Loi sur les langues officielles (Canada)
La Loi sur les langues officielles est une loi fĂ©dĂ©rale adoptĂ©e par le Parlement du Canada en 1969 sous lâimpulsion du premier ministre Pierre Elliott Trudeau. Elle institue, pour la premiĂšre fois, le français et lâanglais comme langues officielles de lâĂtat fĂ©dĂ©ral canadien[Note 1].
Titre | Loi concernant le statut et lâusage des langues officielles du Canada |
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Référence | L.R.C. (1985), ch. 31 (4e suppl.) |
Pays | Canada |
Type | Loi fédérale du Canada |
Sanction | |
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Version en vigueur | DerniĂšre modification le |
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Contexte historique
La Loi constitutionnelle de 1867
Au Canada, depuis la ConfĂ©dĂ©ration, le français nâexistait juridiquement quâĂ travers lâarticle 133 de la Loi constitutionnelle de 1867[1]. Cet article se lit comme suit : « Dans les chambres du [P]arlement du Canada et les chambres de la lĂ©gislature de QuĂ©bec, lâusage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les dĂ©bats, sera facultatif; mais dans la rĂ©daction des archives, procĂšs-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, lâusage de ces deux langues sera obligatoire; et dans toute plaidoirie ou piĂšce de procĂ©dure par-devant les tribunaux ou Ă©manant des tribunaux du Canada qui seront Ă©tablis sous lâautoritĂ© de la prĂ©sente loi, et par-devant tous les tribunaux ou Ă©manant des tribunaux de QuĂ©bec, il pourra ĂȘtre fait Ă©galement usage, Ă facultĂ©, de lâune ou de lâautre de ces langues. Les lois du [P]arlement du Canada et de la lĂ©gislature de QuĂ©bec devront ĂȘtre imprimĂ©es et publiĂ©es dans ces deux langues. »
Selon lâarticle 133, le français peut donc ĂȘtre utilisĂ© au Parlement fĂ©dĂ©ral et dans les chambres de la lĂ©gislature du QuĂ©bec de façon « facultative ». Le français comme lâanglais sont les langues de la justice dans les tribunaux relevant du fĂ©dĂ©ral ou dans les tribunaux du QuĂ©bec. Finalement, les textes de loi doivent ĂȘtre publiĂ©s dans ces deux langues.
Mais lâarticle 133 limite lâusage du français aux sphĂšres politique (parlementaire) et juridique, et ce, au QuĂ©bec et au gouvernement fĂ©dĂ©ral seulement. Il ne reconnait donc pas prĂ©cisĂ©ment de droits quant Ă lâusage du français dans les services publics relevant du gouvernement fĂ©dĂ©ral. Ainsi, selon la Loi constitutionnelle de 1867, un citoyen ne possĂšde aucun droit dâinteragir avec lâĂtat fĂ©dĂ©ral en français. Un fonctionnaire ne possĂšde pas non plus le droit de travailler en français pour lâĂtat fĂ©dĂ©ral. LâĂtat fĂ©dĂ©ral canadien est donc, en pratique, unilingue anglais dans plusieurs sphĂšres importantes de la vie publique : « [Q]uant Ă la fonction publique fĂ©dĂ©rale, il sâagissait essentiellement dâun appareil de langue anglaise contrĂŽlĂ© par des anglophones[2]⊠»
Ceci est le cas malgrĂ© le fait quâĂ lâĂ©poque de la ConfĂ©dĂ©ration, la population dâorigine ethnique française au Canada reprĂ©sentait presque un habitant sur trois, soit 31,1 % de la population canadienne, tandis que la population dâorigine ethnique britannique constituait 60,5 % du total (les autochtones reprĂ©sentaient seulement 1 %)[3]. Selon le recensement de 1871, 78 % de la population du QuĂ©bec Ă©tait dâascendance française, et câĂ©tait Ă©galement le cas pour 16 % de la population du Nouveau-Brunswick, 4,7 % de celle de lâOntario et 8,5 % de celle de la Nouvelle-Ăcosse[4].
MĂȘme si de fortes minoritĂ©s francophones Ă©taient prĂ©sentes dans plusieurs provinces, seul le QuĂ©bec, lâunique province majoritairement française, se voyait imposer lâusage de lâanglais dans les tribunaux et dans les assemblĂ©es lĂ©gislatives avec lâarticle 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Le traitement des deux langues principales du pays, lâanglais et le français, est donc dĂšs lâorigine asymĂ©trique; alors que la Loi constitutionnelle de 1867 impose le bilinguisme au QuĂ©bec, elle ne lâimpose pas en Ontario, malgrĂ© la prĂ©sence dâune minoritĂ© substantielle de langue française.
La montée du mouvement indépendantiste québécois
La montĂ©e du mouvement indĂ©pendantiste au QuĂ©bec au cours des annĂ©es soixante bouscule cependant lâĂtat fĂ©dĂ©ral canadien. Les tenants de lâindĂ©pendance, notamment ceux qui forment le Rassemblement pour lâindĂ©pendance nationale (RIN), rĂ©clament alors, entre autres, un Ătat français (et non bilingue en vertu de lâarticle 133) et dĂ©noncent le gouvernement fĂ©dĂ©ral qui, selon eux, nuit au fait français au pays. En guise de rĂ©ponse politique face Ă cette poussĂ©e du mouvement indĂ©pendantiste au QuĂ©bec, poussĂ©e qui menace lâunitĂ© canadienne, le gouvernement fĂ©dĂ©ral de Lester B. Pearson met sur pied la Commission royale d'enquĂȘte sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ă©galement connue sous le nom de « commission Laurendeau-Dunton ». Une partie du mandat de cette commission est de « recommander les mesures Ă prendre pour que la ConfĂ©dĂ©ration canadienne se dĂ©veloppe dâaprĂšs le principe de lâĂ©galitĂ© entre les deux peuples qui lâont fondĂ©e[5] ». Accorder une plus grande place au français et aux francophones au Canada vise directement Ă couper lâherbe sous le pied aux indĂ©pendantistes quĂ©bĂ©cois. Selon Pearson, « [lâ]intensitĂ© du sentiment national au QuĂ©bec Ă©tait telle quâil devenait clair que si nous ne contenions et dĂ©truisions le sĂ©paratisme en faisant face Ă la RĂ©volution tranquille, si nous ne traitions le QuĂ©bec comme le cĆur de la culture française au Canada, comme une province distincte des autres Ă certains Ă©gards, alors nous aurions le plus grand mal Ă maintenir lâunitĂ© de notre pays[6] ». Comme le rĂ©sume la linguiste Chantal Bouchard : « AprĂšs tout, il est assez clair que la [L]oi sur les langues officielles a Ă©tĂ© adoptĂ©e en grande partie en rĂ©ponse aux menaces de sĂ©paration du QuĂ©bec[7]. »
La commission d'enquĂȘte , lancĂ©e en 1963, effectue un travail considĂ©rable dâanalyse et dâĂ©tude de la situation sociolinguistique et Ă©conomique, et publie des rapports fouillĂ©s Ă partir de 1967. Elle dĂ©couvre par exemple que, Ă lâĂ©poque, seulement 9 % des emplois de la fonction publique fĂ©dĂ©rale sont occupĂ©s par des francophones, bien que ceux-ci forment plus du quart de la population[8]. De plus, la majoritĂ© des francophones dans la fonction publique fĂ©dĂ©rale travaillent en anglais[2]. La commission Laurendeau-Dunton recommande entre autres au gouvernement fĂ©dĂ©ral de dĂ©clarer lâanglais et le français « langues officielles ». Ainsi, le français se verrait octroyer le statut de langue officielle pour la premiĂšre fois depuis la conquĂȘte de la Nouvelle-France par le Royaume-Uni en 1760.
Cependant, avant la fin des travaux de la commission, le premier ministre Lester B. Pearson est remplacĂ© par Pierre Elliott Trudeau comme chef du Parti libĂ©ral du Canada; et celui-ci remporte les Ă©lections fĂ©dĂ©rales du 25 juin 1968. Or le nouveau premier ministre Trudeau, contrairement Ă Pearson, nâest aucunement favorable Ă lâidĂ©e dâaccorder des « droits collectifs » au QuĂ©bec ou aux francophones. Sâil est dâaccord pour octroyer des droits Ă la langue française au Canada, cela est strictement fondĂ© sur lâidĂ©e que ces droits sont rattachĂ©s aux individus en tant quâindividus et non en tant que membres dâun groupe « francophone ». Câest le « principe de personnalitĂ© » : « [Lâ]individualisme de Trudeau est bien sĂ»r au centre de sa vision politique du monde : lâindividu doit primer et toutes les collectivitĂ©s dâemblĂ©e sont suspectes, voilĂ qui ne peut ĂȘtre remis en cause[9]. » De plus, « si les droits des francophones doivent ĂȘtre garantis, ce [que Trudeau] croit fermement, câest tout simplement en raison du nombre de personnes qui parlent français. Du reste, dâautres groupes, mĂȘme sans pouvoir se rĂ©clamer de lâhistoire, pourraient revendiquer les mĂȘmes droits sâils Ă©taient suffisamment nombreux[10] ». Cette vision individualiste des droits linguistiques aura de profondes consĂ©quences sur les politiques de lâĂtat fĂ©dĂ©ral canadien dans les dĂ©cennies qui suivront.
Trudeau adoptera donc seulement certaines propositions de la commission Laurendeau-Dunton, soit celles qui sâaccordent avec sa vision trĂšs personnelle des droits linguistiques, et rejettera les recommandations basĂ©es sur le « principe de territorialitĂ©[11] » et celles qui visent Ă accorder des « droits collectifs » aux francophones et, surtout, des droits particuliers pour le QuĂ©bec. Il Ă©cartera de plus la notion de « biculturalisme », pourtant au cĆur de lâimplication dâAndrĂ© Laurendeau comme prĂ©sident et moteur intellectuel de la commission Laurendeau-Dunton. La vision de Trudeau mĂšnera Ă la Loi sur les langues officielles, adoptĂ©e par le Parlement fĂ©dĂ©ral canadien en 1969.
La Loi sur les langues officielles
La Loi sur les langues officielles (LLO) originale de 1969 compte 39 articles[12]. Ă la suite du rapatriement de la Constitution canadienne en 1982 et de lâajout dâune charte des droits et libertĂ©s incluant certains droits linguistiques (notamment des droits de frĂ©quentation scolaire)[13], la LLO de 1969 est abrogĂ©e en 1988 et remplacĂ©e par une nouvelle loi, qui compte 110 articles[12].
Cette mouture de 1988 a pour objets ou objectifs[14] :
- « dâassurer le respect du français et de lâanglais Ă titre de langues officielles du Canada, leur Ă©galitĂ© de statut et lâĂ©galitĂ© de droits et privilĂšges quant Ă leur usage dans les institutions fĂ©dĂ©rales, notamment en ce qui touche les dĂ©bats et travaux du Parlement, les actes lĂ©gislatifs et autres, lâadministration de la justice, les communications avec le public et la prestation des services, ainsi que la mise en Ćuvre des objectifs de ces institutions;
- dâappuyer le dĂ©veloppement des minoritĂ©s francophones et anglophones et, dâune façon gĂ©nĂ©rale, de favoriser, au sein de la sociĂ©tĂ© canadienne, la progression vers lâĂ©galitĂ© de statut et dâusage du français et de lâanglais;
- de préciser les pouvoirs et les obligations des institutions fédérales en matiÚre de langues officielles ».
Le premier objet dĂ©clare le français et lâanglais « langues officielles », rĂ©capitule et renforce lâarticle 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, et Ă©tend lâobligation de bilinguisme du gouvernement fĂ©dĂ©ral aux communications avec le public ainsi quâĂ la prestation de services. Juridiquement, le français et lâanglais sont donc Ă Ă©galitĂ© au Canada.
La loi[15] permet Ă©galement l'usage de lâanglais et du français comme langues de travail au sein de la fonction publique fĂ©dĂ©rale dans certaines rĂ©gions canadiennes dites bilingues (dont la rĂ©gion de Ottawa-Gatineau, MontrĂ©al et le Nouveau-Brunswick) ainsi que dans d'autres rĂ©gions canadiennes et dans certains bureaux Ă l'Ă©tranger.
Le deuxiĂšme objet donne au gouvernement fĂ©dĂ©ral un rĂŽle actif qui consiste à « appuyer le dĂ©veloppement des minoritĂ©s francophones et anglophones » et Ă assurer la « progression vers lâĂ©galitĂ© de statut et dâusage du français et de lâanglais ». Le troisiĂšme objet vise Ă circonscrire la loi afin de limiter les obligations du gouvernement fĂ©dĂ©ral en matiĂšre de bilinguisme. Cet objet donnera lieu, par exemple, Ă la rĂšgle du « quand le nombre le justifie », qui servira Ă Ă©tablir des balises pour la disponibilitĂ© des services offerts en français par le gouvernement fĂ©dĂ©ral[16].
Enfin, la nouvelle version de la loi crĂ©e le Commissariat aux langues officielles, chargĂ© par le Parlement de recevoir les plaintes du public, de faire enquĂȘte et dâĂ©mettre des recommandations.
Les rĂšglements et politiques d'application de la loi mettent en place des profils linguistiques (anglophone, francophone, bilingue) pour certaines fonctions dans l'administration fĂ©dĂ©rale. Les ministĂšres, agences et organismes doivent avoir Ă leur emploi un certain nombre de personnes pouvant servir le public dans l'une ou l'autre des langues officielles. Les fonctionnaires unilingues font lâobjet dâincitatifs pour apprendre l'autre langue, le gouvernement fournissant des formations linguistiques ou accordant une prime au bilinguisme.
MĂȘme si elle est adoptĂ©e par tous les partis politiques Ă la Chambre des communes, la loi reçoit un accueil mitigĂ© dans les capitales provinciales. Si le Nouveau-Brunswick suit l'exemple d'Ottawa en adoptant sa propre loi sur les langues officielles, l'Ontario refuse d'emboĂźter le pas et dĂ©cide plutĂŽt d'offrir des services en français dans certaines rĂ©gions seulement. De son cĂŽtĂ©, le Manitoba, qui a banni le français de son assemblĂ©e lĂ©gislative et de ses tribunaux en 1890, ne fera marche arriĂšre qu'Ă la suite d'un arrĂȘt de la Cour suprĂȘme du Canada, en 1979[17].
Bilan de la Loi sur les langues officielles
Plus de cinquante ans aprĂšs lâadoption de la LLO, le bilan que lâon peut en tirer est mitigĂ©. Si cette loi a bien menĂ© Ă la reconnaissance du français en tant que langue officielle au Canada, ce qui constitue une avancĂ©e notable sur le plan juridique, son fondement intellectuel, soit le « principe de personnalitĂ© », nâa pas permis dâassurer lâĂ©galitĂ© de « statut ou dâusage du français et de lâanglais » au pays.
Le « principe de personnalitĂ© » favorisĂ© par Trudeau opĂšre une scission entre la langue et la culture : dâun cĂŽtĂ©, on autorise lâusage du français selon la prĂ©fĂ©rence individuelle de la personne; de lâautre, lâĂtat fĂ©dĂ©ral canadien refuse de reconnaitre que le français est vecteur et partie prenante dâune culture et que le QuĂ©bec est le siĂšge principal de cette culture au Canada. Au Canada, Ă lâĂ©poque de la promulgation de la loi, les anglophones sont deux fois plus nombreux, au plan dĂ©mographique, que les francophones. En mettant lâanglais et le français sur un pied dâĂ©galitĂ© juridique, mais en sâappuyant sur le principe de personnalitĂ© et en faisant fi du rapport de force dĂ©mographique entre les langues au Canada, la LLO sâassurait que le « bilinguisme compĂ©titif » français-anglais au Canada allait perdurer[18]. Et dans un contexte de bilinguisme compĂ©titif, lâavantage va Ă la langue la plus forte, qui est lâanglais au Canada. Le bilinguisme compĂ©titif peut mĂȘme mener Ă la disparition de la langue la plus faible[19]. La commission Laurendeau-Dunton Ă©crivait dâailleurs : « LâĂtat bilingue nâexiste pas pour propager le bilinguisme chez les individus. Car si chacun devient complĂštement bilingue dans un pays bilingue, lâune des langues sera superflue comme moyen de communication, tous pouvant communiquer dans lâautre. Dans de tels cas, la langue prĂ©dominante accroĂźt son avantage et lâautre langue sâĂ©teint graduellement, parfois en quelques gĂ©nĂ©rations[20]. »
La commission Laurendeau-Dunton soulignait Ă©galement que le bilinguisme ne pouvait aller sans sa contrepartie, le biculturalisme . Ăvacuer la notion de biculturalisme Ă©tait une façon dâenterrer la notion de « peuples fondateurs » honnie par Trudeau, mais chĂšre Ă des gĂ©nĂ©rations de Canadiens français et base de leur comprĂ©hension du Canada. La LLO met donc fin au mythe du Canada comme « pacte » entre deux « peuples fondateurs », soit les Britanniques et les Français[21].
La LLO est basĂ©e sur lâidĂ©al du bilinguisme individuel. Pour Trudeau, le bilinguisme individuel Ă©tait la clĂ© de « lâunitĂ© nationale[22] ». Cependant, cette idĂ©e va Ă contre-courant de tendances Ă©tablies de longue date au Canada. Historiquement, en effet, ce sont surtout « les Canadiens français qui ont dĂ» devenir bilingues[22] ». Le taux de bilinguisme au pays a tout de mĂȘme connu une amĂ©lioration depuis lâadoption de la LLO, passant de 12,2 % en 1961 Ă 17,9 % en 2016[23]. Cependant, le bilinguisme au Canada est encore de façon disproportionnĂ©e le fait de Canadiens de langue maternelle française; de façon globale, lâamĂ©lioration du bilinguisme au Canada tient beaucoup Ă lâamĂ©lioration de la connaissance de lâanglais chez les francophones au QuĂ©bec[23]. De plus, hors QuĂ©bec, le taux de rĂ©tention du français Ă lâĂąge adulte, pour ceux qui deviennent bilingues Ă lâĂ©cole primaire ou secondaire, est assez faible[23].
La LLO institue lâexistence dâune « double minoritĂ© » au Canada, soit une minoritĂ© de langue française dans les provinces anglaises (hors QuĂ©bec) et une minoritĂ© de langue anglaise au QuĂ©bec. Il semble contradictoire quâune loi promulguĂ©e par le gouvernement fĂ©dĂ©ral et ciblant lâĂtat fĂ©dĂ©ral dĂ©signe les anglophones, pourtant deux fois plus nombreux que les francophones, en tant que « minoritĂ© ». Lâusage de lâanglais au Canada est assurĂ©, en soi, par la prĂ©pondĂ©rance dĂ©mographique des anglophones. Mais avec le deuxiĂšme objet de la LLO, Ottawa met de lâavant le bilinguisme au QuĂ©bec, ce qui favorise le renforcement de lâanglais en sol quĂ©bĂ©cois.
En concevant la LLO, Ottawa craignait que des mesures de « renforcement du français » puissent « encourager le nationalisme », et câest pourquoi « les autoritĂ©s fĂ©dĂ©rales ont toujours soigneusement Ă©vitĂ© de reconnaitre publiquement le besoin de raffermir le statut du français au QuĂ©bec[24] ». Si lâĂtat fĂ©dĂ©ral est intervenu de façon soutenue au QuĂ©bec dans le domaine linguistique, câest pour « renforcer la position de la minoritĂ© anglophone[24] ». La commission Laurendeau-Dunton avait pourtant dĂ©montrĂ©, peu de temps avant lâadoption de la LLO, Ă quel point lâanglais Ă©tait la langue dominante sur le plan Ă©conomique au QuĂ©bec, et spĂ©cialement dans la rĂ©gion mĂ©tropolitaine de MontrĂ©al[25].
Lâobjectif premier de la LLO Ă©tait de faire de lâĂtat fĂ©dĂ©ral canadien un gouvernement bilingue. Aujourdâhui, le bilinguisme est requis pour une proportion non nĂ©gligeable des postes (30,3 %; mais seulement environ la moitiĂ© de ces postes exigent le niveau de bilinguisme le plus Ă©levĂ©) et la proportion des francophones dans la fonction publique fĂ©dĂ©rale a grimpĂ© Ă 28,0 %[26]. Cependant, ces chiffres camouflent une rĂ©alitĂ©, qui est celle de lâusage relativement faible du français au gouvernement fĂ©dĂ©ral. Ainsi, une Ă©tude effectuĂ©e par le Conseil du trĂ©sor a rĂ©vĂ©lĂ© que le français nâest utilisĂ© que « 30 % du temps dans les rĂ©gions bilingues[27] ». Lâobjectif de rendre bilingue la fonction publique a donc Ă©tĂ© atteint seulement de façon partielle : « [D]ans la fonction publique, qui est lâappareil gouvernemental auquel la Commission avait consacrĂ© la plus grande partie de son temps, les rĂ©sultats sont plus mitigĂ©s[26] [âŠ]. » Aujourdâhui, on peut affirmer que « le français nâa toujours pas la place qui lui est due dans lâadministration fĂ©dĂ©rale[27] ».
Mais les ambitions de Trudeau avec la LLO Ă©taient plus vastes : il sâagissait de faire du Canada au complet un pays bilingue, oĂč les francophones se sentiraient chez eux partout. Il sâagissait dâatteindre « lâĂ©galitĂ© linguistique pancanadienne[4] ».
Or, la LLO nâa nullement arrĂȘtĂ© lâanglicisation des minoritĂ©s francophones hors QuĂ©bec. Le recensement de 1971, le premier Ă avoir Ă©tĂ© effectuĂ© aprĂšs les travaux de la commission Laurendeau-Dunton, a rĂ©vĂ©lĂ© que, dans toutes les provinces canadiennes sauf au QuĂ©bec et au Nouveau-Brunswick, la majoritĂ© des Canadiens dâorigine française nâutilisaient pas le français comme langue premiĂšre Ă la maison[28]. Ce processus dâassimilation linguistique sâest mĂȘme accĂ©lĂ©rĂ© depuis 1971. On peut penser que, « sans les rĂ©formes linguistiques, le taux dâassimilation aurait Ă©tĂ© supĂ©rieur, mais ce nâest pas vraiment un argument qui dĂ©montre le succĂšs de ces rĂ©formes[29] ». Le professeur Charles Castonguay conclura en 2002 : « [Ă] lâĂ©chelle du Canada, la population de langue française demeure globalement en situation dâassimilation collective[30]. » Pourquoi la LLO a-t-elle Ă©chouĂ© Ă endiguer lâassimilation des francophones hors QuĂ©bec? En partie parce quâen Ă©cartant la notion de droits collectifs, Trudeau a « fait abstraction du contenu social de lâusage des langues[29] ».
Avec lâadoption de la Charte de la langue française en 1977, le QuĂ©bec lĂ©gifĂšre pour mettre fin au bilinguisme et se tourne vers une politique linguistique incorporant de forts Ă©lĂ©ments de territorialitĂ©. Cela est un dĂ©saveu explicite des principes sur lesquels la LLO est basĂ©e. La commission Laurendeau-Dunton avait reconnu que « le destin du français au Canada dĂ©pendait, en derniĂšre analyse, de sa vitalitĂ© au QuĂ©bec, patrie de 80 % des francophones du Canada[31] ». Pour beaucoup de nationalistes quĂ©bĂ©cois, le « systĂšme fĂ©dĂ©ral apparaissait hostile aux principales prĂ©occupations linguistiques de la majoritĂ© des QuĂ©bĂ©cois francophones[31] ». Il revenait donc au gouvernement du QuĂ©bec de « sâoccuper du problĂšme du statut du français dans la province[31] ».
RĂ©cemment, le gouvernement fĂ©dĂ©ral a reconnu pour la premiĂšre fois que le français Ă©tait en recul au Canada et quâil devait lui-mĂȘme « contribuer aux efforts pour redresser la situation[32] ». La refonte de la LLO quâil propose vise notamment Ă reconnaitre que « le français est la langue officielle du QuĂ©bec »; si elle est adoptĂ©e, elle rompra ainsi avec la vision de Pierre Elliott Trudeau et la LLO originale[33].
De façon globale, la LLO nâa atteint ni son objectif premier, qui Ă©tait de rendre le gouvernement fĂ©dĂ©ral bilingue, ni celui dâassurer lâĂ©galitĂ© linguistique pancanadienne. On peut en conclure que la « politique linguistique du gouvernement Trudeau a affaibli lâunitĂ© nationale plus quâelle ne lâa renforcĂ©e[34] ».
Notes et références
Notes
- Bien qu'elle ait Ă©tĂ© adoptĂ©e en 1969, la loi originale a Ă©tĂ© abrogĂ©e en 1988. La loi aujourd'hui en vigueur a Ă©tĂ© adoptĂ©e par le gouvernement de Brian Mulroney, avec le mĂȘme nom que l'originale. Voir : Lois rĂ©visĂ©es du Canada (1985), chap. 31 (4e complĂ©ment) sur le site AmĂ©nagement linguistique dans le monde. ConsultĂ© le 27 septembre 2022.
Références
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Bibliographie
: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
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