Colonisation de la Normandie
La colonisation de la Normandie est le processus d'implantation de populations d'origine germanique occidentale, notamment franques et saxonnes, puis scandinaves ou anglo-scandinaves[1] dans la province ecclĂ©siastique de Rouen qui sert de cadre gĂ©ographique Ă la Normandie pour l'essentiel. Cette derniĂšre tient d'ailleurs son nom de la prĂ©sence dâĂ©tablissements vikings ou anglo-scandinaves dans la partie occidentale de la Neustrie, car les chroniqueurs nommaient parfois ses populations Nortmanni / Normanni « Normands » (pluriel de Nortmannus, Normannus) en latin mĂ©diĂ©val, c'est-Ă -dire « hommes du Nord » Ă©tymologiquement. AprĂšs la concession de terre au chef scandinave Rollon par le roi des Francs en 911, cette partie de la Neustrie prend peu Ă peu le nom de Normandie. Le processus d'Ă©tablissement de populations Ă©trangĂšres, voire de colonisation de cette contrĂ©e a fait l'objet de recherches toponymiques, anthroponymiques et archĂ©ologiques. Son ampleur donne lieu Ă des dĂ©bats historiographiques.
Implantations franque et saxonne
Lors des migrations germaniques, le territoire de la future Normandie fit déjà l'objet d'une colonisation par les Francs et les Saxons.
- La colonisation de la Normandie par les Francs fut inĂ©gale : assez dense dans la partie est et quasiment nulle dans la partie ouest de l'actuelle Normandie. Elle se manifeste par les nĂ©cropoles Ă rangĂ©es dâEnvermeu, LondiniĂšres, HĂ©rouvillette et Douvrend, etc. On peut s'interroger sur l'origine locale ou plus lointaine des populations inhumĂ©s dans ce type de nĂ©cropoles Ă rangĂ©es[2]. Cependant la toponymie rĂ©vĂšle des Ă©lĂ©ments incontestablement germaniques qu'on ne trouve pas plus au sud, par exemple les noms de lieux en -hlar- ( « lande », ancien français larris « friche, lande » ) dans Meulers ou Flers, en avisna (« pĂąturage ») dans Avesnes-en-Bray ou Avesnes-en-Val, en -alah- (« temple » ) dans Bouafles ou Neaufles-Auvergny, en bure (« habitation ») dans Hambures ou Bures-en-Bray, en -baki (« ruisseau » ) dans Rebets ou Hambye (bien qu'une hypothĂšse anglo-scandinave[1] ou scandinave soit admissible pour ce dernier), en -mark- (« limite, marche ») dans Marques, en -berg- (« Ă©lĂ©vation » ) dans Barc ou Marques, en -mer (« mare ») dans Blingemer ou Mortemer, en -eng dans Hodeng-Hodenger ou Nesle-Hodeng, en -court et les plus anciens en -ville datent de cette Ă©poque franque. La rĂ©gion devient une partie essentielle de la Neustrie Ă la mort de Clovis et Rouen reste une ville importante. De cette pĂ©riode date aussi le dĂ©coupage administratif et militaire en comtĂ©s, le comte franc Ă©tant un haut fonctionnaire de l'Ătat. Enfin, lâest de la rĂ©gion, Ă proximitĂ© de Paris, fut un lieu de rĂ©sidence pour les rois et princesses mĂ©rovingiens. La colonisation franque fut sporadique Ă l'ouest de la future Normandie.
- La colonisation saxonne est bien attestĂ©e par les textes et par les fouilles archĂ©ologiques, notamment dans la plaine de Caen (est du Bessin). En 843 et 846 sous le roi Charles le Chauve, des documents officiels mentionnent encore l'existence d'un pagus appelĂ© Otlinga Saxonia dans la rĂ©gion du Bessin. Le sens du terme Otlinga nous Ă©chappe. La toponymie du Bessin et de la Campagne de Caen nous offrent des exemples possibles de noms de lieux d'origine saxonne, par exemple : Cottun (Coltun 1035 - 1037[3] ; Cola 's "town", anglais -ton cf. Colton). Une comparaison des noms en -ham / -hem (anglo-saxon hÄm > home cf. hameau) prĂ©sents dans le Bessin avec ceux du Boulonnais est probante[4] et ils n'apparaissent bien sous la forme d'une finale que dans l'actuel dĂ©partement du Calvados, ce qui conforte l'hypothĂšse d'une origine saxonne. Il s'agit par exemple de Ouistreham (Oistreham 1086), ĂtrĂ©ham (Oesterham 1350 ?), Huppain (*Hubbehain ; Hubba 's "ham"), Surrain (Surrehain XIe siĂšcle), etc. Ailleurs en Normandie, les exemples en -ham sont douteux, par exemple Canehan (Seine-Maritime, Kenehan 1030 / Canaan 1030 - 1035) peut reprĂ©senter un biblique Canaan[5] ou Grohan (Eure). L'extension toponymique plus tardive du diminutif hamel dans cette province, sans commune mesure ailleurs, et du nom de famille conjoint n'y sont certainement pas Ă©trangers[6] - [Note 1]. En Basse-Normandie, câest Ă partir du milieu du Ve siĂšcle que lâon peut dater les premiĂšres implantations saxonnes grĂące Ă lâĂ©tude de neuf nĂ©cropoles : (RĂ©ville, Vierville-sur-mer, Ifs, BĂ©nouville, FrĂ©nouville, Giberville, HĂ©rouvillette, Sannerville, Lisieux). La prĂ©sence archĂ©ologique des Saxons perdure ici jusquâĂ la fin du VIIe siĂšcle, ensuite ils se fondent dans la population. En dehors des pĂŽles du nord de la Bresle (Ponthieu et Boulonnais) et du sud ouest de la Seine le long des cĂŽtes de la Manche, la prĂ©sence saxonne est suggĂ©rĂ©e encore par des dĂ©couvertes isolĂ©es, comme Ă Muids (Eure)[7].
Colonisation par les Vikings
DĂ©roulement
Les premiers raids vikings arrivent entre 790 et 800 sur les cĂŽtes de la Gaule occidentale. Le littoral neustrien est atteint sous le rĂšgne de Louis le Pieux (814-840). Lâincursion de 841 fit de grands dĂ©gĂąts Ă Rouen et JumiĂšges. Les Vikings sâattaquent aux trĂ©sors monastiques, proies faciles car les clercs ne peuvent pas les dĂ©fendre. LâexpĂ©dition de 845 remonte la Seine et touche Paris. Les raids eurent lieu durant lâĂ©tĂ©, les Vikings retournant avec leur butin en Scandinavie passer lâhiver.
Ă partir de 851, ils hivernent en Basse-Seine ; ils incendiĂšrent lâabbaye de Fontenelle : les moines durent sâenfuir Ă Boulogne-sur-Mer en 858 et Chartres en 885. Les reliques de sainte Honorine furent transportĂ©es de lâabbaye de Graville Ă Conflans, en rĂ©gion parisienne. Une partie des archives et des bibliothĂšques monastiques furent Ă©galement dĂ©placĂ©es (des volumes de JumiĂšges Ă Saint-Gall), mais beaucoup furent brĂ»lĂ©es.
Les rois carolingiens menĂšrent des politiques parfois contradictoires et lourdes de consĂ©quences. En 867 par le traitĂ© de CompiĂšgne, Charles II le Chauve doit cĂ©der au roi breton Salomon, le comtĂ© du Cotentin, Ă la condition quâil lui prĂȘte serment de fidĂ©litĂ© et quâil lâaide dans son combat contre les Vikings. Entre 862 et 869, Charles II le Chauve fit construire Ă PĂźtres un pont de bois dĂ©fendu par deux tĂȘtes de pont maçonnĂ©es, elles-mĂȘmes protĂ©gĂ©es par deux fortifications dont l'une devint la ville de Pont-de-l'Arche. D'importants combats eurent lieu notamment en 881. Cependant, malgrĂ© ces importantes fortifications, les Francs ne parvinrent pas Ă dĂ©fendre la place. La garnison Ă©tait trop faible et ils peinaient toujours Ă mobiliser leur armĂ©e au pied levĂ©.
C'est ainsi qu'en 911 le chef viking Rollon conclut un accord avec le carolingien Charles le Simple. Aux termes du traitĂ© de Saint-Clair-sur-Epte, le roi lui remit la garde du comtĂ© de Rouen, soit Ă peu de chose prĂšs la Haute-Normandie, en Ă©change dâun serment de vassalitĂ© (prononcĂ© en 940) et un engagement Ă se faire baptiser. Rollon devait Ă©galement protĂ©ger lâestuaire de la Seine et Rouen des incursions scandinaves. Ă la suite de conquĂȘtes progressives, le territoire sous souverainetĂ© normande sâagrandit : lâHiĂ©mois et le Bessin en 924.
En 933, les Vikings de Normandie s'approprient le Cotentin et lâAvranchin aux dĂ©pens des Vikings de Bretagne commandĂ© par Incon. Cette annĂ©e-lĂ , le roi Raoul de Bourgogne Ă©tait contraint de cĂ©der au prince des Normands Guillaume Longue-EpĂ©e la « terre des Bretons situĂ©e en bordure de mer ». Cette expression dĂ©signait le Cotentin et sans doute aussi lâAvranchin jusquâĂ la SĂ©lune dont câĂ©tait alors la frontiĂšre sud.
Bien que de nombreux bĂątiments aient Ă©tĂ© pillĂ©s, brĂ»lĂ©s ou dĂ©truits par les raids vikings aussi bien dans les villes que dans les campagnes, il ne faut pas trop noircir le tableau dressĂ© par les sources ecclĂ©siastiques : aucune ville nâa Ă©tĂ© complĂštement rasĂ©e. En revanche, les monastĂšres ont tous subi les pillages des hommes du nord et toutes les abbayes normandes ont Ă©tĂ© dĂ©truites. La forte reprise en main de Rollon et ses successeurs rĂ©tablit toutefois assez rapidement la situation.
En 942, aprĂšs la mort de Guillaume Longue-EpĂ©e, les Normands menacĂ©s par le roi Louis IV d'Outremer et par Hugues, marquis de Neustrie, firent appel Ă un roi danois nommĂ© Hagrold, peut-ĂȘtre Harald Ier de Danemark, qui dĂ©barqua avec une armĂ©e dans l'estuaire de la Dives. Selon Dudon de Saint-Quentin qui rapporte l'Ă©vĂ©nement, cette armĂ©e fut rejointe par des Scandinaves ou des Anglo-scandinaves dĂ©jĂ installĂ©s dans le Bessin et le Cotentin, ce qui conduisit Ă un supplĂ©ment d'implantation scandinave dans la rĂ©gion[8]. Selon Guillaume de JumiĂšges, le roi Hagrold Ă©tait dĂ©jĂ prĂ©sent Ă Cherbourg au moment de la succession du deuxiĂšme duc normand.
Entre 960 et 962, le duc Richard Ier fit appel à de nouveaux contingents vikings pour s'opposer au roi Lothaire et au comte Thibaud de Blois, qui envahissaient la Normandie. Une fois la paix rétablie, un grand nombre d'entre eux acceptÚrent de se convertir à la foi chrétienne et furent admis à demeurer sur la terre normande[8].
Globalement, les colons se concentrÚrent sur la partie de la Normandie orientée vers la Manche : au nord d'une ligne Granville / Falaise/ Les Andelys, Eu ; inversement, il apparaßt que certaines régions de la Normandie échappÚrent à l'implantation massive de colons scandinaves : Pays de Bray, Vexin, Mortainais, Avranchin, Pays d'Ouche et partiellement le département de l'Orne[9].
Onomastique
Toponymie
La Normandie est la seule rĂ©gion de France qui recĂšle, et en trĂšs grande quantitĂ©, des toponymes issus du scandinave et du vieil anglais, particuliĂšrement la Normandie maritime et fluviale, de chaque cĂŽtĂ© de la basse Seine. La toponymie permet d'Ă©numĂ©rer les zones d'implantations des colons scandinaves ou anglo-scandinaves[1], c'est-Ă -dire : l'intĂ©gralitĂ© du pays de Caux, le Roumois, la partie occidentale du Vexin normand, le nord de l'Ăvrecin, la campagne du Neubourg, les alentours de Caen, la bande cĂŽtiĂšre du Bessin, le clos et la cĂŽte occidentale du Cotentin et la partie littorale du pays dâAuge entre Seine et Orne. Elle est surtout basĂ©e sur des termes en rapport avec la topographie : cours dâeau, vallĂ©e, colline, Ăźlot, estuaire ; mais aussi dâĂ©tablissements humains : champ dĂ©frichĂ©, ferme, village, Ă©glise, mais aussi de nombreux anthroponymes.
Les principaux appellatifs toponymiques (-tot, -bec, -dal[le], -mare, -fleur, -tuit, -beuf, -crique, -busc, -vic / -vy, -lon[de]) n'apparaissent jamais dans des toponymes attestés dans les textes datant de l'époque mérovingienne ou carolingienne, mais dans des documents qui datent au plus tÎt de la fin du Xe siÚcle. En revanche, les appellatifs romans (-bosc, -court, -mont, -val, -ville) ou germaniques (francique ou saxons) sont déjà attestés dans les textes mérovingiens ou carolingiens, mais les appellatifs romans semblent se multiplier par la suite à l'exception de -court.
Les pays normands du sud (Campagne de Saint-AndrĂ©, pays d'Ouche, HiĂ©mois, Bocage virois, Domfrontais (ou Passais), pays d'Houlme, pays d'Andaine, Mortainais), ainsi que l'Avranchin et une partie du Bessin ont Ă©tĂ© peu touchĂ©s par l'installation des colons scandinaves ou anglo-scandinaves et ils ont conservĂ© un substrat prĂ©-normanique significatif. Les appellatifs d'origine scandinave ne se retrouvent quasiment pas au sud de la Normandie, loin des centres cĂŽtiers, dans des rĂ©gions boisĂ©es restĂ©es peu peuplĂ©es au Moyen Ăge (sud du pays d'Auge, sud de l'Orne, pays d'Ouche, BocageâŠ).
Anthroponymie
De nombreuses familles normandes portent des patronymes issus de prĂ©noms norois, anglo-scandinaves[1] ou scandinaves. Ces noms de personne ont subi une Ă©volution phonĂ©tique Romane. Il sâagit par exemple : Anfry (variante Lanfry, Anfray), Angot (variante Ango ), Anquetil (variantes Anctil, Anquetille, Amptil, Anquety), Auber (variante Osbert), Burnouf , Dodeman (variante Doudement), Estur, Gounouf, Ygout (variantes Ingouf, Ygouf), NĂ©el (latinisĂ© en Nigelus, dâoĂč Nigel), Onfray, Osmond (variante Osmont, Omont), Osouf (variante Auzou[x]), Ouf, Renouf, Roberge, Surcouf, ThĂ©roude (variantes Troude , Throude, Thouroude, Touroude), Tougard (variante Turgard), Toutain (variante Tostain, Toustain), Turgis (variante Tourgis), Turgot, Turquetil (variante Turquety, Teurquetil, Truptil), QuĂ©til, etc. Or, nos noms de famille, hĂ©rĂ©ditaires de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, ne sont apparus quâĂ partir du XIVe siĂšcle en Normandie, ce qui prouve que pendant quatre Ă cinq siĂšcles, ces anthroponyme d'origine paĂŻenne, ont continuĂ© Ă ĂȘtre portĂ©s comme noms dâusage ou comme noms de baptĂȘme.
Les anthroponymes d'origine scandinave ou anglo-scandinave dominent dans le pays de Caux, le Roumois, le Clos du Cotentin[10], les cÎtes ouest du Cotentin, la basse vallée de la Seine et les environs de Caen. Ils se combinent généralement à des appellatifs toponymiques issus du vieux scandinave, de l'anglo-saxon ou du gallo-roman pour former un ensemble caractéristique propre à la seule Normandie, qualifié parfois de toponymie norman[n]ique[Note 2]. Dans ces régions, les éléments normaniques ont souvent supplanté les toponymes antérieurs. Ils restent des témoins de l'emploi d'une variété ou de plusieurs variétés de langues scandinaves ou anglo-scandinaves jusqu'au XIe siÚcle ; le clerc tourangeau Benoßt de Sainte-Maure affirme que l'on parlait encore « danois » sur les cÎtes normandes au XIIe siÚcle.
La Normandie est Ă©galement la rĂ©gion française oĂč l'on rencontre le plus fort taux de matronymes[11] c'est-Ă -dire de noms de famille â transmis par la mĂšre â ayant pour origine un prĂ©nom ou un surnom fĂ©minin : Marie, Jeanne, Anne, Catherine, Madelaine, Jacqueline, Marguerite, Suzanne, Julienne, Collette, Berthe, Louise, AgnĂšs, etc. Les matronymes normands tĂ©moigneraient d'une influence scandinave[12], remontant Ă la pratique mĂ©diĂ©vale du « mariage Ă la danoise » (more danico), c'est-Ă -dire du concubinage parfois multiple, mais socialement acceptĂ© ; en Normandie, les enfants issus de ces unions, illĂ©gitimes (nothus) aux yeux de l'Ăglise, jouissaient comme en Scandinavie d'un statut lĂ©gal assez favorable, et d'une remarquable intĂ©gration sociale.
Linguistique
Les colons anglo-scandinaves[1] - [Note 3] - [13] ou scandinaves, en s'installant sur une grande partie du territoire connu de nos jours sous le nom de Normandie, adoptÚrent rapidement une forme de langue d'oïl, langue romane parlée par les habitants de cette partie de l'ancienne Neustrie.
Les nouveaux venus vont exercer sur la langue vernaculaire une influence limitĂ©e sur le vocabulaire (200 mots tout au plus, issus du norrois ou du vieil anglais) et de maniĂšre plus marginale sur la phonĂ©tique. Ainsi, pour certains dialectologues, il semble que le h « expirĂ© » [x], en fait un phonĂšme proche de hr que l'on entend encore dans le Cotentin et surtout dans la Hague (prononcer: [ÏÉ:g]) et que l'on entendait jadis ailleurs, encore jusque la Seconde Guerre mondiale le long des cĂŽtes du Calvados (Bessin), nord du Bocage, au sud de l'estuaire de la Seine (Pays d'Auge, Roumois) et entre Vatteville-la-Rue et Berville-sur-Seine, est dĂ» comme en français Ă lâinfluence germanique ; alors qu'il s'est amuĂŻ en français (le h dit « aspirĂ© ») pour n'avoir plus que seule fonction d'empĂȘcher la liaison (hiatus, ex: un ĂȘtre / un hĂȘtre), l'installation des colons scandinaves dans cette partie de la Neustrie septentrionale aurait empĂȘchĂ© cette mĂȘme Ă©volution[14] - [15].
Cette disparition de la langue norroise peut s'expliquer de diffĂ©rentes façons, parmi lesquelles on note : le petit nombre de femmes scandinaves ou anglo-scandinave Ă avoir suivi les colons, qui ne vont donc faire souche avec des femmes autochtones de langue romane[Note 4]; ensuite, la crĂ©ation mĂȘme du duchĂ© de Normandie intĂšgre de larges portions de territoires, dans lesquelles les populations sont de langue romane et peut-ĂȘtre aussi dans la diversitĂ© des apports ethniques (britannique, anglo-saxon, norvĂ©gien, danois et irlandais), qui parlaient des langues diffĂ©rentes, favorise l'emploi d'une langue unique et vernaculaire ; de mĂȘme que la nĂ©cessitĂ© des relations Ă©conomiques avec les voisins continentaux.
Malgré tout, l'usage du norrois se serait maintenu sur les cÎtes normandes jusqu'au XIIe siÚcle. Le trouvÚre Benoßt de Sainte-Maure, à la fin du XIIe siÚcle, l'affirme dans sa Chronique des ducs de Normandie. Selon lui on parlait encore « danois » sur les cÎtes[16].
L'influence scandinave se manifeste aujourd'hui dans le dialecte normand qui comprenait jadis environ 150 mots d'origine scandinave ou anglo-scandinaves, lexique qui s'est appauvri depuis[17]. Beaucoup d'entre-eux sont restĂ©s d'un emploi limitĂ© Ă la Normandie et aux rĂ©gions frontaliĂšres et n'ont jamais Ă©tĂ© employĂ©s en français standard, il s'agit par exemple de lâacre, ancienne mesure de surface normande, bingue, bruman, Ă©luger, houvelin, mauve, mucre, sandon, tangon, vĂątre, vignon, ha, gĂ©notte, [Ă©]griller, etc.
PrÚs de la moitié des mots empruntés au normand par le français standard concernent les techniques navales de la marine ancienne hérités des Normands, d'autres termes se rapportent à la nature et à la vie maritime[17] - [18] à savoir : vague, flot, quille, varech, cingler, équiper, crique, havre etc.
Archéologie
Si les dĂ©couvertes archĂ©ologiques relatives aux Vikings sont rares, elles existent cependant et elles ont Ă©tĂ©, pour l'essentiel, faites dans la rĂ©gion, notamment dans la partie normande de la vallĂ©e de la Seine. Ainsi, la dĂ©couverte remarquable d'une sĂ©pulture fĂ©minine viking Ă la Pierre Saint-Martin Ă PĂźtres sur l'emplacement d'un cimetiĂšre carolingien rĂ©vĂšle que des Scandinaves se sont fixĂ©s au sein de la population Ă cet endroit Ă la fin du IXe siĂšcle, cependant la dĂ©couverte Ă©tant accidentelle et ancienne, le contexte archĂ©ologique n'a pas Ă©tĂ© Ă©tudiĂ© et beaucoup d'Ă©lĂ©ments ont Ă©tĂ© perdus. On y trouva notamment une paire de fibules en forme de tortues, caractĂ©ristiques de l'est du monde nordique et qui sont entrĂ©es dans les collections du musĂ©e dĂ©partemental des antiquitĂ©s de Rouen. En outre le premier trĂ©sor de monnaies vikings trouvĂ© en France a Ă©tĂ© exhumĂ© en 2007 sur le territoire de la commune de Saint-Pierre-des-Fleurs (Eure). Il est constituĂ© de deux monnaies carolingiennes (dont un denier du roi Eudes 888 - 898, frappĂ© Ă Beauvais), neuf piĂšces anglaises de facture scandinave (Danelaw, imitation du numĂ©raire d'Alfred le Grand), une monnaie arabe et neuf fragments de lingots. Les monnaies avaient Ă©tĂ© pliĂ©es et testĂ©es Ă coups de couteaux, pratique commune chez les Vikings en vue de vĂ©rifier leur qualitĂ©. Le trĂ©sor a dĂ» ĂȘtre enfoui vers 890 - 895[19] - [20].
On a trouvé un marteaux de Thor sur le territoire de la commune de Saint-Pierre-de-Varengeville et un sur la commune de Sahurs[21]. Ils ne sont probablement pas à mettre en rapport avec les raids vikings du IXe siÚcle, mais bien plutÎt à l'établissement de colons anglo-scandinaves[1] dans la région à partir du Xe siÚcle. En effet, Jens Christian Moesgaard, conservateur au musée national du Danemark estime que les marteaux de Thor sont plus nombreux à partir de la seconde moitié du Xe siÚcle, dans les derniers temps du paganisme, sans doute en réaction au développement du christianisme[22].
Par ailleurs de nombreuses épées, notamment anglo-saxonnes probablement utilisées par les Scandinaves, et fers de haches scandinaves ont été draguées pour la plupart dans la partie normande de la Seine.
L'archĂ©ologue Cyril Marcigny pense que la plupart des villages actuels normands ont des origines bien plus anciennes que lâĂ©poque viking. Il Ă©voque le mythe d'une « terre viking » Ă propos de la Hague, parce qu'aucun Ă©lĂ©ment matĂ©riel dâune prĂ©sence scandinave nây a encore Ă©tĂ© clairement identifiĂ©[23], cependant le caractĂšre gĂ©nĂ©ral de la toponymie y est nettement scandinave. D'ailleurs, Marcigny Ă©crit Ă ce propos : « La Hague, le Hague-Dike suscite depuis presque deux siĂšcles lâintĂ©rĂȘt des antiquaires et archĂ©ologues normands. Son nom en particulier, a fait couler beaucoup dâencre. Il renvoie en effet Ă un lexique rĂ©gional Ă forte coloration norroise. ». Il ajoute encore Ă propos du Hague-Dike : « Lâexemple du Hague-Dike est rĂ©vĂ©lateur de la fin du mythe de la colonisation viking Ă lâĂ©preuve de lâarchĂ©ologie. On assiste, Ă la lumiĂšre des fouilles dâAlain Huet, Ă un cas parmi dâautres dâintĂ©gration dâun rempart protohistorique en Ă©lĂ©vation, devenu simple limite parcellaire, dans le paysage mĂ©diĂ©val de la seigneurie de Beaumont-Hague. Un processus pacifique dâĂ©volution dâune structure parcellaire sur le temps long, qui nâa certainement rien Ă voir avec les vikings, mais qui recoupe parfaitement les rĂ©alitĂ©s auxquelles renvoient les mentions toponymiques de mĂȘme coloration nordique glanĂ©es dans le cartulaire de Vauville et dâautres sources Ă©crites mĂ©diĂ©vales (Carpentier,2010). On a dĂ©jĂ signalĂ© par ailleurs que, si lâempreinte linguistique nordique est ici Ă©vidente, au mĂȘme titre que dans dâautres secteurs de la Normandie (pays de Caux, Bessin, estuaires augeronsâŠ), les cadres territoriaux, divisions territoriales, dĂ©dicaces de paroisses sont restĂ©s inchangĂ©s avant comme aprĂšs lâĂąge viking. »[24].
Génétique
Une étude scientifique dont les premiers résultats ont été dévoilés en a cherché à déterminer la part d'héritage scandinave ou anglo-scandinave dans le patrimoine génétique des populations normandes du XXIe siÚcle[25]. Cette étude résulte d'un travail collaboratif entre des chercheurs britanniques et français, le « Viking DNA Project[26] ».
La Normandie intĂ©resse les chercheurs car il sâagit de la seule fondation politique durable Ă©tablie par les Vikings sur le continent europĂ©en. Les scientifiques ont ciblĂ© leur Ă©tude sur la population de la presquâĂźle du Cotentin, car la densitĂ© de lieux et de personnes dont les noms sont dâorigine scandinave y est particuliĂšrement forte[Note 5]. Les chercheurs ont sĂ©lectionnĂ©, selon ces critĂšres, 89 hommes. Ceux-ci ont rempli un questionnaire gĂ©nĂ©alogique et acceptĂ© se soumettre Ă un test salivaire. Les scientifiques ont ensuite cherchĂ© une « signature viking » sur le chromosome Y (uniquement prĂ©sent chez les individus de sexe masculin et transmis de pĂšre en fils) extrait des cellules contenues dans la salive. Les chercheurs ont pu s'intĂ©resser aux variations gĂ©nĂ©tiques prĂ©sentes sur ce chromosome, ces variations pouvant ĂȘtre regroupĂ©es selon plusieurs critĂšres permettant de classer un individu dans un haplogroupe particulier.
Sur les 89 hommes ayant participĂ© Ă lâĂ©tude, 65 sont compatibles avec une ascendance viking :
- 52 participants reprĂ©sentaient lâhaplogroupe R1b, soit le type de variations du chromosome Y le plus rĂ©pandu en Europe du Nord et de lâOuest. Son origine, encore floue, serait Ă chercher du cĂŽtĂ© de bergers des steppes au nord de la mer Noire ayant immigrĂ© vers lâOuest il y a 4 000 ans. Il ne s'agit pas d'une signature gĂ©nĂ©tique typiquement viking mais elle n'est pas incompatible avec des origines scandinaves car on retrouve cet haplogroupe en Scandinavie.
- 11 participants possĂ©daient l'haplogroupe I, suggĂ©rant plus clairement une possible ascendance germanique possiblement viking. Ces variations sont en effet trĂšs prĂ©sentes chez les Scandinaves, plus de 45 % de la population appartenant Ă ce groupe gĂ©nĂ©tique dans certaines rĂ©gions. Mais cet haplogroupe peut rĂ©vĂ©ler une origine germanique (franque ou saxonne par exemple) et pas nĂ©cessairement scandinave mĂȘme si la proportion observĂ©e dans l'Ă©tude se rapproche de celle qu'on retrouve dans d'autres rĂ©gions colonisĂ©es par les Vikings[Note 6].
- 2 participants ont présenté un haplogroupe R1a fréquent en Scandinavie.
- 24 participants ont prĂ©sentĂ© des haplogroupes a priori sans lien avec les Vikings. Ils seraient tĂ©moins dâautres origines, notamment autour de la MĂ©diterranĂ©e et sâĂ©tendant plus loin vers le Proche-Orient et lâEurope de lâEst.
Et une dizaine de femmes ayant participé à l'étude, 9 femmes sur 10 sont compatibles avec une ascendance viking : Il s'agit du génome mitochondrial H5a1-T152C! [27].
Ces rĂ©sultats ne sont pas dĂ©finitifs mĂȘme s'ils reflĂštent Ă la fois une grande diversitĂ© gĂ©nĂ©tique au sein de la population du Cotentin et des similitudes gĂ©nĂ©tiques avec des populations germaniques et scandinaves. Les chercheurs du « Viking DNA Project[26] » entendent affiner leur analyse des haplogroupes pour identifier plus clairement les origines gĂ©ographiques de chacun ; ils souhaitent Ă©galement Ă©tudier lâADN mitochondrial lĂ©guĂ© cette fois par la mĂšre Ă ses enfants. Enfin, il est prĂ©vu de faire des prĂ©lĂšvements dâADN ancien sur des crĂąnes vikings pour le comparer Ă celui des Normands pour savoir sâils sont apparentĂ©s[28].
Origine des colons
D'aprĂšs les sources documentaires, la toponymie et l'ensemble des donnĂ©es linguistiques, le peuplement scandinave ou anglo-scandinave de la Normandie aurait Ă©tĂ© essentiellement danois ou anglo-scandinave d'origine danoise, mais il est probable qu'il y ait eu des NorvĂ©giens et peut-ĂȘtre mĂȘme des SuĂ©dois. Il y a distorsion entre la richesse du matĂ©riel linguistique, notamment la toponymie qui a un caractĂšre scandinave ou anglo-scandinave Ă©vident surtout dans le pays de Caux, la Basse-Seine et le Cotentin, et la pauvretĂ© du matĂ©riel archĂ©ologique viking, soit qu'on ne l'ait pas suffisamment cherchĂ©, soit qu'il y en ait peu. Le toponymiste Albert Dauzat note qu'en Normandie, l'apport saxon sous-jacent au norois est assez difficile Ă discerner, la plupart des racines Ă©tant communes aux deux langues[29]. Cette distorsion entre la richesse du matĂ©riel linguistique et la pauvretĂ© archĂ©ologique fait dire Ă l'archĂ©ologue Jacques Le Maho que l'essentiel du peuplement scandinave est le fait de fermiers anglo-scandinaves et non pas de vikings. Cette thĂ©orie est d'ailleurs confirmĂ©e par la toponymie et l'anthroponymie qui ont un caractĂšre nettement anglo-scandinave avec des noms typiquement vieil-anglais ou scandinaves d'Angleterre[30]. L'universitaire Alban Gautier emploie aussi le qualificatif « anglo-scandinave »: selon lui l'expression « phĂ©nomĂšne anglo-scandinave » peut faire rĂ©fĂ©rence Ă la prĂ©sence du ModĂšle:S-IX au XIe siĂšcle en Angleterre dâindividus et de populations d'origine scandinave christianisĂ©s et ayant adoptĂ© de nombreux traits culturels anglo-saxons[1]. Pierre Bouet aussi dĂ©fend l'hypothĂšse que parmi les colons scandinaves fixĂ©s en Normandie, peu venaient directement du Danemark ou de NorvĂšge. La majoritĂ© d'entre eux auraient sĂ©journĂ© prĂ©alablement en Grande-Bretagne et en Irlande, comme le montrent de nombreux indices linguistiques. On peut distinguer les zones de colonisation d'origine danoise et celles d'origine norvĂ©gienne :
- Les colons seraient en majoritĂ© d'origine danoise. Ils Ă©taient dĂ©jĂ christianisĂ©s[1] Ă leur arrivĂ©e en Normandie depuis le Danelaw en Angleterre oĂč ils rĂ©sidaient. Ils ont emmenĂ© avec eux un certain nombre d'Anglo-saxons ; dans le pays de Caux (Ă l'ouest d'une ligne Rouen/Dieppe) et dans la vallĂ©e de la basse Seine (jusqu'Ă l'Andelle), la prĂ©sence toponymique danoise est importante. On rencontre Ă©galement de nombreux noms de lieux dans le Roumois (vallĂ©e de la Risle) et la plaine du Neubourg, ainsi que sur les cĂŽtes du Calvados (Bessin, basses vallĂ©es de la Dives et de l'Orne)[9]. Les Danois ne venaient pas toujours directement du Danemark mais du Danelaw (Northumbrie, Mercie, Est-Anglie), accompagnĂ©s parfois de guerriers et colons anglo-saxons comme ceux, envoyĂ©s par le roi Ăthelstan Ă Rollon dans douze navires[9]. Ces Anglais s'installĂšrent avec les Danois en Neustrie : la prĂ©sence d'Anglo-scandinaves et d'Anglo-saxons en Normandie est attestĂ©e par des toponymes formĂ©s Ă partir de noms typiques du Danelaw comme BrĂ©tantot du nom anglo-saxon Beorthstan ou DĂ©nestanville du nom anglo-saxon Dunstan ou LĂ©tantot du nom anglo-saxon Athelstan[31]. La prĂ©sence de colons anglo-saxons est confirmĂ©e par les prĂ©sences de piĂšces ou d'Ă©pĂ©es[32].
- Il y eut aussi des NorvĂ©giens[33] qui se concentrĂšrent dans le nord du Cotentin, ce dont tĂ©moigne la toponymie[31]. Ces vikings s'installĂšrent en Normandie avec des personnes d'origine celtique, ce qui s'explique par les pĂ©rĂ©grinations dans les Ăles Britanniques et en Irlande des NorvĂ©giens et ce dont tĂ©moigne aussi la toponymie : Digulleville, composĂ© de l'anthroponyme gaelique Dicuil, Doncanville de Duncan, QuinĂ©ville de Kined; etc. en effet, les Vikings norvĂ©giens avaient intĂ©grĂ© dans leurs armĂ©es des indigĂšnes irlandais et Ă©cossais Ă la suite de leur implantation dans les piles situĂ©es au nord de lâĂcosse, en Irlande et dans l'Ăźle de Man[32]. Les Ă©migrants des pays celtes continuĂšrent longtemps Ă donner Ă leurs descendants des noms celtiques, qu'on rencontre encore dans des documents de la fin du XIIe siĂšcle[34].
Bilan
La fusion entre les Ă©lĂ©ments anglo-scandinaves[1] ou scandinaves et autochtones a contribuĂ© Ă crĂ©er le plus puissant Ătat fĂ©odal dâOccident. Le dynamisme et le savoir-faire en fait de construction navale, dont tĂ©moigne le lexique technique normand, puis français, des nouveaux venus leur permettront de se lancer par la suite Ă la conquĂȘte de lâAngleterre, de lâItalie du Sud, de la Sicile et du Proche-Orient des croisades.
L'importance de la marque laissĂ©e par les Vikings est dĂ©battue[Note 7] et peut ĂȘtre apprĂ©hendĂ©e dans diffĂ©rents domaines.
- Dans le domaine des mĆurs, le duc Richard II a deux Ă©pouses : Judith, Ă©pousĂ©e selon le rite chrĂ©tien, et Papia, Ă©pousĂ©e Ă la mode danoise (more danico). Il nâhĂ©site pas Ă accueillir Ă Rouen mĂȘme une flotte de pillards vikings. De mĂȘme, la filiation noble est rendue par l'adjonction du substantif prĂ©fixĂ© filz- / fitz- (« fils de ») au prĂ©nom du pĂšre, usage hĂ©ritĂ© de la pratique germanique (dans ce cas prĂ©cis, scandinave) d'ajouter -son Ă la fin du nom du pĂšre pour nommer le fils. Par exemple, les noms en Fi(l)z- / Fitz- les plus frĂ©quents comme Fitz-Tostain, Fitz-Turstin, Fitz-Toustain (nom de famille Toutain, Tostain, Toustain correspond au nom scandinave Ăorsteinnson, tout comme Fitz-Turgis (noms de famille Tourgis, Turgis) au nom scandinave Ăorgilson. Cependant, les alliances matrimoniales contractĂ©es par les ducs au Xe et XIe siĂšcles renforcent la thĂšse dâune coupure avec le milieu dâorigine. Les maĂźtres de la Normandie nâĂ©pousent pas les filles ou les sĆurs des rois danois ou norvĂ©giens. Ils prĂ©fĂšrent prendre femme (du moins celles Ă©pousĂ©es selon le rite chrĂ©tien) auprĂšs de leurs voisins : Bretagne, France, Flandre.
- Dans le domaine institutionnel, les nouveaux chefs de la Normandie moulent leur Ătat sur lâorganisation carolingienne. Ils sâautoproclament comte, parfois marquis ou duc. Autant de titulatures dâorigine romaine ou franque. Le duc a des droits rĂ©galiens, dans la lignĂ©e des rois carolingiens : droit de battre monnaie, droit de haute justice, droit sur les forĂȘts⊠Lâancien droit scandinave subsiste seulement Ă travers des Ă©lĂ©ments comme l'ullac (droit de bannissement) ou la hamfara (rĂ©pression des assauts Ă main armĂ©e contre les maisons). Dans la premiĂšre moitiĂ© du XIe siĂšcle, la Normandie offre lâimage dâun pays francisĂ©. Lâempreinte viking apparaĂźt somme toute assez limitĂ©e.
- Dans le domaine linguistique, la perte de la langue dâorigine, le norrois est un Ă©lĂ©ment significatif de la coupure avec les origines. Le latin dans les actes Ă©crits et le parler local lâemportent. C'est principalement le vocabulaire marin et maritime qui est empruntĂ© au vieux norrois
- Dans le domaine matĂ©riel, lâinvasion scandinave donne lâimpression de nâavoir presque rien bousculĂ© : les archĂ©ologues cherchent en vain les traces dâun art viking ; mĂȘme au niveau des types de cĂ©ramique ou des objets produits. Les dĂ©dicaces de paroisses restent les mĂȘmes. On ne connaĂźt pas dâexemple de dĂ©sertion de village Ă cette Ă©poque. Bref, il y a une continuitĂ© avec la Neustrie carolingienne[35].
- Dans le domaine culturel, la christianisation, condition incluse dans le traitĂ© de Saint-Clair-sur-Epte, nâest sĂ»rement pas Ă©trangĂšre au phĂ©nomĂšne de francisation. Elle a jouĂ© un rĂŽle intĂ©grateur indĂ©niable quand on sait quâau Moyen Ăge lâessence de la culture, de la civilisation en Europe occidentale tient beaucoup au christianisme.
- Dans le domaine dĂ©mographique, le faible nombre dâimmigrants scandinaves en Normandie peut former une deuxiĂšme explication : « Nulle part la colonisation scandinave ou anglo-scandinave nâa Ă©tĂ© un phĂ©nomĂšne de masse. Certes, il nâest pas exclu, vu la densitĂ© de microtoponymes scandinaves ou anglo-scandinaves quâĂ un moment donnĂ© la population de petits territoires, comme la Hague ait Ă©tĂ© en majoritĂ© formĂ©e dâimmigrĂ©s (comme en tĂ©moigne la quasi absence de toponymes prĂ©-scandinaves). Mais ce ne fut quâune situation exceptionnelle » [36]. Mais câest une hypothĂšse car nous nâavons pas dâestimation dĂ©mographique. Certaines rĂ©gions normandes (Pays de Caux, Roumois, Nord du Cotentin) affiche une forte densitĂ© de toponymes dâorigine scandinave : les communes dont le nom se termine en -beuf / -bot (issu du mot norrois de l'est *bóð cf. anglais booth, variante de bĂșĂ° « maison, foyer, etc. »), en -bec (de bekkr « cours d'eau, ruisseau »), en -dal(le) (de dalr « val, vallĂ©e »), en -lon(de) (de lundr « bosquet, bois ») et surtout en -tot (de topt, toft « terrain d'habitation ». On dĂ©nombre plus de 300 noms en -tot dans la plupart des pays de Normandie). Cette abondance peut laisser croire Ă une colonisation viking dense. Cependant, elle s'explique plutĂŽt par l'afflux de colons d'origines diverses, scandinaves ou anglo-scandinaves mais pas forcĂ©ment directement viking. Ils pouvaient s'agir de danois, norvĂ©giens, anglo-scandinaves, anglo-saxons, voire celtes de Grande-Bretagne et d'Irlande. Ce qui d'une part explique la forte densitĂ© des toponymes anglo-scandinaves et d'autre part l'absence de dĂ©couvertes archĂ©ologiques proprement « viking ». Concernant lâaristocratie laĂŻque, lâapport scandinave est important pour sa partie la plus Ă©levĂ©e : sauf exception, comme les Tosny, les BellĂȘme ou la famille Giroie, les plus grands aristocrates descendent des compagnons de Rollon ou directement du duc. Par contre, au niveau subalterne, lâorigine de la noblesse normande est sans doute plus hĂ©tĂ©roclite : Bretagne, Ăle-de-France, Anjou.
En somme, le particularisme viking du duchĂ© semble rapidement sâĂ©vanouir. Au dĂ©but du XIe siĂšcle, un siĂšcle aprĂšs le traitĂ© de Saint-Clair-sur-Epte, la Normandie est une principautĂ© francisĂ©e. Les regards normands ne se tournent plus vers la terre de leur ancĂȘtres.
Le principal hĂ©ritage des Vikings en Normandie est aujourd'hui onomastique, celui des noms propres : une trentaine de noms de famille et des centaines de noms de lieux qui subsistent onze siĂšcles aprĂšs leur arrivĂ©e, ils sont implantĂ©s lĂ oĂč leur colonisation fut la plus forte, sur les zones cĂŽtiĂšres et les rives de la Basse-Seine.
Notes et références
Notes
- MalgrĂ© tout, la toponymie, et surtout sa mise en relation avec des dĂ©couvertes archĂ©ologiques, doit ĂȘtre utilisĂ©e avec prudence, car elle est sujette Ă une datation moins prĂ©cise que les dĂ©couvertes archĂ©ologiques et l'identification des Ă©tymons et leur attribution Ă une langue bien dĂ©finie est souvent ardue. Ainsi, Brucquedalle Ă Hesdin-l'AbbĂ© (Pas de Calais, Blokendale en 1208, Brokeldale en 1210) remonte peut-ĂȘtre au Saxon *brĆc-dale (cf. GB, Brookdale), mais le premier Ă©lĂ©ment est difficile Ă identifier, en revanche son homophone Bruquedalle (Seine-Maritime, Brokedale en 1185 - 1189) est plus vraisemblablement d'origine anglo-scandinave. On comprend avec ces deux exemples l'incertitude qui existe au niveau des attestations de noms de lieux, souvent tardives donc Ă©voluĂ©es, et l'identification des langues, comme c'est le cas ici de langues germaniques, souvent trĂšs proches.
- Ce concept a d'abord Ă©tĂ© forgĂ© par Jean Adigard des Gautries dans « Ătudes de toponymie normannique, 1 : Les noms en -torp » in Ătudes germaniques 6 (1951), p. 3-10 et « Ătudes de toponymie normannique, 2 : Les Caudecote » in Ătudes germaniques 8 (1953), p. 1-5, etc.
- « Beaucoup [de Vikings] seraient venus s'Ă©tablir en Normandie, amenant avec eux des Anglo-Saxons, qu'ils avaient pris Ă leur service ou qui, dans un contexte historique inconnu, s'Ă©taient associĂ©s Ă leur sort ; peut-ĂȘtre mĂȘme aussi avaient-ils retrouvĂ© dans cette province d'autres Vikings venus directement de Scandinavie. Quoi qu'il en soit, le terme « anglo-scandinave » semble pouvoir caractĂ©riser l'ethnicitĂ© des Vikings et la toponymie le confirme aussi puisqu'elle rĂ©vĂšle en Normandie la coexistence d'appellatifs anglo-saxons et scandinaves, qu'il est du reste souvent difficile de distinguer entre eux en raison de la parentĂ© des parlers germaniques. » dans François de Beaurepaire, Les noms des communes et anciennes paroisses de la Manche, Ăditions Picard 1986. p. 44.
- « La colonisation scandinave avait été strictement masculine, et la langue de la famille, née des couples mixtes, a trÚs vite été la langue de la mÚre, c'est-à -dire la langue romane langue d'oïl de la région, surtout aprÚs la conversion des Normands [c'est-à -dire Vikings] au Christianisme. » dans Henriette Walter, L'Aventure des mots français venus d'ailleurs, éditions Robert Laffont, p. 95.
- « Nous nous sommes intĂ©ressĂ©s aux hommes portant des noms de famille avec des Ă©lĂ©ments Ă consonance scandinave qui pourraient reflĂ©ter cet hĂ©ritage : des noms tels qu'Anquetil, Dutot, Equilbec, Gonfray, Ingouf, Lanfry, Osouf, Osmont, Quetel, Tougis, Tostain, Raoult et leurs nombreuses variantes, explique Richard Jones, de lâuniversitĂ© de Leicester (Royaume-Uni). Nous avons par ailleurs retenu uniquement des personnes dont les quatre grands-parents sont nĂ©s et ont vĂ©cu dans un rayon de 50 km autour de leur demeure actuelle. Cette rĂ©sidence stable est souvent indicatrice dâune plus longue histoire de la famille dans une rĂ©gion. »
- « Lorsque nous examinons les 'empreintes' sous-jacentes de lâhaplogroupe l1, certains Ă©chantillons normands de chromosomes Y rĂ©vĂšlent un marqueur des populations germaniques ou bien scandinaves », prĂ©cise Richard Jones, de lâuniversitĂ© de Leicester. (...) « Il est trĂšs tentant de considĂ©rer l1 comme une marque laissĂ©e par les Vikings en Normandie, car il sây trouve prĂ©sent approximativement dans les mĂȘmes proportions que celles observĂ©es chez dâautres populations ayant un historique viking connu », ajoute le chercheur.
- La question de lâimportance respective de lâhĂ©ritage franc et scandinave a traversĂ© nombre dâĂ©tudes historiques depuis la fin du XIXe siĂšcle. ContinuitĂ© ou discontinuitĂ© entre la Neustrie franque et la Normandie ducale ? Le dĂ©bat, encore ouvert aujourdâhui, est rĂ©sumĂ© par Pierre Bauduin dans La PremiĂšre Normandie, XeâââXIe siĂšcle, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2004, p. 25-28.
Références
- Alban Gautier, « Alban Gautier, Du danger des mots transparents : dire le phénomÚne anglo-scandinave dans quelques publications récentes en langue anglaise », sur Mondes nordiques et normands médiévaux (consulté le )
- Bruno Dumézil, « Les Francs ont-ils existé ? », sur https://www.lhistoire.fr/les-francs-ont-ils-exist%C3%A9, (consulté le )
- Albert Dauzat et Charles Rostaing, Dictionnaire étymologique des noms de lieux en France, Librairie Guénégaud 1979. p. 215.
- Louis Guinet, Les emprunts gallo-romans au germanique (du Ier Ă la fin du Ve siĂšcle), Ă©ditions Klincksieck 1982.
- François de Beaurepaire, Les noms des communes et anciennes paroisses de la Seine-Maritime, éditions Picard 1979. p. 56.
- Louis Guinet, op. cit.
- Christian Delabos et Jean Soulat in le MusĂ©e ItinĂ©rant, site d'une association de mĂ©diation culturelle sur le Moyen Ăge
- Bouet 2016, p. 142.
- Bouet 2016, p. 143.
- Cantons de Valognes, Saint-Sauveur-le-Vicomte et Bricquebec
- Encyclopédie des noms de famille (Collaborateur : Marie-Odile Mergnac), Archives & culture, 2002. (ISBN 2911665627)
- Patrimoine normand No 28, "Les noms normands : Les matronymes normands", août-septembre 1999.
- Jean Renaud, Les Vikings et la Normandie, Ăditions Ouest-France universitĂ© 1989. p. 198.
- René Lepelley, La Normandie dialectale, Presses universitaires de Caen 1999.
- Patrice Brasseur, « Limites dialectales en Haute-Normandie », in Ătudes normandes, no 3, 1982, p. 20-21.
- Charles Bruneau, Monique Parent, Gérard Moignet. Petite histoire de la langue française : des origines la révolution, A. Colin, 1969, p. 34.
- Ridel 2009, p. 114.
- Bouet 2016, p. 154.
- Thibault Cardon, en collaboration avec Jens-Christian Moesgaard, Richard Prot et Philippe Schiesser, Revue Numismatique, vol. 164, 2008, p. 21-40.
- Ridel 2009, p. 52-53.
- Elisabeth Ridel, Deux marteaux de Thor découverts en Normandie in Patrice Lajoye, Mythes et légendes scandinaves en Normandie, OREP éditions, Cully, 2011, p. 17.
- Elisabeth Ridel, Ibidem.
- Direction Régionale des Affaires Culturelles de Basse-Normandie, service régional d'archéologie, Bilan scientifique de la région Basse-Normandie, 2009, Caen, Direction Régionale des Affaires Culturelles de Basse-Normandie, , 154 p. (lire en ligne), page 86 et 87
- Vincent Carpentier et Cyril Marcigny, De la fin dâun mythe au renouveau de lâarchĂ©ologie viking en Normandie : lâexemple du Hague-Dike, HAL Normandie universitĂ©, 2019
- Les Normands ont-ils rĂ©ellement pour ancĂȘtres les Vikings. Par Morgane Kergoat. PubliĂ© le 11 mai 2016 sur le site de Sciences et Avenir.
- Travail collaboratif dâimportance entre l'UniversitĂ© de Leicester (Royaume-Uni) et le Centre de Recherches ArchĂ©ologiques et Historiques Anciennes et MĂ©diĂ©vales UMR 6273 (CNRS / UCBN), UniversitĂ© de Caen Basse-Normandie (France).
- GĂ©nome mitochondrial des Normandes ayant des origines scandinaves.
- Les Normands ont-ils rĂ©ellement pour ancĂȘtres les Vikings. Par Morgane Kergoat. PubliĂ© le 11 mai 2016 sur le site de Sciences et Avenir.
- Albert Dauzat, Les Noms de lieux : origine et Ă©volution: Villes et Villages â Pays â Cours dâeau â Montagnes â Lieux-dits, Editions des RĂ©gionalismes, , 227 p. (ISBN 978-2-8240-5641-8, lire en ligne), page 126
- François de Beaurepaire (prĂ©f. Marianne Mulon), Les Noms des communes et des anciennes paroisses de la Seine-Maritime, Paris, A. et J. Picard, , 180 p. (ISBN 2-7084-0040-1, OCLC 6403150)Ouvrage publiĂ© avec le soutien du CNRS; Les noms des communes et anciennes paroisses de l'Eure, 1981 ; Les noms des communes et anciennes paroisses de la Manche, Ăditions Picard, Paris, 1986
- Bouet 2016, p. 143-144.
- Bouet 2016, p. 144.
- Jacques Renard, La presqu'ßle aux yeux clairs, SPM, coll. « Kronos », (ISBN 978-2-917232-72-9)
- Bouet 2016, p. 146.
- Mathieu Arnoux et Christophe Maneuvrier, Le pays normand. Paysages et peuplement (IXe- XIIIe siĂšcles), article sur la revue en ligne Tabularia
- Lucien Musset, « Naissance de la Normandie ». in Michel de BouÀrd (dir.), Histoire de la Normandie, Privat, Toulouse, 1970, p. 103.
Voir aussi
Bibliographie
- Elisabeth Ridel, Les Vikings et les mots : L'apport de l'ancien scandinave à la langue française, Paris, éditions errance,
- Pierre Bouet, Rollon, Tallandier,
- Elisabeth Ridel (dossier pédagogique), Jean-François Miniac (scénario), Andrea Rossetto (dessin), Vikings, Rois des Mers, couleur de Alessandra Baccaglini, OREP, octobre 2020 (ISBN 978-2-8151-0520-0).
- Jacques-Marcel Renard, La presqu'Ăźle aux yeux clairs, SPM-l'Harmattan, Paris, 2017, 118 p. [ISBN : 978-2-917232-72-9]