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Dictature militaire au Brésil (1964-1985)

La dictature militaire au BrĂ©sil, aussi dĂ©signĂ©e localement la CinquiĂšme RĂ©publique Ă  partir de 1967, est le rĂ©gime politique du BrĂ©sil qui dĂ©buta Ă  la suite du coup d'État du , menĂ© par le marĂ©chal Castelo Branco renversant la QuatriĂšme RĂ©publique et son prĂ©sident Ă©lu JoĂŁo Goulart, et qui dura jusqu'Ă  l'Ă©lection de Tancredo Neves en 1985. Les militaires ont justifiĂ© le coup d'État, qui prenait place quelques annĂ©es aprĂšs l'alignement du rĂ©gime cubain sur l'URSS, en prĂ©textant la menace communiste.

États-Unis du BrĂ©sil (jusqu'en 1967)
République fédérative du Brésil (à partir de 1967)
(pt) Estados Unidos do Brasil (1964-1967)
RepĂșblica Federativa do Brasil (Ă  partir de 1967)

–
(20 ans, 11 mois et 14 jours)

Drapeau Blason
DĂ©mographie
Population (1970) 94 508 583 hab.
‱ 1980 121 150 573
Superficie
Superficie 8 515 767 kmÂČ
Histoire et événements
Avril 1964 Coup d'État
1985 Fin de la dictature le

Entités précédentes :

Manifestation de 2009. On lit sur l'affiche, dépeignant ironiquement Vladimir Herzog, le journaliste assassiné en 1975, en tenue décontractée, avec la légende sarcastique: « la dictature militaire au Brésil, selon la Folha de São Paulo ».

Mais, sur le plan intĂ©rieur, le coup d'État marque l'influence de l'armĂ©e brĂ©silienne sur la politique, et sa volontĂ© de prendre les commandes du pays en vertu d'une doctrine de la sĂ©curitĂ© nationale formĂ©e sous l'influence des États-Unis, mais aussi de la France[1] - [2].

La dictature mit en place plusieurs actes institutionnels, aboutissant avec l'Acte institutionnel no 5 de 1968 Ă  la suspension de la Constitution de 1946, la dissolution du CongrĂšs, la suppression des libertĂ©s individuelles et l'instauration d'un code de procĂ©dure pĂ©nale militaire qui autorise l'armĂ©e et la police Ă  arrĂȘter, puis Ă  emprisonner, hors de tout contrĂŽle judiciaire, tout « suspect »[3].

PrĂ©ludes du coup d'État

La doctrine de la sécurité nationale

Le maréchal Castelo Branco, le chef de la junte, et son éminence grise le général Golbery do Couto e Silva sont des alliés inconditionnels de Washington[3]. Ils ont combattu avec l'armée américaine pendant la campagne d'Italie lors de la Seconde Guerre mondiale. Castelo Branco y a rencontré le général Vernon Walters, futur sous-directeur de la CIA, qui joua un rÎle clé lors du putsch de 1964[3].

En 1949, l'armĂ©e brĂ©silienne fonde l'École supĂ©rieure de guerre Ă  Rio de Janeiro, sur le modĂšle du National War College de Washington[3]. L'ESG forme aussi bien des militaires que des civils, et adopte dĂšs 1961 la doctrine de la sĂ©curitĂ© nationale, telle qu'elle est dĂ©finie par le Pentagone et la Maison-Blanche[3], en introduisant des cours sur la « guerre contre-rĂ©volutionnaire »[3] - [2]. Ayant ses propres Ă©coles, le BrĂ©sil n'envoie ainsi qu'un faible nombre d'officiers Ă  Panama, oĂč se situe l'École des AmĂ©riques[4]. L'anticommunisme des militaires brĂ©siliens prĂ©cĂšde d'ailleurs la Seconde Guerre mondiale, datant du soulĂšvement communiste ratĂ© de 1935 (l'Intentona Comunista), dont l'Ă©crasement a Ă©tĂ© cĂ©lĂ©brĂ© tous les ans jusqu'Ă  Cardoso[5]. La police brĂ©silienne bĂ©nĂ©ficie toutefois aussi de cours donnĂ©s par des agents de la CIA ou par l'Office of Public Safety (en)[6] (connu pour son agent Dan Mitrione). Selon Martha Huggins, 100 000 policiers brĂ©siliens auraient ainsi Ă©tĂ© formĂ©s par les États-Unis, au BrĂ©sil ou sur le territoire nord-amĂ©ricain, entre 1958 et 1974[6].

Dans les annĂ©es 1950, l'ESG insiste sur les Ă©tudes socio-Ă©conomiques pour les officiers, sous l'influence de la mission militaire française (1919-1939) et la Joint Brazil-United States Defense Commission (1942-1977)[2]. Les Ă©tudiants, civils et militaires, de l'ESG, analysent ainsi l'inflation, les rĂ©formes bancaires, agraires, les systĂšmes Ă©lectoraux, les transports, l'Ă©ducation, et la guerre contre-insurrectionnelle[2]. Au milieu des annĂ©es 1960, cette doctrine de sĂ©curitĂ© nationale, qui forme les officiers Ă  gouverner un pays, est reflĂ©tĂ© Ă  l'ECEME (École de commandement de l'Ă©tat-major de l'ArmĂ©e), et imprĂ©gnait donc l'ensemble du corps des officiers de l'armĂ©e brĂ©silienne[2]. Outre l'influence de la doctrine de sĂ©curitĂ© nationale, des laboratoires de pensĂ©e de la bourgeoisie industrielle, tels que l’IPES (pt) (Institut de recherches et d'Ă©tudes sociales) et l’IBAD (pt) (Institut BrĂ©silien d’Action DĂ©mocratique, financiĂšrement soutenu par les États-Unis[6]), Ă©laborent une propagande conservatrice auprĂšs des officiers et de la sociĂ©tĂ© civile[7]

DĂšs les annĂ©es 1950, certains militaires brĂ©siliens supposent ainsi l'existence d'une « guerre rĂ©volutionnaire » communiste en prĂ©paration au BrĂ©sil. NĂ©anmoins, bien que les auteurs français dont ils s'inspirent (Roger Trinquier, Charles Lacheroy, Jacques Hogard, etc.) emploient cette expression, eux-mĂȘmes prĂ©fĂšrent employer l'expression non pas de « guerre contre-rĂ©volutionnaire », mais de « guerre contre-insurrectionnelle » parce que, selon les mots du lieutenant-colonel Carlos de Meira Mattos (pt), qui sera l’un des personnages importants du rĂ©gime :

« si nous laissons aux adversaires le nom de rĂ©volutionnaire nous nous prĂȘtons Ă  nous-mĂȘmes la dĂ©signation de contre-rĂ©volutionnaires et ainsi, dialectiquement, nous commençons Ă  perdre avant de combattre[8]. »

L'ESG Ă©labore ainsi une doctrine par laquelle l'armĂ©e brĂ©silienne se pose comme seule reprĂ©sentante de l'intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et de l'identitĂ© brĂ©silienne, transcendant les intĂ©rĂȘts particuliers et de classe et garante du caractĂšre chrĂ©tien de la nation brĂ©silienne[7]. Selon Maud Chirio :

« L’ESG formule en effet au dĂ©but des annĂ©es 1950 une vĂ©ritable doctrine de gouvernement, seule Ă  mĂȘme d’organiser rationnellement le pays dans la perspective de la guerre inĂ©vitable contre le communisme international ; selon cette doctrine, toute l’activitĂ© du pays doit ĂȘtre orientĂ©e vers l’effort militaire, c’est pourquoi la responsabilitĂ© et la compĂ©tence ultimes appartiennent aux forces armĂ©es, plus ou moins associĂ©es Ă  des civils qui font plus figure d’experts que de reprĂ©sentants du peuple[7]. »

Le contexte social

En outre, l'existence de nombreux mouvements sociaux au Brésil en 1963-1964 effraie les milieux conservateurs, à la fois brésiliens et américains, tandis que João Goulart (surnommé Jango) est jugé trop mou face à ces revendications. Tandis que le pays plonge dans l'hyperinflation (échec du Plan triennal (en) préparé par le ministre Celso Furtado), le populaire Jango subit ainsi des pressions à la fois de la gauche, qui veut accentuer les réformes sociales et politiques, et des classes moyennes et supérieures, qui penchent au contraire vers le conservatisme et l'anti-communisme[7].

Les groupuscules anticommunistes se multiplient alors que le gouvernement Goulart annonce des « rĂ©formes de base »[7]. Entre janvier et mars 1964, des manifestations anti-communistes rassemblent plusieurs centaines de milliers de personnes, par exemple les « Marches de la Famille, avec Dieu, pour la LibertĂ© (pt) » organisĂ©es par la Campagne de la Femme pour la DĂ©mocratie (pt) (CAMDE, un mouvement financĂ© par les milieux d'affaires) en mars et avril 1964[7]. Dans les semaines qui prĂ©cĂšdent le golpe, la presse appelle ouvertement au renversement du gouvernement trabalhista (travailliste), appels rĂ©cupĂ©rĂ©s par l'armĂ©e pour lĂ©gitimer a posteriori son coup d'État par un soi-disant appui populaire[7]. La campagne de presse anti-Goulart de 1964 est soutenue, en sous-main, par l'administration Johnson[9].

Une lecture dominante de l'historiographie du rĂ©gime militaire affirme ainsi que le coup d'État rĂ©sulte de la conjonction momentanĂ©e de deux courants de l'armĂ©e brĂ©silienne, l’un modĂ©rĂ© et attachĂ© au respect de certains principes dĂ©mocratiques (les « Sorbonnistes » de l'ESG, reprĂ©sentĂ©s par le marĂ©chal Castelo Branco) et une « ligne dure » fortement rĂ©pressive et dĂ©sireuse du maintien d’un Ă©tat d'exception (les gĂ©nĂ©raux Golbery do Couto e Silva et GarrastazĂș MĂ©dici)[9]. L'historien Carlos Fito a nĂ©anmoins rĂ©cemment contestĂ© cette analyse, en mettant en avant le concept d'une « utopie autoritaire » propre aux militaires, qui lierait l'armĂ©e au-delĂ  du seul dĂ©nominateur commun de l'anti-communisme[10].

En 1964, les militaires brĂ©siliens ont ainsi deux ennemis principaux: le communisme et les hĂ©ritiers de l'ex-prĂ©sident GetĂșlio Vargas, en particulier le Parti travailliste brĂ©silien (PTB); mais ils rejettent en fait l'ensemble de la classe politique. Selon Maud Chirio, « le golpe est pensĂ© comme une rĂ©volution contre la dĂ©mocratie reprĂ©sentative telle qu’elle fonctionne et contre ses reprĂ©sentants, soit une grande part du milieu politique civil. »[7]. Reprenant l'idĂ©e d'une rĂ©forme radicale de la sociĂ©tĂ© prĂ©sente dĂšs les annĂ©es 1920 dans le tenentismo, le mouvement rĂ©volutionnaire de jeunes officiers, ils prĂ©tendent assainir la vie politique en mettant fin Ă  la corruption des dirigeants civils[7].

L'Acte institutionnel no 1 de 1964 dépeint ainsi les militaires comme émanation de la souveraineté populaire, malgré leur irruption violente aboutissant à la destitution du président élu :

« La rĂ©volution victorieuse s’investit de l’exercice du Pouvoir Constituant. Celui-ci se manifeste par l’élection populaire ou par la rĂ©volution. C’est la forme la plus radicale du Pouvoir Constituant (
). Les chefs de la rĂ©volution victorieuse, grĂące Ă  l’action des Forces ArmĂ©es et Ă  l’appui sans Ă©quivoque de la Nation, reprĂ©sentent le Peuple et en son nom exercent le Pouvoir Constituant, duquel le Peuple est l’unique titulaire[7]. »

Mais si l'« utopie autoritaire » des militaires prĂŽne l'assainissement de la vie politique, en critiquant la corruption, la dĂ©magogie et les nĂ©gociations (le politicagem), elle se concilie avec un rejet complet des institutions reprĂ©sentatives: le systĂšme Ă©lectoral conduit, selon eux, Ă  la reprĂ©sentation d'une multiplicitĂ© d'intĂ©rĂȘts particuliers, contradictoire avec l'intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral qu'eux seuls reprĂ©senteraient : « c’est donc une contestation de fond de la dĂ©mocratie reprĂ©sentative qui justifie le rejet de la classe politique civile, ainsi que le maintien des militaires au pouvoir » (M. Chirio, 2007[7]).

Le coup d'État et l'opĂ©ration Brother Sam

Le gĂ©nĂ©ral OlĂ­mpio MourĂŁo Filho, commandant de la IVe rĂ©gion militaire Ă  Minas Gerais et participant du soulĂšvement intĂ©graliste de 1938, prend de court ses collĂšgues, en marchant dĂšs le avec ses troupes sur Rio de Janeiro. Le , le prĂ©sident du SĂ©nat, Auro de Moura Andrade (pt), dĂ©clare la prĂ©sidence vacante. Le coup d'État militaire, prĂ©parĂ© de longue date, a bĂ©nĂ©ficiĂ© de l'appui de la CIA.

En effet, l'ambassadeur amĂ©ricain Lincoln Gordon admettra par la suite le soutien financier de Washington aux opposants de Goulart lors des Ă©lections municipales de 1962 ; la prĂ©sence de nombreux officiers du renseignement amĂ©ricains au BrĂ©sil ; l'encouragement aux putschistes et le fait que « la seule main Ă©trangĂšre impliquĂ©e fut celle de Washington »[9]. Dans le cadre de l'opĂ©ration Brother Sam, le Pentagone tenait Ă  disposition des cĂŽtes des navires prĂȘts Ă  intervenir pour soutenir les putschistes, au cas oĂč des militaires loyalistes se rebelleraient pour soutenir Jango[9]. Gordon dĂ©clare en outre que l'assistance militaire accordĂ©e par les États-Unis avait Ă©tĂ© « un Ă©lĂ©ment important pour influencer dans un sens pro-US les militaires brĂ©siliens »[11]. Pour Walt Rostow, conseiller Ă  la sĂ©curitĂ© nationale de Kennedy puis Johnson, le marĂ©chal Castelo Branco avait « hĂ©ritĂ© de Goulart
 un Congo sophistiquĂ© »[6]. Selon lui, la violence, instrument lĂ©gitime dans la lutte contre le communisme, cesserait d'elle-mĂȘme avec le dĂ©veloppement capitaliste du pays[6].

L'instauration de la dictature

Lílian Celiberti, qui fut emprisonnée avec son mari plusieurs années aprÚs avoir été enlevée à Porto Alegre, en 1978, par des militaires uruguayens avec la complicité de la junte brésilienne: preuve de la participation brésilienne à l'opération Condor. Ici au Forum social mondial de Porto Alegre, 2010.
Manifestation Cultura contra Censura, ici avec les actrices TÎnia Carrero (pt), Eva Wilma (pt), Odete Lara (pt), Norma Bengell et Cacilda Becker (pt). Photographie issue de la documentation du Correio da Manhã (Brésil), aux Archives nationales (Brésil). Février 1968.

Quelques jours aprĂšs le putsch, le marĂ©chal Branco crĂ©e par dĂ©cret le Centre d'instruction de la guerre dans la jungle (CIGS) de Manaus, oĂč officiera Paul Aussaresses, nommĂ© attachĂ© militaire au BrĂ©sil[3]. À cette Ă©poque-lĂ , comme le note Marie-Monique Robin, « il n'y a au BrĂ©sil ni guĂ©rilla ni mouvement armĂ© de gauche, ceux-ci naissant bien aprĂšs le coup d'État de 1964, en rĂ©action prĂ©cisĂ©ment Ă  la dictature militaire »[12]. Les militaires dĂ©cident pourtant, en vertu de la doctrine de la sĂ©curitĂ© nationale, de s'attaquer prĂ©ventivement Ă  une « guerre rĂ©volutionnaire virtuelle »[12], ciblant l'« ennemi interne » thĂ©orisĂ© par le colonel français Roger Trinquier dans La Guerre moderne (1961)[12]. Le Service national de renseignement (en), crĂ©Ă© en 1964 avec l'aide de l'Office of Public Safety (en) et de la CIA, est placĂ©e sous la responsabilitĂ© du gĂ©nĂ©ral Golbery do Couto e Silva[6]. DĂšs le , le Conseil national du gouvernement uruguayen, oĂč s'est exilĂ© Goulart, reconnaĂźt la junte brĂ©silienne[13].

En accord avec leur projet de rĂ©forme radicale de la vie politique, les militaires imposent d'une part, avec l'Acte institutionnel no 2 d'octobre 1965, le bipartisme entre le « parti de la rĂ©volution » et le « parti de l'opposition », afin d'amĂ©liorer la lecture du systĂšme des partis, dĂ©voyĂ© selon eux par les enjeux locaux, d'autre part, la discipline de parti obligatoire lors des votes Ă  l'assemblĂ©e[7]. L'arriĂšre-plan de l'imposition du bipartisme consiste dans le manichĂ©isme des militaires, pour qui toute personne n'Ă©tant pas avec eux est un ennemi[7]. L'Acte institutionnel no 2 est le rĂ©sultat d'une rĂ©volte de la frange dure des militaires et d'une quasi-rĂ©bellion de plusieurs garnisons, qui refusent l'Ă©lection de gouverneurs membres du Parti Trabalhista Brasileiro dĂ©fait par le coup d'État (Israel Pinheiro (pt) et NegrĂŁo de Lima (pt))[7].

Les « actes institutionnels », dont les premiers sont rĂ©digĂ©s par Francisco Campos, l'ex-conseiller juridique du dictateur GetĂșlio Vargas, imposent progressivement le caractĂšre dictatorial du rĂ©gime militaire :

L'Acte institutionnel no 5 du 13 dĂ©cembre 1968, promulguĂ© par le prĂ©sident Costa e Silva, dissout le CongrĂšs, donne au prĂ©sident des pouvoirs dictatoriaux, suspend la Constitution, impose la censure[9] et abroge la plupart des libertĂ©s individuelles[7]. Un code de procĂ©dure pĂ©nale militaire autorise l'armĂ©e et la police Ă  arrĂȘter, puis Ă  emprisonner, hors de tout contrĂŽle judiciaire, tout « suspect »[3]. Les anciens prĂ©sidents Juscelino Kubitschek (1956-1961), JĂąnio da Silva Quadros (janvier-septembre 1961) et JoĂŁo Goulart (1961-1964) sont privĂ©s de leurs droits civiques et exclus de la vie politique. Selon Maud Chirio :

« Alors que l’AI5 est passĂ© dans la mĂ©moire collective comme une radicalisation de la dictature parallĂšle Ă  l’essor des mouvements armĂ©s d’extrĂȘme gauche, son origine est tout autre : il s’agit d’un discours du dĂ©putĂ© MĂĄrcio Moreira Alves Ă  la veille de la fĂȘte nationale du 7 septembre, qui appelle au boycott des commĂ©morations et Ă  celui des femmes et des jeunes filles envers les officiers et les Ă©lĂšves des Ă©coles militaires. Cette dĂ©claration, effectuĂ©e dans l’enceinte du congrĂšs, suscite une indignation gĂ©nĂ©rale du corps des officiers, qui l’interprĂšte comme une grave atteinte Ă  l’honneur militaire. Or, pour casser le mandat de Moreira Alves est nĂ©cessaire la levĂ©e de son immunitĂ© par le congrĂšs, qui la refuse, alors que le « parti du pouvoir » est majoritaire en son sein. L’AI5 est, avant d’ĂȘtre un outil d’extermination des mouvements d’extrĂȘme gauche — ce qu’il deviendra — un moyen de supprimer tout pouvoir lĂ©gislatif et d’îter son reste d’influence Ă  la classe politique[7]. »

— Maud Chirio

L'opĂ©ration Bandeirante (pt) (OBAN), qui consiste en l'instauration d'un centre de police politique spĂ©ciale, sous l'autoritĂ© conjointe des militaires et de la police, est officiellement lancĂ© en juin 1969. L'Office of Public Safety (en) (OPS) des États-Unis aurait Ă©tĂ© Ă  l'origine de la crĂ©ation de ce centre[6], qui fut l'ancĂȘtre du DOI-CODI (en), et le chef de l'OPS au BrĂ©sil, Theodore Brown, aurait importĂ© par la suite cette stratĂ©gie au Vietnam (programme Phoenix) [6].

En octobre 1969, le gĂ©nĂ©ral GarrastazĂș MĂ©dici remplace Costa e Silva et intensifie la « guerre sale » contre la population civile. Il lance, dans le plus grand secret, une campagne anti-insurrectionnelle dans la rĂ©gion de GoiĂĄs, qui mobilise quelque 5 000 soldats pour 69 guĂ©rilleros, dont JosĂ© GenoĂ­no, dĂ©tenu en 1972 (il fut par la suite prĂ©sident du Partido dos Trabalhadores (PT) dans les annĂ©es 1980), et une quinzaine de paysans qui rejoignirent le mouvement. En novembre 1969, Carlos Marighella, fondateur en 1968 de l'Ação Libertadora Nacional (ALN), guĂ©rilla qui lutte contre la dictature, est assassinĂ© par un escadron de la mort lors d'une embuscade montĂ©e par le commissaire Sergio Fleury. Les annĂ©es de plomb, pĂ©riode la plus rĂ©pressive du rĂ©gime militaire, continuent jusqu'en 1974, menant Ă  la rupture, premiĂšre dans l'histoire du BrĂ©sil, entre le rĂ©gime et la hiĂ©rarchie catholique[9].

En politique extĂ©rieure, le rĂ©gime soutient le colonialisme portugais en Afrique — alors engagĂ© dans des conflits sanglants en GuinĂ©e-Bissau, Angola et Mozambique — et dĂ©veloppe ses relations commerciales avec l'Afrique du Sud. Dans les annĂ©es 1960, l'unique gouvernement noir avec lequel le rĂ©gime entretient des relations diplomatiques est celui de HouphouĂ«t-Boigny en CĂŽte d'Ivoire[14].

Politique Ă©conomique

Le rĂ©gime renoue les relations du BrĂ©sil avec les institutions financiĂšres internationales, qui Ă©taient gelĂ©es depuis la dĂ©cision du prĂ©sident Juscelino Kubitschek, en 1958, de refuser les conditions imposĂ©es par les États-Unis et le FMI, pour l'obtention d'un prĂȘt de 300 millions de dollars. Les mesures Ă©conomiques critiquĂ©es par les États-Unis et le FMI sont supprimĂ©es. Les grĂšves sont interdites, les syndicats rĂ©primĂ©s et les salaires rĂ©els chutent, le PIB baissant de 7 % en 1965. Au cours de cette mĂȘme annĂ©e, le BrĂ©sil signe un Stand-By Arrangement avec le FMI, reçoit de nouveaux crĂ©dits et voit sa dette extĂ©rieure restructurĂ©e par les États-Unis, plusieurs pays crĂ©anciers d’Europe et le Japon. Les prĂȘts annuel passent, Ă  partir du coup d’État, de zĂ©ro Ă  une moyenne de 73 millions de dollars pour le reste des annĂ©es 1960, puis Ă  prĂšs de 500 millions de dollars par an au milieu des annĂ©es 1970. La politique Ă©conomique du rĂ©gime militaire est saluĂ©e par les institutions financiĂšres internationales[15].

Des projets ambitieux destinĂ©s Ă  intĂ©grer l'Amazonie Ă  l'Ă©conomie nationale sont lancĂ©s au prix de destructions de l'environnement et de dĂ©placement de populations indigĂšnes. Le plus emblĂ©matique d’entre eux est la construction d’une autoroute de plus de quatre mille kilomĂštres entre la ville de Cabedelo, dans le Nordeste, et celle de LĂĄbrea, proche de la frontiĂšre bolivienne. Le projet — qui ne sera jamais totalement achevĂ© — est inaugurĂ© en 1972, avec l'objectif de constituer de grandes exploitations, de mieux contrĂŽler les frontiĂšres et d'amener des populations pauvres sur les nouvelles terres tout en Ă©vitant une rĂ©forme agraire que la dictature refuse[16].

Le discours idéologique de la junte

Les militaires parlent alors de « rĂ©volution dĂ©mocratique » ou « rĂ©volution rĂ©demptrice » pour justifier le coup d'État[7], bien qu'ils prĂ©fĂšrent aujourd'hui parler, a posteriori, de « Contre-RĂ©volution » afin de justifier cette pĂ©riode, prĂ©textant l'existence d'un potentiel « subversif » des mouvements sociaux[7]. Dans le cadre de la guerre froide, les militaires s'intronisent en effet dĂ©fenseurs du « monde libre » et des institutions de la dĂ©mocratie libĂ©rale, alors mĂȘme qu'ils mettent en piĂšce celles-ci. Assimilant le communisme Ă  l'athĂ©isme et Ă  l'internationalisme, ils se posent enfin en dĂ©fenseurs d'une identitĂ© chrĂ©tienne de la nation brĂ©silienne, assimilant christianisme et dĂ©mocratie[7]. Analysant la rhĂ©torique militaire, Maud Chirio conclut en parlant d'une « rĂ©volution militariste et Ă©litiste », trĂšs influencĂ© par un modĂšle technocratique[7], et empreinte de tensions entre un « rĂ©gime des gĂ©nĂ©raux » et un « rĂ©gime des militaires »[7].

L'auteur américain Frank D. McCann écrit ainsi, dans un texte de la BibliothÚque du CongrÚs, que les « autoritaires devaient assumer la position contradictoire de défendre la démocratie en la détruisant »[9]. Le sociologue Alain Rouquié écrit, lui :

« S’il fallait en quelques mots repĂ©rer l’aspect le plus frappant de la vie politique latino-amĂ©ricaine, Ă  coup sĂ»r ce ne seraient ni les coups d'État, ni les putschs, ou le continuismo de prĂ©sidents viagers, ni la fraude Ă©lectorale bien tempĂ©rĂ©e qu’il conviendrait de signaler, mais plutĂŽt l’attachement indĂ©fectible, platonique, aux institutions reprĂ©sentatives de la dĂ©mocratie Ă  l’occidentale. Alors mĂȘme qu’on viole ou contourne les principes libĂ©raux et les cadres constitutionnels, on se rĂ©clame des valeurs permanentes de l’ordre dĂ©mocratique. Les marchands d’ordre nouveau ne font pas florĂšs au sud du rio Bravo. Civils et militaires ne se rĂ©fĂšrent guĂšre qu’à la dĂ©mocratie, et Ă  aucune autre lĂ©gitimitĂ© qu’à celle dominante du libĂ©ralisme[17]. »

Le thĂ©ologien belge Joseph Comblin parle lui d'« État de sĂ©curitĂ© nationale » — qui ressemble, selon Marie-Monique Robin, Ă  celui prĂ©sentĂ© par des militaires français tels que Jacques Hogard[3] — pour caractĂ©riser ce nouveau type dictatorial de rĂ©gime, oĂč le pouvoir est concentrĂ© dans les mains de l'exĂ©cutif, lui-mĂȘme contrĂŽlĂ© par l'armĂ©e. Selon le colonel espagnol Prudencio Garcia, les forces armĂ©es s'arrogent le droit exclusif d'incarner les concepts de « patrie et de reprĂ©sentation de la nation », rejetant tous leurs opposants comme « apatrides » :

« En aucun cas, il ne s'agit de vaincre dĂ©mocratiquement des adversaires politiques qui proposent un projet social diffĂ©rent, mais d’anĂ©antir physiquement un certain nombre de crĂ©atures dĂ©sincarnĂ©es, dĂ©shumanisĂ©es et considĂ©rĂ©es comme des dangers mortels[18]. »

Les victimes de la dictature

Le nombre de morts causĂ©s par la dictature militaire est Ă©valuĂ© Ă  434 personnes, mais des dizaines de milliers de personnes ont Ă©tĂ© dĂ©tenues, une grande partie d'entre elles a Ă©tĂ© torturĂ©e, et 10 000 ont Ă©tĂ© forcĂ©es de s'exiler[19]. Le chiffre de 434 morts est cependant trompeur ; la Commission nationale de la vĂ©ritĂ© estime que les politiques rĂ©pressives de la dictature militaire ont aussi entraĂźnĂ© la mort d'au moins 8 500 IndigĂšnes[20].

Quelques cas de victimes en donnent des exemples :

Le 20 janvier 1971, au plus noir de la dictature militaire, Rubens Paiva, 41 ans, dĂ©putĂ© fĂ©dĂ©ral brĂ©silien, est arrĂȘtĂ© Ă  son domicile de Rio et disparaĂźt dĂ©finitivement[21]. Des Ă©tudiants militants rĂ©volutionnaires (Carlos Alberto Soares de Freitas, alias « Beto »), des opposants clandestins sont liquidĂ©s[21].

Certaines entreprises se rendent complices des crimes du rĂ©gime militaire. Des ouvriers du constructeur automobile allemand Volkswagen ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s, frappĂ©s et sĂ©questrĂ©s sur leur lieu de travail avant d’ĂȘtre envoyĂ©s dans des centres de tortures et en prison. Des responsables de Volkswagen ont transmis aux organes de rĂ©pression du rĂ©gime des rapports sur ses ouvriers syndicalistes. D'aprĂšs l'historien Christopher Kopper, le directeur de Volkswagen BrĂ©sil, Friedrich Schultz-Wenk, « n’a pas du tout Ă©tĂ© effrayĂ© par le putsch de 1964 ». « Il y a rĂ©agi au contraire de maniĂšre trĂšs positive, euphorique, Schultz-Wenk saluait l’emprisonnement des leaders syndicaux et des sympathisants de fait ou supposĂ©s des communistes »[22]. En Ă©change de sa collaboration, Volkswagen bĂ©nĂ©ficiait des largesses Ă©conomiques du rĂ©gime, comme l’assouplissement du droit du travail[23].

L'ex-prĂ©sidente du BrĂ©sil, Dilma Rousseff, elle-mĂȘme ex-guĂ©rillera, a Ă©tĂ© emprisonnĂ©e pendant prĂšs de trois ans (1970-1972) dont vingt-deux jours de torture. Lors d'un meeting Ă©lectoral, en 2009, elle avait Ă©voquĂ© le destin de ses anciens camarades, tombĂ©s « dans la fleur de l'Ăąge », dont « Beto » : « Tu adorerais ĂȘtre ici avec nous aujourd'hui ! »[21].

Des milliers d'Indiens ont aussi été déplacés de force afin de construire sur leurs terres des routes ou des barrages hydroélectriques[24]

L'amnistie de 1979 et la politique de justice et de mémoire

1979, loi d'amnistie

Contrairement aux autres pays du CÎne Sud, il n'y a toujours eu aucun procÚs contre des responsables de violations des droits de l'homme sous la dictature, en raison de la loi d'amnistie de 1979, dont l'interprétation restrictive est contestée par l'Ordre des avocats du Brésil (OAB)[25]. La loi d'amnistie, approuvée par le Parlement brésilien le 22 août 1979, garantit l'absence de poursuites à la fois contre les policiers ou les militaires tortionnaires et contre les opposants engagés dans la lutte armée contre le régime d'exception. Cette loi qui a permis le retour des exilés politiques au Brésil mais qui protÚge les tortionnaires, est toujours en vigueur.

VotĂ©e six ans avant la fin de la dictature, Ă  la grande satisfaction des opposants de l'Ă©poque qui la saluĂšrent comme une victoire, l'amnistie avait Ă©tĂ© perçue comme l'annonce du retour progressif Ă  la dĂ©mocratie. Depuis, le pays n'a jamais vraiment dĂ©battu des sĂ©quelles de cette pĂ©riode. En Argentine et au Chili, oĂč sĂ©virent Ă  l'Ă©poque des dictatures, les gouvernements ultĂ©rieurs ont considĂ©rĂ© comme illĂ©gitimes, au nom de la justice, les amnisties dĂ©cidĂ©es par les militaires en les tenant pour des « auto-amnisties ». En Argentine, oĂč la loi a Ă©tĂ© abolie, des militaires auteurs de crimes ont Ă©tĂ© jugĂ©s et condamnĂ©s. Au Chili, la loi a survĂ©cu mais des criminels ont Ă©galement comparu devant la justice[26].

1995 : indemnisation de certaines victimes

Le président Fernando Henrique Cardoso (1995-2002) fait adopter un mécanisme d'indemnisation des victimes et de leurs proches en 1995.

DĂšs sa crĂ©ation en 1995, la Commission avait comptabilisĂ© 136 dĂ©cĂšs et disparitions. Une loi instaura la reconnaissance du statut de victime Ă  des personnes qui n'avaient pas choisi la lutte armĂ©e, mais qui Ă©taient tombĂ©es sous ce rĂ©gime, comme Rubens Beirot Paiva (ex-dĂ©putĂ© fĂ©dĂ©ral mort en 1971, dont le corps n'a jamais Ă©tĂ© retrouvĂ©) et Vladimir Herzog (journaliste mort en 1975). Ce texte prĂ©voyait l'indemnisation des familles (de 38 000 Ă  58 000 euros). Trois cent trente-neuf familles adressĂšrent alors une demande Ă  la Commission.

En 2007, les conseillers analysÚrent chaque situation. Ils reconnurent ainsi 221 nouvelles victimes et rejetÚrent 118 demandes. Tous les étrangers morts au Brésil ou les Brésiliens disparus à l'étranger furent exclus. La Commission réclama également des modifications de la loi, afin de pouvoir inclure les victimes qui s'étaient suicidées. Elle put ainsi indemniser les familles concernées. La Commission reconnut les décÚs dans des manifestations, comme celui d'un étudiant Edson Luís, dont l'immolation, en 1968, avait déclenché une révolte étudiante à Rio de Janeiro[27].

Dans 55 % des cas, l'indemnité fut accordée. Ainsi, en juin, un dirigeant de la guérilla urbaine tué en 1971, le capitaine Carlos Lamarca, fut réintégré dans l'armée, qui le considérait comme un déserteur depuis 1969, avec le grade de colonel. La veuve eut droit à la pension équivalente, avec rétroactivité. Leurs deux enfants, qui avaient vécu onze ans à Cuba, furent également indemnisés.

Le montant des indemnitĂ©s fit dĂ©bat, car il Ă©tait calculĂ© selon la situation professionnelle interrompue par la rĂ©pression. Or « la majoritĂ© des militants qui s'Ă©taient dressĂ©s contre la dictature Ă©taient des Ă©tudiants, ils n'exerçaient pas encore de profession ». La plupart des victimes touchĂšrent moins de 100 000 reals (37 000 euros), dont le paiement resta longtemps bloquĂ© par la bureaucratie de Brasilia[28]. La question des indemnitĂ©s (incluant les victimes survivantes) provoqua une controverse.

2007 : publication de l'ouvrage Le droit à la mémoire et à la vérité

En aoĂ»t 2007, le gouvernement brĂ©silien publia un livre intitulĂ© Le droit Ă  la mĂ©moire et Ă  la vĂ©ritĂ©, oĂč il reconnaissait pour la premiĂšre fois la responsabilitĂ© de l'État dans les crimes commis pendant les annĂ©es de la dictature (1964-1985). Le livre-rapport concluait les onze annĂ©es de recherches de la Commission spĂ©ciale sur les morts et les disparus, mise en place par le prĂ©sident Fernando Henrique Cardoso et maintenue durant quatre gouvernements[27].

Cet ouvrage de 500 pages[29] retraçait l'histoire de 479 opposants politiques Ă  l'ultime rĂ©gime militaire au BrĂ©sil, morts ou disparus. MĂȘme si tous les cas Ă©taient connus, le mĂ©rite principal du livre Ă©tait qu'il reconnaissait la responsabilitĂ© de l'État. Pour la premiĂšre fois Ă©galement, le nom de certains tortionnaires figurait dans un document officiel qui reconnaissait aussi que la rĂ©pression brĂ©silienne avait agi hors du pays : en 1972 en Bolivie, en 1973 au Chili et en Uruguay et en 1976 en Argentine. La plupart des 479 opposants politiques dont l'histoire Ă©tait retracĂ©e dans l'ouvrage « sont morts dĂ©tenus, Ă  la suite d'intenses tortures », y compris des sĂ©vices sexuels. C'Ă©tait ainsi la premiĂšre fois que l'État reconnaissait des actes de barbarie, sous la forme de dĂ©tentions arbitraires, tortures, exĂ©cutions de prisonniers, dĂ©capitations, Ă©cartĂšlements, etc. L'État consacrait Ă©galement une fiche Ă  la mĂ©moire de chaque victime en tentant d'Ă©claircir les circonstances de sa mort. « Nous voulons faire en sorte que la sociĂ©tĂ© puisse tourner cette page une fois pour toutes », dĂ©clarait alors le prĂ©sident Lula[27]. Le livre recommandait la crĂ©ation d'une instance administrative chargĂ©e d'entendre militaires et policiers, afin de permettre de retrouver les restes des disparus[28].

Mais tout en considĂ©rant que la localisation des restes des disparus Ă©tait « un droit sacrĂ© » des familles, Lula n'avait pas donnĂ©, en 2007, le feu vert Ă  l'ouverture des archives militaires, comme le rĂ©clamaient les familles. Le nombre de morts et disparus ouvrant droit Ă  des rĂ©parations de l'État Ă©tait portĂ© en 2007 Ă  356[28]. On estimait en 2010 Ă  environ 400 le nombre de victimes (morts et « disparus ») de la dictature[25]

L'ouvrage était présenté selon l'ordre chronologique des dates de décÚs, ce qui en facilitait la lecture dans un contexte historique. Ainsi, en 1974, alors que les guérillas urbaine et rurale n'existaient déjà plus, on ne comptait aucun mort, uniquement des disparus. C'était alors l'apogée de la politique officielle de violence.

L'ouvrage a soulevĂ© des polĂ©miques de la part des deux bords. Il a dĂ©plu Ă  certains militants des droits de l'Homme qui exigent la poursuite des enquĂȘtes jusqu'Ă  ce qu'on puisse identifier (et juger) les militaires responsables de ces tortures et exĂ©cutions. « Nous avons optĂ© pour la conciliation avec la loi d'amnistie et dĂ©cidĂ© que les prochains efforts devaient porter sur la localisation des corps », prĂ©venait Paulo Vannuchi, le secrĂ©taire aux droits de l'Homme d'alors. De tous les disparus, Ă  peine trois corps avaient Ă  ce jour Ă©tĂ© retrouvĂ©s et formellement identifiĂ©s. Pour faire la lumiĂšre, Lula, lui-mĂȘme emprisonnĂ© sous la dictature tout comme d'autres membres de son gouvernement, devait sans doute enjoindre aux militaires de fournir toutes les informations nĂ©cessaires pour retrouver les ossements dont eux seuls connaissent la localisation. Une dĂ©cision sensible. À ce jour, au BrĂ©sil, aucun militaire n'a jamais Ă©tĂ© poursuivi pour les crimes commis sous la dictature[29].

L'ouvrage dĂ©plut Ă©galement aux militaires. Aucun des commandants des trois forces ne fut invitĂ© Ă  sa prĂ©sentation. Une fois informĂ©s et aprĂšs s'ĂȘtre consultĂ©s, ils dĂ©cidĂšrent de ne pas s'y rendre et de n'y envoyer aucun reprĂ©sentant, mĂȘme invitĂ©. Le ministre de la DĂ©fense, Nelson Jobim, quant Ă  lui, Ă©tait prĂ©sent. Les militaires se plaignaient de la partialitĂ© de l'ouvrage, qui citait les 356 victimes de la dictature en oubliant les 99 victimes de la guĂ©rilla. D'ailleurs, la Commission n'en avait indemnisĂ© aucune. Vannuchi expliquait que la loi qui avait permis la crĂ©ation de la Commission ne prĂ©voyait que la reconnaissance des victimes de la rĂ©pression de l'État et qu'il faudrait en adopter une autre pour reconnaĂźtre et indemniser les victimes de la guĂ©rilla[27].

Hommages officiels, mémorial

Des hommages officiels sont rendus, Ă  partir de ces annĂ©es, aux victimes de la dictature, survivantes, dont d'anciennes camarades de cellule de la prĂ©sidente Dilma Roussef, mortes ou disparues, comme Rubens Paiva (pt), pour qui un mĂ©morial vient d'ĂȘtre inaugurĂ© Ă  SĂŁo Paulo. Des enquĂȘtes sont rouvertes, sur le sort de plusieurs disparus, dont Rubens Paiva et « Beto ». L'armĂ©e est fermement invitĂ©e Ă  y collaborer[21].

2009, annonce de la création future d'une Commission Vérité sur les crimes de la dictature

Le 21 dĂ©cembre 2009, vingt-cinq ans aprĂšs la fin du rĂ©gime militaire (1964-1985), trente ans aprĂšs la loi d’amnistie de 1979, le prĂ©sident Luiz Inacio Lula da Silva annonçait la crĂ©ation d'une Commission de la vĂ©ritĂ©, dont la composition, le fonctionnement et les attributions restaient Ă  prĂ©ciser. Le gouvernement Lula Ă©tait divisĂ© entre le ministre de la DĂ©fense, Nelson Jobim, qui se faisait l'Ă©cho des forces armĂ©es opposĂ©es Ă  une rĂ©ouverture du dossier et, d'un autre cĂŽtĂ©, le ministre de la Justice, Tarso Genro, et le secrĂ©taire d'État aux droits de l'homme, Paulo Vanucchi, pour qui les crimes contre la dignitĂ© humaine, tels que la torture, les exĂ©cutions sommaires ou les disparitions forcĂ©es, restent imprescriptibles. « La Commission de la vĂ©ritĂ© n'aura pas pour but de punir les responsables mais de remettre des conclusions aux autoritĂ©s, prĂ©cisait M. Vanucchi. Ces conclusions seront adoptĂ©es Ă  l'issue d'un long processus de dĂ©position des victimes, de convocation et d'interrogation des personnes accusĂ©es. » Il insistait sur l'« esprit de rĂ©conciliation » et « d'apprentissage historique », sans « revanche » dans lequel agirait cette future commission, en laissant au pouvoir judiciaire la responsabilitĂ© de dĂ©cider d'Ă©ventuelles poursuites.

Si Lula ordonna, le 21 dĂ©cembre 2009, la communication des archives dĂ©tenues par l'État, il maintint la classification des archives de la DĂ©fense[25]. Les militaires affirmaient avoir dĂ©truit les archives de l'armĂ©e, le gouvernement Lula en avait demandĂ© des preuves, sans rĂ©sultat[30].

Cette annonce s'inscrivait dans le nouveau plan des droits de l'homme, approuvĂ© fin dĂ©cembre par le prĂ©sident Lula da Silva, qui prĂ©voyait l'interdiction des symboles religieux dans les Ă©tablissements publics, la dĂ©pĂ©nalisation de l'avortement, l'autorisation du mariage homosexuel et l'adoption par des couples du mĂȘme sexe. Ce IIIe Programme national des droits de l'homme prĂ©conisait au total l'adoption de quelque 500 mesures et le vote de 27 lois nouvelles touchant Ă  tous les domaines. TrĂšs critique Ă  son Ă©gard, la ConfĂ©rence des Ă©vĂȘques du BrĂ©sil (CNBB) hĂ©sita cependant Ă  exprimer son opposition Ă  ce programme national des droits de l'homme, parce qu'il prĂ©voyait la crĂ©ation de cette « commission de la vĂ©ritĂ© » pour enquĂȘter sur les crimes de la dictature militaire[31].

Ce IIIe Programme national des droits de l'homme préconisait également le dépÎt de projets de loi proposant « une révocation des textes contraires aux droits humains adoptés entre 1964 et 1985 » et qui restent en vigueur[32].

En dĂ©cembre 2009, l'annonce du prĂ©sident Lula de crĂ©er cette Commission de la vĂ©ritĂ© suscita surtout l'opposition des militaires, deux de leurs trois commandants ayant menacĂ© de dĂ©missionner, conjointement au ministre de la DĂ©fense Nelson Jobim[25] - [26]. Ceux-ci jugeaient le projet « revanchard » et « provocateur », les chefs de l'armĂ©e reprochaient au projet d'ĂȘtre dĂ©sĂ©quilibrĂ©, car il ne visait que les crimes commis par les militaires et non ceux perpĂ©trĂ©s par les guĂ©rilleros. Quant Ă  l'annulation de certains textes, l'armĂ©e redoutait qu'elle vise en prioritĂ© la loi d'amnistie votĂ©e en aoĂ»t 1979. L'armĂ©e rappelait que la Constitution de 1988 avait consacrĂ© l'amnistie et que rĂ©viser cette loi, fĂ»t-ce partiellement, et de maniĂšre rĂ©troactive, serait « illĂ©gal »[32]. Les chefs de l'armĂ©e ont alors obtenu de Lula qu'il s'engage Ă  modifier certaines dispositions du projet[33]. Lula supprima ainsi les mots « rĂ©pression politique » de l'objet de la commission, ouvrant la voie, comme le souhaitait l'armĂ©e, Ă  ce que les actes de la guĂ©rilla soient Ă©galement examinĂ©s[30]. Le ministre des Droits de l'homme Paulo Vanuchi, pour empĂȘcher Lula de cĂ©der, mit son poste en jeu[19]. Membre du Parti des travailleurs de Lula, Paulo Vannuchi est issu de la guĂ©rilla d'extrĂȘme gauche qui lutta contre la dictature[30]. Lula, demandant Ă  ses ministres de ne plus s'exprimer sur ce sujet, s'en Ă©tait alors remis Ă  la justice[32] :

La Cour suprĂȘme fut saisie d'une procĂ©dure lancĂ©e par l'Ordre des avocats pour dĂ©terminer si la torture Ă©tait couverte par l'amnistie de 1979. Selon des chiffres officiels, 20 000 opposants furent torturĂ©s sous la dictature. Parmi eux figure la ministre Dilma Rousseff, qui allait succĂ©der au prĂ©sident Lula Ă  la prĂ©sidence du BrĂ©sil, en 2010. Des plaintes pour obtenir des informations sur les victimes de l'« opĂ©ration Bandeirantes », le quartier gĂ©nĂ©ral de la rĂ©pression dans la ville de Sao Paulo, pendant les annĂ©es 1970, n'avaient pas abouti, car les responsables, les colonels du cadre de rĂ©serve Carlos Alberto Brilhante Ulstra et Audir Santos Maciel, avaient invoquĂ© la loi d'amnistie de 1979. Et les restes de 70 guĂ©rilleros maoĂŻstes de la rĂ©gion de l'Araguaia (Nord), exĂ©cutĂ©s par l'armĂ©e, n'avaient toujours pas Ă©tĂ© localisĂ©s, en dĂ©pit des rĂ©clamations des familles.

Mais il fallait encore cependant que le CongrÚs approuve la création de la Commission de la vérité.

Notes et références

  1. L'interventionnisme militaire au BrĂ©sil date du temps de l'Empire (1822-1889), mais, selon Marie-Monique Robin, « c'est la premiĂšre fois, au BrĂ©sil mais aussi en AmĂ©rique latine, que des militaires prennent le pouvoir en se revendiquant ouvertement de la doctrine de la sĂ©curitĂ© nationale. » (Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l'Ă©cole française [dĂ©tail des Ă©ditions], 2008, chap. XVIII : « Les États de sĂ©curitĂ© nationale », p. 277).
  2. (en) Scott D. Tollefson et Frank D. McCann, « The Military Role in Society and Government: From Moderator to Director, 1930-85 »(Archive.org ‱ Wikiwix ‱ Archive.is ‱ Google ‱ Que faire ?), BibliothĂšque du CongrĂšs
  3. Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l'Ă©cole française [dĂ©tail des Ă©ditions], chap. XVIII, « Les États de sĂ©curitĂ© nationale », p. 275-294.
  4. Alain RouquiĂ©, L'État militaire en AmĂ©rique latine, Seuil, 1982, p. 177 et tableaux p. 168-169.
  5. Alain Rouquié, op. cit. p. 178.
  6. « A companhia secreta », Mais!, Folha de Sao Paulo, 23 août 1998.
  7. (fr) Maud Chirio, « Le pouvoir en un mot : les militaires brésiliens et la « révolution » du 31 mars 1964 », Nuevo Mundo, Mundos Nuevos (revue publiée par l'EHESS), no 7, 2007, mis en ligne le 12 juin 2007, référence du 25 avril 2008.
  8. (fr) Lieutenant-colonel Carlos de Meira Mattos (pt), dans un journal interne à l'état-major de l'Armée, décembre 1961. Cité par Maud Chirio, « Le pouvoir en un mot : les militaires brésiliens et la « révolution » du 31 mars 1964 », Nuevo Mundo, Mundos Nuevos, no 7, 2007, mis en ligne le 12 juin 2007, référence du 25 avril 2008.
  9. (en) Frank D. McCann, Library of Congress Country Studies - Brazil, Military Regime, 1964-85, BibliothÚque du CongrÚs américain, avril 1997.
  10. Carlos Fico, « VersÔes e controvérsias sobre 1964 e a ditadura militar », Revista Brasileira de História, vol. 24 no 47, São Paulo, USP, 2004. Cité dans Maud Chirio, Le pouvoir en un mot : les militaires brésiliens et la « révolution » du 31 mars 1964, Nuevo Mundo, Mundos Nuevos, no 7, 2007, mis en ligne le 12 juin 2007, référence du 25 avril 2008.
  11. Alain RouquiĂ©, L'État militaire en AmĂ©rique latine, Seuil, 1982, p. 173.
  12. Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l'école française [détail des éditions], 2008, p. 278.
  13. Roger Rodríguez, « El Uruguay de Philip Agee », La Republica, 11 janvier 2008.
  14. Amzat Boukari-Yabara, Une histoire du panafricanisme, La DĂ©couverte, , p. 274
  15. Eric Toussaint, « BrĂ©sil : 55 ans aprĂšs le renversement du prĂ©sident dĂ©mocratique Joao Goulart, le nouveau prĂ©sident d'extrĂȘme-droite, Jair Bolsonaro a ordonnĂ© une cĂ©lĂ©bration du coup d'État militaire de 1964 », sur CADTM,
  16. Renaud Lambert, « Main basse sur l’Amazonie », sur Le Monde diplomatique,
  17. (fr) Alain RouquiĂ©, L’État militaire en AmĂ©rique latine, Paris, Seuil, 1982, p. 49 ; citĂ© par Maud Chirio, « Le pouvoir en un mot : les militaires brĂ©siliens et la « rĂ©volution » du 31 mars 1964 », Nuevo Mundo, Mundos Nuevos, no 7, 2007, mis en ligne le 12 juin 2007, rĂ©fĂ©rence du 25 avril 2008.
  18. Prudencio García, El drama de la autonomía militar : Argentina bajo las Juntas Militares, Madrid, Alianza, D.L., 1995 ; cité dans Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l'école française [détail des éditions], p. 279.
  19. VĂ©ronique Kiesel, « BrĂ©sil - Les militaires redoutent la fin de l'amnistie, AtmosphĂšre de crise entre Lula et l'armĂ©e », Le Monde,‎ , p. 14
  20. « Au Brésil, Jair Bolsonaro ravive la mémoire encore sensible de la dictature », sur France 24,
  21. Jean-Pierre Langellier, « Lettre d'AmĂ©rique du Sud - La boĂźte noire de l'amnĂ©sie », Le Monde,‎ , p. 33 (lire en ligne).
  22. Rachel Knaebel, « Quand Ford et Volkswagen livraient leurs ouvriers syndicalistes aux tortionnaires des dictatures », Basta,‎ (lire en ligne)
  23. « Volkswagen reconnaĂźt avoir collaborĂ© avec la dictature militaire au BrĂ©sil », Le Monde.fr,‎ (lire en ligne)
  24. (en) « Amazon at risk from Bolsonaro's grim attack on the environment | Fabiano Maisonnave », sur the Guardian,
  25. « Abogados:Brasil debe abrir los archivos de la dictadura », La RepĂșblica, 9 janvier 2010.
  26. Jean-Pierre Langellier, « Au Brésil, la mémoire des années de plomb revient sur le devant de la scÚne », Le Monde, 12 janvier 2010.
  27. Hugo Studart IstoĂ© (SĂŁo Paulo), « BRÉSIL. En hommage aux victimes de la dictature », Courrier international, no 880,‎ , p. 21 (lire en ligne).
  28. Paulo A. Paranagua, « Un rapport du gouvernement brĂ©silien rouvre le dĂ©bat sur les crimes de la dictature militaire », Le Monde,‎ , p. 6.
  29. Steve Carpentier, « Le BrĂ©sil fait la lumiĂšre sur les morts de la dictature », La Croix, no 37855,‎ , p. 5.
  30. Chantal Rayes, « Le passĂ© dictatorial du BrĂ©sil jette un froid entre Lula et l'armĂ©e », LibĂ©ration, no 8937,‎ , p. 9.
  31. « BRÉSIL. L'Église critique le plan national des droits de l'homme », La Croix, no 38559,‎ , p. 18.
  32. Jean-Pierre Langellier, « Au BrĂ©sil, la mĂ©moire des annĂ©es de plomb revient sur le devant de la scĂšne », Le Monde,‎ , p. 6 (lire en ligne).
  33. Jean-Pierre Langellier, « BrĂ©sil - Crise sans prĂ©cĂ©dent entre le prĂ©sident Lula et l'armĂ©e », Le Monde,‎ , p. 7.

Bibliographie

Sources primaires

(audio) Lyndon B. Johnson reçoit un briefing à propos du coup d'État. (info)
Lyndon B. Johnson reçoit un briefing Ă  propos des Ă©vĂ©nements au BrĂ©sil, le 31 mars, 1964, dans son ranch du Texas, avec le sous-secrĂ©taire d'État George Ball et le vice-secrĂ©taire pour l'AmĂ©rique latine, Thomas C. Mann (en). Ball brieffe Johnson sur le coup d'État en cours contre JoĂŁo Goulart.
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Voir aussi

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