langue anglaise au QuĂ©bec. Il semble contradictoire qu’une loi promulguĂ©e par le gouvernement fĂ©dĂ©ral et ciblant l’État fĂ©dĂ©ral dĂ©signe les anglophones, pourtant deux fois plus nombreux que les francophones, en tant que « minoritĂ© ». L’usage de l’anglais au Canada est assurĂ©, en soi, par la prĂ©pondĂ©rance dĂ©mographique des anglophones. Mais avec le deuxiĂšme objet de la LLO, Ottawa met de l’avant le bilinguisme au QuĂ©bec, ce qui favorise le renforcement de l’anglais en sol quĂ©bĂ©cois.

En concevant la LLO, Ottawa craignait que des mesures de « renforcement du français » puissent « encourager le nationalisme », et c’est pourquoi « les autoritĂ©s fĂ©dĂ©rales ont toujours soigneusement Ă©vitĂ© de reconnaitre publiquement le besoin de raffermir le statut du français au QuĂ©bec[24] ». Si l’État fĂ©dĂ©ral est intervenu de façon soutenue au QuĂ©bec dans le domaine linguistique, c’est pour « renforcer la position de la minoritĂ© anglophone[24] ». La commission Laurendeau-Dunton avait pourtant dĂ©montrĂ©, peu de temps avant l’adoption de la LLO, Ă  quel point l’anglais Ă©tait la langue dominante sur le plan Ă©conomique au QuĂ©bec, et spĂ©cialement dans la rĂ©gion mĂ©tropolitaine de MontrĂ©al[25].

L’objectif premier de la LLO Ă©tait de faire de l’État fĂ©dĂ©ral canadien un gouvernement bilingue. Aujourd’hui, le bilinguisme est requis pour une proportion non nĂ©gligeable des postes (30,3 %; mais seulement environ la moitiĂ© de ces postes exigent le niveau de bilinguisme le plus Ă©levĂ©) et la proportion des francophones dans la fonction publique fĂ©dĂ©rale a grimpĂ© Ă  28,0 %[26]. Cependant, ces chiffres camouflent une rĂ©alitĂ©, qui est celle de l’usage relativement faible du français au gouvernement fĂ©dĂ©ral. Ainsi, une Ă©tude effectuĂ©e par le Conseil du trĂ©sor a rĂ©vĂ©lĂ© que le français n’est utilisĂ© que « 30 % du temps dans les rĂ©gions bilingues[27] ». L’objectif de rendre bilingue la fonction publique a donc Ă©tĂ© atteint seulement de façon partielle : « [D]ans la fonction publique, qui est l’appareil gouvernemental auquel la Commission avait consacrĂ© la plus grande partie de son temps, les rĂ©sultats sont plus mitigĂ©s[26] [
]. » Aujourd’hui, on peut affirmer que « le français n’a toujours pas la place qui lui est due dans l’administration fĂ©dĂ©rale[27] ».

Mais les ambitions de Trudeau avec la LLO Ă©taient plus vastes : il s’agissait de faire du Canada au complet un pays bilingue, oĂč les francophones se sentiraient chez eux partout. Il s’agissait d’atteindre « l’égalitĂ© linguistique pancanadienne[4] ».

Or, la LLO n’a nullement arrĂȘtĂ© l’anglicisation des minoritĂ©s francophones hors QuĂ©bec. Le recensement de 1971, le premier Ă  avoir Ă©tĂ© effectuĂ© aprĂšs les travaux de la commission Laurendeau-Dunton, a rĂ©vĂ©lĂ© que, dans toutes les provinces canadiennes sauf au QuĂ©bec et au Nouveau-Brunswick, la majoritĂ© des Canadiens d’origine française n’utilisaient pas le français comme langue premiĂšre Ă  la maison[28]. Ce processus d’assimilation linguistique s’est mĂȘme accĂ©lĂ©rĂ© depuis 1971. On peut penser que, « sans les rĂ©formes linguistiques, le taux d’assimilation aurait Ă©tĂ© supĂ©rieur, mais ce n’est pas vraiment un argument qui dĂ©montre le succĂšs de ces rĂ©formes[29] ». Le professeur Charles Castonguay conclura en 2002 : « [À] l’échelle du Canada, la population de langue française demeure globalement en situation d’assimilation collective[30]. » Pourquoi la LLO a-t-elle Ă©chouĂ© Ă  endiguer l’assimilation des francophones hors QuĂ©bec? En partie parce qu’en Ă©cartant la notion de droits collectifs, Trudeau a « fait abstraction du contenu social de l’usage des langues[29] ».

Avec l’adoption de la Charte de la langue française en 1977, le QuĂ©bec lĂ©gifĂšre pour mettre fin au bilinguisme et se tourne vers une politique linguistique incorporant de forts Ă©lĂ©ments de territorialitĂ©. Cela est un dĂ©saveu explicite des principes sur lesquels la LLO est basĂ©e. La commission Laurendeau-Dunton avait reconnu que « le destin du français au Canada dĂ©pendait, en derniĂšre analyse, de sa vitalitĂ© au QuĂ©bec, patrie de 80 % des francophones du Canada[31] ». Pour beaucoup de nationalistes quĂ©bĂ©cois, le « systĂšme fĂ©dĂ©ral apparaissait hostile aux principales prĂ©occupations linguistiques de la majoritĂ© des QuĂ©bĂ©cois francophones[31] ». Il revenait donc au gouvernement du QuĂ©bec de « s’occuper du problĂšme du statut du français dans la province[31] ».

RĂ©cemment, le gouvernement fĂ©dĂ©ral a reconnu pour la premiĂšre fois que le français Ă©tait en recul au Canada et qu’il devait lui-mĂȘme « contribuer aux efforts pour redresser la situation[32] ». La refonte de la LLO qu’il propose vise notamment Ă  reconnaitre que « le français est la langue officielle du QuĂ©bec »; si elle est adoptĂ©e, elle rompra ainsi avec la vision de Pierre Elliott Trudeau et la LLO originale[33].

De façon globale, la LLO n’a atteint ni son objectif premier, qui Ă©tait de rendre le gouvernement fĂ©dĂ©ral bilingue, ni celui d’assurer l’égalitĂ© linguistique pancanadienne. On peut en conclure que la « politique linguistique du gouvernement Trudeau a affaibli l’unitĂ© nationale plus qu’elle ne l’a renforcĂ©e[34] ».

Notes et références

Notes

  1. Bien qu'elle ait Ă©tĂ© adoptĂ©e en 1969, la loi originale a Ă©tĂ© abrogĂ©e en 1988. La loi aujourd'hui en vigueur a Ă©tĂ© adoptĂ©e par le gouvernement de Brian Mulroney, avec le mĂȘme nom que l'originale. Voir : Lois rĂ©visĂ©es du Canada (1985), chap. 31 (4e complĂ©ment) sur le site AmĂ©nagement linguistique dans le monde. ConsultĂ© le 27 septembre 2022.

Références

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  4. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, Boréal, 1999, p. 126.
  5. Canada, Rapport prĂ©liminaire de la Commission royale d'enquĂȘte sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ottawa, 1er fĂ©vrier 1965, p. 143. ConsultĂ© le 26 septembre 2022.
  6. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, Boréal, 1999, p. 67.
  7. Chantal Bouchard, La langue et le nombril, Presses de l'Université de Montréal (PUM), 2020, p. 239.
  8. Canada, Rapport de la Commission royale d’enquĂȘte sur le bilinguisme et le biculturalisme. Livre III : le monde du travail, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1969, p. 374.
  9. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, Boréal, 1999, p. 94.
  10. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, Boréal, p. 99.
  11. Christiane Loubier, Politiques linguistiques et droit linguistique, Office de la langue française, p. 3. Consulté le 26 septembre 2022.
  12. Loi sur les langues officielles (1969), Compendium de l'aménagement linguistique au Canada (CALC), Université d'Ottawa. Consulté le 26 septembre 2022.
  13. Article 23 (1, 2 et 3) de la Loi constitutionnelle de 1982. Consulté le 26 septembre 2022.
  14. Article 2, Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985), ch. 31 (4e suppl.). Consulté le 26 septembre 2022.
  15. Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985), ch. 31 (4e suppl.). Consulté le 26 septembre 2022.
  16. Article 23 (3, b) de la Loi constitutionnelle de 1982. Consulté le 26 septembre 2022.
  17. Marie-Ève Hudon, « Régimes linguistiques dans les provinces et les territoires », BibliothÚque du Parlement, 6 novembre 2019. Consulté le 26 septembre 2022.
  18. Frédéric Lacroix, « Remplacer le "principe de personnalité" par le "principe de territorialité" », L'aut' journal, 16 février 2022. Consulté le 26 septembre 2022.
  19. David Crystal, Language Death, Cambridge University Press, 2000, p. 68.
  20. Frédéric Lacroix, « 50 ans de Loi sur les langues officielles : rien à célébrer pour le Québec », L'aut' journal, 22 février 2019. Consulté le 26 septembre 2022.
  21. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, Boréal, 1999, p. 43.
  22. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, 1999, Boréal, p. 152.
  23. Martin Turcotte, « Résultats du Recensement de 2016 : Le bilinguisme français-anglais chez les enfants et les jeunes au Canada », Statistique Canada, 3 octobre 2019. Consulté le 26 septembre 2022.
  24. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, Boréal, 1999, p. 136.
  25. AndrĂ© Laurendeau (et collab.), Rapport de la Commission d’enquĂȘte sur le bilinguisme et le biculturalisme : Livre III : Le monde du travail, Ottawa, 1969, p. 3.
  26. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, Boréal, 1999, p. 124.
  27. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, Boréal, 1999, p. 125.
  28. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, Boréal, 1999, p. 128.
  29. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, Boréal, 1999, p. 147.
  30. Charles Castonguay, « Assimilation linguistique et remplacement des générations francophones et anglophones au Québec et au Canada », Recherches sociographiques, vol. 43, no 1, 2002, p. 149-182. Consulté le 27 septembre 2022.
  31. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, Boréal, 1999, p. 157.
  32. Joël-Denis Bellavance, « Ottawa reconnaßtra le français comme la langue officielle du Québec », La Presse, 14 juin 2021. Consulté le 27 septembre 2022.
  33. Raphaël Pirro, « Refonte des Langues officielles: un professeur veut faire reconnaitre le "rÎle central" du Québec », Le Journal de Québec, 15 juin 2022. Consulté le 27 septembre 2022.
  34. Kenneth McRoberts, Un pays à refaire, Boréal, 1999, p. 163.

Bibliographie

Document utilisĂ© pour la rĂ©daction de l’article : document utilisĂ© comme source pour la rĂ©daction de cet article.

  • Kenneth McRoberts et Christiane Teasdale (trad.), Un pays Ă  refaire : L'Ă©chec des politiques constitutionnelles canadiennes, BorĂ©al, , 484 p. (ISBN 9782890529601, lire en ligne). Ouvrage utilisĂ© pour la rĂ©daction de l'article.
  • Éric Poirier, Le piĂšge des langues officielles. QuĂ©bec et minoritĂ©s francophones dos Ă  dos, Éditions du Septentrion, , 498 p. (ISBN 9782897913908, lire en ligne).

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