Coup d'Ătat de 1930 en Argentine
Le coup dâĂtat de 1930 en Argentine est le renversement du gouvernement lĂ©gal par lâarmĂ©e argentine et la confiscation du pouvoir exĂ©cutif au profit d'une junte militaire placĂ©e sous la direction du gĂ©nĂ©ral JosĂ© FĂ©lix Uriburu. La pĂ©riode dictatoriale civico-militaire dont ce coup dâĂtat fut le prĂ©lude, et qui sera plus tard surnommĂ©e « DĂ©cennie infĂąme », se caractĂ©risera par la pratique systĂ©matique de la fraude Ă©lectorale, appelĂ©e « fraude patriotique », par la persĂ©cution des opposants politiques (principalement des membres de lâUCR), et par de nombreux cas de corruption qui scandaliseront lâopinion publique argentine.
Date | |
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Lieu | Argentine |
RĂ©sultat | Renversement du gouvernement constitutionnel dâHipĂłlito Yrigoyen, instauration dâune junte militaire dirigĂ©e par Uriburu, dĂ©but de la pĂ©riode dite « DĂ©cennie infĂąme » |
Prise de la Casa Rosada Ă Buenos Aires par une colonne militaire | |
ArrĂȘt de la Cour suprĂȘme, reconnaissance du gouvernement de facto | |
Ălections provinciales dans la province de Buenos Aires, victoire inattendue de lâUCR | |
Convocation dâĂ©lections gĂ©nĂ©rales ; non participation de lâUCR ; victoire de la Concordancia et du binĂŽme prĂ©sidentiel Justo-Roca |
Le coup de force eut lieu dans un contexte dâimpopularitĂ© croissante du prĂ©sident HipĂłlito Yrigoyen, Ă©lu Ă lâautomne , flĂ©tri autant sur sa droite par les fractions conservatrices et par lâextrĂȘme droite (et leurs organes de presse), qui le taxaient de dĂ©magogie, que sur sa gauche, en raison de grĂšves ouvriĂšres vigoureusement rĂ©primĂ©es et de multiples interventions fĂ©dĂ©rales dans les provinces (câest-Ă -dire de leur mise sous tutelle directe par le pouvoir central). De façon gĂ©nĂ©rale, le gouvernement « yrigoyĂ©niste », incapable dâapporter une rĂ©ponse efficace Ă la crise Ă©conomique des annĂ©es 1920 (il y avait plus de 300 mille chĂŽmeurs en Argentine), Ă©tait devenu synonyme de corruption et la population semblait avoir perdu foi dans le rĂ©gime dĂ©mocratique.
Le coup dâĂtat, qui fut prĂ©parĂ© lors de rĂ©unions (Ă peine clandestines) de conspirateurs militaires et civils, avait pour chefs de file les gĂ©nĂ©raux Uriburu et Justo (ce dernier anciennement membre du Parti radical). Le matin de lâĂ©vĂ©nement, Uriburu rĂ©ussit Ă rĂ©unir une colonne peu nombreuse, composĂ©e de militaires de la garnison de Campo de Mayo et de quelques cadets du CollĂšge militaire de la nation, Ă laquelle vinrent se joindre quelques effectifs de la base dâEl palomar, laquelle colonne, conduite par Juan PerĂłn, fit mouvement vers la place de Mai et sâempara du palais du gouvernement. Yrigoyen fut contraint de dĂ©missionner et mis en dĂ©tention.
Le gouvernement militaire Ă peine mis en place, avec Uriburu Ă sa tĂȘte, les premiers tiraillements apparurent entre, dâune part, la tendance, incarnĂ©e par Uriburu et formulĂ©e notamment par lâĂ©crivain Leopoldo Lugones, prĂŽnant un Ătat corporatiste, glorifiant la « hiĂ©rarchie », rĂ©servant un rĂŽle fondamental aux forces armĂ©es et rĂȘvant dâun chef dâĂtat militaire charismatique, et, dâautre part, un secteur estimant que « le salut de la patrie » sâobtiendrait en limitant la participation populaire dans le gouvernement et en confiant la conduite de celui-ci Ă une Ă©lite idĂ©ologique « choisie et restreinte ». Lâune comme lâautre tendance exprimait son hostilitĂ© au suffrage universel, mĂȘme si la loi SĂĄenz Peña ne fut pas remise en cause.
Uriburu, qui aspirait Ă remplacer la Constitution et le systĂšme dĂ©mocratique par un rĂ©gime corporatiste, sâemploiera, dans les premiers mois de son gouvernement, Ă mettre en chantier un dispositif institutionnel en ce sens, qui lui permĂźt dâinstaurer un gouvernement inspirĂ© du fascisme (italien et espagnol), rĂ©gime dans lequel il voyait un exemple de paix et dâordre. Le nouveau pouvoir adopta des mesures protectionnistes et de relance de lâindustrie nationale, mais se signalera surtout par un usage systĂ©matique de la torture contre les opposants et par des mesures rĂ©pressives Ă lâencontre des secteurs jugĂ©s les plus rĂ©calcitrants : dirigeants de la FĂ©dĂ©ration universitaire d'Argentine, radicaux « yrigoyĂ©nistes », communistes et anarchistes. Les syndicats et le Parti socialiste adoptĂšrent cependant une attitude passive, voire de complaisance, devant le coup dâĂtat, la majoritĂ© de leurs membres ne percevant guĂšre de diffĂ©rence entre le gouvernement radical dâYrigoyen et celui des conservateurs. NĂ©anmoins, la politique antisyndicale du nouveau gouvernement porta les syndicats, jusque-lĂ dispersĂ©s, Ă hĂąter leur coalition en une grande confĂ©dĂ©ration, la ConfĂ©dĂ©ration gĂ©nĂ©rale du travail de la RĂ©publique argentine.
SâĂ©tant avisĂ© de ce que la plupart des forces politiques qui avaient appuyĂ© le coup dâĂtat se rejoignaient tous, nonobstant leur hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©, dans le rejet de son projet corporatiste et que, de surcroĂźt, il manquait de soutien dans une fraction majoritaire des officiers des forces armĂ©es, Uriburu songea, pour sortir de lâimpasse politique, Ă une issue Ă©lectorale et sâenhardit Ă convoquer des Ă©lections provinciales Ă©chelonnĂ©es, dans la prĂ©supposition que les rĂ©sultats seraient favorables Ă son groupe conservateur, et vaudraient en quelque sorte plĂ©biscite lui permettant ensuite de mettre en Ćuvre la rĂ©forme constitutionnelle nĂ©cessaire Ă son projet corporatiste. FrustrĂ© dans son dessein par la victoire inopinĂ©e des radicaux de lâUCR Ă Buenos Aires en avril 1931, le gouvernement Ă©tendit le champ de la consultation Ă©lectorale en organisant des Ă©lections gĂ©nĂ©rales, y compris prĂ©sidentielles. Les radicaux, rĂ©organisĂ©s, notamment sous la direction dâAlvear revenu dâexil, furent cependant interdits de participation au scrutin sous prĂ©texte de violences et de stigmates dâ« yrigoyĂ©nisme ». Justo qui, ancien membre de lâUCR, avait su prendre quelque distance dâavec le gouvernement, rassembla sur son nom les voix conservatrices et une partie des voix radicales et fut Ă©lu prĂ©sident le 8 novembre 1931 ; son parti nouvellement formĂ©, lâalliance conservatrice Concordancia, dâidĂ©ologie libĂ©rale-conservatrice, deviendra le principal parti de gouvernement pour les douze annĂ©es Ă venir.
Antécédents
Position politique des radicaux
JusquâĂ ce que la loi SĂĄenz Peña ne fĂ»t adoptĂ©e en , lâUnion civique radicale (UCR) en Ă©tait rĂ©duit Ă recourir Ă des actions insurrectionnelles, telles que la RĂ©volution de 1890 (dite rĂ©volution du Parc) et la RĂ©volution radicale de 1905 (es), oĂč les militants radicaux cĂŽtoyĂšrent des militaires de carriĂšre, câest-Ă -dire de jeunes officiers ayant passĂ© par lâĂ©tape de lâĂ©cole de cadets et formĂ©s dans une discipline dâobĂ©issance Ă la prussienne. Ainsi, une partie de lâarmĂ©e Ă©tait-elle impliquĂ©e aux cĂŽtĂ©s dâinsurgĂ©s civils dans la rĂ©bellion qui Ă©clata le , laquelle fut marquĂ©e par la capture du vice-prĂ©sident et fut en passe de triompher. Le radical Yrigoyen, aux yeux de qui les gouvernements du « rĂ©gime » Ă©taient illĂ©gitimes, rejetait le projet du gouvernement et de lâĂ©tat-major visant une stricte professionnalisation de lâinstitution militaire ; pour lui en effet, le militaire Ă©tait avant tout un citoyen ayant le devoir sacrĂ© dâ« exercer le suprĂȘme recours de la protestation armĂ©e », ainsi que lâĂ©nonçait le manifeste du 4 fĂ©vrier. En somme, les radicaux estimaient que les militaires devaient se soumettre aux civils, mais seulement Ă ceux qui dĂ©fendaient, dans le gouvernement ou dans lâopposition, lâidĂ©al dĂ©mocratique.
Si, par suite de lâĂ©chec du coup dâĂtat de 1905, nombre de militaires eurent leur carriĂšre dĂ©truites, Yrigoyen continuera nĂ©anmoins de mettre sa confiance dans les forces armĂ©es, Ă telle enseigne quâil convint avec le gouvernement de laisser Ă lâarmĂ©e le soin dâĂ©tablir les listes Ă©lectorales, et quâil demanda mĂȘme au gouvernement que lâarmĂ©e garantĂźt lâĂ©lection du gouverneur de la province de Santa Fe en .
Ălection dâYrigoyen Ă la prĂ©sidence
Le 12 octobre 1916, Yrigoyen accĂ©da Ă la prĂ©sidence de la Nation, mais lâopposition gouvernait 10 des 14 provinces et dĂ©tenait la majoritĂ© au SĂ©nat et Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s. Le manque dâaudace et dâimagination politiques dâYrigoyen, qualitĂ©s nĂ©cessaires dans la pĂ©riode de grande effervescence sociale quâil lui incomba de gĂ©rer, lui valut dans les classes nanties et dans de larges fractions de lâarmĂ©e une reputation de dĂ©magogue favorable aux travailleurs[1].
Contexte Ă©conomique
Depuis la fin de la PremiĂšre Guerre mondiale, la position hĂ©gĂ©monique du Royaume-Uni dans lâĂ©conomie mondiale Ă©tait sur le dĂ©clin, en mĂȘme temps que ce pays Ă©tait peu Ă peu supplantĂ© par les Ătats-Unis en tant que centre Ă©conomique et financier. Du point de vue argentin, les produits industriels amĂ©ricains Ă©taient mieux adaptĂ©s Ă ses besoins, mais dans le mĂȘme temps les Ătats-Unis Ă©taient un concurrent de lâArgentine pour la production agricole et tendaient en outre Ă renforcer leur politique protectionniste â de sorte quâen somme le Royaume-Uni Ă©tait le principal client de lâArgentine pour ses exportations agricoles et la source des livres sterling qui, une fois converties, servaient Ă payer les importations de produits amĂ©ricains.
Les salaires rĂ©els Ă©taient Ă la baisse depuis ; lâarmistice avait provoquĂ© sur le marchĂ© international une chute des prix des produits alimentaires que lâArgentine exportait ; le nombre et lâintensitĂ© des conflits sociaux sâaccrurent au point que les nombres record de journĂ©es perdues pour cause de grĂšve dans les annĂ©es ne sera pas Ă©galĂ© dans les dĂ©cennies ultĂ©rieures. QuoiquâYrigoyen maintĂźnt en vigueur les lois rĂ©pressives dites de rĂ©sidence (es) et de sĂ»retĂ© sociale, voire fĂźt appel en quelques occasions aux forces de police, Ă la marine et Ă lâarmĂ©e pour combattre les grĂšves, il sâĂ©vertua dâautre part, davantage pas ses postures que par sa politique sociale, Ă renforcer, dans les fractions mĂ©contentes de la bourgeoisie et dans les forces armĂ©es, son image de dĂ©magogue recherchant lâappui des classes « infĂ©rieures »[2].
Entre et , lâArgentine connut une certaine embellie Ă©conomique, qui cependant commença Ă sâinverser Ă partir de . La diminution des exportations, la hausse des dĂ©penses de lâĂtat, la baisse des taux dâintĂ©rĂȘt, la fuite des capitaux eurent un effet dĂ©lĂ©tĂšre sur la valeur de la monnaie nationale contraignant Yrigoyen Ă interrompre en la convertibilitĂ© du peso argentin. Cette mesure signifiait que lâĂtat argentin nâĂ©tait plus obligĂ© dâĂ©changer les pesos contre lâor qui lui servait de couverture. Une mission commerciale britannique, arrivĂ©e en Argentine Ă lâinvitation du gouvernement argentin, parvint avec ce dernier Ă un accord prĂ©figurant le futur pacte Roca-Runciman de : lâArgentine sâengageait Ă se pourvoir pendant deux ans auprĂšs du Royaume-Uni en Ă©quipements et fournitures pour les chemins de fer de lâĂtat, en contrepartie de quoi le Royaume-Uni sâengageait Ă poursuivre ses achats habituels de viandes argentines.
Idéologie radicale et dérive autoritaire
LâUnion civique radicale professait une sorte de « religion civique » et aimait Ă sâidentifier elle-mĂȘme Ă une « cause » providentielle et messianique, qui sâopposait Ă lâ« oligarchie » ayant gouvernĂ© jusque-lĂ . Elle sâĂ©rigea en reprĂ©sentante du « peuple » ou de la « nation », dâun ensemble de citoyens aux contours imprĂ©cis, en sâappuyant sur la foi, enracinĂ©e dans de larges secteurs de la population, en lâapplication â rĂ©elle ou imaginaire â des principes de mobilitĂ© sociale et en les possibilitĂ©s du progrĂšs individuel. Yrigoyen, qui avait su lors de la campagne Ă©lectorale de 1928 Ă©veiller de fortes attentes quant Ă ses capacitĂ©s de rĂ©alisation, Ă©tait lâexpression suprĂȘme de cette « religion civique ».
Les gouvernements radicaux dâYrigoyen et dâAlvear furent, avec celui dâUrquiza, ceux qui, jusquâen 1930, avaient mis en Ćuvre le plus souvent la procĂ©dure de lâintervention fĂ©dĂ©rale (Ă 19 reprises). Toutes les provinces â Ă lâexception de Santa Fe â eurent Ă subir une telle intervention une fois au moins (quelques-unes mĂȘme jusquâĂ trois fois) sous le premier gouvernement dâYrigoyen[3], ce qui, remarque Waldo Ansaldi, « ne peut apparaĂźtre que comme un paradoxe : la principale force motrice de la dĂ©mocratisation politique fit appel Ă une pratique institutionnelle qui, de fait, fermait la possibilitĂ© dâaffirmer et dâapprofondir la dĂ©mocratie⊠De surcroĂźt, lorsque le radicalisme prit le contrĂŽle du Parlement, essentiellement la Chambre des dĂ©putĂ©s, il nâhĂ©sita pas Ă appliquer la âtyrannie du nombreâ pour rejeter les accrĂ©ditations de lĂ©gislateurs reprĂ©sentant lâopposition et alla jusquâĂ procĂ©der Ă des excisions dans le tronc des partis, comme dans les cas des Ă©lus de Mendoza (lencinisme) et de San Juan (cantonisme)[4].
Seconde prĂ©sidence dâYrigoyen
LâUCR obtint 61,68 % des voix aux Ă©lections prĂ©sidentielles dâavril 1928. Les collĂšges Ă©lectoraux rĂ©unis dans la foulĂ©e, le 12 juin 1928, Ă©lurent HipĂłlito Yrigoyen comme prĂ©sident de la Nation et Francisco BeirĂł comme vice-prĂ©sident, mais le dĂ©cĂšs de celui-ci, survenu le 22 juillet de cette mĂȘme annĂ©e, crĂ©a une situation institutionnelle inĂ©dite, obligeant les collĂšges Ă se rĂ©unir une nouvelle fois le 6 aoĂ»t, pour dĂ©signer Ă la vice-prĂ©sidence Enrique MartĂnez (es), qui Ă©tait entrĂ© en fonction comme gouverneur de la province de CĂłrdoba le 17 mai 1928, et qui en consĂ©quence dut dĂ©missionner de ce gouvernorat. Le 12 aoĂ»t enfin, lâassemblĂ©e lĂ©gislative proclama les rĂ©sultats, qui sâĂ©tablirent comme suit : 245 Ă©lecteurs pour Yrigoyen, 71 pour Melo, 3 pour Matienzo (es) et 57 votes blancs ou nuls[5].
Les premiers stades de la crise Ă©conomique qui devait dĂ©boucher sur le krach de 1929 ne laissĂšrent pas dâaffecter aussi lâĂ©conomie argentine, en provoquant une hausse de lâinflation, une baisse du pouvoir dâachat des salariĂ©s et une compression de la dĂ©pense publique, et bien quâil nây eĂ»t pas une situation de conflit social intense comme sous le premier mandat dâYrigoyen, lâadhĂ©sion au prĂ©sident accusa une nette chute. Sur la scĂšne politique, oĂč tant le pouvoir en place que lâopposition tendaient Ă construire des identitĂ©s totalisantes et Ă dĂ©lĂ©gitimer lâadversaire, la crise eut pour effet dâaccroĂźtre encore la tension.
Entre 1928 et 1930, le gouvernement mit tout en Ćuvre pour obtenir davantage de places de sĂ©nateur, recourant Ă diffĂ©rents moyens, y compris Ă de discutables interventions fĂ©dĂ©rales dans les provinces de Corrientes, Mendoza, San Juan et Santa Fe. Un climat de violence se dĂ©veloppa dans tout le pays, commençant par des proclamations, telle celle de lâantipersonnalisme dâEntre RĂos, qui appelait Ă la venue dâun nouvel Urquiza capable de renverser le tyran Rosas, et poursuivit son action par des manifestations dans les rues, voire par des actes plus graves comme lâassassinat de Carlos Washington Lencinas (es) en dĂ©cembre 1929 â que les lencinistes imputĂšrent Ă Yrigoyen â ou lâattentat avortĂ© contre le prĂ©sident que, nonobstant quâil fĂ»t exĂ©cutĂ© par un militant anarchiste solitaire, lâopposition attribuera au personnalisme. Pendant les Ă©lections lĂ©gislatives nationales de mars 1930, il y eut, aussi bien lors de la campagne Ă©lectorale que pendant le scrutin, des affrontements armĂ©s avec mort dâhomme, des pressions policiĂšres et des manĆuvres frauduleuses. Dans les provinces de San Juan et de Mendoza, les interventeurs fĂ©dĂ©raux Ćuvraient ouvertement Ă obtenir des rĂ©sultats favorables au pouvoir en place ; dans la province de CĂłrdoba, la police mit en dĂ©tention des procureurs de lâopposition ; et enfin, la prĂ©sence dâurnes ouvertes fut dĂ©noncĂ©e. Si lâUCR dans son ensemble rĂ©alisa une assez bonne performance lors de ce scrutin, cependant le fait que dans la ville de Buenos Aires le Parti socialiste indĂ©pendant remporta la victoire, que le Parti socialiste sâempara de la deuxiĂšme place et que les radicaux ne sortirent que troisiĂšme, eut une grande rĂ©sonance.
Pendant les sĂ©ances prĂ©paratoires de la Chambre des dĂ©putĂ©s, lâUCR valida les mandats Ă©lectoraux de ceux qui avaient Ă©tĂ© Ă©lus par une minoritĂ© dans les provinces de Mendoza et de San Juan, ce qui provoqua un dĂ©bat politique que occupa la quasi-totalitĂ© de cette annĂ©e lĂ©gislative, et en raison de quoi le pouvoir exĂ©cutif ne put convoquer de sĂ©ances ordinaires quâĂ partir dâaoĂ»t[6].
Au lendemain de lâĂ©lection, Yrigoyen avait des partisans Ă la plupart des postes de gouverneur de province et une majoritĂ© Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s. Le sĂ©nat, oĂč lâopposition Ă©tait majoritaire, devint un obstacle clef aux mesures proposĂ©es par un pouvoir exĂ©cutif qui ne put ou ne sut trouver les moyens dâenrayer le dĂ©clin Ă©conomique et se borna dâen rejeter la faute sur lâopposition.
Crise intérieure
La dĂ©tĂ©rioration de la santĂ© du prĂ©sident eut lâeffet dâamener au jour et dâattiser les disputes Ă peine dissimulĂ©es entre ses collaborateurs proches, qui se battaient autour de son hĂ©ritage politique. En mĂȘme temps que venaient Ă ĂȘtre connues du public les activitĂ©s conspiratives de civils et militaires qui sans nullement se dissimuler tenaient des rĂ©unions, p.ex. au siĂšge du journal CrĂtica (es) ou au domicile du gĂ©nĂ©ral JosĂ© FĂ©lix Uriburu, deux tendances se dessinaient au sein du cabinet ministĂ©riel : celle reprĂ©sentĂ©e par le ministre de la Guerre, le gĂ©nĂ©ral Luis Dellepiane, partisan dâutiliser les moyens de lâĂtat, en ce compris la force, pour dĂ©jouer la conspiration, et lâautre tendance, incarnĂ©e notamment par le vice-prĂ©sident Enrique MartĂnez (es), le ministre de lâIntĂ©rieur Elpidio GonzĂĄlez (es) et le ministre des Relations extĂ©rieures Horacio Oyhanarte (es), qui accordait moins dâimportance Ă ces faits et jugeait prĂ©fĂ©rable de ne pas exaspĂ©rer les esprits. Yrigoyen, malade et reclus dans son logis, fut amenĂ© Ă choisir cette deuxiĂšme option, et le fut rendue publique la dĂ©mission de Dellepiane, survenue aprĂšs que le ministre GonzĂĄlez eut annulĂ© lâordre dâarrestation Ă©mis par lui Ă lâencontre de plusieurs prĂ©sumĂ©s conspirateurs.
La conspiration
Sous la premiĂšre prĂ©sidence dâYrigoyen, les forces politiques conservatrices nâĂ©taient pas parvenues Ă construire un parti apte Ă lutter dans lâarĂšne Ă©lectorale. Alors quâils pensaient pouvoir, aprĂšs la prĂ©sidence de Marcelo Torcuato de Alvear, empĂȘcher le retour dâYrigoyen en encourageant des dissidences au sein mĂȘme de lâUnion civique radicale, lâĂ©lection de , remportĂ©e par Yrigoyen, les persuada de la nĂ©cessitĂ© de tenter lâaccession au pouvoir par dâautres moyens. AgustĂn Pedro Justo, ministre de la Guerre sous Alvear, et les chefs militaires qui lui Ă©taient dĂ©vouĂ©s se mirent Ă conspirer, en guettant la dĂ©bĂącle du gouvernement. Au milieu de 1930, Justo prit contact, par le truchement dâintermĂ©diaires, avec lâancien dĂ©putĂ© conservateur, le gĂ©nĂ©ral JosĂ© FĂ©lix Uriburu, et avec un groupe de jeunes gens fascinĂ©s par Mussolini, qui Ă©taient Ă©galement occupĂ©s Ă conspirer. Lâobjectif de ces deux mouvances Ă©tait diffĂ©rent, Justo se proposant en effet dâĂ©vincer Yrigoyen et dâarriver Ă la prĂ©sidence avec le soutien dâun front unissant des radicaux antipersonnalistes, des conservateurs et des socialistes indĂ©pendants, tandis quâUriburu ambitionnait de rĂ©former la constitution pour instaurer un Ătat corporatiste, avec suffrage qualifiĂ© et systĂšme de gouvernement hiĂ©rarchisĂ© et autoritaire ; pourtant, Justo sâaccommoda de lâutopie dâUriburu, connaissant son peu dâhabiletĂ© politique, et obtint que la proclamation qui suivit le coup dâĂtat fĂ»t amendĂ©e pour ne pas effaroucher le public par ses rĂȘves fascistes.
Fin aoĂ»t, la rĂ©volution en gestation Ă©tait ouvertement discutĂ©e. Le juriste Alfredo Colmo (es) et le politicien socialiste NicolĂĄs Repetto lancĂšrent en vain des appels au bon sens, et il ne sâen fallait que dâune Ă©tincelle pour que le stade prĂ©-rĂ©volutionnaire fĂ»t dĂ©passĂ©.
Le , par une campagne dâaffiches sur les murs de Buenos Aires, la Ligue patriotique argentine exigea la dĂ©mission dâYrigoyen. Le lendemain, dâautres affiches, portant cette fois la signature de la « Jeunesse universitaire », rĂ©clamaient des explications de la part du prĂ©sident Ă propos de supposĂ©es « alarmantes activitĂ©s guerriĂšres ». Le , aprĂšs quâon eut appris la dĂ©mission de Dellepiane, il y eut quelques manifestations estudiantines sans beaucoup de participants, et le journal CrĂtica titra sur toute la largeur de sa une : « La situation du pays est une bombe qui ne tardera pas Ă exploser ». Le , lors dâune nouvelle vague de manifestations, il y eut devant la Casa Rosada une fusillade, oĂč un jeune laissa la vie, lequel, bien quâil fĂ»t un employĂ© de banque radical, sera converti, dans la bouche des adversaires du gouvernement, en « lâĂ©tudiant assassinĂ© », soit en ce martyr dont ils sâautoriseront ensuite pour parler de « sang versĂ© ».
Le , Yrigoyen, atteint dâune grippe, dĂ©lĂ©gua la prĂ©sidence au vice-prĂ©sident MartĂnez, qui suspendit les Ă©lections dans les provinces de Mendoza et de San Juan. Le mĂȘme jour, le bras droit du gĂ©nĂ©ral Justo, le colonel BartolomĂ© Descalzo (es), se rĂ©unit avec Uriburu pour coordonner lâaction des civils avec celle des militaires ; ce dernier accepta lâidĂ©e que des civils se prĂ©cipitent dans les casernes pour tenter de persuader les militaires de se rallier Ă la rĂ©volution.
La presse hostile Ă Yrigoyen
Le journal CrĂtica (es), sâil Ă©tait trĂšs critique Ă lâĂ©gard dâYrigoyen et appuya le coup dâĂtat qui le renversa, commença cependant Ă se distancer des secteurs militaires Ă partir de 1931 et restera interdit de publication tout au long des deux annĂ©es suivantes.
La Nueva RepĂșblica, qui avait pour sous-titre Organe du nationalisme argentin, Ă©tait un pĂ©riodique de tendance nationaliste qui parut en Argentine du 1er dĂ©cembre 1927 au 5 mars 1929, et du 18 juin 1930 au 10 novembre 1931. Il avait pour modĂšle L'Action française, journal de combat Ă caractĂšre polĂ©mique publiĂ© en France. Le directeur en Ă©tait Rodolfo Irazusta, cousin dâUriburu. Le journal sâacharnait Ă dĂ©noncer la profonde crise dâordre spirituel que traverserait la sociĂ©tĂ© argentine et dont lâorigine rĂ©siderait dans les idĂ©ologies surgies depuis la RĂ©volution française et diffusĂ©es dans le pays au cours des dĂ©cennies antĂ©rieures, en particulier parmi les classes dirigeantes et Ă lâuniversitĂ©, entraĂźnant une mĂ©connaissance des « hiĂ©rarchies ». Le suffrage universel y Ă©tait attaquĂ©, de mĂȘme que la loi 1420 (relative Ă lâinstruction publique, votĂ©e en 1880), la RĂ©forme universitaire et les partis progressistes, et on y aspirait Ă organiser la « contre-rĂ©volution » et Ă restaurer « lâOrdre ». Ses modĂšles politiques de dilection Ă©taient lâEspagne du gĂ©nĂ©ral Primo de Rivera et lâItalie de Benito Mussolini[7] - [8].
Les pĂ©riodiques La Mañana (es) (-) et son continuateur La Fronda (es), tous deux fondĂ©s par Francisco Uriburu (fils), autre cousin du gĂ©nĂ©ral Uriburu, Ă©taient, Ă partir dâune position conservatrice, de fermes dĂ©fenseurs de la loi SĂĄenz Peña. Leurs rĂ©dacteurs soulignaient la nĂ©cessitĂ© quâexistent des partis politiques stables et permanents, de portĂ©e nationale, avec des programmes reflĂ©tant leurs postulats idĂ©ologiques et prĂ©sentant des jugements concrets, câest-Ă -dire des partis programmatiques â connus alors sous le terme de « partis dâidĂ©es » ou de «partis organiques » â appelĂ©s Ă substituer Ă la politique pratiquĂ©e par les cercles de notables et contaminĂ©e de personnalisme et de caudillisme un ensemble de mĂ©canismes internes dĂ©mocratiques de dĂ©libĂ©ration et de dĂ©cision[9] - [10] - [11].
LâyrigoyĂ©nisme Ă©tait fustigĂ© par Francisco Uriburu non seulement pour son absence de plate-forme Ă©lectorale, mais aussi pour lâexploitation quâil ferait des pulsions Ă©motionnelles et irrationnelles des Ă©lecteurs et pour son ambition Ă fonder une « religion civique » autour du caudillo charismatique placĂ© Ă la tĂȘte du parti ; en rĂ©alitĂ©, cette indĂ©termination programmatique Ă©tait pour Yrigoyen lâessence mĂȘme de son mouvement, vu quâil identifiait lâUnion civique radicale avec la nation elle-mĂȘme, et quâune plate-forme prĂ©cise eĂ»t impliquĂ© de pencher vers tel intĂ©rĂȘt particulier au dĂ©triment de lâintĂ©rĂȘt national. La victoire dâYrigoyen en 1916 nâentama pas la foi de Francisco Uriburu en la perfectibilitĂ© du systĂšme dĂ©mocratique moyennant lâĂ©ducation politique du peuple Ă©lecteur par les soins des « partis dâidĂ©es » et la pratique continuĂ©e du suffrage[9] - [10] - [11].
Le scrutin de 1928 marqua le dĂ©but dâun profond changement dans lâorientation idĂ©ologique de La Fronda, qui se traduira dans ses colonnes Ă partir de lâannĂ©e suivante, lorsque le journal proclamera que pour lâopposition « la voie des urnes a Ă©tĂ© fermĂ©e pour toujours ». Depuis lors, le journal cessa de prĂŽner le systĂšme dĂ©mocratique fondĂ© sur le suffrage universel, et renonça Ă sa conviction que, au-dedans du rĂ©gime en vigueur, il y eĂ»t des mesures â telles que la crĂ©ation dâun parti reprĂ©sentatif de la droite, ou mĂȘme la mise Ă lâĂ©cart dâYrigoyen de la prĂ©sidence â propres Ă rĂ©soudre le problĂšme politique, parce quâil ne percevait dĂ©sormais plus dans ce rĂ©gime quâune « machine de corruption crĂ©Ă©e par lui durant de longues annĂ©es dâaction dĂ©magogique », que donc seul un changement de rĂ©gime pouvait Ă©liminer. Ce virage, par lequel le journal allait Ă©voluer de plus en plus vers des positions dâextrĂȘme droite, apparaĂźt liĂ© Ă lâaccueil fait par le journal aux idĂ©es contre-rĂ©volutionnaires et plus spĂ©cialement Ă lâidĂ©ologie maurrassienne. Aussi apporta-t-il son plein appui au coup dâĂtat du 6 septembre 1930, qui, emmenĂ© par le gĂ©nĂ©ral JosĂ© FĂ©lix Uriburu, renversa le gouvernement dâYrigoyen.
La revue Criterio, publication argentine dirigĂ©e par lâavocat, homme politique et journaliste Atilio Dell'Oro Maini (es) et dont la premiĂšre livraison parut le 8 mars 1928, suivit dans ses premiĂšres annĂ©es une orientation nationaliste et catholique ainsi que dâopposition au libĂ©ralisme et au communisme. Ă la revue contribuaient TomĂĄs D. Casares (es), CĂ©sar Pico, Ernesto Palacio, Manuel GĂĄlvez (es), Julio Irazusta, Julio Meinvielle et J. A. Atwell de Veyga, entre autres figures du nationalisme argentin, et quoique ses pages fussent Ă©logieuses Ă lâĂ©gard de La Nueva RepĂșblica eu Ă©gard à « son nationalisme » et Ă son apport à « la transformation de lâatmosphĂšre libĂ©rale-dĂ©mocratique qui nous entoure », les commentaires politiques Ă©taient plus modĂ©rĂ©s que ceux des autres publications[12].
Les militaires conspirateurs
José Félix Uriburu
Issu dâune famille de haut rang social et Ă©conomique, JosĂ© FĂ©lix Uriburu (-) sâengagea dans la carriĂšre militaire en sâinscrivant en 1885 comme cadet au CollĂšge militaire de la nation, dans la banlieue de Buenos Aires. Porteur alors du grade de sous-lieutenant, il fut lâun des chefs de la Loge des 33 officiers qui participa Ă lâorganisation de la rĂ©volution du Parc en 1890. En 1907, il fut nommĂ© directeur de lâĂcole supĂ©rieure de guerre, puis, Ă lâissue dâun sĂ©jour dâĂ©tudes de trois annĂ©es en Allemagne, monta au grade de gĂ©nĂ©ral de division. En 1922, il sera dĂ©signĂ© inspecteur gĂ©nĂ©ral de lâarmĂ©e par le prĂ©sident Marcelo T. de Alvear et Ă partir de 1926 siĂ©gera au Conseil suprĂȘme de guerre jusquâĂ ce quâYrigoyen le mĂźt Ă la retraite aprĂšs atteinte de la limite dâĂąge rĂ©glementaire.
AgustĂn Pedro Justo
AgustĂn Pedro Justo (1876-1943), fils dâun ancien gouverneur de la province de Corrientes, dĂ©buta son parcours de militaire Ă lâĂąge de 11 ans en entrant au CollĂšge militaire de la nation. Lors de la rĂ©volution du Parc, il rejoignit, encore cadet, la colonne des insurgĂ©s et fut arrĂȘtĂ©[13]. Une fois amnistiĂ©, il reprit le fil de sa carriĂšre tout en poursuivant parallĂšlement des Ă©tudes dâingĂ©nieur civil Ă lâuniversitĂ© de Buenos Aires. Il exerça comme professeur dans diffĂ©rents instituts militaires, et devint en 1915 pour une pĂ©riode de 7 ans directeur du CollĂšge militaire, auquel titre il Ă©largit lâenseignement dispensĂ© par cet Ă©tablissement et renforça la formation de son corps enseignant.
Penchant idĂ©ologiquement pour le radicalisme antipersonnaliste, qui sâopposait Ă la fraction dâHipĂłlito Yrigoyen, il entretenait une bonne relation avec le prĂ©sident Alvear, et fut nommĂ© par lui en 1922, dotĂ© alors du grade de colonel, au poste de ministre de la Guerre ; en cette qualitĂ©, il travailla Ă faire augmenter le budget de la dĂ©fense â entre 1922 et 1927, le budget militaire fera plus que doubler[14] â, afin dâacquĂ©rir des Ă©quipements et dâamĂ©liorer les infrastructures de lâarmĂ©e, et sâattacha Ă rĂ©organiser la structure des forces armĂ©es. Il demanda au ministre de lâIntĂ©rieur de restreindre lâenvoi de militaires en cas dâintervention fĂ©dĂ©rale dans les provinces et fut Ă lâinitiative de deux dĂ©crets faisant interdiction aux militaires dâintervenir en politique. Sous son ministĂšre, le gouvernement entreprit une modernisation de lâarmement et mit en place une vigoureuse politique industrialiste rĂ©pondant en particulier au souci quâavaient les militaires de se libĂ©rer de la dĂ©pendance de lâĂ©tranger quant aux approvisionnements jugĂ©s par eux vitaux pour la dĂ©fense nationale[15]. Justo fut promu gĂ©nĂ©ral de brigade en 1923 et gĂ©nĂ©ral de division en 1927.
Opérations militaires rebelles
Dans la matinĂ©e du 6 septembre 1930, un groupe dâune cinquantaine de civils, parmi lesquels figuraient des dĂ©putĂ©s conservateurs et des dirigeants du Parti socialiste indĂ©pendant, se rendit au camp militaire Campo de Mayo, la plus grande garnison militaire du pays, pour exhorter les militaires Ă sortir dans la rue. Ce fut en vain cependant, car le chef de lâĂcole dâinfanterie, le colonel Ălvarez, commandant du camp, se dĂ©clara lĂ©galiste[16], et seul un escadron de cavalerie quitta subrepticement le camp pour marcher sur Buenos Aires. Dans la capitale, la 1re division de lâarmĂ©e de terre demeura loyale au gouvernement, de mĂȘme que la police, tandis que la marine prĂ©fĂ©ra rester dans lâexpectative.
Uriburu se rendit alors au CollĂšge militaire de la nation, dont le directeur, le colonel Reynols, nâĂ©tait au courant du mouvement militaire que depuis la veille, et rĂ©ussit vers le milieu de la matinĂ©e Ă former une colonne constituĂ©e dâeffectifs peu nombreux et de quelques centaines de cadets, Ă la tĂȘte de laquelle il marcha sur Buenos Aires. Juan JosĂ© Valle et JosĂ© MarĂa Sosa Molina figuraient parmi les lieutenants qui avaient acceptĂ© dâenthousiasme dâapporter leur concours au coup dâĂtat[17] ; Federico Toranzo Montero (es) Ă©tait lâun des cadets qui, Ă lâinverse, refusĂšrent de sây rallier. Au cours de la marche vers la capitale, vint encore se joindre Ă ce groupe un dĂ©tachement de lâĂcole de transmission de la base dâEl Palomar, avec quelque 800 hommes de troupe et des civils armĂ©s. Les meneurs rebelles de la base aĂ©rienne dâEl Palomar Ă©taient les capitaines Pedro Castex Lainfor (es) et Claudio Rosales. Lâagent de liaison entre la base et le lieutenant-gĂ©nĂ©ral JosĂ© FĂ©lix Uriburu sera le premier-lieutenant Edmundo Sustaita (es)[18].
Ă partir de 7h.40, quelques avions basĂ©s Ă El Palomar survolĂšrent Buenos Aires et larguĂšrent des feuilles volantes appelant Ă lâinsurrection. La colonne put traverser la ville sans rencontrer de rĂ©sistance, abstraction faite dâune fusillade prĂšs de la Plaza del Congreso, lors de laquelle pĂ©rirent deux cadets, et atteignit la Casa Rosada. Yrigoyen, toujours malade, fut transportĂ© Ă La Plata, oĂč il signa sa dĂ©mission. Ayant brandi la menace de pilonner lâArsenal et le dĂ©partement de Police, siĂšge de la Police fĂ©dĂ©rale (es), Uriburu obtint que le vice-prĂ©sident MartĂnez signĂąt Ă©galement sa dĂ©mission, aprĂšs quoi les nouveaux gouvernants sâinstallĂšrent Ă la Casa Rosada.
Attitude du gouvernement légal
Le vice-prĂ©sident MartĂnez (es) et le ministre de lâIntĂ©rieur GonzĂĄlez ne surent, ni ne voulurent, dĂ©fendre le gouvernement, et certains dĂ©nonceront mĂȘme une attitude complice avec les putschistes. Le secrĂ©taire du Conseil de dĂ©libĂ©ration (=conseil municipal de Buenos Aires), Atilio Larco, relatera que le ministre de la Marine, le contre-amiral Zurueta, avait sollicitĂ© Yrigoyen dâaffecter quelques agents dâinvestigation Ă la surveillance de personnes suspectes ; le prĂ©sident accĂ©da Ă cette demande et lâofficier ordonna alors de surveiller le vice-prĂ©sident, les ministres de lâIntĂ©rieur et de la Justice, et le chef de la police.
Il est possible quâil y eĂ»t, au sein des forces militaires loyalistes, des personnes croyant quâil ne sâagissait que dâobtenir la dĂ©mission dâYrigoyen ; lâattitude du vice-prĂ©sident MartĂnez sâaccorde avec cette thĂšse, vu quâil avait commencĂ© le 5 septembre Ă remanier le cabinet, opĂ©ration annulĂ©e ensuite par le coup dâĂtat. Le gĂ©nĂ©ral Severo Toranzo, inspecteur gĂ©nĂ©ral de lâarmĂ©e, affirmera que lorsque la colonne avançait vers la capitale, il ne fut pas en mesure de mobiliser les troupes stationnĂ©es dans la ville parce que MartĂnez refusa de le nommer commandant en chef de la dĂ©fense.
Le soir du 6 septembre 1930, les gĂ©nĂ©raux loyalistes Toranzo, Enrique Mosconi, Adalid et MartĂnez conseillĂšrent Ă Elpidio GonzĂĄlez dâenvoyer lâun dâeux faire part au vice-prĂ©sident que les forces des casernes de Campo de Mayo, de Liniers, de lâArsenal et de lâintĂ©rieur du pays attendaient des ordres, et lui demander si sa dĂ©mission Ă©tait authentique et spontanĂ©e ou obtenue par la force. Au gĂ©nĂ©ral Mosconi, choisi pour cette mission, le docteur MartĂnez rĂ©pondit que sa dĂ©mission Ă©tait spontanĂ©e et dĂ©finitive, quâil ne voulait pas dâeffusion de sang, puis le pria de rentrer Ă son domicile.
Le récit de Juan Perón
Juan PerĂłn relate en dĂ©tail sa participation au coup dâĂtat du 6 septembre 1930 dans son livre Tres revoluciones militares[19]. Il y raconte quâen , il fut contactĂ© par le major Ăngel Solari, un « vieil et cher ami », qui lui dĂ©clara sans ambages : « Le gĂ©nĂ©ral Uriburu envisage dâorganiser un mouvement armĂ© » ; il demanda ensuite Ă PerĂłn sâil Ă©tait de connivence avec quelquâun, et devant la nĂ©gative, lui dit : « Alors nous comptons sur toi », ce Ă quoi PerĂłn rĂ©pliqua : « Oui, mais il est nĂ©cessaire de savoir dâabord ce quâils proposent » (ibid., p. 11). Ce mĂȘme soir, PerĂłn, invitĂ© par Solari, assista Ă une rĂ©union oĂč Ă©taient prĂ©sents le gĂ©nĂ©ral Uriburu, son fils et dâautres officiers. Uriburu « parla de questions relatives Ă un mouvement armĂ©, qui devait ĂȘtre judicieusement prĂ©parĂ© », ce Ă quoi tous acquiescĂšrent (ibid.). Lâon discuta aussi de la façon de recruter des adhĂ©rents et de les inscrire. Quand, toujours au cours de cette mĂȘme rĂ©union, PerĂłn proposa de « commencer le travail dĂ©finitif dâorganisation et de prĂ©paration du mouvement », il sâentendit rĂ©pondre que cela ne pouvait pas se faire encore, attendu quâil y avait dâautres groupes qui « sâils penchent, comme nous, pour renverser le gouvernement, avaient dâautres idĂ©es quant aux finalitĂ©s ultĂ©rieures » (ibid., p. 14).
PerĂłn indique que « depuis ce moment, je tentai de mâĂ©riger, au sein de ce groupement, en celui qui se chargerait de lâunir avec les autres [groupements] qui pourraient exister, et mâefforçai par tous les moyens dâĂ©viter que, pour des intĂ©rĂȘts personnels ou pour des divergences dans le choix des moyens, la rĂ©volution ne sâĂ©cartĂąt du 'principe de la masse' si Ă©lĂ©mentairement indispensable si lâon voulait mener celle-ci Ă bon terme » (ibid., p. 15).
Les jours suivants, PerĂłn continua dâentreprendre des dĂ©marches pour faire adhĂ©rer des officiers au projet, et le 3 juillet, le lieutenant-colonel Ălvaro Alsogaray lui communiqua quâil avait Ă©tĂ© dĂ©signĂ© pour faire partie de la section « OpĂ©rations » de lâĂ©tat-major rĂ©volutionnaire (EMR), dont Alsogaray Ă©tait le chef. Cependant, dans les semaines qui suivirent, selon ce quâen Ă©crit PerĂłn, il se mit Ă avoir de sĂ©rieux doutes sur la capacitĂ© de ceux qui dirigeaient lâEMR, et le 3 septembre, il fit part Ă Alsogaray que pour cette raison il quittait le mouvement, tout en sâengageant Ă collaborer avec celui-ci quand la rĂ©volution se produirait (ibid. p. 61-63).
Le lendemain, Ă lâinitiative du lieutenant-colonel BartolomĂ© Descalzo (es), les cinq officiers â dont PerĂłn â ayant participĂ© Ă la conspiration, tinrent une rĂ©union et sâaccordĂšrent pour estimer que « le pire qui puisse se faire serait dâintroniser une dictature militaire que serait combattue absolument par la nation tout entiĂšre » (ibid., p. 65). DĂšs lors, et compte tenu quâils ne disposaient pas dâun appui militaire suffisant pour lancer le coup dâĂtat, « lâunique salut Ă©tait le peuple et plus particuliĂšrement les Ă©tudiants, ainsi quâĂ©galement la LegiĂłn de Mayo », de sorte que lâon rĂ©solut de se mettre au travail sans tarder pour trouver des soutiens chez les officiers ; en outre, un programme de gouvernement, rĂ©digĂ© par le lieutenant-colonel Sarobe, fut approuvĂ©.
La veille du coup dâĂtat, PerĂłn fut dĂ©signĂ© aide de camp du lieutenant-colonel Descalzo, et le 6 septembre, les deux hommes se rendirent Ă lâĂcole supĂ©rieure de guerre, oĂč ils sâassurĂšrent de son ralliement. Ensuite, ils allĂšrent, Ă la tĂȘte dâune colonne, au rĂ©giment de grenadiers Ă cheval General San MartĂn, mirent en dĂ©tention son commandant en chef, qui refusait de se rallier, et le remplacĂšrent par un autre officier. Une colonne fut alors constituĂ©e avec des troupes, au sein de laquelle PerĂłn se dĂ©plaçait dans une voiture blindĂ©e et armĂ©e de quatre mitrailleuses ; ils firent mouvement sur la Casa Rosada, la trouvant envahie de civils en train de se livrer Ă des dĂ©pradations, et quâils sâemployĂšrent Ă dĂ©loger pacifiquement (ibid., p. 80). PerĂłn y restera tout au long de cette journĂ©e, assurant la sĂ©curitĂ©, jusquâĂ ce les troupes restantes fussent arrivĂ©es ; durant la nuit, il patrouilla dans les rues de Buenos Aires pour prĂ©venir les dĂ©bordements.
Les proclamations initiales
Uriburu confia au poĂšte Leopoldo Lugones, dont les idĂ©es politiques avaient Ă©voluĂ© du socialisme au fascisme, le soin de rĂ©diger la proclamation rĂ©volutionnaire, mais le brouillon nâen fut pas acceptĂ© par les conspirateurs, le colonel JosĂ© MarĂa Sarobe et le gĂ©nĂ©ral AgustĂn P. Justo.
[âŠ] Nous respecterons la libre discussion des actes du gouvernement provisoire, chaque fois que celle-ci se fera avec sĂ©rĂ©nitĂ© et hauteur et selon les normes de correction. Nous ne tolĂ©rerons pas, en consĂ©quence, ni lâinsolence, ni lâinstigation, ouverte ou dĂ©guisĂ©e, au moyen de la presse ou de lâaction individuelle ou collective, contre lâĆuvre de reconstruction quâil nous incombe dâentreprendre. Nous avons des raisons fondĂ©es pour admettre que le dĂ©sappointement de ceux qui se sont laissĂ© tenter par des promesses de gratifications personnelles (que a Ă©tĂ© la façon de corrompre les consciences pour obtenir des approbations plĂ©biscitaires) est dĂ©finitif. Le gouvernement provisoire promet en contrepartie une seule chose : aborder immĂ©diatement et en premier lieu les problĂšmes dâintĂ©rĂȘt national qui requiĂšrent une solution urgente. Le bĂ©nĂ©fice personnel pour tous les habitants du pays, et en particulier pour les classes prolĂ©tariennes, rĂ©sultera immanquablement de la prospĂ©ritĂ© quâatteint la Nation, par lâordre et par le travail. Cependant, lâĆuvre quâaujourdâhui nous entreprenons nâaurait aucune portĂ©e, et nous ne pourrions pas invoquer lâĂ©lĂ©vation de nos desseins, si nous croyions quâune simple substitution dâhommes suffise pour modifier substantiellement la situation Ă laquelle nous sommes arrivĂ©s. Malheureusement, la maladie qui menace lâexistence du pays possĂšde des racines plus profondes, et, loin que nous eussions bien mĂ©ritĂ© de la patrie, il pourrait nous ĂȘtre reprochĂ© de lâavoir convulsĂ©e sans objet, si nous nâĂ©vitions par tous les moyens la rĂ©pĂ©tition de circonstances analogues Ă celles que nous venons de vivre. Cela constituera donc une prĂ©occupation fondamentale du gouvernement provisoire que dâengager les nĂ©cessaires rĂ©formes dâordre institutionnel, qui seront soumises au pays en temps opportun, afin que, aprĂšs avoir Ă©lu ses autoritĂ©s et reprĂ©sentants lĂ©gitimes, il puisse se reposer sur la confiance en ce que son organisation politique et constitutionnelle garantira pleinement dans le futur le fonctionnement regulier desdites institutions. Lâindispensable dissolution de lâactuel Parlement obĂ©it Ă des raisons suffisamment notoires pour quâil ne soit nĂ©cessaire de les exposer. Complice du gouvernement destituĂ©, jamais CongrĂšs nâavait donnĂ© exemple dâune soumission et dâune servilitĂ© plus grandes. Les rares voix qui se sont Ă©levĂ©es en dĂ©fense des principes dâordre et de hauteur dans lâune ou lâautre Chambre nâont rĂ©ussi quâĂ sauver la dignitĂ© personnelle de ceux ayant dĂ©noncĂ© lâopprobre, mais en aucun cas nâont pu restituer au Corps auquel ils appartenaient lâhonorabilitĂ© et le respect, dĂ©finitivement perdus auprĂšs de lâopinion. Nous invoquons enfin, en cette heure, le nom de la patrie et la mĂ©moire des grandes figures qui insufflĂšrent aux gĂ©nĂ©rations futures le devoir sacrĂ© de lâagrandir ; et, le drapeau hissĂ© haut, nous lançons un appel Ă tous les cĆurs argentins pour quâils nous aident Ă accomplir ce mandat avec honneur. |
Lugones dut alors la modifier, et le nouveau texte énonçait :
« [âŠ] Le gouvernement provisoire, inspirĂ© par le bien public et dĂ©montrant les sentiments patriotiques qui lâaniment, proclame son respect Ă la Constitution et aux lois en vigueur et son dĂ©sir de revenir dĂšs que possible Ă la normalitĂ©, en offrant Ă lâopinion publique les garanties absolues, afin que dans les plus brefs dĂ©lais la Nation puisse, lors de scrutins libres, Ă©lire ses nouveaux reprĂ©sentants lĂ©gitimes. En outre, les membres du gouvernement provisoire prennent devant le pays lâengagement dâhonneur de ne prĂ©senter ni dâaccepter lâauspice de leur candidature Ă la prĂ©sidence de la RĂ©publique. Le gouvernement provisoire sâefforcera Ă©galement de rendre la tranquillitĂ© Ă la sociĂ©tĂ© argentine, profondĂ©ment perturbĂ©e par la politique de haines, favoritismes et exclusions, tenacement encouragĂ©e par le rĂ©gime destituĂ©, de sorte que lors des confrontations Ă©lectorales prochaines puisse prĂ©dominer lâesprit Ă©levĂ© de concorde et de respect pour les idĂ©es de lâadversaire, lesquels appartiennent Ă la tradition de la culture et de la gentilhommerie argentines. Le gouvernement provisoire interprĂšte le sentiment unanime de la masse dâopinion qui lâaccompagne quand, dans le contexte actuel, il rend grĂące Ă la presse sĂ©rieuse du pays pour le service que celle-ci a rendu Ă la cause de la RĂ©publique en maintenant latent, par une propagande patriotique et bien inspirĂ©e, lâesprit civique de la Nation et en provoquant la rĂ©action populaire contre les abus de ses gouvernants. Il est confiant en ce quâelle saura jouer Ă lâavenir avec la mĂȘme sagacitĂ© le rĂŽle essentiel que les Ă©vĂ©nements lui rĂ©serveront, de sorte Ă guider vers les mĂȘmes buts Ă©levĂ©s les efforts civiques de lâopinion nationale.
LâarmĂ©e et la marine de la Patrie, rĂ©pondant Ă la chaleur unanime du peuple de la Nation et aux impĂ©ratifs pĂ©remptoires que nous impose, en cette heure solennelle pour le destin du pays, le devoir dâArgentins, ont rĂ©solu de lever le drapeau pour intimer aux hommes qui ont, au gouvernement, trahi la confiance du peuple et de la RĂ©publique, lâordre de quitter immĂ©diatement leurs fonctions, quâils nâexercent plus pour le bien commun, mais pour lâassouvissement de leurs appĂ©tits personnels. Nous leur notifions catĂ©goriquement quâils ne disposent plus de lâappui des forces armĂ©es, dont lâobjectif primordial est de dĂ©fendre lâhonneur personnel, compromis par eux, et quâil nây aura pas dans nos rangs un seul homme qui se lĂšvera par devant ses camarades pour dĂ©fendre une cause qui sâest transformĂ©e en honte de la Nation. Nous leur notifions encore que nous ne tolĂ©rerons pas que par des manĆuvres et des communications de derniĂšre heure ils tentent de sauver un gouvernement rĂ©pudiĂ© par lâopinion publique, ou de maintenir au pouvoir les rĂ©sidus du conglomĂ©rat politique occupĂ© Ă Ă©trangler la RĂ©publique. »
ArrĂȘt de la Cour suprĂȘme de justice
Sans tarder, sitĂŽt le gouvernement investi, le gĂ©nĂ©ral Uriburu envoya un avis Ă la Cour suprĂȘme de justice de la Nation, lui faisant part de la mise en place dâun gouvernement provisoire. Le tribunal suprĂȘme accusa rĂ©ception de la note et, le 10 septembre 1930, rendit un arrĂȘt, adoptĂ© Ă lâunanimitĂ©, qui sera Ă lâorigine de la Doctrine des gouvernements de facto en Argentine (es), et dans lequel les juges Ă©nonçaient :
« âŠque ce gouvernement se trouve en possession des forces militaires et policiĂšres nĂ©cessaires Ă assurer la paix et lâordre de la Nation, et, par consĂ©quent, Ă protĂ©ger la libertĂ©, la vie et la propriĂ©tĂ© des personnes, et quâil a dĂ©clarĂ© en outre, lors de sĂ©ances publiques, quâil maintiendra la suprĂ©matie de la Constitution et des lois fondamentales du pays dans lâexercice du pouvoir [...]. Que la prĂ©sente Cour a dĂ©clarĂ©, relativement aux fonctionnaires de facto, « que les doctrines constitutionnelle et internationale sâaccordent Ă prĂȘter validitĂ© Ă leurs actes, quels que puissent ĂȘtre le vice ou la dĂ©ficience de leurs nominations ou de leur Ă©lection, dĂšs lors que [ces actes] se fondent sur des raisons de police et de nĂ©cessitĂ© et quâils soient accomplis Ă lâeffet de protĂ©ger le public et les individus dont les intĂ©rĂȘts pourraient ĂȘtre affectĂ©s, attendu quâil ne serait pas possible Ă ces derniers dâentreprendre des enquĂȘtes ni de discuter de la lĂ©galitĂ© des dĂ©signations de fonctionnaires se trouvant dans lâapparente possession de leurs pouvoirs et fonctions [...]. Que le gouvernement provisoire qui vient de se constituer dans le pays est, par lĂ , un gouvernement de facto dont le titre ne peut pas ĂȘtre judiciairement contestĂ© avec quelque chance de succĂšs par les personnes, dĂšs lors quâil exerce la fonction administrative et policiĂšre dĂ©rivĂ©e de ce quâil est dĂ©tenteur de la force [...]. Que ce nonobstant, sâil advenait que, une fois normalisĂ©e la situation, les fonctionnaires qui en font partie mĂ©connaĂźtraient, dans le dĂ©ploiement de lâaction du gouvernement de facto, les garanties individuelles ou celles de la propriĂ©tĂ©, ou dâautres parmi celles garanties par la Constitution, lâadministration judiciaire chargĂ©e de lâapplication de celles-ci serait amenĂ©e Ă les rĂ©tablir dans les mĂȘmes conditions et avec la mĂȘme portĂ©e quâelle le ferait dans le cas dâun pouvoir exĂ©cutif de jure. »
Uriburu dĂ©cida la dissolution du CongrĂšs, proclama lâĂ©tat de siĂšge, dĂ©crĂ©ta une intervention dans toutes les provinces gouvernĂ©es par le radicalisme et, dans les grandes lignes, se proposait dâinstaurer un gouvernement inspirĂ© du fascisme, rĂ©gime dans lequel il voyait un exemple de paix et dâordre et dont dâutiles leçons pouvaient ĂȘtre apprises.
Le 18 septembre 1930, les ambassadeurs des Ătats-Unis et du Royaume-Uni, pays oĂč il avait exercĂ© comme attachĂ© militaire, firent savoir Ă Uriburu que les puissances par eux reprĂ©sentĂ©es reconnaissaient le gouvernement provisoire.
QuoiquâUriburu dĂ©clarĂąt publiquement vouloir respecter la constitution, il estimait personnellement que le pays avait besoin dâen revenir Ă un rĂ©gime politique conservateur, prĂ©alablement Ă la ratification de la loi SĂĄenz Peña, laquelle instituait le suffrage secret pour les citoyens de sexe masculin (les femmes ne pourront voter pour la premiĂšre fois quâen 1951, Ă la faveur dâun amendement de la loi Ă©lectorale). Dans un discours prononcĂ© Ă lâĂcole supĂ©rieure de guerre, Uriburu exprima son opposition au suffrage universel dans les termes suivants :
« Nous devons essayer de mettre en place une autoritĂ© politique qui soit une rĂ©alitĂ©, pour ne pas vivre purement de thĂ©ories [...]. La dĂ©mocratie fut dĂ©finie par Aristote, qui dit que câĂ©tait le gouvernement par les meilleurs pour les plus Ă©clairĂ©s. La difficultĂ© est justement de faire en sorte que les meilleurs lâexercent. Il est difficile que cela se produise dans un pays oĂč, comme dans le nĂŽtre, il y a soixante pour cent dâanalphabĂštes, car il ressort de cela, avec clartĂ© et Ă©vidence, sans discussion possible, que ces soixante pour cent dâanalphabĂštes sont ceux qui gouvernent le pays, attendu que dans des Ă©lections lĂ©gales, ce sont eux qui forment une majoritĂ©[20]. »
Installation du nouveau gouvernement
Le gĂ©nĂ©ral Justo ne voulut accepter aucune fonction dans le nouveau gouvernement, oĂč il lui Ă©tait offert dâassumer la vice-prĂ©sidence. Ă ce poste sera nommĂ© Enrique Santamarina (es), dirigeant du Parti conservateur, qui prĂȘta serment aux cĂŽtĂ©s dâUriburu le [21]. Le nouveau cabinet ministĂ©riel se composait de : lâavocat MatĂas SĂĄnchez Sorondo (es) (-), au poste de ministre de lâIntĂ©rieur ; Ernesto Mauricio Bosch (es) (-), diplomate, qui avait rempli la mĂȘme fonction sous la prĂ©sidence de Roque SĂĄenz Peña entre 1910 et 1914, aux Affaires Ă©trangĂšres ; Enrique SimĂłn PĂ©rez (es) ( - )[22], avocat, qui fut ministre des Finances de Roque SĂĄenz Peña, dĂ©signĂ© au mĂȘme poste ; Ernesto Padilla (es) (-), avocat appartenant Ă la dĂ©nommĂ©e gĂ©nĂ©ration du Centenario (es), qui fut lĂ©gislateur provincial (dans son TucumĂĄn dâorigine) puis national, et gouverneur de TucumĂĄn, nommĂ© Ă la Justice ; le gĂ©nĂ©ral Francisco Medina, au ministĂšre de la Guerre ; lâamiral Abel Renard (es), au ministĂšre de la Marine ; Horacio Beccar Varela (es), qui entre autres fonctions avait Ă©tĂ© inspecteur gĂ©nĂ©ral des sociĂ©tĂ©s anonymes, ministre de la Justice et directeur de la Caisse nationale de conversion (Caja Nacional de ConversiĂłn)[23], Ă lâAgriculture ; enfin, lâingĂ©nieur Octavio Sergio Pico (es), aux Travaux publics[24] - [25] - [26] - [22] - [27].
La fraction nationaliste était représentée dans le nouveau gouvernement par Carlos Ibarguren, interventeur dans la province de Córdoba, et par Roberto Laferrere, Arturo Mignaquy, Eduardo Muñiz et Enrique Torino.
Répercussions dans la société argentine
Dans le milieu universitaire
Le 7 septembre 1930, Alfredo Palacios dĂ©missionna de sa charge de doyen de la facultĂ© de droit de lâuniversitĂ© de Buenos Aires, charge quâil exerçait depuis juillet de cette annĂ©e, au motif quâil Ă©tait « contraire Ă la Constitution et Ă lâesprit dĂ©mocratique qui lâinspire, de reconnaĂźtre une junte imposĂ©e par lâarmĂ©e »[28]. Dans la foulĂ©e remirent aussi leur dĂ©mission les professeurs Antonio Cammarota, Jorge de la Torre, Eusebio GĂłmez et JosĂ© Peco, ainsi que le conseiller pour les Ă©tudiants au Conseil directeur, Mariano Calvento ; en revanche, le Centre des Ă©tudiants en droit dĂ©clara ne pas se solidariser avec cette dĂ©cision. Quelques professeurs dâuniversitĂ© au contraire devaient occuper des postes dans le gouvernement militaire, notamment Atilio Dell'Oro Maini, en tant quâinterventeur dans la province de Corrientes, Pablo Calatayud, dans celle de Catamarca, RamĂłn Castillo dans celle de TucumĂĄn, Dimas GonzĂĄlez Gowland dans celle de Santiago del Estero, Enrique P. Torino dans celle de CĂłrdoba, et Clodomiro ZavalĂa dans celle de Buenos Aires, et enfin le ministre de lâIntĂ©rieur, SĂĄnchez Sorondo[29].
Dans le milieu syndical
Avant le 6 septembre, le dirigeant anarchiste Diego Abad de SantillĂĄn dĂ©clara dans les colonnes de La Protesta (es) quâil sâĂ©rigerait en dĂ©fenseur non de tel ou tel gouvernement, mais des libertĂ©s et conquĂȘtes du peuple argentin et des travailleurs, dĂ©nonça par voie de presse la conspiration militaire, et alerta sur les risques quâun coup dâĂtat entraĂźnerait pour les travailleurs[30].
Le 7 septembre, il fit la déclaration suivante :
« Nous sommes, donc, sous la dictature militaire [âŠ]. La dictature est le pire ennemi des peuples, de la pensĂ©e humaine, et, plus particuliĂšrement, du prolĂ©tariat [âŠ]. PrĂ©coniser le dĂ©sarmement des travailleurs par la passivitĂ©, câest sâincliner devant les bottes militaires [âŠ]. Contre la dictature, il nây a plus aujourdâhui dans le pays quâune seule force : le prolĂ©tariat. »
â Abad de Santillana[31]
AprĂšs que le coup dâĂtat du 6 septembre 1930 se fut produit, « les organisations ouvriĂšres nâĂ©taient en gĂ©nĂ©ral ni pour ni contre celui-ci [âŠ] ; en effet, sâil est certain que quelques syndicalistes lâappuyaient [le gouvernement dâYrigoyen], la majoritĂ© des membres de ce mouvement et les socialistes ne voyaient aucune diffĂ©rence notable entre le gouvernement radical yrigoyĂ©niste et celui des conservateurs »[32]. La plupart des travailleurs nâavaient pas Ă©tĂ© dâaccord avec la politique dâYrigoyen, mais ne souhaitaient pas pour autant se rallier au gouvernement militaire, et les syndicats tentĂšrent de prĂ©munir leurs organisations contre une possible rĂ©pression en affirmant leur caractĂšre apolitique[33]. Lâhistorien Julio Godio, sâinterrogeant comment il Ă©tait possible que le mouvement ouvrier ait pu ne pas sâaviser de la diffĂ©rence substantielle quâil y avait entre le radicalisme yrigoyĂ©niste et le bloc de droite civico-militaire, et par lĂ tomber dans une attitude passive devant le coup dâĂtat, imputera cela Ă la position simpliste consistant Ă qualifier lâyrigoyĂ©nisme de « dĂ©magogique », de « capitaliste », de « national-fasciste », etc[34].
Le coup dâĂtat, la subsĂ©quente et immĂ©diate mise hors la loi de la FĂ©dĂ©ration ouvriĂšre rĂ©gionale argentine (FORA) et dâautres mesures rĂ©pressives eurent pour effet dâaccĂ©lĂ©rer la fusion des centrales syndicales ConfĂ©dĂ©ration ouvriĂšre argentine (COA) et Union syndicale argentine (USA) â fusion en gestation depuis fort longtemps â, pour constituer en septembre 1930 la ConfĂ©dĂ©ration gĂ©nĂ©rale du travail (CGT).
Le projet corporatiste
Uriburu entreprit de modifier la Constitution de 1853, par les procĂ©dures prĂ©vues par celle-ci, afin que « les reprĂ©sentants du peuple cessent dâĂȘtre rien de plus que des reprĂ©sentants de comitĂ©s politiques, et que des ouvriers, des Ă©leveurs, des agriculteurs, des professionnels, des industriels, etc. occupent les bancs du CongrĂšs. »[35]
Lugones proposa un pouvoir lĂ©gislatif composĂ© exclusivement de corporations, avec 35 commissions de producteurs, une pour chaque branche, chargĂ©es de prĂ©parer les projets de loi. Le contribuable, câest-Ă -dire quiconque paye des impĂŽts, ne voterait que dans le cadre de sa corporation. Lugones proposait dâajouter deux nouveaux pouvoirs aux trois existants, lâ« universitaire » et le « militaire »[36].
DĂšs 1928, Rodolfo Irazusta avait Ă©crit dans la revue La Nueva RepĂșblica quâune « reprĂ©sentation fidĂšle » nâĂ©tait concevable que sâil sâagissait dâhommes « dâune mĂȘme condition sociale ou professionnelle » et Ă©labora en mars 1931 un programme dĂ©taillĂ© basĂ© notamment sur le suffrage censitaire au niveau municipal, les gouverneurs de province Ă©tant en effet nommĂ©s, dans ce systĂšme, par le gouvernement central. Le pouvoir fondamental rĂ©siderait dans un sĂ©nat-corps qui nommerait le prĂ©sident de la Nation, et qui, outre les personnalitĂ©s dĂ©signĂ©es par les provinces, comprendrait 5 gĂ©nĂ©raux, 2 amiraux, un sĂ©nateur pour chaque universitĂ©, tous les archevĂȘques, le prĂ©sident de la Cour suprĂȘme de justice et dâautres fonctionnaires[36].
Les autres auteurs qui rĂ©flĂ©chissaient sur ces projets de rĂ©gime politique Ă©taient Francisco Bedoya, Julio Meinvielle et Ernesto Palacio. Quoique les lugonistes autant que les nĂ©o-rĂ©publicains justifiaient la dictature dâUriburu comme Ă©tape prĂ©alable provisoire dans la voie vers un nouveau rĂ©gime, il y avait entre eux une diffĂ©rence sur le point de savoir qui aurait Ă diriger lâĂtat. Lugones et ses adeptes glorifiaient la hiĂ©rarchie, rĂ©servaient un rĂŽle fondamental aux forces armĂ©es et songeaient Ă un chef dâĂtat militaire charismatique, attendu que, selon Lugones, « lâautoritĂ© nâest pas [âŠ] le rĂ©sultat de dĂ©libĂ©rations, mais lâimposition de la supĂ©rioritĂ© personnelle », alors que les autres estimaient que « le salut de la patrie » pouvait sâobtenir en restreignant la participation populaire dans le gouvernement et en confiant la conduite de celui-ci Ă une Ă©lite idĂ©ologique « choisie et rĂ©duite », qui serait appelĂ©e Ă sâaccroĂźtre rapidement et Ă ĂȘtre opportunĂ©ment suivie par « la masse ». Dans les discours dâUriburu transparaĂźt une forte adhĂ©sion aux positions lugoniennes[37].
Uriburu jura de respecter la Constitution nationale et la loi SĂĄenz Peña, et invita dans son discours dâinvestiture la population Ă corriger les « abus » de lâyrigoyĂ©nisme Ă travers les urnes. Cependant, ce discours sâexplique par lâappui dont il avait eu besoin de la part du secteur « libĂ©ral » dirigĂ© par Justo et JosĂ© MarĂa Sarobe. Au fil du temps toutefois, il en revint Ă ses conceptions corporatistes, ainsi quâil appert de ses discours et de ses nominations pour les postes dirigeants. Il aspirait Ă remplacer la Constitution et le systĂšme dĂ©mocratique par un autre rĂ©gime, totalement diffĂ©rent, dans lequel ce ne serait pas le vote individuel qui dĂ©ciderait de la direction politique, mais lâopinion des corporations, en particulier des corporations patronales et des associations professionnelles, parmi lesquelles du reste les syndicats ne seraient que des acteurs de moindre importance, corporations qui au surplus devraient faire montre de puretĂ© idĂ©ologique.
Parmi les idéologues nationalistes, Uriburu préférait Carlos Ibarguren, son cousin, catholique militant et admirateur de la droite espagnole, et qui était en outre un brillant écrivain. En revanche, il dédaigna celui qui jusque-là avait été le chef de file des nationalistes, Juan Carulla, qui inclinait davantage pour les idées de Benito Mussolini ou de Charles Maurras.
La rĂ©forme envisagĂ©e par les nationalistes avait des caractĂ©ristiques qui nâĂ©taient pas toutes nettement dĂ©finies. Il Ă©tait clair en tous cas quâune prise de distance totale vis-Ă -vis de la dĂ©mocratie et du suffrage universel en Ă©tait un Ă©lĂ©ment de base, et quâelle requĂ©rait avant tout nouveau scrutin un remaniement draconien des rĂšgles du jeu politique[38].
Les discours insistaient incessamment sur la nĂ©cessitĂ© de rĂ©tablir lâordre, la propriĂ©tĂ© privĂ©e et les hiĂ©rarchies[39]. Cependant, Ă la diffĂ©rence des fascismes europĂ©ens, la droite argentine considĂ©rait que la clef du systĂšme politique quâelle prĂ©conisait devait ĂȘtre lâarmĂ©e, et non les organisations paramilitaires[40].
Uriburu proposa la fondation dâun Parti national, auquel se rallieraient les autres partis, Ă lâexclusion toutefois du radicalisme yrigoyĂ©niste et, peut-ĂȘtre, du Parti socialiste. Lâinvitation fut rejetĂ©e par tous, abstraction faite de quelques groupes conservateurs. Uriburu sâenhardit Ă convoquer des Ă©lections pour dĂ©signer le gouverneur de Buenos Aires, escomptant pouvoir prĂ©senter une candidature unique du Parti national face aux radicaux ; lorsque son dessein eut Ă©chouĂ©, il ne lui fut plus possible de se rĂ©tracter[41].
Politique Ă©conomique et du travail
La chute de lâactivitĂ© Ă©conomique survenue en 1930 porta nombre de chefs dâentreprise Ă licencier des travailleurs. La CGT, ayant proclamĂ© dans sa dĂ©claration de principe du 27 septembre 1930 son caractĂšre apolitique, put dĂšs lors se concentrer sur la dĂ©fense de la classe ouvriĂšre, en requĂ©rant le gouvernement militaire de stimuler lâemploi par des investissements publics, dâadopter de nouvelles lois de protection sociale et de mettre en Ćuvre celles dĂ©jĂ existantes[42] - [43].
Le gouvernement nomma Ă la tĂȘte du DĂ©partement national du travail Eduardo F. Maglione, qui, en mĂȘme temps quâil tenta de rĂ©frĂ©ner les mesures patronales contre les syndicats, Ćuvra Ă la crĂ©ation de corporations comprenant, par branche dâindustrie, les corporations patronales et de travailleurs. En vue de ces objectifs, il favorisa la judiciarisation de lâapplication des lois sociales, en particulier celles relatives Ă la journĂ©e de travail et au repos dominical dans la Capitale fĂ©dĂ©rale, cette derniĂšre Ă©tant en effet la juridiction dans laquelle il dĂ©tenait le pouvoir de police en ces matiĂšres. En outre, il convoqua pour mars 1931 un CongrĂšs national des dĂ©partements du travail tant de la Nation que des provinces[44] - [45].
Ă la suite des Ă©lections d'avril 1931, Maglione fut remplacĂ© en mai de cette mĂȘme annĂ©e par le lieutenant-colonel Carlos GĂŒiraldes, membre de la LĂ©gion civique argentine, qui fera porter lâaccent sur la rĂ©pression syndicale ; le projet corporatiste, auquel la CGT sâĂ©tait opposĂ©e, fut abandonnĂ©[46] - [47].
Dâautre part, le gouvernement prit un certain nombre de mesures de protection de lâindustrie locale, imposant des taxes Ă lâimportation pour, entre autres, les produits textiles, les chaussures, les plantes aromatiques et le sucre â mesures qui susciteront les critiques de la part tant de la CGT que du Parti socialiste, qui dĂ©fendaient traditionnellement un point de vue libre-Ă©changiste, mais recueilleront les louanges de lâUnion industrielle argentine[48] - [49]. Le syndicat de cheminots Union ferroviaire fit valoir que, sous lâangle de vue ouvrier, limiter lâimportation de plantes aromatiques nâĂ©tait pas Ă lâavantage des travailleurs occupĂ©s dans cette industrie dans le pays, mais aux rares nĂ©gociants dĂ©tenteurs du privilĂšge de les importer et de les commercialiser, et dĂ©nonça quâen ce qui concerne la chaussure, le protectionnisme n'avait eu dâautre effet que dâaugmenter les gains des patrons[50].
Une autre mesure gouvernementale fut celle tendant Ă donner la prĂ©fĂ©rence Ă lâembauche de citoyens argentins pour les travaux de construction des voies de chemin de fer vers CĂłrdoba et BahĂa Blanca, Ă obliger les ouvriers et employĂ©s des chemins de fer Ă acquĂ©rir une carte de citoyennetĂ©, et Ă restreindre l'arrivĂ©e dâimmigrants d'outremer. Dans le but dâĂ©quilibrer le budget de lâĂtat, il fut dĂ©cidĂ© de licencier des fonctionnaires et de rĂ©duire leurs rĂ©munĂ©rations, dâappliquer de nouvelles taxes sur le tabac, les allumettes, lâessence et la rente, et rehausser les tarifs de la poste et du tĂ©lĂ©graphe. Le premier recensement des chĂŽmeurs fournit un chiffre de 333 997 sans-emploi dans tout le pays, dont 87 223 dans la seule Capitale fĂ©dĂ©rale[51]. Toujours sur le plan Ă©conomique, le pays subit aussi les contrecoups de la Grande DĂ©pression, Ă savoir une forte baisse des recettes de lâĂtat, la chute de la consommation, et la hausse du chĂŽmage[52].
Autres aspects de la politique gouvernementale
Le nouveau gouvernement dĂ©crĂ©ta lâĂ©tat de siĂšge et la loi martiale, et rĂ©prima les secteurs opposant la plus forte rĂ©sistance : dirigeants de la FĂ©dĂ©ration universitaire argentine, radicaux yrigoyĂ©nistes, communistes et anarchistes[53]. Plusieurs centaines dâindividus furent expulsĂ©s du pays en application de la loi de RĂ©sidence, et des milliers de personnes appartenant Ă ces secteurs furent mis en dĂ©tention et torturĂ©s ; pour les besoins de cette politique, le nouveau pouvoir mit en place un rĂ©gime rĂ©pressif incluant pour la premiĂšre fois lâusage systĂ©matique de la torture contre les opposants, par le biais de la Section de lâordre politique de la Police fĂ©dĂ©rale argentine, sous le commandement du fils de Leopoldo Lugones[54]. En outre, il fit exĂ©cuter clandestinement, ou Ă lâissue de parodies de jugement, des militants de lâanarchisme « expropriateur », dont Severino Di Giovanni, Gregorio Galeano, JosĂ© Gatti, JoaquĂn Penina, Paulino ScarfĂł et Jorge Tamayo GavilĂĄn[53].
Le gouvernement fit dâautre part incarcĂ©rer plusieurs dirigeants politiques, parmi lesquels lâancien prĂ©sident HipĂłlito Yrigoyen, instaura la censure des journaux, et mit les universitĂ©s sous sa tutelle directe, annulant le rĂ©gime dâautonomie et de co-gouvernance instaurĂ©e par la rĂ©forme universitaire de 1918. Le coup dâĂtat une fois consommĂ©, la flamboyante CGT et le Parti socialiste adoptĂšrent une attitude de complaisance face au rĂ©gime militaire. La prioritĂ© de la premiĂšre sera dorĂ©navant de prĂ©server la sphĂšre de lĂ©galitĂ© syndicale et dâobtenir des mesures propres Ă pallier les effets de la crise Ă©conomique sur les travailleurs, et celle du second, de rĂ©aliser un prompt retour au rĂ©gime constitutionnel[55].
En mars 1931, Uriburu accueillit Ădouard VIII, prince de Galles et hĂ©ritier du trĂŽne britannique, aux cĂŽtĂ©s de qui il visita Campo de Mayo, lâHippodrome national et la station balnĂ©aire de Mar del Plata, et inaugura lâExposition britannique des arts et industries qui allait se tenir sur le terrain de la SociĂ©tĂ© rurale argentine Ă Buenos Aires.
Issue Ă©lectorale
Ălections du 5 avril 1931
SâĂ©tant avisĂ© de ce que la plupart des forces politiques qui avaient appuyĂ© le coup dâĂtat se rejoignaient tous, nonobstant leur hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©, dans le rejet de son projet corporatiste et que, de surcroĂźt, il manquait de soutien dans une fraction majoritaire des officiers des forces armĂ©es, Uriburu chercha une issue Ă©lectorale, selon un plan conçu par SĂĄnchez Sorondo. Son idĂ©e consistait Ă organiser des Ă©lections provinciales Ă©chelonnĂ©es, dans la prĂ©supposition que les rĂ©sultats lui seraient favorables et vaudraient en quelque sorte plĂ©biscite lui permettant ensuite de mettre en Ćuvre la rĂ©forme constitutionnelle nĂ©cessaire Ă son projet corporatiste[56].
DĂ©but 1931, il convoqua des Ă©lections dans la province de Buenos Aires, qui se tinrent le 5 avril. Le radicalisme se trouvait alors dĂ©sorganisĂ© et divisĂ© ; Ă la mi-mars, lâon parvint nĂ©anmoins Ă rĂ©unir la Convention provinciale. Fernando Saguier, Roberto Marcelino Ortiz, Vicente Gallo, Carlos Noel et JosĂ© P. Tamborini tĂ©lĂ©phonĂšrent Ă Paris pour avertir Alvear quâils voteraient sur son nom lors de cette Convention provinciale ; cependant les dĂ©lĂ©guĂ©s Ă©lurent pour leurs candidats Honorio PueyrredĂłn et Mario Guido.
Aux Ă©lections du 5 avril, les candidats radicaux obtinrent 218 783 voix, les conservateurs 187 734, et les socialistes 41 573[57], de sorte que, nâayant pas remportĂ© de majoritĂ© absolue au collĂšge Ă©lectoral provincial appelĂ© Ă Ă©lire le gouverneur, les radicaux durent nĂ©gocier avec les socialistes pour voir un des leurs Ă©lu Ă ce poste.
Crise au sein du gouvernement
Le rĂ©sultat Ă©lectoral provoqua une crise ministĂ©rielle ; Octavio Sergio Pico passa au ministĂšre de lâIntĂ©rieur, pour supplĂ©er SĂĄnchez Sorondo, dĂ©missionnaire, Enrique Uriburu fut nommĂ© Ă la tĂȘte du ministĂšre des Finances, Guillermo Rothe Ă la tĂȘte de celui de la Justice et de lâInstruction publique, David Arias Ă lâAgriculture, Pablo Calatayud aux Travaux publics, et Carlos G. Daireaux Ă la Marine. Sans tarder, le 17 avril, Pico convoqua les reprĂ©sentants de tous les partis, hormis les radicaux yrigoyĂ©nistes, afin de mettre sur pied une coalition apte Ă empĂȘcher le retour au pouvoir des « personnalistes ». La proposition visait clairement Ă faire accepter par la coalition la candidature du gĂ©nĂ©ral Justo, qui, pour sâaffranchir dâun gouvernement en dĂ©clin, avait le 25 septembre 1930 dĂ©missionnĂ© Ă titre provisoire de son poste de commandant en chef de lâarmĂ©e et demandĂ© que lâon enquĂȘtĂąt sur les accusations de malversation formulĂ©es Ă son encontre[58].
Appel à des élections générales
Le 11 avril 1931, Marcelo Torcuato de Alvear sâembarqua pour Buenos Aires, oĂč il mit pied Ă terre le 25 avril et fut accueilli dans le port par quelque 6 000 personnes, parmi lesquelles le gĂ©nĂ©ral Justo et un aide de camp, Ă titre de reprĂ©sentants du prĂ©sident de facto JosĂ© FĂ©lix Uriburu. Alvear sâemploya alors Ă unifier le radicalisme autour de sa personne, sans Ă©gard Ă la demande de Justo et dâUriburu dâappuyer leurs projets politiques[59]. Dans un premier temps, Alvear tenta un rapprochement avec le gouvernement, dans la perspective dâune issue Ă©lectorale Ă lâimpasse politique â lâamitiĂ© entre Alvear et Uriburu datait de lâĂ©poque des rĂ©volutions radicales de la fin du XIXe siĂšcle â, mais lorsquâUriburu lui eut fait comprendre quâil pourrait une nouvelle fois accĂ©der Ă la prĂ©sidence moyennant quâil lui garantĂźt que des yrigoyĂ©nistes ne figureraient pas sur ses listes, Alvear dĂ©clina la proposition[60]. Le 4 mai, lâinterventeur fĂ©dĂ©ral dans la province de Buenos Aires, Carlos Meyer Pellegrini, fut remplacĂ© par Mariano Vedia (fils de Mariano de Vedia y Mitre), avec la fonction de « dĂ©lĂ©guĂ© », mais fut Ă son tour remplacĂ© le 12 mai par Manuel RamĂłn Alvarado, comme interventeur fĂ©dĂ©ral. Dans lâintĂ©rim, le 8 mai, Uriburu suspendit lâappel au collĂšge Ă©lectoral provincial[61] et convoqua pour le 8 novembre des Ă©lections pour le congrĂšs national.
Le 16 mai 1931 apparut le Manifiesto del City, par lequel le radicalisme de tout le pays Ă©tait convoquĂ© Ă une rĂ©organisation « dignement fortifiĂ©e dans lâadversitĂ© ». Le 28 de ce mĂȘme mois, on instaura la Junta del City composĂ©e dâAlvear, Adolfo GĂŒemes, Enrique Mosca, Julio Borda et Obdulio Siri, pour supplĂ©er le ComitĂ© national, dissous en pratique Ă la suite du coup dâĂtat[62]. Tandis quâHipĂłlito Yrigoyen Ă©tait toujours retenu prisonnier, les radicaux rouvraient leurs comitĂ©s. Le 5 juin, le gouvernement leva la loi martiale[63].
Le 20 juillet 1931 Ă©clata une rĂ©volution dans la province de Corrientes, dirigĂ©e par le lieutenant-colonel Gregorio Pomar ; bien que promptement rĂ©primĂ©e, elle fournit Ă Uriburu le prĂ©texte quâil cherchait : il fit fermer tous les locaux de lâUCR, mit en Ă©tat dâarrestation des douzaines de dirigeants et le 25 juillet fit savoir que le parti radical ne pouvait pas prĂ©senter de listes de candidats et expulsa du pays les principaux chefs du radicalisme rĂ©organisĂ© : Alvear, Tamborini, PueyrredĂłn et Noel[64]. De plus, il suspendit les Ă©lections de gouverneurs prĂ©vues dans les provinces de CĂłrdoba et de Santa Fe[65]. Le 28 juillet 1931 Ă 10 heures du soir, lâancien prĂ©sident Alvear sâembarqua de nouveau pour lâexil, aprĂšs avoir rĂ©digĂ© la veille un manifeste, quâil fallut diffuser clandestinement, sa publication ayant Ă©tĂ© interdite par la dictature[64]. On y relĂšve le passage suivant :
« Je contemple de loin, sur le navire qui mâĂ©loigne, la ville natale oĂč se dressent les statues de mes ancĂȘtres. Elle me portait Ă raison au respect de toutes les classes sociales, car je sus les gouverner dans la lĂ©galitĂ©, lâordre et avec prudence. Ce sont des mains crispĂ©es qui mâarrachent Ă son sein. »
â Alvear, 1931[66].
Le 31 juillet 1931, les forces conservatrices fondĂšrent le Parti dĂ©mocrate national. Le 5 aoĂ»t, Alvear publia un violent manifeste, datĂ© du 28 juillet, qui parut dans tous les journaux conjointement avec une rĂ©plique dâUriburu. Alvear y dĂ©nonçait la « brutale dictature », caractĂ©risĂ©e par la torture des prisonniers politiques et par lâannulation et la suspension de scrutins, et lâaccusa dâavoir corrompu lâarmĂ©e[67]. Lâhistorien RouquiĂ© affirme que le gĂ©nĂ©ral Justo mit Ă profit cette polĂ©mique pour mettre en avant son passĂ© de ministre dâun gouvernement radical et se prĂ©senter devant les classes moyennes civiles et militaires, non comme le candidat des conservateurs, mais comme reprĂ©sentant dâun radicalisme « respectable et de bonne sociĂ©tĂ© »[67]. Le 1er aoĂ»t 1931, un groupe de radicaux antipersonnalistes emmenĂ©s par Eduardo Laurencena lança le binĂŽme prĂ©sidentiel Justo-Laurencena, et le 28 aoĂ»t, le gouvernement Ă©largit la portĂ©e du scrutin prĂ©vu pour le 8 novembre en y incluant Ă©galement lâĂ©lection du prĂ©sident et du vice-prĂ©sident de la Nation.
Entre le 10 et le 11 septembre, la convention radicale antipersonnaliste confirma le binĂŽme Justo-Laurencena, mais, aprĂšs la dĂ©mission de ce dernier, le remplaça par JosĂ© NicolĂĄs Matienzo. Pour sa part, le Parti dĂ©mocrate national et le Parti socialiste indĂ©pendant proclamĂšrent les candidatures de Justo et de Julio Argentino Pascual Roca, donnant naissance Ă lâalliance politique dĂ©nommĂ©e Concordancia[68]. Justo se prĂ©sentait ainsi aux suffrages dans deux tickets diffĂ©rents, dans lâun accompagnĂ© de Matienzo, dans lâautre de Roca.
Le PDP engagea une alliance avec le socialisme sous le nom dâAlliance dĂ©mocrate-socialiste, et se prĂ©senta aux Ă©lections avec un binĂŽme dirigĂ© par Lisandro de la Torre, dont le second terme Ă©tait le socialiste NicolĂĄs Repetto.
Vu lâabsence dâAlvear et de GĂŒemes (qui Ă©tait vice-prĂ©sident et avait plongĂ© dans la clandestinitĂ© pour ne pas ĂȘtre emprisonnĂ©), Vicente Gallo prit la direction de lâUCR. Peu aprĂšs, GĂŒemes fit sa rĂ©apparition, mais Gallo refusa de se dĂ©sister. AprĂšs cet Ă©pisode, la quasi totalitĂ© du comitĂ© directeur de la Junta remit sa dĂ©mission, Ă la suite de quoi le corps dĂ©cida de confĂ©rer des fonctions exĂ©cutives Ă GĂŒemes, Gallo, Saguier, Juan O'Farrel, Mosca, Aramburu, Borda et Noel. La candidature dâAlvear plus GĂŒemes reçut lâapprobation des radicaux, mais cette approbation faisait lâimpasse sur le fait quâAlvear nâaccepterait pas une telle candidature que ne se fĂ»t dâabord rĂ©unie la convention nationale de lâUCR. La convention eut finalement lieu le 25 septembre et reconstitua le ComitĂ© national. Alvear fut Ă©lu prĂ©sident et Saguier renonça Ă ses ambitions pour laisser la candidature Ă GĂŒemes. La Convention nationale, prĂ©sidĂ©e par BenjamĂn Zorrilla, approuva cette plate-forme Ă©lectorale, qui sortit ensuite victorieuse du vote des membres[69]. Cependant, dans une communication tĂ©lĂ©phonique de Rio de Janeiro, Alvear dĂ©cida de renoncer Ă la candidature pour deux raisons : dâabord parce que la possibilitĂ© existait que sa candidature fĂ»t annulĂ©e au motif quâune pĂ©riode prĂ©sidentielle complĂšte ne sâĂ©tait pas Ă©coulĂ©e depuis sa propre prĂ©sidence, et ensuite parce quâil jugeait opportun de procĂ©der Ă un renouvellement du personnel politique. Devant les instances des radicaux, qui considĂ©raient quâil Ă©tait la seule personnalitĂ© capable de forger lâunion du parti, Alvear finit par accepter la candidature et voyagea le 8 octobre Ă Montevideo[70]. Quatre jours aprĂšs, la Convention nationale se rĂ©unit Ă nouveau, oĂč lâon donna lecture de la dĂ©mission dâAlvear et de GĂŒemes[71]. Deux jours aprĂšs, la Convention nationale rejeta les dĂ©missions, dĂ©clara « dĂ©pourvue de valeur lĂ©gale » lâannulation des Ă©lections du 5 avril 1931, et autorisa le ComitĂ© directeur de ne pas participer aux Ă©lections du 8 novembre 1931 au cas oĂč les mesures dâhostilitĂ© Ă lâĂ©gard du radicalisme seraient maintenues[72].
Le 6 octobre, le gouvernement invalida les candidatures dâAlvear et GĂŒemes en arguant de leur relation avec le rĂ©gime yrigoyĂ©niste. Le 8 octobre, il annula le scrutin du 5 avril dans la province de Buenos Aires. Le 27 octobre, lâUCR dĂ©cida son abstention absolue et le 29 octobre, la Commission Ă©lectorale rejeta la demande dâofficialisation de son binĂŽme que lâUCR avait dĂ©posĂ©e le 23, en allĂ©guant quâelle nâavait pas compĂ©tence Ă ce faire.
Le 8 novembre se tinrent les Ă©lections presidentielles, qui virent la victoire de la Concordancia avec 607 765 voix, soit 43,26% des votants ; ce rĂ©sultat lui valut 237 grands Ă©lecteurs, qui formeront une majoritĂ© au sein du CollĂšge Ă©lectoral et voteront en faveur de Justo-Roca. Ces derniers accĂ©deront Ă leur poste le 20 fĂ©vrier 1932. SĂĄnchez Sorondo considĂ©ra, dans un article publiĂ© en 1958, que lâannulation du scrutin du 5 avril 1931 et lâinterdiction faite ensuite au radicalisme de prĂ©senter des candidats ont constituĂ© de graves erreurs institutionnelles de nature Ă ĂŽter toute lĂ©gitimitĂ© Ă lâĂ©lection dâAgustĂn P. Justo[73].
CĂ©lĂ©bration de lâanniversaire du coup dâĂtat
Les anniversaires du coup dâĂtat Ă©taient pour ses protagonistes ou sympathisants lâoccasion dâorganiser des cĂ©rĂ©monies publiques. La derniĂšre de ces occasions se prĂ©senta en 1943, quand, justement, le gouvernement du dictateur Pedro Pablo RamĂrez rendit officielle cette cĂ©lĂ©bration.
Corrélats
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