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Ligue patriotique argentine

La Ligue patriotique argentine (en espagnol Liga PatriĂłtica Argentina) Ă©tait un mouvement politique d’extrĂȘme droite argentin.

Ligue patriotique argentine

Liga PatriĂłtica Argentina

Image illustrative de l’article Ligue patriotique argentine
Logotype officiel.
Présentation
Président Manuel Carlés
Fondation
SiĂšge Buenos Aires
Devise Patrie et Ordre
S’est illustrĂ©e notamment lors de La Semaine tragique (1919)
La Patagonie rebelle (1921-1922)
Dissolution Virtuellement disparue vers 1970
Positionnement ExtrĂȘme droite
Idéologie Nationalisme catholique
Traditionnalisme
Conservatisme républicain
Antisémitisme
Anticommunisme
XĂ©nophobie
AdhĂ©rents 10 000 (fĂ©vrier 1919)
560 (1969)

FondĂ©e en Ă  l’initiative d’un duo de hauts gradĂ©s de la marine, la Ligue agit initialement comme un groupe de choc paramilitaire civil, dĂ©sireux de prĂȘter main-forte aux autoritĂ©s dans leur travail de rĂ©pression lors de la Semaine tragique, sĂ©rie d’évĂ©nements sanglants qui Ă©maillĂšrent le mouvement de grĂšve et la rĂ©volte populaire dans une partie de la banlieue de Buenos Aires ; Ă  ce titre, la Ligue s’associa aux graves actes de violence (policiĂšre et civile) commis Ă  l’encontre des ouvriers grĂ©vistes, et eut une grande part de responsabilitĂ© dans le pogrom survenu — cas unique en AmĂ©rique latine — dans le cadre de ces mĂȘmes Ă©vĂ©nements. RĂ©unissant en son sein aussi bien des organisations paramilitaires que des groupes sociaux ayant pignon sur rue, la Ligue continuera dans la dĂ©cennie suivante Ă  mener le mĂȘme type d’actions, prenant Ă  partie, par des actes violents, les organisations syndicales et les travailleurs en grĂšve, et s’offrant au patronat comme main-d’Ɠuvre de rechange Ă  l’effet de court-circuiter les mouvements de grĂšve. Elle s’illustra de la mĂȘme maniĂšre en 1921 lors du violent conflit social dit Patagonie rebelle, oĂč elle se porta au secours de l’aristocratie fonciĂšre locale contre les pĂ©ons de campagne entrĂ©s en rĂ©bellion ouverte.

ParallĂšlement, la Ligue s’attacha Ă  dĂ©velopper tout un ensemble d’actions sociales, Ă©ducatives, de bienfaisance et de propagande en faveur d’un pensĂ©e nationaliste et hostile aux idĂ©ologies marxiste et anarchiste, lesquelles tendaient Ă  se diffuser chez les travailleurs par suite de l’immigration europĂ©enne. À cet effet, elle mit sur pied un rĂ©seau de bibliothĂšques populaires, organisa des confĂ©rences publiques, et, faisant grand cas de l’instruction publique, tenta d’influer sur le contenu de l’enseignement scolaire, notamment en publiant, Ă  l’intention des Ă©coles primaires, des livres de lecture allant dans le sens de son nationalisme de droite.

ConstituĂ© hors des partis existants, sa base d’appui transcendait le clivage entre les deux principaux partis politiques de l’Argentine d’alors, comptant en effet dans ses rangs plusieurs personnalitĂ©s politiques en vue liĂ©es tant Ă  l’Union civique radicale (UCR) qu’au Parti autonomiste national (ou aux partis conservateurs qui avaient pris le relais de celui-ci aprĂšs 1916). L’idĂ©ologie de la Ligue, exprimĂ©e par son prĂ©sident Manuel CarlĂ©s, fortement influencĂ©e par un droit naturel Ă  base religieuse, se rattachait au versant plus progressiste du traditionnel conservatisme argentin et Ă©tait portĂ©e par un vif patriotisme et par une foi illimitĂ©e dans le progrĂšs de l’Argentine, lequel progrĂšs devant ĂȘtre assurĂ© par la libre initiative privĂ©e (libĂ©ralisme Ă©conomique) et par l’instruction scolaire, fondamentale aux yeux du mouvement. En dĂ©pit d’une vision trĂšs hiĂ©rarchisĂ©e de la sociĂ©tĂ©, et bien qu’elle considĂ©rĂąt comme centrales les Forces armĂ©es et l’Église catholique, la Ligue souscrivait nĂ©anmoins pleinement Ă  la dĂ©mocratie rĂ©publicaine et resta fidĂšle Ă  la Constitution nationale.

TrÚs présente sur la scÚne politique argentine dans la décennie 1920, mais dépassée ensuite sur sa droite par des mouvements fascistes plus radicaux et antidémocratiques, la Ligue déclina inexorablement, pour disparaßtre tout à fait, semble-t-il, vers 1970.

Contexte historique

Le contexte idĂ©ologique et intellectuel de l’immĂ©diat aprĂšs-guerre, marquĂ© par la crise du libĂ©ralisme, amena le dĂ©clin de la structure civilisationnelle en place dans le monde occidental et eut de profondes rĂ©percussions politiques, sociales et culturelles. L’agitation rĂ©volutionnaire en Europe, qui mettait en cause la dĂ©mocratie parlementaire, suscita dans les milieux dominants des interrogations quant Ă  la possibilitĂ© d’une prise de pouvoir par des mouvements ouvriers de gauche, tandis que les rĂ©volutions en Russie (1917), en Allemagne et Hongrie (1919), ainsi que les vagues de grĂšves en Europe et aux États-Unis, alimentaient la peur du « pĂ©ril rouge ». Pour leur part, face Ă  ce qui Ă©tait considĂ©rĂ© comme une potentielle menace communiste, les pays latino-amĂ©ricains expĂ©rimentĂšrent des rĂ©ponses alternatives, puisĂ©es dans le terreau idĂ©ologique de droite ; la prolifĂ©ration des ligues en fut l’une des modalitĂ©s les plus rĂ©pandues, produisant des manifestations de nature extrĂȘme en Argentine et, dans une mesure moindre, au BrĂ©sil et au Chili[1].

Dans le domaine des idĂ©es, on constate, dans les Ă©lites dirigeantes argentines, la perte graduelle de la foi dans le progrĂšs illimitĂ©. L’accĂšs du parti radical au gouvernement national en 1916 signa la fin de l’ordre conservateur antĂ©rieur, lequel avait eu cours de 1880 Ă  1916 et se caractĂ©risait par un mode de domination oligarchique, et entraĂźna l’effacement temporaire des classes dominantes, qui Ă  partir de ce moment ne pouvaient plus disposer Ă  leur guise de la totalitĂ© des leviers de commande de l’appareil d’État pour assurer la protection des leurs intĂ©rĂȘts de classe[2].

Dans les couches dominantes vint s’installer une « mentalitĂ© dĂ©fensive » (selon le mot de Cristian Buchrucker[3]), renforcĂ©e encore par les mesures de dĂ©mocratisation politique prises par le prĂ©sident Yrigoyen et par la prĂ©tention de l’État Ă  intervenir dĂ©sormais dans les conflits sociaux, sous forme de mĂ©diation ou d’arbitrage. Cette nouvelle mission assumĂ©e par l’État conduisit les opposants Ă  taxer le gouvernement radical d’« ouvriĂ©riste », qualificatif qui comportait implicitement la crainte de ce que le gouvernement radical ne fĂ»t incapable de contenir le syndicalisme organisĂ©, de tendance anarcho-communiste, et de protĂ©ger les intĂ©rĂȘts des secteurs Ă©conomiquement dominants, qui pouvaient ainsi se sentir menacĂ©s par une imminente rĂ©volution. Quoiqu’en rĂ©alitĂ© la faisabilitĂ© d’une telle rĂ©volution fĂ»t fort faible, l’activisme ouvrier suffit Ă  dĂ©clencher dans la droite un ensemble de ripostes, centrĂ©es sur la dĂ©fense des anciens privilĂšges, en particulier du droit Ă  la propriĂ©tĂ©[2]. La crĂ©ation de la Ligue patriotique argentine sera l’une de ces tentatives de riposte.

La Semaine tragique

ScĂšne d’émeute durant la Semaine tragique.

Le , les travailleurs de l’usine mĂ©tallurgique Talleres MetalĂșrgicos Vasena dans la proche banlieue sud-ouest de Buenos Aires se mirent en grĂšve pour exiger de meilleures conditions de travail. Dans une tentative de poursuivre sa production malgrĂ© tout, l’entreprise s’avisa d’engager, par le truchement de l’organisation patronale Association nationale du travail, des ouvriers briseurs de grĂšve. Les heurts entre ceux-ci et les ouvriers grĂ©vistes firent quatre morts dans un premier temps et motivĂšrent l’intervention de la police, qui tira Ă  balles rĂ©elles sur la foule. Il s’ensuivit le dĂ©clenchement d’une grĂšve gĂ©nĂ©rale, Ă©maillĂ©e d’affrontements de plus grande ampleur encore, oĂč se dĂ©chargĂšrent les tensions accumulĂ©es. C’est Ă  ce moment que, pour la premiĂšre fois, apparurent des groupes de particuliers offrant de collaborer avec les autoritĂ©s dans leur travail de rĂ©pression ou, comme eux-mĂȘmes l’exprimaient, dans la dĂ©fense de l’ordre. Les volontaires se rendaient au Centro Naval ou dans les commissariats pour s’y laisser inscrire comme membre de ces gardes civiques. Ainsi naquit ce qui peu aprĂšs allait, officiellement et publiquement, adopter le nom de Liga PatriĂłtica Argentina. Son objectif affichĂ© Ă©tait de crĂ©er une garde civique ayant vocation de prĂȘter main-forte aux autoritĂ©s dans le maintien de l’ordre public et pour la dĂ©fense des habitants, et d’éviter par lĂ  la rĂ©pĂ©tition d’évĂ©nements semblables Ă  ceux survenus dans cette fatidique semaine de , et d’exercer ainsi un strict contrĂŽle sur tout ce qui pourrait reprĂ©senter, dans leur optique, une attaque au progrĂšs du pays — aux dires de ses membres en effet :

« La civilisation nationale engendra la Ligue patriotique argentine, qui naquit pour rĂ©unir tous les hommes sains et Ă©nergiques dans le but de collaborer avec l’autoritĂ© pour maintenir l’ordre et revigorer les sentiments essentiels de l’ñme nationale, laquelle fonde la patrie pour l’éternitĂ©[4]. »

La plupart des auteurs ont imputĂ© Ă  la Ligue patriotique argentine une grande part de responsabilitĂ© dans le pogrom anti-juif, unique en son genre en AmĂ©rique latine, survenu dans le cadre de la Semaine tragique, et lors duquel de jeunes nationalistes incendiĂšrent des synagogues et les bibliothĂšques Poale Zion et Avangard, et s’en prirent violemment aux habitants juifs du quartier portĂšgne de l’Once, Ă  forte concentration juive.

Fondation et débuts

La premiĂšre dĂ©nomination que se donna l’organisation Ă©tait ComisiĂłn pro defensores del orden (littĂ©r. Commission pro-dĂ©fenseurs de l’ordre)[5]. Les premiĂšres rĂ©unions de l’association eurent lieu d’abord dans la Confiserie Paris, puis, quelques jours plus tard, dans le bĂątiment du Centro Naval, Ă  l’angle de la rue Calle Florida et de l’avenue Avenida CĂłrdoba, dans le centre de Buenos Aires[6].

Manuel Domecq García, président à titre provisoire de la Ligue en 1919.

Au Centro Naval, le , Manuel Domecq GarcĂ­a et Eduardo O'Connor, alors dotĂ©s du grade de contre-amiral, distribuĂšrent des armes automatiques au groupe de jeunes gens, mais ce ne sera que le , une fois terminĂ©e la grĂšve qui se solda par 700 morts et 4 000 blessĂ©s, que la Liga PatriĂłtica Argentina fut constituĂ©e officiellement, sous le titre de Patria y Orden. Domecq GarcĂ­a en prit la prĂ©sidence Ă  titre provisoire jusqu’au , jour oĂč Manuel CarlĂ©s fut Ă©lu prĂ©sident et Pedro Cristophensen vice-prĂ©sident[6] - [7]. NĂ© Ă  Rosario, Manuel CarlĂ©s Ă©tait un haut dirigeant de l’Union civique radicale et enseignait au CollĂšge militaire et Ă  l’École supĂ©rieure de guerre. Il avait Ă©tĂ© dĂ©putĂ© pour la province de Santa Fe et fut dĂ©signĂ© en 1918 interventeur fĂ©dĂ©ral dans les provinces de Salta et de San Juan. Son autoritĂ© s’appuyait sur les liens qu’il entretenait avec diverses factions politiques et avec des officiers de l’armĂ©e, qui lui Ă©taient familiers pour avoir Ă©tĂ© ses Ă©lĂšves Ă  l’École supĂ©rieure de guerre. En 1910, lors des cĂ©lĂ©brations du Centenaire de la rĂ©volution de Mai, CarlĂ©s avait, en qualitĂ© de dĂ©putĂ©, prononcĂ© un discours dans lequel il Ă©bauchait dĂ©jĂ  la pensĂ©e nationaliste de la Ligue :

« S’il y a des Ă©trangers qui, abusant de la condescendance sociale, outragent le foyer de la patrie, il y a des gentilshommes patriotes capables d’offrir leur vie en holocauste contre la barbarie pour sauver la civilisation. »

Ce mĂȘme soir du , O’Connor proclama que Buenos Aires ne serait jamais un « nouveau PĂ©trograd » et invita la « valeureuse jeunesse » (valiente muchachada) Ă  attaquer les « Russes et les Catalans dans leurs propres quartiers s’ils n’osent pas venir dans le centre-ville ». Les jeunes gens sortirent alors du Centro Naval avec des brassards aux couleurs argentines et des armes automatiques copieusement distribuĂ©es par Domecq, O’Connor et compĂšres[8].

La Ligue sut obtenir l’appui de vastes secteurs de la sociĂ©tĂ© argentine et vit adhĂ©rer non seulement la quasi-totalitĂ© des acteurs politiques ayant jouĂ© quelque rĂŽle dans le rĂ©gime prĂ©cĂ©dent dit RĂ©publique conservatrice (1880-1916), mais aussi des personnalitĂ©s appartenant au radicalisme ou professant la dĂ©mocratie progressiste, en plus d’un nombre important de militaires et de prĂȘtres catholiques, et d’institutions telles que le Yacht Club, la Sociedad Forestal Argentina, des ligues d’émulation, des cercles ouvriers, l’Association nationale du travail (ANT) et diffĂ©rents autres groupements. Des intellectuels, des chefs d’entreprise, des titulaires de professions d’élite, des nĂ©gociants, des historiens, des propriĂ©taires terriens, des mĂ©tayers et des journaliers composaient un univers hĂ©tĂ©rogĂšne et complexe, de sorte que la Ligue dĂ©passait le rang de simple troupe paramilitaire urbaine et rurale[9] - [10].

Parmi les personnages les plus connus ayant passé par les rangs de la Ligue, on relÚve en particulier les noms de : Joaquín S. Anchorena, Dardo Rocha, le général Luis Dellepiane, Estanislao Zeballos, Luis Agote, Francisco P. Moreno, monseigneur Miguel de Andrea, Ángel Gallardo, Jorge Mitre, Carlos Tornquist, Miguel Martínez de Hoz, Julio A. Roca (fils), Leopoldo Melo, Lisandro de la Torre, Manuel María de Iriondo, Félix Bunge, le général Eduardo Munilla, Carlos M. Noel, Vicente Gallo, Ezequiel Pedro Paz, José A. Cortejarena, Celedonio Pereda, Saturnino Unzué, Antonio Lanusse , Pastor S. Obligado Luis Federico Leloir et Oscar Barroso[6] - [11] - [7].

Idéologie et objectifs

L’objectif fondamental de la Ligue Ă©tait de mettre en place en Argentine un socle idĂ©ologique capable d’opĂ©rer comme alternative Ă  la pensĂ©e rĂ©volutionnaire. Si, Ă  cet effet, il Ă©tait nĂ©cessaire de continuer Ă  sacrifier peu ou prou Ă  l’idĂ©e de progrĂšs, il fallait aussi dans le mĂȘme temps affirmer l’idĂ©e de l’ordre comme valeur Ă  prĂ©server, ce qui impliquait inĂ©vitablement de tenir en respect les secteurs potentiellement subversifs, qu’incarnaient aux yeux de la Ligue les immigrants Ă©trangers et la gauche rĂ©volutionnaire anarchiste ou syndicale[12] - [13].

Selon ses statuts, la Ligue cultivait le respect Ă  la loi comme principe d’autoritĂ© et d’ordre social. L’ĂȘtre national, assimilĂ© Ă  l’Argentin de naissance, fut Ă©levĂ© au rang de valeur suprĂȘme, face Ă  ce qui Ă©tait Ă©tranger, considĂ©rĂ© comme une menace. L’amour Ă  la patrie et la diffusion du sentiment national par la voie de l’enseignement scolaire comme outil d’assimilation devait garantir l’argentinisation des populations Ă©trangĂšres. Cet objectif une fois atteint, les immigrĂ©s pourraient ensuite s’intĂ©grer pleinement dans la vie nationale et accĂ©der Ă  la citoyennetĂ© politique sans restriction, en attendant d’accomplir un acte de dĂ©fense de la patrie en situation de combat[14] - [13]. Cette mission d’assimilation devait se complĂ©ter par des politiques Ă©conomiques nationalistes et d’industrialisation, propres Ă  attĂ©nuer ou Ă©liminer l’influence Ă©trangĂšre[13].

Les voies et moyens que la Ligue entendait mettre en Ɠuvre pour ce projet nationalisateur Ă©taient ceux d’une collaboration Ă©troite avec les forces de sĂ©curitĂ© et avec l’État, afin de sauvegarder l’ordre, la Ligue s’attribuant le rĂŽle de « gardienne de l’argentinitĂ© », argentinitĂ© supposĂ©ment en voie de dĂ©sintĂ©gration. La mode opĂ©ratoire adoptĂ© par la Ligue, violent et ouvertement rĂ©pressif, incluait la vigilance Ă©troite, le contrĂŽle idĂ©ologique, et la mise Ă  contribution de ses troupes lĂ  oĂč il s’agissait de prĂ©venir ou de neutraliser les mouvements de protestation, les grĂšves et les revendications sociales[15].

Pendant les premiĂšres annĂ©es de son existence, la Ligue respecta l’ordre constitutionnel et ne se manifesta pas contre les idĂ©es libĂ©rales rĂ©publicaines. Au contraire mĂȘme, elle affirma les droits du travailleur sur le plan des conditions de travail et des salaires et plaidait en faveur de rĂ©formes en matiĂšre de politique sociale[16] - [15]. Cependant, elle doutait de la capacitĂ© de l’État, alors aux mains du radicalisme, Ă  contrĂŽler les secteurs contestataires et Ă  Ă©viter leurs dĂ©bordements. La violence fut l’ingrĂ©dient permanent de son action et reflĂ©tait l’angoisse des couches dominantes face Ă  la montĂ©e de la gauche. À partir de 1922, et avec la fin des luttes ouvriĂšres de l’immĂ©diat aprĂšs-guerre, la Ligue changea sa stratĂ©gie et privilĂ©gia dĂ©sormais une inclusion — moyennant soumission — du mouvement ouvrier, par quoi elle escomptait obtenir des travailleurs leur rĂ©pudiation dĂ©finitive de la lutte des classes[15].

Les objectifs de la Ligue furent énoncés dans le quotidien La Nación du , dans les termes suivants :

« Stimuler, avant tout, le sentiment d’argentinitĂ© propre Ă  raffermir la libre personnalitĂ© de la Nation, en coopĂ©rant avec les autoritĂ©s dans le maintien de l’ordre public et dans la dĂ©fense des habitants, garantissant la tranquillitĂ© des foyers, et ce uniquement quand des mouvements de caractĂšre anarchique perturbent la paix de la RĂ©publique. Inspirer dans le peuple l’amour pour l’armĂ©e et la marine. Les membres de la Ligue s’engagent, sous leur foi et leur honneur d’Argentins, Ă  collaborer par tous les moyens Ă  leur portĂ©e et empĂȘcher : 1° L’exposĂ© public de thĂ©ories subversives contraires au respect dĂ» Ă  notre patrie, Ă  notre drapeau et Ă  nos institutions. 2° Les confĂ©rences, publiques ou tenues dans des locaux fermĂ©s non autorisĂ©s, sur des sujets anarchistes et marxistes qui comportent un danger pour notre nationalitĂ©.
Ils s’obligent Ă©galement Ă  user de tous les moyens licites pour Ă©viter que dans les manifestations publiques soit arborĂ© le drapeau rouge et tout symbole qui constituerait un emblĂšme hostile Ă  notre foi, tradition et dignitĂ© d’Argentins[17]. »

Organisation et modes d’action

La Ligue Ă©tait structurĂ©e autour d’un ComitĂ© central (Junta Central) et d’un ensemble de brigades — il y en avait de travailleurs, d’étudiants, de maĂźtres d’école, et des fĂ©minines, entre autres —, qui s’efforçaient de neutraliser toutes les possibles influences rĂ©volutionnaires, soit en organisant des confĂ©rences principalement dans le but de diffuser des prĂ©ceptes de morale civique, soit en intervenant dans les conflits comme force paramilitaire. La Ligue se glorifiait de l’efficacitĂ© de ses brigades : « mille quatre-cents [brigades] dispersĂ©es dans toute la RĂ©publique ont empĂȘchĂ© que le mal et les mĂ©chants ne fassent des siennes, ces mĂȘmes mille quatre-cents brigades ont pu faire en sorte que le bien et les bons aient vaincu »[18]. D’autre part, ils rĂ©ussirent Ă  constituer quelques syndicats parallĂšles, mais sans que ceux-ci soient parvenus Ă  prendre rĂ©ellement de l’envergure.

Sous la devise Patrie et Ordre, la Ligue s’était donnĂ© pour but premier de stimuler :

« surtout le sentiment de l’argentinitĂ©, en maintenant Ă  tout moment vivant et animĂ© dans l’esprit des concitoyens [
] le souvenir de l’hĂ©roĂŻsme et du sacrifice gĂ©nĂ©reux des ancĂȘtres, qui nous donnĂšrent la patrie, en inculquant [
] la notion claire des obligations, qui pĂšsent sur tous les Argentins, de gratitude envers ces ancĂȘtres[19]... »

Concomittament avec des actes de violence Ă  l’encontre des grĂ©vistes, par lesquelles la Ligue s’illustra, elle dĂ©ploya Ă©galement toute une activitĂ© d’assistance sociale Ă  l’intention des travailleurs, activitĂ© se traduisant par la mise sur pied d’ateliers, de cantines, d’écoles, de collectes d’argent pour les ouvriers, etc.[20]

Manuel CarlĂ©s, une fois qu’il eut accĂ©dĂ© Ă  la prĂ©sidence, se donna aussi pour tĂąche de diffuser le message de la Ligue auprĂšs des femmes frĂ©quentant les Ă©glises et les associations catholiques, c’est-Ă -dire les sphĂšres dans lesquelles Ă  cette Ă©poque-lĂ  l’engagement social fĂ©minin trouvait le plus souvent Ă  se concrĂ©tiser, et rĂ©ussit Ă  s’assurer l’appui de nombre de leurs organisations, en particulier celles Ă©manant des classes supĂ©rieures. Au fil du temps, les femmes fondĂšrent leurs propres brigades, destinĂ©es Ă  ce type d’Ɠuvre. Dans la vision de la Ligue, la femme Ă©tait investie de l’importante mission de cultiver et de propager chez ses enfants les valeurs religieuses, l’obĂ©issance, la moralitĂ©, le patriotisme et la respect pour le travail.

Jorgelina Cano, présidente de la Commission centrale des demoiselles (en espagnol Comisión Central de Señoritas), déclara :

« (
) Notre programme n’est pas une Ɠuvre philanthropique tendant au soulagement transitoire de la douleur d’autrui ou au secours opportun apportĂ© Ă  l’affligĂ© qui le rĂ©clame. Nous aspirons Ă  rĂ©soudre le profond problĂšme avec un but plus humanitaire, plus efficace et qui regarde plus en avant vers l’avenir. Nous Ɠuvrons Ă  l’éducation de la classe laborieuse, nous cherchons Ă  l’élever par l’exemple de nos vertus, de notre activitĂ© et de notre esprit fraternel [
] »

— Jorgelina Cano, 1922[21].

La Ligue fonda des Ă©coles fĂ©minines dont les objectifs Ă©taient axĂ©s d’une part sur une moralisation des travailleuses, qui devaient Ă©viter d’ĂȘtre attirĂ©es par certains passe-temps aprĂšs l’horaire de travail, tels que boire dans les estaminets, coqueter avec les hommes sur les places, prendre des cours de tango, etc., et d’autre part sur une amĂ©lioration de leur position par l’enseignement de compĂ©tences Ă©lĂ©mentaires, telles que lire et Ă©crire, ou par une instruction primaire en arithmĂ©tique, dactylographie, couture, broderie, etc. Quant Ă  l’initiation aux valeurs, les liguistes s’évertuaient Ă  les inculquer aux travailleuses immigrĂ©es afin de les conformer au profil de la citoyenne argentine tel que prĂŽnĂ© par la Ligue. Les valeurs telles que noblesse dans le travail, obĂ©issance Ă  la loi, patience, sens des responsabilitĂ©s vis-Ă -vis de la famille et du pays, patriotisme, ponctualitĂ©, entre autres, Ă©taient considĂ©rĂ©es comme capitales. En outre, il leur Ă©tait signifiĂ© que le socialisme et l’anarchisme Ă©taient incompatibles avec les doctrines de Dieu et de la Patrie, et dangereuses car agissant comme des ferments de dissolution. Tout cela venait se greffer sur les formations en Ă©conomie domestique, en soins des enfants et en hygiĂšne, et Ă©tait censĂ© prĂ©parer ces travailleuses immigrĂ©es Ă  devenir de « vĂ©ritables dames »[22].

Membres de la Ligue patriotique argentine parcourant les rues de Buenos Aires accompagnés de policiers pendant la Semaine tragique en 1919.

Dans les premiers temps, les rencontres entre les brigades et les habitants de quartier avaient lieu dans les commissariats des diffĂ©rents districts, lesquels commissariats mettaient leurs locaux Ă  la disposition de la Ligue pour qu’elle pĂ»t y tenir ses rĂ©unions d’information. Plus tard, face au grand nombre d’adhĂ©sions Ă  la Ligue venues de membres des forces armĂ©es et de la Marine, adhĂ©sions d’ailleurs publiĂ©es dans les journaux La NaciĂłn et La Prensa, le pouvoir exĂ©cutif ordonna aux militaires, par la voie d’une rĂ©solution, de s’abstenir dorĂ©navant de faire partie d’associations de ce type « attendu que pour eux il ne saurait y en avoir aucune mieux Ă  mĂȘme d’incarner et de rĂ©aliser l’engagement patriotique que l’armĂ©e elle-mĂȘme [...] »[23].

Tous les modes d’expression culturels devaient ĂȘtre mis Ă  contribution pour servir la diffusion du nationalisme, et la Ligue jugea donc appropriĂ© le recours au cinĂ©matographe. Les films Ă  privilĂ©gier devaient prĂ©senter des contenus qui fussent aptes Ă  motiver les travailleurs des campagnes et Ă  accroĂźtre leurs connaissances au sujet du sol argentin et de ses richesses, ou qui contiennent des scĂšnes Ă©voquant l’histoire argentine. Pour encourager ceux qui se sentaient une vocation de produire ce genre de films, la Ligue proposa l’exonĂ©ration fiscale[24]. Les liguistes Ă©mirent aussi l’idĂ©e de crĂ©er des thĂ©Ăątres populaires permettant au peuple tout entier d’accĂ©der aux grandes Ɠuvres du thĂ©Ăątre universel. En ce qui concerne la musique, ils insistaient sur la nĂ©cessitĂ© de favoriser la diffusion de la musique argentine[25].

L’idĂ©e de mettre en place dans les quartiers, dans les agglomĂ©rations proches des usines ou dans les zones rurales, un rĂ©seau de bibliothĂšques dont les usagers exclusifs seraient les ouvriers fut mise en avant comme l’une des maniĂšres d’éloigner ceux-ci du pĂ©ril que reprĂ©sentaient, dans l’esprit de la Ligue, les idĂ©ologies de gauche[25].

Au 5e CongrĂšs de la Ligue patriotique argentine, rĂ©unie en 1924, l’un des orateurs, JosĂ© Ibåñez, preconisa un ensemble de mesures concrĂštes propres Ă  ce que ces dĂ©veloppements culturels atteignent plus efficacement les ouvriers, en particulier les plus dĂ©pourvus d’instruction. Ibañez signala que, malgrĂ© l’avancĂ©e que reprĂ©sentaient ces bibliothĂšques ouvriĂšres, les ouvriers n’y trouvaient guĂšre de livres susceptibles d’éveiller leur intĂ©rĂȘt et, quand ils en trouvaient, il s’agissait alors souvent d’auteurs qui n’exprimaient pas leur pensĂ©e avec clartĂ©, et dont les ouvrages s’acccordaient donc mal au peu de temps que les ouvriers avaient Ă  consacrer Ă  la lecture. Pour remĂ©dier Ă  cette situation, Ibañez jugeait expĂ©dient d’installer des lieux de lecture dans les locaux mĂȘmes des brigades de la Ligue patriotique. Son idĂ©e Ă©tait que se constituent des groupes d’ouvriers et qu’à la tĂȘte de chacun de ces groupes une personne lise Ă  voix haute des chapitres ou des passages de livres simples et sĂ©duisants. Il prĂ©conisait en outre de crĂ©er une commission spĂ©ciale chargĂ©e de rĂ©diger un guide bibliographique des Ɠuvres propices Ă  la lecture et dont il y aurait lieu de faire l’acquisition. ConsidĂ©rant que l’analphabĂ©tisme Ă©tait, Ă  cĂŽtĂ© de l’alcoolisme, l’un des facteurs portant les ouvriers des usines et les pĂ©ons des campagnes Ă  adhĂ©rer aux idĂ©es rĂ©volutionnaires, la Ligue faisait grand cas de l’instruction et entreprit de fonder ses propres Ă©coles, oĂč serait dispensĂ©s des enseignements aux contenus nationalistes.

Une autre mesure encore que prĂŽnait JosĂ© Ibåñez pour Ă©radiquer l’analphabĂ©tisme Ă©tait une proposition de loi instituant le « Registre de l’état scolaire ». Une immatriculation des enfants en Ăąge scolaire permettrait en effet, entre autres choses, d’établir une cartographie exacte de la population enfantine, consignant y compris la provenance de l’enfant et les caractĂ©ristiques du foyer. Ces donnĂ©es rendraient possible, estimait l’auteur, la prevention d’un bon nombre de problĂšmes liĂ©s Ă  l’enfance, comme la dĂ©linquance, la dĂ©viance des idĂ©es par l’effet du milieu dans lequel vit l’enfant, et jusqu’à la tuberculose. Cela crĂ©erait les conditions pour lutter efficacement contre l’analphabĂ©tisme ainsi que contre les problĂšmes qui lui sont liĂ©s : « nos problĂšmes matĂ©riels et moraux, c’est dans un environnement nationaliste qu’il convient de les dĂ©mĂȘler [...] »[26].

Patria y Belleza, livre de lecture composé par Gustavo Lenns et destiné aux enfants du primaire.

La promotion du livre national, projet approuvĂ© lors du 9e congrĂšs, tenu en 1928, Ă©tait considĂ©rĂ©e comme une condition nĂ©cessaire Ă  la lutte contre le dĂ©sintĂ©rĂȘt qui se manifestait dans le public et Ă  la propagation des aspects essentiels de la culture populaire argentine. L’auteur s’interrogeait sur les raisons de « cette apathie vis-Ă -vis du livre [national], lequel est source de culture, et de cette propension, au contraire, aux vices qui conduisent irrĂ©mĂ©diablement Ă  la rĂ©gression morale et intellectuelle de l’individu, au dĂ©lit, Ă  l’avilissement et Ă  la misĂšre? ». D’autre part, il voyait avec prĂ©occupation la façon dont s’enracinaient dans les gens certaines activitĂ©s nocives telles que la boxe, les courses de chevaux, les loteries, la pornographie et la corruption, et critiquait la passivitĂ© de ceux chargĂ©s de les endiguer[27].

S’étant avisĂ© que la plupart des livres de lecture ne rĂ©pondaient pas aux besoins du pays, un des membres de la Ligue proposa de crĂ©er Ă  l’intention des Ă©coles primaires, de la premiĂšre Ă  la sixiĂšme annĂ©e, une collection d’ouvrages qui serait une synthĂšse de l’histoire argentine, et dans laquelle seraient Ă©voquĂ©s graduellement les symboles de la Patrie, la vie des grands hommes, l’Ɠuvre des poĂštes, etc. ; en particulier, il recommanda la lecture de Recuerdos de provincia, de Sarmiento et de Mis Montañas de JoaquĂ­n V. GonzĂĄlez. Sur ces points, sa proposition fut mise en Ɠuvre, et quelques livres de textes furent publiĂ©s qui s’inscrivaient dans le cadre de ces principes. Patria y Belleza (littĂ©r. Patrie et BeautĂ©), ouvrage d’un adhĂ©rent de la Ligue, Adolfo RodrĂ­guez, qui Ă©crivait sous le pseudonyme de Gustavo Lenns, Ă©tait prĂ©sentĂ© par l’auteur comme un livre « de lectures faciles, Ă©loquentes et toujours intĂ©ressantes, qui dans mon esprit sauront contribuer, Ă©tant donnĂ© la mĂ©thode employĂ©e, Ă  efficacement dĂ©velopper chez les enfants, Ă  qui il est destinĂ©, le culte et l’affection pour les choses de la Patrie. »[27] Le texte fut acceptĂ© par le ComitĂ© central de la Ligue et envoyĂ©, par l’intermĂ©diaire des brigades de tout le pays, aux diffĂ©rentes dĂ©lĂ©gations, avec une circulaire qui soulignait l’utilitĂ© de sa diffusion :

« Propager le livre susmentionnĂ© est une Ɠuvre qui doit importer Ă  nous tous qui luttons avec ardeur pour tonifier l’ñme argentine afin qu’elle ne perde pas ses coloris propres devant l’avancĂ©e de l’exotisme qui, inculquant dans les esprits des idĂ©es subversives, fait oublier le beau et le pur que notre passĂ© glorieux symbolise, au point mĂȘme que se lisent des livres de littĂ©rature Ă©trangĂšre, pendant qu’est rejetĂ©e l’abondante et saine production de nos auteurs nationaux. »

— Patria y Belleza, livre de lecture, 1922[28].

Activité de la Ligue aprÚs la Semaine tragique

Le dĂ©nouement de la Semaine tragique ne mit pas fin Ă  l’activitĂ© de la Ligue patriotique argentine, qui continua de se rĂ©unir assidĂ»ment par la suite. Quinze jours Ă  peine aprĂšs la formation officielle de la Ligue, celle-ci comptait dĂ©jĂ  9 800 membres, dont 4 500 rĂ©crutĂ©s par les dĂ©lĂ©guĂ©s de quartier de Buenos Aires — paroisses de San Juan Evangelista, Santa LucĂ­a, Villa Devoto, San Carlos Sur et Villa Urquiza — et 5 300 membres ayant adhĂ©rĂ© directement au SecrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral[7].

La Patagonie rebelle

Héctor Benigno Varela, à qui la Ligue rendit hommage une fois la grÚve terminée.

AprĂšs qu’eut Ă©clatĂ©, en , la grĂšve gĂ©nĂ©rale des pĂ©ons de campagne dans la province de Santa Cruz, Ă©vĂ©nement appelĂ© communĂ©ment Patagonie rebelle, la Ligue prit ses dispositions pour contrecarrer ce mouvement.

Le , un accord avait Ă©tĂ© signĂ© entre pĂ©ons et patronat qui mit un terme Ă  la premiĂšre des grĂšves, et les troupes, sous le commandement d’HĂ©ctor Benigno Varela, s’en revinrent donc Ă  Buenos Aires en mai de cette mĂȘme annĂ©e. Cependant, au lieu de respecter l’accord, le patronat engagea une sĂ©rie de rĂ©presailles contre les participants aux grĂšves, en faisant appel Ă  des forces parapoliciĂšres composĂ©es de membres de la Ligue. À cet effet, le , un groupe considĂ©rable de personnalitĂ©s de la ville de RĂ­o Gallegos se rĂ©unit Ă  l’hĂŽtel Argentino, en vue de l’organisation pratique de la rĂ©pression. À l’issue d’un court dĂ©bat, il fut dĂ©cidĂ© de constituer une brigade locale de la Ligue[29]. AussitĂŽt, l’on s’attela Ă  trouver des adhĂ©rents, et l’on y parvint avec une rĂ©ussite au-delĂ  des espĂ©rances ; en un bref laps de temps, les registres des brigades portaient les noms, en qualitĂ© d’adhĂ©rents, de la grande majoritĂ© des « Ă©lĂ©ments d’ordre et de travail » rĂ©sidant sur le territoire de RĂ­o Gallegos. Le principal obstacle que les recruteurs durent vaincre fut sans doute l’indiffĂ©rence, qui s’était dĂ©jĂ  installĂ©e dans les esprits Ă  la suite de la cessation du mouvement subversif. La nouvelle brigade une fois reconnue par les dirigeants de la Ligue, l’on se mit en devoir ensuite d’étendre l’influence de l’association aux autres zones de peuplement du territoire, en s’appuyant sur les localitĂ©s et foyers de peuplement dĂ©jĂ  constituĂ©s et dont on pouvait supposer que les orientations et les projets concordaient avec celles du mouvement[29].

Les adhĂ©sions une fois rĂ©alisĂ©es, on se voua dĂ©sormais au travail de propagande auprĂšs de la masse des ouvriers des agglomĂ©rations et des campagnes, travail pour lequel la brigade liguiste pouvait compter sur la bienveillance de quelques propriĂ©taires de domaine qui s’offrirent Ă  diffuser les thĂšses de la Ligue dans leur zone d’influence respective[7]. Ainsi, les Ă©vĂ©nements de 1921, qui, par les attaques et les menaces contre les estancias, avaient tellement mis Ă  mal l’ordre Ă©tabli, eurent pour effet que les propriĂ©taires de domaines et les autres personnes dont les intĂ©rĂȘts Ă©taient liĂ©s Ă  la pĂ©rennitĂ© de la structure Ă©conomique de Santa Cruz firent cause commune « dans le mĂȘme but de protĂ©ger les institutions menacĂ©es et de mener ensuite une campagne de sain nationalisme apte Ă  faire piĂšce Ă  la propagande anarchiste et dissolvante... »[29]. AprĂšs que cette union eut pris corps, le processus fut Ă©tendu au territoire tout entier, les agglomĂ©rations ou les foyers de peuplement d’autre type dĂ©jĂ  formĂ©s, et acquis aux principes de la Ligue, servant de bases de projection[30].

Au moment le plus critique du mouvement de grĂšve (en 1922), CarlĂ©s enfin arriva Ă  Santa Cruz pour examiner de visu les problĂšmes sociaux et Ă©conomiques de la rĂ©gion, prendre contact avec les estancieros, et en mĂȘme temps entĂ©riner l’installation Ă  Santa Cruz des brigades nouvellement crĂ©Ă©es. Ce fut un dĂ©placement fructueux, les brigades connaissant en effet une croissance rapide dans les diffĂ©rentes localitĂ©s et des sous-brigades se mettant partout en place dans les estancias, oĂč chaque patron ou administrateur de domaine se faisait dirigeant liguiste de sa rĂ©gion respective. La brigade locale de la Ligue Ă©mergea comme une nĂ©cessitĂ© de ces moments, car il apparaissait indispensable de fĂ©dĂ©rer, au sein d’une association forte et d’un prestige reconnu, tous les Ă©lĂ©ments dĂ©vouĂ©s Ă  l’ordre prĂ©sents dans les villes et les campagnes. S’y joignirent aussi bien des Ă©trangers que des Argentins, sans distinction de classe ni de sexe et avec le concours de tous. Au cours de son pĂ©riple dans le sud argentin, CarlĂ©s sut amener Ă  crĂ©er 298 nouvelles brigades, couvrant les zones d’UshuaĂŻa, de RĂ­o Grande, de RĂ­o Gallegos, de Santa Cruz, de San JuliĂĄn, des lacs de la cordillĂšre, de Deseado, de Comodoro Rivadavia et de Madryn. L’élite de Santa Cruz, du moins une partie importante de celle-ci, perçut dans la Ligue patriotique argentine une organisation prĂȘte Ă  dĂ©fendre ses intĂ©rĂȘts[30].

Les nouvelles structures liguistes furent pourvues en Ă©cussons et drapeaux, sous la recommandation d’accoler ceux-lĂ  de façon bien visible sur le corps de bĂątiment principal, et de destiner ceux-ci au local de la brigade et de les hisser tous les dimanches et Ă  l’occasion de toutes les fĂȘtes nationales, en s’appliquant Ă  confĂ©rer Ă  cette levĂ©e du drapeau toute la solennitĂ© possible. D’autre part, les estancieros Ă©taient requis de mener un travail de propagande, principalemente par la voie de la persuasion personnelle, chez leurs pĂ©ons et employĂ©s, en veillant Ă  ne pas alarmer leurs convictions, ni Ă  exercer de pression sur leur esprit[7].

Il se trouvait que dans ce territoire, la plupart des affiliĂ©s de la Ligue Ă©taient des Ă©trangers ; ces derniers, quoique d’origine Ă©trangĂšre, se tenaient certes totalement en dehors du mouvement de rĂ©bellion sociale, attendu qu’ils Ă©taient de grands propriĂ©taires, ou les enfants de ceux-ci. Toutefois, le lieu de naissance n’était pas ce qui importait, mais l’esprit dans lequel Ă©taient Ă©duquĂ©s les enfants ; en effet, les premiers enseignements que recevaient les enfants de l’hacendado non argentin Ă©taient dispensĂ©s par des maĂźtres et prĂ©cepteurs europĂ©ens, et de surcroĂźt plusieurs de ces enfants ne maĂźtrisaient guĂšre la langue nationale. Souvent, devenus adolescents, ils achevaient leur formation au pays de leurs parents[30].

Nonobstant que le programme de la Ligue visait Ă  Ă©carter les idĂ©es considĂ©rĂ©es comme « Ă©trangĂšres au pays », une bonne partie de ses membres en Patagonie avait naguĂšre Ă©tĂ© immigrant ou Ă©tait investisseur Ă©tranger, et quelques-uns mĂȘme ne rĂ©sidaient toujours pas dans le pays. Cependant, la menace que faisaient peser sur leurs intĂ©rĂȘts les grĂ©vistes, dont beaucoup avaient Ă©tĂ© politiquement formĂ©s par les anarchistes et les socialistes, portera cette Ă©lite Ă©conomique locale Ă  rejoindre en grand nombre un groupement nationaliste de droite ; en l’espĂšce, il n’importait guĂšre en effet que telle personne fĂ»t Ă©trangĂšre ou non, mais seulement si elle appartenait ou non au camp des grĂ©vistes. Aussi, le large recoupement quant aux adhĂ©sions entre la Sociedad Rural et la Ligue patriotique n’était-il pas une coĂŻncidence, mais dĂ©coulait du fait que ces deux institutions recrutaient leurs membres dans la mĂȘme Ă©lite de Santa Cruz, et ce n’est pas davantage un hasard si les noms desdits membres correspondent au groupe des grands propriĂ©taires terriens qui depuis 1885 jusqu’au dĂ©but du XXe Ă©taient venus, en tant que premiĂšre vague migratoire, peupler le territoire[30].

Dans un territoire habitĂ© par des Ă©trangers, oĂč la majoritĂ© des propriĂ©taires fonciers l’étaient, on eĂ»t pu croire que les principes nationalistes de la Ligue seraient en porte-Ă -faux. Mais, la filiale une fois crĂ©Ă©e Ă  RĂ­o Gallegos, les liguistes se rangĂšrent dans le camp des hacendados, et vinrent Ă  leur secours. Fondamentalement en effet, l’antagonisme Ă  Santa Cruz en Ă©tait un de classe, non de nationalitĂ©[30].

Il y eut donc dans les territoires du sud une configuration sociale diffĂ©rente de celle prĂ©valant Ă  Buenos Aires surtout pendant la Semaine tragique de 1919. Dans la capitale, le contentieux paraissait opposer, parallĂšlement Ă  l’antagonisme idĂ©ologique et de travail, des protagonistes bien visibles, et l’on voyait ce qui Ă©tait argentin faire face Ă  ce qui Ă©tait Ă©tranger et donc potentiellement dangereux. À Santa Cruz en revanche, les arguments nationalistes tombaient Ă  faux, encore que les mots d’ordre de « lutte contre le soviet » et contre les anarchistes et les Ă©trangers continueront Ă  ĂȘtre de mise, le discours demeurant en effet malgrĂ© tout similaire (il y a lieu de prendre en considĂ©ration que parmi les grĂ©vistes figuraient nombre d’étrangers, en particulier espagnols et chiliens). Ainsi fut mis en Ă©vidence Ă  Santa Cruz ce qui fondait vĂ©ritablement la rivalitĂ© entre les groupes : les divergences politiques et idĂ©ologiques et les contradictions sociales. De fait, les membres de la Ligue patriotique argentine Ă  Santa Cruz Ă©taient des Ă©trangers s’opposant Ă  l’action d’autres Ă©trangers, du reste souvent de mĂȘme nationalitĂ©, en raison d’un profond diffĂ©rend social et idĂ©ologique dans le contexte d’une grave crise socio-Ă©conomique. Ces diffĂ©rences Ă©taient entretenues par l’économie latifondiste et par une structure sociale verrouillĂ©e[30].

Un trait particulier de l’implantation de la Ligue dans le sud argentin fut la formation de brigades composĂ©es d’aborigĂšnes, lesquels mettaient Ă  profit la visibilitĂ© que leur donnait l’appartenance Ă  la Ligue pour faire valoir leurs revendications relatives Ă  la propriĂ©tĂ© de la terre. Devant l’impossibilitĂ© d’assimiler l’élĂ©ment indien, la solution la plus souvent prĂ©conisĂ©e par la Ligue et sa stratĂ©gie de dissuasion de potentiels soulĂšvements consista en l’installation des indigĂšnes dans des colonies officielles ou dans des rĂ©ductions, installation assortie de l’obligation pour les enfants de frĂ©quenter l’école et de la restitution de terres aux tribus indiennes. La rĂ©duction des Indiens telle que proposĂ©e par la Ligue devait conduire Ă  une dĂ©sĂ©grĂ©gation effective et permettre Ă  la tutelle protectrice de l’État de s’exercer contre les abus et d’éviter ainsi les mĂ©contentements indigĂšnes. La prĂ©occupation de la Ligue Ă©tait d’éviter les situations de conflits, pour lesquelles une connexitĂ© risquait d’ĂȘtre prestement Ă©tablie avec leur identitĂ© tribale et avec leurs conditions de travail, en particulier dans les territoires du Chaco, de Formosa et de Missions, dans le nord de l’Argentine. La mise sur pied de brigades dans les territoires dits nationaux (c'est-Ă -dire sous administration directe de l’État central, n’ayant donc pas encore le statut de province autonome) relevait d’une stratĂ©gie de prĂ©vention et de contrĂŽle des populations indiennes. Ces brigades indigĂšnes collaborĂšrent Ă  la rĂ©pression pendant les Ă©vĂ©nements de 1921 en Patagonie, et il fut soulignĂ©, lors du septiĂšme congrĂšs de la Ligue, que « le combat contre la dĂ©froque rouge » fut tout Ă  fait digne d’éloges[31].

De la sorte, la Ligue participa activement aux Ă©vĂ©nements sanglants de 1921, et ce en faisant pression sur le gouvernement pour qu’il durcisse la rĂ©pression, en collaborant avec l’armĂ©e par le biais de ses brigades, en fournissant des vĂ©hicules, du carburant, le gĂźte et des provisions de bouche aux forces qui s’acharnaient sur les grĂ©vistes. En Ă©troite coopĂ©ration avec d’autres organisations infĂ©odĂ©es au patronat (notamment la municipalitĂ© et la SociĂ©tĂ© rurale de RĂ­o Gallegos, et la loge Rivadavia), la Ligue fut ainsi complice, en 1921 et 1922, du massacre d’environ 1 500 grĂ©vistes[32] - [33].

Le , le vapeur Asturiano accosta à Río Gallegos, avec Manuel Carlés à son bord, revenu en Patagonie rendre hommage à Varela et à ses hommes de troupe.

Coup d’État de 1930

Manuel CarlĂ©s ne rĂ©ussit pas dans sa tentative de faire basculer la politique de la Ligue vers une stratĂ©gie de prise de pouvoir. En effet, bien que le retour aux affaires d’Yrigoyen en 1928 eĂ»t ravivĂ© chez les liguistes la crainte des effets dĂ©lĂ©tĂšres de la dĂ©mocratie Ă©lectorale et eĂ»t favorisĂ© chez eux un engagement politique plus actif, le projet de CarlĂ©s visant Ă  constituer des groupes de citoyens destinĂ©s Ă  remplacer les partis politiques traditionnels n’aboutit pas. Cependant, par sa rhĂ©torique sur l’« ouvriĂ©risme » imputĂ© Ă  Yrigoyen et supposĂ© agir comme facilitateur de l’option rĂ©volutionnaire, il parvint Ă  faire jouer Ă  la Ligue un rĂŽle politique plus actif et Ă  la faire s’engager en faveur du coup d’État de 1930[15].

La crise Ă©conomique mondiale de 1929 eut de graves rĂ©percussions en Argentine. Le chĂŽmage et d’autres problĂšmes engendrĂšrent un profond malaise social et politique qui dĂ©boucha, en , sur le premier coup d’État de l’histoire argentine. Le putsch qui renversa HipĂłlito Yrigoyen fut exĂ©cutĂ© par des militaires, mais bĂ©nĂ©ficia aussi de l’appui de personnalitĂ©s politiques de l’opposition — notamment des conservateurs et des radicaux antipersonnalistes —, et de quelques secteurs de la population, dont la Ligue patriotique argentine, etc. Dans la matinĂ©e du , JosĂ© FĂ©lix Uriburu, Ă  la tĂȘte d’un groupe de cadets et d’un bataillon d’artillerie, fit mouvement Ă  partir du CollĂšge militaire de Buenos Aires vers la Casa Rosada, exigeant que lui fĂ»t remis le gouvernement du pays. Le prĂ©sident Yrigoyen prĂ©senta sa dĂ©mission aux autoritĂ©s militaires de la ville de La Plata, fut mis en dĂ©tention et expĂ©diĂ© Ă  l’üle MartĂ­n GarcĂ­a.

Les historiens Carlos Alberto Floria et CĂ©sar A. GarcĂ­a Belsunce Ă©crivaient Ă  ce propos en 1975 :

« Tandis que le groupe de choc yrigoyĂ©niste Klan Radical tenta de neutraliser les opposants par la violence, le mouvement fasciste Ligue rĂ©publicaine appela Ă  l’opposition frontale, invitant la Ligue patriotique argentine Ă  s’engager dans le combat de rue. La violence s’empara de la rue, les incidents se faisaient sans cesse plus nombreux, et l’atmosphĂšre dĂ©terminĂ©e par la crise Ă©conomique, politique et sociale finit par devenir insupportable pour beaucoup de citoyens. Les radicaux en vinrent mĂȘme Ă  se livrer Ă  la fraude Ă©lectorale, eurent recours Ă  l’armĂ©e en vue d’interventions fĂ©dĂ©rales et se comportaient en contradiction avec les idĂ©es et banniĂšres qu’ils avaient diffusĂ©es ou agitĂ©es pour fonder sur ces insignes une nouvelle lĂ©gitimitĂ©. Ladite lĂ©gitimitĂ© n’avait jamais Ă©tĂ© en mesure de surmonter une certaine prĂ©caritĂ© innĂ©e. L’yrigoyĂ©nisme concourut lui-mĂȘme Ă  la blesser Ă  mort. Pouvoir Ă©tabli et opposition furent complices, chacun Ă  sa maniĂšre, dans l’agonie de l’Argentine des partis[34] - [35] »

DĂ©clin

Au lendemain du coup d’État de 1930, et avec la subsĂ©quente rĂ©gression de la dĂ©mocratie sous les gouvernements de la coalition politique dĂ©nommĂ©e Concordancia, la Ligue patriotique argentine connut un progressif Ă©tiolement. Sa face la plus visble, celle de la confrontation directe dans la rue, fut abandonnĂ©e par ses dirigeants, tandis que peu Ă  peu aussi s’estompait son action sociale et culturelle, et que s’espaçaient ses congrĂšs et ses autres rĂ©unions publiques. La principale explication de ce dĂ©pĂ©rissement rĂ©side dans l’exode de ses militants, qui, leurs idĂ©es nationalistes une fois consolidĂ©es, s’en furent vers d’autres formations politiques aux positions idĂ©ologiques plus extrĂȘmes. La dĂ©cennie 1930 verra se produire un processus de rĂ©novation au sein de la droite nationaliste qui, Ă  la diffĂ©rence de la Ligue patriotique, s’attachera Ă  intĂ©grer les masses dans la vie politique du pays, certes tout en partageant avec la Ligue ce mĂȘme point de dĂ©part : l’harmonie entre les classes et le maintien de l’ordre social.

Les idĂ©es de CarlĂ©s, qui se recoupent dans une large mesure avec la pensĂ©e de la Ligue, Ă©taient fortement influencĂ©es par un droit naturel Ă  base religieuse, et se situaient dans les zones plus progressistes du conservatisme argentin. D’autre part, il Ă©tait imprĂ©gnĂ© d’un fort patriotisme et par une foi illimitĂ©e dans le progrĂšs de son pays, lequel progrĂšs serait portĂ© par la libre initiative privĂ©e (libĂ©ralisme Ă©conomique) et par l’instruction scolaire, fondamentale Ă  ses yeux. En mĂȘme temps, et quoique, dans sa vision hiĂ©rarchique de la sociĂ©tĂ©, il considĂ©rĂąt comme centrales les Forces armĂ©es et l’Église catholique, il souscrivait pleinement Ă  la dĂ©mocratie rĂ©publicaine et Ă  la dĂ©fense de la Constitution nationale[36].

Cependant, parallĂšlement Ă  la montĂ©e en puissance des idĂ©ologies fascistes en Europe, un groupe de jeunes nationalistes d’extrĂȘme droite allait se former Ă©galement en Argentine. Ces jeunes gens se percevaient eux-mĂȘmes comme appartenant Ă  une « nouvelle gĂ©nĂ©ration », une avant-garde littĂ©raire avec de nouveaux codes esthĂ©tiques, cherchaient Ă  se diffĂ©rencier de ces nationalistes du centenaire, et, au contraire de la Ligue, professaient un dĂ©dain Ă  l’égard de la dĂ©mocratie reprĂ©sentative et des institutions inhĂ©rentes Ă  ce qu’ils nommaient « le libĂ©ralisme ». Pour cette nouvelle mouvance au sein du nationalisme argentin, la question migratoire avait cessĂ© d’ĂȘtre une prĂ©occupation majeure : le problĂšme ne gisait plus dans l’immigrant en tant que « facteur dissolvant » de la sociĂ©tĂ© et de la nation argentines, mais dans le systĂšme dĂ©mocratique lui-mĂȘme, qu’il s’agissait de rĂ©former. Aux conservateurs, en ce compris la Ligue patriotique, ce « combat contre la dĂ©mocratie » paraissait totalement Ă©tranger idĂ©ologiquement, mĂȘme si, entre ces deux groupes, des alliances ont pu se tisser circonstanciellement, sous l’effet en particulier de la crainte d’un ennemi commun, comme l’était Ă  ce moment l’yrigoyĂ©nisme. Les jeunes, ralliĂ©s autour de la revue La Nueva RepĂșblica, se disposaient Ă  entamer la lutte contre la dĂ©mocratie et contre le libĂ©ralisme, rejetons de la RĂ©volution française, des LumiĂšres et du monde moderne, et fondements idĂ©ologiques sur lesquels fut bĂątie l’État national argentin. L’attaque Ă  prĂ©sent portait directement contre la souverainetĂ© populaire, dĂ©sormais frĂ©qquemment associĂ©e Ă  l’« ouvriĂ©risme bolchevisant ». En somme, l’on se proposait de mener un combat sur deux fronts, d’un cĂŽtĂ©, une lutte intellectuelle visant Ă  la dĂ©sarticulation des schĂ©mas de pensĂ©e dĂ©mocratiques et libĂ©raux ; et de l’autre, un combat politique contre les adversaires de la nationalitĂ© et de l’ordre, c’est-Ă -dire contre la gauche[37].

Au mĂȘme moment commença Ă  entrer en jeu ce que l’auteur italien Loris Zanatta nomme le mythe de la Nation catholique, lequel devait s’imposer comme dogme dĂšs aprĂšs l’interruption suivante de l’ordre constitutionnel en Argentine, la RĂ©volution de 1943. Cette vision nationaliste nouvelle entrait en conflit avec la conception dĂ©mocratique libĂ©rale-conservatrice de la Ligue patriotique et comportait implicitement le concept — inspirĂ© du fascisme italien — de troisiĂšme position. Ce qu’il s’agissait de dĂ©passer n’était plus la dichotomie capitalisme/communisme, mais la vĂ©ritable dualitĂ© qu’était celle entre communisme et dĂ©mocratie libĂ©rale, qu’à la mĂȘme Ă©poque l’Église dĂ©signait comme des flĂ©aux d’égale gravitĂ©. L’Argentine, avec ses profondes racines culturelles catholiques, Ă©tait, affirmaient-ils, en mesure de donner naissance Ă  une nouvelle forme d’État catholique, supĂ©rieure aux susdites options politiques. Quoique dans les premiers temps du rĂ©gime militaire issu du putsch de 1943, d’anciens membres ou d’autres sympathisants de la Ligue aient occupĂ© des postes dans le gouvernement, c’est finalement la version la plus dure du nationalisme qui l’emporta en Argentine, ce qui finit par rendre exsangue la Ligue et Ă  la transformer de plus en plus en un groupe infime sans rĂ©elle influence sur le cours des Ă©vĂ©nements.

En 1969, 50 ans aprĂšs que la Ligue eut vu le jour, elle ne comptait plus que 560 membres Ă  peine. À cette Ă©poque, son prĂ©sident, Jorge Kern, dĂ©clara que la Ligue Ă©tait « une institution dĂ©connectĂ©e de toute faction politique », assurant par ailleurs que la Ligue gardait une admiration intacte pour son fondateur, Manuel CarlĂ©s, qui Ă©tait « un inoubliable patriote »[4]. AprĂšs cette date, on ne trouve plus de rĂ©fĂ©rences ou allusions ni Ă  la Ligue, ni Ă  ses dirigeants, ni Ă  ses rĂ©unions, ce qui laisse prĂ©sumer sa disparition.

RĂ©surrection apparente

Dans la Notas sociales du quotidien de Buenos Aires La NaciĂłn, en son Ă©dition du jeudi 1er 2005, figurait l’annonce suivante :

« La Ligue patriotique argentine, dans le but de rĂ©unir des fonds pour ses Ɠuvres, a organisĂ© une rencontre qui se tiendra demain dans la matinĂ©e, Ă  18 h 30, au pavillon no 1806, dans la caserne de Palermo de l’historique RĂ©giment patricien. Le lieutenant-colonel Ă  la retraite, le docteur Ernesto D. FernĂĄndez Maguer, prononcera une brĂšve dissertation sur le thĂšme « PassĂ©, prĂ©sent et projets de la Ligue patriotique argentine », Ă  l’issue de quoi sera offert un vin d’honneur. De plus amples renseignements au no 4702-0056[7] - [38]. »

Quelques personnes ont Ă©tĂ© erronĂ©ment amenĂ©es Ă  supposer que la Ligue Ă©tait restĂ©e en activitĂ© clandestine pendant 35 ans. En rĂ©alitĂ©, le lieutenant-colonel Ernesto FernĂĄndez Maguer, ancien combattant de la guerre des Malouines, avait commencĂ© aussitĂŽt aprĂšs la fin des combats un intense travail de diffusion de l’histoire de ce conflit et d’hommage Ă  ses anciens combattants. En adoptant la dĂ©nomination de Ligue patriotique argentine, il entendait cĂ©lĂ©brer le vieux projet nationaliste avec lequel il se sent des affinitĂ©s, sans toutefois qu’il faille en induire quelque continuitĂ© institutionnelle entre les deux formations. Pour l’heure, la nouvelle Ligue patriotique s’est donnĂ© pour mission principale d’organiser des hommages aux anciens combattants de la guerre des Malouines.

Liens externes

Bibliographie

  • (es) MarĂ­a Silvia Ospital, InmigraciĂłn y nacionalismo. La Liga PatriĂłtica y la AsociaciĂłn del Trabajo (1910 -1930), Buenos Aires, CEAL,
  • (es) JosĂ© Romariz, La Semana TrĂĄgica. Relato de los hechos sangrientos del año 1919, Buenos Aires, Hemisferio,
  • (es) MarĂ­a Eugenia Cruset & Martha Ruffini (coord.), Nacionalismo, migraciones y ciudadanĂ­a: algunos aportes desde las ciencias sociales (ouvrage collectif), Buenos Aires, Éd. Autores de Argentina, (lire en ligne), « La Liga PatriĂłtica Argentina y los derechos polĂ­ticos: El Congreso de los Territorios Nacionales de 1927 (rĂ©digĂ© par M. Ruffini) »

Références

  1. (es) Sandra Mac Gee Deutsch, Las derechas. La extrema derecha en la Argentina, el Brasil y Chile 1890-1939, Bernal, Universidad Nacional de Quilmes, , cité par M. Ruffini (2009), p. 83-84.
  2. M. Ruffini (2009), p. 84.
  3. (es) Cristian Buchrucker, Nacionalismo y peronismo. La Argentina en la crisis ideolĂłgica mundial (1927-1955), Buenos Aires, Sudamericana, , p. 32-33
  4. « 18 avril 1919: FundaciĂłn de la Liga PatriĂłtica », Primera Plana,‎ (lire en ligne)
  5. Journal La NaciĂłn du 16 janvier 1920 : « Dans les locaux de l’Association du travail s’est rĂ©uni hier le ComitĂ© directeur de la Commission pro-dĂ©fenseurs de l’ordre, prĂ©sidĂ© par le contre-amiral Domecq GarcĂ­a, rĂ©union lors de laquelle furent adoptĂ©es plusieurs rĂ©solutions d’importance ». CitĂ© par Felipe Pigna dans La Semana TrĂĄgica, site El Historiador.
  6. Felipe Pigna, Los mitos de la historia argentina, vol. 3, Grupo Editorial Planeta, , 1re éd., 310 p. (ISBN 978-950-49-1544-7), « La dignidad rebelde. El movimiento obrero durante las presidencias radicales. », p. 75 à 80
  7. (es) « La liga patriótica argentina », Buenos Aires, El Ortiba (consulté le )
  8. (es) Felipe Pigna, « La semana Trågica », Buenos Aires, El Historiador (consulté le )
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