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Dette odieuse

La dette odieuse est une doctrine[1] fondĂ©e sur une sĂ©rie de jurisprudences[2] avancĂ©e par certains auteurs en matiĂšre de droit international. Une dette est odieuse dĂšs lors qu'elle est contractĂ©e par un rĂ©gime pour satisfaire des besoins contraires aux intĂ©rĂȘts de la population et lorsque les crĂ©anciers avaient connaissance. On parle aussi de « dette odieuse Â» lorsqu'elle a Ă©tĂ© contractĂ©e par une dictature et qu'elle doit ĂȘtre remboursĂ©e lors de la transition dĂ©mocratique.

Dans cette optique, ces dettes sont considĂ©rĂ©es comme des dettes du rĂ©gime qui les a contractĂ©es, et non pas de l'État en entier.

Historique

La doctrine de la dette odieuse a émergé au cours du 19e siÚcle. Elle concerne l'annulation de la dette contractée par un régime despotique pour subvenir à ses besoins personnels et non à ceux de son peuple[3].

Mexique

La doctrine a Ă©tĂ© formalisĂ©e sur le fait qu'en 1883 le Mexique avait dĂ©noncĂ© la dette contractĂ©e par l'empereur Maximilien en promulguant une loi dite « de rĂšglement de la dette nationale Â» qui dĂ©clare : « Nous ne pouvons pas reconnaĂźtre, et par consĂ©quent ne pourront ĂȘtre converties, les dettes Ă©mises par le gouvernement qui prĂ©tendait avoir existĂ© au Mexique entre le 17 dĂ©cembre 1857 et le 24 dĂ©cembre 1860 et du 1er juin 1863 au 21 juin 1867 ».

Cuba

Le second exemple est fourni par les États-Unis, qui ont refusĂ© que Cuba paye les dettes contractĂ©es par le rĂ©gime colonial espagnol. La Commission de nĂ©gociation des États-Unis a refusĂ© cette dette, la qualifiant de « poids imposĂ© au peuple cubain sans son accord ». Selon ses arguments, « la dette fut crĂ©Ă©e par le gouvernement de l’Espagne pour ses propres intĂ©rĂȘts et par ses propres agents. Cuba n’a pas eu voix au chapitre ». La Commission ajouta que « les crĂ©anciers ont acceptĂ© le risque de leurs investissements ».

Les États-Unis ont obtenu gain de cause via le TraitĂ© de Paris en 1898[4]. La dette a alors Ă©tĂ© entiĂšrement annulĂ©e.

Costa Rica

En 1923, une Cour d’arbitrage internationale, prĂ©sidĂ©e par le juge Taft, prĂ©sident de la Cour suprĂȘme des États-Unis, dĂ©clara que les prĂȘts concĂ©dĂ©s par la Royal Bank of Canada, une banque britannique (Ă©tablie au Canada) au dictateur Federico Tinoco Granados du Costa Rica Ă©taient nuls parce qu’ils n’avaient pas servi les intĂ©rĂȘts du pays mais bien l'intĂ©rĂȘt personnel d’un gouvernement non dĂ©mocratique. Pour rappel, en vertu d'une loi Law of Nullities adoptĂ©e en 1922 , le gouvernement costaricain avait annulĂ© tous les contrats passĂ©s par le rĂ©gime du dictateur Tinoco entre 1917 et 1919, aprĂšs avoir constatĂ© le dĂ©tournement par Tinoco des fonds versĂ©s par la Royal Bank of Canada (une banque britannique)[5]. La Grande-Bretagne a alors contestĂ© cette loi et portĂ© le diffĂ©rend devant ladite Cour d’arbitrage internationale prĂ©sidĂ©e par le juge Taft, prĂ©sident de la Cour suprĂȘme des États-Unis. Le juge Taft dĂ©clara Ă  cette occasion que « le cas de la Banque royale ne dĂ©pend pas simplement de la forme de la transaction, mais de la bonne foi de la banque lors du prĂȘt pour l'usage rĂ©el du gouvernement costaricien sous le rĂ©gime de Tinoco. La Banque doit prouver que l’argent fut prĂȘtĂ© au gouvernement pour des usages lĂ©gitimes. Elle ne l’a pas fait »[6].

C'est donc que c'est bien le fait que la Royal Bank of Canada ait concĂ©dĂ© des prĂȘts Ă  Federico Tinoco Granados pour son usage personnel (allant Ă  l'encontre de l'intĂ©rĂȘt des populations et de la nation) qui est remis en cause par le jugement de la Cour d'arbitrage et non le caractĂšre despotique ou dictatorial de son rĂ©gime.

Irak

AprĂšs leur invasion en Irak, les États-Unis ont appliquĂ© ce concept pour ne pas hĂ©riter de la dette de Saddam Hussein lors de l'annexion Ă©conomique du pays[7]. MĂ©diatiquement, tout a Ă©tĂ© fait pour que le terme « dette odieuse » n'apparaisse pas au grand jour, car son application par les États-Unis indiquerait que cette jurisprudence est bien existante au XXIe siĂšcle, ouvrirait la porte Ă  tout pays hĂ©ritier d'une dette de la part d'anciens rĂ©gimes ainsi que des pays comme la GrĂšce, l'Irlande ou le Portugal qui pourraient en bĂ©nĂ©ficier, afin de se protĂ©ger du dĂ©labrement social. La situation s’est rĂ©glĂ©e au sein du Club de Paris, qui a annulĂ© 80 % de la dette globale sur trois tranches[8], sans finalement faire rĂ©fĂ©rence Ă  la notion de dette odieuse, pour Ă©viter que d’autres pays rĂ©clament l’annulation de leurs dettes en invoquant le mĂȘme motif.

Développements récents

Récemment, de nombreux modÚles pour prévenir la conclusion de contrats odieux sont discutés, notamment les "sanctions de crédit" développées par Kremer et Jayachandran[9]. Ce modÚle a été modifié par le Centre for Global Development[10] et a été la base pour d'autres projets[11].

DĂ©finition de la dette odieuse

DĂ©finition d'Alexander Sack et controverses

Alexander Nahum Sack (en) est un juriste conservateur russe qui a enseignĂ© le droit pendant la pĂ©riode tsariste Ă  Saint-PĂ©tersbourg puis Ă  Paris oĂč il s’est exilĂ© dans les annĂ©es 1920 avant d’émigrer aux États-Unis. ThĂ©oricien de la doctrine de la dette odieuse, il Ă©crivait en 1927 : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intĂ©rĂȘts de l'État, mais pour fortifier son rĂ©gime despotique, pour rĂ©primer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l'État entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c'est une dette de rĂ©gime, dette personnelle du pouvoir qui l'a contractĂ©e ; par consĂ©quent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir »[12]. La formulation utilisĂ©e par Sack dans ce paragraphe a donnĂ© lieu Ă  un malentendu et rĂ©pandu une interprĂ©tation erronĂ©e de sa doctrine.

Beaucoup de commentateurs du passage prĂ©citĂ© tels que Patricia Adams ou Jeff King en ont erronĂ©ment dĂ©duit que, selon Sack, pour qu’une dette puisse ĂȘtre caractĂ©risĂ©e comme odieuse, elle devait avoir Ă©tĂ© contractĂ©e par un rĂ©gime despotique. Le CADTM a Ă©galement fait l’erreur de penser, jusqu'en 2016, que Sack considĂ©rait que le caractĂšre despotique du rĂ©gime constituait une condition sine qua non. Mais le CADTM, ainsi que des auteurs comme Sarah Ludington, G. Mitu Gulati, Alfred L. Brophy[13], Ă©taient en dĂ©saccord avec la doctrine de Sack sur ce point : la nature despotique du rĂ©gime ne pouvait pas constituer une condition obligatoire, c’est une condition facultative et aggravante.

En effet, ce n’est pas la position de Sack. Le juriste considĂšre qu’il y a plusieurs situations dans lesquelles une dette peut ĂȘtre caractĂ©risĂ©e d’odieuse. La citation prĂ©cĂ©dente concerne un seul cas de figure, mais il y en a d’autres. Dans son ouvrage, Sack dĂ©finit de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale les critĂšres qui permettent de dĂ©terminer si une dette est odieuse ou non : « Par consĂ©quent, pour qu’une dette rĂ©guliĂšrement contractĂ©e par un gouvernement rĂ©gulier puisse ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme incontestablement odieuse, avec toutes les consĂ©quences sus-indiquĂ©es qui en rĂ©sultent, il conviendrait que fussent Ă©tablies les conditions suivantes (
). Dans cette citation, Sack dĂ©crit donc le cas de figure le plus gĂ©nĂ©ral et dit clairement que des dettes odieuses peuvent ĂȘtre attribuĂ©es Ă  un gouvernement rĂ©gulier. Et plus loin, il dĂ©finit la notion de gouvernement rĂ©gulier comme "le pouvoir suprĂȘme qui existe effectivement dans les limites d’un territoire dĂ©terminĂ©. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limitĂ©) ou rĂ©publicain ; qu’il procĂšde de la « grĂące de Dieu » ou de la « volontĂ© du peuple » ; qu’il exprime la « volontĂ© du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait Ă©tĂ© Ă©tabli lĂ©galement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problĂšme qui nous occupe ». Par lĂ , il ne retient pas comme condition le caractĂšre despotique du rĂ©gime. Selon Sack, tous les gouvernements rĂ©guliers, qu’ils soient despotiques ou dĂ©mocratiques, sous diffĂ©rentes variantes, sont susceptibles d’ĂȘtre accusĂ©s d’avoir contractĂ© des dettes odieuses. Par ailleurs, Sack Ă©voque la notion de ce qui est contraire Ă  l’intĂ©rĂȘt d’une population. Cependant, cette notion, tout comme le droit international, a Ă©voluĂ© depuis les annĂ©es 1920. En effet, la plupart des instruments juridiques contraignants comme le PIDESC (Pacte international relatif aux droits Ă©conomiques, sociaux et culturels[14]) ou le PIDCP (Pacte international relatif aux droits civils et politiques[15]), qui permettent de dĂ©terminer ce qui est conforme ou contraire Ă  l’intĂ©rĂȘt d’une population, ont Ă©tĂ© construits aprĂšs la Seconde guerre mondiale. Il y aurait donc une nĂ©cessitĂ© Ă  actualiser cette doctrine.

De maniĂšre synthĂ©tique, on peut dire que selon Sack deux critĂšres permettent d'Ă©tablir qu'une dette est odieuse: une dette est odieuse si elle a Ă©tĂ© contractĂ©e pour satisfaire des besoins franchement contraires aux intĂ©rĂȘts de la population et si, au moment d’octroyer le crĂ©dit, les crĂ©anciers en Ă©taient conscients. Si ces deux critĂšres se trouvent satisfaits, alors ces dettes contractĂ©es par un gouvernement antĂ©rieur sont odieuses, le nouveau rĂ©gime et sa population ne sont pas tenus de les rembourser. Pour finir, dĂšs lors que le premier critĂšre est avĂ©rĂ©, c'est aux crĂ©anciers de faire la preuve qu'ils ne pouvaient pas le savoir.

L'article « The Doctrine of Odious Debts in International Law »[16], de la juriste Sabine Michalowski rĂ©sume correctement ces deux critĂšres dĂ©finis par Sack, sans inclure parmi ceux-ci le caractĂšre despotique du rĂ©gime. Le jugement de Taft sur l’affaire Tinoco est Ă©galement sur ce point intĂ©ressant car, dans le jugement, l’ex-prĂ©sident des États-Unis omet de mettre en avant ce caractĂšre despotique de son rĂ©gime.

Finalement, une Ă©tude de Michael Kremer et Seema Jayachandran publiĂ©e par le FMI en 2002 dans sa revue « Finance et dĂ©veloppement » revient sur la dĂ©finition de la dette odieuse[17]. Selon les deux auteurs, « La doctrine de la dette ‘odieuse’ Ă©nonce que la dette souveraine encourue sans le consentement des populations et sans bĂ©nĂ©fice pour elles ne doit pas ĂȘtre transfĂ©rĂ©e Ă  l’État successeur, en particulier si les crĂ©anciers avaient connaissance de cet Ă©tat de fait ». Ils attestent donc que la nature despotique du rĂ©gime n'est pas une condition obligatoire de la dette odieuse. cependant, ils vont plus loin que Sack en ce que « l’absence de consentement des populations » constitue, selon eux, une troisiĂšme condition qui doive ĂȘtre rĂ©unie pour qu’une dette soit odieuse. Or, le fait que Sack n’ait pas indiquĂ© cette condition est tout Ă  fait cohĂ©rent avec sa position puisqu’il dit clairement que la nature du gouvernement n’a aucune importance.

L'Ă©largissement de la doctrine de Sack

Depuis les travaux de Sack au siĂšcle dernier, de nombreux auteurs ont travaillĂ© sur le sujet, notamment Patricia Adams, Joseph Hanlon ou encore les Canadiens Jeff King, Ashfaq Khalfan et Bryan Thomas. En 2002, le Centre for International Sustainable Development Law (CISDL) a proposĂ© la dĂ©finition suivante : « Les dettes odieuses sont celles qui ont Ă©tĂ© contractĂ©es contre les intĂ©rĂȘts de la population d’un État, sans son consentement et en toute connaissance de cause par les crĂ©anciers »[18]. Le CISDL dĂ©finit trois critĂšres qui fondent le caractĂšre "odieux" d'une dette[19]:

  • l'absence de consentement : la dette a Ă©tĂ© contractĂ©e contre la volontĂ© du peuple.
  • l'absence de bĂ©nĂ©fice : les fonds ont Ă©tĂ© dĂ©pensĂ©s de façon contraire aux intĂ©rĂȘts de la population.
  • la connaissance des intentions de l'emprunteur par les crĂ©anciers.

Jeff King s'est fondĂ© sur ces trois critĂšres en proposant une mĂ©thode de caractĂ©risation de la dette odieuse[20]. Ainsi, comme beaucoup de commentateurs des Ă©crits de Sack, King explique qu'il ne s'agit plus de dettes odieuses si le gouvernement est issu d'une Ă©lection libre et dĂ©mocratique. Cette idĂ©e est largement critiquĂ©e par d'autres Ă©conomistes, prenant l'exemple des gouvernements Ă©lus dĂ©mocratiquement comme ceux d’Adolf Hitler et de Fujimori au PĂ©rou et constituant pourtant des dictatures violentes ayant commis des crimes contre l’humanitĂ©. En effet, ce n’est pas la position de Sack, comme expliquĂ© dans le chapitre ci-dessus sur la controverse autour de la doctrine.

La dĂ©finition donnĂ©e par le CISDL permet d'Ă©largir la notion de 'dette odieuse' aux dettes contractĂ©es Ă  l'Ă©gard de crĂ©anciers tant privĂ©s que publics (Banque mondiale, FMI, États, etc.) indĂ©pendamment de la nature du rĂ©gime (qu'il soit lĂ©gitime ou non). Au-delĂ  de la nature de rĂ©gime, la destination des fonds devrait donc suffire Ă  caractĂ©riser une dette d’odieuse, lorsque ces fonds sont utilisĂ©s contre l’intĂ©rĂȘt majeur des populations ou lorsqu’ils vont directement enrichir le cercle du pouvoir. Dans ce cas, ces dettes deviennent des dettes personnelles et non plus des dettes d’État qui engageraient le peuple et ses reprĂ©sentants. Rappelons d’ailleurs l’une des conditions de la rĂ©gularitĂ© des dettes selon Sack : « les dettes d’État doivent ĂȘtre contractĂ©es et les fonds qui en proviennent utilisĂ©s pour les besoins et dans les intĂ©rĂȘts de l’État Â». Les dettes multilatĂ©rales contractĂ©es par des rĂ©gimes, qu'ils soient dictatoriaux ou lĂ©gitimes, auprĂšs des institutions de Bretton Woods (FMI, Banque mondiale, banques rĂ©gionales de dĂ©veloppement) dans le cadre de politiques d’ajustement structurel prĂ©judiciables aux populations tombent donc Ă©galement dans la catĂ©gorie des dettes odieuses.

L’expert indĂ©pendant des Nations unies sur la dette extĂ©rieure, Fantu Cheru, affirmait en 2000 que les plans d'ajustement structurel vont au-delĂ  « de la simple imposition d’un ensemble de mesures macroĂ©conomiques au niveau interne. Elles [sont] l’expression d’un projet politique, d’une stratĂ©gie dĂ©libĂ©rĂ©e de transformation sociale Ă  l’échelle mondiale, dont l’objectif principal est de faire de la planĂšte un champ d’action oĂč les sociĂ©tĂ©s transnationales pourront opĂ©rer en toute sĂ©curitĂ©. Bref, les programmes d’ajustement structurel (PAS) jouent un rĂŽle de « courroie de transmission Â» pour faciliter le processus de mondialisation qui passe par la libĂ©ralisation, la dĂ©rĂ©glementation et la rĂ©duction du rĂŽle de l’État dans le dĂ©veloppement national »[21].

Finalement, on observe de nombreuses avancées du droit international depuis la premiÚre théorisation de la dette odieuse en 1927 qui continue de faire débat encore aujourd'hui et connaitra certainement d'autres évolutions.

Une reconnaissance de la doctrine de la dette odieuse par les institutions internationales

DĂ©jĂ  en 1977, dans son projet d’article sur la succession en matiĂšre de dettes d'État pour la Convention de Vienne de 1983, le rapporteur spĂ©cial Mohammed Bedjaoui affirme : « En se plaçant du point de vue de la communautĂ© internationale, on pourrait entendre par dette odieuse toute dette contractĂ©e pour des buts non conformes au droit international contemporain, et plus particuliĂšrement aux principes du droit international incorporĂ©s dans la Charte des Nations Unies »[22].

En 2002, le FMI publie une opinion dans sa revue « Finance et développement » de Michael Kremer et Seema Jayachandran qui reviennent sur la doctrine de la dette odieuse, tandis qu'en 2007 la Banque mondiale publie un rapport intitulé « Odious Debt : some considerations » et consacre en 2008 une table ronde dédié à la doctrine de la dette odieuse. Le document de travail qui en découle a été commenté par les juristes Michalowski et Bohoslavsky[23]. La définition de la dette odieuse fait donc débat au sein de ces institutions.

En 2007 un rapport rĂ©alisĂ© par un professeur de droit de l’UniversitĂ© du Michigan, Robert Howse, pour le compte de la CNUCED, examine les fondements juridiques de la dette odieuse[24]. Ce rapport revient sur la dimension politique de la doctrine de la dette odieuse en observant qu’elle peut ĂȘtre invoquĂ©e par les États lorsqu’ils dĂ©cident de rĂ©pudier ou d’annuler une dette. Il rappelle Ă©galement l’absence d’obligation juridique absolue pour un gouvernement de rembourser les dettes du rĂ©gime ou du gouvernement prĂ©cĂ©dent. Ce rapport, et donc la doctrine de la dette odieuse, seront Ă©galement discutĂ© lors de la 6e confĂ©rence de la CNUCED en novembre 2007.

L'avocat Hubert de Vauplane, propose une définition de la dette juste qui intégrerait certains aspects de la théorie de la dette odieuse mais aussi certains éléments économique comme la soutenabilité d'une dette. "une théorie de la dette juste appliquée au cas de la dette souveraine serait une réponse concrÚte à la situation de certains Etats"[3].

En dépit des divergences de positions sur les éléments de définition de la dette odieuse par différentes institutions internationales, les travaux qu'elles mÚnent sur la question atteste de l'enjeu que représente cette doctrine au niveau de ces institutions.

C'est Ă©galement le cas pour les institutions privĂ©es Ă©tant donnĂ© qu'en 1982, la First National Bank of Chicago rappelait aux institutions financiĂšres : « Les consĂ©quences exercĂ©es sur les accords de prĂȘt par un changement de souverainetĂ© peuvent dĂ©pendre en partie de l'usage des prĂȘts par l'État prĂ©dĂ©cesseur. Si la dette du prĂ©dĂ©cesseur est jugĂ©e « odieuse Â», c'est-Ă -dire si le montant du prĂȘt a Ă©tĂ© utilisĂ© contre les intĂ©rĂȘts de la population locale, alors il se peut que la dette ne soit pas mise Ă  la charge du successeur ».

La dette odieuse des pays en développement

Les gouvernements Ă©lus qui ont pris la suite des dictatures militaires pourraient pleinement s’appuyer sur la doctrine de la dette odieuse pour rĂ©pudier les dettes contractĂ©es par ces rĂ©gimes : c'est le cas pour de nombreux pays d'AmĂ©rique latine, pour les Philippines ou l'IndonĂ©sie en Asie, la RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo aprĂšs la chute de Mobutu, le Rwanda en 1994 aprĂšs le gĂ©nocide perpĂ©trĂ© par le rĂ©gime dictatorial[25], pour les gouvernements dĂ©mocratiques succĂ©dant aux rĂ©gimes de Moubarak en Égypte et de Ben Ali en Tunisie, etc.

D'aprĂšs les travaux de Éric Toussaint et Damien Millet du CADTM (ComitĂ© pour l'abolition des dettes illĂ©gitimes), qui ont Ă©laborĂ© un tableau qui synthĂ©tise les dettes odieuses dans diffĂ©rents pays, celles-ci reprĂ©senteraient au moins les montants suivants (en MDS $)[26] :

PaysRĂ©gime dictatorialPĂ©riode de la dictatureDette odieuse
(en Mds $US)
Dette extérieure publique
en 2012
(en Mds $US)
IndonésieSoeharto1965-199877121
BrésilJunte militaire1965-198577117
ArgentineJunte militaire1976-19832768
PhilippinesFerdinand Marcos1965-19862143
TurquieRĂ©gime militaire1980-19892399
MarocHassan II1961-19991925
ÉgypteHosni Moubarak1981-20111632
ThaĂŻlandeMilitaires1966-19881435
ChiliAugusto Pinochet1973-1990916
TunisieBen Ali1987-2011917
Zaire (actuel RDC)Mobutu Sese Seko1965-1997104
NigeriaMuhammadu Buhari/Sani Abacha1984-19982,37
PakistanMilitaires1978-1988745
PakistanPervez Musharraf1999-20081645
PĂ©rouAlberto Fujimori1990-2000720
SoudanGaafar Nimeiry1969-1985716
ÉthiopieMengistu Haile Mariam1977-1991910
KenyaDaniel Arap Moi1978-200359
CongoDenis Sassou-Nguesso1979-42
BolivieJunte militaire1964-198234
Birmanie (Myanmar)RĂ©gime militaire1988-1,72
GuinéeLansana Conté1984-20081,71
GuatemalaRĂ©gime militaire1954-19852,36
MaliMoussa Traoré1968-19912,53
ParaguayAlfredo Stroessner1954-19892,12
UruguayJunte militaire1973-19852,712
SomalieMohamed Siad Barre1969-19912,12
MalawiHastings Kamuzu Banda1966-199421
GabonOmar Bongo1967-200923
TogoGnassingbé Eyadema1967-1,60
CambodgeKhmers Rouges1976-19891,65
TchadIdriss DĂ©by1990-21,3
LiberiaSamuel Doe1980-19900,90
RwandaJuvénal Habyarimana1973-19940,91
SalvadorJunte militaire1962-19800,57
NĂ©palGyanendra Bir Bikram Shah Dev2001-20060,54
NicaraguaAnastasio Somoza Debayle1974-19790,83
HaïtiFrançois Duvalier1957-19860,71
OugandaIdi Amin Dada1971-19790,43
CamerounPaul Biya1982-0,23
NigerIbrahim Baré Maïnassara1996-19990,22
CentrafriqueBokassa1966-19790,10

Pour estimer le montant de la dette odieuse, Stephen Mandel[27] va au-delĂ  de la part de la dette contractĂ©e par des rĂ©gimes despotiques : il intĂšgre Ă©galement les arriĂ©rĂ©s et Ă©chĂ©ances odieuses dĂ©jĂ  remboursĂ©s. Puisqu’une dette odieuse est nulle et non avenue, aucune des obligations qui en dĂ©coulent n’aurait dĂ» ĂȘtre honorĂ©e. L'annulation de la dette odieuse est donc une mesure insuffisante : les dĂ©biteurs doivent Ă©galement se voir restituer les montants remboursĂ©s Ă  tort Ă  ce titre. C’est ce qu’avancent diffĂ©rents experts tels que le CISDL citĂ© plus haut et des organisations travaillant sur la question de la dette (CADTM, JubilĂ© Sud, etc.).

Dans son ouvrage La grande dĂ©sillusion, Joseph Stiglitz, ancien Ă©conomiste en chef Ă  la Banque mondiale dĂ©finit ainsi la responsabilitĂ© des crĂ©anciers : « La responsabilitĂ© morale des crĂ©anciers est particuliĂšrement nette dans le cas des prĂȘts de la guerre froide. Quand le FMI et la Banque mondiale prĂȘtaient de l’argent Ă  Mobutu, le cĂ©lĂšbre prĂ©sident du ZaĂŻre (aujourd’hui RĂ©publique dĂ©mocratique du Congo), ils savaient (ou auraient dĂ» savoir) que ces sommes, pour l’essentiel, ne serviraient pas Ă  aider les pauvres de ce pays mais Ă  enrichir Mobutu. On payait ce dirigeant corrompu pour qu’il maintienne son pays fermement alignĂ© sur l’Occident. Beaucoup estiment injuste que les contribuables des pays qui se trouvaient dans cette situation soient tenus de rembourser les prĂȘts consentis Ă  des gouvernants corrompus qui ne les reprĂ©sentaient pas Â».

La dette odieuse des pays du Nord

Aujourd'hui, de nombreuses voix s'Ă©lĂšvent en Europe, notamment parmi les organisations et mouvements sociaux tels que ATTAC, le ComitĂ© pour l'annulation de la dette du tiers monde (CADTM), pour dĂ©noncer le caractĂšre odieux des plans d’austĂ©ritĂ© imposĂ©s par le FMI, la Banque centrale europĂ©enne et l’Union europĂ©enne aux pays du Nord et des dettes qui en dĂ©coulent. Ces plans sont assortis de conditions qui violent la Charte des Nations unies (licenciements massifs dans la fonction publique, dĂ©mantĂšlement de la protection sociale et des services publics, diminution des budgets sociaux, augmentation des impĂŽts indirects comme la TVA, baisse du salaire minimum, etc). Parmi les obligations contenues dans cette charte, on trouve notamment aux articles 55 et 56 : « le relĂšvement des niveaux de vie, le plein emploi et des conditions de progrĂšs et de dĂ©veloppement dans l'ordre Ă©conomique et social (
), le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertĂ©s fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion ». Par ailleurs, d'autres critiques font valoir que les crĂ©anciers abusent de leurs droits en prĂ©levant des taux d’intĂ©rĂȘts prohibitifs. La France ou l’Allemagne empruntent Ă  2 % sur les marchĂ©s financiers et prĂȘtent Ă  plus de 5 % Ă  la GrĂšce et Ă  l’Irlande ; les banques privĂ©es empruntent Ă  1,25 % auprĂšs de la Banque centrale europĂ©enne et prĂȘtent Ă  la GrĂšce, Ă  l’Irlande et au Portugal Ă  plus de 4 % Ă  3 mois et entre 14 et 17 % sur le long terme[28].

Pour avancer dans la perspective de l’identification de la dette odieuse, ces organisations (ATTAC, CADTM, etc.) prĂ©conisent le recours Ă  des audits consistant Ă  analyser les prĂȘts sous l’angle Ă©conomique, politique, juridique, pour ensuite ĂȘtre fondĂ©s lĂ©galement Ă  rĂ©pudier toutes les dettes odieuses. Certains pays sont dotĂ©s de dispositions constitutionnelles qui prĂ©voient explicitement le recours Ă  l'audit (BrĂ©sil, Constitution de 1988).

Les pouvoirs publics disposent de la compĂ©tence souveraine pour mettre en place ces audits, qui peuvent ĂȘtre rĂ©alisĂ©s par le pouvoir exĂ©cutif, comme cela a Ă©tĂ© le cas en 1931 dans le BrĂ©sil de Getulio Vargas ou plus rĂ©cemment en Équateur en 2007-2008. En effet, le prĂ©sident Rafael Correa Ă©lu fin 2006 a pris en juillet 2007 un dĂ©cret prĂ©sidentiel organisant une Commission d’audit intĂ©gral sur le crĂ©dit (CAIC) portant sur la pĂ©riode 1976-2006. Sur base du rapport de la CAIC dĂ©montrant clairement l’illĂ©gitimitĂ© de certaines dettes[29], Rafael Correa a imposĂ© une importante rĂ©duction de la dette commerciale, permettant ainsi au pays d’économiser la somme de 7 milliards de dollars, qui a pu ĂȘtre rĂ©affectĂ©e Ă  des projets sociaux et environnementaux ainsi qu’à la crĂ©ation d’emplois et au dĂ©veloppement d’infrastructures. En outre, dans son rapport d'audit, la CAIC dĂ©nonce le transfert Ă  l'État des dettes privĂ©es rĂ©alisĂ© en 1983 et 1984 sous la pression du FMI et de la Banque mondiale tandis que le pays traversait une grave crise financiĂšre. La nouvelle Constitution de l’Équateur adoptĂ©e en septembre 2008 interdit expressĂ©ment l’étatisation des dettes privĂ©es[30]. Le transfert des dettes privĂ©es Ă  l'État s'est Ă©galement produit dans les pays du Nord, notamment lors de la crise qui a dĂ©butĂ© en 2007-2008, Ă  la suite de l'intervention des gouvernements pour sauver les banques en faillite.

Notes et références

  1. La doctrine, tout comme les traitĂ©s, la coutume, les principes gĂ©nĂ©raux du droit et la jurisprudence, est une des sources du droit international public, en vertu de l’article 38 du statut de la Cour internationale de justice (CIJ).
  2. Arbitrage Grande-Bretagne contre Costa Rica (1923)
  3. « Quelques fondements juridiques de l’annulation de la dette », sur cadtm.org (consultĂ© le )
  4. SĂ©bastien Dubas, « La dette publique, une vieille histoire : Cuba, ou quand la dette devient odieuse », Le Monde.fr,‎ (ISSN 1950-6244, lire en ligne, consultĂ© le )
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  25. Dans le cas du Rwanda, le ComitĂ© du dĂ©veloppement international du Parlement britannique a explicitement Ă©voquĂ© la notion de dette odieuse pour plaider son annulation : “Une grande partie de la dette extĂ©rieure du Rwanda fut contractĂ©e par un rĂ©gime gĂ©nocidaire
 Certains avancent l’argument que ces prĂȘts furent utilisĂ©s pour acheter des armes et que l’administration actuelle, et en derniĂšre instance la population du Rwanda, ne devrait pas payer ces dettes “odieuses”. Nous recommandons au gouvernement qu’il pousse tous les crĂ©anciers bilatĂ©raux, et en particulier la France, Ă  annuler la dette contractĂ©e par le rĂ©gime antĂ©rieur” (in Report of the British International Development Committee, mai 1998, citĂ© par Chris Jochnich, 2000).
  26. Toussaint et Millet signale que "La dette odieuse calculĂ©e est celle contractĂ©e durant la dictature, sans compter la partie contractĂ©e aprĂšs la dictature pour rembourser une dette odieuse de la dictature. La Banque mondiale ne donne pas de donnĂ©es sur la dette de l’Iran et de l’Irak, ni sur celle de l’Afrique du Sud sous l’Apartheid." Tableau extrait de Les Chiffres de la dette 2015, disponible en ligne sur http://cadtm.org/Panorama-global-de-la-dette-au-Sud
  27. Mandel Stephen, Odious Lending - Debt as if morals mattered, New economics foundation, 2006.
  28. Sur les dettes et les plans d'austérité en Europe, voir notamment les travaux des organisations CADTM et ATTAC. Sur la crise et la dette grecque, voir le documentaire Debtocracy
  29. Le rapport de la CAIC est disponible sur le site de la Commission d'audit : http://www.auditoriadeuda.org.ec/
  30. Art. 290, point 7 : « L’étatisation des dettes privĂ©es est interdite Â».

Voir aussi

Bibliographie

  • (fr) « Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financiĂšres », in Alexander Sack, Recueil Sirey, 1927
  • (en) « The Doctrine of Odious Debt Under International Law: Definition, Evidence ans Issues concerning Application » in Advancing the Odious Debt Doctrine, CISDL Working Paper.
  • (en) « The International Convention on the Prevention of Odious Agreements: A Human Rights-Based Mechanism to Avoid Odious Debts», Leiden Journal of International Law 2015, p. 557-578
  • Hubert de Vauplane, Endettez-vous ! Plaidoyer pour une juste dette, Ă©ditions PremiĂšre Partie, 2020, p. 222 et suiv.

Liens externes

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