Chimie quantique relativiste
La chimie quantique relativiste intĂšgre les rĂ©sultats issus de la chimie quantique et de la mĂ©canique relativiste pour rendre compte des propriĂ©tĂ©s des Ă©lĂ©ments chimiques et de la structure de leurs corps simples, en particulier pour les Ă©lĂ©ments les plus lourds du tableau pĂ©riodique. Un exemple bien connu a trait Ă la couleur de lâor, qui nâest pas de couleur argentĂ©e comme la plupart des autres mĂ©taux en raison dâeffets relativistes.
Le terme effets relativistes est issu de lâhistoire de la mĂ©canique quantique. Initialement, la mĂ©canique quantique a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©e sans tenir compte de la thĂ©orie de la relativitĂ©[1]. Par convention, les effets relativistes font rĂ©fĂ©rence aux Ă©carts entre, dâune part, les valeurs calculĂ©es par les modĂšles qui tiennent compte de relativitĂ© et, dâautre part, celles calculĂ©es par les modĂšles qui nâen tiennent pas compte[2].
Les effets relativistes en chimie peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des perturbations, ou de petites corrections, Ă la thĂ©orie non relativiste de la chimie, dĂ©veloppĂ©e Ă partir des solutions de lâĂ©quation de Schrödinger. Ces corrections affectent les Ă©lectrons de maniĂšre diffĂ©rente en fonction de leur vitesse par rapport Ă la vitesse de la lumiĂšre. Les effets relativistes sont plus importants pour les Ă©lĂ©ments lourds parce que ce nâest que dans ces Ă©lĂ©ments que les Ă©lectrons atteignent des vitesses relativistes[3]. Dans les reprĂ©sentations les plus rĂ©pandues du tableau pĂ©riodique, ces Ă©lĂ©ments de numĂ©ros atomiques Ă©levĂ©s sont prĂ©sents dans la partie infĂ©rieure. Ce sont par exemple les lanthanides et les actinides[4], Ă©lĂ©ments de la 6e pĂ©riode et la 7e pĂ©riode du tableau.
Historique
En 1935, Bertha Swirles dĂ©crit un traitement relativiste dâun systĂšme Ă plusieurs Ă©lectrons[5], malgrĂ© lâaffirmation de Paul Dirac en 1929 qui indiquait que les seules imperfections qui demeurent en mĂ©canique quantique « nâentraĂźnent de difficultĂ©s que lorsque des particules Ă grande vitesse sont impliquĂ©es, et sont donc sans importance dans la prise en compte de la structure atomique et molĂ©culaire et les rĂ©actions chimiques ordinaires, lesquelles sont, en effet, gĂ©nĂ©ralement suffisamment prĂ©cises si on nĂ©glige la variation relativiste de la masse et de la vitesse et quâon suppose uniquement des forces coulombiennes entre les divers Ă©lectrons et les noyaux atomiques[6]. »
Les chimistes thĂ©oriciens partageaient globalement lâopinion de Dirac jusque dans les annĂ©es 1970, lorsque les effets relativistes commencĂšrent Ă ĂȘtre observĂ©s dans les Ă©lĂ©ments lourds[7]. Schrödinger Ă©tablit lâĂ©quation qui porte son nom dans son article de 1926 sans tenir compte de la relativitĂ©[8]. Des corrections relativistes furent apportĂ©es Ă lâĂ©quation de Schrödinger (voir lâĂ©quation de Klein-Gordon) afin dâexpliquer la structure fine des spectres atomiques, mais ce dĂ©veloppement, ainsi que dâautres, ne percĂšrent pas immĂ©diatement dans la communautĂ© des chimistes. Comme les lignes spectrales atomiques relevaient en grande partie de la physique et non de la chimie, la majoritĂ© des chimistes nâĂ©taient pas familiers avec la mĂ©canique quantique relativiste, et leur attention portait sur des Ă©lĂ©ments plus lĂ©gers typiques de lâintĂ©rĂȘt pour la chimie organique Ă cette Ă©poque[9].
La vision de Dirac du rĂŽle de la mĂ©canique quantique relativiste dans les systĂšmes chimiques Ă©tait erronĂ©e pour deux raisons : la premiĂšre est que les Ă©lectrons des orbitales atomiques s et p se dĂ©placent Ă une fraction significative de la vitesse de la lumiĂšre ; la deuxiĂšme est quâil y a des consĂ©quences indirectes des effets relativistes qui sont particuliĂšrement Ă©videntes pour les orbitales atomiques d et f.
Traitement qualitatif
Lâun des rĂ©sultats les plus importants et les plus largement connus de la relativitĂ© est que la masse relativiste (en) de lâĂ©lectron croĂźt selon lâĂ©quation :
- ,
oĂč sont respectivement la masse au repos de lâĂ©lectron, la vitesse de lâĂ©lectron et la vitesse de la lumiĂšre. La figure de droite illustre les effets relativistes sur la masse dâun Ă©lectron en fonction de sa vitesse.
Cela a une implication immédiate sur le rayon de Bohr () qui est donné par :
oĂč est la constante de Planck rĂ©duite et α est la constante de structure fine (une correction relativiste du modĂšle de Bohr).
Arnold Sommerfeld a calculĂ© que, pour un Ă©lectron 1s de lâatome dâhydrogĂšne ayant un rayon orbital de 52,9 pm, α â 1â137. Câest-Ă -dire que la constante de structure fine montre un Ă©lectron voyageant Ă environ 1â137e de la vitesse de la lumiĂšre[10]. On peut Ă©tendre cela Ă un Ă©lĂ©ment plus lourd en utilisant lâexpression v â Zâ137c pour un Ă©lectron 1s, oĂč v est sa vitesse radiale. Pour lâor, avec Z = 79, lâĂ©lectron 1s se dĂ©place ainsi Ă 58 % de la vitesse de la lumiĂšre, puisque 79â137 â 0,58. En reliant cela Ă la masse relativiste, on trouve que mrel = 1,22me et en lâinjectant dans le rayon de Bohr ci-dessus, on trouve que le rayon diminue de 22 %.
Si lâon substitue la masse relativiste dans lâĂ©quation donnant le rayon de Bohr, on obtient :
Il sâensuit que :
Ă droite, le rapport ci-dessus des rayons de Bohr relativiste et non-relativiste a Ă©tĂ© tracĂ© en fonction de la vitesse de lâĂ©lectron. On remarque que le modĂšle relativiste montre que le rayon diminue lorsque la vitesse augmente.
Lorsque le traitement de Bohr est étendu aux atomes hydrogénoïdes en utilisant la rÚgle quantique, le rayon de Bohr devient :
oĂč est le nombre quantique principal et Z est un entier reprĂ©sentant le numĂ©ro atomique. DâaprĂšs la mĂ©canique quantique, le moment angulaire est donnĂ© par . En remplaçant dans lâĂ©quation ci-dessus et rĂ©solvant pour , on obtient :
Ă partir dâici, le systĂšme dâunitĂ©s atomiques peut ĂȘtre utilisĂ© pour simplifier lâexpression en :
En remplaçant cela dans lâexpression donnant le rapport de Bohr mentionnĂ© ci-dessus, on obtient :
On peut remarquer Ă prĂ©sent que, pour une valeur de faible et une valeur de Ă©levĂ©e, le rapport est infĂ©rieur Ă 1. Cela est conforme Ă lâintuition : les Ă©lectrons ayant un nombre quantique principal plus petit auront une densitĂ© de probabilitĂ© plus grande dâĂȘtre plus proche du noyau. Un noyau ayant une charge Ă©lectrique Ă©levĂ©e sera entourĂ© dâĂ©lectrons ayant une vitesse Ă©levĂ©e. Des Ă©lectrons rapides ont une masse relativiste Ă©levĂ©e et passeront donc plus de temps Ă proximitĂ© du noyau, ce qui fait que le rayon se contracte pour les nombres quantiques principaux les plus petits[11].
Ăcarts du tableau pĂ©riodique
Le tableau pĂ©riodique des Ă©lĂ©ments a Ă©tĂ© construit par des scientifiques qui avaient observĂ© que les propriĂ©tĂ©s des Ă©lĂ©ments chimiques connus Ă leur Ă©poque avaient tendance Ă Ă©voluer de maniĂšre pĂ©riodique en fonction de leur masse atomique, puis, de façon plus exacte, de leur numĂ©ro atomique. Ils ont organisĂ© ces Ă©lĂ©ments sous la forme dâun tableau qui rend compte de ces pĂ©riodicitĂ©s, ce qui donne au tableau pĂ©riodique toute sa pertinence. De nombreuses diffĂ©rences chimiques et physiques entre Ă©lĂ©ments de la sixiĂšme pĂ©riode (CsâRn) et de la cinquiĂšme pĂ©riode (RbâXe) proviennent dâeffets relativistes sensibles pour la pĂ©riode 6, alors quâils sont nĂ©gligeables pour la pĂ©riode 5. Ces effets relativistes sont particuliĂšrement significatifs pour lâor et ses voisins, le platine et le mercure.
Mercure
Le mercure (Hg) est liquide au-dessus de â39 °C (voir point de fusion). Les forces de liaison sont plus faibles pour les liaisons HgâHg que pour ses voisins immĂ©diats tels que le cadmium (point de fusion Ă 321 °C) et de lâor (point de fusion Ă 1 064 °C). La contraction des lanthanides explique en partie cette anomalie, mais nâen rend pas entiĂšrement compte. En phase gazeuse, le mercure est un cas unique parmi les mĂ©taux, en ce quâon le trouve gĂ©nĂ©ralement sous une forme monomĂ©rique Hg(g) ; il se forme Ă©galement lâespĂšce Hg22+(g), qui est un composĂ© stable en raison du raccourcissement relativiste de la liaison HgâHg.
Hg2(g) ne se forme pas car lâorbitale 6s2 est contractĂ©e par des effets relativistes et ne peut donc contribuer que faiblement Ă une liaison ; en fait, la liaison Hg-Hg doit ĂȘtre essentiellement le rĂ©sultat de forces de van der Waals, ce qui explique quâelle soit suffisamment faible pour permettre au mercure dâĂȘtre liquide Ă tempĂ©rature ambiante.
La paire Au2(g) et Hg(g) est analogue Ă la paire H2(g) et He(g) du point de vue de la diffĂ©rence entre leurs orbitales liantes et leurs liaisons ; câest du fait de la contraction relativiste de lâorbitale 6s2 que le mercure gazeux peut ĂȘtre qualifiĂ© de pseudo gaz noble.
Couleur de lâor et du cĂ©sium
La rĂ©flectivitĂ© de lâor Au, de lâargent Ag et de lâaluminium Al est reprĂ©sentĂ©e sur la figure Ă droite. LâĆil humain perçoit le rayonnement Ă©lectromagnĂ©tique ayant une longueur dâonde proche de 600 nm comme du jaune. Comme on le voit Ă partir de ce spectre de rĂ©flectance, lâor paraĂźt jaune parce quâil absorbe la lumiĂšre bleue plus quâil nâabsorbe les autres longueurs dâonde visibles de la lumiĂšre ; la lumiĂšre rĂ©flĂ©chie, qui est celle que nous percevons, est donc dĂ©pourvue de bleu par rapport Ă la lumiĂšre incidente. Puisque le jaune est complĂ©mentaire du bleu, cela se traduit par le fait quâun morceau dâor semble jaune (sous une lumiĂšre blanche) aux yeux humains.
La transition Ă©lectronique responsable de cette absorption est une transition du niveau dâĂ©nergie 5d au niveau 6s. Une transition semblable se produit dans lâargent, mais les effets relativistes sont plus faibles dans cet Ă©lĂ©ment, de sorte que le niveau 4d y connaĂźt une certaine expansion et le niveau 5s une certaine contraction, lâĂ©cart 4d-5s dans lâargent Ă©tant de ce fait bien plus grand que lâĂ©cart 5d-6s dans lâor en raison dâeffets relativistes moindres dans lâargent que ceux observĂ©s dans lâor. Ainsi, lâor non-relativiste serait blanc. Les effets relativistes Ă©lĂšvent le niveau de lâorbitale 5d et abaissent le niveau de lâorbitale 6s[12].
Un effet semblable se produit dans le cĂ©sium, le plus lourd des mĂ©taux alcalins pouvant ĂȘtre observĂ© (le francium est trop radioactif pour pouvoir former des masses de matiĂšre macroscopique). Alors que les autres mĂ©taux alcalins sont blanc argentĂ©, le cĂ©sium prĂ©sente une teinte nettement dorĂ©e.
Batterie au plomb
Sans la relativitĂ©, le plomb devrait se comporter comme lâĂ©tain, de sorte que les batteries Ă©tain-acide devraient fonctionner aussi bien que les batteries plomb-acide couramment utilisĂ©es dans les voitures. Cependant, les calculs montrent quâenviron 80% de la tension nominale (2,1 V) dĂ©livrĂ©e par une batterie plomb-acide proviennent uniquement des effets relativistes, principalement de PbO2 et de PbSO4, ce qui explique pourquoi les batteries Ă©tain-acide ne fonctionnent pas[13] - [14].
Effet de paire inerte
Les complexes de Tl(I) (thallium), Pb(II) (plomb) et Bi(III) (bismuth) contiennent une paire dâĂ©lectrons 6s2. Lâ« effet de paire inerte » fait rĂ©fĂ©rence Ă la tendance, pour cette paire dâĂ©lectrons, Ă rĂ©sister Ă lâoxydation du fait dâune contraction relativiste de lâorbitale 6s.
Autres
Quelques-uns des phénomÚnes communément attribués à des effets relativistes sont :
- lâexistence du fluorure de mercure(IV) ;
- lâaurophilicitĂ© (en)[15] ;
- la stabilitĂ© des anions dâor, Auâ, dans des composĂ©s tels que le CsAu[16] - [17] ;
- la structure cristalline du plomb, qui est cubique à faces centrées plutÎt de type diamant[18] ;
- la similitude entre le zirconium et lâhafnium[19] ;
- la stabilitĂ© du cation uranyle, ainsi que dâautres hauts Ă©tats dâoxydation dans le dĂ©but des actinides (Pa-Am) ;
- le petit rayon atomique du francium et du radium[20] ;
- la contraction des lanthanides, attribuée pour 10 et 30 % à la masse relativiste des électrons de grande vitesse et le plus petit rayon de Bohr qui en résulte[21] ;
- la mĂȘme contraction dans le cas de lâor, due pour beaucoup plus de 10 % aux Ă©lectrons lourds, du fait de leur vitesse relativiste[22], et lâor de numĂ©ro atomique 79 est presque deux fois plus dense que le plomb de numĂ©ro atomique 82[23].
Références
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Bibliographie
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