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Tariqa

Tariqa (arabe : Ű·ÙŽŰ±ÙÙŠÙ‚Ű© [tarÄ«qa] (pl.: turuq: Ű·Ű±Ù‚) : procĂ©dĂ©, voie, mĂ©thode) dĂ©signe gĂ©nĂ©ralement les confrĂ©ries mystiques soufies dans l'islam, dont les fidĂšles sont rĂ©unis autour d’une figure sainte, ancienne ou rĂ©cente, autour de son lignage et de ses disciples[1].

Mazar Ghous, construit autour du tombeau Ă  coupole bleue de Abd-al-QĂądir al-JilanĂ­, Ă  Bagdad.

Si le terme de confrérie soufie a été assez tÎt utilisé par les observateurs coloniaux, tentés de les assimiler aux monastÚres et couvents issus du monde chrétien[2], on lui préfÚre aujourd'hui l'expression voies soufies pour désigner à la fois la formation et l'organisation des turuq en islam. Elle porte en général le nom de son fondateur[3].

Généralités

Les premiers saints soufis, au Moyen-Âge, Ă©taient des personnages marginaux adeptes de la pauvretĂ© et du retrait de la sociĂ©tĂ©. Progressivement toutefois, l’enseignement de certains d’entre eux a Ă©tĂ© institutionnalisĂ© et transmis par des chaĂźnes de disciples. Ainsi sont nĂ©es les confrĂ©ries qui se sont initialement formĂ©es autour d’une figure sainte puis perpĂ©tuĂ©es autour de son lignage et de ses disciples[4]. Le fondateur, rĂ©putĂ© dĂ©tenir et transmettre la baraka, une « bĂ©nĂ©diction » d’origine divine qui confĂšre Ă  son dĂ©tenteur des pouvoirs particuliers de protection, de clairvoyance, de guĂ©rison, etc.

Les tariqas ainsi formĂ©es s'inscriront, selon les circonstances, dans des environnements sociaux trĂšs variĂ©s (autour d'un mĂ©tier, d'une tribu, d'une zone gĂ©ographique, etc.) et constitueront dans certains cas une force de rĂ©sistance aux pouvoirs et, dans d’autres, un soutien des autoritĂ©s en place[4]. De plus, elles se ramifieront progressivement, chaque rameau Ă©tant constituĂ© d'une chaĂźne de descendants ou de disciples (silsila ou isnĂąd), imaginaires ou non, remontant au fondateur et, in fine, jusqu’au ProphĂšte, fondant ainsi lĂ©gitimitĂ© de chaque branche locale[4].

Autour du cheikh, on trouve un premier cercle de disciples directs qui vont suivre les enseignements et tenter d’atteindre des « Ă©tats » mystiques par diffĂ©rents exercices (abstinence, rĂ©citation, isolement)[4]. Il y a ensuite d’autres cercles, correspondant Ă  une appartenance plus sociologique : ces groupes moins assidus aux exercices pieux font de leur affiliation un Ă©lĂ©ment de leur identitĂ© et rendent rĂ©guliĂšrement visite Ă  leur cheikh local pour recevoir ses conseils et ses bĂ©nĂ©dictions, et bĂ©nĂ©ficier ainsi de la protection surnaturelle de la baraka. L’établissement qui les accueille sert Ă  la fois de rĂ©sidence au cheikh, de lieu d’enseignement et d’hĂŽtellerie dotĂ©e de chambres, appelĂ© zaouĂŻa (ou dahira au SĂ©nĂ©gal). Le cheikh fait, de son cĂŽtĂ©, des tournĂ©es pĂ©riodiques (ziyara) parmi ses fidĂšles[4].

Les tariqas se sont vĂ©ritablement structurĂ©es vers les XIe et XIIe siĂšcles. Leur extension dans les diffĂ©rentes couches des sociĂ©tĂ©s musulmanes s'est faite progressivement selon les conditions socio-culturelles des aires du monde musulman (Afrique noire, monde arabe, persan, indien, indonĂ©sien, chinois, etc.). Les premiĂšres Ă©coles soufis s'Ă©laborent au IXe siĂšcle Ă  Bassorah et Ă  Bagdad autour de maĂźtres rĂ©putĂ©s comme Junayd et son disciple al-Hallaj. À partir du XIIe siĂšcle se rĂ©pandent des confrĂ©ries (tariqa) oĂč les adeptes (murid), Ă  la recherche de l'effacement en Dieu (el fana'ou fi-llah), sont guidĂ©s par un cheikh ou murchid dans la pratique du dhikr, qui est l'Ă©lĂ©ment central du rituel soufi. Ainsi naissent notamment la Qadiriyya Ă  Bagdad au XIIe siĂšcle, l'ordre des derviches mawlawi de JalĂąl ud DĂźn RĂ»mĂź Ă  Konya au XIIIe siĂšcle, la Chadhiliyya au Maghreb et en Égypte au XIVe siĂšcle, la Naqshbandiyya en Asie centrale au XIVe siĂšcle, la Darqawiyya et la Sanousiyya au XIXe siĂšcle au Maghreb
 Le mouridisme et la Tijaniyya sont pour leur part essentiellement prĂ©sents en Afrique.

L’adhĂ©sion des populations et les dons remis par les fidĂšles font de ces organisations des puissances morales et Ă©conomiques[4].

Ces confrĂ©ries ont rayonnĂ© de façon plus ou moins importante dans le monde musulman. Surtout, les confrĂ©ries se divisent en branches multiples, le long des chaĂźnes de transmission de baraka, qui finissent par devenir complĂštement autonomes au fil du temps[4] sous la direction d'un maĂźtre (cheikh) qui, par le biais d'un pacte initiatique Ă©tabli avec ses disciples, s'engage Ă  les guider dans leur cheminement spirituel. Sous l'Ă©tiquette de telle ou telle tariqa se trouve donc une grande diversitĂ© d’entitĂ©s indĂ©pendantes les unes des autres dont les relations pourront toutefois ĂȘtre rĂ©activĂ©es quand les circonstances s’y prĂȘtent[4].

L’identitĂ© d’une confrĂ©rie tient Ă  la silsila de ses cheikhs, aux enseignements de ses fondateurs et successeurs ainsi qu'Ă  des rĂ©citations (wird) et rites distinctifs[4]. Il est toutefois difficile de tracer des frontiĂšres prĂ©cises entre les tariqas, celles-ci se subdivisant sans cesse en apportant au dogme, sous l'influence d'un cheikh charismatique, des modifications plus ou moins significatives qui lui vaudront ou non aux yeux de ses adeptes de constituer une voie originale[3].

Toutefois, s'il est avĂ©rĂ© que le soufisme est apparu dĂšs les dĂ©buts de l'islam (Voir Popovic & Veinstein, Les Voies d'Allah, 1995), les tariqas et leurs reprĂ©sentants ont toujours vu leur orthodoxie remise en cause par certains casuistes musulmans (thĂ©ologiens ou juristes) qui rejettent le soufisme (tassawuf) au regard de la loi (charia et fiqh). En effet, les diffĂ©rents traitĂ©s soufis symbolisent la tariqa par le rayon d’un disque dont le contour externe serait la loi religieuse exotĂ©rique (charia) et dont le centre serait la rĂ©alitĂ© divine (haqiqa) comme prolongement et approfondissement de la tradition musulmane, en tant que vecteur d'une transformation de soi.

Histoire

À l’origine, les premiers ascùtes : VIIIe – Xe siùcle

Ahmad ibn ‘Ajiba (1747-1809), soufi marocain, fait remonter une des Ă©tymologies possibles du mot tassawuf (soufisme, cf l'article) au mot suffa (le banc), il explique cette provenance par l’idĂ©e que :

« Les soufis ressemblent aux « Gens du Banc » par la fermeté de leur orientation (vers Dieu) et par leur renoncement au monde. »

Cette idĂ©e tĂ©moigne du caractĂšre Ă©minemment ascĂ©tique de la vie des premiers soufis dont l’aspiration et le mode de subsistance rappelaient effectivement leur glorieux aĂźnĂ©s qu’étaient les « Gens du banc » (Ahl al-Suffa). Ayant tout laissĂ© derriĂšre eux pour partir rejoindre Mahomet Ă  MĂ©dine entre 622 et 630, celui-ci leur rĂ©serva un secteur du long portique de la mosquĂ©e (qui Ă©tait une extension de sa propre maison) ainsi qu’un banc de pierre. Parmi les Ă©gards particuliers que leur tĂ©moignait encore Mahomet, une tradition rapporte qu’il leur aurait transmis les formules que tous musulmans prononcent aprĂšs la priĂšre : Gloire Ă  Dieu, louange Ă  Dieu, Dieu est le plus grand. Les protĂ©gĂ©s de Mahomet n’étaient pas pour autant qualifiĂ©s de soufis mais faisaient partie des compagnons (sahaba) Ă  l’égal de tous ceux qui, en tant que musulmans, l’avaient vu au moins une fois.

Ce compagnonnage (suhba) originel correspondant Ă  l’Âge d’Or du temps de la RĂ©vĂ©lation vit naĂźtre la premiĂšre expression musulmane d’une confraternitĂ© spirituelle se structurant autour d’un maĂźtre. Lorsque Mahomet meurt en 632, cette tradition demeure mais sa forme spĂ©cifiquement ascĂ©tique n’est suivie que par quelques-uns. Les premiers soufis se nomment entre eux les fĂ»qaras, les pauvres, se dĂ©finissant ainsi moins par la petitesse de leurs moyens que par leur recours existentiel Ă  Dieu. DĂ©jĂ  une Ă©lite spirituelle s’est formĂ©e par l’intermĂ©diaire des deux califes dits « bien guidĂ©s » (les khoulafah Rachidoune), Abou Bakr (570-634) et ’Ali ibn Abi Talib (600-661). Il faut encore attendre le milieu du VIIIe siĂšcle pour voir l’un de ces ascĂštes primitifs ĂȘtre dĂ©signĂ© du nom de soufi, et quatre siĂšcles encore pour que les premiers vĂ©ritables rassemblements de soufis en confrĂ©ries voient le jour. Ceci permet d'Ă©chelonner la structuration du soufisme selon trois grandes pĂ©riodes : La premiĂšre allant du VIIIe au Xe siĂšcle, la deuxiĂšme du Xe au XIIIe siĂšcle et la troisiĂšme du XIIIe au XIXe siĂšcle.

La premiĂšre grande pĂ©riode correspond Ă  la vie des premiĂšres grandes figures du soufisme et leur expĂ©rience de la voie mystique. Durant la seconde pĂ©riode, la spiritualitĂ© soufie se thĂ©orise et commence Ă  se dĂ©finir par rapport Ă  la loi islamique et la thĂ©ologie. La troisiĂšme pĂ©riode est celle qui voit naĂźtre les grandes structures communautaires de type confrĂ©rique dont la croissance est continue jusqu’au XIXe siĂšcle.

Cette pĂ©riodisation trouve sa logique dans le fait que le soufisme en tant que tradition spirituelle repose avant tout sur une expĂ©rimentation des choses. Les premiers ascĂštes qui goĂ»tĂšrent Ă  l’expĂ©rience mystique permirent aux thĂ©oriciens des siĂšcles suivants de bĂ©nĂ©ficier d’une base solide pour la construction thĂ©orique du soufisme et l’exposition de sa doctrine. Les schĂ©mas et termes techniques qu’établiront les Junayd et autres Al-Ghazali ne seront que l’explication de cette science du dĂ©voilement, cette hermĂ©neutique spirituelle. C’est seulement aprĂšs que pourra s’étendre le mouvement confrĂ©rique.

L’époque oĂč vivent les premiers ascĂštes correspond historiquement Ă  la premiĂšre dynastie musulmane des Omeyyades dont Damas est la capitale de 660 Ă  750. Cependant, c’est au bord de l’Euphrate, que se situe le foyer de l’ascĂ©tisme en islam. Les villes de Basra et Kufa rayonnent des premiĂšres grandes figures du soufisme. C’est ici que pour la premiĂšre fois, un cĂ©lĂšbre prĂ©dicateur emploiera le mot « soufi ». Hassan al-Basri (642-728), d’origine mĂ©dinoise, y participe Ă  la formation d’un peu toutes les branches des sciences musulmanes. Cependant, c’est surtout sa piĂ©tĂ©, ses sermons ainsi que ses Ă©bauches d’interprĂ©tations spirituelles du Coran qui marquent profondĂ©ment le soufisme naissant. Il n’y a rien d’étonnant Ă  voir mentionner son nom Ă  la base de nombreuses chaĂźnes initiatiques. Kufa quant Ă  elle tient sa dimension spirituelle de la prĂ©sence de certains compagnons mais surtout d’Ali ibn Abi Talib et de sa descendance dont le cĂ©lĂšbre Ja`far al-Sidiq (699-765).

Vers 777 apparaĂźt la premiĂšre chaĂźne initiatique remontant Ă  ‘Ali, passant par Ibrahim Ibn Adham et qui deviendra par la suite la confrĂ©rie Adhamiyya, soit l’une des toutes premiĂšres confrĂ©ries existantes. Originaire de Balkh, formĂ© Ă  Basra, Ibn Adham se retirera prĂšs d’Antioche et reprendra avec d’autres maĂźtres soufis la tradition Ă©rĂ©mitique syriaque. L’ascĂ©tisme est la premiĂšre expression que connut la spiritualitĂ© soufie. Ibn Khaldun a pu rapprocher cet Ă©tat de fait par la constitution de l’Islam non seulement en tant que civilisation prospĂšre mais surtout en tant que moyen pour certaines personnes d’y faire carriĂšre (thĂ©ologiens, juristes, etc.), c’est-Ă -dire de se conforter dans une attitude que les soufis jugeaient Ă  l’opposĂ© d’un Ă©tat de quĂȘte. Ces derniers se seraient sans doute dĂ©tournĂ©s de cela en s’isolant, voire se marginalisant de cette sociĂ©tĂ© et par-lĂ  mĂȘme devinrent des avertisseurs pour le peuple, dĂ©montrant par leur existence mĂȘme la vanitĂ© de certains d’enfermer l’esprit dans la lettre.

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’injonction de la grande sainte soufie de l’époque Rabia al Adawiyya (m. en 801) de n’adorer Dieu non pas « par crainte de Son Enfer ni dĂ©sir de Son Paradis mais par pure aspiration Ă  contempler Sa Face ».

NĂ©e Ă  Basra, ancienne esclave affranchie qui renonça au mariage pour ne se consacrer qu’à Dieu, Rabi’a al-Adawiya est une figure majeure du soufisme. Son immense rayonnement lui valut la vĂ©nĂ©ration de ses contemporains et les maigres Ă©crits qui nous restent d’elle en font Ă©galement l’un des premiers chantres de l’amour divin. Dans cet Ăąge classique du soufisme, Rabi’a explore, comme d’autres, les sentiers de cette mystique. Conjointement, les premiers ascĂštes mettent en garde le commun des croyants contre l’insouciance ou la facilitĂ©. Ces mises en garde vont revĂȘtir diffĂ©rentes formes selon leurs expĂ©riences.

Au IXe siĂšcle, Bagdad, nouvelle capitale Abbasside, rayonne dans tous les domaines. Elle attire Ă©videmment tous les maĂźtres ainsi que leurs disciples. Retenons al-Muhassibi (781-857) dont le nom se rapporte Ă  la notion d’examen de conscience (Muhasaba), notion qui constitue le cƓur de son Ɠuvre principale, « L’Observance des droits de Dieu », oĂč l’on retrouve toute l’intellectualitĂ© de l’école de Basra. Cette ville avec d’autres, rĂ©sistent encore pour quelque temps Ă  l’attraction de la capitale ; mais Kufa trop proche est dĂ©jĂ  absorbĂ©e. D’autres pĂŽles urbains deviennent des centres de diffusion et de vĂ©ritables Ă©coles d’oĂč proviennent de trĂšs grandes figures de ce soufisme classique. Ainsi en est-il pour Nichapour au Khorasan et Balkh en Transoxiane.

En Égypte et en Syrie, ce sont les notions d’Amour divin et de Connaissance qui sont vĂ©hiculĂ©s par le grand DhĂ» l-NĂ»n al-Misri (771-860). Dans le Khorasan, AbĂ» Yazid al-Bistami (m. en 874) imprime de sa personnalitĂ© tout le soufisme oriental avec la notion d’ivresse spirituelle. Les propos qu’il tient font souvent l’objet de profonds commentaires non exempts de dĂ©veloppements mĂ©taphysiques :

« On interrogea AbĂ» Yazid sur l’ascĂšse. Il rĂ©pondit : - Elle n’a aucune valeur. Je n’ai Ă©tĂ© ascĂšte que trois jours dans ma vie. Le premier, j’ai renoncĂ© Ă  ce monde, le deuxiĂšme, Ă  l’au-delĂ , et le troisiĂšme, Ă  tout ce qui n’est pas Dieu. J’ai alors entendu cet appel : que veux-tu ? - Ne rien vouloir, rĂ©pondis-je, car je suis celui qui est voulu (Murad) et Tu es celui qui veut (Murid) ».

Ces « locutions thĂ©opathiques » (Shatahat) sont tout Ă  fait comparables Ă  celles de Rabi’a et ont la mĂȘme fonction d’« Ă©carter de la Voie les limites d’une tradition dĂ©sormais trop bien Ă©tablie » (Denis Gril). On retrouve AbĂ» Yazid dans la chaĂźne initiatique de la Naqchabandiyya. Dans la mĂȘme lignĂ©e nous retrouvons Abu l-Mughith al-Husayn, surnommĂ© al-Hallaj (858-922), « le cardeur » (des consciences). Hallaj suivit un temps l’enseignement de plusieurs maĂźtres soufis avant de se sĂ©parer d’eux et de partir tĂ©moigner de son expĂ©rience Ă  travers un long pĂ©riple qui le mena de l’Iran jusqu’aux frontiĂšres de la Chine. C’est de retour Ă  Bagdad qu’il prononça la fameuse phrase : « Je suis la vĂ©ritĂ© » (Ana al-Haqq), manifestant alors aux yeux de tous son Ă©tat spirituel d’union avec le divin. Il est dit dans le soufisme que Hallaj fut d’abord condamnĂ© par les maĂźtres spirituels de son temps avant de l’ĂȘtre par les juristes. Ceci correspondrait Ă  la rĂšgle primordiale de ne pas divulguer les secrets de l’initiation, les dĂ©voilements spirituels fruits de l’expĂ©rience mystique, Ă  un public Ă©tranger Ă  cela. À titre d’exemple, Hallaj fut prĂ©cisĂ©ment condamnĂ© pour avoir prĂ©tendu que l’on pouvait faire le pĂšlerinage sans se rendre Ă  la Mecque. Le tĂ©moignage public de ses Ă©tats d’ivresse spirituelle n’empĂȘcha pas la formation d’une voie qui compte plusieurs milliers de disciples vers le XIe siĂšcle.

Cette figure centrale de la premiĂšre Ă©poque du soufisme marque l’apogĂ©e d’une tradition ascĂ©tique qui doit maintenant surveiller son discours, se faire plus discrĂšte pour Ă©viter les accusations d’hĂ©rĂ©sie provenant du dĂ©sormais tout puissant corps des OulĂ©mas. Cette rĂ©forme du soufisme passera par un autre Bagdadien, Junayd (m. en 911).

Unanimement cĂ©lĂ©brĂ© comme un trĂšs grand maĂźtre (Le seigneur des soufis), AbĂ» l’Qasim al-Junayd al-Bagdadi reprĂ©sente avec al-Muhasibi une nouvelle orientation spirituelle oĂč la luciditĂ© l’emporte sur l’ivresse. En cela, il prĂŽne une certaine prudence pour ce qui est des tĂ©moignages d’expĂ©riences mystiques qui pourraient Ă©garer les croyants de la loi rĂ©vĂ©lĂ©e. NĂ©anmoins, il puise dans le Coran et la Sunna les explications des dĂ©clarations de certains soufis comme Bistami ou Hallaj qu’il eut d’ailleurs un temps pour disciples. Selon lui le ravissement spirituel prend sa source dans le pacte ontologique (Mithaq) que Dieu conclut avec Ses crĂ©atures en leur demandant – « Ne suis-Je point Votre Seigneur ? ». Cet engagement primordial de l’humanitĂ© rejaillit chez les soufis sous la forme de l’ivresse, du ravissement, voire de l’extinction en Dieu ou la crĂ©ature se confond avec son CrĂ©ateur comme la goutte d’eau avec l’ocĂ©an. Ainsi, les propos extatiques de certains soufis sont-ils Ă©clairĂ©s : « Celui qui s’abĂźme dans les manifestations de la Gloire s’exprime selon ce qui l’anĂ©antit ; quand Dieu le soustrait Ă  la perception de son moi et qu’il ne constate plus en lui que Dieu, il Le dĂ©crit ». Ceci n’est pas sans rappeler les paroles d’al-Hallaj sur la VĂ©ritĂ© (al-Haqq). Aussi Junayd considĂšre-t-il que l’état d’extinction (Fana’) doit ĂȘtre impĂ©rativement dĂ©passĂ© pour parvenir Ă  la sobriĂ©tĂ© extĂ©rieure et donc Ă  un soufisme socialement possible. Un proverbe soufi exprime cette rĂ©alitĂ© comme suit : « Il faut avoir le corps dans la boutique et le cƓur dans la PrĂ©sence divine. » L’enseignement de Junayd, compilĂ© dans des Ă©pĂźtres oĂč il traite aussi bien de la mĂ©taphysique de l’Être que des rĂšgles de la Voie, permirent Ă  l’Islam de s’appuyer sur des bases solides avant de dĂ©ployer les grands systĂšmes de sa thĂ©ologie mystique. Son Ă©norme influence lui valut le surnom de « Prince de l’Ordre » et la grande majoritĂ© des futures confrĂ©ries remonteront de fait Ă  la « Voie de Junayd ».

Des Ă©laborations thĂ©oriques aux maĂźtres fondateurs : Xe – XIIIe siĂšcle

Les disciples de Junayd demeurent encore Ă  Bagdad. Parmi eux de grands penseurs comme AbĂ» Bakr al-Shibli (m. en 946) et Muhammad al-Niffari (m. en 981) reçoivent de nombreux soufis venus recueillir l’hĂ©ritage spirituel du « maĂźtre des maĂźtres ». L’enseignement de Junayd et les Ă©crits qu’ils laissent vont marquer le dĂ©but d’une grande entreprise de composition d’ouvrages. C’est ce qui caractĂ©rise cette pĂ©riode qui voit fleurir un grand nombre de manuels sur le soufisme.

« Le Livre des Rayonnements » (Kitab al-LĂ»ma) de Sarraj (m. en 988) profite amplement de l’école de Bagdad tout en magnifiant les autres aires spirituelles du Khorasan (Bistami) et de l’Égypte (Dhul-NĂ»n al-Misri). ParallĂšlement, d’autres auteurs comme Kalabadhi (m. en 995) ou AbĂ» Talib al-Makki (m. en 996) s’emploient Ă  dĂ©fendre l’orthodoxie du soufisme en tant que science de l’Islam Ă  part entiĂšre. Le premier fait une prĂ©sentation des dires des soufis et le second rassemble dans une synthĂšse l’ensemble des rites musulmans ainsi que les pratiques soufies. Il insiste tout particuliĂšrement sur la rĂ©gularitĂ© de l’invocation (dhikr) dont il fait dĂ©pendre entiĂšrement la progression d’un disciple. D’oĂč le nom de « Nourriture des CƓurs » (QĂ»t al-QulĂ»b) qu’il donne Ă  son exposĂ©.

Au siĂšcle suivant, AbĂ» ‘Abd ‘l Rahman al-SĂ»lami (936-1021), disciple de Sarraj, fait lui aussi Ɠuvre de synthĂšse en fondant dans ses « Histoires de soufis » (Tabaqat al-SĂ»fiya) l’enseignement des diverses Ă©coles. Il unit sans les confondre la mĂ©thode ascĂ©tique, le soufisme de Bagdad, la chevalerie spirituelle (futuwa) de Nichapur et la « Voie du BlĂąme » malamati en dĂ©montrant leur dessein commun d’approcher le modĂšle prophĂ©tique.

La futuwa est un bel exemple d’imprĂ©gnations de l’esprit du soufisme au sein des sociĂ©tĂ©s musulmanes en ce qu’elle constitue prĂ©cisĂ©ment le fondement spirituel d’organisations initiatiques et corporatives (certains corps de mĂ©tiers par exemple) parallĂšlement aux ordres mystiques. Elle tient de fait Ă  la fois de la chevalerie et du compagnonnage mĂ©diĂ©val occidental et s’exprime essentiellement par une Ă©thique du « bel agir ».

Le soufisme cherche donc Ă  se lĂ©gitimer dans un sens d’ouverture et de concrĂ©tisation de ses prĂ©ceptes. QĂ»chayri (986-1072) oriente ses Ă©crits (la RisĂąla) sur l’enseignement pratique : le conseil au disciple, les convenances spirituelles entre fĂ»qaras et avec le cheikh. Un des manuels de base de cette Ă©poque est « Le dĂ©voilement des mystĂšres pour ceux qui possĂšdent un cƓur » (Kachf al-mahdjĂ»b li arbĂąb al-QĂ»lub). Dans cet ouvrage HĂ»jwiri (m. en 1076), originaire de Ghazna dans l’actuel Afghanistan, recense les diffĂ©rents cercles de soufis qu’il a pu rencontrer au cours de ses longs voyages. Il en compte douze du Turkestan jusqu’en Syrie en passant par le Khorasan oĂč il place le foyer d’origine. Cet inventaire est surtout basĂ© sur les grandes typologies spirituelles des groupes qu’il a observĂ©s. Ses Ă©crits permettent non seulement de constater que les divers enseignements parcourent une grande aire gĂ©ographique arabe et persane mais aussi que les prĂ©mices du confrĂ©risme sont dorĂ©navant tout Ă  fait dĂ©celables. À prĂ©sent, l’Ɠuvre d'al-Ghazali va pouvoir clore cette pĂ©riode de structuration du soufisme.

AbĂ» Hamid MĂ»hammad al-Ghazali (1058-1111) est une figure majeure de l’histoire de l’Islam. Khorasanien comme ses illustres aĂźnĂ©s, il naĂźt Ă  TĂ»s oĂč il reçoit, avec son frĂšre Ahmed, sa premiĂšre Ă©ducation spirituelle de Farmadhi (m. en 1084), successeur de QĂ»chayri. Parti Ă©tudier la thĂ©ologie Ă  Nichapour, il ne tarde pas Ă  ĂȘtre distinguĂ© et nommĂ© en 1091 directeur de l’universitĂ© de Bagdad, al-Nizamiya. Son rayonnement touche alors aux plus hautes sphĂšres du pouvoir califal. Deux ans plus tard, Ă  35 ans, il est touchĂ© par une profonde crise existentielle qui l’oblige Ă  quitter ses fonctions et partir entreprendre une vie ascĂ©tique qui durera dix ans. Il relatera son expĂ©rience dans son autobiographie « Erreur et DĂ©livrance » (al-Munqid min Adalal). Les Ă©crits de MĂ»hassibi, ceux de Junayd et le QĂ»t al-QĂ»lub d’AbĂ» Talib al-Makki y sont Ă©galement rĂ©fĂ©rencĂ©s comme source d’inspiration de son Ɠuvre majeure.

La « Revivification des sciences de la religion » (Ihyñ’ ‘ulĂ»m al-Din) parachĂšve l'assimilation des principes du soufisme auprĂšs des doctes OulĂ©mas dĂ©jĂ  bien prĂ©parĂ©s par les ouvrages antĂ©rieurs. Cependant, GhazĂąli dĂ©borde le cadre dĂ©sormais classique des manuels pour projeter sa rĂ©flexion dans une vision plus large oĂč il concilie la philosophie et la thĂ©ologie la plus orthodoxe avec le soufisme qu’il considĂšre comme la seule voie capable de conduire Ă  la certitude. Englobant toutes les sciences religieuses exotĂ©riques et Ă©sotĂ©riques, il les rĂ©oriente dĂ©finitivement vers la tradition musulmane et l’idĂ©al comportemental du ProphĂšte. Avec Ghazali prend fin la seconde pĂ©riode de l’évolution du soufisme. Celle-ci fut inaugurĂ©e par Junayd qui souligna la nĂ©cessitĂ© d’expliciter la Voie aux yeux de tous, depuis l’ascĂšte illettrĂ© jusqu’au savant thĂ©ologien. De grands maĂźtres sont apparus, ont formĂ© des disciples qui en ont formĂ© Ă  leur tour. ParallĂšlement, nous remarquons que les soufis voyagent beaucoup et il n’est pas rare qu’ils suivent l’enseignement de plusieurs maĂźtres. Progressivement, les chaĂźnes de transmission se forment et tracent le canal des influences les plus fortes. Le soufisme va donc poursuivre son Ă©volution d’une part en s’appuyant sur la somme de GhazĂąli pour travailler Ă  unir mystiques et juristes et d’autre part en structurant l’influence initiatique des maĂźtres dans des formes de plus en plus concrĂštes qui deviendront les confrĂ©ries proprement dites.

L’utilisation du terme « voie » pour dĂ©signer les confrĂ©ries soufies est particuliĂšrement adaptĂ©e pour la pĂ©riode mĂ©diĂ©vale. Nous ne pouvons certainement pas encore parler d’ordre en tant que tel surtout si ce mot veut traduire l’idĂ©e de structure fixe et Ă©tablie, d’autant qu’il est rare mĂȘme de nos jours d’en trouver un exemple probant. Toujours est-il que ce serait plutĂŽt la mobilitĂ© qui prime jusqu’aux environ du XVe siĂšcle. Le soufisme est ballottĂ© par divers courants, extĂ©rieurs (bouleversement politiques, invasions) et intĂ©rieurs (Apparition des grands maĂźtres fondateurs que l’on vient rencontrer de trĂšs loin). Aussi appelle-t-on cette genĂšse confrĂ©rique le temps des « Khirqa primitives ».

La khirqa est Ă  l’origine le don que fait le cheikh Ă  son disciple pour marquer son entrĂ©e dans la Voie spirituelle. Ce peut-ĂȘtre un vĂȘtement, un turban ou mĂȘme une piĂšce de tissu mais le symbole est le mĂȘme : l’aspirant porte la khirqa de la mĂȘme façon qu’il porte l’influx spirituel du maĂźtre. En d’autres termes, le nouveau disciple est recouvert d’une bĂ©nĂ©diction et d’une protection spĂ©ciale qui prend sa source dans la personne du ProphĂšte. Dans ses dĂ©veloppements les plus Ă©levĂ©s, il est possible que cette transmission concerne le secret spirituel (Sirr) explicitĂ© plus haut. D’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale et pour l’époque qui nous intĂ©resse (XIIe et XIIIe siĂšcles), la khirqa exprime la diffusion d’une influence initiatique gĂ©nĂ©ralement assez lĂąche et Ă©parse.

Ce mode d’enseignement est certes plus structurĂ© que le simple compagnonnage (suhba) des soufis d’autrefois (du VIIIe au XIIe siĂšcle) mais ne l’est pas encore autant que le seront les groupes communautaires centrĂ©s sur un cheikh et que nous nommerons confrĂ©ries ou turuq (pluriel de tariqa) Ă  partir du XVe siĂšcle. Des facteurs historiques vont ĂȘtre d’une importance majeure dans la suite de l’évolution des voies soufies. Au niveau politique l’affaiblissement du califat abbasside dĂšs le milieu du IXe siĂšcle divise l’empire et laisse la place Ă  plusieurs mouvements chiites. L’un d’eux, parti de l’ancienne Ifriqiya conquiert l’Égypte, y fonde Le Caire et pousse jusqu’à la cĂŽte occidentale de l’Arabie. Les Fatimides (969-1171) qui contrĂŽle dĂšs lors les villes saintes de La Mecque et de MĂ©dine lorgnent Ă  prĂ©sent sur l’Iran. Bagdad est aux mains d’une autre dynastie non moins chiite, les Buyides (935-1055). Le calife impuissant de cet empire Abbasside moribond est nĂ©anmoins restĂ© sunnite. En 1055, il appelle les Turcs Seldjoukides qui renversent les Buyides et stoppent l’avancĂ©e des Fatimides d’Égypte. La nouvelle dynastie Seldjoukide et bientĂŽt les Ayyoubides (1171-1250) successeurs des Fatimides vont rĂ©tablirent le sunnisme et solliciter pour cela les maĂźtres soufis dont le charisme sera bien plus rassembleur que n’importe quel autre discours religieux.

Plus tard, dans la premiĂšre moitiĂ© du XIIIe siĂšcle, les invasions mongols dĂ©ferlent sur toute l’Asie, entraĂźnant la ruine de riches citĂ©s ainsi que l’exode d’une grande masse de population vers l’Ouest. Dans ce contexte, les soufis vont offrir Ă  cette vague de migrants un rĂ©seau de solidaritĂ© qui contribuera grandement Ă  leur rayonnement et Ă  leur popularitĂ© auprĂšs du commun des croyants. Mais faisons place Ă  prĂ©sent Ă  ces cĂ©lĂšbres maĂźtres qui attachĂšrent leur nom aux confrĂ©ries d’aujourd’hui.

Abd al Qadir al-Jilani (1083-1166) est originaire de la province du Gilan (ou Djilan), au sud-ouest de la mer Caspienne. Il Ă©tudie la jurisprudence hanbalite Ă  Bagdad et prend la Voie (ou la khirqa) d’un cheikh du nom de Hammad al-Dabbas (m. en 1131). AprĂšs une longue retraite dans le dĂ©sert irakien dont il ressort au bout de vingt-cinq ans, il retrouve Bagdad oĂč il commence Ă  prĂȘcher et acquiert rapidement la rĂ©putation d’un trĂšs grand savant doublĂ© d’un Ă©ducateur dans la voie soufie. Juriste scrupuleux en mĂȘme temps que guide spirituel rĂ©putĂ©, il indique des rĂšgles Ă  tous ses disciples notamment dans son ouvrage : Al-Ghunyia li-talibi Tariq al-Haqq. Son enseignement est dans la lignĂ©e de la Voie de Junayd et de la pensĂ©e de Ghazali. ‘Abd’l Qader s’attache d’abord au Coran et Ă  la Sunna avant d’authentifier ou de rĂ©futer les diverses pratiques soufies ou les spĂ©culations thĂ©ologiques de son temps. En ce sens il maintient le mode de connaissance fondĂ© sur le dĂ©voilement (Raison soutenue) tout en enracinant ses disciples dans le respect de la loi et des rĂ©alitĂ©s socio-Ă©conomiques ce qui a pour effet d’harmoniser le soufisme avec la sociĂ©tĂ© et notamment les diffĂ©rents cercles jusqu’ici marginalisĂ©s. La mystique dĂ©passe grĂące Ă  lui le cadre restreint des retraites spirituelles et devient accessible Ă  la majoritĂ© des musulmans. Son influence est telle que dĂšs avant sa mort, elle dĂ©passe de loin les frontiĂšres de l’Irak et un large Ă©ventail de personnalitĂ©s l’aura en haute estime, qu’il s’agisse des penseurs les plus mĂ©fiants Ă  l’égard de la mystique ou des futurs maĂźtres qui auront pris de lui sa khirqa. Pour autant ‘Abd’l Qader ne fonde pas de voie de son vivant. Il prĂ©voit nĂ©anmoins la succession de l’école religieuse (madrassa) qu’il dirigeait depuis la mort de son professeur. Ces fils en font rapidement une zawiya* Ă  laquelle ils associent l’école ainsi qu’une mosquĂ©e et le mausolĂ©e du cheikh. La Qadiriyya ne se rĂ©pandra vĂ©ritablement qu’à partir du XVe siĂšcle et parviendra Ă  s’implanter dans des pays comme l’Inde, le Turkestan, l’Arabie, l’Égypte, l’Afrique du Nord et certains pays de l’ex-Union soviĂ©tique.

En ce XIIe siĂšcle, Abd al Qadir al-Jilani permet Ă  l’Irak de rester le centre des Ă©changes spirituels du monde musulman. Au siĂšcle suivant, cette primautĂ© se dĂ©place en Égypte oĂč la voie d’Ahmad al-Rifa’i (m. en 1183) bĂ©nĂ©ficie de la politique pro sunnite des Ayyoubides. La Rifa’iyya est de tous les ordres celui qui se dĂ©veloppe le plus vite. Dans le mĂȘme temps, un andalou formĂ© par plusieurs maĂźtres marocains fait le voyage Ă  Bagdad oĂč il rencontre probablement Abd al Qadir al-Jilani. Abou Madyane (m. en 1198) va devenir la principale source initiatique du soufisme maghrĂ©bin. Le saint patron de Tlemcen — qui fut aussi un des grands maĂźtres du soufisme Ă  BĂ©jaĂŻa (capitale hammadite) — initie un grand nombre de disciples et son influence couvre le Maghreb et une partie du Proche-Orient. C’est ici un bel exemple de transmission d’une khirqa, d’une empreinte spirituelle non cadrĂ©e mais trĂšs profonde.

Un autre bel exemple se trouve dans la personne de celui que les soufis dĂ©signeront comme le plus grand des maĂźtres (Cheikh al-Akbar) : Muhyi Al-Din Ibn ArabĂź (1165-1240). Figure tout Ă  fait majeure du soufisme, nĂ©e lui aussi en Andalousie (Murcie), l’influence de sa pensĂ©e est dĂ©terminante pour ce qui est de l’expression mĂ©taphysique de la voie soufie. Sa doctrine de l’unicitĂ© de l’Être (Wahdat al-wujud) rappelle que du point de vue de la rĂ©alitĂ© essentielle, l'existence n'appartient qu’à Dieu et donc que les natures humaine et divine sont profondĂ©ment unie. Dieu ne faisant qu'un avec la crĂ©ation, la rĂ©alitĂ© de cette derniĂšre ne peut ĂȘtre que relative et procĂšde de la propagation de la lumiĂšre divine Ă  travers des enveloppes plus ou moins opaques Ă  l’image des ondes circulaires produites par la chute d’un objet dans l’eau. La similitude de Dieu et des crĂ©atures s’explique alors par le fait qu’elles sont les reflets de Sa lumiĂšre. MalgrĂ© l’importance de son legs, Ibn ArabĂź n’est paradoxalement Ă  l’origine d’aucune voie en particulier. Il prit la khirqa de plusieurs maĂźtres, occidentaux ou orientaux et fit don de la sienne (Akbariyya) Ă  de nombreux autres soufis. Parmi les hĂ©ritiers de cette transmission initiatique souterraine, retenons l’Emir Abd El-Kader l’AlgĂ©rien (1808-1883).

Si l’Irak est liĂ© Ă  Junayd, l’Iran et l’Asie centrale en gĂ©nĂ©ral se rĂ©fĂšrent plutĂŽt Ă  Bistami. Depuis le Xe siĂšcle se sont structurĂ©es dans le Khorasan des communautĂ©s appelĂ©es Khanqah. Ce sont elles qui contribuent Ă  adapter l’Islam aux tribus turques nomades (Qalandaris, Yasavis). Au sud de la mer d'Aral, dans le KhĂąrezm, le « modeleur de saints » Najm Oud Din KĂ»bra (m. en 1221) Ă©duque un grand nombre de disciples qui eux-mĂȘmes donneront naissance Ă  de grands noms dont deux des plus grands poĂštes mystiques du soufisme : ‘Attar et Djallal el Din RĂ»mi (XIIe et XIIIe siĂšcles). Mû’in al-Din Tchichti (m. en 1236), un autre de ses disciples, diffuse la Tchichtiyya en Inde dans un esprit de grande tolĂ©rance avec la culture hindoue. Ce berceau oriental est bientĂŽt balayĂ© de plein fouet par les troupes de Gengis Khan.

En 1258, les Mongols prennent Bagdad et mettent fin Ă  l’Empire abbasside. Leur razzia pousse les peuples musulmans vers les rives de la MĂ©diterranĂ©e. Les ordres soufis naissants, emportĂ©s par la vague, vont maintenant se mĂȘler davantage Ă  la sociĂ©tĂ© et renouveler les ordres occidentaux. À la fin du XIIIe siĂšcle, beaucoup de soufis font partie des OulĂ©mas et l’entente va encore s’accentuer. Le temps des « Khirqa primitives » est rĂ©volu. Place aux confrĂ©ries.

Essor et mutations des confrĂ©ries : XIIIe – XIXe siĂšcle

L’Égypte est donc devenue un centre oĂč convergent de nombreux musulmans. La dynastie ayyoubide (1171-1250) et le sultanat mamelouk qui lui succĂšde (1250-1517) contribuent Ă  stabiliser la rĂ©gion oĂč s’installent de nombreux migrants du fait de sa proximitĂ© avec les villes saintes. Ce brassage profite aussi aux confrĂ©ries qui se renouvellent par le biais de maĂźtres venus d’horizons divers.

Un Marocain, Abou Hassan al-Chadhili (1197-1258), va marquer en profondeur le soufisme Ă©gyptien. DĂ©tenteur de la Khirqa d’AbĂ» Madyan, il s’installe Ă  Alexandrie d’oĂč son influence s’étend jusqu’en Haute Égypte. La Chadhiliyya se subdivisera Ă  son tour en de nombreuses branches dans tout le Maghreb. Retenons pour notre compte la Darqawiyya (XIXe) qui elle-mĂȘme donnera naissance Ă  la ‘Alawiyya du cheikh Ahmed al-‘Alawi de Mostaganem (1869-1934). Notons au passage que la Chadhiliyya est Ă  travers la Darqawiyya, une des voies par laquelle fut revivifiĂ©e la Qadiriyya BĂ»tchichiyya marocaine dans la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle. D’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les Ɠuvres d’Ibn ‘AtĂą Allah (m. en 1309), deuxiĂšme successeur de la Voie chadhili, sont trĂšs rĂ©pandues et abondamment lues et commentĂ©es par nombre de soufis.

Remontons vers l’Anatolie. Djalal el Din RĂ»mi (1207-1273) illustre bien l’exode des soufis d’Asie centrale, lui qui vient de Transoxiane (Balkh). Le fondateur des Derviches tourneurs Ă©tablis Ă  Konya y fonde la Mawlawiyya (ou Mevleviye) qui se rĂ©pand dans tout l’Empire ottoman.

Un peu plus tard, un autre Ă©migrant du Khorasan, directement issu du soufisme nomade des tribus turkmĂšnes, Hadji Bektache (m. en 1337), fonde la Bektachiyya. Toujours dans la tradition mystique korasaniene, Safi al-Din al-Ardabali (m. en 1334) est hĂ©ritier de la voie de Sohrawardi (1155-1191) qui elle-mĂȘme remonte Ă  Ahmed al-Ghazali. La Safawiyya connaĂźt elle aussi un grand succĂšs auprĂšs des tribus turkmĂšnes. Au XVIe siĂšcle, les descendants de Safi al-Din deviennent chiites et fondent la dynastie SĂ©fĂ©vide (1501-1736). Issue de la mĂȘme souche mais ayant un destin tout diffĂ©rent, la Khalwatiyya de ’Umar al-Khalwati, se propage Ă  partir du Caucase (Tabriz) dans tout l’Empire ottoman. De mĂȘme que Baha al-Din Naqchband (m. en 1389) qui, supplantant les diverses voies d’Iran et d’Asie centrale, Ă©tend la Naqchabandiyya sur tout le monde musulman sunnite jusqu’en Inde.

La plupart des voies qui s’implantent en Inde proviennent des multiples rameaux de la Sohrawardiyya. Citons la Chattariyya de ‘Abd’Allah al-Chattar qui rĂ©pand cette voie d’origine persane jusqu’à Sumatra.

La grande majorité des confréries qui naissent aprÚs le XVe siÚcle proviennent de celles précédemment citées.

Jusqu’ici, les confrĂ©ries semblent ĂȘtre pour la plupart en harmonie avec les sociĂ©tĂ©s dans lesquelles elles s’inscrivent. Leurs organisations matĂ©rielles tout comme leur doctrine inspirĂ©es de la pensĂ©e mystique d’Ibn ‘Arabi, continuent Ă  imprĂ©gner autant le petit peuple que les lettrĂ©s urbains. Plus encore, le rattachement Ă  une confrĂ©rie est devenu une distinction Ă  la mode qu’il n’est pas dĂ©placĂ© d’afficher pour ce qui concerne certaines Ă©lites. Ce phĂ©nomĂšne illustre surtout le fait que les voies soufies, Ă©tant ouvertes Ă  tous, deviennent le miroir d’une sociĂ©tĂ© et de tous les caractĂšres qui la compose.

Au centre de ces diverses formes d’affiliations demeure le cheikh qui se prĂ©sente maintenant comme un saint patron. C’est dans sa maison que la confrĂ©rie voit le jour et devient par la suite la maison mĂšre appelĂ©e selon les lieux ribat, zaouĂŻa, khanqah, tekkĂ©, daara ou dergah. Le saint Ă©ponyme d’une voie n’est pas pour autant toujours celui qui la fonde rĂ©ellement et il faut souvent attendre qu’un prochain successeur intervienne pour qu’il lui insuffle son mouvement d’expansion. C’est notamment le cas de la Chadhiliyya et de la Rahmaniya.

Les sĂ©ances de dhikr attirent les aspirants (Muridin) vers la maison du cheikh qui se dĂ©veloppe, devient une zawiya et crĂ©e des annexes dans des rĂ©gions parfois trĂšs Ă©loignĂ©es du lieu d’origine. Les responsables autorisĂ©s du cheikh (moqaddem, khalifa, naqib) reprĂ©sentent sa lignĂ©e initiatique mais peuvent parfois renouveler la voie d’origine qui portera dĂ©sormais leur nom, associĂ© ou non au nom initial. Les multiples affiliations « inter-confrĂ©rique » que pratiquent les adeptes sont plus ou moins bien tolĂ©rĂ©es selon les ordres. Les aires mamelouk et ottomane les acceptent naturellement contrairement Ă  l’Iran.

Les confrĂ©ries s’insĂšrent dans la sociĂ©tĂ© oĂč elles assurent une fonction de poids dans l'espace civile par l’intĂ©gration et la prise en charge sociale des populations nĂ©cessiteuses, en assurant par exemple l’éducation des enfants. En ce sens, certaines zawiyas ont mĂȘme pu bĂ©nĂ©ficier de biens de mains mortes (Waqf) leur permettant d’échapper Ă  des exactions en tout genre.

Les siĂšcles qui suivent, notamment les XVIIIe et XIXe siĂšcles, marquent cependant une rĂ©elle transformation dans les ordres en place suivie d’une crĂ©ation de nombreux autres. Ce changement naĂźt d’un mouvement de fond qui voit converger Ă  la fois la chute des grands empires ottomans, sĂ©fĂ©vides et moghols, leur remplacement progressif par la colonisation occidentale, et l’affirmation de La Mecque en tant que point focal d’un renouveau des sciences islamiques ainsi que plaque tournante du soufisme confrĂ©rique.

L’appartenance Ă  une tariqa permettait donc par le pĂšlerinage aux villes saintes un brassage de cultures et d’expĂ©riences spirituelles qui bien souvent Ă©taient Ă©trangĂšres les unes des autres. Ce qui pouvait ĂȘtre regardĂ© comme stimulant pour les uns ne le fut peut-ĂȘtre pas pour d’autres, Mecquois qui ressentirent davantage cette diversitĂ© comme un danger de disparitĂ© pour la communautĂ© des croyants. Le renouveau de l’étude du hadith et de l’ijtihad, le raisonnement juridique indĂ©pendant, participa donc d’une remise en question des particularismes que l’on essaya d’attĂ©nuer, ainsi que d’une tentative de rĂ©novation des trĂšs populaires confrĂ©ries soufies que l’on tenta de substituer Ă  l’idĂ©e de Voie Muhammadienne (Tariqa Muhammadiyya) qui, en mettant l’accent sur la personne du prophĂšte, synthĂ©tiserait voire supplĂ©erait les autres voies.

À l'origine, la notion de Tariqa Muhammadiyya, ne prend toute sa profondeur que dans une approche Ă©sotĂ©rique oĂč les voies, pour nĂ©cessairement diffĂ©rentes qu’elles soient, n’en sont pas moins vivifiĂ©es par un mĂȘme influx spirituel que nous identifions au secret initiatique, le Sirr. Ceci Ă©tant plus explicite encore Ă  travers l’adage suivant : « L’eau est une, et les fleurs sont multiples ».

Toute diffĂ©rente est l’idĂ©e moderne de Voie Muhammadienne qui est intimement liĂ©e Ă  un souci de renforcement de l’orthodoxie et de conformitĂ© Ă  la Loi. ParallĂšlement, la dĂ©cadence de certaines confrĂ©ries soufies contribue Ă  alimenter des critiques sur l’authenticitĂ© des anciens modĂšles religieux. Le mouvement mecquois et ses thĂ©oriciens en appelle d’ailleurs Ă  Ibn Taymiyyah (m. en 1328) pour critiquer les exagĂ©rations du confrĂ©risme populaire Ă  travers notamment la pratique du culte des saints, pĂšlerinages mineurs auprĂšs de sanctuaires ou de mausolĂ©es et s’alimentant Ă  une culture populaire ancestrale de demande de grĂące (Baraka).

On a longtemps parlĂ© de « nĂ©o-soufisme » pour qualifier les transformations que connurent les voies, Ă©voluant vers de vĂ©ritables ordres, plus organisĂ©s, hiĂ©rarchisĂ©s, franchement militants voire rebelles devant l’occupation de leurs territoires par l’étranger. Pour autant, il n’a jamais Ă©tĂ© prouvĂ© que les enseignements promulguĂ©s Ă  l’intĂ©rieur des zawiyas aient changĂ©, notamment concernant la mĂ©taphysique d’Ibn ‘Arabi et la notion d’unicitĂ© de l’Être (Wahdat al-Wujud). Le changement n’aurait-il Ă©tĂ© qu’extĂ©rieur ? Cette thĂšse est aujourd’hui encore, trĂšs discutĂ©e. Pour notre compte, prĂ©cisons tout de mĂȘme que de nouvelles confrĂ©ries voient bel et bien le jour. Leur diffusion est plus prosĂ©lyte que par le passĂ© et leur « lĂ©gitimitĂ© coranique » peut-ĂȘtre mieux soutenue du fait de la formation de leur fondateur.

Les nouvelles turuq essaiment d’abord en Afrique de l’Est puis, par l’action de la Tidjaniya et la Rahmaniya, en Afrique du Nord et de l’Ouest dĂšs la fin du XVIIIe siĂšcle. D’autres voies suivent, fortement influencĂ©es par la pensĂ©e d’Ahmad Ibn Idriss al-Fasi (1750-1837), un cheikh maghrĂ©bin installĂ© Ă  La Mecque. Ce dernier est un farouche adversaire du culte des saints et remet profondĂ©ment en cause les filiations initiatiques des confrĂ©ries traditionnelles. Il est pourtant lui-mĂȘme affiliĂ© Ă  une confrĂ©rie filiale de la Chadhiliyya, la KhĂądiriyya, dont le personnage Ă©ponyme, al-Khidr, permet d’ailleurs de soulever un coin de cette paradoxale attitude et un peu de la subtilitĂ© de sa pensĂ©e.

MentionnĂ© dans le Coran comme l'instructeur de MoĂŻse qu’il confond d’ailleurs par la supĂ©rioritĂ© de sa connaissance, al-Khidr est l’initiateur par excellence, choisissant parfois de guider l’individu solitaire qui sera de cette façon directement reliĂ© Ă  Mahomet, passant outre la filiation classique. Certains choyoukh l’indiquent Ă  cet effet dans leur chaĂźne de transmission initiatique (silsila) comme un authentique transmetteur de la voie. Ce « raccourci initiatique » rĂ©duit donc au minimum la chaĂźne humaine des maĂźtres successifs et par consĂ©quent, les erreurs de parcours de la silsila. La filiation directe par al-Khidr oĂč par le ProphĂšte lui-mĂȘme est donc aux yeux d’Idriss al-Fasi une garantie d’authenticitĂ© en mĂȘme temps qu’une expression Ă©clatante de la prĂ©Ă©minence de la Tariqa Muhammadia qui abolit de fait toutes les divisions institutionnelles du soufisme.

Sa rĂ©putation dĂ©passa trĂšs vite la rĂ©gion du Hedjaz Ă  tel point qu’on venait le consulter de toutes parts, du Maghreb jusqu’en Inde. Sa succession fut Ăąprement disputĂ©e, surtout entre deux de ses plus proches disciples : Mohammed bin Ali Al-Sanoussi (m. en 1859) et Muhammad Uthman al-Mighrani. Ces deux hommes fondĂšrent leur propre voie et se tournĂšrent vers l’Afrique oĂč, Ă  l’instar de la Tidjaniyya, ils contribuĂšrent Ă  relancer le soufisme voire Ă  impulser une entreprise de conversion dans des rĂ©gions encore peu ou pas touchĂ©es par l’islam. Écartant les anciennes zawiyas, les nouvelles structures, centralisĂ©es et hiĂ©rarchisĂ©es, permirent un plus grand investissement des confrĂ©ries dans les affaires du monde.

Cet engagement, on l’a dit, pu mĂȘme aller vers la prise des armes, la dĂ©fense armĂ©e de territoires, spĂ©cialement en Asie centrale et en Chine, devant les forces impĂ©riales russes et chinoises. Ici, la Naqchabandiyya occupa le devant de la scĂšne et tenta de s’assurer une relative protection sinon d’acquĂ©rir de nouveaux espaces (comme la prise de pouvoir des musulmans au Yunnan de 1856 Ă  1873). Ce volontarisme est l’expression d’une forte activitĂ© rĂ©formatrice interne Ă  l’ordre et qui s’observe encore de nos jours.

Ce mĂȘme phĂ©nomĂšne est Ă©galement attestĂ© en Inde et en Insulinde oĂč sur fond de colonialisme britannique et hollandais, de nouvelles confrĂ©ries rĂ©formĂ©es, se lĂšvent contre les dĂ©viances des anciennes coutumes et enjoignent les populations au jihad, le plus souvent contre des non musulmans : impĂ©riaux, colonisateurs et mĂȘme sikhs.

Au XIXe siĂšcle, les confrĂ©ries soufies sont rĂ©pandues dans tout le monde musulman, sauf peut-ĂȘtre dans les zones d’opposition sĂ©culaire Ă  ces formes de religiositĂ©s comme le YĂ©men et plus tard, l’Arabie wahabite. Mais pour l’heure, et jusqu’à la fin du siĂšcle, La Mecque est vraiment le creuset de ce renouveau islamique auquel puisent bon nombre de croyants : juristes, maĂźtres soufis, chefs militaires, etc.

Ce que nous avons appelĂ© le nĂ©o-soufisme n’est pourtant pas Ă  opposer si facilement avec l’ancienne maniĂšre confrĂ©rique. Les nouveaux ordres sont, il est vrai, mieux organisĂ©s et tendraient pour la plupart Ă  jouer un rĂŽle plus grand au sein des sociĂ©tĂ©s (voire Ă  terme se politiser pour certaines). Mais n’est-ce pas lĂ  l’aboutissement naturel de cette Ă©volution du soufisme qui d’abord Ă©litiste et sujet Ă  caution, s’est progressivement vu reconnaĂźtre sa lĂ©gitimitĂ© et sa mission d’éducation et d’assistance d’une part profondĂ©ment enracinĂ©es dans l’exemple prophĂ©tique et d’autre part, tendues vers un projet gĂ©nĂ©ral d’épanouissement et d’équilibre d’une communautĂ©. Il en est de mĂȘme pour son expression doctrinale et ses pratiques extatiques qui n’ont, semble-t-il, jamais Ă©tĂ© radicalement modifiĂ©es.

Plus globalement, le renouvellement confrĂ©rique lancĂ© Ă  partir de la fin du XVIIIe siĂšcle n’est qu’un Ă©lĂ©ment constitutif d’un large mouvement de rĂ©forme. Si dans sa premiĂšre phase, celui-ci emporte le soufisme, il se durcira graduellement dans ses prochaines phases et exclura bientĂŽt les confrĂ©ries musulmanes de ses desseins politiques, intellectuels et religieux.

Car n’oublions pas que c’est dans ce contexte, au Hedjaz, et Ă  la mĂȘme Ă©poque, la fin du XVIIIe siĂšcle, que naĂźt la doctrine issue du wahhabisme. Celle-ci ne sera vraiment fĂ©conde qu’à l’orĂ©e du XXe siĂšcle mais dĂ©jĂ  d’autres courants de pensĂ©es auront pu s’infiltrer dans les sociĂ©tĂ©s musulmanes (salafisme entre autres) et organiser le procĂšs interne des institutions traditionnelles qui pĂ©riclitĂšrent devant l'entreprise colonisatrice de l'Occident.

Confréries soufies

« Ceux qui dĂ©tiennent la vĂ©ritĂ© (d'Allah) » : Ils se propagĂšrent dans les grandes villes de l'Ă©poque et restent concentrĂ©s en Perse occidentale et au Kurdistan. Leurs croyances sont plutĂŽt confuses. Ils croient Ă  la mĂ©tempsycose, vĂ©nĂšrent le coq, le chiffre sept et jeĂ»nent trois jours en hiver. Ces croyances font penser au YĂ©zidisme plus qu'Ă  l'islam (yazÄ«dÄ« يŰČÙŠŰŻÙŠÙ‘, yazĂźdite)
Confrérie Iranienne, l'actuel maßtre est Alireza Nurbakhsh.
C'est l'Ɠuvre de Nadjm ad-DĂźn Koubra, nĂ© dans le Khorassan iranien (1145-1221). Il eut une influence sur la formation spirituelle de plusieurs grands mystiques et poĂštes, dont FarÄ«d al-DÄ«n ÊżAáč­áč­Är.
Confrérie irakienne héritant de l'enseignement spirituel de Ahmad Rifa'ßyy.
Elle fut trĂšs influente en Iran, en Afghanistan et en Inde.
C'est une confrĂ©rie « maghrĂ©bine » fondĂ©e par l'imĂąm Chadhili (1196-1258), nĂ© au Maroc, disciple d'un grand soufi de Tlemcen (AlgĂ©rie) et ayant vĂ©cu Ă  Bougie (BĂ©jaĂŻa), au Maroc et en Égypte.
Contrairement Ă  beaucoup d'autres, cette confrĂ©rie insiste surtout sur la beautĂ© et la richesse intĂ©rieures des soufis, elle les dispense ainsi d'apparaĂźtre comme des pauvres. On attribue Ă  l'imĂąm Chadhili une dĂ©couverte importante, celle du cafĂ© qui lui permettait de prolonger ses veilles et ses priĂšres. Cette mĂȘme anecdote est attribuĂ©e Ă  d'autres personnages.
Fondée au XIIIe siÚcle par Jamal ad-Din as-Sawidji (???-1218), natif de Saveh (Iran), la tariqa allait vite déborder des frontiÚres de l'Iran pour se répandre dans tout le Proche-Orient. Les Qalandariya se reconnaissaient à leur tonsure complÚte, vivaient de mendicité et n'avaient pas de domicile fixe.
C'est une confrérie anatolienne, due à l'influence de Hajji Bektach, chiite duodécimain venu du Khorasan (Iran).
Elle est fondĂ©e par `Umar al-Khaiwaci. GrĂące Ă  ses principes philosophiques (ascĂšse, retraite, Ă©volution par le vide), contenus dans la notion de khalwa (ŰźÙŽÙ„ÙˆŰ© [áž«alwa], solitude). Cette confrĂ©rie aura un impact dĂ©terminant sur tous les mystiques Ă  la recherche d'authenticitĂ© et de simplicitĂ©.
C'est une branche de la Khalwatiyya fondée par Sayyid Hasan Husameddin.
FondĂ©e par Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927) au XIXe siĂšcle au SĂ©nĂ©gal. C'est dans ce pays qu'on la trouve essentiellement, mais aussi en Gambie et dans une partie de la Mauritanie. Sa doctrine repose sur quatre principes fondamentaux : la foi en Dieu, l’imitation du ProphĂšte Mahomet, l'Ă©tude du Coran et l’amour du travail.
ImprĂ©gnĂ© de la mystique soufie lors de son long sĂ©jour au Caire auprĂšs du cheikh El-Hafnaoui, Sidi M’hamed s'Ă©tait donnĂ© pour mission de propager cette philosophie religieuse en Afrique du Nord. Recommandant la pratique du renoncement Ă  la vie matĂ©rielle (ascĂ©tisme) et le retrait par rapport Ă  l’agitation profane de la citĂ©. La khalwatiyya, comme d’autres ordres confrĂ©riques, se caractĂ©risait par une certaine hĂ©tĂ©rodoxie dans l’interprĂ©tation du Coran. la Khalwatiya est d’origine perse; telle que prĂ©conisĂ©e par Sidi M'hamed, ce n'est pas une transposition intĂ©grale. Elle est Fortement pĂ©nĂ©trĂ©e d’élĂ©ments religieux locaux, notamment ceux vĂ©hiculĂ©s par l’islam maraboutique.
Confrérie fondée par Mohamed Bahù al-Dßn Naqchabandß dit « le Peintre » (1317-1389). Cette confrérie a eu beaucoup d'influence en Turquie en Asie en général.
Cette confrérie a investi les mouvements islamistes d'inspiration réformiste des XVIIIe et XIXe siÚcles en Asie.
NĂ©e Ă  MeknĂšs dans le courant du XVe siĂšcle, cette confrĂ©rie serait l'Ɠuvre de Sidi al-Hadi Ben AĂŻssa (nĂ© en 1456 ou 1466). Elle s’est vite popularisĂ©e grĂące aux techniques corporelles pratiquĂ©es.

La Tijaniyya ou tariqa tijaniyya (en arabe : Ű§Ù„Ű·Ű±ÙŠÙ‚Ű© Ű§Ù„ŰȘŰŹŰ§Ù†ÙŠŰ© (Al-áčŹarÄ«qah al-Tijāniyyah), littĂ©ralement « la voie tijane », variantes tidiane, tidjane, tidjanie) est une confrĂ©rie (tariqa) soufie, fondĂ©e par Ahmed Tijani en 1782 dans une oasis algĂ©rienne. La tijaniya reste la confrĂ©rie la plus rĂ©pandue en Afrique de l'Ouest. Elle regroupe de grands wali (ami de Dieu) comme les SĂ©nĂ©galais, Cheikh Oumar Foutiya Tall Cheikh Seydi Hadj Malick Sy, Cheikh Abdoullaye Niass, Cheikh Ibrahima Niass, Thierno Ahmad Barro Mbour, Thierno Mouhamadoul SaĂŻd Ba, thierno Ahmad Boyinadji, Thierno Hamet Baba Talla, Serigne Abass Sall, Serigne ThiĂ©naba, etc.

  • La Jerrahiyya (en) (XVe siĂšcle)[5]
  • L'IdrĂźsiyya (en) ou AhmadĂźyya (XIXe siĂšcle)
Confrérie soufie fondée par le maghrébin Ahmad ben Idrßs (1760-1837) qui vers la fin de sa vie exerça une grande influence sur le futur fondateur de la Sanousiyya.
Cette école apparue au XIXe siÚcle, les deux "evlija", Muhammad Ensar, cheikh de l'ordre Rifai et Abdullah Hashim, cheikh de l'ordre Qadiri, ont été invités à unir les enseignements spirituels et des pratiques des deux Tourouq, formant une nouvelle école qui correspond au monde moderne. TrÚs proche des Naqshbandis, des Bektashis, on retrouve cet ordre dans les Pays de l'Est (Bosnie notamment), en Turquie, en Syrie, au Pakistan.
  • Hamdirabihi XXIe siĂšcle fondĂ© par le Wali Al Lahi,
Confrérie soufie fondée à la fin du XIIe siÚcle par Hazrat Mo'inuddin Chishti. Les Chishti se distingue des autres confréries car ils recherchent une inspiration mystique par l'intermédiaire de la musique et du chant (voir qawwùli). Six grandes figures ont contribué à établir la lignée Chishti en Inde : Hazrat Mo'inuddin Chishti, surnommé Gharßb Nawùz, Le Protecteur des Pauvres. Propagateur de la lignée Chishti en Inde, du nom du village de Chisht en Afghanistan, il fut envoyé à Ajmer, dans le Rajasthan indien, à la fin du XIIe siÚcle, accompagné de quarante disciples pour y répandre le message soufi.
La dargah (tombe) de Mo'inuddin Chishti est l'une des plus visitĂ©es de l'Inde. On attribue Ă  Mo'inuddin le pouvoir d'intercĂ©der auprĂšs du divin pour la rĂ©alisation des vƓux et priĂšres des pĂšlerins.

Sources

  • Malek Chebel, Dictionnaire des symboles musulmans, Ă©d. Albin Michel.
  • Ben Driss, Karim, Sidi Hamza al QĂądiri al Boutchichi ou le renouveau du soufisme au Maroc, Ă©d. al Bouraq/ArchĂ©, 1995.
  • Faouzi Skali, La Voie soufie, Albin Michel.
  • Faouzi Skali, Saints et sanctuaires de FĂšs, Ă©d. Marsam.
  • Eva de Vitray-Meyerovitch, RĂ»mi et le soufisme, Points Sagesses.
  • Depont et Coppolani, Les confrĂ©ries religieuses musulmanes, Geuthrer, Paris, 1897, RĂ©impression 1987.
  • Jean-Louis Michon, Le soufi marocain Ahmad ibn ‘Ajiba et son Mi’raj, glossaire de la mystique musulmane, Vrin, Paris, 1990.
  • Alexandre Popovic et Gilles Veinstein, Les Voies d’Allah, Fayard, Paris, 1996.
  • Michel Reeber, L’Islam, Éditions Milan, Toulouse, 1998.
  • Mark J. Sedgwick, Le Soufisme, Paris, Cerf, Bref no 57, 2001.
  • Mustafa Amrous, Les ConfrĂ©ries religieuses au Maroc et l'Islamisme du XIXe au XXe siĂšcle, Nanterre B.U Paris 10, 1985.
  • Ibn Khaldun, Al Muqaddima, trad. par V. Monteil, Paris, Sindbad, 1997.
  • Mohammed Kadiri, Les Zaouias au Maroc, fonction religieuse et rĂŽle politique, thĂšse de doctorat en droit, Perpignan, 2002.
  • Jean-Marc Aractingi et Christian Lochon, Secrets initiatiques en Islam et rituels maçonniques, Ă©d. L'Harmattan, Paris, 2008 (ISBN 978-2-296-06536-9).

Bibliographie

Notes et références

  1. Triaud Jean-Louis, « La Tidjaniya, une confrĂ©rie musulmane transnationale », Politique Ă©trangĂšre, vol. hiver, no 4,‎ , p. 831-842 (lire en ligne, consultĂ© le ).
  2. voir Depont et Coppolani, les confréries religieuses musulmanes, 1897
  3. HamĂšs Constant, « Cheikh Hamallah ou Qu'est-ce qu'une confrĂ©rie islamique (TarĂźqa) ? », Archives de sciences sociales des religions, nos 55/1,‎ , p. 67-83 (lire en ligne, consultĂ© le ).
  4. Jean-Louis Triaud, « La Tidjaniya, une confrĂ©rie musulmane transnationale », Politique Ă©trangĂšre, no 4,‎ (lire en ligne).
  5. Site web international de la confrérie

Annexes

Articles connexes

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