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Cinéma muet

Le cinĂ©ma muet se caractĂ©rise par l’absence de dialogues enregistrĂ©s sur un support mĂ©canique (disque ou pellicule) qui permettrait leur transport dans une salle et leur audition par un public en mĂȘme temps qu'il regarderait les images, et par l’absence sur le mĂȘme support de musique et de bruits ou d’ambiances sonores.

ScĂšne du film Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse (1921), l'un des films muets Ă  trĂšs gros succĂšs.

Les premiers films de Thomas Edison, réalisés par son assistant, William Kennedy Laurie Dickson, de 1891 à 1895, sont tournés sans le moindre son avec le kinétographe, et présentés au public en cet état grùce au kinétoscope, appareil de visionnage individuel. Leur durée est courte : pas plus de 50 secondes.

DĂšs 1892, Émile Reynaud organise des projections de fictions animĂ©es sur grand Ă©cran, devant un public assemblĂ©, qui durent beaucoup plus, jusqu'Ă  5 minutes. Ce sont les pantomimes lumineuses, les premiers dessins animĂ©s de l'histoire, dessinĂ©s directement sur la pellicule. PersuadĂ© qu'un tel spectacle se doit d'ĂȘtre accompagnĂ© par une musique soulignant les ambiances et expliquant les non-dits, Reynaud commande au pianiste Gaston Paulin qui les interprĂšte Ă  chaque sĂ©ance, les premiĂšres musiques du cinĂ©ma, les premiĂšres bandes originales[1]. Des contacts Ă©lectriques, le long de sa bande image de 70 mm de large, dĂ©clenchent la frappe d'un marteau, ou le tintement d'une cloche. Aussi, en principe, serait-il impossible d'affirmer que les projections de Reynaud (de 1892 Ă  1900) Ă©taient « muettes », mais la pĂ©riode Ă©tant ainsi nommĂ©e, le ThĂ©Ăątre optique de Reynaud fait bien partie de cette Ăšre dite du cinĂ©ma muet.

Lorsque sont prĂ©sentĂ©es les vues photographiques animĂ©es rĂ©alisĂ©es par Louis LumiĂšre Ă  partir de 1895 avec le cinĂ©matographe, la durĂ©e de chaque projection est identique Ă  celle des films amĂ©ricains : 30 Ă  60 secondes, beaucoup plus courte que les pantomimes lumineuses. Pour couvrir le bruit de cliquetis de l'appareil de projection, et dĂ©tendre le public plongĂ© dans la pĂ©nombre, les frĂšres LumiĂšre ont la bonne idĂ©e de faire comme Reynaud : un pianiste improvise en bas de l'Ă©cran, suivant les rythmes de l'image.

Le cinĂ©ma rencontre un succĂšs grandissant. Il est encore muet, c'est ainsi que l'histoire le qualifiera, mais dans les salles qui projettent les films muets sur grand Ă©cran, les sĂ©ances sont loin de se dĂ©rouler dans le silence. Elles sont le plus souvent accompagnĂ©es de bruitages rĂ©alisĂ©s en direct avec des instruments ingĂ©nieux dont certains, issus de la scĂšne, sont encore de nos jours utilisĂ©s par les bruiteurs[2]. Le plus souvent, l'opĂ©rateur qui instrumente la projection improvise des commentaires annonçant les sujets qu'il va passer. Durant la premiĂšre dĂ©cennie du cinĂ©ma, les bobineaux ne dĂ©passent pas une minute chacun. Mais le projectionniste, dĂ©jĂ  responsable de son stock de pellicules (il prĂ©sente tour Ă  tour une dizaine de bobineaux, qui constitue le spectacle) et du bon fonctionnement de sa machine, est trĂšs vite secondĂ© par un bonimenteur qui lit le commentaire fourni avec le film, ou Ă  dĂ©faut l’improvise.

Les films antĂ©rieurs Ă  l’invention du cinĂ©ma sonore (1927) n'ont pas Ă©tĂ© qualifiĂ©s de muets par leurs contemporains, et pour cause, les dĂ©nominations cinĂ©ma muet et film muet ne datent que des annĂ©es 1930, aprĂšs que le cinĂ©ma sonore se fut imposĂ©[3].

Le cinéma, attraction de foire et de quartier

La salle de cinéma primitive

Kinetoscope Parlor Ă  San Francisco (1894)

Dans les Kinetoscope Parlors, qui sont des magasins qu’on pourrait comparer aux salles de machines Ă  sous actuelles, s’alignent des rangĂ©es de KinĂ©toscope, de hauts coffres en bois au sommet desquels un Ɠilleton permet de regarder en solitaire ou Ă  deux des films Edison d’une durĂ©e maximale de 60 secondes. Seul s’entend le bruissement des moteurs Ă©lectriques qui entraĂźnent la pellicule mise en boucle. Mais, en 1895, Edison poursuit son rĂȘve : coupler le son et l'image. Son rĂ©alisateur, Dickson, se filme en train de jouer (maladroitement) un air de violon qui entraĂźne une valse effectuĂ©e par deux collaborateurs d'Edison qui lance alors la production de quelques films accompagnĂ©s de musique que restituent des kinĂ©toscopes contenant dans leurs flancs un phonographe qui dĂ©marre en mĂȘme temps que la bande image. Mais les incidents sont nombreux et le public ne voit pas l'intĂ©rĂȘt de ce mĂ©lange. Le cinĂ©ma dit muet emporte ainsi l'adhĂ©sion d'un public toujours plus nombreux, malgrĂ© d'autres tentatives qui resteront des curiositĂ©s sans avenir. Le cinĂ©ma restera donc muet de 1891 Ă  1927.

Caméra et appareil de projection, le Cinématographe (1895)

Jusqu'en 1908 (voir plus bas Le spectacle du cinĂ©ma primitif), la durĂ©e des films augmente progressivement, atteignant couramment une dizaine ou une quinzaine de minutes (on parle alors de « films d'une bobine »). Ils font rarement plus. Il faut attendre les annĂ©es 1910, quand les films sont constituĂ©s de plusieurs sĂ©quences composĂ©es de nombreux plans, pour que les films atteignent deux, trois ou quatre bobines, et que certains dĂ©passent une heure, ouvrant la voie aux longs-mĂ©trages. Leur prĂ©sentation au public nĂ©cessite alors de doter les cabines de projection de deux machines qui fonctionnent en alternance, d’une bobine Ă  l’autre, et assurent la continuitĂ© du spectacle. La conception avant tournage de ces films de longue durĂ©e s’appuie sur un usage direct de la littĂ©rature : des textes courts sont Ă©crits sur des cartons (d'oĂč le nom de « carton » donnĂ© Ă  ses intertitres), puis filmĂ©s et enfin introduits dans le montage. Ils prĂ©cisent un lieu, une date, une ellipse temporelle, l’état d’esprit d’un personnage, un Ă©claircissement de l’action, etc. Les dialogues font aussi l’objet de cartons filmĂ©s intercalĂ©s entre les plans montrant les acteurs les prononçant en silence. Le bonimenteur, engagĂ© par le propriĂ©taire de la salle, les lit Ă  haute voix, mais sa prĂ©sence est bientĂŽt jugĂ©e inutile et dispendieuse, car le public - du moins ceux qui savent lire - peut en prendre connaissance et les faire partager Ă  toute la salle, de sorte que les projections des films muets sont plutĂŽt bruyantes.

Conducteur de bruitage du film "Victory", fourni aux exploitants avec le film (1913)
Canada : entrée d'un nickelodeon à Toronto (Ontario)

Dans ses mĂ©moires, Billy Bitzer, le chef-opĂ©rateur de David Wark Griffith, raconte que vers les annĂ©es 1908-1915, le rĂ©alisateur « me demandait parfois d’aller avec lui au nickel-odĂ©on pour Ă©tudier les rĂ©actions du public Ă  nos films. C’est lĂ , dans les salles du Lower East Side de New York que nous avons remarquĂ© comment les immigrants apprenaient l’anglais en lisant Ă  haute voix les intertitres des films »[4]. Au dĂ©but du vingtiĂšme siĂšcle, les nickel-odĂ©ons sont les salles populaires amĂ©ricaines dont le prix d’entrĂ©e modique de 5 cents (une piĂšce en nickel) permet de voir un ou plusieurs films courts. Ce sont des Ă©tablissements semblables Ă  nos petits magasins de quartier, ces salles n’ont rien de commun avec les vastes cinĂ©mas qui seront construits par la suite. On y vend des « images qui bougent », et non pas un film en particulier. Il y a des banquettes ou des fauteuils en bois, et de la place pour assister debout Ă  la sĂ©ance.

Une autre forme de ce spectacle populaire est le Phantom train ride (Hale's Tour), des salles dĂ©corĂ©es comme l’intĂ©rieur d’une voiture de train (ce qui donne une idĂ©e des dimensions du lieu), oĂč les spectateurs font face Ă  un Ă©cran sur lequel sont projetĂ©s des films trĂšs courts pris de l’avant d’un train, montrant la voie qui semble filer sous leurs pieds (sous des roues invisibles) et faisant dĂ©couvrir diffĂ©rents paysages Ă  un public pour qui les voyages en train sont une exception dispendieuse[5]. Pour agrĂ©menter le voyage sur place, un bruiteur, dissimulĂ© derriĂšre l’écran, reconstitue l’ambiance sonore de la course de la locomotive, vapeur, sifflet, cloche d’alarme, et bien sĂ»r grondement des roues. Pourquoi Phantom ride (voyage de fantĂŽme) ? Parce que les spectateurs de cette nouvelle invention qu’est le cinĂ©ma, ne sont pas conscients que cette image de la voie ferrĂ©e a Ă©tĂ© prise par un homme, moulinant la manivelle d’une camĂ©ra installĂ©e comme lui sur le chasse-buffle[6] d’une locomotive, et qu’ils ont la sensation magique de voler au-dessus des rails, comme de purs esprits, comme des fantĂŽmes


En France, les principaux organisateurs de projections de films sont des forains qui achĂštent au mĂštre les bobineaux impressionnĂ©s que leur vendent les industriels du cinĂ©ma, en complĂ©ment de l’appareil de projection dont ils doivent Ă©quiper leur baraque. Le cinĂ©ma est ainsi relĂ©guĂ© au rang de curiositĂ© des fĂȘtes foraines, Ă  l’égal d’un tour de manĂšge.

Mais qui, en fait, assiste aux projections de films ? Les bourgeois sont plutĂŽt rĂ©ticents vis-Ă -vis de ce divertissement de seconde zone, et rechignent Ă  se mĂȘler au public populaire. Les premiĂšres projections du CinĂ©matographe LumiĂšre avaient pour spectateurs les gens riches, mais le drame de l’incendie du Bazar de la CharitĂ© en 1897, provoquĂ© par une manipulation hasardeuse d’un projectionniste de cinĂ©ma, a fait fuir les classes aisĂ©es qui prĂ©fĂšrent pour le moment se tenir Ă  l’écart. En France, comme aux États-Unis et dans le monde entier, le succĂšs du cinĂ©ma est un succĂšs populaire.

Le spectacle du cinéma primitif

Avec leur CinĂ©matographe, les frĂšres LumiĂšre s’adressent Ă  des clients aisĂ©s, capables d’acquĂ©rir cette machine qui fait camĂ©ra de prise de vue, appareil de projection (avec une boĂźte Ă  lumiĂšre) et tireuse de copies, pour filmer leur famille et organiser Ă  domicile des projections pour l’éducation de leur progĂ©niture. Cette stratĂ©gie commerciale dĂ©finit le choix des sujets de leurs « vues photographiques animĂ©es » (c’est ainsi que Louis LumiĂšre appelle chacun des bobineaux qu’il met en vente). Ce sont des rĂ©pliques animĂ©es des « vues » fixes sur verre que les Ă©tablissements LumiĂšre commercialisent dĂ©jĂ [7].

Il s’agit de scĂšnes caractĂ©ristiques qui retournent comme dans un miroir l’image du monde des gens riches. Citons, parmi environ 1 400 titres du catalogue LumiĂšre, en 1896 : Les Autruches du Jardin des Plantes Ă  Paris, DĂ©part d’un transatlantique Ă  Marseille, Cygnes du Parc de la TĂȘte d’Or Ă  Lyon, Concours de boules Ă  Lyon, Sortie de la pompe Ă  incendie Ă  Lyon, Carnaval de Nice (8 bobineaux), Chasseurs alpins (12 bobineaux), Londres (13 bobineaux), en 1897 : Bataille de boules de neige, École de cavalerie de Saumur (28 bobineaux, une figure de carrousel par bobineau). Et pour immortaliser des Ă©vĂšnements mondains, tels que, en 1896 : CortĂšge du mariage du prince de Naples Ă  Rome (2 bobineaux, dĂ©but du cortĂšge, suite du cortĂšge), Inauguration du monument de Guillaume 1er Ă  Berlin (4 bobineaux), FĂȘtes du couronnement de S.M. le Tsar Nicolas II (8 bobineaux), en 1897 : FĂȘtes du jubilĂ© de la Reine d’Angleterre Victoria (9 bobineaux), Voyage de M. le PrĂ©sident de la RĂ©publique FĂ©lix Faure en Russie (14 bobineaux), Voyage de M. le PrĂ©sident de la RĂ©publique FĂ©lix Faure en VendĂ©e (20 bobineaux). Il ne faut pas oublier qu’un bobineau dure moins de 1 minute, et comprend une seule « vue », un seul plan avec un seul cadrage, les personnages vus en pied, voire dans un cadre plus large
 Toutes les grandes villes sont filmĂ©es et font l’objet parfois de plusieurs dizaines de bobineaux. Le monde est ainsi dĂ©coupĂ© en multiples saynĂštes silencieuses, comme autant de clichĂ©s photographiques, mais qui bougent. Tous les premiers artisans du cinĂ©ma, sans exception, enregistrent des bobineaux du mĂȘme type. Quand un sujet plaĂźt au public, la concurrence se prĂ©cipite pour tourner le sien sur le mĂȘme sujet.

L’Éternuement de Fred Ott, le premier Plan rapprochĂ© du cinĂ©ma (1896)

Quelques exceptions dans cette standardisation des films de l’époque sont remarquables : William Kennedy Laurie Dickson enregistre pour le compte de Thomas Edison des bobineaux oĂč la camĂ©ra s’approche du sujet, le coupant Ă  mi-cuisses, ce qui s’appellera plus tard le Plan amĂ©ricain. UtilisĂ© dĂšs 1891 dans le premier film du cinĂ©ma : Le Salut de Dickson (Dickson Greeting), ce cadrage, jugĂ© un peu trop intime par les puritains, est repris dans Sandow, l’homme le plus fort du monde (1894), un athlĂšte qui expose et fait jouer sa belle musculature avec un narcissisme Ă©vident. En 1896, Dickson va mĂȘme couper un personnage Ă  hauteur de poitrine, dans L’Éternuement de Fred Ott (Edison Kinetoscopic Record of a Sneeze), le premier Plan rapprochĂ© du cinĂ©ma, d’une durĂ©e de 4 secondes. L’effet recherchĂ© est le grotesque qui ravit le public populaire.

Dans ses MĂ©moires, David Wark Griffith rapporte une rĂ©action amusante du public Ă  la vue des premiers cadrages serrĂ©s au cinĂ©ma : « En voyant ces images, les spectateurs de l’un des premiers nickel-odĂ©ons poussĂšrent des grands cris. Ils voulaient savoir oĂč les pieds des acteurs avaient bien pu passer ! »[8].

Émile Reynaud et son ThĂ©Ăątre optique (1892)

De son cĂŽtĂ©, un artiste qu’on qualifierait aujourd'hui d'inclassable, Émile Reynaud, dessine depuis 1892 des comĂ©dies peintes directement sur la pellicule, et non pas enregistrĂ©es sur une Ă©mulsion photographique, qui durent de 1 minute et demie Ă  5 minutes et qui rassemblent devant un Ă©cran de projection, de 1892 Ă  1900, quelque 500 000 spectateurs. Le rĂ©alisateur des Pantomimes lumineuses dĂ©veloppe dans chacun de ses films un vĂ©ritable rĂ©cit, avec des pĂ©ripĂ©ties qui se suivent selon une progression dramaturgique. Dans Autour d'une cabine (1894, 1 min 50 s), l’un des deux films qui ont Ă©tĂ© miraculeusement Ă©pargnĂ©s du dĂ©sespoir de leur auteur qui, aprĂšs avoir fait faillite, jettera tous ses films Ă  la Seine, le personnage du vieux beau, dĂ©daignant une baigneuse bien en chair, tente de sĂ©duire une jolie baigneuse et l’épie dans la cabine de plage, et se voit botter les fesses par un superbe maĂźtre-nageur qui emmĂšne la belle se baigner en sa compagnie. Quatre personnages (plus un chien) sont ainsi convoquĂ©s dans l’histoire, qui ont chacun leur caractĂ©risation et leur rĂŽle Ă  jouer.

Les frĂšres LumiĂšre tournent en 1895 la premiĂšre fiction photographique animĂ©e, le cĂ©lĂšbre L'Arroseur arrosĂ©, une « vue comique » comme la nomme Louis LumiĂšre. LĂ  encore, existe un fil conducteur qui fait de ce film une histoire complĂšte, proche du proverbe « Rira bien qui rira le dernier », puisque le jardinier arrose (1re action), puis surpris par l’arrĂȘt intempestif de l’eau, ne voyant pas qu’un gamin vient d’écraser le tuyau sous son pied (2e action), il regarde le bec d’arrosage et reçoit le jet en pleine figure quand l’espiĂšgle libĂšre le tuyau (3e action), mais il attrape le farceur et lui administre une fessĂ©e (4e action), puis reprend calmement son travail (5e action).

Ce genre de petite comĂ©die, au motif futile, est repris par toute la concurrence qui, en 1895, apparaĂźt Ă  peu prĂšs au mĂȘme moment que les frĂšres LumiĂšre et leur CinĂ©matographe. Ainsi, l’Anglais James Bamforth tourne A Joke on the Gardener (On se moque du jardinier). Quel que soit le sujet, il s’agit toujours d’une suite d’actions dramatiques ou comiques, situĂ©e dans le mĂȘme lieu, filmĂ©e en un seul plan selon un unique cadrage, les personnages Ă©tant toujours vus en pied. En France, des producteurs comme Charles PathĂ© et LĂ©on Gaumont, Ă  cĂŽtĂ© des inĂ©vitables « vues » documentaires, sortie des pompiers, accostage d’un navire, passage de cavaliers, etc., dĂ©veloppent toute une sĂ©rie de comĂ©dies du mĂȘme type.

Escamotage d'une dame au théùtre Robert-Houdin (1896)

Quand il s’initie aux prises de vues cinĂ©matographiques, le prestidigitateur Georges MĂ©liĂšs les copie sans Ă©tat d’ñme, comme tout un chacun. C’est ainsi qu’il donne sa version de L'Arroseur en 1896. Mais trĂšs rapidement, il applique Ă  ses films des recettes qu’il a Ă©prouvĂ©es dans son thĂ©Ăątre de magie et d'autres qu'il a pu apercevoir dans les films produits par Thomas Edison. Il fait ainsi disparaĂźtre et rĂ©apparaĂźtre une jeune femme, par deux arrĂȘts de camĂ©ra et deux reprises du tournage sans bouger l’appareil, et, aprĂšs deux collures pour Ă©liminer les images surexposĂ©es des arrĂȘts et des redĂ©marrages, il livre son Escamotage d'une dame au thĂ©Ăątre Robert-Houdin, rĂ©alisĂ© en 1896, qui stupĂ©fie le public et fait le succĂšs de MĂ©liĂšs. Comme d’habitude, la concurrence s’empare de ce « truc » qui ne doit rien au music-hall et qui est spĂ©cifique du cinĂ©ma. Aussi bien Alice Guy, la premiĂšre rĂ©alisatrice de films du monde, qui travaille pour LĂ©on Gaumont, que Ferdinand Zecca, qui travaille pour PathĂ© FrĂšres, et plus tard Segundo de ChomĂłn, cinĂ©aste espagnol passĂ© en France chez PathĂ©, font apparaĂźtre et disparaĂźtre tout ce qui peut l’ĂȘtre dans un rĂ©cit extravagant, magique ou horrifique.

Un autre sujet emporte l’adhĂ©sion du public et rĂ©concilie le monde bourgeois, catholique dans sa majoritĂ©, avec le cinĂ©ma. Ce sont les films qui reconstituent la Passion du Christ, un scĂ©nario tragique dĂ©jĂ  existant, au succĂšs qui n’est plus Ă  dĂ©montrer. Alice Guy est la premiĂšre Ă  donner sa version que la critique porte aussitĂŽt aux nues. Chaque station du Chemin de Croix fait l’objet d’un bobineau Ă  l’unique cadrage, d’une durĂ©e de 40 Ă  60 secondes chacun. « Les bobineaux sont vendus sĂ©parĂ©ment, on peut acheter La CĂšne, JĂ©sus devant Pilate, ou Le Crucifiement, et bouder La RĂ©surrection. Il y a aussi L’Annonciation, L’Adoration des Bergers et des Rois mages, Le Massacre des Innocents, La Fuite en Égypte
 »[9]. Les frĂšres LumiĂšre produisent Ă  leur tour en 1903 La Vie et la passion de JĂ©sus-Christ que rĂ©alise Georges Hatot. L’annĂ©e suivante, Ferdinand Zecca et Lucien Nonguet rĂ©alisent pour PathĂ© FrĂšres une ambitieuse Passion de Notre-Seigneur JĂ©sus-Christ, sortie en 1904, et qui dure prĂšs de quarante-cinq minutes. Mais Ă  cette date, le cinĂ©ma bĂ©nĂ©ficie dĂ©jĂ  d’une nouvelle façon de concevoir les films, nĂ©e en Angleterre, et les deux cinĂ©astes français tournent leur film en appliquant timidement la nouveautĂ©.

Les cinéastes inventent leur propre langage

Les cinĂ©astes anglais Ă  la charniĂšre des XIXe et XXe siĂšcles, que l’historien du cinĂ©ma Georges Sadoul regroupe sous le nom « d’École de Brighton », habitent tous la cĂ©lĂšbre citĂ© balnĂ©aire dans le Sud de l’Angleterre, oĂč ils exercent diffĂ©rents mĂ©tiers liĂ©s Ă  la photographie ou au spectacle. Ils imaginent que l’on peut faire mieux que de simples bobineaux d’une minute, et ne pas se contenter de les coller les uns derriĂšre les autres, comme le fait leur ami MĂ©liĂšs dĂšs 1898. Ils s’essayent au cinĂ©ma, aprĂšs avoir applaudi les sĂ©ances de Robert William Paul, le premier cinĂ©aste anglais. Ils sont eux-mĂȘmes leurs propres producteurs, tous amis mais indĂ©pendants et seuls juges de leurs films.

Parmi eux, George Albert Smith rĂ©alise en 1900 un film comme jamais on n’en a vu auparavant : La Loupe de grand-maman (Grandma’s Reading Glass). Le sujet est semblable Ă  tous les sujets des films de l’époque ; il se rĂ©sume Ă  une seule idĂ©e : un enfant observe autour de lui Ă  l’aide de la loupe de sa grand-mĂšre. Fait par un autre cinĂ©aste, cela donnerait un film plutĂŽt ennuyeux. On verrait le gamin s’activer autour de son aĂŻeule, dans une prise de vue unique montrant la scĂšne en pied. Mais George Albert Smith comprend que rien ne l’empĂȘche de faire ce que les autres ne font jamais : il intercale dans cette action banale des prises de vue qui montrent les objets ou les ĂȘtres qu’observe l’enfant. Une nouveautĂ© que l'on appellera plus tard gros plans. Ce qui donne :

  1. Cadrage moyennement large montrant l’enfant et sa grand-mùre ;
  2. Gros plan de la montre de la grand-mÚre, vue à travers une découpe ronde en forme de loupe ;
  3. Retour au cadrage large, l’enfant vise une cage d’oiseau ;
  4. Gros plan de l’oiseau dans sa cage Ă  travers la dĂ©coupe ;
  5. Retour au cadrage large, l'enfant aperçoit un chaton dans le panier à couture ;
  6. gros plan du chaton à travers la découpe ronde ;
  7. Retour au cadrage large, l’enfant se tourne vers sa grand-mùre ;
  8. Gros plan drolatique de l’Ɠil de la grand-mùre, qui riboule dans tous les sens ;
  9. Retour au cadrage large.

L’alternance qu’obtient George Albert Smith est une nouveautĂ© pour le cinĂ©ma, et plus encore c’est un Ă©norme bond en avant dans la maniĂšre de raconter une histoire par les images animĂ©es, basĂ© sur ce qui cesse d’ĂȘtre un bobineau isolĂ© (une montre, un oiseau) et devient un plan, l’unitĂ© filmique du cinĂ©ma, qui se combine avec d’autres plans dans une succession qui ne relĂšve plus du simple bout Ă  bout mais du montage, c’est-Ă -dire d’une succession de plans qui crĂ©e un nouveau sens. Ce type de montage, qui devient la base du rĂ©cit au cinĂ©ma, s'appellera le montage alternĂ©. « Cette alternance du gros plan et des plans gĂ©nĂ©raux dans une mĂȘme scĂšne est le principe du dĂ©coupage. Par lĂ , Smith crĂ©e le premier vĂ©ritable montage[10]. » Mieux encore, George Albert Smith rĂ©alise dans ce film les premiers plans subjectifs du cinĂ©ma, puisque les divers gros plans reprĂ©sentent ce que voit le jeune garçon.

Ce langage n’est pas une figure de montage, car les cinĂ©astes doivent, avant ou pendant le tournage, prĂ©voir chacun des plans qui vont ĂȘtre comme un puzzle Ă  reconstituer au montage. Cette prĂ©vision des plans Ă  tourner est ce que l’on appelle aujourd’hui le dĂ©coupage technique, un document Ă©crit indiquant la somme des prises de vues Ă  effectuer, parfois complĂ©tĂ©, voire remplacĂ©, par des dessins donnant le cadrage de chaque plan, le story board.

Cette découverte, nous la devons à George Albert Smith.

En 1901, Ferdinand Zecca rĂ©alise pour PathĂ© FrĂšres un film oĂč la loupe est remplacĂ©e par le trou de la serrure. Le sujet est aussi mince que Grandma’s Reading Glass : le domestique d’un hĂŽtel Ă©pie la clientĂšle par le trou de la serrure, et se dĂ©lecte ainsi Ă  la vue d’une jeune femme Ă  sa toilette, se rĂ©jouit du mĂ©dianoche d’un couple autour d’une bouteille de champagne puis grimace de surprise en dĂ©couvrant qu’une belle blonde est en rĂ©alitĂ© un homme qui ĂŽte sa perruque. Il n’en voit pas plus car un client l’aperçoit en train d'Ă©pier et entreprend de le tabasser, en possible rĂ©fĂ©rence de la fin d'Autour d’une cabine, le film d'Émile Reynaud. LĂ  encore, le dĂ©coupage en plans est conduit par le motif mĂȘme du film : alternance du plan large montrant le domestique sur un palier, et des plans de ses victimes vues Ă  travers une dĂ©coupe en forme de serrure.

Il ne faut pas longtemps aux Anglais, aussitĂŽt imitĂ©s par Zecca, pour comprendre qu’il n’est nul besoin d’un prĂ©texte (loupe, trou de serrure, longue-vue, etc.) pour montrer diverses actions se succĂ©dant dans le rĂ©cit en images d’une histoire, quelle qu’elle soit. Ils lancent alors un thĂšme encore jamais utilisĂ© dans le cinĂ©ma : les poursuites (Chase Films), toutes tournĂ©es en extĂ©rieur dans les rues ou en pleine nature. La poursuite nĂ©cessite, pour ĂȘtre apprĂ©ciĂ©e par le public, de se dĂ©rouler pendant un certain temps : l’attrapera-t-il ou pas ? La multiplication des plans, et donc la possibilitĂ© de lieux diffĂ©rents, permet cette Ă©longation du temps, ce que nous appelons aujourd’hui le suspense, qui date de cette Ă©poque (1901). Comme d’habitude, Ferdinand Zecca comprend immĂ©diatement les innombrables possibilitĂ©s qu’ouvre le dĂ©coupage en plans et les applique Ă  son tour, diffusant cette mĂ©thode de rĂ©cit dans le monde entier puisque PathĂ© FrĂšres, pour qui il travaille, devient l’une des plus puissantes sociĂ©tĂ©s de production de la planĂšte, prĂ©fĂ©rant sortir ses films d’abord aux États-Unis, avant la France, afin qu’ils reviennent en Europe portĂ©s par leur succĂšs outre-Atlantique.

Le dĂ©coupage en plans est un tournant dĂ©cisif pour le cinĂ©ma. Il permet d’augmenter la durĂ©e des films. Et, aprĂšs que David Wark Griffith ose utiliser pour la premiĂšre fois au cinĂ©ma[11] la technique romanesque de la succession d’actions diffĂ©rentes, dans des lieux diffĂ©rents, mais racontant une partie du mĂȘme rĂ©cit, en quelques annĂ©es les autres cinĂ©astes lui emboĂźtent le pas et la durĂ©e des rĂ©cits racontĂ©s dans les films augmente considĂ©rablement[9]. L’ùre des longs-mĂ©trages est ouverte, le cinĂ©ma atteint son Ăąge adulte, il est muet mais il possĂšde dĂ©jĂ  son propre langage[12].

L’ñge d’or du cinĂ©ma muet

Le modÚle littéraire

L’annĂ©e 1908 marque plusieurs Ă©tapes dans les progrĂšs du cinĂ©ma. C’est effectivement celle du premier film de Griffith, Les Aventures de Dollie, dans lequel, par une intuition qu’on peut qualifier de gĂ©niale, le cinĂ©aste dĂ©butant importe de la littĂ©rature sa capacitĂ© Ă  faire alterner les rĂ©cits Ă  l’intĂ©rieur d’une mĂȘme histoire, racontant les unes aprĂšs les autres les pĂ©ripĂ©ties liĂ©es Ă  chacun des personnages de cette histoire. Ce qui suppose d’écrire un scĂ©nario. À l’époque, Georges MĂ©liĂšs est le premier Ă  rĂ©diger des notes prĂ©cises avant de tourner, ses films utilisent la plupart du temps des trucages, l’arrĂȘt de camĂ©ra par exemple, qui l’obligent Ă  prĂ©voir minutieusement les Ă©tapes de ses substitutions ou disparitions ou rĂ©apparitions. Mais les rĂ©cits eux-mĂȘmes sont trĂšs linĂ©aires et lapidaires. Quand Griffith dĂ©bute dans le cinĂ©ma, c’est pour Ă©crire, Ă  $ l’unitĂ©, des sujets de films, quelques lignes que l’on appelle aujourd’hui l’argument. Ainsi, « un bĂ©bĂ© est emportĂ© dans son nid par un aigle, le pĂšre escalade la falaise et rĂ©cupĂšre son enfant » est un motif de films que va tourner l’un des rĂ©alisateurs vedettes de l’Edison Manufacturing Company, Edwin Stanton Porter (SauvĂ© du nid d'un aigle, 1908). C’est mĂȘme ce film qui va dĂ©cider de la carriĂšre de Griffith. Il se propose en effet de jouer le rĂŽle du pĂšre, et de descendre en rappel dans le nid de l’oiseau. C’est ce qu’on nommera plus tard une cascade, Ă  laquelle Griffith n’est pas spĂ©cialement prĂ©parĂ©, mais il est dĂ©cidĂ© Ă  jouer son va-tout. Le film est un succĂšs et la Biograph Company, le principal concurrent d’Edison, lui offre de rĂ©aliser son premier film, Les Aventures de Dollie. Griffith prend trĂšs au sĂ©rieux la prĂ©paration Ă©crite de ce film. Il travaille avec un opĂ©rateur qui deviendra par la suite son chef-opĂ©rateur attitrĂ©, Billy Bitzer (voir supra « La Salle de cinĂ©ma primitive »), qui, au cours d’une longue discussion sur le projet de Griffith, note au dos d’une carte de blanchisserie, les donnĂ©es de l’histoire, vues sur le plan de la dramaturgie :

ÉlĂ©ments affectifsÉlĂ©ments dramatiquesÉlĂ©ments inquiĂ©tantsÉlĂ©ments comiques
AmourLes menaces du bohĂ©mienEnlĂšvement de DollieLe tonneau heurte une barque et fait tomber son propriĂ©taire Ă  l’eau
Le bonheur d’une familleLa lutte de la mĂšre contre le bohĂ©mienDollie est enfermĂ©e dans le tonneauLes lignes des garçons s’emmĂȘlent
Les jeux du pĂšre et de sa petite filleLe pĂšre frappe le bohĂ©mienLe tonneau se dĂ©tache de la roulotte et part au fil de l’eau
DĂ©nouement

Les garçons entendent crier dans le tonneau. Ils ouvrent le tonneau d’oĂč sort Dollie.

Ce qui donne un synopsis Ă©tabli comme suit. Un couple et leur fillette, Dollie, passent un week-end dans leur maison de campagne. Rires et jeux. Tandis que le pĂšre entreprend la lecture de son journal, la mĂšre et sa fille vont se promener sur la berge de la riviĂšre qui coule non loin de la maison, oĂč pĂȘchent deux garçons. Un bohĂ©mien les rejoint, offrant Ă  leur vendre des paniers. La mĂšre dĂ©daigne son offre, il insiste, elle le repousse. DĂ©pitĂ©, il tente alors de lui dĂ©rober son sac Ă  main. Elle crie. Le pĂšre arrive fort en colĂšre, son journal roulĂ© Ă  la main comme une matraque, et le frappe. Le bohĂ©mien rompt le combat. La famille revient devant leur maison, et le pĂšre joue au badminton avec Dollie. Le bohĂ©mien a rejoint sa roulotte oĂč son Ă©pouse prĂ©pare la soupe. Pleutre, il lui montre les traces invisibles des coups reçus, et il a soudain une idĂ©e qu'il explique Ă  son Ă©pouse en faisant un geste de la main, rĂ©vĂ©lateur, qui dĂ©signe la hauteur de la fillette. Son Ă©pouse proteste, et elle reçoit en retour une gifle. Devant la maison, le pĂšre est appelĂ© par le jardinier et Dollie se retrouve seule. Le bohĂ©mien s'approche avec prudence, puis la bĂąillonne et l'emporte sur son dos. Retour Ă  la roulotte. Le bohĂ©mien enferme la fillette dans un tonneau. Pendant ce temps, la mĂšre et le pĂšre s'aperçoivent de la disparition de Dollie. Le pĂšre appelle le jardinier et tous deux partent Ă  la recherche de la fillette. Quand ils arrivent au camp, ils fouillent partout. Le bohĂ©mien les regarde avec mĂ©pris, assis sur le tonneau. Les deux hommes poursuivent leurs recherches plus loin. Les bohĂ©miens lĂšvent le camp, le tonneau arrimĂ© Ă  la roulotte. En passant Ă  guĂ© la riviĂšre, ils perdent le tonneau sans s'en apercevoir. Celui-ci est entraĂźnĂ© par le courant, franchit une petite cascade, un rapide, puis vient s'Ă©chouer sur la berge... juste en face de la maison familiale. Les deux jeunes pĂȘcheurs le tirent de l'eau. Le pĂšre arrive, il se penche pour Ă©couter un bruit qui provient de l'intĂ©rieur du tonneau, il l'ouvre : Dollie se lĂšve. La famille est de nouveau rĂ©unie.

Ce script peut faire sourire le lecteur d’aujourd’hui, mais en fait, ce texte permet Ă  Griffith d’envisager chaque pĂ©ripĂ©tie comme faisant partie d’un tout. On comprend intuitivement en lisant ce synopsis et en voyant le film que chaque « scĂšne » qui se dĂ©roule dans un lieu diffĂ©rent est liĂ©e aux autres scĂšnes par une temporalitĂ© qui permet de dire par exemple : pendant que le pĂšre recherche sa fille avec le jardinier, le bohĂ©mien enferme Dollie dans un tonneau ; pendant qu'il cache Dollie, le pĂšre et le jardinier parcourent la campagne ; pendant qu'ils recherchent Dollie, le bohĂ©mien s'assied sur le tonneau pour donner le change, etc. C'est ce qu'on appelle les « actions parallĂšles », qui ne sont pas des effets de montage comme on a tendance Ă  le croire, mais une prĂ©vision dĂšs le script, mise en Ă©lĂ©ments par le tournage, et seulement entĂ©rinĂ©e par le montage. Cette alternance n'existait pas au cinĂ©ma avant que Griffith fasse son premier film[9]. La continuitĂ© des rĂ©cits Ă©tait seulement chronologique : le personnage fait ceci, puis il fait cela, ensuite il rencontre un autre personnage, ils font alors cela, puis ils font autre chose, etc.

D'autre part, on note que le cinĂ©aste a supprimĂ© la partie « Ă©lĂ©ments comiques » que Billy Bitzer et lui avaient prĂ©vue, car l'enlĂšvement ne peut ĂȘtre pris Ă  la lĂ©gĂšre. Pour attĂ©nuer la violence de la rĂ©action du pĂšre Ă  la tentative de vol Ă  l’arrachĂ©, Griffith ne l’arme pas d’un fouet, comme prĂ©vu, mais de son innocent journal du week-end qu’il roule en matraque (arme par destination en droit français). De mĂȘme, ce ne sont pas les garçons, silhouettes secondaires, qui ouvrent le tonneau, mais le pĂšre lui-mĂȘme, ce qui le met aux premiĂšres loges dans le dĂ©nouement. Ce souci de mettre les personnages principaux dans des actions signifiantes est ce qui diffĂ©rencie Griffith d’un Georges MĂ©liĂšs, dont le principal souci est de mener la farce Ă  son paroxysme au travers de gesticulations qui demeurent simplistes et mĂ©caniques.

L'industrie du cinéma

Dans les annĂ©es qui suivent, le mĂȘme souci de crĂ©ation qui prĂ©existe au tournage, dans la rĂ©daction d'un scĂ©nario, se rĂ©pand chez tous les cinĂ©astes, en mĂȘme temps que les films augmentent leur durĂ©e grĂące Ă  la complexitĂ© nouvelle des rĂ©cits. Le comĂ©dien, cinĂ©aste et producteur Thomas Harper Ince estime mĂȘme qu’il faut ĂȘtre encore plus prĂ©cis et prĂ©voir avant le tournage comment seront filmĂ©es les sĂ©quences, le nombre de plans qu'elles comporteront, leur cadrage, leur durĂ©e
 Cette façon de faire va permettre au cinĂ©ma d'adopter des rĂ©cits toujours plus Ă©laborĂ©s. Thomas Ince est Ă  l'origine d'un genre de films tout de suite adoptĂ© par les spectateurs amĂ©ricains et par la suite du monde entier : le western. La multiplicitĂ© des plans permet de valoriser les galopades dans des dĂ©cors sauvages prĂšs de Santa Monica, oĂč Ince installe ses studios. Le cinĂ©aste perfectionne ce que d'autres ont dĂ©couvert ; il utilise le suspense, bien Ă©paulĂ© en cela par son comĂ©dien vedette, William S. Hart, qu'il dĂ©cide de passer Ă  la rĂ©alisation. Hart met en scĂšne des westerns dont les personnages sont trĂšs Ă©laborĂ©s, et la personnalitĂ© du hĂ©ros est parfois mĂȘme particuliĂšrement noire, mĂȘme si une rĂ©demption miraculeuse - gĂ©nĂ©ralement sous l'influence d'une femme - intervient Ă  la fin, comme dans The Aryan (Pour sauver sa race), sorti en 1916.

Les films produits par Thomas Ince coĂŻncident avec l'Ă©mergence de Hollywood, un village qu'a dĂ©couvert Griffith en 1910 pour y tourner un film de 17 minutes, In Old California. LĂ , dans des dĂ©cors naturels extrĂȘmement variĂ©s, le cinĂ©ma amĂ©ricain se dĂ©veloppe, et profite, il faut bien le souligner, du conflit qui ensanglante l'Europe de 1914 Ă  1918, et qui repousse la pacifique production de films loin derriĂšre la production d'armes, devenue prioritaire. Les cinĂ©astes amĂ©ricains vont ainsi pouvoir expĂ©rimenter encore plus les possibilitĂ©s de leur art, et s'imposer par la suite. Mais ce n'est pas Ă  Hollywood que Griffith tourne en 1914 son immense succĂšs, Naissance d'une nation, qui devait au dĂ©part s'intituler comme le roman qui inspire le rĂ©alisateur : The Clansman, l'homme du clan, un hommage douteux de Thomas F.Dickson Jr au Ku Klux Klan. Le film dure plus de trois heures, et comporte en son milieu un entracte (Intermission en anglais). Sa composition scĂ©naristique ne doit rien au roman The Clansman, elle est l'Ɠuvre de Griffith lui-mĂȘme. La technique de l'alternance des sĂ©quences, qu'il a mis au point dĂšs son premier film, est poussĂ©e trĂšs loin. L'enchevĂȘtrement des diffĂ©rents rĂ©cits, qui font partie cependant de la mĂȘme histoire familiale, dresse en mĂȘme temps le tableau complexe d'un pays divisĂ© par la grande Histoire. MalgrĂ© son insupportable discours raciste, on peut dire que ce film ouvre en grand l'Ă©poque du cinĂ©ma adulte, capable dĂ©sormais de dĂ©rouler n'importe quel rĂ©cit, aussi compliquĂ© soit-il.

Films muets modernes

En 1976, Mel Brooks réalise La DerniÚre Folie de Mel Brooks, un long-métrage en couleur, mais presque entiÚrement muet, la seule réplique « audible » étant « non », un « non » prononcé par le mime Marceau, lequel n'apparaßt dans le film que pour cette réplique. En 1989, Charles Lane réalise et interprÚte Sidewalk Stories film muet en noir et blanc. En 1999, Aki KaurismÀki réalise Juha, un remake muet d'un classique du cinéma finlandais. On peut toutefois y entendre chanter, en français, Le Temps des cerises de Jean-Baptiste Clément. En 2011, Michel Hazanavicius réalise The Artist, un film qui a recours à certains procédés du muet (intertitres) mais qui utilise avec abondance la musique, et, à la fin, des bruits et quelques répliques qui le classe sans ambiguïté dans le cinéma sonore. Sa relation avec le muet est surtout forte dans son thÚme : le passage douloureux du cinéma muet au parlant d'un comédien célÚbre. Ce dernier film remporte cinq Oscars.

Les grands noms du cinéma muet, principaux films

Principaux comédiens

Principaux réalisateurs du muet

Principaux films par ordre alphabétique

Les Vampires (1915) Musidora en collant noir

Notes et références

  1. Dominique Auzel, « Émile Reynaud, et l’image s’anima », Dreamland Ă©diteur, collection Image par image, Paris, 1998 (ISBN 978-2-91002-737-7).
  2. Exemples : vent, obtenu par un coupon de velours enroulĂ© sur un cylindre qu’il frotte ; moteur thermique, obtenu par une roue Ă  rayons en rotation heurtant par saccades un morceau de carton Ă©pais ; tonnerre, obtenu par une fine tĂŽle mĂ©tallique agitĂ©e ; galop du cheval, obtenu par deux demi-coques de noix de coco frappĂ©es sur une surface de nature variĂ©e ; etc.
  3. Madeleine MalthĂȘte-MĂ©liĂšs, « PrĂ©face du livret d’accompagnement », DVD Georges MĂ©liĂšs, Fechner Prod. et Studio Canal, 2007.
  4. Billy Bitzer, « Billy Bitzer : his story », Farrar, Straus and Giroux, New York, 1973, traduit et citĂ© par Jean Mottet (sous la direction de) : Colloque international sur D.W.Griffith, L’Harmattan, Paris, 1984.
  5. Richard Abel, « EncyclopÊdia of early cinema », Université du Michigan, Routledge Press, Londres, New York, 2005 (ISBN 978-0415778565).
  6. Dispositif placé à l'avant des locomotives américaines pour chasser les animaux errants sur la voie
  7. Michelle Aubert et Jean-Claude Seguin (sous la direction de), La Production cinématographique des frÚres LumiÚre, Bifi-éd. Mémoires de cinéma, Paris, 1996 (ISBN 978-2-95090-481-2).
  8. James Hart, traduction Jean Mottet, The Man who invented Hollywood : The Autobiography of D.W.Griffith, Touchstone Publishing Company, Louisville, Kentucky, 1972.
  9. Marie-France Briselance et Jean-Claude Morin, « Grammaire du cinéma », Nouveau Monde éditions, Paris, 2010 (ISBN 978-2-84736-458-3).
  10. Georges Sadoul, Histoire du cinéma mondial, des origines à nos jours, Paris, Flammarion, , 719 p., p. 43.
  11. David Wark Griffith, Les Aventures de Dollie, 12 minutes, Biograph Company, USA, 1908
  12. Karol Beffa, Parler, Composer, Jouer. Sept leçons sur la musique., Paris, Seuil, , 240 p., chapitre "Comment accompagner un film muet ?".

Annexes

Bibliographie

  • Georges Sadoul, Histoire du cinĂ©ma mondial, des origines Ă  nos jours, Paris, Ernest Flammarion,
  • NoĂ«l Burch, La Lucarne de l’infini. Naissance du langage cinĂ©matographique, Paris, L’Harmattan, (1re Ă©d. 1991), 305 p. (ISBN 978-2-296-04326-8, lire en ligne)
  • J. A. Gili, M. Lagny, M. Marie et V. Pinel (dir.), Les vingt premiĂšres annĂ©es du cinĂ©ma français, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, , 510 p. (ISBN 978-2-87854-095-6)
  • Albera François, Gili Jean A. (dir.), Dictionnaire du cinĂ©ma français des annĂ©es vingt, Paris, AFRHC, 1895, no 33, juin 2001 (ISBN 978-2-9137-5806-3)
  • Michel Marie, Le CinĂ©ma muet, Paris, Cahiers du CinĂ©ma - Éditions de l'Étoile, Les petits Cahiers, 2005 (ISBN 978-2-8664-2439-8)
  • Banda Daniel et Moure JosĂ©, Le CinĂ©ma : naissance d'un art. 1895-1920, Paris, Flammarion, Champs, 2008, 534 p. (ISBN 978-2-0812-1011-0)
  • Banda Daniel et Moure JosĂ©, Le CinĂ©ma : l'art d'une civilisation. 1920-1960, Paris, Flammarion, Champs, 2011, 487 p., (ISBN 978-2-08-123926-5)
  • Marie-France Briselance et Jean-Claude Morin, Grammaire du cinĂ©ma, Nouveau Monde Ă©ditions, Paris, 2010 (ISBN 978-2-84736-458-3)
  • Till R. Kuhnle, Le cinĂ©ma est devenu un monstre: la parole met fin Ă  l'art. Une polĂ©mique contre le "parlant", in: BĂ©nĂ©dicte BrĂ©mard / Julie Michot / Marc Rolland / Carl Vetters (Dir.): Quand le CinĂ©ma prend la parole (Cahiers du littoral 8), in: Aachen / Boulogne-sur-Mer : Shaker 2010, 1-16 (ISBN 978-3-8322-9715-2)
  • Vincent Pinel, Le cinĂ©ma muet, Larousse, , 288 p..
  • Jacques Richard, Dictionnaire des acteurs du cinĂ©ma muet en France, Paris, Fallois, , 909 p. (ISBN 978-2-87706-747-8)
  • Karol Beffa, Parler, Composer, Jouer. Sept leçons sur la musique, Paris, Seuil, , « Comment accompagner un film muet? »

Articles connexes

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