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TroisiĂšme Rome (Moscou)

L’expression « Moscou, troisiĂšme Rome » (en russe : ĐœĐŸŃĐșĐČа—трДтОĐč Đ ĐžĐŒ) rĂ©sume une thĂ©orie politique postulant que Moscou, devenue capitale du plus puissant État indĂ©pendant orthodoxe, aurait hĂ©ritĂ©, aprĂšs la chute de Constantinople (« deuxiĂšme Rome ») en 1453, de la mission de protĂ©ger les traditions de la Rome impĂ©riale (« premiĂšre Rome ») et la foi orthodoxe.

Cette thĂ©orie justifiait d’une part le pouvoir absolu du souverain, et d’autre part le rĂŽle de gardiens de la foi orthodoxe des Patriarches russes, sur le modĂšle byzantin dont Moscou adopta l’emblĂšme (aigle bicĂ©phale), le titre de « tsar » (dĂ©rivĂ© du titre romain de « CĂ©sar » dont dĂ©rive aussi le titre germanique de « Kaiser ») et les rites du couronnement. Cette thĂ©orie commença Ă  circuler dĂšs le milieu du XVe siĂšcle, mais trouva son expression dĂ©finitive au siĂšcle suivant dans trois lettres Ă©crites par le moine PhilothĂ©e (FilofeĂŻ) de Pskov au grand prince de Moscou, Ivan III, Ă  son successeur, Vassili III (1505-1533), et au nouveau gouverneur de Pskov, M. G. Misiour-Mounekhine.

Ses dĂ©fenseurs la lĂ©gitimaient par le mariage d’Ivan III avec la princesse ZoĂ© PalĂ©ologue, niĂšce du dernier empereur romain d’Orient mort en dĂ©fendant Constantinople : Constantin XI DragasĂšs. ÉlaborĂ©e et entretenue dans les milieux ecclĂ©siastiques, cette thĂ©orie ne reçut que peu d’attention des cercles politiques sinon pour justifier le pouvoir absolu des souverains et, sur le plan de la politique intĂ©rieure russe, finit par se voir vidĂ©e de sens lorsque Pierre Ier dĂ©cida d’europĂ©aniser le pays et de transfĂ©rer sa capitale de Moscou Ă  Saint-PĂ©tersbourg.

En revanche, sur le plan de la politique extĂ©rieure de l’Empire russe, elle continua Ă  servir, d’abord dans le « projet grec » de Catherine II, Grigori Orlov et EugĂšne Voulgaris, ensuite dans celui de « Nouvelle-Russie » rechristianisant les rives de la mer Noire prises Ă  l’Empire Ottoman puis, de pair avec le panslavisme, dans le « Grand Jeu » et la « Question d'Orient » Ă  travers la dĂ©fense des sujets chrĂ©tiens orthodoxes des Sultans ottomans[1].

Le contexte historique

L’entrĂ©e de la Russie dans la chrĂ©tientĂ© orthodoxe et son alliance avec Constantinople remontaient Ă  987, lorsque le prince de Kiev, Vladimir Ier (nĂ© en 958, mort en 1015) conclut un traitĂ© avec l’empereur Basile II et son coempereur Constantin VIII menacĂ©s par un usurpateur, Bardas Phokas. En Ă©change de son aide et de sa conversion au christianisme, Vladimir se vit accorder la main de la sƓur de l’empereur, Anna, une porphyrogĂ©nĂšte, privilĂšge rare Ă  l’époque. Le prince, qui reçut alors le nom de Basile, fut baptisĂ© le jour de l’Épiphanie 988 et son peuple (jusque lĂ  adepte de la mythologie slave) probablement Ă  la PentecĂŽte de la mĂȘme annĂ©e[2]. Une Église se mit progressivement en place dont le mĂ©tropolite Ă©tait nommĂ© par le patriarche de Constantinople, lequel nommait les Ă©vĂȘques en accord avec le prince[3].

Du rĂšgne de Vladimir Ă  la fin du XIIe siĂšcle, les grandes villes se multipliĂšrent et leurs noms remplacĂšrent progressivement le nom des tribus qui peuplaient la Rous’ : Kiev et Novgorod, situĂ©es aux deux extrĂ©mitĂ©s de la « route des VarĂšgues » devinrent mĂ©tropoles suivies de Vladimir, Souzdal, Tver et Pskov[4]. C’est Ă  cette Ă©poque qu’apparaĂźt dans les chroniques de 1147 le nom de Moscou fondĂ©e par Iouri Dolgorouki, prince de Souzdal[5].

la Moscovie en 1390
Le grand duché de Moscou en 1390.

La montĂ©e en puissance de Moscou se fit Ă  la faveur des invasions mongoles du XIIIe siĂšcle. En 1327, le prince de Moscou, Ivan Kalita, s’allia au khan de la Horde d’Or pour briser la rĂ©sistance de la ville de Tver. En rĂ©compense, il reçut le titre de grand-prince liĂ© Ă  la possession de Vladimir; il fut chargĂ© de collecter l’ensemble des tributs exigĂ©s des principautĂ©s russes par le khan et de rendre la justice parmi les autres princes, vassaux du khan. Dans leurs efforts pour Ă©lever Moscou au-dessus des autres principautĂ©s, les grands princes furent aidĂ©s par l’Église : en 1326, le mĂ©tropolite ThĂ©ognost, jusque-lĂ  rĂ©sidant Ă  Vladimir, s’installa Ă  Moscou[6].

À partir de cette Ă©poque et jusqu’à la libĂ©ration dĂ©finitive de la domination mongole sous Ivan III (nĂ© 1440, grand prince de Vladimir et de Moscou 1462, dĂ©cĂ©dĂ© 1505), et en dĂ©pit de certains revers, la Moscovie s’affirma comme un État de plus en plus puissant sur les plans politique, commercial et religieux, en plus de devenir le point de ralliement des autres princes Ă  la fois contre les Lituaniens au nord et les Tatars au sud[7].

Pendant ce temps, l’empereur Jean VIII dont le seul espoir de rĂ©sister aux Turcs rĂ©sidait dans une intervention armĂ©e de l’Occident dĂ©cida de se rendre avec le patriarche de Constantinople au concile de Florence oĂč il accepta en 1439 l’union des Églises catholique et orthodoxe. Cette apostasie de l’empereur et du patriarche de Constantinople souleva l’indignation non seulement Ă  Constantinople, mais Ă©galement Ă  Moscou oĂč le prince Vassili II (nĂ© 1415 ; prince de Moscou 1425 ; dĂ©cĂ©dĂ© 1462) fit dĂ©poser et jeter en prison le mĂ©tropolite Isidore, Grec nommĂ© par Constantinople et partisan de l’Union. DĂ©sormais, les Russes choisirent eux-mĂȘmes leur propre mĂ©tropolite et en 1448, Vassili II nomma sans consultation avec Constantinople l'Ă©vĂȘque Jonas comme mĂ©tropolite de Russie ; l’Église russe prenait ainsi ses distances par rapport au patriarche de Constantinople. Elle ne deviendra toutefois autocĂ©phale que sous le rĂšgne de Boris Godounov lorsque sera crĂ©Ă© le patriarcat de Moscou[8].

Les autres États orthodoxes comme la Bulgarie (1396) et la Serbie (1459) tombĂšrent successivement aux mains des Ottomans. Moscou, ou plus exactement la Moscovie, devenait ainsi le seul État orthodoxe indĂ©pendant d’Europe; de lĂ  Ă  conclure que Moscou avait pour mission divine de remplacer Constantinople, il n’y avait qu’un pas.

La théorie

La thĂ©orie de « Moscou, troisiĂšme Rome » vit le jour l’annĂ©e mĂȘme de la chute de Constantinople dans un livre Ă©crit Ă  Tver par le moine Foma (Thomas), Eulogie du Grand Prince, le pieux Boris Alexandrovic[9].

Elle fut Ă©laborĂ©e par le mĂ©tropolite Zozime dans son Canon Pascal (1492) puis dans trois lettres qu’écrivit le moine PhilothĂ©e (Filofey), alors staretz (terme russe dĂ©signant un « ancien » ou un « maĂźtre ») du monastĂšre Spaso-ÉlĂ©azar de Pskov au grand prince de Moscou, Vassili III (nĂ© 1479, grand prince 1505, dĂ©cĂ©dĂ© 1533), Ă  Ivan IV le Terrible (nĂ© 1530, grand prince puis tsar 1533, dĂ©cĂ©dĂ© 1584) et au gouverneur de Pskov, M. G. Misiur-Munekhin.

Sous le rĂšgne d’Ivan III s’était accĂ©lĂ©rĂ©e la concentration des pouvoirs entre les mains du grand prince, lequel asservit progressivement la noblesse et mit en place l’embryon d’un appareil d’État. Sous son rĂšgne, un mouvement hĂ©rĂ©tique connu sous le nom de judaĂŻsants creusa le fossĂ© qui sĂ©parait les « acquĂ©reurs », qui considĂ©raient les biens d’Églises comme indispensables aux actes de charitĂ© et les « non-acquĂ©reurs » qui appelaient les religieux Ă  la perfection morale et au respect de leur vƓu de pauvretĂ©. Ivan III, alors en lutte contre Novgorod, se rangea du cĂŽtĂ© des « non-acquĂ©reurs » et en profita pour confisquer les grands domaines de la noblesse et du clergĂ© de cette ville dont il fit dĂ©porter Ă  Moscou l’archevĂȘque ThĂ©ophile[10].

C’est donc probablement pour se gagner les faveurs d’un prince pouvant s’avĂ©rer menaçant que, dans la lettre au grand prince Vassili (Basile) III, PhilothĂ©e Ă©crivait en 1508 le passage cĂ©lĂšbre:

« Sachez, empereur [tsar] trĂšs pieux, que tous les empires appartenant Ă  la religion chrĂ©tienne orthodoxe, sont maintenant rĂ©unis dans votre empire : vous ĂȘtes le seul empereur des chrĂ©tiens du monde entier
 Tous les empires chrĂ©tiens se trouvent rĂ©unis dans votre empire. AprĂšs vous, nous attendons l’Empire qui n’aura pas de fin
 Deux Rome sont tombĂ©es, mais la troisiĂšme demeure et il n’y en aura pas de quatriĂšme[11]. »

Cette théorie comportait en fait deux volets : le premier justifiait le pouvoir absolu du souverain, le deuxiÚme faisait de la Moscovie la gardienne de la pureté de la foi orthodoxe.

coiffe de Constantin Monomaque
Selon Le Dit des princes de Vladimir, la coiffe de Monomaque Ă©tait une ancienne relique de l'Empire romain d'Orient.

En donnant au grand-prince le titre de « tsar », PhilothĂ©e accrĂ©ditait la thĂšse de l’origine divine du pouvoir princier, thĂšse inspirĂ©e par Agapet, auteur byzantin du VIe siĂšcle. Cette lĂ©gitimation du pouvoir absolu du prince se retrouvait dans les chroniques de l’époque circulant aussi bien Ă  la cour du prince qu’à celle du mĂ©tropolite. Ainsi, Le Dit des princes de Vladimir (ĐĄĐșĐ°Đ·Đ°ĐœĐžĐ” ĐŸ ĐșĐœŃĐ·ŃŒŃŃ… Đ’Đ»Đ°ĐŽĐžĐŒĐžŃ€ŃĐșох), Ă©crit par un moine du dĂ©but du XVIe siĂšcle, faisait remonter la lignĂ©e masculine des princes de Moscou non seulement Ă  Rurik mais Ă  un certain Prus Ă  qui l’empereur CĂ©sar Auguste, son oncle, aurait donnĂ© la partie nord du monde connu par la suite sous le nom de Prusse[A 1]. Selon la mĂȘme chronique, l’empereur byzantin Constantin IX Monomaque, aĂŻeul de Vladimir Monomaque (1052-1155) grand prince de Kiev, aurait offert Ă  celui-ci les symboles du pouvoir dont la cĂ©lĂšbre couronne qui servit par la suite au couronnement des tsars[12].

Par ailleurs, elle rappelait qu’à l’instar du prophĂšte Élie qui, avec le petit reste d’IsraĂ«l, s’était Ă©levĂ© contre le roi Achab aprĂšs son abandon du Dieu d’IsraĂ«l au profit du dieu Baal[13], la petite principautĂ© de Moscou, avait comme mission de succĂ©der Ă  Constantinople aprĂšs que l’empereur et le patriarche, mais non le peuple, eurent apostasiĂ© la vĂ©ritable foi orthodoxe. Dans cette optique, le grand prince qui allait prendre le titre de tsar, reprĂ©sentant de Dieu sur terre, avait donc comme mission de rĂ©gir l’empire en communion avec le patriarche, gardien de l’orthodoxie, dans l’attente du deuxiĂšme avĂšnement du Christ. La victoire de Koulikovo, en 1380, remportĂ©e sur les Mongols jusque-lĂ  invaincus, aprĂšs que les armĂ©es eurent Ă©tĂ© bĂ©nies par les autoritĂ©s religieuses de Moscou, revĂȘtit une dimension religieuse et fut interprĂ©tĂ©e comme une victoire de la Croix sur le Croissant[14].

Divers aspects de la politique d’Ivan III furent avancĂ©s par les historiens de l’époque et de leurs successeurs pour appuyer cette thĂ©orie, comme le mariage du prince avec la princesse ZoĂ© PalĂ©ologue, niĂšce du dernier empereur de Byzance, l’utilisation du titre de « tsar », l’adoption de l’aigle bicĂ©phale ou la similaritĂ© des rites du couronnement Ă  Moscou et Ă  Constantinople.

Les lacunes de cette théorie

Ces arguments ne résistent cependant pas à une analyse minutieuse.

Le mariage d’Ivan III et de ZoĂ© PalĂ©ologue

Sophie Paléologue
Sophie Paléologue.

Sophie PalĂ©ologue, dont le nom byzantin Ă©tait ZoĂ©, naquit en MorĂ©e en 1450 ou 1451[15]. Elle Ă©tait le dernier enfant de Thomas PalĂ©ologue, dernier despote de MorĂ©e et niĂšce de Constantin XI. Thomas et Constantin ayant tous deux adhĂ©rĂ© au principe de l’union des Églises, Sophie n’appartenait donc pas Ă  l’Église orthodoxe. Du reste, lorsque Thomas aprĂšs avoir quittĂ© la MorĂ©e, se rĂ©fugia Ă  Rome, Sophie fut Ă©levĂ©e par le cardinal Bessarion. Les fiançailles de ZoĂ© et d’Ivan III furent bĂ©nies Ă  Rome par le pape Sixte IV qui se chargea de la dot, espĂ©rant promouvoir le catholicisme romain en Russie[16]. La cĂ©rĂ©monie du mariage se dĂ©roula toutefois Ă  Moscou oĂč ZoĂ©, au grand dĂ©plaisir du pape, se convertit Ă  l’orthodoxie et changea son nom en celui de Sophie. Celle-ci n’avait donc pas appartenu Ă  la tradition orthodoxe avant son arrivĂ©e Ă  Moscou et n’avait jamais mis les pieds Ă  Constantinople. Il est donc peu probable qu’elle ait Ă©tĂ© en mesure d’introduire Ă  la cour de Moscou le cĂ©rĂ©monial de la cour byzantine. Sophie ayant deux frĂšres, Manuel et AndrĂ©, Ivan III ne pouvait non plus prĂ©tendre par ce mariage avoir des droits au trĂŽne impĂ©rial byzantin. AndrĂ© vendit du reste ses droits hĂ©rĂ©ditaires d'abord au roi de France Charles VIII (1494) puis, aprĂšs la mort de celui-ci, aux souverains espagnols Ferdinand II d'Aragon et Isabelle de Castille (1502), alors que Manuel, quitta Rome vers 1476 pour aller se jeter aux pieds de Mehmet II[17].

Utilisation du titre de « tsar »

petites armoiries de l'empire russe
Petites armoiries de l'empire russe : les tsars russes adopteront l'aigle bicéphale de l'empire romain d'Orient surtout pour justifier leur pouvoir absolu. De leur cÎté, les Kaisers germaniques en firent autant[18].

Les empereurs romains d’Orient portaient le titre de Basileus (« souverain » en grec) mais au Moyen Âge, le titre de CĂ©sar sous ses formes germanique (Kaiser) et slave (Tsar) n’avait pas disparu. Tsar qualifia des souverains bulgares et serbes, puis russes. On le retrouve par exemple appliquĂ© Ă  Vassili II dans un rapport sur le concile de Florence. Initialement il s’agissait d’une marque d’honneur qui ne devient un titre officiel qu’avec Ivan III et son fils, dans le texte d’une trĂȘve signĂ©e en 1474 avec la Livonie, et Ivan III ne l’utilisera lui-mĂȘme qu’aprĂšs la libĂ©ration de la Moscovie de la domination tatare. Le premier souverain Ă  recevoir ce titre sera Ivan IV en 1547 lorsqu’il sera couronnĂ© « tsar de toutes les Russies » (c'est-Ă -dire de toutes les principautĂ©s russes rĂ©unies par celle de Moscou). Dans une lettre d’instruction Ă  ses ambassadeurs Ă  la cour du Saint-Empire romain germanique datant de 1576, il revendiquera le titre impĂ©rial, non comme successeur des empereurs byzantins mais parce que son ancĂȘtre avait conquis « l’empire de Kazan et d’Astrakan »[19] - [20].

L’aigle bicĂ©phale

armoiries de l'empire byzantin
La banniĂšre de l'empire romain d'Orient, dit « byzantin » par les modernes, porte une croix flanquĂ©e de quatre signes que l'on peut interprĂ©ter comme des briquets hĂ©raldiques, des langues de feu ou la lettre grecque bĂȘta, pour « Basileus BasileĂŽn BasileuĂŽn BasileuontĂŽn » (Roi des rois rĂ©gnant sur ceux qui rĂšgnent).

L’aigle bicĂ©phale, utilisĂ© depuis longtemps en Occident, apparut aux XIIIe et XIVe siĂšcles en Serbie, en Bulgarie et en Roumanie. Au XIVe siĂšcle, les PalĂ©ologues utilisaient indiffĂ©remment l’aigle Ă  une ou deux tĂȘtes. Ce serait Alexis Ier ComnĂšne qui aurait dĂ©finitivement optĂ© pour l’aigle Ă  deux tĂȘtes, animal mythique de sa Paphlagonie natale[21] - [22]. Mais mĂȘme s’il fut utilisĂ© comme emblĂšme par les souverains de la maison des PalĂ©ologues[A 2], la banniĂšre officielle de l’empire continuĂšrent Ă  ĂȘtre une croix flanquĂ©e de quatre signes dans lesquels on peut voir ou bien des briquets hĂ©raldiques, des langues de feu ou la lettre BĂȘta pour « Basileus BasileĂŽn BasileuĂŽn BasileuontĂŽn » (Roi des rois rĂ©gnant sur ceux qui rĂšgnent). (voir illustration). Symbole de l’empire dans ses composantes occidentale et orientale il ne sera associĂ© qu’indirectement au pouvoir impĂ©rial dont les monnaies et le sceau portĂšrent toujours l’image du souverain, image qui apparaissait Ă©galement sur l’étendard personnel du mĂ©ga doux ou amiral de la flotte. Il n’est du reste pas certain qu’Ivan III ait fait usage de cet aigle sur un sceau. Ce sera Basile III (1479-1533), fils d’Ivan III, qui l’adoptera dĂ©finitivement[19].

Similitude des rites du couronnement

Le couronnement de Dimitri par son grand-pĂšre, le , avait comme but de dĂ©signer, comme cela s’était souvent fait Ă  Byzance, un successeur du vivant du grand prince. Mais cette prĂ©caution s’imposait alors, non pour imiter Byzance, mais pour assurer les droits dynastiques du jeune Dimitri. De son premier mariage avec Marie de Tver, Ivan III n’avait eu qu’un fils, Ivan grand duc de Tver qui mourut en 1490 ne laissant comme hĂ©ritier mĂąle que le jeune Dimitri, alors qu’il avait eu au moins cinq fils et deux filles de son mariage en deuxiĂšmes noces avec Sophie PalĂ©ologue.

Dans les rites du couronnement, le grand prince, « tsar orthodoxe et autocrate de toutes les Russies » se voyait qualifiĂ© d’attributs moins Ă©levĂ©s que ceux qui Ă©taient traditionnellement rĂ©servĂ©s aux empereurs byzantins et, contrairement Ă  ceux-ci, voyait dĂ©river ses pouvoirs non seulement de Dieu, mais aussi de ses ancĂȘtres princiers[23].

Politique Ă©trangĂšre d’Ivan III et de ses successeurs

Ivan III déchirant l'ultimatum du Khan mongol
Ivan III le Grand déchirant l'ultimatum du khan mongol. Toile d'Alexeï D. Kivchenko, 1862.

Mais c’est surtout la politique Ă©trangĂšre menĂ©e par les grands princes qui dĂ©montre que ceux-ci avaient d’autres prĂ©occupations que de remplacer Byzance Ă  la tĂȘte d’un empire universel. À la fin du XVe siĂšcle et tout au long du XVIe siĂšcle, la thĂ©orie mĂ©diĂ©vale d’un empire universel chrĂ©tien prĂ©sidĂ© par l’empereur byzantin (ou le Saint Empereur romain germanique) cĂ©da la place Ă  celle d’un ensemble d’États europĂ©ens dont les souverains Ă©taient plus ou moins Ă©gaux entre eux. Loin de s’intĂ©resser Ă  la succession de Byzance et de chercher Ă  conquĂ©rir les Balkans, pourtant Ă©galement pays orthodoxes, les souverains russes cherchĂšrent Ă  reconquĂ©rir les territoires de l’Ouest qui avaient dĂ©jĂ  formĂ© la Russie kiĂ©vienne et qui avaient Ă©tĂ© conquis par la Lituanie au XIVe siĂšcle. De plus, les souverains russes non seulement ne cherchĂšrent pas Ă  attaquer l’empire ottoman qui avait remplacĂ© l’empire byzantin, mais tentĂšrent de se concilier le sultan dans l’espoir que celui-ci rĂ©siste Ă  toute tentative du khan tatare de CrimĂ©e d’envahir la Russie par le sud. C’est Ă©galement pourquoi ils rĂ©sisteront Ă  toutes les tentatives de l’Ouest et plus spĂ©cifiquement du pape au XVIe siĂšcle pour les faire entrer dans une alliance contre les Turcs. Ivan IV ne dĂ©clara-t-il pas en 1582 au lĂ©gat du pape, Antonio Possevino : « Nous ne cherchons pas Ă  Ă©tablir un royaume qui englobe tout l’univers »[24] ? Selon l’expression de Dimitri Obolensky, leur but sera « Moscou, la seconde Kiev » et non « Moscou, la troisiĂšme Rome »[25].

La disparition de cette théorie

Dans l’esprit du moine PhilothĂ©e, le concept de la « troisiĂšme Rome » devait se comprendre dans un sens religieux qui englobait le sens politique et dans une perspective eschatologique. La troisiĂšme Rome devait ĂȘtre, comme on l’avait cru pendant l’empire byzantin, le prĂ©lude plus ou moins bref au second AvĂšnement du Christ et Ă  l’établissement « du royaume qui n’aurait pas de fin ». La principautĂ© de Moscou devenait ainsi le dernier refuge des vrais croyants, de la grande civilisation chrĂ©tienne avant que celle-ci ne soit engloutie par l’hĂ©rĂ©sie romaine (l’abandon de l’orthodoxie par l’Église de Rome) et l’apostasie grecque (lors du concile de Ferrare-Florence)[23].

ÉlaborĂ©e dans les milieux ecclĂ©siastiques et prĂŽnant le retour Ă  un Ăąge d’or mythique oĂč l’empereur et le patriarche rĂ©gneraient conjointement sur un empire universel, cette thĂ©orie Ă©tait dĂ©jĂ  en retard sur l’évolution historique de la Moscovie et sur celle de l’Europe d’alors ; si elle continua Ă  circuler dans les milieux ecclĂ©siastiques, elle ne retint guĂšre l’attention des milieux politiques.

Opposition des moines aux réformes de 1666
Opposition des moines du monastÚre de Solovetski aux réformes de 1666. Toile de Miloradovitch (1851-1943).

L’une des derniĂšres manifestations de cette thĂ©orie eschatologique (l’on s’attendait Ă  ce que l’an 1666 marquĂąt la fin du monde) fut le schisme des « Vieux Croyants » ou Raskols qui, dans la deuxiĂšme moitiĂ© du XVIIe siĂšcle, endurĂšrent la persĂ©cution plutĂŽt que d’accepter les rĂ©formes que voulait imposer le patriarche Nikon[26]. L’introduction de l’imprimerie avait suscitĂ© une hostilitĂ© farouche dans certains milieux ecclĂ©siastiques pour qui seuls les scribes pouvaient transcrire fidĂšlement la parole divine. MalgrĂ© leur opposition, de nombreux livres religieux furent Ă©ditĂ©s Ă  Kiev et en 1649 le tsar fit venir Ă  Moscou des savants capables de traduire la Bible directement du grec en slavon. On dĂ©couvrit alors non seulement de nombreuses erreurs de copistes, mais bon nombre de diffĂ©rences entre les usages byzantins et russes. Les Russes se signaient de deux doigts alors que les Byzantins le faisaient avec trois. Les uns et les autres lisaient diffĂ©remment certains passages du Symbole de la foi et Ă©crivaient diffĂ©remment le nom du Christ. Le patriarche prit alors position en faveur des traditions byzantines alors que les Vieux Croyants maintinrent, mĂȘme sous la persĂ©cution et la torture, la fidĂ©litĂ© aux traditions spĂ©cifiquement russes. Ces traditions Ă©taient pour eux la preuve que leur Église contrairement Ă  l’Église grecque Ă©tait celle qui avait maintenu la vĂ©ritable puretĂ© de la foi orthodoxe[27].

Si les tsars cherchĂšrent Ă  s’approprier un pouvoir de plus en plus absolu et si les dĂ©bats sur la thĂ©orie et la pratique du pouvoir monarchique abondĂšrent au XVIe siĂšcle alors que le pasteur allemand Oderborn affirmait qu’Ivan IV « Ă©tait reconnu de son vivant Dieu terrestre, empereur et pape »[28], leur politique intĂ©rieure aussi bien qu’étrangĂšre visa beaucoup plus Ă  Ă©tendre et Ă  consolider le territoire de la Moscovie qu’à Ă©tablir un empire universel.

AprĂšs avoir vaincu la Horde d’Or Ă  Koulikovo, les grands princes russes, qui tenaient dĂ©sormais le premier rĂŽle au centre du systĂšme Ă©clatĂ© des principautĂ©s russes, se mirent en frais de rĂ©unir celles-ci. DĂ©jĂ  Ivan III, aprĂšs s’ĂȘtre emparĂ© de Novgorod (1478) et d’autres principautĂ©s russes du Nord, se dirigea vers le Nord-est jusqu’aux dĂ©filĂ©s de l’Oural et prit pied en Asie : la Russie naissante sera eurasienne et non mĂ©diterranĂ©enne comme l’avait Ă©tĂ© Byzance[29]. Ivan IV continuera cette expansion, fit la guerre aux khanats musulmans hĂ©ritiers de la Horde d’Or et progressa en SibĂ©rie. Mais il se tourna aussi vers l’Ouest et les États qui commandaient l’accĂšs Ă  la Baltique : la Livonie, la Lituanie et la Pologne[30]. Ce fut toutefois moins au succĂšs des armes qu’à la volontĂ© des commerçants comme les Stroganov que l’on dut la conquĂȘte de la SibĂ©rie qui se continua sous FĂ©dor Ier (nĂ© 1557, tsar 1584, dĂ©cĂ©dĂ© 1598), successeur d’Ivan IV[31].

La seule conquĂȘte oĂč la religion joua un rĂŽle important fut celle de l’Ukraine en 1654. La dĂ©cision du pape ClĂ©ment VIII en 1596 de soutenir l’Union de Brest qui crĂ©ait une Église uniate (Église catholique conservant le slavon comme langue liturgique et les usages orientaux) avait eu comme consĂ©quence de faire coexister deux Églises en Ukraine : l’Église uniate soutenue par la Pologne et l’Église orthodoxe, persĂ©cutĂ©e mais gardant la faveur des fidĂšles. De religieux, le conflit prit une tournure politique lorsqu’il s’étendit Ă  la steppe oĂč les Cosaques du Dniepr Ă©taient opposĂ©s aux Polonais. Progressivement, les Cosaques glissĂšrent dans le camp nationaliste et orthodoxe et demandĂšrent la protection de la Russie. Bien qu’hĂ©sitant parce qu’il ne voulait pas d’une guerre avec la Pologne, le deuxiĂšme tsar Romanov, Alexis MikhaĂŻlovitch (nĂ© 1629, tsar 1645, dĂ©cĂ©dĂ© 1676), accepta et devint ainsi « tsar et grand prince autocrate de toutes les Russies, Grande [entendre la Russie d’alors] et Petite [entendre l’Ukraine] »[31].

statue Ă©questre de Pierre Ier
Statue équestre de Pierre Ier à Saint-Pétersbourg. L'européanisation de la Russie et le déménagement de sa capitale vers l'Ouest devaient marquer la fin de la théorie de Moscou, troisiÚme Rome.

Le dernier coup fut portĂ© Ă  cette thĂ©orie par Pierre le Grand (nĂ© en 1672, tsar en 1682, prend le titre d’empereur en 1721, mort en 1725). PersuadĂ© de la nĂ©cessitĂ© de moderniser son pays, de le doter d’une flotte et de lui assurer l’accĂšs aux mers, Pierre va pendant deux ans (1696-1697) avec « la Grande Ambassade » visiter l’Europe incognito, pour mieux connaĂźtre la culture occidentale, apprendre diffĂ©rents mĂ©tiers manuels dont l’artillerie et la construction navale et recruter des spĂ©cialistes Ă©trangers. Et si quelques doutes subsistaient sur son orientation europĂ©enne, il entreprit en 1703 la construction d’une nouvelle capitale sur les rives de la mer Baltique, au fond du golfe de Finlande : Moscou fut dĂ©laissĂ©e au profit de Saint-PĂ©tersbourg. Enfin, le , il abandonna le titre de tsar pour celui d’ « empereur de toutes les Russies », non pour prĂ©tendre Ă  l’hĂ©ritage de Byzance, mais pour marquer l’avĂšnement d’une nouvelle puissance dans le concert des nations europĂ©ennes[32].

L’idĂ©e de « Moscou, troisiĂšme Rome » avait vĂ©cu.

RĂ©silience de cette utopie

Le philosophe Nikolaï Fiodorov, qui aurait prédit la Seconde Guerre mondiale, annonce l'avÚnement de la TroisiÚme Rome avec comme centre le Kremlin et devenant un rempart contre l'islam[33].

Le patriarche de Moscovie, Cyrille Ier, en présentant l'intervention militaire de la Russie en Syrie comme une nouvelle croisade , remet au goût du jour le concept de troisiÚme Rome[34].

À l'opposĂ©, le conseiller Ă  la sĂ©curitĂ© nationale du prĂ©sident amĂ©ricain Jimmy Carter, Zbigniew BrzeziƄski, dans son ouvrage intitulĂ© Le grand Ă©chiquier, compare volontiers les États-Unis Ă  l'Empire romain[35].

Le rattachement de la Crimée à la Russie en 2014 marque l'établissement d'une continuité en termes de territoire entre l'Empire romain d'Orient et la Russie, troisiÚme Rome.

Notes

  1. voir l'article L'histoire des princes de Vladimir (en)
  2. voir article « Paléologue ».

Références

  1. Georges Florovsky, Les Voies de la théologie russe, traduit en français par J.C. Roberti, Desclée de Brouwer Eds., Paris 1991, p.150.
  2. « Vladimir I » dans Kazhdan (1991), t. 3, p. 2184; Kondratieva (1996), p. 29.
  3. Kondratieva (1996), p. 30.
  4. Kondratieva (1996), p. 33.
  5. Carrùre d’Encausse (2005), p. 20.
  6. Carrùre d’Encausse (2005), p. 22 ; Kondratieva (1996), p. 73-74.
  7. Carrùre d’Encausse (2005), p. 24-25.
  8. voir article « Boris Godounov ».
  9. Auty et Obolensky (1997), p. 94.
  10. Kappeler ( 2004), p. 174; Kondratieva (1996), p. 82-83.
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  12. Kondratieva (1996), p. 83.
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  14. Carrùre d’Encausse (2005), p. 32-33.
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  16. Nicol (2005), p. 423.
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  19. Obolensky (1971), p. 364
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  23. Obolensky (1971), p. 365
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  33. La résurrection de Moscou TroisiÚme Rome ou la face cachée du projet fédorovien de Jean-Claude Roberti (1984) page 79-85
  34. Antoine COURBAN, « Une croisade moscovite à la Daech », sur L'Orient-Le Jour, (consulté le )
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Sources

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  • CarrĂšre d’Encausse, HĂ©lĂšne. L’Empire d’Eurasie, Une histoire de l’Empire russe de 1552 Ă  nos jours. Paris, Fayard, 2005. (ISBN 2-213-62312-0).
  • (en) Alexander Kazhdan (dir.), Oxford Dictionary of Byzantium, New York et Oxford, Oxford University Press, , 1re Ă©d., 3 tom. (ISBN 978-0-19-504652-6 et 0-19-504652-8, LCCN 90023208)
  • Keppeler, Andreas. "Die Geschichte Russlands im 16. Und 17. Jahrhundert aus der Perspektive seiner Regionen." Forschung zur OsteuropĂ€ischen Geschichte. Band 63. Osteuropa-Institut der Freien UniversitĂ€t Berlin. 2004 [en ligne] https://books.google.ca/books?id=3f_O2qVhizUC&pg=PA174&lpg=PA174&dq=Feofil+%2B+Erzbischof&source=bl&ots=5I1gB3TuH0&si.
  • Kondratieva, Tamara. La Russie ancienne. Paris, Presses Universitaires de France, 1996. Coll. Que sais-je ? numĂ©ro 3092. (ISBN 2 13 047722 4).
  • Nicol, Donald M. Les derniers siĂšcles de Byzance, 1261-1453. Paris, SociĂ©tĂ© d’édition Les Belles Lettres, 2005. (ISBN 2-251-38074-4).

Voir aussi

Bibliographie complémentaire

  • Laats, Alar. The Concept of the Third Rome and its Political Implications.
  • Lettenbauer, Wilhelm. Moskau, das dritte Rom. Zur Geschichte einer politischen Idee. MĂŒnchen 1961.
  • Malinin, V. Starets Eleazorova monastyrya Filofey i ego poslaniya, Kiev, 1901.
  • Michel Heller, Histoire de la Russie et de son Empire, chap. 3-2 ; 2015, Éd. Tempus Perrin (ISBN 978-2262051631)
  • Obolensky, Dimitri. Byzantium and the Slavs. New York, St Vladimir’s Seminary Press. 1994. (ISBN 0-88141-008-X).
  • Obolensky, Dimitri. The Byzantine Commonwealth, Eastern Europe 500-1453. London, Phoenix Press, 1971. Paperback edition, 2000. (ISBN 1-84212-019-0).
  • Ostrogorsky, Georges. Histoire de l’État byzantin. Paris, Fayard, premiĂšre Ă©dition française 1956, prĂ©sente Ă©dition 1983. (ISBN 2-228-07061-0).
  • Schaeder, Hildegard. Moskau das Dritte Rom. Studien zur Geschichte der politischen Theorien in der slavischen Welt. Darmstadt 1957.

Articles connexes

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