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Intersectionnalité

L’intersectionnalitĂ© (de l'anglais intersectionality) ou intersectionnalisme est une notion employĂ©e en sociologie et en rĂ©flexion politique, qui dĂ©signe la situation de personnes subissant simultanĂ©ment plusieurs formes de stratification, domination ou de discrimination dans une sociĂ©tĂ©. Ainsi, dans l'exemple d'une personne appartenant Ă  une minoritĂ© ethnique et issue d'un milieu pauvre, celle-ci pourra ĂȘtre Ă  la fois victime de racisme et de mĂ©pris de classe.

Femmes noires amĂ©ricaines travaillant dans une usine pendant la Seconde Guerre mondiale en 1943 et pouvant Ă  la fois ĂȘtre victime de sexisme et de racisme.

Le terme a été proposé par l'universitaire afroféministe américaine Kimberlé Williams Crenshaw en 1989[1] pour parler spécifiquement de l'intersection entre le sexisme et le racisme subis par les femmes afro-américaines, pour en évaluer les conséquences en matiÚre de pouvoir, et expliquer pourquoi ces femmes n'étaient pas prises en compte dans les discours féministes de l'époque[2]. Le sens du terme a depuis été élargi, dans les années 2010, avec la montée du cybermilitantisme et englobe désormais toutes les formes de discriminations qui peuvent s'entrecroiser.

Cette notion est une importante contribution théorique des études sur le féminisme. Pour ses partisans, elle permet aux modÚles de réflexion d'aborder la complexité du monde tout en maintenant l'élan politique qui porte la plupart des actrices et acteurs de ce milieu[3].

DĂ©marche

Agitateurs pour boisson Ă  connotation raciste, sexiste et agiste
(National Civil Rights Museum, Downtown Memphis, Tennessee).

L'intersectionnalitĂ© Ă©tudie les formes de domination, d'oppression et de discrimination, non pas sĂ©parĂ©ment, mais dans les liens qui se nouent entre elles, en partant du principe que les diffĂ©renciations sociales comme le genre, la race, la classe, la couleur, la nation, la religion, la gĂ©nĂ©ration, la sexualitĂ©[4], le handicap, la santĂ© mentale, ou l'orientation sexuelle ne sont pas cloisonnĂ©es, ou encore que les rapports de domination entre catĂ©gories sociales ne peuvent pas ĂȘtre entiĂšrement expliquĂ©s s'ils sont Ă©tudiĂ©s sĂ©parĂ©ment les uns des autres. L'intersectionnalitĂ© entreprend donc d'Ă©tudier les croisements et intersections entre ces diffĂ©rents phĂ©nomĂšnes[5].

Elle analyse les rapports sociaux aux niveaux macrosociologiques (notamment la façon dont les systÚmes de pouvoir expliquent le maintien des inégalités) et microsociologiques (notamment via l'analyse des systÚmes d'inégalités dans les trajectoires individuelles). Cette dualité macro/micro caractérise la recherche intersectionnelle[3].

La question de savoir comment les différences sociales sont constituées demeure ouverte. Les notions de sexe, de race ou de classe, par exemple, ont-elles une autonomie les unes par rapport aux autres, ou bien se constituent-elles mutuellement ? Faut-il donner aux processus économiques, donc à la notion de classe, une prépondérance ? Pour répondre, les chercheurs proposent deux directions : l'approfondissement des notions de pouvoir et l'intégration dans le paradigme de l'intersectionnalité de notions sociologiques plus larges, comme celle de capital social[3].

Psychologie et psycho-sociologie

Les chercheurs en psychologie ont incorporĂ© les effets et consĂ©quences de liens ou "intersections" entre diffĂ©rentes causes (les liens entre les causes et sujets de diffĂ©rents combats politiques sociaux ou autre) depuis les annĂ©es 1950. Ces "liens" ou "effets d'intersection" ("intersection effects" en anglais) Ă©taient basĂ©s sur l'Ă©tude des biais, heuristiques, stĂ©rĂ©otypes et jugements. Les psychologues ont Ă©tendu la recherche sur les biais psychologiques aux domaines de la psychologie cognitive et motivationnelle. Ce que l'on constate, c'est que chaque esprit humain a ses propres biais de jugement et de prise de dĂ©cision qui tendent Ă  prĂ©server le biais du statu quo en Ă©vitant le changement et l'attention aux idĂ©es qui existent en dehors de son domaine personnel de perception. Les effets d'interaction psychologique couvrent une gamme de variables, bien que les effets « personne par situation » soient la catĂ©gorie la plus examinĂ©e. Par consĂ©quent, les psychologues ne considĂšrent pas l'effet d'interaction des donnĂ©es dĂ©mographiques telles que le sexe et la race comme Ă©tant plus remarquable ou moins remarquable que tout autre effet d'interaction. De plus, l'oppression peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une construction subjective lorsqu'elle est considĂ©rĂ©e comme une hiĂ©rarchie absolue. MĂȘme si une dĂ©finition objective de l'oppression Ă©tait atteinte, les effets « personne par situation » rendraient difficile de considĂ©rer certaines personnes ou catĂ©gories de personnes comme opprimĂ©es uniformĂ©ment. Par exemple, les hommes noirs sont stĂ©rĂ©otypĂ©s comme violents, ce qui peut ĂȘtre un inconvĂ©nient dans les interactions avec la police, mais aussi comme physiquement attrayants[6] - [7], ce qui peut ĂȘtre avantageux dans les situations romantiques[8] - [9].

Des Ă©tudes psychologiques ont montrĂ© que l'effet de la multiplication des identitĂ©s «opprimĂ©es» n'est pas nĂ©cessairement additif, mais plutĂŽt interactif de maniĂšre complexe. Par exemple, les hommes gays noirs peuvent ĂȘtre Ă©valuĂ©s plus positivement que les hommes hĂ©tĂ©rosexuels noirs, parce que les aspects « fĂ©minins » des stĂ©rĂ©otypes gays tempĂšrent l'aspect hypermasculin et agressif des stĂ©rĂ©otypes noirs[9] - [10].

Histoire de la notion

Awa Thiam est la premiÚre féministe à formuler en 1978 dans son essai La Parole aux négresses la question du positionnement des femmes noires francophones dans le mouvement féministe, produisant une premiÚre base théorique de l'intersectionnalité bien qu'elle n'applique pas à cette notion le terme d'intersectionnalité[11].

Awa Thiam explique que les femmes noires souffrent de plusieurs oppressions simultanément et les problÚmes spécifiques qu'elles rencontrent ne sont pas traités au sein du mouvement féministe blanc et occidental[12].

Le terme intersectionality a Ă©tĂ© inventĂ© par l'universitaire fĂ©ministe afro-amĂ©ricaine KimberlĂ© Williams Crenshaw dans une enquĂȘte publiĂ©e en 1991 et portant sur les violences subies par les femmes de couleur dans les classes dĂ©favorisĂ©es aux États-Unis[13] - [14]. Celle-ci avait entamĂ© sa rĂ©flexion sur les intersections entre discriminations dans un article de 1989 dont la rĂ©flexion se situait dans la lignĂ©e du courant du black feminism[15]. Ce terme a Ă©tĂ© repris depuis par de nombreuses autres Ă©tudes, bien que d'autres termes, comme « interconnectivitĂ© » ou « identitĂ©s multiplicatives », aient Ă©galement Ă©tĂ© utilisĂ©s pour qualifier la mĂȘme dĂ©marche[16].

Cette thĂ©orie a remportĂ© un grand succĂšs dans le contexte des Ă©tudes de genre[14]. Elle aborde un problĂšme difficile pour le fĂ©minisme : les diffĂ©rences entre femmes. Le vieil idĂ©al d'un fĂ©minisme oĂč toutes les femmes seraient ensemble est difficile Ă  tenir[17] - [18], et cette thĂ©orie apporte une plate-forme qui peut ĂȘtre commune Ă  tous les courants. Elle rend visibles les diffĂ©rences de race, genre et classe tout en dĂ©construisant ces catĂ©gories. Dans un cadre universitaire, elle donne Ă  rĂ©flĂ©chir Ă  la fois aux gĂ©nĂ©ralistes et aux spĂ©cialistes, tout en Ă©tablissant une passerelle entre les deux ; dans ce cadre, l'intersectionnalitĂ© forme un mot tendance, capable d'attirer l'attention s'il est prĂ©sent dans le titre d'un article scientifique. Enfin, son incomplĂ©tude mĂȘme rend cette thĂ©orie attirante, et donne Ă  chacun la possibilitĂ© de la complĂ©ter ; elle ouvre Ă  de nouvelles discussions et Ă  de nouvelles dĂ©couvertes. Cette thĂ©orie, qui met en lumiĂšre la complexitĂ© du monde, donne aux sociologues et aux fĂ©ministes les moyens de l'aborder[2]. Par exemple, la notion aide Ă  comprendre en quoi les femmes noires ou pauvres ne subissent pas les mĂȘmes violences ou discriminations que les femmes issues des classes socio-professionnelles favorisĂ©es et blanches.

Complexité de l'intersectionnalité

Il existe trois méthodes différentes permettant l'étude de l'intersectionnalité[19].

  • Tout d'abord, la complexitĂ© anticatĂ©gorique, qui repose sur la dĂ©construction des divisions catĂ©goriques : elle est fondĂ©e sur le principe que les catĂ©gories sociales sont des constructions arbitraires de l'histoire et de la langue et qu'elles contribuent peu Ă  la comprĂ©hension de la maniĂšre dont les personnes interagissent avec la sociĂ©tĂ©.
  • Ensuite, la complexitĂ© intercatĂ©gorielle : elle fait de l'existence des inĂ©galitĂ©s dans la sociĂ©tĂ© la base de l'intersectionnalitĂ©.
  • Enfin, la complexitĂ© intracatĂ©gorielle, qui peut ĂȘtre vue comme l'intermĂ©diaire entre les complexitĂ©s anti et intercatĂ©gorielles : cette approche reconnaĂźt les dĂ©fauts des catĂ©gories sociales existantes et remet en question la maniĂšre dont ces catĂ©gories crĂ©ent des frontiĂšres et des distinctions, tout en reconnaissant leur importance dans la comprĂ©hension du monde social.

Critiques de la notion

Par sa créatrice Kimberlé Williams Crenshaw

En 2020, KimberlĂ© Williams Crenshaw elle-mĂȘme, crĂ©atrice de l'expression, revient dans une interview sur la dĂ©naturation de son concept : « Il y a eu une distorsion [de ce concept]. Il ne s'agit pas de politique identitaire sous stĂ©roĂŻdes. Ce n'est pas une machine Ă  faire des mĂąles blancs les nouveaux parias »[20].

Kimberlé Crenshaw lors d'une conférence au Center for Intersectional Justice (CIJ).

Lors d’un discours d’ouverture prononcĂ© au Center for Intersectional Justice (CIJ), Ă  Berlin, KimberlĂ© Williams Crenshaw a notĂ© la nĂ©cessitĂ© de revenir Ă  la dĂ©finition initiale de son concept sur l'intersectionnalitĂ© et de se remĂ©morer, qu’à la base, ce sont deux femmes afro-amĂ©ricaines qui en sont Ă  l'origine (KimberlĂ© Crenshaw et Emma DeGraffenreid)[21]. En effet, elle affirme dans un article du Washington Post qu’il avait Ă©tĂ© conceptualisĂ©, avant tout, pour le besoin des femmes noires, mais que « ce terme a mis en lumiĂšre l'invisibilitĂ© de nombreuses personnes au sein de groupes qui les prĂ©sentent comme leurs membres, mais Ă©chouent souvent Ă  les reprĂ©senter. Les effacements intersectionnels ne sont pas l'apanage des femmes noires. Les racisĂ©s au sein des mouvements LGBTQ+ ; [
] les femmes au sein des mouvements d'immigration ; les femmes trans au sein des mouvements fĂ©ministes ; et les personnes non valides qui combattent les dĂ©rives policiĂšres – tou·te·s font face Ă  des vulnĂ©rabilitĂ©s qui reflĂštent les intersections entre le racisme, le sexisme, le classisme, la transphobie, le validisme, etc. »[21]

Aux États-Unis

En 2005, Jasbir Puar propose plutÎt le concept d'agencement[22], repris à Gilles Deleuze et Félix Guattari, pour penser la multiplicité des facteurs affectant les individus dans leur subjectivité.

Pour le sociologue Rick Fantasia, l'intersectionnalitĂ© minore « la perspective de classe, au prĂ©texte que toutes les expressions d’identitĂ© et les motifs de division doivent ĂȘtre inclus dans le cadre explicatif de tous les phĂ©nomĂšnes sociaux. Car, Ă  la diffĂ©rence de ce qui se passe en Europe, la plupart des AmĂ©ricains ont une conception rudimentaire de la notion de classe. On leur rabĂąche que celle-ci n’est qu’une vue de l’esprit. Pour eux, d’autres formes de clivage constituent donc spontanĂ©ment une source d’inĂ©galitĂ©s beaucoup plus Ă©vidente »[23].

En France

Éric Fassin, sociologue français spĂ©cialisĂ© dans la culture des États-Unis, a Ă©tudiĂ©, sous l'angle de la notion de traduction, la façon dont l'intersectionnalitĂ© Ă©tait entrĂ©e dans le fĂ©minisme français[24]. Cette notion y est apparue vers l'annĂ©e 2000, dans le sens d'une analyse de la pluralitĂ©. TrĂšs tĂŽt, on s'inquiĂšte de ce que la question de l'entrecroisement des dominations risque de figer l'identitĂ© des groupes analysĂ©s. Elsa Dorlin, philosophe, prĂ©parait une Ă©tude sur le Black feminism, qui sera publiĂ©e en 2007, et craignait que se concentrer sur l'intersection des sexes et des races efface les abus des deux cĂŽtĂ©s. Reprenant le titre « Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont hommes, mais nous sommes quelques-unes Ă  ĂȘtre courageuses », d'une anthologie sur le fĂ©minisme noir parue en 1982, elle montrait son accord avec l'approche intersectionnelle, mais elle souhaitait aussi l'enrichir[25]. Cet enrichissement pouvait ĂȘtre apportĂ© par les mouvements de luttes contre les colonisations, particuliĂšrement par les idĂ©es d'Edward SaĂŻd, universitaire palestinien et amĂ©ricain, qu'elle propose en association pour surpasser les emprises de la domination[24].

À cette Ă©poque, divers travaux de fĂ©ministes amĂ©ricaines sont traduits en français et publiĂ©s, nourrissant les dĂ©bats, comme Trouble dans le genre, ou Doing difference de Candace West et Sarah Fenstermaker (Faire la diffĂ©rence, traduction Anne Revillard et Laure de Verdalle). Ce dernier ouvrage propose d'apprĂ©hender la diversitĂ© des oppressions non par leur intersection, mais en regardant comment le genre se rĂ©alise Ă  travers elles, apportant ainsi une autre mĂ©thode que l'intersectionnalitĂ© pour dĂ©crire les exploitations. Le renouveau du fĂ©minisme en France de ces annĂ©es lĂ  s'est aussi construit Ă  partir du travail de Colette Guillaumin, sociologue française, Ă  partir de la notion d'artifice du naturel, Ă  la suite de travaux sur l'intrication des multiples ordres d'exploitation contre les migrants et les migrantes du Maghreb[24].

Le point de dĂ©part de la tradition fĂ©ministe amĂ©ricaine et de son homologue française n'est pas le mĂȘme : Éric Fassin affirme que la premiĂšre est baignĂ©e dans des questions de race, alors que la seconde l'est dans le marxisme. Le fĂ©minisme aux États-Unis s'est construit en regard du mouvement noir, celui de la France a vĂ©cu en parallĂšle des mouvements ouvriers. Lorsque KimberlĂ© Crenshaw croise genre et race, DaniĂšle Kergoat, sociologue française, croise genre et classe. Les fĂ©ministes françaises n'ignorent pas les questions de race, les amĂ©ricaines n'ignorent pas la notion de classe, mais leur histoire n'est pas la mĂȘme. À ces origines diffĂ©rentes s'ajoutent un contexte de rĂ©flexion qui n'a pas les mĂȘmes objectifs : alors que les amĂ©ricaines rĂ©flĂ©chissent surtout en termes de droit, les françaises rĂ©flĂ©chissent surtout en termes de sociologie. Ainsi, comme toute autre, l'intersectionnalitĂ© est une connaissance situĂ©e. Aux États-Unis, ce ne sont pas seulement les femmes noires qui font l'intersectionnalitĂ©, mais c'est aussi, et surtout, le fĂ©minisme. En France, ce n'est qu'en 2005 que les IndigĂšnes de la RĂ©publique publient leur manifeste, que la Loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriĂ©s sera discutĂ©e, que le Conseil reprĂ©sentatif des associations noires de France est crĂ©Ă©, et que les Ă©meutes de 2005 dans les banlieues françaises vont tonner, tout cela donnant alors aux fĂ©ministes françaises une consistance, une actualitĂ© et une rĂ©alitĂ© aux injustices perpĂ©trĂ©es par la notion de race[24].

Les affaires du voile islamique en France, intervenues Ă  cette Ă©poque, s'interprĂštent, pour diverses fĂ©ministes, non comme un problĂšme de laĂŻcitĂ© et de religion, mais comme un problĂšme de racisme. Christine Delphy, dans un article de 2006, y voit un point de convergence entre l'intersectionnalitĂ© amĂ©ricaine — qu'elle ne nomme pas — et le fĂ©minisme matĂ©rialiste français[26]. C'est une convergence qui vient aussi de sa propre histoire. Pour discuter des femmes dites voilĂ©es elle entre dans une logique d'intersection entre racisme, sexisme, sociĂ©tĂ©, famille. Elle affirme que « Le patriarcat n'est pas le seul systĂšme qui opprime les femmes des "quartiers et banlieues". Elles sont aussi opprimĂ©es par le racisme. Les oppressions ne s'ajoutent pas les unes aux autres de façon mĂ©canique, successive dans le temps et dans l'espace ». Eric Fassin montre que, ainsi, l'enjeu de l'intersectionnalitĂ©, en France, est devenu concret, et non plus une notion importĂ©e[24].

La notion fait l'objet de critiques de la part d'universitaires et d'essayistes qui lui reprochent, en particulier, de brouiller la distinction entre analyse scientifique et engagement politique, et de ne servir qu'à promouvoir certaines identités particuliÚres.

Le politologue Laurent Bouvet, cofondateur du Printemps rĂ©publicain, estime ainsi que « ce concept est utilisĂ©, aujourd’hui, en France, essentiellement pour rendre acceptables – tout particuliĂšrement Ă  gauche – les revendications identitaires et culturalistes de minoritĂ©s en les assimilant Ă  des luttes sociales menĂ©es au nom de l’égalitĂ© »[27].

D'aprÚs Caroline Fourest, alors que certains l'utilisent comme synonyme à la convergence des luttes, pour d'autres, « l'intersectionnalité relÚve d'une vision américanisée et ghettoïsée » qui aboutit à opposer le féminisme dit « noir » au féminisme dit « blanc » et donc jugé « bourgeois »[28].

Fatiha Agag-Boudjahlat juge que l'intersectionnalitĂ©, « concept utile quand il est Ă©tudiĂ© par des spĂ©cialistes », se manifeste Ă©galement comme un courant de pensĂ©e politique qui « prĂ©tend faire reconnaĂźtre le cumul de discriminations (femme et noire par exemple) » mais n'en fonctionne pas moins « comme une intersection routiĂšre : il y a toujours une prioritĂ© et un « cĂ©dez le passage ». Avec l'intersectionnalitĂ©, ce sont toujours les femmes qui cĂšdent le passage aux intĂ©rĂȘts du groupe ethnique et religieux auquel on les assigne. » En se conformant au « culturalisme, qui consiste Ă  dĂ©fendre des droits diffĂ©rents en fonction de la couleur et de la culture des femmes, en fait leur ethnie et leur religion », l'intersectionnalitĂ© phagocyte le fĂ©minisme et dĂ©tourne celui-ci de son objectif d'Ă©mancipation individuelle et collective de toutes les femmes, selon l'essayiste[29].

Une controverse mĂ©thodologique sur l'identitĂ© sociale oppose l'historien GĂ©rard Noiriel et le sociologue StĂ©phane Beaud, soutenus par l’Observatoire des inĂ©galitĂ©s, aux partisans de la thĂ©orie de l'intersectionnalitĂ©. Cette thĂ©orie qui veut associer l'analyse en termes de classes Ă  d'autres aspects de l'identitĂ© sociale comme l'ethnicitĂ© ou le genre, considĂ©rĂ©s comme secondaires dans l'approche marxiste traditionnelle[30]. Selon GĂ©rard Noiriel, l'intersectionnalitĂ© surdĂ©termine (de façon insincĂšre et subjectiviste) la question de l'identitĂ© ethnique, qu'il compare Ă  un « bulldozer » Ă©crasant tous les autres facteurs d'explication dont ceux Ă©conomiques. Au contraire, pour le politologue Philippe MarliĂšre, les sociologues ÉlĂ©onore LĂ©pinard et Sarah Mazouz, l'apport de l'intersectionnalitĂ© consiste Ă  multiplier les perspectives pour « Ă©viter de catĂ©goriser les groupes selon un seul axe identitaire »[30] - [31] - [32].

StĂ©phanie Roza, dans La Gauche contre les LumiĂšres, analyse l'article sĂ©minal de KimberlĂ© Crenshaw et montre que la plupart des prĂ©judices vĂ©cus par les femmes noires sujets d'Ă©tudes de l'article ne sont pas attachĂ©s Ă  des discriminations de race ou de genre, auxquelles KimberlĂ© Crenshaw les attribue pourtant explicitement, mais sont directement liĂ©s Ă  la pauvretĂ© - et qu'un autre humain de mĂȘme niveau de pauvretĂ© s'en plaindrait avec les mĂȘmes mots[33] - [34]. Elle considĂšre la position de Crenshaw comme rĂ©ductrice, car les inĂ©galitĂ©s entre les classes sociales ne seraient que des « consĂ©quences des diffĂ©rences sexuelles et raciales[35] ».

Françoise VergĂšs, militante pour un fĂ©minisme « dĂ©colonial », soutient que l'intersectionnalitĂ© permet de remettre en question le fĂ©minisme homogĂšne europĂ©en et blanc pour donner la parole aux « femmes racisĂ©es ». Elle croit que d'autres Ă©lĂ©ments identitaires doivent ĂȘtre intĂ©grĂ©s au discours intersectionnel, comme l'histoire esclavagiste et coloniale de la France[36].

Pour Nathalie Heinich sociologue, directrice de recherche au CNRS (EHESS), l'intersectionnalité « est la conséquence directe du différentialisme[37] ».

Politique

Dans les milieux politiques radicaux ou dĂ©mocrates, allant de l'ultragauche Ă  la social-dĂ©mocratie oĂč le concept a Ă©tĂ© largement repris, des dĂ©bats existent sur la pertinence de son utilisation puisque l'emploi de celui-ci suppose que lesdites oppressions (classe, genre, race) sont placĂ©es au mĂȘme niveau, aboutissant souvent Ă  une vision interclassiste oĂč les personnes de mĂȘmes genre ou race auraient plus en commun que des personnes d'une mĂȘme classe sociale, terme qui se retrouve invisibilisĂ©, s'opposant ainsi Ă  une vision marxiste de la lutte des classes comme moteur de l'histoire[38]. Cela pose le problĂšme de la fragmentation des luttes et des prolĂ©taires qui, dans la vision intersectionnelle, ne pourraient plus vraiment s'unir contre l'exploitation et la misĂšre de la vie quotidienne mais se retrouvent Ă  se fragmenter en s'associant plus qu'Ă  une multiplicitĂ© de groupes subissant des oppressions, parfois sur des bases essentialistes et communautaires, dans une vision postmoderne, posant le problĂšme de la maniĂšre d'arriver Ă  une Ă©mancipation globale et totale du genre humain[39].

Des auteurs conservateurs sont trĂšs critiques Ă  l'Ă©gard de l'intersectionnalitĂ©. Ainsi le commentateur politique Andrew Sullivan soutient que la pratique de l'intersectionnalitĂ© « se manifeste presque comme une religion. Elle pose une orthodoxie classique Ă  travers laquelle toute l'expĂ©rience humaine est expliquĂ©e - et Ă  travers laquelle tout discours doit ĂȘtre filtrĂ©[40] ». De mĂȘme, l'avocat et commentateur politique David French, Ă©crivant dans la National Review, dĂ©clare que les partisans de l'intersectionnalitĂ© sont des « fanatiques d'une nouvelle foi religieuse » qui ont l'intention de combler un « trou en forme de religion dans le cƓur humain »[41].

Au Québec

Alain Deneault, professeur de philosophie Ă  l’universitĂ© de Moncton, Ă©crit en 2020 que l'intersectionnalitĂ© est « un mot en vogue dans les cercles militants[42] ». Vanessa Tanguay, doctorante en droit, a Ă©galement prĂ©sentĂ© l'intersectionnalitĂ© comme une approche utile pour aborder le droit Ă  l'Ă©galitĂ© tel que garanti par la Charte des droits et libertĂ©s de la personne du QuĂ©bec[43] - [44].

Notes et références

  1. « La gauche identitaire en guerre avec une partie de la recherche française », sur Slate, .
  2. Kathy Davis (trad. Françoise Bouillot), « L’intersectionnalitĂ©, un mot Ă  la mode. Ce qui fait le succĂšs d’une thĂ©orie fĂ©ministe », Les cahiers du CEDREF. Centre d’enseignement, d’études et de recherches pour les Ă©tudes fĂ©ministes, no 20,‎ (ISSN 1146-6472, lire en ligne, consultĂ© le ).
  3. Sirma Bilge, « ThĂ©orisations fĂ©ministes de l'intersectionnalitĂ© », DiogĂšne, vol. 225, no 1,‎ , p. 70 (ISSN 0419-1633 et 2077-5253, DOI 10.3917/dio.225.0070, lire en ligne, consultĂ© le ).
  4. Elsa Dorlin, « L’Atlantique fĂ©ministe : L’intersectionnalitĂ© en dĂ©bat », Papeles del CEIC, no 83,‎ (ISSN 1695-6494, lire en ligne).
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Voir aussi

Ouvrages

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  • (en) J. Siltanen et A. Doucet, Gender Relations in Canada: Intersectionality and Beyond, Toronto, Oxford University Press,
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  • Louis-Georges Tin, Les imposture de l'universalisme, Paris, Textuel, 2020
  • (en) Ange-Marie Hancock, Intersectionality: An Intellectual History, Oxford University Press,
  • Myriam Boussahba, Emmanuel DelanoĂ«, Sandip Bakshi (dir.), Qu'est ce que l'intersectionnalitĂ© ? Dominations plurielles : sexe, classe et race, Payot, 2021, Paris, 448 p. (ISBN 9782228928694))
  • Sojourner Truth, Et ne suis-je pas une femme ?, (trad.Françoise Bouillot), Payot, 2021, Paris, 128 p. (ISBN 9782228928632)
  • Sarah Mazouz et ÉlĂ©onore LĂ©pinard, Pour l'intersectionnalitĂ©, Anamosa, , 69 p. (ISBN 978-2381910260, SUDOC 255626207)

Articles

  • (en) KimberlĂ© Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, 1989, p. 139-67. RĂ©imprimĂ© dans The Politics of Law: A Progressive Critique p. 195-217 (2e Ă©d., dirigĂ© par David Kairys, Pantheon, 1990)
  • (en) KimberlĂ© Crenshaw, « Cartographie des marges : IntersectionnalitĂ©, politiques de l'identitĂ© et violences contre les femmes de couleur », dans les Cahiers du genre, no 39, 2005 (publication originale : « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, 1991, vol. 43, no 6, p. 1241–1299)
  • (en) InĂšs Horchani, « IntersectionnalitĂ© et fĂ©minismes arabes avec KimberlĂ© Crenshaw », The Postcolonialist, vol. 2, no 2,‎ dĂ©cembre 2014/janvier 2015 (ISSN 2330-510X, lire en ligne)
  • Elsa Dorlin, « De l'usage Ă©pistĂ©mologique et politique des catĂ©gories de « sexe » et de « race » dans les Ă©tudes sur le genre », Cahiers du Genre, vol. 39, no 2,‎ , p. 83 (ISSN 1298-6046 et 1968-3928, DOI 10.3917/cdge.039.0083, lire en ligne, consultĂ© le )
  • Éric Fassin, « Questions sexuelles, questions raciales. ParallĂšles, tensions et articulations », dans Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la question sociale Ă  la question raciale ?, Paris, La DĂ©couverte, 2006, p. 230-248
  • Sirma Bilge, « ThĂ©orisations fĂ©ministes de l'intersectionnalitĂ© », DiogĂšne, no 225, 1, 2009, p. 70-88
  • Alexandre Jaunait et SĂ©bastien Chauvin, « ReprĂ©senter l’intersection. Les thĂ©ories de l’intersectionnalitĂ© Ă  l’épreuve des sciences sociales », Revue française de science politique, vol. 62, no 1, 2012, p. 5-20, [lire en ligne]

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