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Duende

La notion de duende trouve sa source dans la culture populaire hispanique (d’abord dans les anciennes traditions relevant de la superstition domestique), comme un Ă©quivalent local et particulier de la figure mythique du lutin. Plus rĂ©cemment et plus prĂ©cisĂ©ment, le duende appartient aujourd'hui, dans un sens diffĂ©rent mais dĂ©rivĂ© de cette premiĂšre acception, Ă  l'univers du flamenco dans ses trois composantes de chant (cante), danse (baile) et musique (toque), puis de la tauromachie qui le lui a empruntĂ©.

Duendecitos (en français « Petits lutins »[1]), aquatinte, ou eau-forte de Goya (1799).
Belén Maya, dans sa « robe de gitane » couleur de muleta... (Photo de Gilles Larrain, Mai 2005). La danseuse de flamenco, rayonnant de duende, illustre bien le sens second du terme comme inspiration profonde et mystérieuse exprimant l'"ùme" du flamenco...
Taureau avec une pique plantĂ©e dans le dos et fonçant tĂȘte baissĂ©e vers une muleta de couleur rouge, tenue de trois-quart arriĂšre par le torero
...comme certains gestes créatifs du torero expriment parfois la quintessence de l'art tauromachique, tout au moins aux yeux des afficionados de la corrida (ici : faena, passe de muleta nommée « naturelle », effectuée aux arÚnes de Las Ventas de Madrid). Dans ces deux cas le duende désigne comme un au-delà de la maßtrise parfaite du geste technique.

Le duende fait partie de ces concepts complexes, résumés dans un simple mot dont le signifié et la symbolique sont tellement riches ou particuliers dans leur langue d'origine, et dont la dimension littéraire ou philosophique est tellement surdéterminée, qu'ils ne rencontrent aucun équivalent satisfaisant dans les autres langues ; ils sont donc classés parmi les « intraduisibles » et sont généralement importés tels quels dans les autres langues, selon le procédé de l'emprunt linguistique, version pérenne de l'emprunt lexical, ainsi par exemple que le « blues », la « saudade » ou le « dasein »[2].

C'est aussi le cas pour le « duende », tout au moins dans les langues française et anglaise. On ne peut donc que tenter d'en approcher, puis d'en explorer les nombreuses strates de sens. Mais, pour simplifier, on peut nĂ©anmoins dire qu'aujourd'hui le duende sert Ă  dĂ©signer ces moments de grĂące oĂč l'artiste de flamenco, ou bien le torero, prennent tous les risques pour transcender les limites de leur art, surmultiplier leur crĂ©ativitĂ©, entrer dans un Ă©tat second Ă  la rencontre d'une dimension supĂ©rieure mystĂ©rieuse, et atteindre ainsi un niveau d'expression proprement inouĂŻ, lequel procĂšde d'une sorte de transe d'envoĂ»tement et provoque le mĂȘme enchantement chez le spectateur.

Federico García Lorca, le grand poÚte espagnol martyr de la premiÚre moitié du XXe siÚcle, a beaucoup investi ce concept en tant qu'il exprime particuliÚrement bien selon lui le « génie » du peuple andalou et l'ùme espagnole.

Étymologie et acceptions diverses

Le terme provient du latin dominus (« maĂźtre », « seigneur » [de la maison : domus], Ă©tymologie qu'on retrouve dans le français « dominer »), puis ‘dĂłmnus’, forme syncopĂ©e de dominus[3], et enfin duen, qui donnera en espagnol le mot dueño, « maĂźtre ». Avec la mĂȘme Ă©tymologie, dominus, on trouve d'ailleurs aussi en espagnol le titre honorifique de la noblesse ou de certains ordres monastiques, les mots don et doña (« dom » en français), par exemple don Juan (en français dom Juan), don Quichotte, doña Esperanza, dom PĂ©rignon (voir l'article Don). On peut noter aussi que « le verbe latin domare (1. dompter, dresser, apprivoiser. (...) 2. vaincre, rĂ©duire, subjuguer[N 1]) dĂ©rive lui aussi de domus[3] », donc dans la mĂȘme famille lexicale que dominus, et les sens dĂ©rivĂ©s de ce verbe seront implicites mais bien prĂ©sents, comme on le verra, dans le large Ă©ventail du champ mĂ©taphorique ouvert par la notion de duende.

Ensuite le vocable duende dĂ©rive, au sens Ă©tymologique du terme, de l’expression : dueño de la casa, « maĂźtre de la maison », puis duen de la casa, par Ă©lision ou archaĂŻsme. Le duende serait ainsi un « esprit fantastique qui, d’aprĂšs la tradition populaire, habite dans certaines maisons, y causant perturbations et fracas divers »[4], et viendrait taquiner malicieusement ou dĂ©ranger l’intimitĂ© des foyers. Le duende donc, dans son sens commun premier en espagnol, Ă©voque le lutin, soit un petit diable enfant, gentil et facĂ©tieux, ou parfois un vieux gnome, selon les rĂ©cits traditionnels[4]. Le terme duende peut aussi s'appliquer au restaño[4], « une sorte de tissu ancien d’argent ou d’or ressemblant au taffetas glacĂ© »[5]. Il dĂ©signe enfin un joli chardon d’Andalousie[6] - [7]. Ce chardon est parfois utilisĂ© sur les murs de cloture en pisĂ© pour rendre plus difficile leur escalade (quatriĂšme acception du terme duende selon la Real Academia[4]).

Au départ, pour le Dictionnaire de l'Académie royale espagnole (1732), un duende est donc le terme commun pour désigner les démons domestiques, les trasgos qui « "infestent" certaines maisons, y faisant des espiÚgleries et du bruit »[8]. Le mot duende apparaßt fréquemment aussi comme un synonyme de « frÚre » ou « curé » dans la littérature satirique espagnole de la seconde moitié du XVIIIe siÚcle[8].

Plus tard[N 2], l'AcadĂ©mie espagnole l'intĂšgre comme « charme mystĂ©rieux et ineffable » et le rapporte enfin au flamenco, « el duende del cante flamenco[4] ». Elle y reconnaĂźt dĂšs lors cette disposition spĂ©ciale rappelant la transe, rencontrĂ©e dans les moments de grĂące du flamenco apparentĂ©s Ă  des scĂšnes d’envoĂ»tement, oĂč le gĂ©nie, l'inspiration, viennent soudainement et oĂč tout rĂ©ussit sans vaine virtuositĂ© Ă  l'interprĂšte musicien, chanteur ou danseur.

Issu de la mythologie populaire, le vocable de duende en vient alors Ă  tenter d'approcher le mystĂšre de l'inspiration.

Présentation

Créativité et magie

Miguel Poveda : le cantaor en 2012, au moment oĂč monte en lui l'attente de la confrontation avec le duende du flamenco


Le duende est une notion singuliĂšre, intraduisible, pour nommer un savoir intuitif sur l’expĂ©rience subjective. La langue anglaise (New Oxford Dictionary, 1993) et la langue française (1996, 2004) l’adoptent sans le traduire comme rĂ©fĂ©rent singulier de l’art inspirĂ© par la crĂ©ativitĂ© hispanique.

Le sens second du duende est donc enracinĂ© dans la rĂ©gion andalouse. Toutes ses significations se rejoignent dans l’évocation d’une prĂ©sence magique ou surnaturelle, une sorte de transe de possession, comme dans les traditions chamaniques d’AmĂ©rique, d’Afrique ou d’Asie, oĂč le musicien-chaman exprime plus que lui-mĂȘme et se laisse traverser par une vĂ©ritĂ© de dimension supĂ©rieure, par une entitĂ© de nature holistique qui permet la « reliance » de l’individu Ă  l’univers : alors il expĂ©rimente concrĂštement son appartenance, suprĂȘmement ressentie dans ces moments de grĂące, au cosmos tout entier, ce « sentiment ocĂ©anique » cher Ă  Romain Rolland.

Miles Davis, qui a toujours été fasciné et inspiré par le flamenco[N 3], et dont le critique Kenneth Tynan, cité par John Szwed[9], déclara en 1962 « que Miles avait du duende ».

Le duende signifie donc, en flamenco comme en corrida, l'engagement (de quelqu’un qui ne triche pas avec ses Ă©motions, pour atteindre Ă  une expressivitĂ© extrĂȘme), mais aussi le charme, l'envoĂ»tement, la possession spirituelle ou amoureuse. Il est parfois utilisĂ© aujourd’hui comme synonyme emphatique et typique (monde hispanique) du feeling[N 4], c'est-Ă -dire de l'Ăąme que l’artiste insuffle Ă  son interprĂ©tation d’un morceau, d’un cante (chant) ou d’un baile (danse). Plus intĂ©riorisĂ© en tout cas, plus spirituel et moins rythmique ou moins « sentimental » (vague Ă  l'Ăąme) que d’autres mots presque aussi indĂ©finissables que lui, comme le swing en jazz (cf. Miles Davis et le duende[9]), le blues (ce mot singulier qui s’écrit au pluriel !
 D'ailleurs, GarcĂ­a Lorca, qui vĂ©cut aux États-Unis lors de son passage Ă  l'universitĂ© de Columbia, voyait une parentĂ© certaine dans l'esprit, par le duende donc, entre le blues et le cante flamenco[9]) ou le groove dans les musiques dĂ©rivĂ©es, ou la saudade au Portugal et au BrĂ©sil, ou encore le spleen baudelairien (voir aussi les entrĂ©es « duende » et « saudade » dans le Vocabulaire europĂ©en des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Barbara Cassin (dir.), et coĂ©ditĂ© par Le Seuil et Le Robert en 2004[10]).

Comme tous ces mots, le duende du flamenco est difficile Ă  circonscrire intellectuellement : simplement, on le ressent quand il est prĂ©sent dans une performance ; ou alors il manque cruellement, en fonction du moment ou de l’enracinement de l’impĂ©trant, et aucun effort ne saurait le faire advenir quand mĂȘme. Au sens propre du terme, le duende exprime donc un moment « magique ».

Une convergence Ă  noter est que dans les expressions populaires on dit couramment « avoir le duende » (tener duende) comme on dit « avoir le feeling », « avoir le blues », ou « avoir le groove », ou encore « avoir le bon flow » (ou "flux" du rythme, de la diction et des rimes dans une chanson hip-hop ; voir aussi la section « Flow » de l'article consacrĂ© au Rap). En avoir ou pas semble alors un absolu difficile Ă  acquĂ©rir ou Ă  pallier en tout cas, et moins peut-ĂȘtre par un inlassable travail technique que par le « lĂącher prise » mystĂ©rieux que permet une longue frĂ©quentation de la culture dont ces concepts, ces phĂ©nomĂšnes ou ces arts sont issus.

L'« au-delà » de la technique

La silhouette d'elfe de NiccolĂČ Paganini (1782-1840), peinte en 1835 par August Edouart (1789-1861), Paganini dont le talent, le magnĂ©tisme et la virtuositĂ© exceptionnels faisaient dire Ă  ses contemporains qu'il avait nouĂ© un pacte avec le diable[N 5] (justement l'un des sens de duende) pour arriver Ă  jouer ainsi du violon comme personne. Pour Goethe comme pour Lorca qui le cite, nul doute que Paganini possĂ©dait le duende qui le possĂ©dait...

Ainsi, dans l’imaginaire du flamenco, le duende va bien au-delĂ  de la technique instrumentale, de la virtuositĂ© d'exĂ©cution et de l’inspiration. Il s’agit plutĂŽt d'une sorte de « charisme » aux deux sens, premier (biblique) et second (psycho-social), du terme : 1. charisme[N 6] : «  grĂące imprĂ©visible et passagĂšre accordĂ©e par Dieu, donnant le pouvoir temporaire de rĂ©aliser des exploits miraculeux », et aussi 2. charisme[N 6] : « inspiration donnant un prestige et un ascendant extraordinaire Ă  un chef, un artiste, un performeur ». Mais, selon Lorca, nulle recette secrĂšte, aucun tour de passe-passe ne permet de l'obtenir Ă  coup sĂ»r : « pour trouver le duende, il n'existe ni carte ni exercice[11] ». Pour tenter de le dĂ©finir sans le limiter ni le circonscrire, il donne quelques exemples :

Buste de Manuel de Falla dans le jardin de sa maison-musĂ©e de Grenade, sur le flanc de la colline de l'Alhambra. La musique flamenca a Ă©tĂ© une influence majeure de son Ɠuvre, qu'il thĂ©orisa dans un texte programmatique et musicologique[12] publiĂ© en 1922 Ă  l'occasion du premier concours de Cante Jondo qu'il organisa avec son ami GarcĂ­a Lorca[13].

« La vieille danseuse gitane La Malena s'exclama un jour, entendant Brailowsky jouer un air de Bach : “OlĂ©! Çà, çà a du duende !” et elle s'est ennuyĂ©e avec Gluck, Brahms et Darius Milhaud ; et Manuel Torre, qui, parmi tous ceux que j'ai connu, Ă©tait l'homme qui avait dans le sang la plus grande culture, dit un jour cette phrase splendide en Ă©coutant Falla lui-mĂȘme jouer son Nocturne du Generalife : “Tout ce qui a des sons noirs a du duende”, et il n'y a pas de vĂ©ritĂ© plus assurĂ©e. Les sons noirs sont le mystĂšre, enracinĂ© dans ce limon que nous connaissons tous, que nous ignorons tous, d'oĂč nous vient tout ce qui fait la substance de l'art. “Des sons noirs”, dit cet homme du peuple espagnol qui rejoint ainsi la dĂ©finition du duende que formula Goethe parlant de Paganini : “Pouvoir mystĂ©rieux que tous perçoivent et nul philosophe n'explique.” [
] J'ai entendu un vieux maĂźtre guitariste dire que : “Le duende n'est pas dans la gorge, le duende monte par le dedans, depuis la plante des pieds.” C'est dire qu'il n'est pas question d'adresse mais de vĂ©ritable style vivant : c'est-Ă -dire de sang ; c'est-Ă -dire de trĂšs vieille culture ; mais aussi de crĂ©ation en acte[14]. »

Quand un artiste flamenco fait l’expĂ©rience de la survenue de ce mystĂ©rieux enchantement, on emploie les expressions tener duende (« avoir du duende », ou possĂ©der le duende) ou bien cantar, tocar o bailar con duende (« chanter, jouer ou danser avec le duende »).

En prolongement de ce sens du duende, il existe d'autres termes et expressions caractĂ©ristiques du flamenco comme genre artistique et comme mode de vie : cuadro flamenco (groupe de flamenco)[15], tablao flamenco (« cabaret flamenco[16] »), juerga flamenca (« faire la noce en flamenco »)[17], tercio (un set ou une performance flamenca, sachant que le tercio est un « tiers » ou l'une des trois phases, ou actes, de la corrida)[18], quejĂ­o (variante andalouse de l'espagnol quejido : « gĂ©missement », « plainte », pour caractĂ©riser certains passages du cante), aflamencar (« enflammer », « enflamenquer »), aflamencamiento (« enflammement », « enflamenquement »), flamencologĂ­a (« flamencologie »), flamenquerĂ­a (« flamenquerie », « le monde du flamenco »), flamencura (flamencure ou caractĂšre inimitable de ce qui est flamenco, par exemple dans l'expression : « La Lupi (bailaora) a un style inimitable et une flamencura Ă  fleur de peau[19]. »)


Le duende, la magie de l'inconscient ?

Federico GarcĂ­a Lorca, pour sa part, rĂ©unit par la mĂȘme « magie » les deux sens, traditionnel et contemporain, du mot duende : le lutin et la transe. Il fait entrer le terme dans la littĂ©rature Ă  travers sa confĂ©rence Juego y teorĂ­a del duende[20] prononcĂ©e en 1930 Ă  La Havane, en 1933 Ă  Buenos Aires et en 1934 Ă  Montevideo. Il y construit, entre « jeu » et « thĂ©orie », une poĂ©tique du duende qu’il sĂ©pare, Ă  travers de nombreux exemples, de la notion de muse et de celle d’ange. Pour le poĂšte, le duende naĂźt de la lutte d’un corps avec un autre qui l’habite et gĂźt endormi dans ses viscĂšres. Quelqu’un se risque Ă  tĂ©moigner de la vĂ©ritĂ© de son rapport avec l’art, convoque l’éveil du duende pour lutter avec lui. Dans cette lutte se disloquent la logique et le sens pour cĂ©der la place Ă  une Ă©rotique qui possĂšde la fraĂźcheur des choses qui viennent d’ĂȘtre crĂ©Ă©es ; mais aussi avec le risque couru, acceptĂ© par avance, en l’absence d’inspiration authentique, d’un Ă©chec cuisant par la rĂ©pĂ©tition Ă  vide des techniques, comme si le « gĂ©nie » du flamenco Ă©tait alors devenu sourd ou avait dĂ©cidĂ© de rester dĂ©sespĂ©rĂ©ment silencieux


TrĂšs intĂ©ressĂ© par la poĂ©tique du duende, Ignacio GĂĄrate MartĂ­nez essaie de transcrire cette poĂ©tique « lorquienne » (dont il traduit en français la confĂ©rence Jeu et thĂ©orie du duende), entre autres dans sa pratique psychanalytique. Mais il essaie aussi de donner au terme de duende un statut anthropologique : dans une optique clairement lacanienne, il suggĂšre pour ce concept-carrefour une Ă©troite relation entre « l’impossible du sujet » (du dĂ©sir inconscient, dans la thĂ©orie psychanalytique) « et le sujet de l’impossible » (l'impossibilitĂ© de construire une articulation objective de l'art)[N 7]. Et il se prononce Ă  son tour pour faire entrer cette notion dans la langue française parmi les intraduisibles[21].

Le mystĂšre du duende et l'Ăąme de l'Espagne, l'art d'affronter la mort

Federico García Lorca (1914). Lorca a consacré au concept de duende une conférence trÚs « inspirée », justement, au début des années 1930, dans plusieurs pays hispanophones d'Amérique latine.

De fait, GarcĂ­a Lorca confirme tout d'abord ce caractĂšre ineffable, mais aussi quasiment surnaturel, du duende (comme l'avait indiquĂ© l'AcadĂ©mie royale en 1956 et en 1732), le dĂ©finissant selon ce mot de Goethe, qu'il rĂ©pĂšte : « Ce “pouvoir mystĂ©rieux que tout le monde ressent et qu’aucun philosophe n’explique” est, en somme, l’esprit de la Terre, ce mĂȘme duende qui consumait le cƓur de Nietzsche, qui le recherchait dans ses formes extĂ©rieures sur le pont du Rialto ou dans la musique de Bizet, sans le trouver et sans savoir que le duende qu’il poursuivait Ă©tait passĂ© des mystĂšres grecs aux danseuses de Cadix ou au cri dionysiaque de la sĂ©guedille Ă©gorgĂ©e de Silverio[22]. »

GarcĂ­a Lorca nous invite Ă  pĂ©nĂ©trer cet Ă©tat du duende comme on pĂ©nĂ©trerait l'Ăąme espagnole. En parlant du duende, GarcĂ­a Lorca veut en fait nous « donner une leçon simple sur l’esprit cachĂ© de la douloureuse Espagne[23]. » Ou pour mieux dire « l’esprit cachĂ© » de l’Andalousie et, par extension, de l’Espagne. Cette « Espagne [qui] est le seul pays oĂč la mort est le spectacle national, oĂč la mort souffle dans de puissants clairons pour l’éclosion des printemps, et [dont] l’art reste toujours rĂ©gi par ce duende Ă  l’esprit perçant qui lui a donnĂ© sa diffĂ©rence et sa qualitĂ© d’invention[24] ».

« Tous les arts, et tous les pays de mĂȘme, peuvent mobiliser le duende, l’ange et la muse, et comme l’Allemagne a une muse, l’Italie a en permanence un ange, l’Espagne de tout temps est animĂ©e par le duende. Pays de musique et de danse millĂ©naires au travers desquelles le duende presse des citrons dĂšs l’aube et comme pays de mort. Comme pays ouvert Ă  la mort[25]. »

Le duende comme combat intime

Pour Lorca, le duende provient donc du sang de l’artiste, presque au sens propre : « C’est dans les ultimes demeures du sang qu’il faut le rĂ©veiller[26] ».

Le duende serait ainsi une sorte de « vampirisation qui injecterait un sang neuf Ă  l’ñme[27] ». De ce fait, il flirte avec la mort, comme l'Espagne qui l'a fait naĂźtre. « En tant que forme en mouvement, GarcĂ­a Lorca Ă©nonce que “Le duende est pouvoir et non Ɠuvre, combat et non pensĂ©e”: lĂ  oĂč le duende s’incarne, les notions d’intĂ©rieur et d’extĂ©rieur n’ont plus lieu d’ĂȘtre[27] ». Si le duende est universel et concerne tous les arts, c’est naturellement dans la musique, le chant, la danse et la poĂ©sie lyrique dĂ©clamĂ©e qu’il se dĂ©ploie pleinement, puisque ces arts nĂ©cessitent un interprĂšte. « Or, le duende n’existe pas sans un corps Ă  habiter[27] ». PersonnifiĂ© en esprit malicieux, il semble ĂȘtre celui qui se produit, lors des reprĂ©sentations flamenco, drapĂ© dans les gestes des danseuses et les voix des chanteurs, ou dans les feux de la guitare et des palmadas. Il ne peut survenir qu'en prĂ©sence rĂ©elle, lors d'un spectacle vivant, oĂč, de ce fait mĂȘme, la mort aussi est Ă  l'Ɠuvre : du thĂ©Ăątre au concert, du ballet Ă  la corrida, arts du geste et/ou de la parole, du son, liĂ©s au mouvement donc au temps, oĂč vie et mort se mesurent l'une Ă  l'autre, et se dĂ©fient pour mieux se fondre, comme dĂ©sir et abandon... Ces formes artistiques « qui naissent et meurent de maniĂšre perpĂ©tuelle, et haussent leurs contours sur un prĂ©sent exact[28] ». Alors, « ce minuscule dĂ©calage du regard qui donne Ă  voir l’intervalle entre les choses, bouleverse le mode de pensĂ©e cartĂ©sien[27] », sans ĂȘtre nĂ©anmoins Ă©tranger Ă  Descartes lui-mĂȘme, avec son petit dĂ©mon ou son « malin gĂ©nie » [voir citations de Lorca plus loin]. (PrĂ©sentation des Ă©ditions Allia, voir bibliographie).

Dans la mĂ©taphore poĂ©tique, le duende habite donc les entrailles et tisse une couture diaphane entre la chair et le dĂ©sir. Il est animĂ© par la voix ou par le geste puisqu’il surgit de l’expĂ©rience de l’art flamenco, mais il s’étend Ă  tous les domaines de l’art, Ă  chaque fois qu’il s’agit de faire la diffĂ©rence entre la vĂ©ritable inspiration et l’imposture. Ce qui suppose pour l'artiste de livrer bataille en soi Ă  l'inauthentique, de vivifier et de dĂ©sapprendre (comme disait Roland Barthes[29]), dans le mĂȘme mouvement, toutes les techniques apprises pour laisser s'accomplir le chant pur, pour laisser advenir ce qui ne s'apprend pas, et qui nĂ©cessite une intervention quasi-surnaturelle...

Dans le duende de GarcĂ­a Lorca, il s’agit donc toujours de possession, d’inspiration et de dĂ©mon, de combat d’amour de vie et de mort, mais avec des nuances qu’il prĂ©cise ainsi, choisissant des rĂ©fĂ©rences, et en rejetant d’autres, le distinguant de la muse et de l'ange comme on l’a dĂ©jĂ  dit, mais qu’il faut maintenant explorer plus avant.

Le duende contre le DĂ©mon, la Muse et l'Ange

Représentation du daïmon de Socrate.

« Aussi, je ne voudrais pas que l’on confonde le duende avec le thĂ©ologique dĂ©mon du doute, celui auquel Luther, pris d’un emportement bachique, lança un flacon d’encre Ă  Nuremberg, ou avec le diable catholique, destructeur, de peu d’intelligence, qui se dĂ©guise en chienne pour entrer dans les couvents, ou encore avec le singe bavard que porte le Malgesi de CervantĂšs dans La Maison des jaloux et les ForĂȘts des Ardennes.

Non, le duende dont je parle, sombre et vibrant, descend de ce trĂšs joyeux dĂ©mon [le daĂŻmĂŽn ou esprit familier] de Socrate, de marbre et de sel, qui le griffa d’indignation le jour oĂč il prit la ciguĂ«, et du mĂ©lancolique petit dĂ©mon de Descartes, petit comme une amande verte, qui, repus de cercles et de lignes, sortait vers les canaux pour Ă©couter chanter les marins au long cours embrumĂ©s.

Pour tout homme, tout artiste, qu’il s’appelle Nietzsche ou CĂ©zanne, chaque barreau de l’échelle qui monte Ă  la tour de sa perfection a pour prix la lutte qu’il livre avec son duende, pas avec son ange comme on l’a dit, ni avec sa muse. Il faut Ă©tablir clairement cette distinction fondamentale pour l’origine de toute Ɠuvre [30] [
] L’ange et la muse viennent du dehors ; l’ange donne des lumiĂšres et la muse des formes (HĂ©siode apprit d’elles). En pains d’or ou en plis de tunique, le poĂšte reçoit des normes dans son petit bosquet de lauriers. Au lieu de cela il faut rĂ©veiller le duende dans les coins les plus reculĂ©s du sang. Et rejeter l’ange, donner un coup de pied Ă  la muse, dĂ©passer la peur de ce sourire de violette qu’exhale la poĂ©sie du XVIIIe siĂšcle et de ce grand tĂ©lescope dans les lentilles duquel s’est endormie la muse, malade de ses limites.

Avec le duende, c’est d’un vrai combat [intĂ©rieur] qu’il s’agit[11]. »

« Tous les arts peuvent mobiliser [/faire apparaĂźtre] le duende, mais, comme c’est bien naturel, c’est dans la musique, la danse et la poĂ©sie dĂ©clamĂ©e qu’il trouve un champ propice [/le plus d’espace], car ceux-lĂ  demandent un corps vivant pour les interprĂ©ter, parce que ce sont des formes qui naissent et meurent en permanence, et dressent leur prĂ©sence dans un instant absolu. Bien souvent le duende du compositeur passe au duende de l’interprĂšte, et d’autres fois quand le compositeur ou le poĂšte ne sont pas si grands, le duende de l’interprĂšte, et c’est intĂ©ressant, crĂ©e une nouvelle merveille qui tient, en apparence seulement, au-dedans de la forme primitive. Tel est le cas de Eleonora Duse, au duende puissant, qui recherchait des Ɠuvres sans relief pour les faire triompher grĂące Ă  ce qu'elle leur apportait, ou encore le cas de Paganini, Ă©clairci par Goethe, qui transformait en mĂ©lodies profondes d'authentiques piĂšces vulgaires, ou le cas d'une dĂ©licieuse jeune fille du port de Sainte Marie que j'ai vue chanter et danser l'horrible refrain italien O Mari! avec un rythme, des silences et une intention qui faisaient, sous la pacotille italienne, se dresser un pur serpent d'or resplendissant. C'est que, effectivement, ces artistes trouvaient quelque chose de neuf, qui n'avait rien Ă  voir avec les interprĂ©tations prĂ©cĂ©dentes, c’est qu'ils introduisaient du sang vif et de la science dans des corps jusque-lĂ  vides d'expression[31]. »

Pensée magique ou dimension métaphysique? Corps et/ou ùme?

Albert Camus, qui a ressenti la magie du duende au soleil de Tipasa. [Dessin ou photo arrangée d'Eduardo Pola, 1998, "Homenaje (hommage à) Albert Camus"].

Lorca assure donc, on l'a vu, que « pour chercher le duende, il n'existe ni carte ni ascĂšse. On sait seulement qu'il brĂ»le le sang comme une pommade d'Ă©clats de verre, qu'Il Ă©puise, qu'Il rejette toute la douce gĂ©omĂ©trie apprise, qu'Il brise les styles, qu'Il s'appuie sur la douleur humaine qui n'a pas de consolation[32]. » El dolor humano que no tiene consuelo: cette « humaine douleur inconsolable » ne saurait ĂȘtre Ă©trangĂšre, on l'a vu, Ă  la conscience de la mort qui marque la condition humaine au sceau du tragique et imprĂšgne toute dĂ©marche artistique, particuliĂšrement ici en Espagne, et induit pour Lorca l'expression d'un amour de la vie dĂ©sespĂ©rĂ© et puissamment crĂ©atif...

Conscience de la mort et de l'absurde dans laquelle le duende entr'ouvre une porte, par un ressort semblable Ă  la rĂ©volte dĂ©crite par Camus, autre mĂ©diterranĂ©en tout proche, dans Le Mythe de Sisyphe puis L'Homme rĂ©voltĂ©, qui permet de sortir du cercle vicieux du seul « problĂšme philosophique vraiment sĂ©rieux : [...] le suicide[N 8] ». Le chant du monde comme un cri reliĂ©... L'un et l'autre Ă©chafaudant comme une sorte de mĂ©taphysique concrĂšte et incarnĂ©e, par l'immersion dĂ©libĂ©rĂ©e dans l'immanence sublime de l'instant unique : pour Camus, « Ă©treindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie Ă©trange qui descend du ciel vers la mer[33] » ; de mĂȘme que « [se] jeter dans les absinthes pour [se] faire entrer leur parfum dans le corps [avec] la conscience, contre tous les prĂ©jugĂ©s, d'accomplir une vĂ©ritĂ© qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort[33] » ; et pour Lorca, ce « miracle faisant surgir un enthousiasme quasi religieux. [...] dans tous les chants du sud de l'Espagne l'irruption du duende est suivie de cris sincĂšres: "Viva Dios!", appel tendre, profond, humain Ă  une communication avec Dieu par le biais des cinq sens, grĂące au duende qui habite la voix et le corps de la danseuse ; Ă©vasion rĂ©elle et poĂ©tique de ce monde [...][31]. »

Car la notion de duende Ă©laborĂ©e par GarcĂ­a Lorca relĂšve presque comme on l'a vu, tout au moins par la mystique poĂ©tique, de la pensĂ©e magique. Mais elle en appelle aussi Ă  une dimension mĂ©taphysique —certes subtile, plus ou moins implicite et peu "canonique"—[N 9], dimension Ă  laquelle choisit de renoncer (la mort dans l'Ăąme?) la rĂ©volte de Camus. L'un et l'autre nĂ©anmoins s'y rejoignent et se joignent au chant du monde par l'aspect holistique qu'invoquent Ă  leurs confins les deux notions, ce lien mystĂ©rieux de l'homme avec le cosmos, cette confuse prĂ©sence, cette adhĂ©sion profonde au Tout, ce consentement au rĂ©el mort comprise, infatigable cĂ©lĂ©bration du goĂ»t de vivre : pour le premier, on l'a vu, ce « “pouvoir mystĂ©rieux [du duende] que tout le monde ressent et qu’aucun philosophe n’explique” [Goethe] est, en somme, l’esprit de la Terre[34] ». Quand, pour le second, c'est Ă  Tipasa qu'il ressent et qu'il lui revient de « cĂ©lĂ©brer les noces de l’homme avec le monde » : Tipasa qui, « au printemps, est habitĂ©e par les dieux, et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes [...] » ; Tipasa oĂč « je vois Ă©quivaut Ă  je crois » ; Tipasa oĂč, « dans ce mariage des ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierres [...] comme ces hommes que beaucoup de science ramĂšne Ă  Dieu, beaucoup d'annĂ©es ont ramenĂ© les ruines Ă  la maison de leur mĂšre [la Terre] »[33]. Pour l'un comme pour l'autre, joie immarcescible de l'instant fugace et inouĂŻ, qui nourrit « la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre », cet « orgueil de vivre que le monde tout entier conspire Ă  me donner[33] ».

Conclusion

Ainsi, entre le savoir populaire qui repĂšre le duende avec finesse lorsqu’il advient, puis la poĂ©tique « lorquienne » qui l’enracine dans l'Ăąme espagnole de l’extrĂȘme MĂ©diterranĂ©e comme au cƓur de l'humain en le reliant au cosmos, qui le prĂ©cise en le distinguant de notions proches (la muse, l'ange, le daimĂŽn), et qui l'invite en littĂ©rature Ă  une place de choix, et enfin l’anthropologie d’orientation analytique qui lui construit des ponts conceptuels avec les thĂ©ories de l’art, le duende devient en effet une notion tout Ă  fait particuliĂšre, dont la singularitĂ© mĂȘme justifie le caractĂšre intraduisible et l’importation directe dans les langues anglaise et française dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©e.

Tauromachie

Javier Conde avec la cape.

Le terme duende, spĂ©cifique donc du vocabulaire du flamenco Ă  l'origine, et qui traduit comme on l'a vu un Ă©tat de transe lors de l'exĂ©cution d'un cante, d'un baile ou d'un toque[N 10], a Ă©tĂ© repris dans le lexique de la corrida, oĂč le duende qualifie l'Ă©tat d'inspiration, le gĂ©nie du torero « artiste » qui, bien qu’exĂ©cutant une figure traditionnelle, une passe de muleta ou de cape (un lance de capote) dĂ»ment rĂ©pertoriĂ©e, y ajoute une touche Ă©minemment personnelle et crĂ©ative, extraordinaire de courage ou de grĂące.

La corrida est une source fréquente d'inspiration pour le flamenco, et réciproquement ! Certains chanteurs de flamenco ont entretenu des liens d'amitiés avec des toreros, comme Manuel Torre avec Rafael El Gallo. Manolo Caracol fut une proche relation de Manolete, et Camarón de la Isla dédia son album Arte y Majestad, par admiration, à son ami le matador Curro Romero. Sans oublier le mariage récent de la chanteuse Estrella Morente, trÚs connue/reconnue dans le monde du flamenco (et fille du maestro Enrique Morente), avec le célÚbre matador de Malaga, Javier Conde (elle a d'ailleurs participé au spectacle préludant à certaines corridas).

Exemples d'artistes flamencos « qui ont le duende »

Le duende peut dĂ©signer donc des moments de grĂące assez rares. Mais il peut aussi s'attacher plus gĂ©nĂ©ralement Ă  la personne de certains artistes qui « ont le duende », quand d'autres, mĂȘme de trĂšs bons « faiseurs », ne l'ont pas. Laissons la parole aux Ă©crivains pour dĂ©crire ces artistes exceptionnels rĂ©putĂ©s « avoir beaucoup de duende ».

Le duende de La Niña de los Peines vu par García Lorca

GarcĂ­a Lorca, fin connaisseur et chantre fervent du flamenco, Ă©prouvait une grande admiration et mĂȘme de l'affection pour La Niña de los Peines, l'une des plus fameuses cantaoras (« chanteuse de flamenco ») du XXe siĂšcle. Écoutons-le raconter la survenue de ce duende dont il fut l'ardent tĂ©moin lors d'un spectacle de celle-ci, lorsque, poussĂ©e dans ses derniers retranchements par la communion avec un public exigeant, elle est amenĂ©e par la transe dans une sorte d'Ă©tat second oĂč peut enfin affleurer, au travers des tremblements, de la fĂȘlure de sa voix, l'inconscient collectif de son peuple flamenco. État second qui lui permet par lĂ  mĂȘme de transcender sa technique, de bousculer les canons habituels du cante pour laisser s'exprimer la quintessence de son art, dans sa forme Ă  la fois la plus pure, la plus profonde, la plus douloureuse, et la plus inĂ©dite par « dĂ©construction » : « tuer l'Ă©chafaudage de la chanson » comme le dit ci-dessous Lorca. Juste aprĂšs ce passage, Lorca explique en effet : « La survenue du duende prĂ©suppose toujours un changement radical de toutes les formes. Sur des cartes anciennes, elle donne des sensations de fraicheur toute neuve, comme celle d’une rose tout juste Ă©panouie, d'un miracle faisant surgir un enthousiasme[N 11] quasi religieux[35] ». Mais, ajoute Lorca, « cela ne peut se rĂ©pĂ©ter, jamais. Il est important de le souligner. Le duende ne se rĂ©pĂšte pas, comme ne se rĂ©pĂštent pas les vagues de la mer formĂ©es au cours des tempĂȘtes[36] ». Le surgissement du duende fait donc de l'interprĂ©tation de la cantaora la version Ă  la fois la plus inouĂŻe, la plus innovante de cette chanson, et quand mĂȘme aussi la plus archaĂŻque, comme une nouvelle genĂšse de son art, Ă  chaque fois ; en un mot, donc, la plus authentique, et le public d'ailleurs, ne s'y trompe pas :

« Un jour la cantaora Pastora PavĂłn, la Niña de los Peines, sombre gĂ©nie hispanique Ă©gal en puissance d'imagination Ă  Goya ou Ă  RafaĂ«l el Gallo[N 12], chantait dans une petite taverne de Cadix. Elle jouait avec sa voix sombre, sa voix d'Ă©tain en fusion, sa voix couverte de mousse, elle l'enroulait de ses cheveux ou la trempait dans le manzanilla, ou la perdait dans d'obscurs et lointains fouillis inextricables. Mais rien n’y faisait ; tout Ă©tait inutile. Les auditeurs restaient muets. Pastora PavĂłn finit de chanter au milieu du silence. Seul, sarcastique, un tout petit homme, de ces petits hommes dansants qui jaillissent soudain des bouteilles d'eau de vie, dit d'une voix trĂšs basse : “¡ Viva Paris !” Comme s'il disait : “Ici on n'a que faire de l'habiletĂ©, de la technique, de la maestria, ce qui nous importe c'est autre chose.” Alors, la Niña de los Peines se leva comme une folle, brisĂ©e comme une pleureuse mĂ©diĂ©vale, elle but d'un trait un grand verre d'eau-de-vie, de feu anisĂ© de Cazalla, puis s'Ă©tant rassise se remit Ă  chanter, sans voix, sans souffle, sans modĂšles, la gorge embrasĂ©e, mais
 avec duende. Elle Ă©tait parvenue Ă  tuer l'Ă©chafaudage de la chanson, pour laisser passer un duende furieux et dominateur, ami des vents chargĂ©s de sable, qui poussa le public Ă  dĂ©chirer ses vĂȘtements, au mĂȘme rythme presque que celui des noirs des Antilles du rite Lucumi pelotonnĂ©s devant une statue de Sainte Barbe. La Niña de los Peines se dut de dĂ©chirer sa voix car elle savait que l'Ă©coutaient des gens raffinĂ©s qui ne demandaient pas des apparences mais la moelle des apparences, une musique pure Ă  l'enveloppe si tĂ©nue qu'elle peut demeurer suspendue dans l'air. Elle dut se dĂ©pouiller de son habiletĂ© et de ce qui assurait sa sĂ©curitĂ© ; autrement dit, elle dut chasser sa muse et s'exposer, fragilisĂ©e, afin que son duende se prĂ©sente et daigne lutter sans retenue. Quel chant ! Sa voix ne jouait plus, sa voix coulait comme un flot de sang anobli par la douleur et par la sincĂ©ritĂ© qui la poussa Ă  s'ouvrir comme une main de dix doigts projetĂ©e par les pieds clouĂ©s, torturĂ©s, d'un Christ de Juan de Juni[N 13] - [37]. »

Juan de Juni : Santo Entierro (Mise au sépulcre), Musée national de la sculpture de Valladolid (vers 1570).

Le duende de Paco de LucĂ­a vu par Caballero Bonald

Au lendemain exact de la mort, le , de Paco de LucĂ­a, l'Ă©crivain espagnol JosĂ© Manuel Caballero Bonald (prix Cervantes de littĂ©rature) tente d'identifier puis de caractĂ©riser dans le journal El PaĂ­s le talent sans pareil et presque mystĂ©rieux du fameux guitariste et rĂ©formateur du flamenco. Pour ce faire, il est lui aussi contraint de faire appel Ă  l'esthĂ©tique du duende. Elle seule, pour lui, peut expliquer la rĂ©ussite de Paco face au dĂ©fi impossible qui Ă©tait le sien : tenir en mĂȘme temps l'exigence technique et l'expression maximum, atteindre Ă  une virtuositĂ© presque « transcendante » (comme Liszt avec ses Études d'exĂ©cution transcendante) sans rien sacrifier de l'Ă©motion. Pour Caballero, cet objectif de mettre de la « sensibilitĂ© » au sein d'une perfection technique qui risquerait la froideur, cette tension extrĂȘme est au cƓur de la musique de Paco de LucĂ­a :

« [
] Sa technique Ă©tait impeccable, d’une perfection irrĂ©elle mĂȘme, mais il lui fallait aller plus loin encore : il souhaitait subordonner la technique Ă  la sensibilitĂ©, assujettir le langage Ă  son potentiel crĂ©ateur en libertĂ©. [
] Paco de LucĂ­a faisait preuve d'un vĂ©ritable “virtuosisme” Ă©nigmatique, imprĂ©visible par moments, littĂ©ralement inscrit dans un systĂšme expressif que l’on pourrait appeler â€” empruntant un terme certes trop galvaudĂ© — l’esthĂ©tique du duende. Par-lĂ  se profile le prodige de parvenir lĂ  oĂč personne n’est jamais allĂ©, Ă  une situation limite oĂč la nouveautĂ© [la fraĂźcheur] n’a d’égale que l’évidence et la clairvoyance. Jouer de la guitare pour Paco de LucĂ­a cela consistait Ă  mettre Ă  nu l’intimitĂ©. Et dans cette intimitĂ© se joignaient avec une Ă©gale luciditĂ© la connaissance et l’intuition, la science apprise et le divinatoire, une sorte de synthĂšse crĂ©atrice exactement accomplie. Je ne me rĂ©fĂšre pas ici Ă  ses falsetas [solos de guitare intercalĂ©s entre les strophes du cante], c’est-Ă -dire Ă  ces inoubliables  filigranes ornementaux avec lesquels il avait coutume d’accompagner le cante, mais Ă  l’exigeante structure mĂ©lodique, Ă  l’exquise plĂ©nitude de son Ɠuvre de soliste. [
] Il aimait la musique avec la mĂȘme honnĂȘtetĂ© que ce qu’il adorait la vie. Avec lui, la guitare flamenca est parvenue Ă  un sommet, a atteint un niveau d’aboutissement, ou plus exactement de vertu extrĂȘme que l’on pourrait aussi appeler — comme je l’ai pointĂ© plus haut — une situation limite. Tout le reste est silence. »

— JosĂ© Manuel Caballero Bonald, extrait traduit par nos soins de La potencia musical del flamenco (« La puissance musicale du flamenco »), [38].

Notes et références

Notes

  1. N.d.A. : Félix Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 1934.
  2. (certainement au XXe siÚcle ; Wikipédia en espagnol indique 1956 comme date)
  3. Rappelons que Miles Davis a Ă©crit et gravĂ©, avec son ami, arrangeur et chef d’orchestre Gil Evans, un vĂ©ritable « concerto flamenco-jazz pour trompette » pour son cĂ©lĂšbre album Sketches of Spain, et aussi un thĂšme long, intense et riche : Flamenco Sketches dans l’un de ses disques les plus cĂ©lĂšbres, Kind of Blue.
  4. Voir aussi l'article Feeling de Wikipédia en anglais consacré à ce concept spécifique et "fuyant" du feeling (en tant qu'affect).
  5. Il n'est que de lire par exemple, à l'article consacré à Paganini, le nombre de citations de ceux qui l'ont vu et écouté en son temps, et qui évoquent le surnaturel, le diable et les enfers, notamment Henri Heine dans Les Nuits Florentines (cité à la fin de la section Paris et Londres).
  6. Voir aussi les définitions du mot, dans ses différentes acceptions, données par le Wiktionnaire à l'entrée : « charisme ».
  7. Cf. : Ignacio Gårate Martínez, Le Duende, jouer sa vie. De l'impossible du sujet au sujet de l'impossible, La Varenne, La Versanne, coll. « Encre Marine », , 59 p. (ISBN 2-909422-95-X et 978-2909422954).
  8. Voir notamment sur ce sujet la section : Le XXe siĂšcle de l'article Philosophie du suicide.
  9. Il dit en effet, toujours p. 4 de sa confĂ©rence ([lire en ligne]) : « Les chemins de la recherche de Dieu sont connus. Depuis le mode barbare de l'ermite jusqu’au mode subtil du mystique. [Et de citer Sainte ThĂ©rĂšse et Saint Jean de la Croix]. Et bien que nous devions crier avec la voix d'IsaĂŻe : "Oui vraiment Toi tu es le Dieu cachĂ©" (IsaĂŻe 45 15), pour finir, Dieu envoie sur celui qui le cherche ses premiĂšres Ă©pines de feu. » (notre traduction) ; on l'a vu, pour lui la recherche du duende, sans chemins, est donc plus difficile que celle de Dieu.
  10. comme on l'a vu, il s'agit là dans l'univers du flamenco d'une performance inspirée d'un artiste dans les domaines du chant, de la danse ou du jeu d'un instrument de musique (essentiellement la guitare)
  11. N'oublions pas que l'Ă©tymologie grecque de l'« enthousiasme » (áŒÎœÎžÎżÏ…ÏƒÎčασΌός) renvoie Ă  la notion de possession divine.
  12. Rafael el Gallo, torero (1882-1960), beau-frÚre d'Ignacio Sånchez Mejías, torero pour la mort (dans l'arÚne) duquel Lorca composa un célébrissime llanto (« complainte » ou « requiem »), mis en musique en 1950 par le compositeur Maurice Ohana, puis en 1998 par le chanteur-guitariste Vicente Pradal.
  13. Nom hispanisĂ© de Jean de Joigny, sculpteur franco-espagnol nĂ© Ă  Joigny (Yonne) en 1506 et mort Ă  Valladolid en 1577 ; son style baroque, Ă  la fois thĂ©Ăątral et rĂ©aliste, a laissĂ© quelques scĂšnes poignantes de la vie de JĂ©sus. L'image surrĂ©aliste invoquĂ©e par Lorca fait peut-ĂȘtre allusion Ă  sa sculpture la plus cĂ©lĂšbre : la Mise au sĂ©pulcre, morceau du retable du couvent Saint-François de Valladolid, aujourd'hui au MusĂ©e national de la sculpture de Valladolid ; la main de Marie-Madeleine y est en effet toute proche des pieds du Christ.

Références

  1. Goya graveur : exposition, Paris, Petit Palais, 13 mars-8 juin 2008, Paris, Paris Musées, Petit Palais, , 350 p. (ISBN 978-2-7596-0037-3), p. 210.
  2. Bernard Sesé, Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, dirigé par Barbara Cassin, coédité par le Seuil et Le Robert, , 1532 p. (ISBN 978-2020307307 et 2020307308, présentation en ligne), entrée « Duende ». Voir aussi : François TrémoliÚres, « Vocabulaire européen des philosophies (dir. B. Cassin) », sur EncyclopÊdia Universalis (consulté le ).
  3. Dominique Breton, « Jeu, duende, sacrifice : l’Autre scĂšne de l’écriture lorquienne », Bulletin Hispanique 112-1, p. 373-395, § 17. Actes du Colloque « langue, littĂ©rature, littĂ©ralitĂ© »,‎ (lire en ligne, consultĂ© le )
  4. Notre traduction du : (es) Dictionnaire de l'Académie Royale d'Espagne, « Duende », sur Diccionario de la Lengua Española, Real Academia de España, (consulté le )
  5. Notre traduction du : (es) Dictionnaire de l'Académie Royale d'Espagne, « restaño 1 » [« étoffe, restauration, action de rétamer »], sur Diccionario de la Lengua Española, (consulté le ). Pour « taffetas glacé », voir le Wiktionnaire à l'entrée « glacer », acception n° 6.
  6. Voir cette rĂ©fĂ©rence dans le blog d'IrĂšne Gayraud, oĂč elle fait la recension de la traduction de la confĂ©rence de Federico GarcĂ­a Lorca sur le sujet : IrĂšne Gayraud, « Jeu et thĂ©orie du duende », sur Pupilles d'encre, (consultĂ© le ).
  7. autre lien pour la mĂȘme rĂ©fĂ©rence : « Wikiwix's cache », sur archive.wikiwix.com (consultĂ© le ).
  8. Academia Española, Diccionario de la lengua castellana, Madrid, 1791. Voir aussi l'article Duendecitos, consacré à une aquatinte de Goya.
  9. (en) John Szwed, So What : The Life of Miles Davis, Random House, , 496 p. (ISBN 978-1-4481-0646-2, lire en ligne), chapitre six, les deux premiĂšres pages.
  10. Barbara Cassin (dir.), « Extraits du Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles » [PDF], sur ECHO (European Cultural Heritage Online), (consulté le ), pp. 21 à 23.
  11. Federico García Lorca, traduit en français par Claude Boisnard, Jeu et théorie du duende (lire en ligne), p. 4 (sur 13).
  12. Centre Roland-Barthes, Institut de la Pensée Contemporaine, Vivre le sens, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », , 182 p. (ISBN 978-2-02-098179-8 et 2-02-098179-3, lire en ligne)
  13. Ce texte, « El cante jondo », a Ă©tĂ© publiĂ© avec d'autres Ă©crits thĂ©oriques de Manuel de Falla dans l'ouvrage : Escritos sobre MĂșsica y MĂșsicos [« Ă©crits sur la musique et les musiciens »], Ă©d. Espasa Calpe, Collection Austral, no 53, Madrid, 1950 : (ASIN B00525PZYY)
  14. Federico García Lorca, traduit en français par Claude Boisnard, Jeu et théorie du duende (lire en ligne), p. 2 (sur 13).
  15. (es) « cuadro », sur Diccionario de la Lengua Española de la Real Academia (consulté le ).
  16. (es) « tablao », sur Diccionario de la Lengua Española de la Real Academia (consulté le ).
  17. (es) « juerga », sur Diccionario de la Lengua Española de la Real Academia (consulté le ).
  18. (es) « tercio », sur Diccionario de la Lengua Española de la Real Academia (consulté le ).
  19. Muriel Timsit, « La Lupi, enseignante par vocation », sur Flamenco-culture, (consulté le )
  20. Juego y teorĂ­a del duende.
  21. Voir notamment le Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Barbara Cassin (dir.). Voir aussi la préface de Nadine Ly au livre suivant déjà cité : Ignacio Gårate Martínez, Le Duende, jouer sa vie, La Varenne, Encre Marine, , 59 p. (ISBN 2-909422-95-X et 978-2909422954), préface.
  22. (es + fr) « Jeu et thĂ©orie du Duende (Ă©dition bilingue, chez Allia) » (consultĂ© le ), p. 12 et 13.
  23. (es + fr) « Jeu et thĂ©orie du Duende (Ă©dition bilingue, chez Allia) » (consultĂ© le ), p. 11.
  24. Federico García Lorca, Jeu et théorie du duende, p. 11 (sur 13) [lire en ligne].
  25. Federico García Lorca, Jeu et théorie du duende, p. 7 (sur 13) [lire en ligne].
  26. Federico García Lorca, « Juego y teoría del duende, texte original p. 2 (sur 9) (notre traduction) », sur docs Google (consulté le ).
  27. (es + fr) Federico GarcĂ­a Lorca traduit en français par Line Amselem, « PrĂ©sentation de la version bilingue des Ă©ditions Allia », sur bibliothĂšque des Éditions Allia, (consultĂ© le )
  28. (es) Biblioteca Virtual Universal, « Juego y teoría del Duende » [PDF], sur BVU (notre traduction) (consulté le ), p. 6 (sur 8).
  29. Roland Barthes (texte inaugural de la chaire de sémiologie au CollÚge de France), Leçon, Paris, Seuil, coll. « Points essais (pour la réédition en poche) », 1977 (rééd. 2015), 45 p. (ISBN 978-2-7578-5016-9 et 2-7578-5016-4, lire en ligne), conclusion en derniÚre page.
  30. Federico García Lorca, traduit en français par Claude Boisnard, Jeu et théorie du duende (lire en ligne), p. 2, 3 (sur 13)
  31. Federico García Lorca traduit en français par Claude Boisnard (et autres pour trad. alternatives), Jeu et théorie du duende (lire en ligne), p. 6 et 7 (sur 13)
  32. GarcĂ­a Lorca, Juego y teorĂ­a del duende, texte original p. 4 (sur 8) (notre traduction). [lire en ligne].
  33. Albert Camus, Noces suivi de L'ÉtĂ©, Gallimard, coll. « Folio », (ISBN 978-2-07-036016-1, lire en ligne)
  34. (es) « Jeu et théorie du Duende (édition bilingue, chez Allia) », (consulté le ), p. 15.
  35. Federico García Lorca, « Juego y teoría del duende, texte original publié par Biblioteca Virtual Universal (notre traduction) p. 5 (sur 8) », sur B.V.U. (consulté le ).
  36. Federico García Lorca traduit en français par Claude Boisnard, « Jeu et théorie du duende, p. 11 (sur13) » (consulté le )
  37. Federico García Lorca traduit en français par Claude Boisnard, « Jeu et théorie du duende, p. 5 et 6 (sur 13) » (consulté le ).
  38. (es) JosĂ© Manuel Caballero Bonald, « La potencia musical del flamenco », El PaĂ­s,‎ (lire en ligne, consultĂ© le ).

Voir aussi

Bibliographie

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Articles connexes

Liens externes

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  • Texte original de la confĂ©rence de Federico GarcĂ­a LorcaDocument utilisĂ© pour la rĂ©daction de l’article : on peut lire en ligne plusieurs versions de ce texte, de dimensions variables et avec des variantes (n'oublions pas que la confĂ©rence a Ă©tĂ© donnĂ©e plusieurs fois, de 1930 Ă  1934, ce qui explique peut-ĂȘtre ces diffĂ©rences) :
  1. PremiÚre version sur la Biblioteca Virtual Universal : Federico García Lorca, « Juego y teoría del duende », sur BVU (consulté le ), dont on trouvera le catalogue ici : BVU, « Catålogo » (consulté le ).
  2. Sur le site Educa-ché : Juego y teoría del duende, conférence donnée à Buenos Aires, La Havane, Montevideo, 1933-1934. Avec renvoi au texte intégral sur le site Docs Google : Federico García Lorca, « Juego y teoría del duende » (consulté le ).
  3. Autre site (Litera Terra, el portal de la literatura en español) qui propose le texte original intégral de la conférence, avec une introduction de Marisa Martínez Pérsico : Federico García Lorca, « Juego y teoría del duende », sur Litera Terra (consulté le ).
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