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Christianisme au Tibet

Le Tibet, au cƓur de l’Asie, est restĂ© longtemps inconnu ou mal connu en Occident. Les premiĂšres traces de chrĂ©tiens au Tibet, sous l’empire tibĂ©tain, ne sont pas trĂšs nombreuses. Les premiers tĂ©moignages Ă©crits d’Occidentaux datent du XIIIe siĂšcle avec Jean de Plan Carpin (1180-1252), Guillaume de Rubrouck (1215-1295) ou Marco Polo (1254-1324) bien qu'aucun d’eux ne soit entrĂ© dans ce territoire. Ces trois premiers observateurs reprĂ©sentaient la religion chrĂ©tienne, et plus particuliĂšrement catholique[Note 1].

Caravane sur la Route de la soie
Caravane sur la Route de la soie, 1380.

Les missionnaires sont les premiers EuropĂ©ens Ă  visiter le Tibet, ils en Ă©tudient la langue, la culture et sont les tĂ©moins d’évĂšnements importants. Leurs travaux restent une source prĂ©cieuse pour l'Histoire, ils sont Ă  l’origine de l’attrait des chercheurs occidentaux pour la culture de cette rĂ©gion mais leurs intentions premiĂšres Ă©taient aussi et surtout « l’évangĂ©lisation » de ses habitants. Les idĂ©es vĂ©hiculĂ©es par ces premiers missionnaires ont survĂ©cu jusqu’au XXe siĂšcle et l'Occident leur doit une certaine vision stĂ©rĂ©otypĂ©e du Tibet. Ce sont aussi ces missionnaires qui sont Ă  l’origine de la tibĂ©tologie par le regard de Desideri et grĂące aux matĂ©riaux ethnographiques qu’ils ont rapportĂ©s. Ils ont Ă©tĂ© tĂ©moins de l’histoire du Tibet et ont permis les premiĂšres relations entre le Tibet et l’Occident.

AprĂšs l’approche du Tibet central par ces missionnaires, les protestants et les Missions Ă©trangĂšres de Paris se sont cantonnĂ©s Ă  l’évangĂ©lisation des marges du Tibet. Ce qui ne les a pas empĂȘchĂ©s d’étudier la langue la sociĂ©tĂ© en profondeur. Ce sont eux qui ont vĂ©ritablement converti une partie des populations rencontrĂ©es qui survivent encore aujourd’hui. Au XXIe siĂšcle, de nouveaux missionnaires se rendent en Inde, en Assam et au Tibet mĂȘme oĂč leur action peut prendre, dans le contexte de la RĂ©publique populaire de Chine, un aspect politique[1].

Des origines au XIVe siĂšcle

Carte de l’empire tibĂ©tain
L'empire tibétain à son apogée vers 780-790

Les prĂ©mices du christianisme en Asie centrale et en Chine sont liĂ©s non pas aux missionnaires du XVIIe siĂšcle mais Ă  ceux du VIIe siĂšcle. À cette Ă©poque, il y avait une circulation intense sur la route de la soie, des marchands, mais aussi toutes sortes de religieux aussi bien bouddhistes que chrĂ©tiens et manichĂ©ens. C’est aussi la pĂ©riode d’expansion de l’empire tibĂ©tain au-delĂ  des limites montagneuses du haut plateau, Ă  son apogĂ©e il s'Ă©tend de Xi'an Ă  Talas et de Dunhuang au Gange.

Diffusion du nestorianisme

Les premiers chrĂ©tiens s’installent dans les oasis des routes de la soie comme Yarkand, Kachgar ou Turfan avant de prendre contact avec la Chine des T’ang[2]. Ces premiers chrĂ©tiens sont, pour la plupart, des nestoriens[Note 2], considĂ©rĂ©s comme hĂ©rĂ©tiques lors du concile d'ÉphĂšse en 431.

Nestorius (381-451), patriarche de Constantinople, affirme que le Christ existe en deux personnes : l’une humaine, l’autre divine[Note 3]. Ils admettent le Christotokos et la virginitĂ© de Marie mais rejettent le Theotokos. Ces dĂ©tails thĂ©ologiques, des spĂ©cificitĂ©s liturgiques et certains objets de culte (par exemple, les croix ne reprĂ©sentent pas le Christ) permettent aux voyageurs, explorateurs et chercheurs europĂ©ens de les identifier. En Mongolie, Guillaume de Rubrouck note :

« Il prit la croix dans ses mains et demanda si l’effigie Ă©tait celle du Christ. Je lui rĂ©pondis que oui. Les nestoriens et les ArmĂ©niens ne mettent jamais sur leurs croix de figure du Christ ; il semble par lĂ  qu’ils jugent mal de la Passion ou en rougissent »[3].

De Rubrouck note aussi les divergences de leur liturgie qui a gardé des aspects anciens :

« [
] De lĂ  vient que les nestoriens, dans ces rĂ©gions, ne joignent aucunement les mains en priant, mais prient les paumes ouvertes ouvertes devant la poitrine. Ils donnent Ă  leurs temples la direction de l’Orient Ă  l’Occident, et sur le cĂŽtĂ© nord ils construisent parfois une piĂšce qui ressemble Ă  un chƓur en saillie [
] »[3].
StÚle nestorienne au Muséum Beilin
La stùle nestorienne, remerciement pour l’autorisation de la diffusion du christianisme

LiĂ©s avec la Perse, les nestoriens s’y rĂ©fugient et continuent leur route vers l’Est sur les traces de l’apĂŽtre Thomas. En 635, le moine Alopen arrive Ă  Chang’an (Xi’an, capitale de la dynastie Tang), oĂč il rencontre l’empereur Taizong (599 — 649). En 638, un Ă©dit autorise la diffusion du christianisme dans l’Empire du Milieu. En 781, cette reconnaissance est marquĂ©e par l’érection d’une stĂšle Ă  Si-nang-fu (prĂšs de Xi’an) prĂ©sentant en chinois le christianisme appelĂ© « religion radieuse ». Ils construisent ainsi des Ă©glises et des monastĂšres aux cĂŽtĂ©s des pagodes bouddhistes et autres temples. Mais en 845, les nestoriens subissent, comme les bouddhistes et les manichĂ©ens, les restrictions et expulsions de l’édit de l’empereur Tang Wuzong (810-846). Les nestoriens restent prĂ©sents en Asie, dispersĂ©s au sein de tribus mongoles et dans les oasis. Quelques chrĂ©tiens d’ArmĂ©nie sont aussi citĂ©s, mais ce sont vers les nestoriens que les Mongols de l’Est vont se tourner grĂące aux ÖngĂŒt, tribu turque convertie. À la suite de leur ralliement Ă  ces Mongols, Gengis Khan (~1155-1227) Ă©tablit une relation matrimoniale avec leur famille royale. On dĂ©nombre, dans les familles des Khan mongols, de nombreuses chrĂ©tiennes comme Chabi, une des femmes de KublaĂŻ (1215-1294). Il y a aussi quelques hommes puisque KublaĂŻ marie deux de ses petites filles Ă  des princes ÖngĂŒt. Le christianisme devient trĂšs liĂ© Ă  l’Empire Yuan (mongol) et se trouve dĂ©finitivement coupĂ© de ses origines par l’Islam qui s'implante en Asie centrale. Ce rapprochement du pouvoir mongol lui permet d’exister mais les chrĂ©tiens tombent petit-Ă -petit dans l’oubli avec la fin de la dynastie Yuan en 1368.

Traces

StĂšle nestorienne entiĂšre
Stùle nestorienne de Xi’an

On trouve plusieurs rĂ©fĂ©rences aux nestoriens dans les textes chinois. La stĂšle Ă©rigĂ©e Ă  Xi’an en 781 est un tĂ©moignage encore plus marquant. Elle fut redĂ©couverte vers 1625 par des jĂ©suites aprĂšs avoir Ă©tĂ© cachĂ©e Ă  la suite des persĂ©cutions de Tang Wuzong. Nombre de chercheurs, dont Pelliot[4], l’ont Ă©tudiĂ©e. Ceci montre la position importante que les nestoriens ont pu prendre dans une rĂ©gion proche du Tibet.

Tombe nestorienne Yuan

À Dunhuang dans les Grottes de Mogao, outre des manuscrits chrĂ©tiens intitulĂ©s Sutra de JĂ©sus, le Sutra des enseignements du vĂ©nĂ©rĂ© ou Éloge Ă  la sainte trinitĂ©, Aurel Stein a dĂ©couvert aussi une peinture sur soie reprĂ©sentant trĂšs probablement un saint chrĂ©tien[5]. Au premier abord, il ressemble Ă  un Bodhisattva, d’autant plus que le style est chinois, mais les croix qui ornent le collier et la couronne permettent aux chercheurs de considĂ©rer que cette peinture est chrĂ©tienne. Il y a aussi des croix nestoriennes dessinĂ©es sur des documents tibĂ©tains datant du IXe siĂšcle[6], notamment sur les Pelliot TibĂ©tains (PT) en 1182 et 1676. Selon Marcelle Lalou, qui a Ă©tudiĂ© la croix du PT 1182, elle est antĂ©rieure Ă  1035 et serait vraisemblablement datable d’entre 760 et 851[7]. Selon Sam Van Schaik, on peut aussi apprĂ©cier la croix sur le document IOL Tib J 766, mais les inscriptions qui l’accompagnent ne donnent aucune indication[8]. Dans le PT 351, qui est un livre de divination (en TibĂ©tain: mo)[9] adaptĂ© au bouddhisme, on trouve le nom de « JĂ©sus le Messie » sous le terme Ishi Mishiha (en tibĂ©tain : I-shi myi-shi-ha)[Note 4]. Ce nom provient du Syriaque, langue liturgique des nestoriens, et que l’on retrouve aujourd’hui encore dans de nombreuses langues d’Asie (comme en hindi, Isa Misa). En tibĂ©tain on utilise aujourd’hui le terme de Ye-shu, I-shi myi-shi-ha n’est plus utilisĂ©, en cela la connaissance du christianisme au Tibet provient davantage des missionnaires jĂ©suites et capucins que des nestoriens. Pourtant, la premiĂšre syllabe Ye pourrait aussi faire penser Ă  une influence des langues sĂ©mitiques. D’autres dĂ©tails de ce texte rappellent le christianisme comme « juge Ă  la droite de Dieu » ou « ciel Ă  sept Ă©tages »[10].

Paul Pelliot dans la bibliothĂšque de la grotte 17.

Un autre texte tibĂ©tain traite indirectement du christianisme. Il s’agit du traitĂ© de Trisong Detsen[11] (ca 755-797) (tib : Khri-srong de’u-btsan), le Kayang dagpa tshĂšma lĂšdo tupa (tib. : bKa’-yang dag-pa’i tshad-ma las-mdo btus-pa), ce texte traite des manichĂ©ens. Le manichĂ©isme et le nestorianisme ont pĂ©nĂ©trĂ© parallĂšlement en Asie, Mani fut d’abord chrĂ©tien avant de « former » sa propre religion. Dans ce texte, intĂ©grĂ© au Tengyour (tib : bsTan-‘gyur), l’empereur justifie son choix pour le bouddhisme indien comme religion de l’État. On trouve ainsi l'occurrence de : Parsi Yön chĂšn marmanĂ© (tib : par-sig g.yon-chen mar-ma-ne), le premier terme se rĂ©fĂ©rant aux origines perses de Mani. Quant au nom mĂȘme mar-ma-ne, il est prĂ©cĂ©dĂ© de mar, le saint en syriaque[10]. Par ailleurs, il y a aussi des pĂ©troglyphes reprĂ©sentant des croix et des colombes au Baltistan et au Ladakh (tib : La-dvags). Il y a plusieurs descriptions, mais toutes n’ont pas Ă©tĂ© photographiĂ©es et recensĂ©es. Il y en a plusieurs au Ladakh, dont une prĂšs de Drang-rtse (tib)[10], mais aussi Ă  proximitĂ© du lac Tsomoriri (tib : mTsho-mo-ri-ri). Certaines ont Ă©tĂ© bien dĂ©crites par Francke[12]. Elles ont Ă©tĂ© datĂ©es de la premiĂšre moitiĂ© du IXe siĂšcle[7]. Toutefois, il se pose toujours le problĂšme de la datation de ces sources Ă©pigraphiques. Il y a aussi, en plus des traces Ă©crites, des vestiges archĂ©ologiques. Comme en Mongolie oĂč on retrouve des tombes nestoriennes, notamment dans l’Ordos[13] (Mongolie IntĂ©rieure). En 1929, Sven Hedin dĂ©couvre les ruines d’Olon SĂŒme, plusieurs campagnes de fouilles sont menĂ©es ensuite, on dĂ©couvre de nombreuses croix et probablement les restes d’une Ă©glise. L’empire tibĂ©tain incorporait la rĂ©gion d’Ordos. Au Tibet, on retrouve toutes sortes d’objets en bronze appelĂ©s thogcha (tib : thog-lcags), trĂšs prisĂ©s des TibĂ©tains. Parmi ces thogchas, il y a des ornements de style centre-asiatique, mais aussi, selon Matthew Kapstein, des croix nestoriennes[14]. Outre un boisseau incrustĂ© d’une croix, Giuseppe Tucci a rapportĂ© plusieurs croix, mais aussi des colombes[15]. Ces thogchas ressemblent aux « sceaux-amulettes » ÖngĂŒt trouvĂ©es en Mongolie[16]. Toujours selon Kapstein, le deuxiĂšme Karmapa, Karma Pakshi, participa Ă  un dĂ©bat organisĂ© par Möngke Khan (1208-1259) en 1256. Il put dĂ©battre avec des nestoriens, des taoĂŻstes et peut ĂȘtre aussi des catholiques occidentaux[14].

Influences

MĂȘme si les preuves matĂ©rielles de contacts avec l’empire tibĂ©tain existent, les nestoriens n’ont pas vraiment influencĂ© les TibĂ©tains. Étant donnĂ© leurs emplacements sur la route de la soie, ils n’ont pas non plus Ă©tĂ© en rapport avec la population tibĂ©taine, mais avec des soldats. Les rapprochements avec la sociĂ©tĂ© tibĂ©taine ont pu se faire dans la rĂ©gion de l’Amdo (tib : A-mdo), proche des Turcs et des Mongols qui ont Ă©tĂ© beaucoup plus touchĂ©s par le christianisme. De plus, les influences possibles ont pu se faire dans les deux sens. Le Tibet a comptĂ© au VIIIe siĂšcle un mĂ©tropolite, avec plusieurs Ă©vĂȘques sous son autoritĂ©. Le patriarche TimothĂ©e Ier[Note 5] (728-823) fait mention des chrĂ©tiens du Tibet dans une lettre Ă©crite en 782. Dans celle envoyĂ©e Ă  son ami Serge, mĂ©tropolite d'Élam (en Perse), il Ă©crit en 794[17] : « Ces jours-ci, l'Esprit consacra un mĂ©tropolite pour les Turcs ; nous en prĂ©parons un autre pour les TibĂ©tains »[7] - [6]. D’autre part, selon Snellgrove, des rituels de longue vie (tib : Tshe-dbang), Nyingma (tib : rNying-ma) et Bön seraient des copies de rites nestoriens[18]. On pourra mentionner les rĂ©flexions des pĂšres Huc et Gabet (1808-1853) au milieu du XIXe siĂšcle. FrappĂ©s par les similitudes qu’ils perçoivent entre le catholicisme et le bouddhisme, ils vont se convaincre qu’il existe un lien. Les mĂȘmes observations ayant Ă©tĂ© faites au Bhoutan au XVIIe siĂšcle, cet amalgame est probablement plus liĂ© Ă  leurs motivations. Pourtant certains points semblent intĂ©ressants, Huc cite l’utilisation des chapelets, le cĂ©libat des moines, le culte des saints, les processions, la psalmodie[19]
 Par ailleurs, il rapporte une lĂ©gende au sujet de la naissance de Tsongkapa (1357-1419) (tib : Tsong-kha-pa) :

« A l’ñge de trois ans, Tsong-Kaba (sic.) rĂ©solut de renoncer au monde et d’embrasser la vie religieuse. Chingtsa-tsio, pleine de respect pour le saint projet de son fils, lui rasa elle-mĂȘme la tĂȘte, et jeta sa belle et longue chevelure Ă  l’entrĂ©e de la tente. De ces cheveux naquit spontanĂ©ment un arbre dont le bois rĂ©pandait un parfum exquis, et dont chaque feuille portait, gravĂ© sur son limbe, un caractĂšre de la langue sacrĂ©e du Thibet. DĂšs lors, Tsong-Kaba vĂ©cut dans une si grande retraite qu’il fuyait mĂȘme jusqu’à la prĂ©sence de ses parents. [
] Pendant que Tsong-Kaba s’occupait ainsi Ă  purifier son cƓur par l’assiduitĂ© Ă  la priĂšre et les pratiques d’une vie austĂšre, un lama, venu des contrĂ©es les plus reculĂ©es de l’Occident, passa par hasard dans le pays d’Amdo, et reçut l’hospitalitĂ© sous la tente de Lombo-moke. Tsong-Kaba, Ă©merveillĂ© de la science et de la saintetĂ© de l’étranger, se prosterna Ă  ses pieds et le conjura de lui servir de maĂźtre. Les traditions lamaĂŻques rapportent que ce lama des contrĂ©es occidentales Ă©tait remarquable non seulement par sa doctrine, dont la profondeur Ă©tait insondable, mais encore par l’étrangetĂ© de sa figure. On remarquait surtout son grand nez, et ses yeux qui brillaient comme d’un feu surnaturel. L’étranger, Ă©tant Ă©galement frappĂ© des qualitĂ©s merveilleuses de Tsong-Kaba, ne balança point Ă  le prendre pour son disciple. Il se fixa donc dans le pays d’Amdo, oĂč il ne vĂ©cut que quelques annĂ©es. AprĂšs avoir initiĂ© son disciple Ă  toutes les doctrines admises par les saints les plus renommĂ©s de l’Occident, il s’endormit sur une pierre, au sommet d’une montagne, et ses yeux ne se rouvrirent plus. Tsong-Kaba, privĂ© des leçons du saint Ă©tranger, n’en devint que plus avide d’instruction religieuse. » [20]

La vision de Huc est dĂ©formĂ©e par ses idĂ©es prĂ©conçues sur les liens entre le bouddhisme et le christianisme, il en Ă©tait de mĂȘme pour d’autres missionnaires antĂ©rieurs. D’autre part, Huc est le seul Ă  rapporter cette histoire et il ne cite pas ses sources. Si des analogies entre bouddhisme et christianisme ont Ă©tĂ© possibles, celles-ci, selon Jean Dauvillier, rĂ©vĂšlent l’ignorance de la liturgie chaldĂ©enne. Les missionnaires se sont comparĂ©s au bouddhisme en considĂ©rant que les nestoriens avaient la mĂȘme liturgie que les catholiques. Pourtant les points de comparaisons qui ont Ă©tĂ© faits entre bouddhisme et nestorianisme, considĂ©rant qu’il y avait eu rĂ©utilisation des symboles, peuvent ĂȘtre presque tous rĂ©futĂ©s. En effet, Dauvillier explique prĂ©cisĂ©ment les diffĂ©rences entre liturgie catholique et chaldĂ©enne quant Ă  la diffĂ©rence des crosses, des mitres (bĂźrĂ»nĂą pour les ChaldĂ©ens). De plus, il affirme que ces premiers chrĂ©tiens n’utilisaient ni rosaire ni eau bĂ©nite. Il ne voit donc pas d’influences Ă©videntes entre le bouddhisme et les nestoriens[7] dans les objets de culte. D’autres influences, dans les deux sens, sont prouvĂ©es dans certaines lĂ©gendes et paraboles. La vie de Bouddha est devenue une vie de saint chrĂ©tien, la lĂ©gende de saint Barlaam et Josaphat, qui fut transmise Ă  l’Europe mĂ©diĂ©vale. La lĂ©gende des Sept Dormants d'ÉphĂšse se retrouve dans les milieux bouddhistes[7]. Un autre tĂ©moignage Ă©tonnant est celui, en 1602, du jĂ©suite Bento de GoĂ«s (1562-1607), qui fut surpris d'entendre le roi de Kachgar reconnaĂźtre dans la doctrine qu'il lui expose, la religion de ses ancĂȘtres[6].

XVIIe et XVIIIe siĂšcles

La fin de la Dynastie Yuan marque la fin d’une chrĂ©tientĂ© florissante en Chine et en Asie. S’ensuit une pĂ©riode d’oubli. En Asie, les communautĂ©s ne sont plus soutenues et protĂ©gĂ©es de l’avancĂ©e musulmane. Au XVe siĂšcle, les explorations maritimes portugaises et espagnoles inaugurent une nouvelle Ăšre de relations, leurs navires embarquent aussi bien des commerçants que des missionnaires, aux buts divergents.

Motivations

Traité de Tordesillas

C’est l’époque de la dĂ©couverte de l’AmĂ©rique, mais aussi du contournement de l’Afrique. Les EuropĂ©ens peuvent ainsi atteindre l’Inde et la Chine par la mer. Le traitĂ© de Tordesillas en 1494 donne le contrĂŽle de l’Asie aux Portugais. Un Ă©vĂȘchĂ© est fondĂ© en 1534 Ă  Goa et devient archevĂȘchĂ© en 1558. MalgrĂ© leur bonne implantation en Inde, les Portugais vont mettre du temps avant de s’aventurer Ă  l'intĂ©rieur des terres. La croyance en un peuple chrĂ©tien oubliĂ© va les inciter Ă  s’engager plus loin, au-delĂ  des montagnes : nombre de missionnaires partent en quĂȘte du royaume du prĂȘtre Jean[Note 6]. Sa localisation est difficile, et bien qu’il soit identifiĂ© Ă  l'Éthiopie, le pays de Cathay en Asie pourrait aussi en faire partie. Cathay, quoique ce nom soit dĂ©jĂ  utilisĂ© depuis le Moyen Âge, est mal identifiĂ© Ă  l’époque et l’intĂ©rĂȘt des missionnaires pour cette rĂ©gion devient grandissant.

Les marchands musulmans colportent des rumeurs selon lesquelles au-delĂ  des montagnes, il existe un peuple chrĂ©tien. Dans cette partie de l'Asie, deux points de vue musulmans coexistent vis-Ă -vis des bouddhistes : l’un considĂšre le bouddhisme comme une forme de christianisme pouvant ĂȘtre soumise Ă  l’impĂŽt mais aussi respectĂ©e, l’autre le dĂ©nonce comme une religion idolĂątre Ă  Ă©liminer. C’est la premiĂšre de ces conceptions qui induisit en erreur les premiers missionnaires. On avait aussi connaissance des nestoriens, d’ailleurs, le prĂȘtre Jean Ă©tait considĂ©rĂ© comme tel. Le nom de Jean serait Jonas et le pays se dĂ©nomme aussi « Cambala ». Ce terme rapproche cette rĂ©gion de la Chine, la capitale sous la dynastie Yuan Ă©tait Khanbalik. De plus, en 1603 on dit que le Cathay est « tout contre la muraille de Chine[21] ». Mais le nom de « Cambala » s’apparente aussi au royaume mythique de Shambala (skt) (tib : bDe-’byung). Ce serait comme une terre pure terrestre, qui ne peut pas ĂȘtre situĂ©e mais qui s’atteint au bout d’un chemin spirituel. Shambala est reprĂ©sentĂ© comme un pays entourĂ© de montagnes et gouvernĂ© par une lignĂ©e royale ayant sous sa responsabilitĂ© toute une population bouddhiste. Si on compare le Cathay avec Shambala, on pourrait dire que c’est une terre promise, une terre de paix oĂč la religion permet le bonheur de tous les habitants. Les descriptions du Cathay semblent ainsi s’apparenter au jardin d’Éden, Ă  un paradis terrestre ou Ă  l’endroit idĂ©al pour construire une nouvelle JĂ©rusalem.
C’est ainsi qu’aprĂšs ses sĂ©jours au Tibet, Andrade partageait avec d’autres jĂ©suites l’idĂ©e selon laquelle la dĂ©couverte du Tibet Ă©tait un signe parousiaque. Il cite IsaĂŻe 18, 7 et fait une lecture littĂ©rale du texte assimilant terre promise et sommet du monde, le Tibet et Sion[22]. Plusieurs missionnaires vont donc partir enquĂȘter, notamment Bento de GoĂ«s qui va sur les routes de la soie vers Kashgar. Il y rencontre un prince tibĂ©tain prisonnier nommĂ© Gonpo Namgyal (tib : mGon-po rNam-rgyal) avec qui il discute[23] de ses origines. À la suite de cet entretien, Bento de Goes conclut que ce peuple est chrĂ©tien. À Goa, ses lettres encouragent vivement les autoritĂ©s Ă  envoyer une dĂ©lĂ©gation de l’autre cĂŽtĂ© des montagnes.

PremiÚre période 1624-1661

AntĂłnio de Andrade

Plusieurs missionnaires tentent de vĂ©rifier ces rumeurs. En 1624, Antonio de Andrade et Manuel Marques arrivent Ă  l’Ouest du Tibet au royaume de Guge (tib : Gu-ge), Ă  Tsaparang (tib : rTsa-brang). Ces deux jĂ©suites dĂ©pendent de la province de Goa, ils arrivent d’Inde, oĂč la politique syncrĂ©tique d’Akbar[Note 7] (1542-1605), maintenu par son fils JahĂąngĂźr (1569-1627), leur permet d’évoluer librement dans un environnement sous autoritĂ© musulmane[24]. À Tsaparang, ils reçoivent un bon accueil auprĂšs du roi Tri Tashi Dragpa (tib : Khri bKra-shis Grags-pa). Leur premier sĂ©jour est court, ils ne restent qu’un mois mais s’installent durablement l’annĂ©e suivante. Andrade raconte que le roi et la reine Ă©taient disposĂ©s Ă  se convertir, mais il refuse, leur promettant de revenir. Entretemps il converse rĂ©guliĂšrement avec eux en persan par l’intermĂ©diaire d’un interprĂšte[Note 8]. Un dĂ©cret est prononcĂ© autorisant notamment de construire une Ă©glise et de ne pas avoir foi aux musulmans[25]. En 1626, de nouveaux missionnaires arrivent Ă  Tsaparang et la premiĂšre pierre de l’église est posĂ©e en avril. Une station missionnaire est aussi fondĂ©e un an plus tard plus au Nord, Ă  Rudok (tib : Ru-thog). Selon Andrade, une fois suffisamment instruit, le roi souhaite vivement se faire baptiser, c’est alors que les autoritĂ©s bouddhistes tentent de l’en dissuader, prĂ©sentant les risques politiques liĂ©s Ă  sa conversion. Parmi ces lamas il y a l’oncle et le frĂšre du roi, cette opposition peut ainsi apparaĂźtre comme une lutte de pouvoir. Le roi accepte de faire une retraite durant deux mois chez son frĂšre pour rĂ©flĂ©chir au problĂšme. À la suite de ce diffĂ©rend, Andrade a l’occasion de dialoguer avec les maĂźtres bouddhistes[25]. Mais, aveuglĂ© par l’idĂ©e du bouddhisme vĂ©hiculĂ© auparavant, il ne fait pas de description du Dharma (skt) et n’en fait mention que pour conforter ses thĂšses comparant ainsi la Sainte TrinitĂ© aux trois joyaux : Buddha, Dharma, Sangha (tib : dKon-mchog-gsum). Le bouddhisme Ă©tant ainsi, comme le souligne Hugues Didier, qu’une « altĂ©ration paganisante de leur propre monothĂ©isme », Andrade rejoint ici une des conceptions musulmanes du bouddhisme. La mĂȘme annĂ©e, Ă  Lisbonne, est publiĂ© le texte du pĂšre de Andrade, La redĂ©couverte du Grand Cathay ou Royaume du Tibet, ce texte, d’abord publiĂ© en portugais, est rapidement traduit pour toute l’Europe. Mais, selon Hugues Didier, il y a des omissions, voire des tromperies faisant de ce rĂ©cit une « entreprise publicitaire » pour les missions[22]. En effet, les missions se rĂ©vĂšlent ĂȘtre un gouffre financier, et les jĂ©suites en particulier n’hĂ©sitent pas Ă  faire toutes sortes de commerces pour remplir la trĂ©sorerie. Le texte de Andrade rapporte des fonds pour la mission du Tibet, mais est aussi Ă  l’origine de tensions au sein de la province jĂ©suite d’Inde.
Durant l’hiver 1626-27, le roi se met Ă  persĂ©cuter les lamas. En 1630, les lamas se rĂ©voltent, le roi du Ladakh entre en scĂšne et fait prisonnier Tashi Dragpa ainsi que la plupart des chrĂ©tiens, s’emparant ainsi de Guge. Cette mĂȘme annĂ©e, la station de Rudok est dĂ©truite. Pendant ce temps, alors que d’autres missionnaires prennent place, des lettres sont envoyĂ©es Ă  Goa traitant de la persĂ©cution des lamas par le roi. En 1630, Andrade repart pour Goa puis Francisco de Azevedo (1578-1660) part en tant que « visiteur » (inspecteur) Ă  Tsaparang, et repart quelques mois plus tard via le Ladakh oĂč il rencontre le roi SenguĂ© Namgyal (tib : Seng-ge rNam-rgyal). Jusqu’en 1641, les jĂ©suites tentent encore de s’implanter Ă  l’Ouest du Tibet. En 1640, un groupe accompagnĂ© de Marques est fait prisonnier sur la route de Tsaparang, Marques meurt en prison en 1641, cet Ă©vĂ©nement marque la fin temporaire de la mission jĂ©suite au Tibet. Parmi les traces, on a retrouvĂ© des fragments de bible en portugais dans un masque en papier mĂąchĂ©[26].

Le Potala dans China Illustrata d'Athanasius Kircher

En 1626, Ă  l’Est, EstĂȘvĂŁo Cacella et JoĂŁo Cabral, d’autres jĂ©suites dĂ©pendant de la province de Cochin se mettent en route vers le Tibet central depuis le Bengale. Ils arrivent tout d’abord au Bhoutan en 1627 et s’installent Ă  Paro (tib : sPa-ro). Ils rencontrent le fondateur du royaume, Chabgroung Ngawang Namgyal (1594-1651) (tib : Zhabs-drung Ngag-dbang rNam-rgyal). En 1628, Cabral se rend Ă  ShigatsĂ© (tib : gZhis-ka-rtse), il y reste peu de temps puis tente de rejoindre Tsaparang, mais il renonce et rentre au Bengale en passant par le NĂ©pal. Cacella arrive Ă  son tour Ă  ShigatsĂ© peu aprĂšs, le roi Desi Tsangpa Karma TĂšnkyong Wangpo (1599-1642) (tib : sDe-srid gTsang-pa Karma bsTan-skyong dBang-po) demande le retour de Cabral. De nombreux allers-retours entre le Tibet central et le Bengale s'ensuivent. D’autre part, des relations Ă©pistolaires avec les missionnaires de Guge sont possibles. AprĂšs la mort de Cacella Ă  ShigatsĂ© en 1630, et la nouvelle des conflits Ă  Guge, Cabral repart dĂ©finitivement en 1632. Ils sont les premiers Ă  faire rĂ©fĂ©rence au Bouddha sous le nom de ShĂąkyamuni (skt) (Chescamoni dans les textes portugais). Par ailleurs, ils font le rapprochement de Cathay avec le royaume mythique de Shambala. En 1661, Jean Grueber et Albert d’Orville (1621-1662), rentrant de PĂ©kin, passent Ă  Lhassa. Ils partent de PĂ©kin pour rentrer en Europe, le blocus hollandais sur Macao les empĂȘchant de partir par la mer, ils voyagent alors par voie terrestre pour rejoindre l’Inde. Ils sont les premiers EuropĂ©ens Ă  passer par Lhassa, oĂč ils arrivent le huit , ils repartent Ă  la fin novembre. D’Orville mourut d’épuisement Ă  Āgrā l’annĂ©e suivante. Grueber va rencontrer Athanasius Kircher et le conseiller pour sa China Illustrata. MalgrĂ© tout, Grueber y voit de nombreuses lacunes que l’auteur ne corrige pas. On continue Ă  produire une image fausse du Tibet jusque dans les gravures comme celles bien connues de Lhassa oĂč le graveur a ajoutĂ© des personnages et des Ă©lĂ©ments occidentaux[27].

DeuxiÚme période 1707-1745

Ces premiĂšres explorations permettent de mieux estimer l’étendue du Tibet ; les cartes s’amĂ©liorent. La seconde vague missionnaire au Tibet comporte moins l’idĂ©e de recherche du Cathay, mais bien que critiques, les missionnaires pensent encore qu’il existe un lien entre bouddhisme et christianisme. En 1704, la Propaganda Fide, fondĂ©e en 1622 pour s’occuper de la diffusion du catholicisme, dĂ©cide de confier l’évangĂ©lisation du Tibet aux capucins tout en autorisant les jĂ©suites Ă  reprendre leurs activitĂ©s Ă  l’Ouest. En 1642, Gushri Khan (~1607-1655) donne au 5e dalaĂŻ-lama, Lob-sang Gyatsho (1617-1682) (tib : bLo-bzang rGya-mtsho), le pouvoir temporel et spirituel sur le Tibet. Cette nouvelle politique mise en place par les Mongols par la force permet une certaine unification des royaumes du Tibet. Les missionnaires abordent ainsi Lhassa comme centre d’un pouvoir rĂ©cemment instaurĂ© et encore troublĂ©.

Le 7e dalaĂŻ-lama Kalzang Gyatsho qui accueillit della Penna et Desideri

En 1707, un groupe de capucins, dont François de Tours et Giuseppe d’Ascoli, arrive Ă  Lhassa en reconnaissance[18]. En 1712, Domenico Da Fano (1674-1728), vicaire apostolique, et un groupe comprenant Francesco della Penna repart Ă  Rome pour demander de l’aide. Da Fano fait un premier travail sur la langue qui permettra Ă  Étienne Fourmont (1683-1745) en 1722 de dĂ©chiffrer un manuscrit offert Ă  l’AcadĂ©mie des inscriptions et belles-lettres par Pierre le Grand. Da Fano dĂ©missionne pour laisser sa place au pĂšre della Penna. Les missions sont rĂ©organisĂ©es et certaines sont ouvertes au NĂ©pal sur la route du Tibet. En 1716, peu aprĂšs Ippolito Desideri, della Penna, qui deviendra pilier de cette mission, est de retour Ă  Lhassa, il s’en Ă©loigne quelque temps durant l’invasion Dzungare. Un calme prĂ©caire revenant, della Penna et les capucins entament vraiment leur travail Ă  Lhassa. Ils sont reçus par le roi Lhazang Khan (?-1717) (tib : Lha-bzang khan) Ă  qui ils exposent leur volontĂ©. Celui-ci les invite Ă  amĂ©liorer leur pratique de la langue. Della Penna et Desideri partent Ă©tudier au monastĂšre de SĂ©ra (tib : Se-ra). Ils ont un professeur, peuvent discuter avec les moines et ont accĂšs Ă  la bibliothĂšque. Partageant tous les deux la vie des moines, ils amĂ©liorent leur connaissance de la culture tibĂ©taine. Della Penna quitte SĂ©ra neuf mois plus tard, mais il continue son travail sur la langue avec l’aide de lamas pendant quatre ans. En 1732, son dictionnaire, commencĂ© au monastĂšre, comporte environ 33 000 mots. Le « lama Ă  tĂȘte blanche » comme on l’appelait s’intĂšgre bien dans la population, auprĂšs du 7e dalaĂŻ-lama (sKal-bzang rGya-mtsho, 1708-1757), de KhanchĂšnĂ© (?-1727) (tib : Khang-chen-nas) et de PholanĂ© (1689-1747) (tib : Pho-lha-nas). ParallĂšlement, le pĂšre Giovacchiono, un autre membre de la mission, propose ses services de mĂ©decin. Le gouvernement lui donne des privilĂšges et lui propose de l’aider financiĂšrement, mais les capucins refusent afin de rester libres. Ils ont eu toutefois l’autorisation d’acheter un terrain et de construire une Ă©glise qui est bĂ©nie en 1725[Note 9]. L’expulsion des Dzungares, la « guerre civile » et l’établissement des ambans Mandchous en 1727-28 ne dĂ©rangea pas la mission qui subsiste.

Le Jokhang Ă  Lhassa

En 1732, della Penna part pour Rome avec une lettre du dalaĂŻ-lama pour le pape. Il arrive en 1736 oĂč il reçoit l’aide du cardinal Belluga (1662-1743) qui fait fondre des caractĂšres d’imprimerie tibĂ©tains dans l’idĂ©e d'installer une imprimerie Ă  Lhassa. Il repart de Rome en 1738 pour arriver Ă  Lhassa en 1741 avec de plus amples moyens et des lettres pour le dalaĂŻ-lama. Mais le Tibet a changĂ© sous l’influence mandchoue qui se mĂ©fie des Occidentaux. Jusqu’alors les convertis Ă©taient surtout des Chinois et des NĂ©palais[18], mais au retour de ce groupe de missionnaires, une vingtaine de TibĂ©tains se convertissent et se mettent Ă  refuser les bĂ©nĂ©dictions du dalaĂŻ-lama et les « services obligatoires » (tib : ‘u-lag). Le , aprĂšs un procĂšs, cinq chrĂ©tiens tibĂ©tains sont condamnĂ©s Ă  des coups de fouet. Le vide se fait autour de la mission et les derniers missionnaires partent en 1745. L’église est dĂ©molie, le seul tĂ©moignage restant est une cloche gravĂ©e de l’inscription en latin “Te deum laudamus[18]” transportĂ©e au Jo-khang (tib). Della Penna meurt peu aprĂšs Ă  Patan au NĂ©pal. Au , fin de la mission, on compte : vingt missionnaires, quarante et un ans d’implantation, vingt baptisĂ©s, vingt catĂ©chumĂšnes et sept missionnaires survivants[28]. Durant cette pĂ©riode, della Penna traduit de nombreux textes du tibĂ©tain Ă  l’italien comme le Lam-rim (tib) de Tsongkapa et la vie de Bouddha ; mais aussi des textes de thĂ©ologie chrĂ©tienne en tibĂ©tain, notamment des traitĂ©s de Robert Bellarmin (1542-1621). Il dĂ©crira le fonctionnement du gouvernement, l’activitĂ© commerciale de Lhassa et la disparition du 6e dalaĂŻ-lama. Lors de son sĂ©jour Ă  Rome, il participe Ă  l’écriture de L’Alphabetum Tibetanum[29] du pĂšre Giorgi. Bien que confus et ambigu, cet ouvrage resta pendant longtemps le seul disponible en Occident traitant du Tibet et de sa civilisation[30]. ParallĂšlement, les jĂ©suites tentent de reprendre place Ă  l’ouest. Desideri et Manuel Freyre traversent le Tibet Ă  partir de Leh (tib :Gle) pour rejoindre Lhassa peu avant della Penna. Leur voyage dure dix mois, ils passent Ă  proximitĂ© du mont Kailash (skt) (tib : Khangs Rin-po-che) et du lac Manasarovar (skt) (tib : Ma-pham g.yu-mtsho)[31]. ArrivĂ© Ă  Lhassa, Freyre rentre en Inde, laissant Desideri rentrer au monastĂšre de SĂ©ra. Ce dernier Ă©tudie le tibĂ©tain et le bouddhisme Ă  SĂ©ra ainsi qu’au RamochĂ© (tib : Ra-mo-che) et Ă©crit un premier traitĂ© en tibĂ©tain pour expliquer le christianisme qu’il prĂ©sente aux autoritĂ©s qui l’encouragent. Il s’éloigne quelque temps de Lhassa durant la guerre pour y revenir briĂšvement ensuite. Il aide les capucins Ă  s’implanter, mais reçoit l’ordre de partir en 1721, l’évangĂ©lisation du Tibet ayant Ă©tĂ© attribuĂ©e aux capucins, non aux jĂ©suites. Il compose en tout cinq traitĂ©s dont L’essence de la Perfection chrĂ©tienne[32] dans lequel il tente de prĂ©senter le bouddhisme face au christianisme et Ă  l’idĂ©e de Dieu. Dans ces textes, il utilise les techniques d’argumentation utilisĂ©es par les moines et accepte dans le bouddhisme tout ce qui n’est pas contraire Ă  l’enseignement catholique (comme les rĂšgles morales)[33]. Il travaille encore sur le Tibet et prĂ©pare la publication d’une encyclopĂ©die : La Relation sur le Tibet, interdite de publication et censurĂ©e par la Propaganda Fide[34]. Ces textes, retrouvĂ©s Ă  la fin du XIXe siĂšcle, sont Ă©tudiĂ©s et Ă©ditĂ©s.

XIXe et XXe siĂšcles

Entre 1642 et la fin du XVIIIe siĂšcle, le Tibet et sa politique ont beaucoup changĂ©. En 1642, l’instauration du dalaĂŻ-lama Ă  la tĂȘte d’un Tibet unifiĂ© par les Mongols est comparable Ă  la RĂ©volution française tant le changement politique est important. Mais ce nouveau rĂ©gime est vite menacĂ©, l’ouverture du dĂ©but du XVIIIe siĂšcle va ĂȘtre petit Ă  petit interrompue par l’influence mandchoue, notamment avec l’instauration des ambans Ă  Lhassa. À la suite de ces changements, les missionnaires se rendant dĂ©sormais au Tibet ne sont plus animĂ©s par les mĂȘmes motivations et ne reçoivent pas le mĂȘme accueil.

Les pĂšres Huc et Gabet

Le pĂšre Huc

MĂȘme si les pĂšres Huc et Gabet atteignent Lhassa un siĂšcle aprĂšs le dĂ©part des derniers capucins, ils se rapprochent plus de ces derniers que de leurs successeurs[35]. Leurs motivations ont changĂ©, mais ils partent de leur plein grĂ©, et avec enthousiasme. Ils n’hĂ©sitent pas Ă  s’intĂ©grer dans la culture locale Ă  l’image de Matteo Ricci. Le rĂ©cit du pĂšre Huc, Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet[20], est encore aujourd’hui une rĂ©fĂ©rence lorsque l’on s’intĂ©resse au Tibet. Le pĂšre Huc et son compagnon le pĂšre Gabet appartiennent Ă  la Mission de Mongolie, Xiwanzi. AprĂšs avoir passĂ© quelque temps en Mongolie-IntĂ©rieure et s’ĂȘtre familiarisĂ©s avec le mongol, Huc et Gabet sont envoyĂ©s par leur supĂ©rieur, Mgr Mouly, dans le centre de la Mongolie, chez les Khalkhas. Ils avaient dĂ©jĂ  cĂŽtoyĂ© des monastĂšres bouddhistes en Mongolie et s’étaient mis Ă  l’apprentissage du tibĂ©tain. En chemin, ils comprennent de plus en plus l’influence du Tibet sur la religion en Mongolie ; d’autant plus que le Jetsundamba (tib : rJe-btsun Dam-pa), autoritĂ© spirituelle en Mongolie n’a que cinq ans. Ils dĂ©cident donc de partir vers le sud-est et Lhassa plutĂŽt que d’aller au Nord, Ă  Urga comme prĂ©vu par leur supĂ©rieur. Huc et Gabet voyagent dans un empire mandchou en plein changement politique sur le plan international, mais aussi vis-Ă -vis du Tibet. De plus, la SociĂ©tĂ© des Missions Ă©trangĂšres demande Ă  Rome que le Tibet leur soit rattachĂ© avec le Yunnan et le Sichuan ; le Tibet Ă©tant alors toujours rattachĂ© au vicaire apostolique d’Agra et aux capucins.

À l'arrivĂ©e du pĂšre Huc Ă  Macao en 1839, la guerre de l’opium commence. Une accalmie en 1841 lui permet de partir pour sa mission de Mongolie oĂč se trouve dĂ©jĂ  Gabet. La traversĂ©e du territoire chinois est difficile et dangereuse pour les missionnaires, mais la fin de la guerre de l’opium et les traitĂ©s qui en dĂ©coulent changent beaucoup de choses pour les missionnaires, les Français en particulier. Le traitĂ© de Whampoa (Huangpu) en 1844 et l’édit sacrĂ© de l’empereur en 1846 ouvrent des ports aux Français, les autorisent Ă  voyager sur le territoire et surtout donnent la libertĂ© de religion.

À Lhassa, oĂč ils arrivent en 1846, les Mandchous ont mis en place des « ambassadeurs » ambans depuis 1723. De plus, lorsque Huc et Gabet arrivent, le 9e dalaĂŻ-lama KĂšdroup Gyatsho (1838-1856) (tib : mKhas-grub rGya-mtsho) n’a que huit ans et le rĂ©gent vient d’ĂȘtre dĂ©mis de ses fonctions et remplacĂ©. Cette instabilitĂ© politique permet Ă  l’amban Qishan (chi) d’imposer sa volontĂ©.

AprĂšs un procĂšs oĂč ils sont innocentĂ©s, ils se lient avec le nouveau rĂ©gent et le chef des Cachemiris (musulmans). Mais l’amban cherche Ă  expulser ces Occidentaux ; s’il est en poste au Tibet, c’est parce qu’il a mal nĂ©gociĂ© avec les Anglais lors de la guerre de l’opium, il ne veut pas se tromper cette fois-ci. AprĂšs maintes protestations, il trouve enfin l’argument qui convient : les missionnaires mettent en danger la religion du Tibet, c’est le mĂȘme argument qu’au XVIIIe siĂšcle. Le rĂ©gent ne peut rĂ©sister et les deux pĂšres rentrent en Chine sous escorte aprĂšs quelques semaines passĂ©es Ă  Lhassa.

MalgrĂ© leur court passage, Huc dĂ©crit avec beaucoup de dĂ©tail la vie Ă  Lhassa : les populations, la politique, l’économie, la religion et de nombreux autres points qui font de son travail une source ethnographique intĂ©ressante. Ils sont les seuls Occidentaux Ă  passer Ă  Lhassa depuis la mission capucine de della Penna et les derniers missionnaires Ă  s’y ĂȘtre installĂ©s.

Missions Ă©trangĂšres de Paris

Généaologie de la juridiction des Missions étrangÚres de Paris au Sichuan, ainsi que ses trois rattachements : Tibet, Yunnan et Guizhou (en).

Comme il en a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© question, le Tibet est rattachĂ© aux vicariats du Yunnan et du Sichuan (nommĂ© Setchuan Ă  l'Ă©poque) en 1846 par GrĂ©goire XVI (1765-1846) qui donne la responsabilitĂ© de l’évangĂ©lisation aux Missions Ă©trangĂšres de Paris (MEP). En 1847, le pĂšre Charles Renou (1812-1863)[36] part dĂ©guisĂ© en marchand pour Dartsedo (tib : Dar-rtse-mdo ; chi : Kangding) puis poursuit sa route vers Chamdo (tib : Chab-mdo). Il est reconnu et arrĂȘtĂ© en 1848 et raccompagnĂ© Ă  Canton, tout comme Huc et Gabet quelques annĂ©es auparavant[37]. Renou est de retour au Tibet en 1852 oĂč il est accueilli pendant dix mois au monastĂšre de Kyegu Dondroup Ling (tib : sKye-rgu’i Don-’grub Gling) prĂšs de Jyekundo (tib : sKye-rgu-mdo ; chi : GyegĂ»). Il apprend ainsi la langue et commence le dictionnaire « ThibĂ©tain-Latin »[38] des Missions Ă©trangĂšres repris ensuite par Jean-Charles Fage (1824-1888) et Auguste Desgodins.

ParallĂšlement, les pĂšres Nicolas Krick (1819-1854) et Augustin Bourry (1826-1854) approchent du Tibet par le sud, depuis l’Assam. Krick organise une premiĂšre expĂ©dition en 1851. En 1852, ayant atteint la tribu Mishmi, il est chassĂ© quelques jours plus tard. En 1853, il visite, sans rĂ©sultats, la tribu des Abors. Il organise une derniĂšre expĂ©dition avec Bourry en 1854 dans le Dzayul (tib : rDza-yul). Durant quatre ou cinq semaines, ils Ă©tudient la langue et soignent la population. Ils auraient Ă©tĂ© tuĂ©s Ă  l’instigation des autoritĂ©s tibĂ©taines[39]. Ce fut la seule tentative d’entrĂ©e au Tibet par le sud faite par les MEP.

En 1856, Pie IX (1792-1878) charge Mgr Joseph DesflÚches (1814-1887), responsable du Sichuan, de choisir un vicaire pour la mission de Lhassa : il retient Mgr Thomine-Desmazures (1804-1869). En 1861, Auguste Desgodins part à son tour pour Dartsedo, il en est chassé en 1864[40].

Église catholique de Cizhong dans le Yunnan, fondĂ©e par les MEP

En 1858, le traitĂ© de Tientsin, qui marque la fin de la seconde guerre de l’opium, devait permettre l’activitĂ© missionnaire sans problĂšmes. Pourtant, la politique locale reste souvent hostile Ă  leur Ă©gard. On remarque, dans les lettres des MEP, de grandes diffĂ©rences dans leur approche du Tibet et de sa religion. Les premiers partaient Ă  la recherche d’un « paradis perdu » puis le pĂšre Huc considĂ©rait le bouddhisme comme un christianisme primitif, mais les envoyĂ©s des MEP et plus tard du Grand-Saint-Bernard n'y voient que des manifestations de Satan[19] dans les divers symboles tels que stupas, drapeaux Ă  priĂšres, fresques
 D’autre part, ne cherchant pas vraiment Ă  comprendre leur culture, les missionnaires s’attirent l’hostilitĂ© des moines et, selon la population, irritent les divinitĂ©s locales. Ils sont ainsi rendus responsable du tremblement de terre de Batang (tib : ‘Ba’-thang) en 1870 et de la sĂ©cheresse de 1872. De plus, le traitĂ© de Tientsin de 1885, donnant encore plus de pouvoir aux Français, instaure un sentiment anti-français en Chine. À la suite de l'invasion du Tibet en 1904 par les Britanniques, Auguste Desgodins est dĂ©signĂ© « curĂ© de Lhassa » par son Ă©vĂȘque Pierre-Philippe Giraudeau [41], mais il ne se rendra pas dans la capitale du Tibet. En 1905, un pĂšre se range du cĂŽtĂ© de l’oppresseur Zhao Erfeng (1845-1911) plutĂŽt que de se mettre du cĂŽtĂ© des TibĂ©tains, ce qui lui aurait peut-ĂȘtre permis de dĂ©velopper sa mission. AprĂšs la chute de l’empire Mandchou en 1911, les tentatives d’invasion du Tibet en 1917 et 1930 n’aident pas non plus l’implantation des MEP. Certains de ces missionnaires ont aussi du mal Ă  s’adapter au climat, c’est pourquoi une douzaine de chanoines de la congrĂ©gation du Grand-Saint-Bernard leur sont envoyĂ©s aprĂšs 1930 Ă  l'invitation de Mgr de GuĂ©briant. Ce sont de jeunes missionnaires qui sont aguerris Ă  la vie en montagne et qui ont aussi le projet de construire un hospice en 1933 au col de Latsa (tib : La-rtsa) entre les vallĂ©es du MĂ©kong (tib : rDza-chu) et de la Salouen (tib : rGya-mo dNgul-chu)[42]. En 1934, c'est le passage de la Longue Marche, puis en 1952, la rĂ©volution communiste qui met fin Ă  la prĂ©sence missionnaire.

Nombre de missionnaires ont tout de mĂȘme travaillĂ© dans les Marches tibĂ©taines. Outre ceux dĂ©jĂ  citĂ©s, il y a le bienheureux Maurice Tornay (1910-1949), qui fait partie de la congrĂ©gation du Grand-Saint-Bernard et qui est assassinĂ© en haute montagne en 1949; les pĂšres Georges AndrĂ© (1891-1965)[43], qui s'occupait de la mission de Bahang et qui rĂ©digea un dictionnaire français-loutse; Jules Dubernard (1840-1905), assassinĂ© en 1905; Jean-Baptiste Brieux (1845-1881), assassinĂ© en 1881; le fameux Mgr FĂ©lix Biet (1838-1901), vicaire apostolique de Ta-tsien lou, qui envoie des spĂ©cimens zoologiques en France; Mgr Pierre Giraudeau (1850-1941); Mgr Pierre Valentin (1880-1962), dont l'Ă©piscopat se caractĂ©rise par la multiplication d'Ɠuvres (orphelinats, Ă©coles, centres de soins, etc.); le pĂšre SouliĂ© (1858-1905)[44], botaniste qui fit parvenir de nombreuses espĂšces au MusĂ©um national d'histoire naturelle Ă  Paris et qui fut assassinĂ© en 1905; ou encore le pĂšre Francis GorĂ©. Ce dernier est l’un des rares Ă  remettre les persĂ©cutions subies par les missionnaires dans le contexte historique : «  Mais alors, comment expliquer les persĂ©cutions ? Il n'y a qu'Ă  en rappeler les dates pour se rendre compte que les missionnaires furent enveloppĂ©s dans des rĂ©voltes dont le but Ă©tait politique. L'expulsion des missionnaires du Thibet, en 1865, a coĂŻncidĂ© avec la campagne thibĂ©taine du Niarong, la persĂ©cution de 1887 a suivi la lutte dont le Sikkim fut le thĂ©Ăątre et l'enjeu celle de 1905 a accompagnĂ© le retrait des troupes anglaises de Lhassa et la rĂ©volte de Batang ; enfin, la derniĂšre en date, en 1912, dans la rĂ©gion de Taofu, fut un Ă©pisode de la rĂ©volution antidynastique. Dans toutes ces circonstances, certaines lamaseries et leurs fermiers ont obĂ©i Ă  un mot d'ordre de l'autoritĂ© supĂ©rieure
 »[42]

D’autres paramĂštres peuvent expliquer cette persĂ©cution. En effet, les missionnaires permettaient aux convertis d’échapper Ă  un systĂšme qui pouvait les desservir. Ainsi, ces convertis bĂ©nĂ©ficiaient de la protection de la France, ils pouvaient cultiver leur propre terre, Ă©chappaient au servage, aux impĂŽts des lamas et aux corvĂ©es, bĂ©nĂ©ficiaient d’une instruction gratuite et pouvaient se faire soigner auprĂšs des missions[19]. Ce faisant, les monastĂšres et aristocrates perdaient des sources de revenu. Sans le vouloir, peut-ĂȘtre par leur manque de connaissances de la culture, les missionnaires ont dĂ©stabilisĂ© l'ordre social ancien et l’économie locale tenue par les lamassaries et l'aristocratie.

Par ces Ɠuvres de charitĂ©, les missionnaires ne cherchaient pas forcĂ©ment Ă  convertir, mais Ă  gagner la sympathie de la population. Parfois, la conversion se rĂ©sumait Ă  une sorte de marchandage. Outre ces convertis superficiels, il y avait un noyau de convertis sincĂšres qui sont encore actifs aujourd’hui dans les Marches en bonne cohabitation avec les bouddhistes[19].

Protestants

Les Sept de Cambridge en vĂȘtements chinois en 1885.
La mission pionniÚre tibétaine d'Annie Royle Taylor en 1894.

Au Tibet, les premiĂšres missions protestantes s’implantent Ă  la fin du XIXe siĂšcle. Vers 1877, la Mission Ă  l'IntĂ©rieur de la Chine (China Inland Mission) est de passage dans les marches tibĂ©taines, vers Dartsedo. Ce n’est que vingt ans plus tard, que Cecil Polhill Turner s’y installe durablement[42]. Avant cette derniĂšre date, Annie Royle Taylor (1855-1922), venant du Gansu en direction de Lhassa se fait arrĂȘter et raccompagner Ă  la frontiĂšre en 1893. Cette missionnaire faisait aussi partie de la China Inland Mission, elle s’installe au Nord du Kokonor avant de progresser petit Ă  petit au Sud. Elle visite des monastĂšres et n’hĂ©site pas Ă  se dĂ©guiser en moniale bouddhiste[45]. Elle dĂ©crit les funĂ©railles, et s’intĂ©resse aussi aux coiffes. AprĂšs son arrestation en 1893, elle crĂ©e la Tibetan Pioneer Mission qui regroupe une douzaine de missionnaires. Cette nouvelle sociĂ©tĂ© se concentre sur le Sikkim et le sud du Tibet, mais l’ouverture du commerce britannique dans la rĂ©gion amena la dissolution de l’organisation. Elle continue son travail missionnaire au sein de la China Inland Mission dans les marches.

Susie Rijnhart

Vers 1885, quelques missionnaires de la China Inland Mission ont ouvert une station missionnaire Ă  Xining. De lĂ  partent les caravanes pour Lhassa, c’est aussi par lĂ  que les pĂšres Huc et Gabet passĂšrent pour entrer au Tibet. En 1898, la famille Rijnhart cherche Ă  traverser le Tibet jusqu’à Lhassa. Mais le voyage se termine par la mort d’un nourrisson et la disparition de Petrus Rijnhart, le mari de Susie Carson (1868-1908). Elle est sur les traces de Huc et n’hĂ©site pas Ă  le corriger. À la mort de leur fils, celui-ci est enterrĂ© dans le dĂ©sert du Chang-Thang (tib. : Byang-thang) et les deux parents rĂ©citent l’office en tibĂ©tain[45]. Peu aprĂšs, ils subissent une attaque de brigands, son mari disparaĂźt en allant chercher de l’aide. AprĂšs ĂȘtre rentrĂ©e au Canada, elle retourne en 1903 au Tibet, oĂč elle travaille avec le docteur Albert L. Shelton (1875-1922) au sein de la Foreign Christian Mission. Ils soignent les populations de Batang mais aussi traduisent et Ă©ditent des poĂ©sies et contes tibĂ©tains[45]. Plusieurs dizaines de familles amĂ©ricaines tentent l’aventure de l’évangĂ©lisation malgrĂ© les difficultĂ©s, mais l’avance des communistes en 1936 les oblige Ă  fermer cette mission. Dans le Yunnan, Cecil Polhill Turner crĂ©e la Pentecostal Mission au dĂ©but du XXe siĂšcle (~1915). Les centres missionnaires protestants se concentrent Ă  proximitĂ© de leurs homologues catholiques. Ils fondent des hĂŽpitaux et des Ă©coles. D’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, l’évangĂ©lisation protestante dans les Marches tibĂ©taines et dans l’Amdo n’a pas touchĂ© Ă©normĂ©ment les populations tibĂ©taines[42].

H. A. JĂ€schke.

Par contre dans les rĂ©gions de culture tibĂ©taine en Inde, Ladakh et Sikkim, les missions protestantes se sont implantĂ©es plus durablement. Ainsi au Ladakh, la mission Morave s’installe Ă  Leh vers 1857. Une mission est fondĂ©e par August Wilhelm Heyde (1825-1907) et Eduard Pagell (1820-1883) Ă  Keylong en 1854, puis Ă  Poo dans le Kinnaur en 1865. En 1857, Heinrich August Jaeschke est appelĂ© Ă  Keylong, il part au Ladakh, Ă  Stog (tib) prĂšs de Leh, afin d’apprendre et de maĂźtriser le tibĂ©tain. Il vit alors chez un moine du monastĂšre de Hemis (tib), Sönam TobgyĂš (tib : bSod-nams sTobs-rgyas), qui se convertit par la suite. En 1865, il part pour Darjeeling pour apprendre le dialecte de Lhassa, outre la grammaire il Ă©tudie la mĂ©decine, la vie du Bouddha, les 100 000 chants de MilarĂ©pa (tib. : Mi-la-ras-pa) et l’histoire du Ladakh, le La-dvags rGyal-Rabs (tib). En 1881, sort la premiĂšre publication de son dictionnaire, oĂč il met en Ă©vidence les diffĂ©rences de dialectes[46]. Ce travail a pour objectif la traduction du Nouveau Testament qui pose plusieurs difficultĂ©s comme le choix du dialecte et les termes religieux. Il dĂ©cide de traduire en chökĂ© (tib. : Chos-skad), la langue du Dharma, afin que tous les lettrĂ©s, au Ladakh comme au centre, au Khams ou en Amdo, puissent comprendre. Pour les termes religieux, il utilise des termes bouddhistes en soulignant les diffĂ©rences. Malade, il doit rentrer en Allemagne en 1883[47].

Église de Leh.

À Leh, une Ă©glise est construite en 1885, puis une autre Ă  Khalsi (tib : Kha-la-rtse) en 1899. Peu aprĂšs le dĂ©part de Jaeschke, en 1896, August Hermann Francke, arrive au Ladakh. Il reste Ă  Leh, puis va Ă  Khalsi avant de rentrer sur Keylong. En raison des diffĂ©rences entre le tibĂ©tain classique et le ladakhi, il entreprend d’étudier particuliĂšrement l’oral. Il traduit l’évangile de Marc en ladakhi et en lahuli. Il Ă©tudie aussi les chansons locales et l’épopĂ©e de GuĂ©sar. C’est alors qu’un pasteur, Benjamin La Troppe, lui fait le reproche que ses Ă©tudes l’empĂȘchent de se concentrer sur l’évangĂ©lisation. Ce Ă  quoi Francke rĂ©pond que pour communiquer, il faut connaĂźtre la culture. Francke va Ă©diter des textes Ă  Leh, religieux, mais aussi locaux comme les mĂ©moires de Khalsi qui retracent l’histoire de l’invasion Dogra de 1830. En 1904, il fonde le journal Ladakhi Agbar (tib : La-dvags kyi Ag-bar). En 1907, il Ă©dite son histoire du Ladakh, la premiĂšre Ă©tude historique sur cette rĂ©gion[48]. AprĂšs un bref retour en Allemagne, il retourne en Inde en 1909 oĂč l’Archeological Survey of India lui commande un travail, qui est publiĂ© entre 1914 et 1926[49]. En 1914 il revient au Ladakh par la Russie, le col de Karakoram, il souhaite apprendre le dialecte de Lhassa (tib : lHa-sa-skad), mais la PremiĂšre Guerre Mondiale l’en empĂȘche et il est rapatriĂ© en 1916. AprĂšs la guerre, durant laquelle il est emprisonnĂ©, il devient professeur Ă  l’UniversitĂ© de Berlin en 1924 oĂč il poursuit ses Ă©tudes sur les chants folkloriques et l’Histoire ; il se penche sur l’étude d’un texte Bön, le Sermig (tib : gSer-myig) ainsi que d’autres textes retrouvĂ©s Ă  Turfan[47]. Au Ladakh, les moraves se sont bien implantĂ©s et en 1921 deux Ladakhis se prĂ©parent Ă  devenir pasteur. Parmi eux, Joseph Gergan (tib : dGe-rgan) (1876-1946) aide grandement Francke dans ses recherches. Son pĂšre, Sönam Wangyal (tib : bSod-nams dBang-rgyal), Ă©tait tuteur du panchen lama, il vient d’un milieu cultivĂ© et est envoyĂ© Ă  Srinagar pour Ă©tudier. Il Ă©crira une histoire du Ladakh, le La-dvags rGyal-rabs Chi-med gTer (tib), Ă©ditĂ© trente ans aprĂšs sa mort par son fils S.S. (tib : bsTan-’dzin bSod-nams) Gergan. Les derniers missionnaires en poste Ă  Leh sont Suisses, Pierre et Catherine Vittoz, ils quittent Leh en 1956[50]. Mais les trois Ă©glises de Leh, Khalsi et Shey sont toujours occupĂ©es et les descendants de Joseph Gergan entretiennent la transmission du christianisme et baptisent encore rĂ©guliĂšrement des Ladakhis. PrĂšs du Sikkim, le plus connu est un TibĂ©tain, Dorje Tharchin (1890-1976) (tib : rDo-rje mThar-phyin) appelĂ© Tharchin Babu. Il est nĂ© au Kinnaur et Ă©tudie Ă  Kalimpong, oĂč il est baptisĂ© par un pasteur de la mission Morave, le rĂ©vĂ©rend Shreve. En 1918, il visite le Tibet et Lhassa, il y retourne Ă  cinq reprises. En 1921, il Ă©tablit une Ă©cole Ă  GyantsĂ© (tib : rGyal-rtse). En 1926, Ă  Kalimpong, il fonde un journal, le Tibet Miror, (tib : Yul-phyogs So-so’i gSar-’Gyur Me-long[51]). Ce journal n’a pas de but religieux, il est question d’informations sur les Ă©vĂ©nements qui se dĂ©roulaient en Asie, mais il Ă©tait aussi ouvert au monde par divers reportages sur les technologies de l’Occident, les personnalitĂ©s politiques, l’économie. MalgrĂ© tout, Tharchin avoue lui-mĂȘme avoir un Ă©ditorial moralisateur condamnant par exemple l’alcool. Connaissant bien les deux mondes, tibĂ©tain et indien-britannique, Tharchin Ă©tait sollicitĂ© par les TibĂ©tains souhaitant descendre dans la plaine. Il entretint de bonnes relations avec le dalaĂŻ-lama et le panchen lama, qui l’aidĂšrent financiĂšrement et moralement pour son imprimerie[52]. D'autres missionnaires protestants comme Grant Griebenow, la famille Ekvall ou les missionnaires amĂ©ricains de la Scandinavian Alliance Mission ont Ă©tĂ© influents. Mais les missionnaires moraves reprĂ©sentent le mieux les recherches et le travail faits par la plupart des protestants au Tibet. D’autre part, le tĂ©moignage d’une missionnaire, Isabella Bird Bishop (1831-1904), qui visita le Ladakh en 1889, est intĂ©ressant Ă  plus d’un titre : bien qu’elle soit trĂšs critique envers les missionnaires, elle est confrontĂ©e Ă  la sociĂ©tĂ© musulmane du Cachemire, ce qui fait de son rĂ©cit un tĂ©moignage singulier[45].

Expulsions

En 1952, vingt-trois prĂȘtres français (des Missions Ă©trangĂšres de Paris) et suisses (de la congrĂ©gation du Grand-Saint-Bernard) sont expulsĂ©s du Tibet par les autoritĂ©s communistes. Ils laissent sur place environ cinq mille catholiques tibĂ©tains[53]. En fin de compte, ce furent 108 missionnaires, dont treize[Note 10] pĂ©rirent assassinĂ©s, qui Ă©crivirent les pages de l'histoire des missions du Tibet de 1846 Ă  1952[54], sans compter les religieuses autochtones, les franciscaines missionnaires de Marie qui tenaient la lĂ©proserie d'OtangtsĂ©, les catĂ©chistes, et les TibĂ©tains chrĂ©tiens eux-mĂȘmes


XXIe siĂšcle

Selon l'association amĂ©ricaine ChinaAid, qui cite Song Xinkuan, un chrĂ©tien de la province de Henan, onze chrĂ©tiens dont lui-mĂȘme ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s le puis relĂąchĂ©s par la police Ă  Lhassa, constituant peut-ĂȘtre la premiĂšre persĂ©cution de chrĂ©tiens dans la rĂ©gion autonome du Tibet. Song Xinkuan, qui est accusĂ© de rassemblements illĂ©gaux chez lui, affirme que la police lui a rĂ©pĂ©tĂ© que « la religion chrĂ©tienne Ă©tait non seulement illĂ©gale au Tibet mais constituait un prĂ©tendu culte qui sapait l'unitĂ© ethnique et la stabilitĂ© sociale »[55] Song Xinkuan a Ă©tĂ© relĂąchĂ© le , aprĂšs avoir connu, durant plus d'un mois de prison, injures et mauvais traitements. Ses biens, confisquĂ©s au cours d'une fouille Ă  son domicile, ont Ă©tĂ© dĂ©truits[56].

Notes et références

Notes

  1. Plan de Carpin et de Rubrouk Ă©taient des religieux franciscains. Quant Ă  Marco Polo, son pĂšre et son oncle, ils Ă©taient repartis de Saint-Jean-d'Acre en compagnie de deux moines dominicains, Nicolas de Vincenza et Guillaume de Tripoli (ils ne dĂ©passĂšrent pas la Cilicie), nommĂ©s par le pape GrĂ©goire X (1210-1276). Voir M.-H. Laurent, « O. P. GrĂ©goire X et Marco Polo (1269-1271) », pp. 132-144 dans MĂ©langes d'archĂ©ologie et d'histoire, t. 58, revue de l’école française de Rome, 1941.
  2. Bien que les nestoriens n’apprĂ©cient pas cette dĂ©nomination, prĂ©fĂ©rant celle d’Église d’Orient (entre autres termes), le terme de « nestorien » est plus connu que les autres.
  3. À l’inverse des monophysites (jacobites), condamnĂ©s au concile de ChalcĂ©doine en 451, dont Marco Polo signale la prĂ©sence Ă  Yarkand.
  4. Le ha qui termine cette transcription tibĂ©taine est d’autant plus marquant qu’il transcrit parfaitement le áž„ (ងā’) des langues sĂ©mitiques comme le syriaque.
  5. Son patriarcat chevauche les rĂšgnes de Khri-srong bde-btsan, Sad-na-legs et Ral-pa-can.
  6. Selon la lĂ©gende associĂ©e, le prĂȘtre Jean serait Ă  la tĂȘte d’un royaume chrĂ©tien. Au Moyen Âge dĂ©jĂ , Rubrouck ou Plan-Carpin Ă©taient dĂ©jĂ  Ă  la recherche de ce royaume. Mais au XVIIe siĂšcle, la menace musulmane sur l’Europe est toujours prĂ©sente, (les royaumes d’Espagne viennent tout juste de finir leur Reconquista) et il devient pressant de solliciter tous les chrĂ©tiens oubliĂ©s.
  7. Akhbar Ă©tait soufi et voulait rĂ©former le droit musulman, ce qui provoquait un conflit avec d’autres courants de l’Islam, laissant ainsi une relative libertĂ© aux autres religions (hindouisme ou christianisme).
  8. Ce qui est source de problĂšmes, le premier interprĂšte Ă©tant un Cachemiri musulman.
  9. Cette autorisation fut accordĂ©e par trois dĂ©crets : un pour l’achat du terrain, un pour la construction et un pour autoriser la diffusion du christianisme.
  10. Dix des missions étrangÚres de Paris, un de la congrégation du Grand-Saint-Bernard et deux franciscains.

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